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Synthese seminaire n°4

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Page 1: Synthese seminaire n°4

Séminaire n°4 (première et deuxième années):

La mort dans le recueil

*****

Introduction

Relisons un paragraphe du séminaire précédent à propos du rôle de l’art. Il s’agit ici

du poème Le Masque et de son inflexion sur le rapport à la beauté et au corps :

« Dès lors que la vie est un jeu social faussé et absurde, ce n’est plus la mort qui devient terrible mais la

vie elle-même. En ce sens l’Art qui enjolive le monde, et par là même trompe devient inévitablement

blasphématoire : « O blasphème de l’art ! ô surprise fatale ! » L’art tel que l’entend Baudelaire doit donc

dévoiler comme le fait Ernest Christophe et c’est ainsi seulement que la vérité poétique peut-être atteinte. Le

mensonge du corps est celui de la beauté : « La femme au corps divin, promettant le bonheur » montre cette

erreur de l’art qui se veut adéquation de la beauté, car il perd la réalité humaine de la mort qui fonde toute son

existence. De ce fait, on comprend pourquoi le poème Le Masque est intégré à ce fameux cycle de La Beauté,

beauté qu’il désigne et condamne, ouvrant le chemin qui sera celui des Fleurs du mal : perte progressive de

l’importance du corps, qui leurre, même lorsqu’il est mort (car Une charogne n’est pas dans la dernière section

de l’œuvre, mais juste après le cycle de La Beauté et n’est qu‘une étape dans le cheminement du recueil vers la

mort). » (Séminaire n°3)

Le lien entre le séminaire précédent et celui-ci n’est pas un tour rhétorique de ma part,

mais correspond bien à une réflexion de Baudelaire sur la fonction de l’art et de la poésie. On

peut aussi reprendre la fin du poème Les Phares pour comprendre combien l’art interrogeant

l’éternité, et devant l’absence de réponse, n’a plus d’autre choix que de se tourner vers la

mort pour conserver une recherche spirituelle.

Voici comment Baudelaire décrit le personnage central de sa nouvelle La Fanfarlo,

Samuel Cramer, personnage dont on sait qu’il est à bien des égards un alter ego de l’auteur

lui-même :

« Il apportait dans les choses de l'esprit et de l'âme la contemplation oisive des natures germaniques, -

dans les choses de la passion l'ardeur rapide et volage de sa mère, - et dans la pratique de la vie tous les travers

de la vanité française. Il se fût battu en duel pour un auteur ou un artiste mort depuis deux siècles. Comme il

avait été dévot avec fureur, il était athée avec passion. Il était à la fois tous les artistes qu'il avait étudiés et tous

les livres qu'il avait lus, et cependant, en dépit de cette faculté comédienne, restait profondément original. Il était

toujours le doux, le fantasque, le paresseux, le terrible, le savant, l'ignorant, le débraillé, le coquet Samuel

Cramer, la romantique Manuela de Monteverde. (La Fanfarlo) »

Il est certes dangereux de tirer une conclusion trop rapide de ce passage. En premier

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lieu, car un personnage si proche soit-il de son auteur n’en est jamais le double comme on

voudrait trop facilement le croire - une semblable lecture serait simplificatrice -, et en second

lieu parce qu’il est difficile de définir tout à fait Baudelaire comme un athée.

Le rapport de Baudelaire à la foi est plus subtil que ne le suggère ce passage. Les

journaux de Mon Cœur mis à nu et Fusées, plus clairement que les autres textes, en

témoignent.

