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Texte avant édition publié in Brésil(s). Sciences humaines et sociales, « Dilemmes anthropologiques », 2013, n° 4. Doit-on militer aux côtés des Indiens ? Récit du non-engagement d’une anthropologue sur le terrain Maité Boullosa Joly 1 « C’est grâce à nous et à la Pachamama 2 que tu as eu ta bourse. Maintenant que tu reviens, nous allons signer un accord ensemble sur la restitution de tes travaux. » Ces propos m’ont été tenus en 2002 par un militant de l’organisation indienne de Quilmes, un village situé dans la précordillère des Andes du Nord-Ouest argentin où j’avais fait un premier terrain deux ans auparavant. Selon Antonio, j’étais redevable vis-à-vis de l’organisation indienne de la bourse doctorale que j’avais obtenue et j’entendais par son injonction qu’il désirait avoir un droit de regard sur mes travaux. Cette demande allait dans le sens des règles morales aujourd’hui largement répandues dans le milieu académique, notamment dans le champ des études sur les peuples autochtones en constant développement. Dans de nombreuses universités anglophones, il existe des comités d’éthique afin de veiller à la responsabilité du chercheur vis-à-vis des communautés qu’il étudie (Bosa 2008 ; Gagné 2008). Celui-ci est lié par un « contrat » qui protège les populations visitées et l’anthropologue lui-même, de plus en plus souvent mis en question dans un contexte de décolonisation de la recherche. Cependant, il y a dix ans, nous étions encore peu sensibilisés à ces questions, surtout en France où « l’intégrité morale et la rigueur scientifique » sont généralement considérées comme des « garanties suffisantes du respect des principes éthiques ». (Fassin 2006). À Quilmes, en 2002, il était encore possible de mener une enquête sans passer par l’organisation indienne locale. J’aurais pu cependant répondre favorablement à la demande d’Antonio, je ne l’ai pas fait. Pour quelles raisons ? Quels problèmes éthiques et scientifiques cela me posait-il ? Quelles implications cela a-t-il eu sur ma recherche ? Quelles portes se sont fermées ? Lesquelles se sont ouvertes ? Il est souvent question de l’engagement du 1 Maité Boullosa Joly est maitre de Conférences en anthropologie à l’Université de Picardie Jules Verne, chercheur au CURAPP et chercheur associée au CERMA. 2 La Pachamama, la mère terre, est une divinité étroitement liée à la fertilité dans la cosmologie andine.

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  • Texte avant dition publi in Brsil(s). Sciences humaines et sociales, Dilemmes

    anthropologiques , 2013, n 4.

    Doit-on militer aux cts des Indiens ?

    Rcit du non-engagement dune anthropologue sur le terrain

    Mait Boullosa Joly1

    Cest grce nous et la Pachamama2 que tu as eu ta bourse. Maintenant que tu

    reviens, nous allons signer un accord ensemble sur la restitution de tes travaux. Ces propos

    mont t tenus en 2002 par un militant de lorganisation indienne de Quilmes, un village

    situ dans la prcordillre des Andes du Nord-Ouest argentin o javais fait un premier

    terrain deux ans auparavant. Selon Antonio, jtais redevable vis--vis de lorganisation

    indienne de la bourse doctorale que javais obtenue et jentendais par son injonction quil

    dsirait avoir un droit de regard sur mes travaux. Cette demande allait dans le sens des

    rgles morales aujourdhui largement rpandues dans le milieu acadmique, notamment

    dans le champ des tudes sur les peuples autochtones en constant dveloppement.

    Dans de nombreuses universits anglophones, il existe des comits dthique afin de

    veiller la responsabilit du chercheur vis--vis des communauts quil tudie (Bosa 2008 ;

    Gagn 2008). Celui-ci est li par un contrat qui protge les populations visites et

    lanthropologue lui-mme, de plus en plus souvent mis en question dans un contexte de

    dcolonisation de la recherche. Cependant, il y a dix ans, nous tions encore peu sensibiliss

    ces questions, surtout en France o lintgrit morale et la rigueur scientifique sont

    gnralement considres comme des garanties suffisantes du respect des principes

    thiques . (Fassin 2006).

