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Synthèse du séminaire n°6 (première et deuxième années) Les poèmes en prose à la lumière des Fleurs du mal L’entreprise du Spleen de Paris nait des Fleurs du mal et sans doute aussi de la traduction des nouvelles d’Edgar Poe. Nous nous contenterons d’évoquer ici l’influence des poèmes versifiés dans la création des poèmes en prose et la relation qui s’instaure entre les deux ensembles de poèmes. Nous avons déjà remarqué dans le séminaire n°2, le recueil de poèmes en prose s’organise en relation avec les deux premières sections des Fleurs du mal. Plusieurs thèmes baudelairiens centraux se font échos et qu’on peut parler de véritable correspondance littéraire, d’« intratextualité » entre plusieurs poèmes. On s’attardera dans le cadre de ce séminaire, non à l’intertextualité traditionnelle qui se tisse entre différents poèmes, mais à un autre type d’intertextualité, celle qui s’organise autour de la naissance d’un poème en prose à partir d’un poème en vers. On assiste en effet à de véritables diptyques poétiques avec les poèmes baptisés Le Crépuscule du Soir ou L’Invitation au Voyage. Le cas du poème en prose La Belle Dorothée et de son rapport au poème versifié Bien loin d’ici (intégré à l’édition de 1868 des Fleurs du mal) est différent dans la mesure où le développement opéré par le poème en prose est tel que l’on ne peut pas le limiter à une réécriture du poème versifié. Le fait que les noms des deux poèmes soient distincts accentue encore cette aspect. Nous nous contenterons ici de l’étude des poèmes Le Crépuscule du Soir et L’Invitation au Voyage en les mettant en parallèle avec leurs parents versifiés tirés des Fleurs du mal. De la confrontation de ces poèmes, nous tirerons quelques conclusions décisives sur les spécificités du poème en prose baudelairien, et aussi, en négatif de sa poésie versifiée. Il est cependant nécessaire de faire un détour par la célèbre dédicace à Arsène Houssaye pour évoquer quelques idées formulées par le poète pour définir son nouveau projet poétique. Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fi l’interminable d’une intrigue superflue . Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.

Synthese du seminaire n°6

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Synthèse du séminaire n°6 (première et deuxième années)

Les poèmes en prose à la lumière des Fleurs du mal

L’entreprise du Spleen de Paris nait des Fleurs du mal et sans doute aussi de la traduction des nouvelles d’Edgar Poe. Nous nous contenterons d’évoquer ici l’influence des poèmes versifiés dans la création des poèmes en prose et la relation qui s’instaure entre les deux ensembles de poèmes. Nous avons déjà remarqué dans le séminaire n°2, le recueil de poèmes en prose s’organise en relation avec les deux premières sections des Fleurs du mal. Plusieurs thèmes baudelairiens centraux se font échos et qu’on peut parler de véritable correspondance littéraire, d’« intratextualité » entre plusieurs poèmes. On s’attardera dans le cadre de ce séminaire, non à l’intertextualité traditionnelle qui se tisse entre différents poèmes, mais à un autre type d’intertextualité, celle qui s’organise autour de la naissance d’un poème en prose à partir d’un poème en vers. On assiste en effet à de véritables diptyques poétiques avec les poèmes baptisés Le Crépuscule du Soir ou L’Invitation au Voyage. Le cas du poème en prose La Belle Dorothée et de son rapport au poème versifié Bien loin d’ici (intégré à l’édition de 1868 des Fleurs du mal) est différent dans la mesure où le développement opéré par le poème en prose est tel que l’on ne peut pas le limiter à une réécriture du poème versifié. Le fait que les noms des deux poèmes soient distincts accentue encore cette aspect. Nous nous contenterons ici de l’étude des poèmes Le Crépuscule du Soir et L’Invitation au Voyage en les mettant en parallèle avec leurs parents versifiés tirés des Fleurs du mal. De la confrontation de ces poèmes, nous tirerons quelques conclusions décisives sur les spécificités du poème en prose baudelairien, et aussi, en négatif de sa poésie versifiée. Il est cependant nécessaire de faire un détour par la célèbre dédicace à Arsène Houssaye pour évoquer quelques idées formulées par le poète pour définir son nouveau projet poétique. Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni

queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fi l’interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une

vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux

fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.

