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Congrès AFSP Paris 2013 1 Section thématique 66 Le partage public-privé : généalogie et recompositions Caroline FRAU LaSSP/IEP de Toulouse [email protected] Du mercantilisme au risque sanitaire comme mode de justification de l’intervention de l’Etat. Transformation et recomposition de l’action publique sur le marché du tabac. (Version provisoire, merci de ne pas diffuser) Dans un article publié en 2001 dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Neil Fligstein rappelle aux lecteurs français qu’en dépit de l’appréhension des Etats-Unis comme modèle du l’économie de marché, « l’Etat américain est, depuis l’origine, profondément impliquée dans le fonctionnement de l’économie nationale 1 ». A l’appui de son argumentation, il déconstruit le « mythe » de la Silicon Valley, symbole de la libre entreprise et de la concurrence quasiment pure et parfaite, en explicitant le rôle direct et indirect qu’a joué le gouvernement dans l’essor de l’industrie électronique et informatique (financement de la recherche, incitation à la création d’entreprise, loi sur la concurrence…). Il en conclut qu’au - delà de l’encastrement social des marchés, mis au jour par différents auteurs de sociologie économique 2 , l’encastrement est également politique, l’Etat, y compris libéral, étant un acteur central de la création et du fonctionnement des marchés. A partir de cette hypothèse de départ, cette communication propose de repenser le partage entre la sphère privée et la sphère publique par une analyse processuelle des formes d’organisation sociale des marchés et de leurs transformations. En prenant en considération à la fois le système de positions des acteurs, la dynamique relationnelle de l’action, la politisation des problèmes et la mise en forme de mode de régulation sociale, il est possible de sortir de la bipartition privé- public pour expliquer l’évolution des modes d’exercice du pouvoir politique et de leur légitimité à intervenir sur les secteurs économiques. Dans cette perspective, l’analyse d’un marché particulier, le marché du tabac, qui présente la particularité d’être affecté par un double mouvement de privatisation du public (par la fin des monopoles étatiques) et de publicisation du privé (par la lutte contre le tabagisme), permet d’ interroger la manière dont différents acteurs, dont des segments de l’Etat, participent aux transformations de l’ordre social et légitiment leurs pratiques sur un marché, entendu comme formes spécifiques d’échange et de concurrence entre des acteurs dont les interactions s’établissent au sein d’agencements stabilisés 3 . La première partie de cette communication retrace la genèse et l’évolution historique du marché du tabac en France par une étude des conditions sociales et politiques qui président à sa construction. L’histoire singulière de la régulation de ce marché 1 Neil Fligstein, « Le mythe du marché », Actes de la Recherche en Sciences Sociales , vol.139, 2001, p. 3. 2 Voir notamment, Mark Granovetter, « Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology , vol.91, n°3, 1985, Viviana Zelizer, « Repenser le marché », Actes de la Recherche en Sciences Sociales , vol.94, 1992, Philippe Steiner, « Le marché selon la sociologie économique », Revue Européenne des Sciences Sociales, n°28, 132, 2005. 3 Pierre François, Sociologie des marchés, Paris, Armand Colin, 2008 et Pierre François (dir.), Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Sciences Po. Les Presses, 2011.

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    Section thmatique 66 Le partage public-priv : gnalogie et recompositions

    Caroline FRAU

    LaSSP/IEP de Toulouse

    [email protected]

    Du mercantilisme au risque sanitaire comme mode de justification

    de lintervention de lEtat. Transformation et recomposition de laction publique sur le march du tabac.

    (Version provisoire, merci de ne pas diffuser)

    Dans un article publi en 2001 dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Neil

    Fligstein rappelle aux lecteurs franais quen dpit de lapprhension des Etats-Unis comme

    modle du lconomie de march, lEtat amricain est, depuis lorigine, profondment implique dans le fonctionnement de lconomie nationale1 . A lappui de son

    argumentation, il dconstruit le mythe de la Silicon Valley, symbole de la libre entreprise et de la concurrence quasiment pure et parfaite, en explicitant le rle direct et indirect qua jou le gouvernement dans lessor de lindustrie lectronique et informatique (financement de

    la recherche, incitation la cration dentreprise, loi sur la concurrence). Il en conclut quau-del de lencastrement social des marchs, mis au jour par diffrents auteurs de

    sociologie conomique2, lencastrement est galement politique, lEtat, y compris libral, tant un acteur central de la cration et du fonctionnement des marchs. A partir de cette hypothse de dpart, cette communication propose de repenser le partage

    entre la sphre prive et la sphre publique par une analyse processuelle des formes dorganisation sociale des marchs et de leurs transformations. En prenant en considration

    la fois le systme de positions des acteurs, la dynamique relationnelle de laction, la politisation des problmes et la mise en forme de mode de rgulation sociale, il est possible de sortir de la bipartition priv-public pour expliquer lvolution des modes dexercice du

    pouvoir politique et de leur lgitimit intervenir sur les secteurs conomiques. Dans cette perspective, lanalyse dun march particulier, le march du tabac, qui prsente la particularit

    dtre affect par un double mouvement de privatisation du public (par la fin des monopoles tatiques) et de publicisation du priv (par la lutte contre le tabagisme), permet dinterroger la manire dont diffrents acteurs, dont des segments de lEtat, participent aux transformations

    de lordre social et lgitiment leurs pratiques sur un march, entendu comme formes spcifiques dchange et de concurrence entre des acteurs dont les interactions stablissent au

    sein dagencements stabiliss3. La premire partie de cette communication retrace la gense et lvolution historique du march du tabac en France par une tude des conditions sociales et politiques qui prsident sa construction. Lhistoire singulire de la rgulation de ce march

    1 Neil Fligstein, Le mythe du march , Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol.139, 2001, p. 3.

    2 Voir notamment, Mark Granovetter, Economic Action and Social St ructure : The Problem of

    Embeddedness , American Journal of Sociology, vol.91, n3, 1985, Viviana Zelizer, Repenser le march ,

    Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol.94, 1992, Ph ilippe Steiner, Le march selon la sociologie

    conomique , Revue Europenne des Sciences Sociales, n28, 132, 2005. 3 Pierre Franois, Sociologie des marchs, Paris, Armand Colin, 2008 et Pierre Franois (dir.), Vie et mort des

    institutions marchandes, Paris, Sciences Po. Les Presses, 2011.

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    est un processus long de controverses, de ngociations et de redfinitions du primtre

    dintervention fiscale et conomique de diffrents acteurs tatiques et privs aux positions et aux ressources diffrencies4 (I.). La seconde partie met en vidence le fait que la

    privatisation des monopoles du tabac ne se traduit pas par un dsengagement des pouvoirs publics de ce march mais par une reconfiguration des formes de son intervention, fonde sur un autre type de lgitimit (II.).

    I. Du mercantilisme au libre change : transformation des rationalits

    conomiques et des modes dintervention de lEtat

    Retracer la gense et lvolution historique du march du tabac en France implique de comprendre les conditions sociales et politiques qui prsident sa construction et de saisir la

    manire dont les acteurs qui tentent dintervenir sur ce secteur dactivit proposent, imposent et discutent diffrentes dfinitions des produits du tabac, des formes prises par leur commercialisation et des acteurs lgitimes agir sur ce march. En sintressant la fois aux

    rationalisations conomiques des forces en prsence5, leurs ressources et leur ingal accs aux arnes de dcision, cette partie vise mettre au jour les diffrentes formes dorganisation

    qua connu le march du tabac depuis lintroduction de ce produit en France 6. La premire priode historique tudie voit natre les monopoles tatiques de culture, de fabrication et de vente du tabac, constamment remis en cause par des acteurs conomiques et politiques (A.).

    La deuxime priode met en vidence la manire dont lalignement partiel des catgories dentendement conomique entre les acteurs publics et privs impose progressivement la

    libralisation du march du tabac (B.). A. Linstitutionnalisation des monopoles du tabac

    Au XVIIe sicle, la dsignation du tabac comme produit fiscal constitue un lment qui pse sur la forme de sa commercialisation. Linstitutionnalisation progressive des monopoles

    de la culture, de la fabrication et de la vente du tabac est considre par le Roi comme une rponse efficace pour organiser les rapports sociaux entre la puissance publique et les acteurs conomiques intervenant sur ce secteur dactivit et maximiser ses recettes financires.

    Instrument daction publique, cette forme dorganisation conomique est rvlatrice dune thorisation des relations conomiques et sociales nomme le mercantilisme dEtat (1.).

    Toutefois, au XVIIIe sicle, la diffusion des ides librales dans la sphre conomique et politique modifie la perception de ce march de diffrents acteurs (2.), sans que leur mobilisation ne remette durablement en cause sa structuration (3.).

    1) Le mercantilisme dEtat comme instrument daction publique

    Lors de son importation en France en 1560 par Jean Nicot, ambassadeur de France Lisbonne, le tabac est dfini comme une plante mdicinale. Introduit auprs de Catherine de

    4 De manire gnrale sur la contestation des marchs, Roy Dilley (ed.), Contesting Markets: Analysis of

    Ideology, Discurse and Practice, Edinburgh, Ed inburgh University Press, 1992. Voir galement, Viv iana

    Zelizer, Repenser le March. La construction sociale du march aux bbs aux Etats -Unis, 1870-1930 , Actes de la Recherche en sciences sociales, n94, 1992, p. 3-26. 5 Philippe Steiner, Sociologie de la connaissance conomique. Essai sur les rationalisations de la connaissance

    conomique (1750-1850), Paris, Presses Universitaires de France, 1998. 6 Pour une rapide histoire du monopole de lAncien Rgime nos jours, Historique des monopoles du tabac et

    des allumettes , in Nathalie Carr de Malberg (d ir.), Guide du chercheur, Histoire des monopoles du tabac et

    des allumettes en France, XIXe-XX

    e sicles, Paris, Ed itions Jacques Marseille -Altadis, 2003, p. 19-37.