    Quilmes, en 2002, il tait encore possible de mener une enqute sans passer par

    lorganisation indienne locale. Jaurais pu cependant rpondre favorablement la demande

    dAntonio, je ne lai pas fait. Pour quelles raisons ? Quels problmes thiques et scientifiques

    cela me posait-il ? Quelles implications cela a-t-il eu sur ma recherche ? Quelles portes se

    sont fermes ? Lesquelles se sont ouvertes ? Il est souvent question de lengagement du

    1 Mait Boullosa Joly est maitre de Confrences en anthropologie lUniversit de Picardie Jules Verne, chercheur au CURAPP et chercheur associe au CERMA. 2 La Pachamama, la mre terre, est une divinit troitement lie la fertilit dans la cosmologie andine.

  • chercheur sur le terrain. Cest pourtant lhistoire de mon non-engagement que je vais relater

    ici.

    Je reviendrai sur mes expriences en tant quethnographe dans le Nord-Ouest

    argentin, une rgion sur laquelle je travaille depuis treize ans. Elle a connu un important

    processus d ethnicisation 3 dans les annes 1980 qui sest amplifi depuis. Je dcrirai plus

    particulirement mes premires interactions en 2000 et en 2002 en donnant voir les

    coulisses de ma recherche et les raisons qui mont pousse ne pas mengager aux cts des

    militants. Il ne sagira pas de remettre en cause la lgitimit dun mouvement qui cherche

    valoriser les origines indiennes de populations jusque-l rendues invisibles, marginalises et

    discrimines. Les groupes engags dans une revendication doivent toutefois souvent passer

    par des phases d essentialisme stratgique afin de se construire en collectif identifiable

    et dvoluer dans leur combat (Spivak 1987). Ces tapes sinscrivent dans des processus

    beaucoup plus longs mais elles peuvent tre inconfortables pour le chercheur qui les

    observe. Je dcrirai lune de celles auxquelles jai t confronte en 2002, alors mme

    quAntonio me demandait de mengager ses cts. La prise de distance que jai dcid

    doprer ma place dans une position dlicate vis--vis de lorganisation indienne. Elle a

    engendr de nombreuses remises en questions de ma part mais aussi, parfois, de la part de

    mes htes. Je montrerai cependant que ce que jai vcu comme des dboires de

    lenqute ma en ralit permis de mieux comprendre les difficults que pouvaient

    rencontrer les militants sur la scne locale et, plus largement, dans la socit que jtudiais.

    Arrive sur le terrain

    En 2000, je me suis rendue dans la partie andine du Nord-Ouest argentin avec

    lintention de comparer la tradition orale de ses habitants avec celle que javais observe

    lautre extrmit des Andes, au Venezuela. Il y avait t question de sorcires, dours, de

    lutins, de lacs, dor cach, de maldictions et de gurisons miraculeuses : des mtaphores

    qui renvoyaient la force des anctres et leur pouvoir sur les hommes alors mme qu

    cette poque les paysans andins vnzuliens ne se revendiquaient pas comme Indiens4.

    3 Le terme ethnicisation se rapporte ici un processus rcent, en partie impuls depuis lextrieur mais pris en main et construit par des reprsentants locaux (Boccara 2010). 4 Cela a peut-tre chang aujourdhui dans le cadre des politiques multiculturelles gnralises en Amrique latine.

  • Jen avais conclu que, mme si elles ne parlaient pas deux au prsent, ces histoires

    permettaient de leur redonner vie tout en les relguant dans un pass aujourdhui rvolu.

    Cest avec cette hypothse que je suis arrive sur mon terrain en 2000. Le statut de

    communaut indienne dAmaicha et de Quilmes, deux villages de la rgion, ma de ce fait

    beaucoup surprise. Que voulait dire tre Indien aujourdhui ? Il y avait certes des

    lments culturels que lon retrouve dans de nombreuses parties des Andes : un mode de

    production agro-pastorale combin une exploitation verticale des ressources5, une

    alimentation base de mas, des activits artisanales comme le tissage ou la cramique et la

    croyance en la Pachamama, la mre terre. Cependant, on y parlait exclusivement lespagnol6

    et je ne trouvais pas de diffrences fondamentales avec les autres villages alentours o

    aucune identit indienne ntait revendique. voquer les Indiens ailleurs qu Amaicha et

