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1 Témoigner et convertir. Flora Tristan et Louise Michel ou l’engagement comme apostolat laïque Joël DELHOM Maître de conférences en études ibériques et ibéro-américaines Université de Bretagne-Sud, Lorient EA 4249 Héritages et constructions dans le texte et l’image Publié dans : L’engagement à travers la vie de Germaine Tillion, ss. la dir. d’Armelle Mabon et Gwendal Simon, Paris, Riveneuve éditions, 2013, p. 161-172. Résumé La mise en parallèle des biographies de Flora Tristan et de Louise Michel permet de montrer leur souci de concilier engagement et témoignage. Elle met aussi en évidence que les deux femmes conçoivent leur engagement comme une mission de conversion quasiment religieuse, qui implique le sacrifice de soi. Summary Drawing parallels between the biographies of Flora Tristan and Louise Michel reveals their desire to conciliate commitment and testimonies. It also points out that these two women saw their commitments as nearly religious missions of conversion, which entailed self- sacrifice. *** On peut concevoir l’engagement sans le témoignage et le témoignage sans l’engagement. Une vie consacrée à l’action laisse souvent peu de temps pour l’écriture et, inversement, on peut témoigner d’une réalité qu’on déplore sans agir directement pour la transformer. L’engagement et le témoignage peuvent aussi se cantonner à la sphère intellectuelle ou bien au contraire n’épargner aucune peine physique et morale. Ce qui suscite l’admiration chez Flora Tristan et Louise Michel, c’est précisément qu’elles ont chèrement payé de leur personne le souci constant de concilier témoignage et engagement. Chez ces

Témoigner et convertir. Flora Tristan et Louise Michel ou l’engagement comme apostolat laïque

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La mise en parallèle des biographies de Flora Tristan et de Louise Michel permet de montrer leur souci de concilier engagement et témoignage. Elle met aussi en évidence que les deux femmes conçoivent leur engagement comme une mission de conversion quasiment religieuse, qui implique le sacrifice de soi.Drawing parallels between the biographies of Flora Tristan and Louise Michel reveals their desire to conciliate commitment and testimonies. It also points out that these two women saw their commitments as nearly religious missions of conversion, which entailed self-sacrifice.

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Témoigner et convertir.

Flora Tristan et Louise Michel ou l’engagement comme apostolat laïque

Joël DELHOM Maître de conférences en études ibériques et ibéro-américaines

Université de Bretagne-Sud, Lorient EA 4249 Héritages et constructions dans le texte et l’image

Publié dans : L’engagement à travers la vie de Germaine Tillion, ss. la dir. d’Armelle Mabon et Gwendal Simon,

Paris, Riveneuve éditions, 2013, p. 161-172.

Résumé

La mise en parallèle des biographies de Flora Tristan et de Louise Michel permet de

montrer leur souci de concilier engagement et témoignage. Elle met aussi en évidence que les

deux femmes conçoivent leur engagement comme une mission de conversion quasiment

religieuse, qui implique le sacrifice de soi.

Summary

Drawing parallels between the biographies of Flora Tristan and Louise Michel reveals

their desire to conciliate commitment and testimonies. It also points out that these two women

saw their commitments as nearly religious missions of conversion, which entailed self-

sacrifice.

***

On peut concevoir l’engagement sans le témoignage et le témoignage sans

l’engagement. Une vie consacrée à l’action laisse souvent peu de temps pour l’écriture et,

inversement, on peut témoigner d’une réalité qu’on déplore sans agir directement pour la

transformer. L’engagement et le témoignage peuvent aussi se cantonner à la sphère

intellectuelle ou bien au contraire n’épargner aucune peine physique et morale. Ce qui suscite

l’admiration chez Flora Tristan et Louise Michel, c’est précisément qu’elles ont chèrement

payé de leur personne le souci constant de concilier témoignage et engagement. Chez ces

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deux femmes révoltées, le témoignage se nourrit de l’engagement, mais l’engagement

n’atteint la plénitude qu’en intégrant le témoignage.