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    Mdicis pour soigner ses maux de tte, il devient rapidement un art de cour7 . Par

    limportation massive de ce produit et son accessibilit faible prix, son usage se diffuse lensemble de la population. En 1629, dans un contexte daccroissement de sa consommation

    et daugmentation de la fiscalit en raison des guerres entre les Nations 8, le Roi Louis XIII dcrte un droit dentre sur le tabac en provenance des pays trangers. Cette taxation est lgitime par le fait que cette denre nest ni ncessaire pour la sant, ni pour lentretien de la

    vie, mais ce sont surtout des considrations conomiques qui expliquent cette dcision. Ce dispositif technique rpond aux principes conomiques de lpoque, qualifis a posteriori par

    Adam Smith de mercantilistes . Selon cette rationalisation conomique, le circuit commercial est un jeu somme nulle, une Nation ne peut donc senrichir quau dtriment des autres9. Limposition du tabac est alors perue comme une politique de freinage des sorties

    dargent au profit de Nations concurrentes, un mode daccroissement des ressources du Royaume en priode de guerre quasi-continue et une possibilit de dvelopper la culture et le

    commerce avec les Antilles. Thoriquement, la rcolte fiscale est facilite par la dfinition du produit. Plante mdicinale, la vente de tabac est sous la juridiction des apothicaires. Nanmoins ses usages non-mdicaux suscitent la convoitise dautres marchands qui

    interviennent sur le march. Ce sont dabord les piciers, en conflit avec les apothicaires sur la dfinition de leurs comptences respectives, qui commercialisent le produit10. Sans contrle

    de la part des autorits publiques, la vente se rpand chez les taverniers, les limonadiers, les merciers, les parfumeurs. Lincapacit du pouvoir rprimer ces dlits favorise le dveloppement de circuits parallles dapprovisionnement en tabac qui remettent en cause le

    prlvement fiscal sur ce produit et ses objectifs financiers11. Dans la deuxime partie du XVIIe sicle, les formes prises par la gestion de ces illgalismes

    sont largement tributaires de la position centrale de Jean-Baptiste Colbert, contrleur des Finances depuis 1665 et secrtaire dEtat la Maison du Roi depuis 1669. Pour Jean-Baptiste Colbert, la puissance dun Royaume se dfinit par sa richesse, produite la fois par les

    ressources fiscales et lactivit commerciale, en particulier avec les colonies dont le dveloppement est dpendant du Royaume. Il prconise alors linterventionnisme conomique

    de lEtat, notamment par la cration de monopoles12. Pour le tabac, le monopole de vente apparat comme le dispositif le plus efficace. Adopte pour dautres produits fiscaux tel que le service postal, cette forme dorganisation du march du tabac est rpandue en Europe. La ville

    de Mantoue en Lombardie est la premire tablir un monopole du tabac en 1627. Une dcennie suffit pour que le Portugal et lEspagne prennent la mme dcision13. En 1674, afin

    7 Didier Nourrisson, Le tabac et son temps. De la sduction la rpulsion, Paris, Edit ions de l'Ecole Nationale

    de la Sant Publique, 1999, p. 17. 8 Richard Bonney parle dun tour de vis fiscal entre 1620 et 1630, Labsolutisme, Paris, Presses

    Universitaires de France, 1989, p. 86. 9 Sur la pense conomique mercantiliste, voir notamment Philippe Steiner, Marchands et princes : les auteurs

    dits mercantilistes , in Alain Beraud, Gilbert Faccarello (d ir.), Nouvelle histoire de la pense conomique.

    Tome 2. Des scolastiques aux classiques, Paris, La Dcouverte, 1992, p. 95-142. 10

    Patrice Boussel, Henri Bonnemain, Lhistoire de la Pharmacie et de lindustrie pharmaceutique, Paris, Porte Verte, 1982 ; Ren Favre, Georges Dillemann, Lhistoire de la Pharmacie, Paris, Presses Universitaires de

    France, 1977. 11

    Sur cette priode, Marc Vigie, Muriel Vig ie, Lherbe Nicot. Amateurs de tabac, fermiers gnraux et contrebandiers sous lAncien Rgime, Paris, Fayard, 1989. 12

    Pour plus de dtails sur le colbertis me , Ph ilippe Minard, La fortune du colbertisme. Etat et industrie dans

    la France des Lumires, Paris, Fayard, 1998 ; France colbertiste versus Angleterre librale ? Un mythe du XVIII

    e sicle , in Jean-Philippe Genet, Franois-Joseph Ruggiu (dir.), Les Ides passent-elles la Manche ?

    Savoirs, reprsentations, pratiques, Paris, Presses de lUniversit Paris -Sorbonne, 2007, p. 97-209. 13

    De manire gnrale sur la construction du march du tabac dans le monde, Jordan Goodman, Tobacco in

    history. The cultures of dependence, Mondon and New York, Routledge, 1993, p. 216-226 ; Jan Rogoziski,

    Smokeless Tobacco in the Western World, 1550-1950, New York, Praeger, 1990.

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    daccrotre ses ressources fiscales, Louis XIV dclare la cration dun monopole de la

    distribution du tabac14. Ce nouveau dispositif permet de contrler et dorganiser les rapports entre lEtat, les ngociants et les consommateurs, galement contribuables, et dassurer une

    rcolte fiscale performante. Si divers outils techniques sont disponibles pour percevoir cet impt15, laffermage, mode de recouvrement des impts indirects, apparat comme la modalit dintervention la plus lgitime et la plus efficace16. Ce systme permet au Roi de monopoliser

    la vente du tabac et de lever limpt, tout en spargnant lentretien dune administration onreuse. Les Fermes gnrales sont seules habilites faire entrer des tabacs trangers. Elles

    achtent la matire premire et organisent lacheminement des produits sur le territoire. Les marchands qui vendaient jusque- l du tabac au dtail doivent se faire recenser et recevoir une habilitation. Prposs, ils ont pour obligation de se fournir exclusivement dans les entrepts

    des Fermes et de tenir une comptabilit rigoureuse, contrle par des commis des Fermes. En limitant le nombre de ngociants agissant sur ce march, le systme daffermage permet de

    contrler la rcolte de la taxation, den accrotre le bnfice et dtendre les revenus du Royaume17. En 1681, ce systme est renforc par la monopolisation de limportation et de la fabrication des tabacs. Dsormais le fermier a la main mise sur lachat et la transformation de

    la matire premire dans les manufactures, seules pouvoir fabriquer, filer, mtiner et mettre en poudre le tabac tranger. Pour autant, la prsence dun march parallle demeure et suscite

    des contestations de la structuration de ce march.

    2) Entre interventionnisme et libralisme : la contestation des monopoles

    Une mobilisation apparat particulirement intressante pour rappeler que linterventionnisme de lEtat sur le march du tabac nest ni vident, ni fig sous lAncien

    Rgime. En 1715, la mort du Roi Louis XIV, souvre une priode de Rgence pendant laquelle lEcossais John Law parvient faire imposer son systme caractris par deux types daction : la cration dun nouvel instrument dchange montaire et le dveloppement

    commercial18. En 1716, le Royaume de France lui accorde la possibilit douvrir une banque

    14

    Dclarat ion du Roy sur la vente et la distribution du tabac dans le Royaume, 1674, Fonds Bibliothque

    Nationale de France, dpt lgal, cote F-23613 (628). 15

    En France, il existe quatre modes de perceptions de limpt sous lAncien Rgime : la collecte, labonnement, la rg ie intresse et laffermage. 16

    Les fermiers sont des financiers chargs du recouvrement des deniers publics, au mme titre que les receveurs

    gnraux des finances, les rgisseurs gnraux des aides et les administrateurs gnraux des domaines, la seule

    diffrence quils ne sont pas des officiers. LEtat leur octroie des baux dune dure de quatre, cinq ou dix ans pour rcolter les impts indirects. La Ferme verse au trsor la somme stipule dans le bail daffe rmage par des

    avances annuelles. En contrepartie, elle reoit des intrts sur avance et se rmunre sur les excdents ventuels.

    Le systme dintressement direct au produit du prlvement est peru comme un moyen de gnrer des recettes supplmentaires puisquil est incitatif pour le fermier. Par ailleurs, le surplus tir de lactivit de prlvement est

    rinvesti dans les circuits financiers, notamment sous formes de bons dEtat. Sur cette question, Yves Durand, Les fermiers gnraux au XVIII

    e sicle, Paris, Presses Universitaires de France, 1971. De manire plus gnrale

    sur ladministration des finances et les financiers, Daniel Dessert, Argent, pouvoir et socit au Grand Sicle,

    Paris, Fayard, 1984 ; Michel Bruguire, Ladmin istration des finances de Louis XVI Bonaparte : ruptures et continuits , in Franois Bloch-Lain, Gilbert Et ienne (dir.), Servir lEtat, Paris, Ed itions de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1987, p. 161-185 ; Franoise Bayard, Le monde des financiers au XVII

    e sicle,

    Paris, Flammarion, 1992 ; Jean Nagle, Un orgueil franais : la vnalit des offices sous lAncien Rgime, Paris, Odile Jacob, 2008. 17

    Pour Max Weber, Laffermage opra comme un excellent moyen de rationalisation financire, dabord dune

    manire occasionnelle puis dune manire permanente. Il permettait aussi lanticipation (escompte) des revenus de lEtat des fins militaires, si bien quil prit dans ce domaine une importance particulirement grande , Histoire conomique, esquisse dune histoire universelle de lconomie et de la socit, Paris, Gallimard, 1991

    (trad. 1923), p. 303. 18

    Pour plus de dtail, Pau l Harsin, Crdit public et Banque dtat en France du XVIe au XVIIIe sicle, Paris, Droz, 1933. Sur John Law, voir les travaux dAntoin E. Mu rphy, John Laws Essay on a Land Bank , Dublin,

    Aeon Publishing, 1994 ; John Law, Economic Theorist and Policy-Maker, Oxford, Clarendon Press, 1997 ;

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    gnrale pour mettre du papier monnaie, en remplacement de la monnaie mtallique.

    Lanne suivante, il cr une compagnie de commerce, la Compagnie dOccident, laquelle est concd le bail du commerce et dexploitation de la Louisiane. Le systme devient fisco-

    financier en 1719 lorsque la Compagnie acquiert le prlvement de la fiscalit indirecte. A cette date, le bail de la vente exclusive sur lentre, la fabrication et la vente du tabac est cd la Compagnie dOccident, devenue Compagnie des Indes. John Law tente alors de

    remplacer les Fermes par des rgies, en les adjugeant la Compagnie. La mme anne, sous sa demande, le monopole de vente du tabac est rvoqu au profit dun simple droit dentre.