Aussi pensons-nous que Bonnefoy va un peu vite en besogne lorsqu’il écrit : « D’un

Dieu reçu sans véritable croyance, Baudelaire avait avant tout subi les exigences morales. »

Le passage de La Fanfarlo ici cité n’indique pas tout à fait un tel rapport à la foi. D’un côté

s’il a, comme Samuel Cramer, été passionnément dévot, on aurait du mal à recevoir cette

assertion et d’autre part, si au contraire il a vécu comme le dit Bonnefoy, les assez grandes

distinctions d’orientation de certains poèmes traitant de la mort s’avéreraient bien

difficilement explicables. Comment expliquer les contradictions brutales des journaux -

contradictions que Baudelaire ne cherche absolument pas à cacher mais bien au contraire à

manifester - et ces grandes différences d’orientations métaphysiques dans plusieurs poèmes,

sinon par le fait que la voix poétique de Baudelaire est celle de cette oscillation, caricaturée

chez Samuel Cramer entre une dévotion furieuse et un athéisme passionné? Ni la dévotion, ni

l’athéisme n’apparaissent strictement dans Les Fleurs du mal, mais tout un subtil panel de

voix intermédiaires entre ces deux pôles - tout du moins dans l’ensemble du recueil, hors

section La Mort, celle-ci dégageant une conception plus cohérente, quoique non homogène,

du rapport à la mort et à travers elle à la foi.

Notre première partie cherchera à cerner les oscillations en questions, tandis que la

seconde partie, entrera plus en détails dans l’études des poèmes de la section finale des Fleurs

du mal.

I) Mort physique et mort spirituelle dans le recueil

Le Mort joyeux, dans la section Spleen et Idéal représente ce qui se rapproche le plus

de l’« athéisme passionné » de Samuel Cramer en recherchant comment « dormir dans l’oubli

comme un requin dans l’onde » (v. 4). Le dernier tercet, ambigu, semble une contradiction

spleenétique à la joie morbide des deux quatrains et du tercet précédent :

A travers ma ruine allez donc sans remords,

Et dites-moi s’il est encor quelque torture

Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

Ainsi, l’oubli si positivement vu dans les trois premières strophes apparaît à la fois

comme une donnée admise, mais à laquelle on préfère encore « quelque torture » plutôt que

d’y être entièrement englouti. Il s’agit d’un poème de jeunesse qui possède toute l’énergie

baudelairienne sans avoir encore la puissance des grands poèmes postérieurs. Un certain

nombre de maladresses ont d’ailleurs été relevées (Pichois se demande notamment comment

les vers rongeant le cadavre dont le premier tercet dit qu‘ils sont « sans oreille et sans yeux »

peuvent voir venir « un mort libre et joyeux »). Un seul poème décrit dans Les Fleurs du mal

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une aspiration totale et sans ambigüité à l’oubli : c’est Le Goût du Néant, situé peu après Le

Mort Joyeux dans les derniers poèmes de la section Spleen et Idéal.

Dans la section suivante, Tableaux parisiens, l’étude de La servante au grand cœur…,

fait remarquer que le thème qui lie la mort et le souvenir, la vie et l’oubli est encore là mais

cette fois-ci dans un sens diamétralement opposé au Mort joyeux (le poète y est hanté par

l’idée que les Morts se souviennent que les vivants les oublient).

En effet, pour le poète (ce n’est peut-être plus le cas pour les derniers poèmes de la

section, nous analyserons cette question plus loin) c’est la vie qui est rongée par l’oubli tandis

que la mort constitue le réassemblage des souvenirs, tout comme les drogues :

« Souvent des êtres, surpris par un accident subit, suffoqués brusquement par l'eau, et en danger de

mort, ont vu s'allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été annihilé, et quelques

secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d'images équivalente à des années. Et ce qu'il y a de

plus singulier dans cette expérience, que le hasard a amenée plus d'une fois, ce n'est pas la simultanéité de tant

d'éléments qui furent successifs, c'est la réapparition de tout ce que l'être lui même ne connaissait plus, mais qu'il

est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. L'oubli n'est donc que momentané; et dans telles

circonstances solennelles, dans la mort peut-être, et généralement dans les excitations intenses créées par

l'opium, tout l'immense et compliqué palimpseste de la mémoire se déroule d'un seul coup, avec toutes ses

couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement embaumés dans ce que nous appelons l'oubli. »

(Visions d'oxford - Paradis artificiels).