Par delà leurs différences, ce sont d’abord leurs points communs et leurs convergences

qui retiennent l’attention : une naissance entachée d’illégitimité, qui peut être vue comme une

des causes profondes de leur engagement social et féministe ; leur volonté d’indépendance à

l’égard des hommes, qui leur fait rejeter l’amour au profit d’un idéal de fraternité ; une

ambition littéraire dans leur conception du témoignage, qui dénote un besoin de

reconnaissance intellectuelle ; une aptitude remarquable à transformer l’adversité parfois la

plus dramatique en opportunité pour réactiver l’engagement et le témoignage ; pour terminer,

leur dévouement à la cause de l’émancipation des opprimés, qui les a menées à la mort durant

une tournée de propagande. Généreuses dans leurs aspirations, courageuses dans leur

quotidien, femmes de cœur et femmes de tête, elles savaient que leur dignité résidait dans la

liberté de pensée, de parole et d’action. Était-ce parce qu’elles ne pouvaient s’abaisser au rôle

subalterne assigné par la société à leur sexe, qu’elles ne purent tolérer l’oppression et

l’exploitation des plus démunis ou le contraire ? Peu importe ; c’est en tant que femmes

engagées et témoins des souffrances de leur siècle qu’elles sont exemplaires et nous

interpellent.

Exposer au grand jour les iniquités cachées

L’engagement a conduit Flora Tristan et Louise Michel bien loin de leur pays, leur

permettant d’élargir leur champ d’observation au delà du cadre national, mais c’est d’abord

l’environnement social auquel elles ont été confrontées chez elles qui leur a ouvert les yeux et

l’esprit. Née à Paris le 7 avril 1803 d’une Française émigrée en Espagne durant la Révolution

et d’un aristocrate de la Vice-royauté du Pérou qui avait négligé de faire régulariser son

mariage, Flora Tristan se retrouve quatre ans plus tard, à la mort de son père, dans la situation

d’enfant illégitime du point de vue légal1. Privée d’héritage, elle va alors connaître avec sa

mère et son frère une existence misérable. Presque dépourvue d’instruction, à dix-sept ans elle

entre comme apprentie ouvrière chez un peintre lithographe, qu’elle épouse en 1821. Ce

mariage est un échec sentimental et une servitude. Avec deux enfants en bas âge et enceinte

de celle qui deviendra la mère de Paul Gauguin, elle quitte son mari en 1825, puis entre au

service d’une famille anglaise avec laquelle elle voyage en Suisse, en Italie et en Angleterre.

1 S. MICHAUD, « Préface » et « Repères biographiques » in : F. TRISTAN, Pérégrinations d’une paria, Préface, notes et dossier par Stéphane Michaud, Arles, Actes Sud, 2004, respectivement p. 7 et suiv. et p. 665 et suiv.

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Cette étape, durant laquelle elle fait un effort pour s’instruire, est jalonnée de périodes

d’errance durant lesquelles elle tente d’échapper aux poursuites de son mari. Son aspiration à

la liberté et à l’indépendance a peut-être pris comme premier modèle Simon Bolivar, le

Libertador, que son père recevait chez lui quand elle était encore enfant et dont toute l’Europe

allait plus tard commenter les exploits. Ces éléments biographiques sont certainement les

premiers ressorts du futur engagement féministe et socialiste de cette jeune femme déclassée,

qui se définira non sans excès comme une paria. Mais Flora Tristan n’a pas témoigné de ses

années difficiles antérieures à 1833 car, selon Stéphane Michaud, elle « n’accepte de paraître

en public qu’à son avantage », pour « se composer un personnage à la mesure de ses

ambitions2 ».

En avril 1833, Flora Tristan s’embarque seule pour le Pérou avec la ferme intention de

faire valoir ses droits auprès de sa famille paternelle. Elle y séjourne jusqu’en juillet 1834,

mais ses espoirs de fortune sont déçus. Néanmoins, l’expérience péruvienne a été un tournant

et l’a décidée à se lancer dans le combat sociopolitique. Elle a été traitée en grande dame, elle

a fréquenté les autorités civiles, militaires et religieuses, elle a vu des femmes jouir d’une

certaine indépendance et elle a probablement appris à cette occasion à utiliser des hommes qui

étaient fascinés par sa beauté et son intelligence. Surtout, elle a commencé à observer

attentivement son environnement social du point de vue d’un sujet féminin antifoncormiste. Il

est révélateur que les deux articles qu’elle fait paraître dans la Revue de Paris en 1836

concernent les femmes de Lima et les couvents d’Arequipa, deux chapitres de son futur

ouvrage, dans lequel les portraits les plus élogieux sont également ceux de femmes.