    Toutefois, cette stratgie visant libraliser la vente de tabac pour favoriser le commerce international choue avec la chute du systme Law19. Cet pisode rappelle que ds la premire moiti du XVIIIe sicle, des rflexions pour une libralisation du commerce mergent des

    hommes pratiquant le ngoce20. Autour de plusieurs mouvements de pense comme celui dsign par Simone Meysonnier de libralisme galitaire21 , celui des physiocrates, ou de

    personnalits comme Turgot, se dveloppe un corps de doctrine libral22. La Rvolution Franaise est un moment particulier pour tudier la manire dont les ides et les dbats sur la forme de la commercialisation du tabac se cristallisent autour des conflits des

    rationalisations de la connaissance conomique23. Le march du tabac pose deux problmes qui sont dbattus lAssemble Nationale partir du 23 avril 1790 : celui de la lgitimit de

    limpt sur ce produit et celui de la forme monopolistique de son commerce. Ces discussions peuvent tre analyses au regard de deux dcisions prises par les dputs et qui agissent comme un cadre structurant et contraignant. Le 17 juin 1789, les parlementaires consacrent la

    philosophie du consentement limpt et de lgalit des citoyens face la taxation en proclamant le droit des citoyens consentir limpt par lintermdiaire de leurs

    reprsentants. La deuxime dcision est le dcret dAllarde du 2 mars 1791 qui formule la libert du commerce, dfinie comme : la facult pour chacun dexercer tout commerce ou toute industrie, sous les seules conditions imposes par les lois et les rglements dintrts

    publics . Ces deux rgles imposent un cadrage spcifique aux prises de positions sur le tabac qui opposent diffrents types dintrts : ceux des agriculteurs, ceux des commerants, mais

    Introduction , in Du Tot, Histoire du systme de John Law (1716-1720), Paris, Institut national dtudes dmographiques, 2000, p. 11-66. ; John Law et la gestion de la dette publique in Jean Andreau, Grard

    Baur, Jean-Yves Grenier (d ir.), La dette publique dans lhistoire, Paris, Comit pour lh istoire conomique et financire de la France, Ministre de lEconomie, des Finances et de lIndustrie, 2006, p. 269-296. 19

    Pour plus de dtail, Pau l Harsin, Crdit public et Banque dtat en France du XVIe au XVIIIe sicle, Paris,

    Droz, 1933. Sur John Law, voir les travaux dAntoin Murphy, John Laws Essay on a Land Bank , Dublin, Aeon Publishing, 1994 ; John Law, Economic Theorist and Policy-Maker, Oxford, Clarendon Press, 1997;

    Introduction , in Du Tot, Histoire du systme de John Law (1716-1720), Paris, Institut national dtudes

    dmographiques, 2000, p. 11-66. ; John Law et la gestion de la dette publique in Jean Andreau, Grard Baur

    et Jean-Yves Grenier (d ir.), La dette publique dans lhistoire, Paris, Comit pour lhistoire conomique et financire de la France, Ministre de lconomie, des finances et de lindustrie, 2006, p. 269-296. 20

    Arnault Skornicki, lEtat, lexpert et le ngociant : le rseau de la science du commerce sous Louis XV , Genses, n65, vol.4, 2006, p. 4-26. De manire gnrale sur la pense et action conomique cette priode, du

    mme auteur, Lconomiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS Edit ions, 2011. 21

    Simone Meysonnier, La balance et lhorloge. La gense de la pense librale en France au XVIIIe sicle, Montreuil, Ed ition de la Passion, 1989, p. 96-135. 22

    Pour saisir la manire dont ces coles sont au fondement du libralis me conomique, voir notamment Gilbert

    Faccarello, La libert de commerce et la naissance de lide de march comme lien social , in Philippe Nemo, Jean Petitot, (dir.) Histoire du libralisme en Europe, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France,

    2006, p. 205-247 ; dans le mme ouvrage collectif, Philippe Steiner, Le dbat sur la libert du commerce des

    grains (1750-1775) , p. 255-278 ; Philippe Nemo, Les Idologues et le libralisme , p. 323-367 ; Michel

    Leter, Elments pour une tude de lcole de Paris (1803-1852) , p. 429-509. 23

    Gilbert Faccarello, Philippe Steiner (dir.), La pense conomique pendant la Rvolution Franaise , Grenoble,

    Presses Universitaires de Grenoble, 1990.

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    aussi ceux des parlementaires et des administrateurs qui grent le budget de lEtat 24. Sans

    revenir sur lensemble des dbats, il est possible de distinguer trois positions, portes par trois acteurs. Le premier, Honor Gabriel Roquetti, comte de Mirabeau (1749-1791), a t lu

    dput du Tiers aux Etats gnraux. Class par Timothy Tackett parmi les philosophes professionnels qui adoptent dans un premier temps des positions monarchiennes avant de prendre place dans la formation des Jacobins25 , Mirabeau dfend la libert de commerce, tout

    en prnant un pouvoir excutif fort au sein dune monarchie constitutionnelle. Dans un discours prononc le 29 janvier 1791, il affirme le fait que limpt sur le tabac est

    indispensable. Or il lui semble que la renonciation au privilge exclusif est une erreur. Il rappelle les difficults rencontres pour surveiller les fabrications clandestines de tabac et juge que la libralisation du march appellerait une expansion de la fraude et une rduction

    des recettes fiscales. Pour lui, le rgime exclusif est le seul moyen dassurer un revenu constant la Nation26. Par ailleurs, le monopole serait moins coteux que la libert de

    fabrication. Avec un nombre dtablissements limit, des conomies pourraient tre ralises en termes de personnel dirigeant et de personnel surveillant. De plus, avec une fabrication manant de lEtat et dagents dsintresss recruts par celui-ci, le produit vendu serait de

    qualit. Le monopole est alors prsent comme favorable pour la masse des contribuables qui consomme ce produit.

    Face lui, le baron dAllarde argue que la prohibition attaque les droits sacrs des personnes et de la proprit. Pierre Gilbert Leroy dAllarde (1752-1809) a embrass une carrire militaire avant dtre lu le 18 avril 1789 dput de la Noblesse aux Etats gnraux. Membre

    du comit de limposition, il participe aux travaux de lassemble constituante sur les nouveaux principes de la taxation et son nom est associ au principe de la libert de

    commerce27. Il remet en cause la fois la taxation sur le tabac et lorganisation monopolistique de sa distribution. Il reprend un argument dj prsent sous lAncien Rgime selon lequel le tabac serait tax comme un produit de luxe alors que sa consommatio n est

    courante, voire mme de ncessit, et qualifie cette fiscalit d immoral[e], barbare et injuste28 . Pour appuyer cet argument, il dmontre que cet impt ne prsenterait pas de

    rentabilit conomique. Fort dune dmonstration mathmatique, il tablit que les frais de rgie slvent 40% du produit effectif, ce qui prive la culture, le commerce et lindustrie dun produit intressant. Il propose donc la suppression de limpt sur le tabac et la libert de

    culture et de vente. Le dernier positionnement dans lespace de la reprsentation est celui du dput de

    Strasbourg. Etienne Franois Joseph Schwendt (1748-1820) est un acteur peu connu de la Rvolution Franaise. Il fit partie du comit des finances, se montra favorable aux rformes et vota du ct gauche de lAssemble. Sa position relaie les intrts des deux dpartements du

    Rhin dans lesquels la culture du tabac est libre. Il appuie sa dmonstration sur deux arguments : celui de la libert, principe constitutionnel qui doit tre assur aux personnes et

    aux proprits, et celui de la russite conomique du march du tabac. Il demande aux dputs de prendre comme modle les dpartements quil reprsente et dans lesquels la culture et la fabrication du tabac sont libres et gnrent, selon ses calculs, 2,5 millions de livres. Dans sa

    24

    Sur les dbats lAssemble Nationale voir Analyse des discussions qui se sont leves dans les assembles lgislatives, depuis le 24 avril 1790 jusquau 20 mai 1802, concernant limpt du tabac , Extrait du Moniteur, Paris, 1819, Fonds Bib liothque Nationale de France, dpt lgal, cote 8-LE29-1259. 25

    Timothy Tackett, Par la volont du peuple. Comment les dputs de 1789 sont devenus rvolutionnaires ,

    Paris, A lbin Michel, 1997, p. 27-74. 26

    Analyse des discussions qui se sont leves dans les assembles lgislatives , op. cit., p. 24. 27

    Alain Plessis (dir.), Naissance des liberts conomiques. Le dcret dAllarde et la loi Le Chapelier , Paris, Institut dhistoire de lindustrie, 1993 ; du mme auteur, La lo i dAllarde : lacte de dcs du corporatisme , in Steven Kaplan, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, p. 500-545. 28

    Analyse des discussions qui se sont leves dans les assembles lgislatives , op. cit., p. 29.

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    7

    conception du march du tabac, la Rgie nationale a toute sa place, lintervention de lEtat

    assurant la production et la fabrication du tabac le temps que le march libre se construise. Au terme de ces dbats les partisans dAllarde lemportent. Aprs la proclamation de la libert

    de commerce et dans la foule de la suppression de la Ferme gnrale par le dcret du 20 mars 1791, la libert de cultiver, de fabriquer et de dbiter du tabac est consacre. Ce produit nest plus soumis limpt et toutes formes de protectionnisme et de privilges donnes aux

    cultivateurs, aux fabricants et aux dbitants disparaissent.