Si le centième poème des Fleurs du mal relie la mort aux souvenirs et non à l’oubli,

un corolaire étonnant apparait porté par un sentiment particulier : la peur de la foi. Jamais un

tel poème ne pourrait émerger d’un esprit entièrement athée. C’est cette foi intermittente qui,

autant que son abandon régulier, entretient la souffrance du poète. Et s’il n’y avait pas

d’oubli? Alors, l’exigence morale à laquelle on se soustrait (honorer la mémoire des

personnes qui furent bonnes) deviendrait notre damnation.

L’extrême puissance de la seconde strophe vient du fait qu’elle n’est pas uniquement

rhétorique. Plus que l’aspect de conte fantastique que revêt ce huitain dans les vers 15-17,

l’image euphémistique de la larme sur une paupière creuse du mort prend toute sa force parce

qu’elle est portée par ce doute de la voix poétique à l’endroit de la réalité de la mort.

Si l’on se reporte à la section Fleurs du mal, c’est encore sous un autre angle que la

mort est évoquée dans les poèmes attachant à la mort une place centrale : Une Martyre et Les

Deux Bonnes Sœurs. L’un tient de l’ekphrasis et l’autre de l’allégorie. On ne développera pas

ici leurs rôles respectifs dans la montée progressive du thème.

II) La section La Mort

A) Le triptyque de l’édition de 1857

L’analyse de cette section montre différentes approches de la Mort. Un point commun

lie les poèmes cependant : la mort physique décrite, l’hypotypose même de la mort,

clairement présentes dans les parties précédentes (Une Charogne, Danse macabre, etc…) sont

tout à fait absentes de la section finale. Le domaine dont il est question ici est celui de l’âme -

aussi s’agit-il d’une section liée à un questionnement métaphysique, et pourtant contrairement

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à une poésie qui deviendrait philosophique et parlerait d’une idée de la mort, un sentiment de

présence de la mort accompagne le parcours de la section. Ce sentiment est lié à deux facteurs

principaux : d’abord à cause de la progression organisée du recueil qui familiarise le lecteur

toujours davantage avec la mort à travers un parcours qui évoque une multitude de

représentations et d’impressions de la mort, mais surtout d’appels vers la mort, ensuite, à

cause de cette alternance entre perte de foi, recherche du néant ou au contraire des souvenirs

dans la mort, qui font que l’Enfer (autant que le Paradis) semble à bien des égards un prétexte

- la mort et son mystère représentant le véritable thème.

Nous avons déjà parlé du sonnet La Mort des Amants qui ouvre la section. Il est

incontestablement le moins sombre des cinq poèmes qui la composent. Avec La Mort des

Pauvres et La Mort des Artistes, il est également le premier élément d’un triptyque qui

constituait toute la section de 1857. Trois type de séparation d’avec le monde qui montrent

également une dégradation : à l’atmosphère presque néo-platonicienne des tercets de La Mort

des Amants que nous avons évoqué dans le séminaire n°2, succède celle de La Mort des

Pauvres, plus sombre, mais demeurant à divers égards positive.

Ecrite entre la fin de 1851 et le début de 1852, ce poème appartient à une période que

Baudelaire lui-même désigne comme un « socialisme mitigé ». Claude Pichois ajoute même

dans les notes de L’édition de La Pléiade que le poème « témoigne d’un socialisme chrétien et

d’une ardente charité ». Il peut sembler excessif de trouver l’agapê chrétienne dans ce

poème. C’est une lecture envisageable uniquement si l’on considère que la mort en elle-même

est l’agapê et non qu’elle porte vers elle.