Visiblement, elle les considère supérieures aux hommes, en volonté comme en intelligence,

bien qu’elle déplore leur manque d’instruction3. Son voyage au Pérou, durant lequel elle a été

tentée par le suicide, l’a émancipée et lui a donné de l’ambition, comme elle le reconnaît elle-

même avec franchise dans les Pérégrinations d’une paria, son ouvrage majeur publié en

1837 :

Je me résolus, moi aussi, d’entrer dans la lutte sociale, et après avoir été longtemps

dupe de la société et de ses préjugés, d’essayer de l’exploiter à mon tour, de vivre de la vie

des autres, de devenir comme eux cupide, ambitieuse, impitoyable, de me faire comme

eux le centre de toutes mes actions ; de n’être, pas plus qu’ils ne le sont eux-mêmes,

arrêtée par aucun scrupule4.

2 F. TRISTAN, La Paria et son rêve, Correspondance établie par Stéphane Michaud, Préface de Mario Vargas Llosa, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2e éd. revue et enrichie d’inédits, 2003, p. 36-37. 3 F. TRISTAN, Pérégrinations d’une paria, op. cit., p. 600. 4 Ibid., p. 419.

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Mais considérant qu’on ne peut aller contre sa nature profonde, elle dit n’avoir pu laisser

pénétrer la haine et le désir de domination dans son cœur. « Je n’en persistais pas moins,

poursuit-elle, dans le dessein que j’avais formé, non seulement d’entrer dans le mouvement

politique, mais même d’y jouer un principal rôle5 ». La description de ce moment de tentation

du pouvoir révèle le déchirement d’une personnalité qui se cherche, laisse entrevoir la

manière dont se forge une volonté d’engagement politique tiraillée entre l’aspiration à servir

la société et l’intérêt égoïste6. Ce projet de revanche sur les hommes, que Flora Tristan

conçoit dans la patrie de son père et analyse comme un « moment de ressentiment7 », lui fait

peur. C’est en France qu’il prendra corps, mais après avoir changé de nature : son ambition y

deviendra littéraire et sociale.

À son retour, elle entreprend la rédaction du récit de son voyage à partir des notes

qu’elle a prises et publie en 1835 une première brochure, intitulée de manière très

significative Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, qu’elle conclut par cette

phrase internationaliste : « Désormais notre patrie doit être l’univers8. » Bien qu’elle adresse

en 1837 une pétition aux députés pour le rétablissement du divorce, Flora Tristan ne

s’intéresse pas qu’au sort des femmes. Dans ses Pérégrinations, on lit sa prise de conscience

d’une fraternité universelle, son rejet de l’esclavage, malgré une attitude à l’égard des

esclaves qui demeure ambiguë, son intérêt pour la misère des matelots et leurs conditions de

travail, pour les populations vivant dans les hospices (malades, enfants, aliénés), ses critiques

des rituels religieux et des mœurs politiques péruviens9. Pour montrer la voie de

l’émancipation, elle a besoin de témoigner, sans la moindre censure, de ce qu’elle est, de ce

qu’elle vit, de ce qu’elle voit, de ce qu’elle pense, quitte à blesser ceux qui l’ont accueillie ou

aidée. C’est même pour elle un « devoir10 ». Cela lui a coûté la pension que lui versait son

oncle, de nombreuses inimitiés et surtout une tentative d’assassinat perpétrée par son époux

en septembre 1838, qui ne l’empêche pas, deux mois plus tard et malgré une balle restée dans

la poitrine, de publier son unique roman, Méphis, dans lequel elle projette son ambition de

servir l’humanité, et en décembre d’adresser aux députés une pétition réclamant l’abolition de

la peine de mort, dont était passible son mari tant détesté. Protégée par Sainte-Beuve, la Paria

fréquente désormais les milieux intellectuels ou artistiques et correspond avec de grands

écrivains, comme elle l’avait rêvé.