    Quilmes renvoyait aux anctres qui avaient vcu sur ces terres, laiss des vestiges

    archologiques et qui lon devait des faits tranges relats dans les rcits de tradition orale

    comme au Venezuela. Les habitants avaient en effet appris lcole que les Indiens avaient

    disparu larrive des Espagnols et quils vivaient dans un pays aujourdhui chrtien

    et civilis . Ils semblaient tenir cette ide. Lvanglisation a jou un rle important dans

    ce processus de dnigrement, les missionnaires ayant associ la figure de lIndien celle du

    barbare dont ils ont diabolis les croyances (Gruzinski 1988). Cet effacement de lIndien est

    aussi li un contexte historique particulier lArgentine. La Conquista del desierto

    [Conqute du dsert] du XIXe sicle, pendant lesquelles les populations indiennes de la

    pampa furent extermines, sont au fondement mme de la construction nationale qui exclut

    la composante indienne (Quijada & Bernand 2000). Les vagues de migrations europennes

    au XIXe et au XXe sicle ont galement contribu en effacer la prsence. LArgentine sest

    ainsi construite sur le modle europen de ltat-Nation avec lide trs ancre que les

    5 Malgr la diversit des rares activits conomiques de la rgion (commerciales, artisanales, dans les emplois

    communaux, sans oublier les revenus des migrants partis de manire temporaire ou dfinitive), il existe toujours

    une activit agro-pastorale et ce que John Murra a nomm une exploitation verticale des ressources (Murra

    1975) avec la pratique de la transhumance en haute altitude les mois dt. La rciprocit et lchange, tant de biens que de services, taient des lments essentiels dans lorganisation conomique et sociale des socits andines avant la Conqute, y compris dans notre rgion dtude (Lorandi, De Hoyos 1995). Ils sont toujours en vigueur, accentus par le contexte de crise conomique et montaire qua connu lArgentine en 2002. 6 Le kakano, que lon parlait avant la Conqute dans les valles calchaquies, sest perdu durant les premiers sicles de la colonisation et il nen reste que peu de traces dans les archives coloniales (Giudicelli 2008, 2010). Cela constitue un problme pour les leaders indianistes locaux, le critre de la langue tant souvent retenu dans

    la dfinition dune unit culturelle.

  • Indiens avaient disparu. Ils ont ds lors t renvoys un pass lointain prcdant le

    triomphe de la civilisation.

    Cest donc la question de lindianit aujourdhui qui a guid mon enqute Amaicha

    et ma conduite vers mes premiers informateurs. Mes interlocuteurs ne semblaient pas

    comprendre mon interrogation et il mtait impossible dobtenir une rponse jusqu ce que

    je rencontre lorganisation indienne de Quilmes.

    Jtais alle visiter lancienne citadelle de Quilmes, clbre dans le pays comme lieu

    o la rsistance indienne aux conquistadores a dur le plus longtemps : cent trente ans,

    jusquen 1664. Les vaincus ont t dports pied jusque dans la rgion de Buenos Aires

    (1500 km) et ils ont t somms de sinstaller la priphrie de la capitale, dans la ville qui

    porte aujourdhui leur nom.

    En dcouvrant le site archologique, jtais intrigue par le paysage semi-dsertique

    et je ne voyais pas o pouvait tre la communaut indienne dont javais entendu parler.

    Comme je souhaitais rester sur place, le vieil homme qui maccompagnait ma conduite chez

    une de ses comadres7, Doa Rosa, qui habitait une grande maison en briques au bord de la

    route. Jy ai t accueillie bras ouverts. Dans le patio se tenaient une quinzaine de

    personnes dont la plupart avaient entre dix-huit et quarante-cinq ans. Tous sont venus me

    saluer, lair ravi. Ctait la Commission indienne Quilmes (CIQ) et lun des hommes qui me

    faisait face tait Pancho, le cacique [chef indien] que je voulais rencontrer.

    Les uns et les autres mont demand do jtais. Dans les villages reculs que javais

    visits jusque-l, jexpliquais que jhabitais en Europe et faisais une petite carte du monde

    avec des pierres pour montrer que javais travers la mer en avion, notamment pour

    rpondre la question : Combien de temps met-on cheval pour venir de chez toi ? . Je

    mapprtais donc machinalement ramasser des cailloux lorsque jai entendu Oui, mais o

    dEurope ? . En apprenant que jtais Franaise, ils se sont exclams Ah ! Paris !