C’est dans ce poème qu’apparaît le mot « La Mort » avec une majuscule sans qu’elle

soit pour autant présentée comme une allégorie. Cette majuscule se maintiendra jusqu’à la fin

de la section. Les deux premiers vers insistent chacun sur une sensation que je qualifierais

volontiers d’aigre-douce : au vers 1, c’est qu’un caractère mélioratif de la mort - le fait de

consoler - est immédiatement nuancé négativement par le terme « hélas! » ; au vers 2 le

syntagme « seul espoir » désigne bien cette même ambigüité : malgré l’amertume du fait

qu’elle s’avère sans alternative, la mort demeure bel et bien un espoir, c’est-à-dire un horizon,

et c’est en cela qu’elle « fait vivre ».

En quoi la mort fait-elle vivre? Si on cherche à interpréter cette idée comme l’attente

du néant qu’elle promet pour quitter les souffrances de la vie, on risque de s’égarer. D’abord à

cause de la date de composition, ensuite pour d’autres motifs peut-être moins évidents.

Les deux vers suivants nous ramène au de manière plus ou moins sous-jacente aux :

l’isotopie (élixir, enivre) appelle immanquablement la section du Vin tandis que Les Paradis

artificiels font explicitement le lien entre la délivrance que procure les drogues et celle de la

mort. Dans La servante au grand cœur, on l’a vu, il s’agit de la délivrance de l’oubli. Ici la

situation est forcement différente : les souvenirs ne sont logiquement pas convoqués comme

quelque chose de positif ni l’oubli condamné. Cependant, qu’on observe en détail le poème et

on ne trouvera absolument rien qui décrit la mort comme un oubli consolateur.

Une fois le premier quatrain évoqué, la suite du poème apparait comme une image de

la vie (« la tempête, et la neige, et le givre » v. 5) auquel sont opposé six images de la mort :

le vers 6 / les vers 7-8 / le premier tercet / le vers 12, / le vers 13 / le vers 14.

Autant d’images dont aucune ne développe l’image de l’oubli et du vide : un plein au

contraire de ce que la vie ne sut donner (« où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir »). Et

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ce livre où l’auberge est inscrite désigne sans doute Luc [10:34-35], c’est-à-dire l’auberge de

la parabole du bon Samaritain. La mort comme auberge se retrouve également à la fin du

poème L’Horloge.

Par ailleurs, on notera qu’à la nudité de la vie du pauvre s’oppose un lit « refait » et un

sommeil empli de rêves dont le caractère extatique est indubitablement mélioratif : il colore la

mort comme l’opium seul peut colorer la vie d’extase. L’Ange du premier tercet évoque

inévitablement celui du dernier tercet de La Mort des Amants. Si le premier entrouvre les

portes, le second est présenté comme un simple avatar de la Mort elle-même.

Enfin, le dernier vers ouvre davantage sur un agnosticisme curieux que sur une joie du

néant. Pourtant deux choses montrent une dégradation de l’image du rapport à la mort vis-à-

vis du poème précédent : d’une part on n’y trouve aucune promesse sur l’Au-delà (cf. dernier

vers de La Mort des Amants) et d’autre part la mort n’est plus une apothéose grandiose, mais

- c’est la nuance du premier quatrain - un espoir au rabais.

La Mort des Artistes, suit ce poème et prolonge son ambigüité. Tout en nous ramenant

au thème de la Beauté, il décrit une nouvelle étape de la dégradation du rapport à la mort.

L’ association des deux thèmes offre notamment des confusions volontaires (comme

aux vers 7-8 où la Créature peut aussi bien désigner la Beauté de la sculpture achevée qi la

Mort) ou encore au vers 9. La triade de personnification vague (Créature, Idole, Mort) et

l’absence parmi eux de termes associés à l’esthétique ne doit pas nous faire oublier que le

vers 10 reprend directement le masochisme des poètes de La Beauté.