5 Ibid., p. 420-421. 6 Ibid., p. 521-522. 7 Ibid., p. 522. 8 Citée par S. MICHAUD dans F. TRISTAN, La Paria et son rêve, op. cit., p. 51. 9 F. TRISTAN, Pérégrinations d’une paria, op. cit., p. 83-84, 104-113, 124-125, 315, 319-321, 381-382, 619-626. 10 Ibid., p. 43-44.

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La configuration binaire de son engagement, du type observation-dénonciation de la

misère sociale et des injustices, se renforce lorsqu’elle réalise son dernier voyage en

Angleterre en 1839 et publie l’année suivante ses Promenades dans Londres, sous-titrées

L’aristocratie et les prolétaires anglais. L’édition populaire de 1842 est accompagnée d’une

« Dédicace aux classes ouvrières », dans laquelle Flora Tristan leur déclare : « C’est pour

vous instruire sur votre position que je l’ai écrit11. » Dès son retour du Pérou, elle a pris

contact avec Charles Fourier, Victor Considérant, Robert Owen et a choisi de s’intéresser à la

question sociale. Dans la dédicace, elle met en garde les travailleurs contre la politique,

« science égoïste dont les gouvernements se sont plus ou moins habilement servis pour

exploiter les peuples12 » et leur signifie qu’il leur appartient de prendre leur destin en main.

Les Promenades, qui décrivent les souffrances des pauvres et dénoncent les « monstrueux

excès » de l’oligarchie, sont sans doute son ouvrage le plus radical. Toujours dans sa dédicace

aux accents internationalistes13, l’auteur ne craint pas d’y affirmer que « lorsque le peuple est

opprimé, l’insurrection devient un devoir sacré14 ». L’intrépide enquêtrice se livre à une

observation en profondeur de la société britannique, n’hésitant pas à se déguiser en homme

pour pouvoir pénétrer dans des lieux interdits aux femmes ou à assister à une réunion

clandestine de chartistes. Bien entendu, elle s’intéresse aux ouvriers des manufactures, mais

elle consacre également un chapitre aux prostituées, aux Juifs, aux Irlandais, dont elle a osé

parcourir les quartiers d’une extrême pauvreté ; elle visite prisons, asiles et bordels,

consciente qu’il ne peut y avoir témoignage sans expérience directe. Elle plaide encore et

toujours pour l’émancipation des femmes, s’alarme du travail et de la prostitution des enfants,

insiste sur les causes sociales des crimes et délits, s’interroge sur l’utilité de la prison, défend

l’éducation publique, etc. À la compassion et à la révolte se mêle le dégoût devant tant de

misère et de saleté15, ce qui la préserve à coup sûr de toute idéalisation des classes populaires.

Tandis que les Pérégrinations étaient surtout un récit romantique de voyage, permettant à

l’auteur de régler quelques comptes personnels, les Promenades sont une enquête

d’ethnographie sociale et politique à visée militante.

La « femme messie »

11 F. TRISTAN, Promenades dans Londres, Paris, Indigo et Côté-femmes éditions, 2001, p. 7. 12 Ibid., p. 9. 13 Ibid., p. 11 ; également dans son « Avant-propos », p. 14, et dans le corps du livre, p. 48-49. 14 Ibid., p. 7. Voir aussi p. 171. 15 Ibid., p. 132-133.

