T. Isabel La Depersonnalisation Du Rapport Au Monde-31

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    LADPERSONNALISATIONDENOTRERAPPORTAUMONDE

    Thibault Isabel

    Lhomme ne peut trouver une forme daccomplissement que dans le partage. Livr

    lui-mme, il choue toujours se dvelopper vraiment, manquant de la nourriture

    existentielle que lui apportent les autres hommes et la proximit avec le monde qui lentoure.

    Lun des dangers de lre contemporaine tient prcisment ce que les occasions de vivre en

    contact affectif avec notre environnement naturel et humain se font de plus en plus rares.

    Pour saccomplir soi-mme, il faut tre en relation avec les autres et avec le monde qui

    nous entoure, disait Emmanuel Mounier. Lindividualisme est un systme de murs, de

    sentiments, dides et dinstitutions qui organise lindividu sur ses attitudes disolement et de

    dfense. [] Un homme abstrait, sans attaches ni communauts naturelles, dieu souverain au

    cur dune libert sans direction ni mesure, tournant dabord vers autrui la mfiance, le calcul

    et la revendication ; des institutions rduites assurer le non-empitement de ces gosmes, ou

    leur meilleur rendement par lassociation rduite au profit : tel est le rgime de la civilisation

    qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que lHistoire ait connus. Il est lantithse

    mme du personnalisme, et son plus prochain adversaire. 1 La personne, telle que la

    conceptualise Mounier, serait en effet linverse de lindividu, en ce quelle se rvlerait

    authentiquement lcoute de son environnement ; elle accepte dtre lie ceux qui

    lentourent, et fait pour le mieux lintrieur de la structure sociale dont elle a hrit et

    lintrieur de laquelle elle a pu dvelopper des rapports affectifs nombreux et diversifis. Elle

    entretient avec le monde un rapport de proximit, de chaleur et dharmonie. Le drame de notre

    prsent tient ce que ce rapport notre environnement tend visiblement lui-mme perdre de

    sa charge affective.

    Prenons quelques exemples. Au niveau politique, toutes les discussions publiques sont

    dsormais mdiatiques (dans le sens o elles transitent par les mdia , mais aussi dans celui

    o elles ne mettent pas directement les citoyens aux prises les uns avec les autres, quelles

    oprent une mdiation ) : lchange rel passe alors invitablement au second plan.

    1 Emmanuel Mounier,Le Personnalisme, Paris, PUF, 1949, pp. 32-33.

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    Lorsquon prtend que lespace public, par les mdia, investit aujourdhui lespace priv,

    rappelle encore Marc Aug, cest un espace public trs limit que lon pense. Un espace

    public prfabriqu quon propose en apparence notre apprciation, dont ventuellement on

    peut mme nous proposer plusieurs modles, plusieurs versions, mais quon nous soumet de

    la mme faon quon soumet une pice de thtre aux spectateurs, au public : nous ne sommes

    pas les auteurs du scnario, nous sommes tout juste appels de temps en temps dire ce que

    nous en pensons, ou mme invits choisir entre une interprtation et une autre, un metteur

    en scne ou un autre. 2 La notion de dbat savre dans notre monde rduite dans son

    principe un simple transfert dinformations. Un contradicteur ne nous contrarie dans ces

    conditions que par lintermdiaire du petit cran : on conviendra que la raction affective

    occasionne est ds lors assez faible. Pourtant, limplication des personnes dans leur

    environnement constitue sans aucun doute un aspect essentiel de leur capacit

    daccomplissement.

    Quant aux violences modernes de masse, elles sont du mme dordre. Le terrorisme

    rvle une haine dsincarne, pour les criminels comme pour les victimes. Des bombes sont

    poses : mais on ignore prcisment par qui, et celui qui tue ignore qui il tuera. La guerre

    entre Etats nest pas moins impersonnelle. Elle oppose dsormais des armes lectroniques :

    des missiles sont envoys distance depuis des centres de contrle ou des avions-drnes,

    faisant exploser des civils dont on ne sait rien. Il nest pas pareil de mourir sous les coups

    dune baonnette ou sous le feu dun champignon atomique. Dans un cas, la mort tait

    dlibre : un soldat se trouvait face vous et vous mprisait. Dans lautre, vous tes touch

    au hasard, et vous auriez pu tout aussi bien vous trouver ailleurs ce moment l. Bien sr,

    celui qui meurt na pas longtemps la peine de sen soucier. Mais ceux qui survivent, si.