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A partir de l’évocation d’une expression populaire (« sans queue ni tête ») qui renvoie normalement à quelque chose d’insensé, le passage file une métaphore associant le recueil de poème en prose à l’idée du serpent et du vers. Puisque « tout y est à la fois tête et queue » est d’abord une comparaison et une opposition au Fleurs du mal (dont Baudelaire écrit vouloir qu’on lui reconnaisse un début et un fin) mais cette image serpentine justifie également une opposition à la prose romanesque (« l’interminable d’une intrigue superflue »). L’image du vers émerge implicitement, d’une part en ce qu’il ne se différencie pas toujours du serpent (ainsi un même mot en anglais les désignent tous les deux, le terme worm, mot central dans le lexique poétique d’Edgar Poe) et d’autre part à travers l’exemple que cite Baudelaire : « Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part ». Cette caractéristique est propre au vers et non au serpent. Enfin la phrase finale du passage est volontairement ambiguë : oser « dédier le serpent tout entier » connote immédiatement le projet d’immoralité. « Vertèbre » , « fragments » , « tronçons » sont les termes utilisés pour évoquer les poèmes : les trois montrent encore qu’il reste question d’architecture dans ce projet quoique d’une manière très différente des Fleurs du mal. J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard

de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. Claude Pichois invite à relativiser l’influence de Gaspard de la Nuit sur les poèmes en prose baudelairiens. Rien de surprenant à cela. Le choix d’une sorte de « parrain » de l’œuvre poétique est chez Baudelaire ambigu des le départ : l’admiration sincère du poète pour Gautier, dédicataire des Fleurs du mal, n’empêche pas le caractère tout relatif, voir très pauvre de l’influence de la poésie parnassienne sur le recueil de Baudelaire. Les dédicaces de poèmes à Victor Hugo ou Maxime Du Camp ne sont pas moins ambigus - tant la verve polémique est présente dans les poèmes en question. On ne sera donc pas étonné de la cohabitation d’une telle dédicace et d’une presque absence d’influence d’Aloysius Bertrand sur Le Spleen de Paris. On notera cependant que faute d’influence, on peut parler d’idée, de source d’inspiration pour Gaspard de la Nuit

(« l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue »). Mais immédiatement le projet baudelairien se sépare de son modèle (« et d’appliquer à la description de la vie moderne ») pour rejoindre ces thématiques de toujours. La précision qu’il s’agit d’une vie moderne est tout aussi typiquement baudelairienne, et souligne insidieusement qu’il s’agit moins de faire le tableau de la modernité (ce qui irait dans le sens d‘un littérature du progrès que Baudelaire condamne), que d’une vie aux prises avec les affres de la modernité, et d’un poète qui doit tirer de ces affres des textes de valeur. Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? Un point notable est ici le choix de l’expression prose poétique par Baudelaire. Cette

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expression - qu’on aurait tendance à utiliser généralement pour désigner moins un véritable poème qu’une œuvre de prose (notamment romanesque) parfumée - coexiste avec celle de poème en prose, formulée dans le titre du recueil. L’étude des œuvres critiques de Baudelaire nous a déjà permis de voir que la poésie est à ces yeux moins une substance définie par le vers, que le fond suprême et authentique de l’art en général - les termes dans lesquels il évoque Delacroix témoignent tout à fait dans ce sens, son rapport à la prose de Poe également. Enfin, la confrontation de l’écriture d’un essai comme les Paradis Artificiels (le sous-titre « Le poème du Haschich » souligne cette idée) avec le Spleen de Paris renforce cette idée - Claude Pichois écrit d’ailleurs à ce propos : « Par leur lyrisme profond et contenu, ils [Les