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En 1843, Flora Tristan publie l’Union ouvrière16, ouvrage par lequel elle aspire à faire

reconnaître la légitimité du droit au travail, à l’instruction morale, intellectuelle et

professionnelle des hommes comme des femmes, dont elle revendique l’égalité en droit. Avec

cette publication et la tournée de propagande pour diffuser le livre et ses idées l’année

suivante, son engagement devient ternaire par l’adjonction de l’apostolat au binôme

observation-témoignage écrit. Grâce aux fouriéristes, aux saint-simoniens et surtout à

quelques figures du compagnonnage (Agricol Perdiguier, Jacques Gosset, Pierre Moreau et

d’autres encore), Flora Tristan a intensifié ses contacts avec les ouvriers et mis au point sa

doctrine sociale17. Elle sent qu’écrire ne suffit pas pour convaincre la masse ; elle a besoin de

parler directement aux ouvriers, dont la plupart ne sait pas lire. Elle part donc en tournée en

province. Avant Marx et Engels, elle appelle de ses vœux l’union ouvrière universelle, tout en

se montrant souvent injuste à l’égard de ceux qui la soutiennent sans renoncer à leur esprit

critique. Le journal qu’elle a tenu de 1843 à 1844, et qui ne fut publié qu’en 1973 sous le titre

Le Tour de France18, devait fournir la matière à un ouvrage ambitieux, d’où son sous-titre

État actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel et matériel. Le livre projeté

ne vit jamais le jour, puisque Flora Tristan mourut à Bordeaux le 14 novembre 1844, à 41 ans.

Néanmoins, ce journal constitue un témoignage exceptionnel, tant sur la manière dont elle vit

son engagement que sur le monde ouvrier lui-même. Convaincue d’avoir découvert le moyen

de sauver les prolétaires en les fédérant, Flora Tristan se sent investie d’une mission divine.

En fait, cette idée de mission n’est pas nouvelle, car elle est déjà présente dans les

Pérégrinations, où l’auteur évoque aussi la figure du martyr de la religion du progrès19. Son

socialisme s’est fortement imprégné de mysticisme et de messianisme, et elle rejette

maintenant la violence, qu’elle trouvait légitime en 1840. Ainsi écrit-elle :

Ma mission est sublime ; c’est de mettre ces hommes dans la voie de la légalité, du droit.

Il faut que je parvienne à leur faire comprendre que la force brutale ne peut rien organiser,

qu’elle ne peut que détruire, et que nous sommes arrivés à une époque où il faut songer à

organiser20.

Elle parle même de sa « position d’apôtre21 » et note :

16 F. TRISTAN, Union ouvrière, suivie de lettres de F. Tristan, édition préparée par Daniel Armogathe et Jacques Grandjonc, Paris, Des femmes, 1986. 17 Voir F. TRISTAN, La Paria et son rêve, op. cit., p. 151-227. 18 Flora TRISTAN, Le Tour de France. Journal 1843-1844, Texte et notes établis par Jules-L. Puech, Préface de Michel Collinet, Introduction nouvelle de Stéphane Michaud, Paris, François Maspero-La Découverte, 1980. 19 Flora TRISTAN, Pérégrinations d’une paria, op. cit., p. 47. 20 F. TRISTAN, Le Tour de France, op. cit., p. 63-64. 21 Ibid., p. 63.

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Le 12 avril [1844], à 4 heures du matin, je me suis levée pour entreprendre la belle et

noble mission pour laquelle Dieux [sic] dans sa toute bonté m’a choisie. Je sentis en moi

comme une grâce divine qui m’enveloppait, me magnétisait et me transportait dans une

autre vie. […] Une voix intérieure me disait : Aie confiance dans ta mission […]. Vas

éclairer et vivifier les populations ignorantes comme les premiers chrétiens allaient

éclairer et vivifier les populations idolâtres, et je me sentais pleine de joie, de force et de

bonheur22.

Flora Tristan se perçoit en prophète et même en sauveur d’un « pauvre peuple »

qu’elle juge pourtant « si brute, si ignorant, si vaniteux, si désagréable à frayer, si dégoûtant à

voir de près23 » ; mais elle affirme aussi :

[…] c’est au principe que je me dévoue et non aux individus. […] qu’importe la

répugnance que provoquent les individus, il faut les considérer comme du fumier avec

lequel on pourra fumer la jeune génération ouvrière24.

Sa mission est de « semer les idées25 » tout en disant « à ces ouvriers la vérité sur leurs

défauts, leurs vices26 ». La noblesse de l’engagement de celle qui signait « votre sœur en

l’humanité » depuis 1842 est quelque peu ternie, comme chez beaucoup d’autres utopistes ou

militants, par un sentiment de supériorité et la conviction de détenir la seule et unique vérité.