    3) Le ralisme conomique comme justification du maintien des monopoles Avec la suppression des contributions indirectes, laction des rvolutionnaires met en

    pril les finances de lEtat. Rapidement, les quatre contributions directes ne suffisent pas

    couvrir les dettes et les dpenses. Une lgislation fiscale sur le tabac est progressivement remise en place : en 1798 par la taxation de sa fabrication, puis en 1806 par la taxation de sa

    vente. Une fois de plus, cette rglementation ouvre des difficults pour rcolter limpt. Les dbitants doivent payer les taxes avant mme davoir vendu le produit, ce qui leur e nlve une partie de leurs fonds pour grer leur commerce. Lattrait que constitue le tabac de contrebande

    est donc toujours aussi vif et les contrles de ladministration des Contributions sont faibles et contests29. Dans ce contexte, sous le Premier Empire, Napolon rtablit durablement le

    monopole. Le 5 ventse an XII (25 fvrier 1804), il cre ladministration des Droits Runis qui deviendra en 1814 la direction gnrale des Contributions Indirectes. Suite au dcret du 29 dcembre 1810, la Rgie des droits runis prend en charge lachat, la fabrication et la vente

    du tabac. Tout particulier peut cultiver du tabac aprs avoir demand une autorisation prfectorale, mais seul lEtat peut acheter leur rcolte. La direction gnrale des Manufactures

    de lEtat gre lapprovisionnement et la fabrication du tabac tandis que ladministration des Contributions Indirectes supervise sa vente chez les dbitants. Napolon institue le monopole de manire provisoire, pour une dure de cinq ans. Privilge dure dfinie de 5 ans, ce pis-

    aller vise crer les conditions ncessaires dune mise en concurrence future. Avec la chute de lEmpire et le fonctionnement dlibratif des institutions politiques,

    chaque renouvellement de la priode quinquennale du monopole, les tenants de la libert commerciale demandent son abolition. Les cultivateurs et les anciens fabricants de tabac sallient aux ngociants pour exiger, via leurs reprsentants lAssemble Nationale, la

    libralisation du march. La contestation merge dans les dpartements du Rhin ds les premiers mois de la Restauration. En 1815, un mmoire labor par les cultivateurs dAlsace

    et la chambre de commerce de Strasbourg en faveur de la libre culture et de la libre fabrication des tabacs est prsent au Roi30. En 1817, des ngociants de Strasbourg utilisent la ptition comme moyen daction sur les parlementaires. Lanne suivante, les dlgus de la

    chambre de commerce de Strasbourg proposent un plan de rgime dimpt substituer au monopole des tabacs. Ces propositions sont relayes dans dautres rgions, comme

    Marseille o en 1818 des ngociants et danciens fabricants de tabac demandent la libert de commerce du tabac. Face ces mobilisations, la direction de ladministration des Contributions Indirectes reste discrte. Cependant, elle transmet son ministre de tutelle un

    certain nombre dinformations pour lgitimer son activit. Lexemple le plus reprsentatif est celui de la demande de renouvellement du monopole chance non plus de cinq ans mais de

    dix ans par Auguste Pasquier, directeur de ladministration des tabacs. Il joint son

    29

    Sur cette question Nicolas Delalande, Alexis Spire, Histoire sociale de limpt, Paris, La Dcouverte, 2010, p. 24-26. 30

    Sur le rle et les modes daction des chambres de commerce cette poque, Claire Lemercier, La chambre de commerce de Paris, acteur indispensable de la construction des normes conomiques (premire moit i d u

    XIXe sicle) , Genses, n50, vol.1, 2003, p. 50-70 et de manire p lus gnrale, Un si discret pouvoir. Aux

    origines de la chambre de commerce de Paris 1803-1853, Paris, La Dcouverte, 2003.

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    argumentation un tableau comparatif du produit de limpt sur le tabac en priode de libert

    taxe (1798 1811) et depuis le rtablissement du monopole ainsi quun compte rend u des dpenses de la Rgie entre 1824 et 183331. Ces donnes tendent dmontrer que le monopole

    est plus rentable pour la puissance publique que la libert avec taxe et que ses dpenses de fonctionnement sont moindres pour lEtat. Par cette action, le directeur de ladministration des tabacs justifie ses attributions et tente de renforcer la croyance en lefficacit et la

    ncessit du monopole32. Si des contestations se poursuivent tout au long du sicle, en 1892 le rgime est maintenu sine die jusqu ce quil en soit autrement ordonn par la loi33 .

    La reconstruction des monopoles des tabacs devait tre une bquille provisoire destine crer les conditions ncessaires dune mise en concurrence ultrieure lorsque le march national unifi pourrait affronter la concurrence trangre34. Les avantages conomiques et

    financiers quils procurent lEtat et les luttes pour le maintien de leur position dans la structuration tatique du march des agents administratifs lui permettent de perdurer dans le

    temps.

    La qualification fiscale du tabac et la monopolisation par le Royaume de son

    importation, de sa fabrication et de sa vente sinscrivent dans le processus daccumulation des richesses au fondement de la construction de lEtat moderne au cours duquel le dtenteur de la

    couronne royale accumule des ressources financires par le monopole fiscal et contribue lagencement dun espace conomique unifi35. Linstitutionnalisation des monopoles des tabacs en tant quinstrument daction publique, dfini par Pierre Lascoumes et Patrick Le

    Gals comme un dispositif la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spcifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des reprsentations et

    des significations dont il est porteur36 , est un lent processus qui donne voir la victoire des promoteurs de linterventionnisme tatique.

    B. La libralisation partielle du march

    La mobilisation dacteurs de la sphre conomique et leurs relais au Parlement ne remet pas en cause laccord minimal des lites politiques et administratives sur les monopoles du tabac. Leur branlement nest vritablement entam que lorsque cette critique prend place au

    sein mme des structures de lEtat, dans ladministration du monopole. La deuxime priode tudie dans cette partie est celle qui souvre partir du dbut du XXe sicle et qui voit les

    activits conomiques de lEtat se transformer au nom de la modernisation de son intervention sur les marchs puis de la rglementation europenne. Lactivit des modernisateurs de lEtat (1.), combine aux attentes du secteur conomique et politique vis--vis des traits europens

    (2.) sont lorigine du dmantlement progressif des monopoles du tabac.

    31

    Auguste Pasquier, Rapport au ministre des Finances sur limpt du tabac, 1834, Fonds Bibliothque Nationale de France, dpt lgal, cote LF158-90. 32

    Sur des rsultats semblables sur dautres services publics, Francis Dmier, Economistes libraux et services publics dans la France du premier XIXe sicle , Revue dHistoire Moderne et Contemporaine, n52, vol.3, 2005, p. 33-50. 33

    Lo i du 26 dcembre 1892 sur le monopole du tabac. 34

    Sur ce type dargument pour justifier le protectionnisme de lEtat, Jean -Pierre Hirsch, Philippe Minard, Laissez-nous faire et protgez-nous beaucoup : pour une histoire des pratiques institutionnelles dans

    lindustrie franaise (XVIIIe-XIXe sicle , in Louis Bergeron et Patrice Bourdelais (dir.), La France nest-elle pas doue pour lindustrie ?, Paris, Belin, 1998, p. 135-156. 35

    Richard Bonney (dir.), Systmes conomiques et finances publiques, Paris, Presses Universitaires de France,

    1996. De manire p lus large sur la construction de lEtat moderne, Norbert Elias, La dynamique de lOccident, Paris, Agora, 2003 (rd. Calmann-Levy, 1969). 36

    Pierre Lascoumes et Patrick Le Gals, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de la fondation nationale

    des sciences politiques, 2004, p. 13.

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    1) Modernisation et rationalisation de lactivit conomique de lEtat Dans lentre deux guerres, les monopoles des tabacs voluent sous le poids de la

    faiblesse des finances publiques et du mouvement de rationalisation de lconomie que connat ladministration et le patronat franais37. En 1925, dans le cadre de la diffusion du thme de la rforme de lEtat38 , le ministre des Finances commande un rapport une

    commission extraparlementaire dans le but de rformer ladministration des tabacs. Cette commission, compose pour lessentiel de hauts fonctionnaires, est dirige par Andr Citron.

    Andr Citron (1878-1935), fils de ngociant, polytechnicien dmissionnaire, stablit en tant quentrepreneur. Aprs avoir fabriqu des pices pour locomotives et des engrenages automobiles, il devient industriel, crateur dautomobiles39. Il fait partie dune gnration

    dhommes nouveaux dans le champ du pouvoir conomique, dots de moyens de production et de comptences et correspond la figure du patron ingnieur, proche de lEtat, rarement

    issu de la grande bourgeoisie, souvent pass par les grandes coles, et en premier lieu par Polytechnique, promouvant une vision de lconomie organise selon des principes qui ne sont rductibles ni au libralisme, ni au planisme stricto sensu40 . Lenqute quil mne est

    un travail collectif auquel Henri Fayol participe. Quatre annes auparavant, ce dernier avait publi un rapport sur le monopole postal sous le titre : lincapacit industrielle de lEtat : les

    PTT . Il y prconisait une stabilit de la direction de ladministration nomme sur ses comptences, et la suppression de lintervention des parlementaires dans le fonctionnement bureaucratique des Postes Tlgraphes et Tlphones41. Bien quHenri Fayol juge le rapport

    dAndr Citron sur le monopole des tabacs trop neutre dans sa volont de rnovation conomique et administrative42, celui-ci nen participe pas moins au mouvement de

    rationalisation de lorganisation des services industriels et commerciaux de lEtat. Dans ce rapport, la sparation de ladministration de la vente de tabac (sous la direction des Contributions Indirectes) et de la fabrication des tabacs (au sein de ladministration des

    tabacs) hrite de lEmpire, est fustige. Andr Citron prconise leur fusion dans un Office national des tabacs jouissant dune autonomie financire vis--vis des pouvoirs publics ce qui

    permettrait de rapprocher le fonctionnement du monopole de celui dune entreprise prive. En 1926, alors que Raymond Poincar redevient prsident du conseil en priode de crise financire, il sinspire de ce rapport pour accrotre les recettes fiscales de lEtat, la rentabilit

    et lautonomie du monopole. Le budget des tabacs est rattach la Caisse damortissement de la dette publique43 et le monopole devient le Service dexploitation industrielle des tabacs

    37

    Franois Denord, Odile Henry, La modern isation avant la lettre : le patronat franais et la rationalisation

    (1925-1940) , Socits Contemporaines, n68, vol.4, 2007, p. 83-104. Franois Denord, No-libralisme,

    version franaise. Histoire dune idologie politique , Paris, Demopolis, 2007. De manire plus largement, voir Richard Kuisel, Le capitalisme et lEtat en France, modernisation et dirigisme au XXe sicle, Paris, Gallimard,

    1984 ; Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau sicle. La nbuleuse rformatrice et ses rseaux en

    France, 1880-1914, Paris, Ed itions de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1999. 38

    Nicolas Rousselier, La contestation du modle rpublicain dans les annes 1930 : la rforme de lEtat , in

    Serge Berstein et Odile Rudelle (d ir.), Le modle rpublicain, Paris, Presses Universitaires de France, 1992,

    p. 319-335.