Paradis Artificiels] sont, surtout dans la seconde partie, comme un grand poème en prose ». Ainsi le vers est moins primordiale qu’autre chose. Peut-être une musique adaptée à la complexité du monde et de la vie - à laquelle la prose poétique pourrait, mieux que le vers, parvenir. Le poème en prose se définirait donc comme une musique, paradoxale dans son essence, non parce qu’elle se veut sans rimes, mais sans rythme - condition sine qua none de toute musique au sens propre, dans la mesure où tout travail harmonique ou mélodique sans rythme, ne produit pas de musique. Paradoxale, la prose poétique l’est encore en ce qu’elle doit être à la fois souple et heurtée. A ceux qui voyaient La Beauté comme l’art poétique baudelairien et un art poétique qui refuse le mouvement, cette dédicace est un déni flagrant de cette idée : le poème en prose se caractérise avant tout par des mouvements, idée trois fois répétée sous diverses formes : «mouvements lyriques de l’âme » / « ondulations de la rêverie » / « soubresauts de la conscience » On peut probablement considérer que les deuxièmes et troisièmes types de mouvements procèdent du premier qui les englobent l’un et l’autre . Le type de mouvement est liée au lieu d’émission du poème : à l’harmonie de la rêverie que suggère l’idée d’ondulation succède au contraire la dysharmonie de la conscience. C’est, plus encore que dans la peinture de la ville (qui n’est au fond qu’un prétexte), dans cette violence des mouvement poétiques de la conscience que se situe l’aspect moderne du poème en prose chez Baudelaire. Ce qui n’est pas le cas chez Aloysius Bertrand. Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m’ait pas porté bonheur. Sitôt que j’eus commencé

le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que Je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.

Il est difficile d’interpréter ce passage dans la mesure où un forme de fausse modestie y coïncide sans doute avec un réel sentiment d’échec. Le fait que le recueil soit publié de manière posthume suggère cette insatisfaction du poète, mais le caractère posthume de l’œuvre est néanmoins tout relatif dans la mesure où la quasi-totalité des poèmes composant le Spleen de Paris ont été publiés en revue du vivant de Baudelaire, parfois dans plusieurs revues à des dates distinctes. Le nombre de cinquante poèmes montre une volonté d’unité qui rejoint celle de la première édition des Fleurs du mal (cent poèmes). Une des questions majeures qui émerge de cette dédicace à Arsène Houssaye et qui doit guider l’analyse des poèmes en prose baudelairiens (notamment ceux qu’on va étudier

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maintenant) est la suivante : en quoi la poésie des Fleurs du mal ne s’adapte pas « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » alors que Le Spleen de Paris y parviendrait au moins partiellement, ou disons, tracerait le chemin de cette adaptation? ***********

I) Le Crépuscule du Soir Le poème rimé des Fleurs du mal n’était à l’origine qu’une partie d’un diptyque formé avec le Crépuscule du Matin, poème dont il fut séparé dans l‘organisation du recueil, mais qui garde avec lui une relation particulière. Composé entre septembre 1851 et janvier 1852 autour des thèmes respectifs de l’esthétique nocturne de la ville et d’une spiritualité quoique négative le poème versifié possède une structure dont on interrogera les échos et différences dans le poème en prose. Il commence par un premier quatrain dont la fonction d’exposition est marquée. La strophe suivante est celle qui constitue le cœur du poème. Elle se subdivise en deux parties à la tonalité et à la thématique distincte : dans un premier temps, celui des vers 5 à 10, la nuit est présentée à l’aide d’un présent gnomique comme la récompense, le repos des vertueux (savants, ouvriers) ainsi que des esprits torturés - auxquels on est inévitablement enclin à inclure le poète, particulièrement à la lumière de poèmes tels que La Fin de la Journée; la deuxième partie de la strophe s’amorce en opposition à ce premier mouvement, au vers 11 à la fois syntaxiquement (« Cependant » …) et thématiquement (« des démons malsains… ») et s’achève à la fin de la strophe au vers 28. Sa longueur tout à fait remarquable par rapport à la première partie, s’explique en ce qu’elle évoque l’objet central du poème : un véritable tableau parisien - tableau de la vie nocturne du vice dans la grande ville. Il y a bien ici tableau au sens de fresque avec l’aspect foisonnant et multiforme de la population décrite - à la prostitution personnifiée en un réverbère - elle « s’allume » - (qui inspirera sans doute à Mallarmé l’image centrale du Tombeau de Charles Baudelaire), s’ajoute progressivement les lieux des nuits parisiennes : c’est tout d’abord les coulisses de restaurants, les cuisines (v. 21), puis le monde des théâtres et des orchestres (v. 22) tous ces univers actualisés par des verbes qui file une isotopie de la frénésie infernale : siffler, glapir, ronfler… Le vers suivant ouvre une porte sur une activité encore plus clairement marquée par le vice : celle des jeux d’argent. On a donc clairement ici une gradation, orchestrée très sciemment. Après cette succession de divers microcosmes, la voix poétique se resserre autour de celui des jeux (« tables d’hôte ») pour en présenter la faune : catins, escrocs, complices voleurs… C’est dans cette seconde section de la strophe que l’on assiste ici au sens propre à un « tableau parisien », dans le sens de fresque. La focalisation poétique continue, se posant sur les voleurs, seuls à avoir droit à un quatrain complet de description dont la rémunération est présentée sous le jour commun du travail (v. 28 « pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses »). La strophe suivante est un huitain qui cherche à manifester un recul dans la vision après cette focalisation (v. 29 « recueille-toi », v. 30 « ferme ton oreille »), mise à distance