À trop adorer l’idée on en vient à mépriser l’individu. Rien de tel, en revanche, chez Louise

Michel.

Celle qui voulait l’impossible

Les dernières années de sa vie, Flora Tristan a donc éprouvé le besoin d’une action

plus intense que la simple observation-dénonciation et, de ce point de vue, elle annonce

Louise Michel, une personnalité bien plus radicale, dont la vie est marquée au fer rouge de la

répression. La célèbre révolutionnaire est née le 29 mai 1830 à Vroncourt-la-Côte, un village

de la Haute-Marne, de père inconnu, selon la formule consacrée27. Sa mère, domestique d’un

châtelain, a été séduite par le fils de celui-ci ; toutefois la bâtarde est élevée au château, où

elle vit une enfance modeste mais heureuse, et reçoit une éducation libérale, qui lui permet de

devenir institutrice en 1852. Pour ne pas prêter serment à l’Empire, elle ouvre des écoles

22 Ibid., p. 70. F. Tristan, qui croit en Dieu mais pas en l’Église, écrit toujours le mot Dieux au pluriel. 23 Ibid., p. 54-55. 24 Ibid., p. 31-32. 25 Ibid., p. 34. 26 Ibid., p. 39. 27 X. GAUTHIER, « Présentation » in : L. MICHEL, Histoire de ma vie. Seconde et troisième parties. Londres, 1904, Texte établi et présenté par Xavière Gauthier, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 7 et suiv.

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libres dans son département puis à Paris, où elle s’installe en 1856. Son intérêt précoce pour

les exclus et son besoin de témoigner sont attestés par la publication en 1861 d’une brochure

intitulée Lueurs dans l’ombre, plus d’idiots, plus de fous, dont l’objet est l’amélioration de la

prise en charge des anormaux et leur insertion dans la société. On lit déjà, dans l’avant-propos

de cette brochure, sa croyance dans l’avènement de la révolution28 et son projet

d’engagement, caractérisé par le « dévouement sans bornes » pour un idéal hors d’atteinte :

« Ce que nous voulons, c’est l’impossible », écrit-elle29. Dans les années soixante, Louise

Michel, qui s’intéresse à la condition des femmes et à l’éducation du petit peuple, fréquente

les milieux républicains et socialistes. Elle témoignera plus tard de ses premières expériences

dans ses Mémoires, en montrant que son engagement s’enracine profondément dans le

sentiment de révolte qu’elle a éprouvé dès l’enfance devant la cruauté de l’exploitation des

paysans et leur fatalisme30. En 1869, elle est secrétaire de la « Société démocratique de

moralisation, ayant pour but d’aider les ouvrières à vivre par le travail dans le devoir ou à y

entrer ». « Jamais, écrit-elle dans ses mémoires, je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour

lequel on cherchât à atrophier l’intelligence comme s’il y en avait trop dans la race31 ».

Après le désastre de Sedan et la proclamation de la République, elle est élue présidente

du Comité républicain de vigilance des citoyennes du XVIIIe arrondissement de Paris, en

novembre 1870. Sa première arrestation date du mois suivant, lors d’une manifestation de

femmes, ce qui ne la dissuade pas, lorsqu’en janvier 1871 on fait tirer sur la foule, de riposter,

vêtue en garde-national. L’étape violente qui s’amorce constitue le tournant de la vie de

Louise Michel. Après la proclamation de la Commune, elle se bat avec bravoure contre les

Versaillais, mais elle doit se rendre durant la Semaine sanglante en échange de la liberté de sa

mère et elle est emprisonnée. En décembre, comparaissant devant un conseil de guerre, elle

assume ses responsabilités et réclame la mort, comme son amoureux Théophile Ferré, exécuté

le mois précédent. Ses paroles sont restées célèbres :

Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en

réclame une part, moi ! […] Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi32…

Elle est finalement condamnée à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée. Son

incarcération ne la fait pas renoncer à sa vocation pédagogique, puisqu’elle y puise la force de

28 L. MICHEL, Le Livre du bagne précédé de Lueurs dans l’ombre, plus d’idiots, plus de fous et du Livre d’Hermann, Textes établis et présentés par Véronique Fau-Vincenti, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2001, p. 36. 29 Ibid., p. 39-40. 30 L. MICHEL, Mémoires, Paris, La Découverte, 2002, p. 155-164. 31 Ibid., p. 83. Sur la condition féminine voir p. 79-85, 274-275 et 280-286. 32 Ibid., p. 320.