    Paris ! . Trois des dirigeants de lorganisation revenaient en effet dun sjour dans cette

    ville o ils avaient t invits pour le vernissage dune exposition de photographies de

    Quilmes au Muse de lHomme en juin 20008. Cet vnement tait en partie organis par la

    ville homonyme (province de Buenos Aires) qui, dans les annes 1980, avait tabli un pacte

    de fraternit avec le village andin. Pancho, Luis et Gustavo, les trois militants ayant fait le

    7 Lien de parrainage, lien de parent spirituel important dans cette rgion. 8 Muse de lHomme, Paris, La communaut indienne Quilmes , Exposition, 29 juin - 4 septembre 2000.

  • voyage, mont montr des photos deux au pied de la tour Eiffel, de lArc de triomphe et

    lintrieur du Muse de lHomme. trange exprience que celle de lethnographe partie loin

    de chez elle dans une qute daltrit, quelle savait certes relative, mais pas ce point ! Au

    milieu de ce dsert, se retrouver chez soi

    Les militants en lutte pour les terres

    Au sein de la CIQ, jai fait la connaissance de plusieurs jeunes gens dynamiques,

    ouverts et trs informs de lhistoire de la Conqute. Ils soulignaient quel point leurs

    anctres avaient souffert et insistaient sur les injustices dont les Indiens taient encore

    victimes. Dans une petite salle munie dun tlviseur et dun magntoscope, ils mont

    montr des vidos, certaines ralises lors de crmonies en lhonneur de la Pachamama et

    une autre concernant un procs qui stait tenu dans la ville voisine contre les terratenientes

    (propritaires terriens). Jai alors compris que lindianit ntait pas ici mise en valeur dans

    une simple volont de valorisation culturelle . Elle avait une dimension minemment

    politique avec pour objectif la rcupration des terres.

    Chacun des membres de la CIQ voulait mhberger, cela semblait tre un honneur.

    Cest Pancho, le cacique, qui a eu le privilge de maccueillir les premiers jours. Il ma

    emmene chez lui larrire de sa moto sur des routes chaotiques. Il tait lun des seuls

    membres de lorganisation possder un vhicule motoris, trs utile dans cette zone o les

    hameaux sont spars par de longues distances9. Nous sommes arrivs chez lui la nuit

    tombe et jai dcouvert une petite ferme en torchis sans lectricit ni eau courante. Pancho

    y vivait avec sa sur, absente ce soir-l. Nous avons bu du mat et il ma accord un trs

    long entretien la lueur dune bougie. Visiblement habitu raconter son histoire et surtout

    expliciter la cause quil dfendait, il ma parl sans que jaie besoin de poser beaucoup de

    questions. Il a voqu ce que pouvait tre auparavant la vie sous le rgime des

    terratenientes, des patrons , auxquels les villageois devaient payer un lourd tribut. Ils

    donnaient un tiers de leur production annuelle et travaillaient un mois par an pour le

    propritaire, avec la peur dtre chass de chez eux. Cela faisait trente ans que certains

    luttaient contre cette domination. De nets progrs avaient t faits mais la question des

    terres navait pas encore trouv de solution. Il a aussi beaucoup fait rfrence la culture,

    9 Les quatorze hameaux compris dans la Communaut indienne Quilmes (CIQ) sont disperss sur une superficie

    de 40 km.

  • au rapport harmonieux que les Indiens entretiennent avec la nature et leur histoire en

    gnral. Ses propos venaient confirmer lide qutre Indien Quilmes sinscrivait dans un

    contexte de luttes agraires et de revendications sociales et politiques. Durant mon sjour,

    jai assist des oprations de valorisation du patrimoine culturel local. Diffrents projets de

    recherche taient en effet mens par de jeunes tudiants originaires du village sur les

    plantes et les pratiques mdicinales. La mmoire collective tait aussi un objet privilgi.

    Une jeune militante de la CIQ, qui tudiait lhistoire dans la ville voisine et venait de soutenir

    son mmoire de fin dtude sur les Quilmes (Yapura 2002), contestait la version officielle

    selon laquelle la prsence amrindienne locale avait cess avec la dportation de 1664, ce

    qui a t confirm par dautres travaux ethno-historiques depuis (Rodriguez 2008). partir

    de sources orales, elle soutenait que certains Indiens dplacs dans dautres encomiendas10

    seraient revenus vivre sur leur lieu dorigine. Elle contredisait ainsi lide trs ancre sur la

    scne nationale et chez de nombreux villageois quil ny aurait plus de descendants

    dAmrindiens locaux dans la rgion. Au-del de lintrt politique de faire valoir son

    autochtonie dans un contexte de politiques multiculturelles, la CIQ participait la

    valorisation et la patrimonialisation de la culture locale, un processus important dans un

    contexte national o les cultures indignes nont t que peu valorises, voire nies

    (Boullosa 2001, Ramirez 2012).