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déjà marquée par le retour des signes de l’énonciation poétique (« mon âme »), énonciation où l’émetteur est également récepteur et par l’alinéa qui le sépare du tableau de la vie parisienne nocturne. Le recueillement en question propose un déplacement, opérant une véritable dichotomie avec la vie grouillante de la strophe précédente - il n’est plus question ici du vice, mais des malades mourants (v. 32-34). Enfin, un distique se détache pour conclure le poème avec moins une valeur de morale que de chute, telle qu’on peut la trouver également dans les sonnets. La fonction de ce distique est notamment de discréditer rétrospectivement toute valeur autre que purement formelle à la « soupe parfumée et au « coin du feu » des vers précédents. Le poème en prose décrit lui aussi une vie nocturne citadine et le rapport différent du poète à la nuit, mais il s‘écarte du poème versifié par bien des aspects. Il se présente en neuf paragraphes dont l’organisation tout en étant distincte de celle du poème en vers, trouve un certain nombre d’échos et de différences significatives. Le premier des neuf paragraphe a, comme dans le poème en vers, un rôle d’exposition évident, mis en valeur par la phrase courte qui l’ouvre et la description qui suit. Cependant, le deuxième paragraphe formule immédiatement une distanciation qui, quoique sensible dans la première partie du poème en vers n’est formulée que dans la troisième et avant-dernière strophe, juste avant le distique final. Ici au contraire, la voix poétique est présentée avant même la vie nocturne (« mon balcon » puis « un grand hurlement »). La distanciation est géographiquement matérialisée par la montagne et le balcon qui contribuent à cette symbolique de l’isolement poétique vis-à-vis de la foule. La position de la voix et du regard poétique semble être celle d’un isolement faisant écho à celui de l’hospice tout en s’y opposant puisque la ville apparait à distance en contrebas (« contemplant le repos de l’immense vallée ») et l’hospice en hauteur (« […] ululation nous arrive du noir hospice perché sur la montagne »; « je puis, quand le vent souffle de là-haut »). La musique paradoxale des poèmes en prose que prétendait rechercher la préface prend vie dans ce poème : les « cris discordants » deviennent par l’espace, mais aussi par le travail poétique, une « lugubre harmonie » : la discordance est sémantiquement antithétique de l’harmonie, mais ce paradoxe ne dérange pas le poème - au contraire, il le lance. Cette idée est répétée au paragraphe suivant avec l’expression des « harmonies de l’enfer ». Dans le troisième paragraphe, on retrouve un autre paradoxe remarquable : comment des maisons associées à une parole de paix et de joie peuvent-elles donner à la vallée un adjectif de l’ordre de l’agression tel que « hérissée »? Sinon par le dégoût de cette joie et de cette paix qui ne sont pas partagée par tous? Le thème du sabbat, l’isolement de l’hospice dans la montagne, tout concourt à la création d’un décor d’univers fantastique semblable à celui des nouvelles de Poe que traduit Baudelaire - la profusion d’adjectifs modalisants est également une caractéristique stylistique fréquente de Poe qu’on retrouve ici (sinistre ululation, vallée hérissée de maisons, jour taquin, noir présent…). L’inspiration commune du poème versifié et du poème en prose est remarquable non simplement dans la reprise d’une vague trame narrative commune. Un lexique commun se dégage des deux textes, mêmes lorsqu’il est traité d’une manière très différente - l’hospice de la montagne du poème en prose rappelant inévitablement l’hôpital du poème versifié. Les cris discordants et la sinistre ululation renvoient au rugissement du poème en vers (v. 30).