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publier en 1872 des contes et légendes pour enfants, Le Livre du jour de l’An. En août de

l’année suivante, elle est embarquée pour la Nouvelle-Calédonie où elle restera sept ans,

jusqu’à l’amnistie totale des déportés, refusant toute remise de peine. Sur l’archipel, elle

cherche à instruire les Canaques, s’intéresse à leur culture (en 1885, elle fera paraître

Légendes et chants de gestes canaques) et est une des rares communards à soutenir leur

insurrection en 1878. Dans ses Mémoires, elle s’insurge d’ailleurs contre la colonisation

européenne : « Qu’on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la

destruction33. » Comme Flora Tristan, elle parvient à transformer le désespoir suicidaire qui

l’étreint parfois en une inflexible volonté de changer le monde.

La « vierge rouge »

Devenue anarchiste pendant sa déportation, Louise Michel va déployer une activité de

propagandiste infatigable à partir de son retour à Paris en novembre 1880. Prophétesse

révolutionnaire, elle donne des centaines de conférences partout en France, en Grande-

Bretagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Algérie même, et elle écrit des milliers de pages,

dont beaucoup seront perdues. Sa vie est jalonnée de nombreuses périodes d’incarcération et

d’exil. Elle est souvent acclamée, mais aussi souvent injuriée ou chassée à coups de pierres34.

En janvier 1888, lors d’une conférence au Havre, elle est victime d’un attentat qui manque de

lui coûter la vie et lui laisse une balle dans la tête, mais cela ne l’empêche pas de défendre le

malheureux ouvrier qui a tenté de la tuer, qui est finalement acquitté et avec lequel elle

entretient même une correspondance35. C’est au retour d’une tournée en Algérie qu’elle meurt

à Marseille le 5 janvier 1905, à l’âge de soixante-quinze ans, épuisée par tant d’efforts et de

privations.

Chez Louise Michel, qui prend Victor Hugo pour modèle, l’engagement

révolutionnaire et le témoignage littéraire ou journalistique sont quasiment simultanés et

indissociables. Sa vocation d’écrivain lui a permis d’aborder tous les genres : poésie, conte,

nouvelle, roman, essai, théâtre, chanson, opérette, etc., et certaines œuvres, comme son roman

La Misère, paru en 1882, furent en leur temps des succès populaires. D’autres titres sont

significatifs des sujets abordés et de la finalité sociale de ses écrits : La Grève dernière

(1881), La Fille du peuple (1883), Les Paysans (s. d.), Le Monde nouveau (1888), Les Crimes

33 Ibid., p. 244 ; voir aussi p. 206. 34 L. MICHEL, Histoire de ma vie, op. cit., p. 81-83. 35 Ibid., p. 100-104.

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de l’époque (1888)36. Louise Michel y peint le tableau des injustices et prend la défense de

ceux que tout le monde méprise, comme le résume une de ses phrases :

Filles [du trottoir], assassins, mouchards ne sont pas nés ainsi ; ils y sont venus parce que

la société maudite les a conduits ; il n’y a qu’une criminelle : la société maudite, elle seule

mérite la mort37.

Mais le genre par excellence du témoignage historique reste celui des mémoires et

autres souvenirs, qu’elle n’a évidemment pas manqué de cultiver. La première partie de ses

Mémoires voit le jour en 1886, un second volume est édité en feuilleton dans le journal

L’Égalité de juin à octobre 1890 et enfin, en 1904, quatre mois avant sa mort, Louise Michel

écrit encore Histoire de ma vie, une autre suite au premier volume de ses mémoires38. Il ne

faut pas oublier non plus son livre La Commune publié en 1898, un hommage émouvant au

peuple insurgé et un document exceptionnel sur cet épisode historique. L’ensemble de son

œuvre constitue donc un monumental témoignage de son engagement et de celui de ses

compagnons, de même qu’un regard de femme du peuple sur la seconde moitié du XIXe siècle.