Les deux derniers vers du poème indiquent un double sens : d’une part le désir que la

mort puisse être la source de la création poétique, avec une réflexion sur la Beauté (les fleurs

du vers 14 désignant les Fleurs du mal) qui implique la victoire du poète dans son combat

pour le beau, mais il s‘agit d‘un victoire posthume. Quand le poème en prose Le Confiteor de

l’artiste affirme : « L’étude du Beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être

vaincu », ce poème répond que la victoire est finalement envisageable, mais seulement à

travers, et après la mort.

Enfin, il demeure une lecture contredisant cette idée mais c’est là une lecture moins

directement poétique et plus incertaine : ces deux derniers vers peuvent désigner une forme

satisfaction panthéiste après la défaite de l’artiste. Si celui-ci est vaincu dans son combat

pour l’étude du Beau, peut-être son seul succès ne peut-il apparaître que dans la naissance de

fleurs à partir du cadavre de l’artiste. Cependant, que la partie de son anatomie pourrissante

qui sécrète cette nouvelle vie soit le cerveau montre (dans une sorte de panthéisme qui rend

ironique l’évocation indirecte du recueil) combien la mort n’offre pas directement de portes

vers un Au-delà. On notera, malgré le thème du combat avec l’Ange, le fait que l’Ange lui-

même n’est pas nommé dans ce dernier élément du triptyque.

B) La Fin de la journée

Une étape est ici franchie dans la vacuité de l’espoir dans la mort, même si celle-ci est

encore présentée, en apparence du moins, positivement. Il est notable qu’on évoque pas

directement la mort dans ce poème, même si l’aspiration à la nuit et aux ténèbres fait

évidemment figure de message très clair avant Le Rêve d’un Curieux, en particulier rehaussé

par le vers 11 (« Mon cœur plein de songes funèbres »). La Mort connotée derrière cette Nuit

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n’est plus un lieu de régénérescence où l’on peut manger, s’asseoir et dormir comme dans La

Mort des Pauvres, mais simplement dormir : c’est un lieu de repos (v.10) et rien de plus.

Autre évolution qu’on doit remarquer, il n’est plus question des amants, des pauvres,

ou des artistes, mais du Poète (v. 8) dont le discours, mis en abyme (v. 8-14), est justement

cet appel. En termes linguistiques, on pourrait formuler la proposition ainsi : il y a message

(appel vers la mort), il y a émetteur défini (le Poète), on n’attend plus que le récepteur (en

l‘occurrence la Mort). Un simulacre de l’arrivée de ce récepteur est orchestré dans le poème

suivant.

C) Le Rêve d’un Curieux

Ce sonnet procède à un jeu bien étrange, sinon à plusieurs. Décrire « ce qu’est la

mort », comme l’a souligné Bonnefoy dans le texte que nous avons déjà lu lors du séminaire

n°2 est impossible. Ce n’est pas du ressort du discours. Or, ce poème met en scène une

connaissance de la mort qui ne peut être qu’une mise en scène postiche.

C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre les mots de Nadar, dédicataire du

poème à Baudelaire après sa lecture :

« J’ai donné hier soir le sonnet à Nadar; il m’a écrit qu’il n’y comprenait rien du tout, mais que cela

tenait sans doute à l’écriture, et que les caractères d’imprimerie le rendraient plus clair. »

Fausse excuse de Nadar par politesse? Bien que l’édition de La Pléiade s’évertue à

nous dire que celui-ci « n’avait pas le sens des « complications » psychologiques et

métaphysique » pour expliquer son incompréhension, on peut croire que c’est surtout le choix

de l’angle, de l’approche de lecture qui a gêné Nadar. Laquelle prendre, laquelle choisir?

Au-delà de l’interprétation « daguerréotypique » de ce poème qui est possible mais

demeure secondaire, on insistera sur la mise en scène de la mort, préparée, comme on l’a vu,

par les poème précédents.