    Jai pu mener de nombreux entretiens avec des militants. Javais le sentiment

    daccumuler beaucoup de matriel car tous taient daccord pour me parler et partager avec

    moi le rcit de leur combat. Je pense qu ce moment de mon enqute si Pancho ou

    Gustavo, avec qui je mtais lie damiti, mavaient demand de signer un accord, je laurais

    envisag comme allant de soi.

    Deux mois plus tard jai d rentrer Paris o jai eu un an et demi pour analyser les

    donnes recueillies, prendre du recul et commencer un travail de dconstruction. Je me suis

    rendu compte alors que je navais, presque exclusivement, que des entretiens avec des

    membres de lorganisation indienne. Jen avais cependant quelques-uns avec Don Jesus et

    Doa Rosa qui me logeaient et qui accueillaient les militants pour leurs runions. Je parlais

    10 Lencomienda tait un systme appliqu par les colons qui consistait regrouper sur un territoire des centaines

    dindignes qui travaillaient sous les ordres dun encomendero, ainsi rcompens de ses services envers la

    monarchie espagnole.

  • souvent avec eux le soir autour dun mat ou pendant le dner. Javais ainsi pu avoir accs

    une parole diffrente.

    La distance et le recul pour dconstruire les ides reues

    Jai compris progressivement que les conflits agraires dans cette zone taient

    anciens. Il y avait de lourds rapports de domination sans aucune loi pour protger les

    paysans locaux de lexploitation que pouvaient exercer les patrons . Jai notamment

    recueillis des tmoignages sur lpoque du rgime militaire argentin. De 1976 1983, les

    propritaires terriens dnonaient les paysans revendicatifs, les accusaient dtre

    subversifs et ceux-ci taient torturs : certains mme ont disparu 11. Don Jesus, le vieil

    homme chez qui jhabitais Quilmes, tait le hros de cette priode. Il avait t emprisonn

    et avait subi des svices pendant sept ans dans lattente dun procs quil avait finalement

    gagn. Il tait le seul avoir le titre de proprit de sa maison et de ses terres et cest la

    raison pour laquelle son domicile tait devenu le sige de lorganisation indienne en lutte.

    Cet extrait dun entretien avec Doa Rosa, la femme de Don Jesus, retrace cette

    poque :

    Doa Rosa : Nous avons beaucoup souffert quand les patrons taient propritaires. On souffrait car les patrons nous chassaient. Nous, on ntait pas libres de mettre une plante si on ne leur disait pas... On souffrait beaucoup pendant ces annes-l. Plus maintenant, grce Dieu, maintenant non... Parce que les terres sont comme si elles taient nous... Parce que comme on a dsign le cacique qui est Pancho, et on lutte, parce que lon continue lutter pour quils nous donnent les terres... Oui... Mat : Et il y avait un cacique avant Pancho? Doa Rosa : Aprs, quand ils ont ananti les Indiens, l il ny avait plus de cacique. Et aprs, quand nous avons commenc lutter pour les terres, l ils ont nomm Pancho pour quil soit cacique, oui...12

    Doa Rosa voque les conditions doppression dans lesquelles les paysans de la

    rgion vivaient avant que lorganisation indienne ne soit fonde. Elle fait rfrence aux

    anciens Indiens anantis et parle des droits quils ont ensuite acquis grce Pancho, le

    nouveau cacique. Jai ainsi ralis que le statut de communaut indienne, loin dtre

    11 Les disparus (los desaparecidos) sont les victimes du rgime militaire dont les corps nont pas t retrouvs. 12 Entretien avec Doa Rosa, aot 2000.