En effet, Louise Michel parle d’elle mais aussi beaucoup des autres. Elle écrit d’ailleurs au

commencement de la seconde partie d’Histoire de ma vie :

Combien je préfèrerais parler des événements à parler de ma propre personne. Car moi

c’est surtout ce qui n’est pas moi39.

Au milieu des anecdotes, le souvenir de ses amis disparus l’envahit40 ou le besoin de soutenir

une cause et de dénoncer une injustice ; par exemple la haine des Juifs propagée par les

« vipères humaines41 ». C’est, semble-t-il, en raison de la fin tragique de la Commune que son

engagement prend la forme de l’apostolat et de son corollaire le sacrifice de soi. La survivante

devait se montrer digne de tous ceux qui étaient tombés en martyrs.

L’utopie et la foi

Flora Tristan, la socialiste utopique, et Louise Michel, l’anarchiste, furent deux

femmes exaltées, combatives et intrépides, portées par la foi en un avenir plus juste pour les

misérables. Chacune à sa manière, elles ont éprouvé la nécessaire complémentarité entre le

dire et le faire. Toutes deux, à quarante ans, ont conçu leur engagement comme un véritable 36 Xavière Gauthier donne une liste exhaustive des œuvres publiées ou inachevées ; ibid., p. 26-30. Voir aussi, L. MICHEL, Mémoires, op. cit., p. 219-221. 37 L. MICHEL, Histoire de ma vie, op. cit., p. 108. 38 Ibid., p. 47-48 et note p. 123. 39 Ibid., p. 80. 40 Ibid., p. 112-120. 41 Ibid., p. 110-111.

Page 11: Témoigner et convertir. Flora Tristan et Louise Michel ou l’engagement comme apostolat laïque

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apostolat qui les a conduites sur les routes pour convertir de vive voix l’humanité à leurs

utopies. En raison de cet engagement, leur œuvre littéraire est demeurée fragmentaire voire

fantôme, puisque des titres annoncés n’ont jamais paru. Et dans le cas de Louise Michel, cette

œuvre doit être caractérisée comme une écriture de l’urgence, un diamant brut qu’elle n’a pas

pris le soin de tailler. En ce sens, l’action l’a finalement emporté sur le témoignage qui devait

en rendre compte. Néanmoins, ces deux femmes ont pris soin de construire une image d’elles-

mêmes en prophétesses désintéressées de la transformation sociale. Leur personnalité et leur

parcours biographique spécifique mettent en lumière la prégnance du modèle biblique chez

nombre d’activistes sociopolitiques de gauche au XIXe siècle, malgré leur anticléricalisme et

leur athéisme. On a pu souvent constater à quel point les figures de l’apôtre, du prophète, du

martyr, de la vierge, le thème de la rédemption, la perception de Jésus comme un réformateur

social, la référence au christianisme primitif, l’idée d’une révolution inspirée par l’amour de

l’humanité, etc., envahissent les discours et façonnent les vies. En revanche, on s’est peu

penché sur le sens et les raisons de ce phénomène, qui jette un pont idéologique entre la

gauche et la droite alors même que se dessinent des lignes de démarcation indélébiles entre les

deux camps. Comment le discours de la rupture radicale peut-il s’accommoder de rappels

aussi insistants du substrat religieux commun ? Faut-il y voir une véritable subversion du

message biblique par une désacralisation ou simplement un habile artifice rhétorique pour

convaincre ? Doit-on en conclure que la propagation de l’utopie se manifeste de manière

privilégiée sur le mode missionnaire ? Le besoin de témoigner n’est-il pas lui-même suscité

par la place du Livre sacré dans la culture occidentale ? Ces questions, et bien d’autres encore,

auxquelles il est sans doute très difficile d’apporter des réponses, méritent néanmoins d’être

posées.