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L’ouverture du quatrième paragraphe fait écho au premier avec, là aussi une phrase simple, mais utilisant ici un présent à valeur gnomique. « Le crépuscule excite les fous » : c’est à partir de cette constatation péremptoire que s’ouvre la partie narrative du poème (dont le développement est certes tout relatif vis-à-vis de nombreux poèmes, bien plus narratifs encore du Spleen de Paris). C’est ici qu’on trouve la différence fondamentale entre les deux poèmes : quand le premier comme on l’a dit se veut un tableau, une fresque, le second, grâce aux atouts de la prose poétique peut prolonger la focalisation à peine entrevue dans le poème versifié. Deux vies de fous viennent justifier l’affirmation sur trois paragraphes (du quatrième au sixième) et cette double anecdote est placée structurellement au cœur du poème - caractéristique très fréquente du poème en prose baudelairien. De cette caractéristique nait notamment une proximité fréquente avec la Fable. Nombre de poèmes du Spleen de Paris

sont en quelques sortes des fables décalées, dues à la présence d’une morale explicite et souvent ironique - leur caractère poétique ressort souvent de ce décalage. Ce n’est pas le cas du Crépuscule du Soir où n’apparaît aucune morale, mais la dernière partie apparait néanmoins bel et bien en commentaire des exemples narratifs. La dimension musicale du poème fait parfois mentir Baudelaire car rythme et rimes, même approximatifs se ressentent à nouveau, par instants (« L’autre, un ambitieux blessé, devenait, à mesure que le jour baissait […] »), mais en gardant la souplesse revendiquée par une profonde liberté d’apparition. Le pivot le plus important du texte est situé à la fin des trois paragraphes en question : « La nuit, qui mettait ses ténèbres dans leur esprit, fait la lumière dans le mien ». Cette opposition, qui ouvre la partie finale du poème en prose ne se retrouve pas dans le poème versifié, mais prépare un écho à un autre poème des Fleurs du mal. Un point rare chez Baudelaire est que cette opposition n’est pas associé ici a un mépris : les deux fous nocturnes sont des amis du poètes (« j’ai eu deux amis… ») : et qu’on regarde en détail, la folie du premier au moins a la sympathie du poète : voir un insultant hiéroglyphe dans un excellent poulet procède d’un même choix de solitude existentielle que celle du poète - on peut donc considérer que cette opposition nait d’une gradation dans la solitude et le dégoût du monde : à l’acte asocial suit, dans un plus haut degré de solitude le détachement complet, celui du goût de la nuit et, à travers elle, de la mort. Le septième paragraphe, s’ouvre par un écho très clair du poème La Fin de la journée

: « O nuit! Ô rafraîchissantes ténèbres! » reprend le dernier vers du sonnet en question. C’est à partir de là que la voix poétique se libère de l’anecdotique qui lui sert d’introduction. Une poétique de la ville nocturne, devenant mythique est évidente : « Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté! ». Ici la capitale ne saurait être un Paris autre que mythique (la présence de la montagne qui la surplombe au début du poème en est une preuve les attributs mythique des mots que nous soulignons ne sont pas moins clairs). Mais plus encore que cette poétique particulière. La première partie de la phrase « dans la solitude des plaines » s’oppose sémantiquement à la ville décrite ensuite mais la rejoint dans une bénédiction nocturne qui apaise la dichotomie nature/culture généralement si prégnante chez Baudelaire. Le huitième paragraphe découvre une thématique de la sensualité nocturne (« Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre! ») qui s’amplifiera pour prendre un caractère clairement sexuel dans le paragraphe suivant qui clôt le poème : « On dirait encore une de ces

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robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les

splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux

passé ». Un champ sémantique de couleurs avec une évidente valeur méliorative (sauf pour « noir présent ») apparait dans cette dernière partie du poème (« lueurs roses », « rouge opaque », « étoiles vacillantes d’or et d’argent ») : c’est que la nuit rehausse le monde par les « feux de la fantaisie ». On peut entrevoir des correspondances implicites : les lueurs roses associées implicitement au bleu de la nuit rappellent les deux couleurs fondamentales de la rêverie baudelairienne (cf. le poème en prose La chambre double). II) L’invitation au voyage Le poème en prose publié sous ce nom est bien moins célèbre que son équivalent versifié. Il n’est pourtant, à notre sens presque aussi réussi que son jumeau et à par certains points le surpasse. Sa publication date du 24 août 1857 dans la revue Le Présent, et est postérieur au poème versifié dont la date de composition est probablement à mettre aux alentours du début de l’année 1848. Le poème versifié sera publié en 1855 dans la Revue des