    Mourir est un terrible traumatisme, que nous anticipons toute notre vie. Le psychanalyste

    Heinz Kohut rappelait que les enfants, pour sendormir, veulent avoir une prsence

    rconfortante ct deux. Ils ont moins peur alors de passer dans le pays des songes, de se

    dsintgrer , car un parent les rassure, tmoigne dune persistance du temps. De la mme

    manire, imaginer que notre mort puisse tre aveugle est pour nous autres adultes une

    angoisse indicible : nous nous reprsentons notre disparition dfinitive comme pouvant

    ventuellement survenir dans un contexte de froideur absolue, et nous chouons totalement

    surmonter notre apprhension3. Etre tu par un homme qui nous hait est moins pnible que

    dtre tu pour rien : linimiti nous ancre dans une relation, restaure le sentiment que nous

    2 Marc Auger,Pour quoi vivons-nous, Paris, Fayard, 2003, p. 143.3 Cest le drame de la mort lhpital, qui devient un lot de plus en plus rpandu. Il faut y voir la contrepartie de

    lamlioration des soins dont nous bnficions et de lallongement de notre esprance de vie.

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    avons dtre nous-mmes, et, par elle, nous pouvons exister en mourant. La vie objective

    steint, mais dans un renforcement paradoxal du sentiment subjectif de la vie.

    La gnrosit elle aussi, comme la politique et la guerre, se perd aujourdhui dans une

    dilution par la distance : lhumanitaire remplace ainsi lamour du prochain. Les gens qui

    nous venons en aide nous sont inconnus, alors que seule laide apporte ceux qui nous sont

    proches pourrait tre rellement et directement chaleureuse. Nous mobilisons presque

    exclusivement notre nergie pour des figures vagues et lointaines, par devoir, au lieu de la

    mobiliser par amour pour des figures claires et immdiates. La seconde attitude nest pas

    moins morale ni moins utile que la premire les vieillards laisss labandon le savent bien

    , mais elle est surtout plus sincre (car enracine dans le cur) et, pour cela, plus

    panouissante, la fois du point de vue du bienfaiteur et de son protg : rien nest plus

    humiliant que dtre secouru par pure piti (avoir piti sans aimer, comme le disait Max

    Scheler, cest se placer au-dessus de lautre ; aimer avec piti, cest chercher une forme

    pudique par laquelle manifester une vritable solidarit avec autrui4). Cela ne veut pas dire

    que nous ne devons pas tre gnreux envers ceux que nous connaissons mal. Mais, si nous

    faisons passer le lointain avant le prochain, nous nous positionnons forcment dans une

    logique abstraite de lamour, par opposition un amour concret, pour lequel ce qui est proche

    que nous nous en flicitions ou non aura toujours plus de valeur pour nous que ce qui est

    loign. On doit se mfier des grands mots, tels que lamour de lhumanit : derrire la

    bienveillance la plus extrme peut se tapir la plus grande incapacit aimer.

    Mais cest aussi videmment le travail qui sest au fil des dcennies considrablement

    dsubstantialis. Par lducation, pour commencer : les enfants ne voient plus leurs parents

    travailler la maison. Les jeunes gens nont donc gnralement plus la moindre ide de la

    nature relle des activits des adultes, et ne peuvent associer llaboration de leur identit au

    fait par exemple de moudre le pain, de vendre des ufs ou de bcher la terre. Gagner sa vie

    devient du coup une activit sans implication psychologique vritable et compltement

    extrieure ce que nous sommes au plus profond de nous-mmes. Lenfant daujourdhui,

    disait encore Kohut, a de moins en moins lopportunit dobserver ses parents au travail ou de

    participer motionnellement par lintermdiaire de reprsentations tangibles et abordables

    au savoir-faire des parents et la fiert quils prouvent face cette situation de travail, o

    leur tre est le plus viscralement engag, et o le noyau de leur personnalit est le plus

    accessible lobservateur empathique. Lenfant daujourdhui peut au mieux observer

    4 Max Scheler,Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot, 2003.

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    lactivit des parents durant leurs heures de loisir. Et il y a l cest vrai dauthentiques

    opportunits pour le petit de participer motionnellement au savoir-faire des parents et leur

    fiert lorsque les garons et les filles, par exemple sur un terrain de camping, peuvent aider

    le pre monter la tente et pcher des poissons, ou assister la mre dans sa prparation du

    repas de la famille. Mais bien quon doive tre pleinement conscient de leffet globalement

    significatif que la participation motionnelle de telles activits parentales de loisir

    occasionne sur llaboration du psychisme des enfants, il demeure que la participation

    motionnelle aux activits de jeu et de loisir des parents nalimente pas le Soi nuclaire de

    lenfant aussi bien que la participation aux activits relles de la vie []. 5

    Enfin, cest le rapport aux produits du travail qui a chang. Le taylorisme y a

    largement contribu, travers la spcialisation des activits et le montage la chane,

    caractristiques de la vie moderne : les salaris ne ralisent plus quun fragment de lobjet

    labor. Les mmes principes sappliquent dsormais au secteur tertiaire, o chacun na

    prendre en charge quun fragment du service. Quoi quil en soit, il devient trs difficile

    dprouver la moindre fiert ou la moindre dception (la moindre chaleur, en somme) pour le

    produit propos au client, du fait quon na pas entirement particip son cration, et quon

    ne peut se reprsenter lobjet comme tant rellement le fruit deson propre travail.