    39 Pour plus de prcisions sur la trajectoire de cet acteur, voir lentre Andr Citron in Jean-Claude

    Daumas, Alain Chatriot, Danile Fraboulet, Pat rick Fridenson, Herv Joly (dir.), Dictionnaire historique des

    patrons franais, Paris, Flammarion, 2010, p. 175-177. 40

    Franois Denord, Odile Henry, op. cit., p. 19. 41

    Alain Chatriot, Fayol, les fayoliens et limpossible rforme de ladmin istration , Entreprises et Histoire, n34, vol.3, 2003, p. 84-97. 42

    Jean-Nol Ret ire, Vices patents et vertus ignores de lindustrie dEtat : le monopole des tabacs vu par

    Fayol , in Jean-Louis Peaucelle (dir.), Henri Fayol, inventeur des outils de gestion : textes originaux et

    recherches actuelles, Paris, Economica, 2003, p. 193-206. 43

    La caisse autonome damortissement de la dette publique est cre par la loi du 26 avril 1926. Sous la

    prsidence du directeur de la Caisse des Dpts et Consignations, cette institution est autonome du Parlement.

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    (SEIT). En 1935, le service prend la forme dune Rgie dEtat auquel le monopole des

    allumettes est rattach. Le SEITA (Service dexploitation industrielle des tabacs et des allumettes) se voit attribuer la gestion de ladministration des manufactures de tabacs et la

    commercialisation du tabac en gros. En dpit dune autonomie dans la gestion quotidienne, le conseil dadministration soumet ses dcisions lapprobation du Ministre des Finances. De son ct, le monopole de la vente du tabac au dtail demeure sous la tutelle de

    ladministration des Contributions Indirectes. Cette nouvelle organisation suscite toujours des critiques au sein mme de lEtat comme lexplicite le cours de lanne scolaire 1942-1943 sur

    les Contributions Indirectes lEcole Libre des Sciences Politiques de linspecteur des Finances Louis Formery o il pointe les limites de la gestion publique de ce secteur conomique. Nanmoins, par une comparaison avec la situation en Angleterre, il est amen

    reconnatre que le monopole procure un rendement conomique plus important que le march libre44.

    Aprs la seconde guerre mondiale45, de nouvelles tudes sur le fonctionnement du monopole sont menes par plusieurs institutions dans le cadre de la politique de modernisation de lEtat46 : la commission des mthodes en 1945 et 1946, le comit central denqute sur le cot

    et le rendement des services publics en 1950 et 1952, lInspection gnrale des Finances en 1953, le Commissariat gnral au Plan en 1956 et 1957, lenqute de Michel Crozier dans les

    manufactures de tabac en 195947. Deux questions sont principalement souleves : celle du rattachement de la vente au service dexploitation et celle de la forme juridique prise par ce service. Dans le rapport remis en 1956 au ministre des Finances Paul Ramadier, Monsieur

    Lorain, conseiller matre la Cour des comptes, propose la fusion des fonctions de vente et de distribution au sein dune mme entit juridique qui prendrait la forme dune entreprise

    publique dont le pouvoir de gestion et de dcision appartiendrait au conseil dadministration. Cependant, le directeur gnral des Impts soppose vivement cette rforme et souhaite maintenir la distribution au dtail du tabac dans le giron de son administration. Son

    argumentation repose sur la distinction entre la gestion industrielle du monopole, qui revient selon lui au service dexploitation, et la vente, qui correspond aux rentres fiscales de lEtat et

    donc la tutelle de son administration. La mobilisation de la rhtorique de ce qui est de lordre du monopole fiscal tatique lgitime les intrts propres de la Direction Gnrale des Impts, qui agit pour le maintien de ses attributions et des profits matriels et symboliques qui

    y sont associs. Le rapport de la commission des tabacs au Commissariat gnral au Plan de 1957 propose le rattachement des entrepts, qui commercialisent en gros le tabac, au

    Elle est destine stabiliser la dette flottante de lEtat constitue des bons de la Dfense Nationale par lmission

    de titres publics. Sur cette question voir notamment, A lfred Sauvy, Histoire conomique de la France entre les

    deux guerres, Paris, Economica, 1965 ; Jean Andreau, Grard Baur, Jean-Yves Gren ier, La dette publique dans

    lhistoire, Paris, Comit pour lhistoire conomique et financire de la France, min istre de lEconomie, des

    Finances et de lIndustrie, 2006. Pour un exemple de son usage : Nicolas Delalande, Quand lEtat mendie : la contribution volontaire de 1926 , Genses, n80, vol.3, 2010, p, 27-48. 44

    Louis Formery, Contributions Indirectes, cours de lEcole libre des sciences politiques, Paris, Centre de

    Documentation Universitaire, 1942, p. 83, Fonds Bib liothque Nationale de France, dpt lgal, cote 4-LF178-

    67 (1942-1943). 45

    Sur lvolution de la forme prise par le monopole depuis 1945, Eric Godeau, Le tabac en France de 1940

    nos jours. Histoire dun march, Paris, Presses Universitaires Paris-Sorbonne, 2008 46

    Sur cette priode, voir notamment Delphine Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la V e

    Rpublique, Paris, LHarmattan, 1997 et Brig itte Gati, Les modernisateurs dans ladministration daprs -

    guerre. Lcriture d une histoire hroque , Revue franaise dadministration publique, n102, 2002, p. 295-306. Sur la diffusion du libralis me dans les bureaux ministriels des Finances, Brigitte Gati, De Gaulle

    prophte de la Ve Rpublique, Paris, Presses de Sciences. Po, 1998, p. 278-284. Pour la priode suivante, sur la

    diffusion du thme de rforme de lEtat, Philippe Bezs, Rinventer lEtat. Les rformes de l administration franaise (1968-2008), Paris, Presses Universitaires de France, 2009. 47

    Michel Crozier, Le phnomne bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systmes

    d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le systme social et culturel , Paris, Seuil, 1964.

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    SEITA48. Reconnaissant le principe selon lequel les dbitants apportent leur concours aux

    Contributions Indirectes pour diverses tches et que le contrle de cette administration sexerce diffrents titres, les membres de la commission ne souhaitent pas dpossder la

    DGI de son pouvoir tutlaire sur les dbitants. Suite ces recommandations, en 1959, le SEITA devient un tablissement public caractre industriel et commercial (EPIC), dot dune autonomie financire. Il dtient les monopoles dimportation, de fabrication et de vente

    en gros du tabac et assure la conception et la ralisation de sa politique commerciale. Il demeure sous la tutelle du ministre des Finances et son directeur gnral est nomm par

    dcret, en Conseil des ministres. Mens dans des administrations ou dans des commissions hydrides, les rapports dexpertise des modernisateurs daprs-guerre parviennent limiter lintervention dcisionnelle de lEtat

    dans la gestion du secteur et tentent ainsi de rationaliser et de dpolitiser ladministration du secteur. Nanmoins, ils sopposent aux intrts dacteurs administratifs qui ne se laissent pas

    dpossder de leur pouvoir dintervention sur le march du tabac.

    2) Le trait de Rome comme opportunit de dmantlement

    Les travaux sur les usages de lEurope ont mis en vidence la manire stratgique dont les acteurs se saisissent de la rglementation supra-nationale pour contourner ou remettre en

    cause les rgles tatiques49. La construction europenne et les normes quelle impose aux Etats peuvent tre mobilises pour confrer une lgitimit propre des changements politiques, ports par certains types dacteurs qui y trouvent le moyen de renforcer leur

    position dans lEtat ou sur le march50. Dans le processus engag de contestation des monopoles du tabac, la rglementation europenne devient une ressource pour justifier et

    lgitimer le dsengagement de lEtat et la libralisation du march. Selon le Trait de Rome, les Etats membres doivent amnager leur systme conomique afin de rpondre aux injonctions sur la libre circulation des biens lintrieur du territoire

    douanier de la Communaut Economique Europenne. Ainsi, les monopoles tatiques doivent tre rforms pour liminer les obstacles aux changes transfrontaliers et viter les distorsions

    la concurrence51. En 1976, le monopole sur limportation et la commercialisation en gros des tabac manufacturs en provenance des Etats membres es t aboli, ce qui permet une adaptation aux injonctions europennes sans remettre en cause le monopole de fait du

    SEITA52. Les industriels trangers peuvent commercialiser leurs produits en France en signant un contrat de distribution avec le SEITA. Ds la fin des annes 1970, ces acteurs

    privs fustigent les pratiques de lEtat franais quils jugent tre des entraves la libre

    48

    Le monopole des tabacs de 1956 1965 , Rapport prsent par la commission des tabacs au Commissariat

    gnral au Plan, juillet 1957, Fonds Bib liothque Nationale de France, dpt lgal, cote 8-LF290-56. 49

    Sophie Jacquot, Cornelia Woll (dir.), Les usages de lEurope. Acteurs et transformation europenne , Paris, LHarmattan, 2004. Pour une applicat ion sur le monopole des pompes funbres, Pascale Trompette, Le march des dfunts, Paris, SciencesPo. Les presses, 2008. 50

    Sur cette priode, Bruno Jobert, Bruno Thret, France : la conscration rpublicaine du no-libralis me , in

    Bruno Jobert (dir.), Le tournant no-libral en Europe, Paris, LHarmattan, 1994, p. 21-85. Pour une application des programmes modern isateurs sur les monopoles dEtat, Edith Brenac, De lEtat producteur lEtat

    rgulateur, des cheminements nationaux diffrencis. Lexemple des tlcommunicat ions , in Bruno Jobert (dir.), ibid., p. 273-323. 51

    Jean-Paul Faugre, La redfinit ion du rle de lEtat induite par la construction europenne , in Bernard

    Bellon (alii.) (dir.), LEtat et le march, Paris, Economica, 1994, p. 94-103. 52

    Lapplication des traits europens ne doit pas tre considre comme automatique. Les acteurs nationaux sen saisissent et le retraduisent, Vivien Schmidt, Europeanizat ion and the Mechanics of Economic Po licy

    Adjustement , Journal of European Public Policies, vol.9, n6, 2002, p. 894-912.

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    concurrence53. Les prix de lensemble des produits du tabac sont fixs par dcret et les

    fournisseurs trangers considrent que le ministre du Budget favorise les produits nationaux en fixant des prix de vente plus bas pour les produits franais, notamment les Gauloises, que

    pour les marques trangres54. En 1979, le dput des Pays-Bas Harry Notemboom relaie la critique des fabricants de tabac trangers, en particulier Philip Morris, par une question crite la Commission europenne55. Aprs enqute, celle-ci met le gouvernement franais en

    demeure de cesser dappliquer des prix diffrentiels selon lorigine du tabac. En parallle, Philip Morris utilise la presse pour publiciser linfraction de la France et les multiples

    condamnations des instances europennes56. La situation ne sapaise quau dbut des annes 1990 avec la sortie du tabac de lindice des prix la consommation et la libralisation des prix.