Deux Mondes. Comme pour l’étude précédente, nous procéderons à une analyse rapide de la structure du poème versifié avant l’analyse du poème en prose propre. C’est un poème en trois strophes intercalées d’un refrain. Chaque strophe est composée de 12 vers formée d’une succession de quatre tercets dont les deux premiers vers sont des pentamètres et le troisième un heptasyllabe. La forme est donc du type de la chanson. Les spécialistes le rattache au cycle des poèmes dédiés à l’actrice Marie Daubrun. C’est un point significatif, car nous verrons que le poème en prose malgré une origine commune ne semble pas appartenir à ce cycle. Le rythme impair et l’alternance des mètres donne une grande musicalité et une grande légèreté au poème. La première strophe évoque un pays idéal lié à l’amour - il s’agit d’une adéquation entre lieu de vie et femme aimée (« pays qui te ressemble »). Cette strophe est la seule qui laisse entrevoir clairement un piège dans cet peinture de l’Idéal à travers le syntagme « traitres yeux ». La suivante rappelle une fois de plus le thème baudelairien de la Chambre Double : adéquation entre la chambre et l’intériorité de l’âme. On remarque donc une progression géographique, le lieu de vie idéal, rétréci, gagne en précision. La troisième et dernière strophe éclaire le paradoxe installé entre le titre et les deux première strophes : pourquoi n’invite-t-on pas au voyage, comme l’engageait le titre du poème, mais à rêver sur un lieu défini comme idéal (contenant donc une idée sédentaire s’opposant au mouvement intrinsèque à l’idée de voyage)? Parce que le voyage offre une perspective, une profondeur au poème plutôt que son centre. Indirectement (vers 31-34), le poème nous dit que c’est le sentiment, la pensée des voyages possibles qui rend le lieu vivable. De plus le lieu est magnifié par la longueur des voyages convergeant vers lui. La ville à canaux (qui aurait pu être une simple rêverie au v. 29, mais le v. 37 vient appuyer ce thème) est propre à suggérer ses voyages - on ne précise pas si elle est italienne hollandaise ou russe : ça n’a aucune importance car, encore une fois il s’agit d’une ville mythique.

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C’est surtout le refrain, très célèbre, qui trouve de nombreux échos dans le poème en prose correspondant comme on le verra un peu plus loin. On notera qu’a priori l’ordre et le calme s’oppose à la turbulence du voyage, ce qui vient appuyer l’aspect volontairement déceptif du titre. Peu d’images dans ce poème hormis la personnification des vaisseaux « dont l’humeur est vagabonde » qui peut également être vue comme une forme de synecdoque, le cliché de l’or que dépose le soleil (rehaussé par l’évocation de la hyacinthe qui connote le sacré par l’association implicite aux couleurs liturgiques) et la métaphore filée de la femme/paysage dans la première strophe. Pour l’or et l’hyacinthe on évoquera les vers du deuxième projet d’épilogue pour les Fleurs du mal : « Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe » qui corrobore l’existence d’une symbolique baudelairienne propre à cette association. Le poème en prose est pour sa part organisé comme suit. Le premier et le second paragraphe évoque anaphoriquement un « pays de Cocagne » qui renvoie à un irréel géographique pouvant apparemment rejoindre le pays du poème en vers. Pourtant la précision de Cocagne accentue la précision de l’imaginaire, et l’une des fonctions du poème en prose sera justement à bien des égards une accentuation descriptive de l’univers poétique de ce pays que lui permet sa forme, sans tomber dans les longueurs souvent propre à la description versifiée trop précise. Le second paragraphe reprend le terme de luxe du refrain du poème en vers et développe également l’idée de calme avec le terme « tranquille » - on assiste en quelques sortes à ce qu’on pourrait appeler par une métaphore musicale une variation sur le thème d’ « Invitation au Voyage ». Le poème un peu plus loin reprendra l’idée musicale. Le troisième paragraphe évoque le thème central du poème : la « nostalgie d’un pays qu’on ignore » . L’écho au poème versifié est ici très marqué - « c’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir » apparaît encore comme une variation sur les vers 3 à 5 du premier poème : D’aller là-bas vivre ensemble! Aimer à loisir, Aimer et mourir Dans cette variation l’accent est mis sur le pays, el thème de l’amour à disparu, même s’il renaîtra, plus baroque que jamais dans la dernière partie du poème. Les paragraphe 4 et 5 désignent une réconciliation avec le temps d’abord liée à la musique dont la particularité est bien « d’allonger les heures par l’infini des sensations ». L’Invitation à la valse de Weber est évoquée et on peut supposer qu’elle a au moins partiellement influencée l’écriture des deux poèmes. L’étrange question « quel est celui [le musicien] qui composera l’Invitation au voyage […] ?» peut être lue de différentes manières. Soit Baudelaire évoque ici la musique au sens large et ne fait ici qu’une simple question rhétorique et se désigne lui-même (peut-être en parlant ici du poème versifié, sans doute le plus musical de toutes les Fleurs du mal), soit il entend la musique au sens strict et fait un appel peu discret à l’adaptation de son poème. Le cinquième paragraphe marque encore un plus haut degré de réconciliation avec le temps : ce n’est plus la musique qui sert à faire