    Par extension, nous souffrons collectivement dun rapport dpersonnalis aux choses

    en gnral. La production industrielle, selon Christopher Lasch, cre autour de nous un monde

    de commodits, un environnement prfabriqu qui entre en connexion directe avec nos

    fantasmes mais nous rassure trs peu dans lide que nous avons nous-mmes contribu

    son laboration. Les commodits ne peuvent prendre la place des objets manufacturs, pas

    plus que la science ne peut prendre la place de lexprience pratique de la vie. []. Nous

    tirons peut-tre quelque fiert collective indirecte des russites scientifiques, mais nous ne

    pouvons les reconnatre comme ntres. [] Au lieu de procurer un espace potentiel entre

    lindividu et lenvironnement, [les produits industriels] crasent lindividu. Manquant de

    caractre "transitionnel", le monde des commodits se tient comme quelque chose de

    compltement spar du Soi []. 6Sans lien de proximit, pourtant, nous ne pouvons nous

    rapprocher empathiquement de ce qui nous entoure, et il nous est bien difficile de trouver

    dans notre vie un panouissement satisfaisant, une ouverture lautre partir de laquelle nous

    construire nous-mmes

    5 Heinz Kohut, The Restoration of the self, Madison, International Universities Press, 1977, pp. 269-270.6 Christopher Lasch, The Minimal Self. Psychic Survival in Troubled Times, New York, Norton, 1984, p. 195.

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    Les objets, apprhends comme de vulgaires instruments, perdent qui plus est de leur

    aura 7 : nous navons plus pour eux cet merveillement qui fascinait tant Martin

    Heidegger8. La cruche que le potier fabrique de ses mains, quil voit surgir peu peu, le

    remplit de bienveillance, tout comme la fleur que le jardinier voit pousser. Lhomme se

    montre alors reconnaissant envers la nature, qui lui prodigue largile, la terre et les semences,

    mais aussi disons-le les miraculeuses facults par lesquelles nous pouvons intervenir parfois

    sur ce qui nous entoure et faire fructifier les prsents dont nous a gratifi notre

    environnement. Au lieu de cela, nous navons plus devant nous que des objets-dj-l. Sans

    cette interrogation sur la merveille quest le monde, lhomme ne peut se tourner

    authentiquement vers ltre, et le valoriser, le rendresacr.

    Pour se sentir laise dans lexistence, lhomme doit tre rellement au contact du

    monde extrieur. La chaleur, bienveillante ou agressive, amicale ou haineuse, fait perdurer ce

    lien naturel dempathie qui rend possible en nous une intentionnalit vers lautre et nourrit par

    l-mme notre sentiment dexister. La chaleur transmise par les images que nous avons du

    monde a un effet identique. Nietzsche crivait : Si vous voulez conduire un jeune homme

    sur le vrai chemin de la culture, gardez-vous bien de briser le rapport naf, confiant et pour

    ainsi dire personnel et immdiat quil a avec la nature. Il faut que la fort et le rocher, lorage,

    le vautour, la fleur solitaire, le papillon, la prairie, la pente de la montagne lui parlent chacun

    dans sa langue 9. Le philosophe voque dans ce texte le langage des choses ; cest--dire

    quil faut bien ses yeux que lhomme discute en pense avec la nature pour que naisse ce

    rapport dempathie dont nous avons besoin afin dexister vraiment et de nous dvelopper en

    tant que personnes.

    Nous croyons souvent dsormais que laccomplissement doit venir de nous-mmes ;

    mais il ny a daccomplissement que pour un sujet insr dans un monde. Laccomplissement

    de soi nest pas une affaire dindividus ; cest une affaire de civilisation.

    7 Lexpression est de Walter Benjamin. Cf. Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique, Paris,

    Allia, 2003.

    8 En particulier dans La Chose , inEssais et Confrences, Paris, Gallimard, 1958.9 Friedrich Nietzsche, Sur lavenir de nos tablissements denseignement, cit par Michel Lacroix, Le Culte delmotion, Paris, Flammarion, 2001.