    Cette critique de lintervention tatique et de la faible autonomie du service est galement prsente au sein de lEtat. Ds 1967, le rapport Nora sur la rforme des entreprises publiques

    remet en cause leur dpendance politique. Au sein mme de lappareil du SEITA, les dirigeants, qui sont traditionnellement issus de Polytechnique, contestent le fonctionnement du service. En 1978, Jean Carrire, nouvellement nomm directeur gnral par Valery Giscard

    dEstaing, dcrit ainsi lorganisation :

    Collectivement, le SEITA reste marque par des rflexes acquis au cours de la trs longue priode du monopole : il reste un fabricant plus quun commerant, une constellation de castes plus quune communaut de travail, une administration

    plus quune entreprise. [] Le nom mme du SEITA (service dexploitation industrielle des tabacs et des allumettes) et sa nature dtablissement public

    constituent aujourdhui un handicap dans la bataille commerciale laquelle lentreprise doit faire face. Lactue lle configuration institutionnelle gne les ncessaires volutions du statut du personnel ; elle cre des rflexes de mfiance

    chez les concurrents avec lesquels nous devons organiser lindustrie du tabac en France ; elle contribue entretenir, lintrieur comme lextrieur de

    lentreprise, une mentalit administrative incompatible avec lagressivit commerciale.57

    Lobjectif de Jean Carrire est de rendre ltablissement rentable et comptitif58, en incitant la diversification de son activit et son internationalisation par des accords coopratifs avec

    dautres fournisseurs. Pour y parvenir, il propose au Ministre du Budget de changer le statut

    53

    Selon Luc Berlivet, la lo i Veil a t perue par les fabricants trangers comme une entrave la libre

    concurrence puisquelle les empche de faire la promot ion de leurs produits et ainsi de simplanter sur le march

    franais. Les contestations ici exposes ont lieu en parallle. 54

    Report : Prices in France , 10 novembre 1977, Fonds Philip Morris, cote 2025023010/3034, legacy tobacco

    documents library, consult le 3 juin 2012. 55

    Publication : W ritten question n163/79 by Mr Notanboom to the commission of the European

    Communit ies , 13 aot 1979, Fonds Philip Morris, cote 2024976122, legacy tobacco documents library,

    consult le 3 ju in 2012. 56

    Media Plan : France three plan 1989-1991 , Fonds Philip Morris, cote 2501317356/7359, legacy tobacco

    documents library, consult le 3 juin 2012. 57

    Archives SEITA-Altadis, fonds PDG, cote 36J94, dossier Plan de redressement du SEITA , p. 6-7. 58

    Cette posture au sein de la direction du monopole des tabacs nest pas nouvelle, comme le note Jean -Nol Retire qui dcrit, pour le milieu du XIX

    e sicle : un monde domin par des principes, des valeurs, des usages

    qui trahissent, ds laube du Second Empire, la prsence exclusive des polytechniciens la tte de lentreprise.

    Univers de la norme, de la prvision, du contrle, de lvaluation, ladministration des tabacs devait anticiper, avec prs dun demi sicle davance, le processus de rationalisation de la production , in Une entreprise dEtat sculaire : les tabacs lexemple de la manu de Nantes (1857-1914) , Entreprises et Histoire, n6, 1994,

    p. 127.

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    de ltablissement pour en faire une entreprise, lie par contrat avec lEtat. Cette

    contractualisation mise en place dans des entreprises telles que la SNCF ou Air France, permettrait de dfinir des engagements prcis qui engageraient la responsabilit des dirigeants

    ce qui permettrait de rendre lentreprise efficiente. En 1980, le service change de forme juridique pour devenir la SEITA. La socit dexploitation industrielle du tabac et des allumettes na plus vocation tre sous la tutelle de lEtat et un tiers de son capital peut tre

    ouvert aux investisseurs privs59. Toutefois, les parlementaires sopposent la contractualisation de la relation entre lEtat et la SEITA. Le processus de privatisation est

    frein par la mobilisation des ouvriers de lentreprise et larrive de la gauche au pouvoir qui fait voter une loi pour que la puissance publique demeure seule actionnaire de lentreprise. Il faut attendre 1993 pour que le capital de lentreprise soit nouveau ouvert. En 1995, lEtat se

    dsengage du secteur conomique du tabac et transfre sa participation dans lentreprise au secteur priv. Entirement privatise, la SEITA est dsormais prise dans le jeu structurel de

    linternationalisation du march et de la concentration des entreprises. En 1999, elle fusionne avec Tabacalera, lancienne rgie espagnole des tabacs et devient Altadis. Huit ans aprs, le groupe britannique Imperial Tobacco les rachte.

    II. Vers une rationalit sanitaire ? La recomposition des formes dinterventions tatiques sur le march du tabac

    Le processus de privatisation des monopoles saccompagne dun engagement sanitaire de lEtat sur le march du tabac. A partir de la fin des annes 1970, une politique de lutte

    contre le tabagisme se met en place et permet au ministre de la Sant et du Budget de rorganiser ce march. Dans un premier temps, nous montrerons comment lEtat t ransforme ses modes dintervention en mobilisant la rationalit sanitaire (A.), pour comprendre en quoi

    cela lui permet de justifier le maintien du monopole de vente au dtail du tabac, seul monopole direct dune partie de son administration et de la fiscalit applique aux produits du

    tabac (B).

    A. La mdicalisation du march du tabac

    A partir des annes 1970, le tabac entre dans le champ de la gestion des risques

    sanitaires. La construction de ce problme public a t tudie par Jean-Gustave Padioleau qui analyse la loi relative la lutte contre le tabagisme de 1976 dite loi Veil 60 (1.), et par Luc Berlivet qui revient sur cette premire loi et prolonge sa recherche la loi relative la lutte

    contre le tabagisme et lalcoolisme de 1991, communment appele loi Evin 61 (2.). Ces travaux mettent en vidence la manire dont le tabac a t progressivement problmatis

    comme un risque pour la sant publique et est devenu un domaine investi par des professionnels et des institutions tatiques de la sant travers deux types de mesures : des

    59

    Par analogie sur lvolution du monopole postal, Muriel Le Roux (dir.), Histoire de la Poste, de

    ladministration lentreprise, Paris, Edit ion Rue dUlm/Presses de lEco le Normale Suprieure , 2002 ; Emmanuel de la Burgade, Olivier Roblain, (dir.), Bougez avec la Poste. Les coulisses dune modernisation , Paris, La Dispute, 2006. 60

    Jean-Gustave Padioleau, La lutte contre le tabagisme : action polit ique et rgulation tatique de la vie

    quotidienne , Revue Franaise de Science Politique, vol. 27, n6, 1977, p. 932-959. 61

    Luc Berlivet, Une sant risques. Laction publique de lutte contre lalcoolisme et le tabagisme en France

    (1954-1999), thse pour le doctorat de science politique, Universit Rennes I, 2000.

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    mesures lgislatives de restriction de la publicit et des lieux de consommation du produit

    ainsi que des mesures de prvention et dinformation sur ses dangers62.

    1) La loi Veil ou lentre du Ministre de la Sant dans la gestion du march du tabac La loi Veil est dcrite par Luc Berlivet comme un coup symbolique qui na pourtant

    pas transform la gestion de ce march, mme si le ministre de la Sant sest impos comme

    un nouvel acteur de cette politique sectorielle. Tout comme Jean-Gustave Padioleau, il dmontre que cette loi nmerge pas de la mobilisation dentrepreneurs de cause, mais du rle

    moteur de la ministre de la Sant et des membres de son cabinet dans la construction de la situation comme problmatique et dans sa mise sur lagenda politique. Suite au vote de la loi sur lInterruption Volontaire de Grossesse (IVG), Simone Veil veut

    exister autrement politiquement. Alors quelle avait dans un premier temps rejet lide de se saisir de la question du tabac, peine la loi sur lIVG vote, elle investit ce terrain. Introduire

    un projet qui vise protger la vie permet de faire apparatre laction du ministre et la loi sur lIVG comme une forme de protection de la vie des femmes contre les dangers de lavortement clandestin et non pas comme une suppression de la vie. Pour ne pas susciter les

    oppositions vives quelle a connues prcdemment63, Simone Veil prend en compte les intrts de la filire tabacole franaise. Elle naffiche pas une volont de rduction de la

    consommation de tabac mais seulement une stabilisation des ventes. Son but ne soppose donc pas aux proccupations du ministre des Finances qui souhaite prserver les ressources gnres par lactivit du Service dExploitation Industrielle des Tabacs et des Allumettes (le

    SEITA) et par la fiscalit du tabac. Par ailleurs, le projet entend limiter la publicit sur les produits du tabac dans le but de ne plus inciter de nouveaux individus sa consommation, en

    particulier les jeunes. Alors que depuis quelques semaines le monopole tatique dimportation na plus cours en France, par suite des engagements pris envers la Communaut Economique Europenne (CEE), cette mesure est perue comme une aubaine par le SEITA. La limitation

    de la publicit est analyse par ltablissement public comme une dcision qui handicape les firmes trangres sur le march franais. Ne disposant pas de toutes les possibilits

    publicitaires, ces acteurs auraient plus de difficults faire connatre leurs marques en France, ce qui permettrait au SEITA de maintenir de fait sa position monopolistique. Pour maximiser les chances de succs de ce projet, le cabinet de la ministre labore un travail de relations

    publiques et publicise les dangers du tabagisme partir des donnes mdicales produites par des chercheurs en pidmiologie64. Cette activit doit faciliter la reprise par la presse des

    reprsentations mdicales de ce problme par la force argumentative de lexpertise. La dimension probabiliste de lpidmiologie est alors te, au profit dune forme dterministe de la relation entre le tabac et la baisse de lesprance de vie, reprise par les mdias. Ces

    derniers jouent un rle de courtage de la lgitimit de la fonction protectrice de lEtat face un produit nocif. Si, en pratique, par ses dtournements et par une application dfaillante, la

    loi Veil peut tre analyse comme un chec, elle nen demeure pas moins une russite, un coup symbolique en ce qui concerne la problmatisation en risque sanitaire du tabac qui simpose dsormais comme une catgorie centrale dapprhension de ce produit.