Le texte postule une mort proche et le désir de cette mort, clairement exprimé dès le

premier quatrain (vers 4), y est explicité dans tout le second quatrain. Le moment attendu y

est amené avec suspens (une isotopie particulière s’organise - le mot « spectacle », les points

de suspensions et l’adverbe « enfin », le verbe « se révéla » tout concoure à cette mise en

scène) mais tombe finalement sur une déception et une contradiction : une déception d’ordre

mystique car la transcendance des deux premiers poèmes de la section est niée : « n’est-ce

donc que cela? » (v.13) « j‘attendais encore » (v. 14) désigne évidemment l’attente de l’Ange,

nominalement déjà disparu de La Mort des Artistes, et à travers lui attente de l’Au-delà, mais

aussi une contradiction (qui vient nuancer cette déception?) car l’attente est exprimée qu’on

le veuille ou non par le je (certes comique) d’un poète vivant pour qui la toile ne pouvait être

levée, si fort que fut son appel de la Mort.

Poème évoquant une lecture athée de la mort? Poème-jeu sur l’impossibilité de dire la

mort? Jeu sur la capacité de la photographie à savoir ou non saisir la mort ? Sans doute les

trois à la fois, ce poème ne peut donner qu’un jeu déceptif et ne peut pour cette raison clore le

recueil. Ici plus qu’ailleurs, on souligne combien, aux portes de la Mort on ne peut déchirer le

rideau haï « comme un obstacle ».

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D) Le Voyage

[cf. l’étude complète de ce poème en appendice]

Conclusion

La pluralité des regards portés sur la mort, visible dans l’ensemble du recueil,

s’organise en une visée significative dans la section La Mort. Guère d’espoir, mais pas de

néant non plus. Baudelaire n’est pas Mallarmé et les derniers vers du Voyage, clôture

magistrale de tout le recueil viennent si l’on en doutait encore après l’analyse de ce thème

dans le recueil et la section qui lui est consacrée que cette plongée vers la mort, ce « choix

existentiel » de Baudelaire dont parlait Sartre et que précisa Bonnefoy est moins celle d’un

athée recherchant l’oubli que d’un homme agnostique et curieux :

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

C’est dans la fragilité de cette foi, abstraite et intermittente, que nait la curiosité

baudelairienne (laquelle ne saurait pour autant être prise pour un synonyme d’espérance,

n’ayant que trop peu en elle de la vertu théologale en question) de trouver quelque chose et

non le néant. L’avant-dernier vers laisse une apparente ambigüité : que peut désigner

« plonger dans le gouffre »? La voix poétique cherche-t-elle à montrer que le Ciel, autant que

l’Enfer, puisse être un gouffre? C’est plutôt, selon nous, la mort elle-même qui est désignée

par ce terme.

Quelque soit les oscillations métaphysiques du poète, il est une constante : au-delà de

la révolte, la voix baudelairienne est souvent, en effet - malgré le fard du thème choisi pour le

recueil et grâce à lui - celle d’une « exigence morale », en l’occurrence une recherche de la

vérité. Cette exigence est presque systématiquement associée au travail poétique :

« Au dionysiaque profond s’est mêlé une sorte de jansénisme. Mais aussi bien dans le désespoir se

reforme l’idée encore obscurcit de salut. Baudelaire pressent que la vérité est proche. Il brûle, si je puis dire, il

est le plus grand poète, sauvage, exact… Et pourtant il ne peut déchirer le triste voile. » (Bonnefoy,

L’Improbable)

On a déjà vu que cette « sorte de jansénisme » était perceptible, émergeait assez

clairement, dans les trois dernières strophes des Phares où l’art (et donc la poésie) y est défini

comme un cri de l’humanité devant la mort, cri plus que chant sans doute à cause de

l’absence de réponse divine. En cela encore Baudelaire est le père de la modernité.

Devant cette impossibilité de « déchirer le voile » de la mort, la voix poétique des

Fleurs du mal ne s’achève pas avec Le Goût du Néant, mais avec Le Voyage. Et c’est un

signe qui a autant de valeur métaphysique que poétique.