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allonger plus ou moins artificiellement le temps, mais le temps lui-même qui signifie la réconciliation (« où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité »). Ces deux paragraphes sont liées par l’anaphore du mot « Oui », insistant sur l’appel à ce lieu. Le paragraphe 6 décrit la chambre de la deuxième strophe du poème versifié. Ici les liens avec le poème en prose La Chambre double sont plus prégnants encore. Comparons les deux textes : « Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement. » (L’invitation au voyage) La comparaison montre un réseau d’images communes ou approchantes trop important pour que cela ne soit fortuit. Nous noterons ce réseau par des couleurs. La fin de l’Invitation au voyage, on le verra ensuite, agit comme commentaire de ce interprétatif de ce lieu symbolique. J’ajoute également les allusions à la thématique de la volupté et des yeux de la femme aimée, présents dans le poème versifié, qui semblent fonctionner dans La Chambre double comme une gradation sur le thème des « traitres yeux » : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l'atmosphère stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu. L'âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. - C'est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre; un rêve de volupté pendant une éclipse. Les meubles ont des formes allongées, prostrées, alanguies. Les meubles ont l'air de rêver; on les dirait doués d'une vie somnambulique, comme le végétal et le minéral. Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. Sur les murs nulle abomination artistique. Relativement au rêve pur, à l'impression non analysée, l'art défini, l'art positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l'harmonie. Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très légère humidité, nage dans cette atmosphère, où l'esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre chaude. La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit; elle s'épanche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle ici? Qui l'a amenée? quel pouvoir magique l'a installée sur ce trône de rêverie et de volupté? Qu'importe? la voilà! je la reconnais. Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admiration. A quel démon bienveillant dois-je d'être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums? O béatitude! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprême dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde! » (La Chambre double) Le paragraphe 7 amorce une relance du thème plus général du pays avec l’anaphore « un vrai pays de Cocagne »; dans ce passage il n’est aucunement question de la nature de ce pays : seuls y sont décrits les trésors de création humaine (« batterie de cuisines », « splendide orfèvrerie », « bijouterie bariolée ».

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Contrairement au poème en prose du Crépuscule du Soir nous n’assistons pas ici à la réconciliation de la nature et de la culture, mais bel et bien au triomphe de l’art sur la nature : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Cette digression péremptoire d’ordre esthétique-philosophique est heureusement absente du poème versifié. Les deux paragraphes suivants, sous l’allusion intertextuelle au récit La Tulipe Noire