    62

    Luc Berlivet, chapitre 5 La guerre des images. Les grandes campagnes dducation pour la sant , op. cit, p. 672-734. 63

    Jean-Gustave Padioleau, La lutte politique quotidienne : caractristiques et rgulations de lagenda politique. Lexemple de linterruption de grossesse in, LEtat au concret, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 23-47. 64

    Sur la construction de cette discipline, voir la premire partie de la thse de Luc Berlivet, op. cit.

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    2) Les objectifs contradictoires des acteurs publics : les dbats sur la loi Evin

    La dynamique de mdicalisation du secteur du tabac sest dabord accomplie de manire circonscrite et sans susciter lopposition des acteurs de la filire tabacole, avant de gnrer des

    luttes de dfinition et de problmatisation mobilisant des reprsentations du tabac diffrentes, qui correspondent des objectifs contradictoires en terme de gestion de ce march. Le processus de construction de la loi Evin modifie durablement les acteurs lgitimes

    intervenir dans laction publique. Son initiative mane de laction conjointe de cinq professeurs de mdecine et du ministre de la Sant. A la fin des annes 1980, cinq hospitalo-

    universitaires imposent la question du tabagisme et de lalcoolisme dans le dbat public : Claude Got, Professeur spcialiste en anatomie et cytologie pathologique la facult de Paris-Ouest et chef de service lhpital Ambroise Par de Boulogne Billancourt, Albert Hirsch,

    Professeur de pneumologie l'Universit Paris VII et chef de service l'hpital Saint-Louis, Grard Dubois, Professeur de sant publique aux universits de Lille puis d'Amiens et chef de

    service dans les Centres Hospitaliers Universitaires de ces deux villes, Franois Grmy, Professeur de sant publique l'Universit de Montpellier, qui participe linstitutionnalisation de lpidmiologie en France, et enfin, Maurice Tubiana, Professeur de

    radiologie et de cancrologie l'Universit Paris-Sud et ancien directeur de l'Institut de cancrologie Gustave Roussy qui avait sensibilis Simone Veil la question du tabagisme.

    Ces acteurs, dont les dispositions lengagement politique sont retraces dans ltude de Luc Berlivet, se runissent pour agir sur ces deux problmes publics, lalcoolisme et le tabagisme qui, mis ensemble, leur semblent pouvoir intresser le ministre sur une politique large de

    sant publique. Cette action des cinq sages , comme la presse les dnomme, voit le jour alors que la sant publique est une discipline jeune et domine dans lunivers mdical. De

    manire analogue, le secteur de la sant occupe une position relativement faible dans le champ politico-administratif. La direction gnrale de la sant possde peu deffectif, connat un fort turn-over et ses postes de direction sont peu priss. La commission des affaires

    sociales, laquelle se rattache la sant publique, se situe en bas de la hirarchie parlementaire et nest principalement compose que de nouveaux dputs65. Pourtant, limportance de la

    mobilisation dacteurs mdicaux et lintrt port ce sujet par le ministre de la Sant, permettent dimposer de nouvelles mesures contre le tabagisme et redfinissent la configuration dacteurs investis sur la gestion du march du tabac. Le volet tabagisme du

    projet de loi est impuls par Albert Hirsch. Au milieu des annes 1980, en sa qualit de pneumologue, il est invit participer un groupe de collecte dinformations sur le

    tabagisme, co-organis par la Direction Gnrale de la Sant (DGS) et lInstitut National de la Sant Et de la Recherche Mdicale (INSERM). En 1986, dans le cadre du dixime anniversaire de la loi Veil, le directeur gnral de la sant lui donne pour mission de

    coordonner un groupe de travail et de faire un rapport de synthse sur la lutte contre le tabagisme. Suite ce travail, la ministre de la Sant, Michle Barzach, ne rpond pas aux

    propositions dAlbert Hirsch pour intensifier cette politique. Face cette situat ion, avec le groupe des cinq, il tente dintresser les mdias ce problme public et ainsi forcer lattention des autorits administratives et politiques. Ils publient des communiqus de presse, prennent

    la parole et, en 1988, dans le cadre de la campagne lectorale pour les lections prsidentielles, ils interpellent les candidats sur leur politique de lutte contre le tabagisme et

    lalcoolisme, sans pour autant parvenir imposer ce thme dans le dbat public. Suite la victoire de Franois Mitterrand, Claude Evin prend la tte du ministre de la Sant et contacte ces acteurs. Selon Luc Berlivet, Claude Evin souhaite dvelopper une action de sant publique

    ambitieuse correspondant limage quil se donne dun acteur politique actif et volontariste.

    65

    Cette position du secteur de la Sant prsente tous les stigmates dune administration faible selon lanalyse de Thomas Alam, Quand la vache folle retrouve son champ. Une comparaison transnationale de la remise en

    ordre dun secteur daction publique, thse pour le doctorat de science politique, Lille 2, 2007, p. 263-289.

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    En mai 1989, les cinq hommes lui remettent un rapport. Leurs propositions sur le tabagisme

    visent rduire la publicit sur le tabac, augmenter les prix, protger les non-fumeurs exposs au tabagisme dans les lieux clos ainsi qu dvelopper la politique de prvention et

    dducation la sant initie par la loi Veil. La situation politique peu favorable, avec une majorit relative du Parti Socialiste au Parlement et lexacerbation des oppositions entre les rocardiens et les mitterrandistes, nautorise pas le ministre investir un dossier sur lequel les

    contestations de ses pairs peuvent tre vives. Albert Hirsch et ses compagnons utilisent alors les mdias pour publiciser leurs propositions. En janvier 1990, ils obtiennent, entre autres, un

    article dans le journal La Croix, accompagn dun sondage dmontrant lapprobation par lopinion publique des mesures proposes. En mars, avec laccord du Premier ministre, en partie sous cette contrainte mdiatique, Claude Evin prsente un projet de loi de sant

    publique en Conseil des ministres. Il reprend les propositions de limitation de la publicit sur le tabac, dinstauration de campagnes de prvention et daugmentation des prix du tabac.

    Cette dernire mesure, qui doit limiter la consommation, est rendue poss ible par la sortie du tabac de lindice des prix. De ce fait, le risque dinflation qui avait t un lment majeur pour que Simone Veil ne limpose pas plus de dix ans auparavant disparat. Toutefois, le projet

    suscite la contestation de diffrents ministres en charge des secteurs de lalcool et du tabac. Parmi eux, le ministre du Budget Michel Charasse nhsite pas prendre la parole dans la

    presse pour remettre en cause la lgitimit de lEtat intervenir sur des questions dordre individuel. Le Premier ministre arbitre le conflit en attribuant lexclusivit du droit de parole et daction sur le projet de loi Claude Evin. Par consquent, la mobilisation des relais

    tatiques des acteurs de la filire tabacole, notamment ceux de la SEITA en cours de privatisation, est peu efficace. Une forte asymtrie spare dsormais les acteurs sociaux

    intervenant dans la production de cette action publique. Face cette configuration, la SEITA, les cultivateurs et les dbitants de tabac centrent leur activit sur les relations publiques auprs des parlementaires. Celles-ci savrent peu efficaces et largement barres par lexamen en

    urgence du projet de loi. Toutefois, leur principal argument qui est que la loi porte atteinte aux liberts individuelles des fumeurs et leur libert dentreprendre est relay par soixante

    dputs travers la saisine du Conseil Constitutionnel. Cette action est nanmoins rejete et la loi simpose. La Loi Veil et la loi Evin mettent en vidence le rle que continue de jouer lEtat sur le

    march du tabac par des mesures de rgulation des conduites corporelles et de protection de la collectivit contre un flau sanitaire menaant sa vie 66. Pour autant, il semble que ce ne soit

    plus le savoir conomique qui justifie lintervention de lEtat et dacteurs privs, mais le savoir mdical, ce qui reconfigure partiellement les acteurs tatiques et non-tatiques lgitiment intervenir sur le march du tabac. Si le ministre de la Sant et les acteurs

    mdicaux jouent un rle central, le ministre du Budget et les acteurs de la filire tabacole sont toutefois toujours fortement prsents dans la gestion du march.

    B. La sant publique comme mode de justification de la politique fiscale sur le tabac

    Dans le giron de ladministration des impts, la vente au dtail du tabac par les dbitants chappe la dmonopolisation et la privatisation. Si comme les autres monopoles des tabacs

    elle fut attaque, les agents de ladministration fiscale ne partagent pas les reprsentations des dirigeants de la SEITA et luttent contre la dpossession de leur tutelle sur la vente au dtail. La qualification fiscale puis nocive du produit alimente leur rhtorique.

    La vente du tabac au dtail est assure par les dbitants de tabac, prposs dadministration sous la tutelle du ministre du Budget. La structuration tatique du march de la vente au

    66

    Sur cette question, Didier Fassin, Lespace politique de la sant, Paris, Presses Universitaires de France,

    1996 ; Luc Berlivet, Mdicalisation , Genses , n82, vol.1, 2011, p. 2-6.

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    dtail du tabac confre la profession de dbitant une place et un rle dtermin. Afin de

    rpondre aux exigences de la conduite de la politique conomique du secteur et de dsamo rcer le potentiel perturbateur du groupe vis--vis des dcisions adoptes, des relations troites se

    tissent entre ladministration et le syndicat professionnel67. Linstitutionnalisation de lUnion des grants de bureau de tabac, devenue la Confdration des dbitants de tabac de France en 1926, ne peut se comprendre sans un regard attentif lutilisation que ladministration fait de

    ce corps intermdiaire68. Le groupe professionnel reprsent se construit avec la puissance publique, de manire complexe, dans un impratif de gouvernabilit du secteur69. Rpondant

    conjointement aux besoins de la profession et du march, les reprsentants syndicaux participent la mise en place de structures conomiques pour soutenir laction des administrations en charge du monopole des tabacs et acquirent une position consultative

    dans la rglementation de la profession. Associe la dfinition et la mise en uvre des politiques concernant ses membres, lorganisation professionnelle obtient la monopolisation

    de la capacit parler au nom du groupe. Ensemble, la Confdration des dbitants de tabac et le ministre du Budget parviennent lgitimer leur rle respectif sur le march du tabac, mlant justification fiscale et sanitaire.

    La controverse la plus importante sur la question du maintien du monopole de vente au dtail voit le jour par laction dun entrepreneur priv, Edouard Leclerc. N en 1926, il a ouvert sa

    premire picerie en 1946 dans laquelle il commercialise des produits achets directement aux producteurs. Il milite pour le raccourcissement des circuits de distributions et la baisse des prix pour les consommateurs. A partir de 1954, il devient prsident du mouvement E. Leclerc

    qui rassemble plusieurs centres de distribution. Ds les annes 1970, il cherche systmatiquement briser les monopoles et prne la libralisation des secteurs protgs. Il

    sattaque aux marchs des carburants, des livres, des produits pharmaceutiques et partir de 1983 au tabac70. Edouard Leclerc affirme que les monopoles des tabacs sont contraires au Trait de Rome et proclame la future vente de tabac dans son rseau de distribution un prix

    de 25 30 % moins cher que dans les dbits de tabac. Dans un premier temps, il demande lEtat lobtention de licences dimportation. Cette requte est rejete par la direction gnrale

    des Impts et le ministre de lEconomie en 1983 et 1985 71. Dans un second temps, en 1986, il dpose une quinzaine de dossiers dagrment en qualit de dbitant de tabac. Cette demande suscite une forte mobilisation des dbitants de tabac qui sy opposent72. La direction de

    67

    Pour un phnomne analogue dans un autre groupe professionnel indpendant, Pierre Muller, Le technocrate

    et le paysan : essai sur la politique franaise de modernisation de lagriculture de 1945 nos jours , Paris, Editions de lAtelier, 1984 ; Pierre Coulomb et ali. (dir.), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la

    Fondation Nationale des Sciences Polit iques, 1990, Bertrand Hervieu, Nonna Mayer, Pierre Muller, Franois

    Purseigle, Jacques Rmy, Les mondes agricoles en politique, Paris, SciencesPo. Les Presses, 2010. 68

    Sur cette notion, voir entre autres Alain Chatriot, Claire Lemercier, Les corps intermdiaires , in Vincent

    Duclert, Christophe Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la Rpublique, Paris, Flammarion, 2007, p. 691-

    698. Pour des exemples historiques de corps intermdiaires, voir notamment, Alain Chatriot, La dmocratie

    sociale la franaise. Lexprience du Conseil national conomique 1924 -1940, Paris, La Dcouverte, 2002 ;

    Claire Lemercier, Un si discret pouvoir. op. cit. 69

    Pierre Rosanvallon, Le modle politique franais. La socit civile contre le jacobinisme de 1789 nos jours,

    Paris, Seuil, 2004. Voir galement, Steven Kaplan, Philippe Minard (dir.), La France, malade du corporatisme ?

    XVIIIe-XX

    e sicles, Paris, Belin, 2004.

    70 Frdric Carluer-Lossouarn, Leclerc, enqute sur un systme, Rennes, Bertrand Gobin, 2008. Laurence

    Chavane, Le Phnomne Leclerc, De Landerneau lan 2000 , Paris, Plon, 1986. Pour une action analogue de

    son frre Michel Leclerc sur le march des pompes funbres, Pas cale Trompette, op. cit., p. 87-90. 71

    Sur la veille et les actions exerces par les services de la SEITA, Arch ives SEITA-Altadis, fonds de la

    direction de la communication, cote 15J67, dossier la distribution (1954-1994) , Leclerc. Retombes presse

    1983-1985 et Leclerc. Relat ions avec la presse, septembre 1983 . 72

    Ibid., Confdration des dbitants de tabac de France, Y a-t-il un scandale des prix du tabac en France ? , Confrence de presse du 10 octobre 1983. Voir galement, Les facties de M. Leclerc , Le Losange, n9,

    octobre 1983, p. 15-16.

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    ladministration fiscale et le Premier ministre de lpoque Jacques Chirac arguent que ce

    monopole nest pas contraire la rglementation europenne et justifient lencadrement de la vente par la dangerosit du produit. Puisque le recours la rhtorique de la fiscalit nest plus

    suffisant, la prise de position symbolique sur la raison sanitaire est un moyen pour les acteurs de reproduire et de renforcer le systme tabli en le conformant des positions o lintervention de lEtat est perue comme lgitime. Ce cadre symbolique devient une

    ressource pour le ministre du Budget et la DGI dans la dfense du monopole de la vente au dtail du tabac. Les limitations de la mise en march de ce bien sont lgitimes par la menace

    sanitaire quil suscite73. Cette perception du monopole de vente au dtail est renforce par les recommandations de lOrganisation Mondiale de la Sant qui, dans larticle 7 de la convention cadre pour la lutte anti-tabagisme, suggre une restriction des points de vente de

    tabac :

    Chaque partie sefforce dadopter et dappliquer dautres mesures, y compris loctroi de licences, le cas chant, pour contrler ou rglementer la production et la distribution des produits du tabac afin de prvenir le commerce illicite.74

    Dans larne europenne, larrt Banchero de la Cour de Justice des Communauts

    Europennes du 14 dcembre 1995 renforce cette position en confirmant que le monopole de la vente au dtail ne droge pas aux principes du Trait de Rome, partir du moment o ce monopole saccompagne dun traitement impartial de lapprovisionnement et de la mise en

    vente des produits. Les positions de ces deux institutions internationales crdibilisent et lgitiment le fonctionnement du march du tabac en France. Pour lorganisation du monopole

    de vente au dtail du tabac, la construction europenne na eu comme seul effet notable le transfert des comptences en matire de droits indirects de la Direction Gnrale des Impts la Direction Gnrale des Douanes. Afin de mettre en conformit les attributions des

    administrations avec la directive du Conseil des communauts europennes n91-680 sur le systme commun de taxe, le dcret n92-1431 du 30 dcembre 1992 transfre les

    comptences en matire de contributions indirectes de la DGI la DGDDI Direction Gnrale des Douanes et des Droits Indirects. Par ailleurs, dans le cadre de la rforme de lEtat et des nouvelles mesures sur lefficacit de ses services, la loi organique n2001-692 du 1er aot

    2001 relative aux lois de finances, dite LOLF, et de la loi n2003-591 du 2 juillet 2003 habilitant le Gouvernement simplifier le droit, le monopole de vente au dtail a fait lobjet

    dune rcriture de ses textes juridiques visant la renforcer. Lors de cette formalisation, le directeur des douanes a mme eu recours au Conseil dEtat pour se prmunir contre une ventuelle dclaration dexception dillgalit :

    On a estim quon aurait une vritable plus-value en allant devant le Conseil

    dEtat et on ne regrette absolument pas parce quon a travaill avec le Conseil dEtat et, si nous-mmes on a travaill quasiment pendant un an sur lcriture du dcret, avec le Conseil dEtat on a une vritable articulation. [] Il a t utile un

    moment donn daller devant des spcialistes du droit, le Conseil dEtat, pour donner de la force et du poids au texte, dautant quon anticipe quil puisse y avoir

    dans le temps davantage de contentieux. Voil, donc a nous donnait un dcret vu par le Conseil dEtat. Un juge administratif aura plus de rserve balayer dun

    73

    Sur la manire dont les arguments moraux, quils soient scientifiques , relig ieux ou philosophiques, sont

    mobiliss pour restreindre le march, Margaret Radin, Contested Commodities. The trouble with trade in sex,

    children, body parts and other things, Harvard , Harvard University Press, 1996 ; Debra Satz, Why Some Things

    Should Not Be For Sale. The moral limits of markets, Oxford, Oxford University Press, 2010. 74

    Organisation mondiale de la sant, Convention cadre de lOMS pour la lutte anti-tabac, Genve, 2003, p. 15.

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    revers de main lexception dillgalit dun texte. Ca scurise juridiquement

    lorganisation du monopole.75

    Enfin et pour finir, rappelons que les mesures de lutte contre le tabagisme prises depuis une dcennie visent augmenter le prix du tabac par une politique de hausse de sa fiscalit. En 1999, Alfred Recours, dput socialiste de lEure, remet un rapport au Premier

    ministre sur la politique de sant et la fiscalit du tabac. Face ce qui est dcrit comme un flau sanitaire coteux76 , le rapport tablit, via des enqutes dopinion et une comparaison

    europenne, des liens entre le prix du tabac et sa consommation. Pour Alfred Recours, laugmentation rgulire et importante du prix du tabac est un levier daction77 pour lutter contre le tabagisme et il prconise une augmentation de 20% des prix. Lors de la campagne

    pour llection prsidentielle de 2002, les deux principaux candidats, Jacques Chirac et Lionel Jospin, se dclarent en faveur dune valuation de la loi Evin. Suite sa rlection, Jacques

    Chirac annonce que la lutte contre le cancer est un des grands chantiers78 de son quinquennat. En parallle, le ministre de la Sant veut augmenter les taxes sur le tabac de 15% ce qui prsente lavantage daccrotre les ressources de la scurit sociale et de dissuader

    la consommation du tabac, mesure mise en place au premier trimestre 2003. Renouveles plusieurs reprises lors de cette dcennie, ces augmentations saccompagnent daides aux

    dbitants de tabac qui leur permettent daugmenter leur rmunration. Elles mettent en vidence le rle, toujours prpondrant de lEtat, et surtout du ministre du Budget, dans le fonctionnement du secteur conomique du tabac.

    En tant que produit dinteractions complexes entre diffrents acteurs sociaux, la

    rgulation tatique du march du tabac est un compromis qui se construit dans des contextes conomiquement, culturellement et socialement situs. Selon les poques, des segments de la puissance publique soutiennent certains acteurs privs dont les demandes rencontrent des

    intrts administratifs, fiscaux et financiers de lEtat. Ces phnomnes dalliance objective marqus par lintrusion des catgories de lentendement conomique et sanitaire dans le

    champ politico-administratif montrent la fluidit des frontires entre les sphres publique et prive.

    75

    Ibid. 76

    Depuis le dbut des annes 1980, les conomistes tentent dtablir le cot social du tabac. Son calcul prend un nouvelle tournure en 1999 lorsque la Caisse Primaire dassurance malad ie de Saint-Nazaire sengage dans une

    action en justice visant infliger des sanctions financires aux producteurs de tabac pour le cot des maladies

    qui y sont associes et qui sont prises en charge par lassurance maladie. Pour une analyse de ce cot, voir les travaux des conomistes Pierre Kopp, Philippe Fenoglio, Le cot social des drogues licites (alcool et tabac) et

    illicites en France, OFDT, Paris, 2000. 77

    Rapport dAlfred Recours remis au premier Min istre en septembre 1999, Po lit ique de sant et fiscalit du tabac , p. 23. 78

    Discours du prsident de la Rpublique, 14 ju illet 2002.