d’Alexandre Dumas, décrivent les éléments d’une nature nouvelle, elle aussi retravaillée par l’homme et qui ne pourrait exister que dans ce pays. Il y a quelque chose d’un Narcisse ou d’une Hérodiade géographique dans le lien entre la femme aimée, la « vieille amie » à qui est adressée le poème et ce pays qui, par leur perfection, atteint une autosuffisance symbolique d‘ordre sweedenborgienne : « encadré dans ton analogie », « ne pourrais-tu pas te mirer […] dans ta propre correspondance ». C’est surtout à partir de ce moment du texte que l’on comprend que le récepteur désigné à plusieurs reprises (paragraphe 2 : « tu connais cette maladie », paragraphe 7 « te dis-je ») n’est pas le lecteur mais la vieille amie évoquée à la troisième personne au début du poème puis au paragraphe 4 (« à la femme aimée, à la sœur d’élection »). Dès lors que le récepteur du système d’énonciation est clairement déterminé, la dernière partie du poème opère aussitôt une mise à distance vis-à-vis du pays qui semble s’éloigner. L’association de ce pays à un rêve inaccessible - rêve décrit comme un « opium naturel » qui prit naissance à la fois dans l’esprit du poète et dans le visage de la femme aimée (« ce tableau qui te ressemble »). Le dernier paragraphe du poème s’avère être une explication du pays sur le mode de l’explication d’une allégorie (ce que sous-entendait déjà l’expression « allégorique dahlia » dans le neuvième paragraphe). Ici plus qu’ailleurs l’imagerie du poème versifié ressurgit : « ces canaux tranquilles », « ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses », les « produits de l’orient » ramène le poème en vers à l’esprit du lecteur. Mais ici l’interprétation du voyage, ce mouvement des pensées du poète de la femme aimée vers l’infini maritime puis retournant de nouveau vers elle distingue complètement les deux poèmes. Ici l’interprétation est amené comme une chute, c’est-à-dire, comme un imprévu qui vient ré-irriguer le contenu antérieur du poème. Cette explication allégorique est double : en premier lieu déception devant l’irréel du pays, elle s’élève en un second temps, dans une prose poétique apaisée pour devenir un véritable chant à l’infini contenu chez cette femme (qui ne serait pas Marie Daubrun, mais d’après les spécialistes de Baudelaire sa compagne Jeanne Duval ou la mystérieuse dédicataire des Paradis Artificiels). On assiste donc ici, dans cet ultime paragraphe à l’une des très rares situation, dans la poésie baudelairienne où rêve et réalité ne sont pas violemment dichotomiques mais s’intègre dans un continuum orchestré autour de la femme aimée et des pensées qu’elle fait naitre. Pas de place pour le spleen dans ce poème, même après la découverte de l’inaccessibilité du rêve, ce qui mérite d’être noté. Conclusion On peut conclure de cette étude que le poème en prose par son caractère hybride peut s’aventurer, pour Baudelaire, dans des terrains narratifs et descriptifs bien plus développés

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que les poèmes versifiés sans tomber dans l’« intrigue superflue » et « interminable » du romanesque et en restant spécifiquement poétique. La structure du poème en prose se distingue souvent du poème versifié par l’expression d’un ou plusieurs exemples sur le modèle de la fable au cœur du poème et à partir duquel ou desquels émerge une dernière partie sous forme plus ou moins directe de commentaire et recelant la position de la voix poétique - ce commentaire peut s’avérer très proche d’une morale de fable très décalée mais ce n’est pas le cas dans les deux poèmes étudiés ici. Cependant la valeurs poétique de l’ensemble émerge bien aussi, dans nos deux poèmes de la dernière partie qui apparaît comme une relecture des premiers moments du texte, relecture qui ajoute en profondeur aux passages qui les précèdent. Cette technique est utilisée beaucoup moins fréquemment dans les poèmes versifiés (le poème en vers Invitation au voyage en témoigne). De cette morale poétique décalée, de ces descriptions et narrations proche parfois proche de la courte nouvelle mais toujours présentée comme un exemplum pour l’expression de la voix - et de la voie - poétique ressortent les valeurs fondamentales du poème en prose baudelairien, soulignant en négatif les terrains où ne s’aventure pas l’œuvre versifiée. Par ailleurs, le poème en prose est aussi une libération de ton pour Baudelaire : à la voix et au style très haut impliquée par la rhétorique des Fleurs du mal, une voie plus libre et dont la férocité est plus directement intégrée dans la vie urbaine se fait jour dans le style propre des poèmes du style du Spleen de Paris.