  • immmorial, tait rcent. Le discours des militants mentionnait rgulirement le cadre

    juridique les concernant et limportance de la premire loi en faveur des Indiens de 1985 qui

    reconnait des droits fonciers aux populations indignes. Il rappelait aussi larticle 75 de la

    constitution de 1994, anne o lArgentine a instaur le statut de pays multiculturel, qui

    entrine les acquis de la loi de 1985. Jai alors compris que les conflits agraires staient

    ethniciss au cours des annes 1980 travers ce cadre juridique spcifique. Cest en effet

    durant cette priode que la CIQ, cre dans les annes 1970 et suspendue durant le rgime

    militaire de 1976 1983, a t ractive (Pierini 2011). Cette organisation runit les

    quatorze villages et hameaux en lutte contre les trois grands terratenientes du secteur. Le

    nom Quilmes dune des localits concernes a t repris en lhonneur des valeureux

    guerriers qui avaient dfendu durant cent trente ans leur territoire au moment de la

    Conqute.

    En mettant en vidence ce processus de construction identitaire, je ne veux en rien

    nier lindianit de ces villages. Il sagit dune rgion avec une grande richesse culturelle et de

    nombreux hritages dorigine prhispanique. Mais jai dcouvert progressivement que cette

    auto-reconnaissance en tant quIndien tait non seulement rcente, mais aussi complexe.

    De la difficult de se reconnaitre Indien en-dehors du milieu militant

    Lors de mon enqute de terrain en 2000, je navais pas ralis dentretiens avec des

    villageois non impliqus dans la CIQ. Les militants rpondaient facilement mes questions

    sur ce que signifiait tre Indien aujourdhui et comme ils affirmaient toujours se

    prononcer au nom de leur communaut, javais tendance penser que leur point de vue

    tait reprsentatif et traduisait les aspirations de lensemble des villageois. Leur

    appartenance aux organisations indiennes en faisait des porte-parole et leur confrait un

    pouvoir symbolique incontestable : ils recevaient le droit de parler et dagir au nom du

    collectif, de se prendre pour le groupe quils incarnaient (Bourdieu 1982).

    Ce sont les discussions et les entretiens avec Doa Rosa qui mont ouvert les yeux sur

    dautres types de reprsentations.

    Dans un premier temps, elle refuse dvoquer des Indiens :

    Mat : Pour vous, cest quoi tre Indien? Doa Rosa : Eh bien... Pancho sait beaucoup de choses parce que moi, je ne me rappelle presque plus, je nai pas beaucoup de mmoire... Ils font les runions ici mais moi je ne suis jamais

  • avec eux. Moi je suis dans les casseroles, en train de cuisiner et de servir manger...13

    Doa Rosa prfre dire quelle a oubli et le justifie par un manque de mmoire. Elle

    me renvoie Pancho, le cacique qui, lui, sait . Je souhaitais pourtant connaitre son

    opinion sur ce que signifiait, pour elle, tre Indienne. ce moment de mon enqute, je

    supposais en effet que les habitants dAmaicha et de Quilmes se reconnaissaient en tant que

    tels en raison du statut de communaut indienne des villages mais javais des difficults

    avoir des informations sur le sujet en dehors des organisations militantes. Doa Rosa, dans

    sa rponse, me signifiait quelle ne matrisait pas assez le thme pour saccorder la lgitimit

    de sexprimer ce propos. Elle pointait ainsi implicitement lenjeu politique que cela pouvait

    avoir et elle voulait laisser les spcialistes sen charger.

    Cest en dtournant la question que jai russi saisir sa reprsentation des Indiens,

    en les mettant distance comme je lavais fait prcdemment au Venezuela. Lorsque jai

    voqu les sites archologiques, sa parole sest dune certaine faon libre :

    Doa Rosa : Les gens disent quune fois, dans les ruines, ils ont dterr une urne Il y avait les restes de lIndien, lIndien tout petit que lIndienne avait mis l quand ils [les conqurants] sont venus faire la guerre pour les tuer Ils disent quil y avait de lalgarrobo [caroubier] lintrieur de lurne, grill. Ils grillaient le mas comme nous. Quand nous tions petits, ma grand-mre et ma maman le grillaient dans une petite urne, elles grillaient le mas et lenvoyaient au moulin pour en faire de la farine afin que nous la mangions. Cest pour a que je dis que je suis indienne, bien sr !...

    Et de continuer :

    Eux [les villageois], ils croient que si on leur dit quils sont indiens, ils ont limpression quils vont mourir, ils croient quils sont rabaisss... Mais ce nest pas a, moi, au contraire, je suis contente dtre indienne... Mes parents taient pauvres, ils taient indiens, ils nont pas t des personnes de haute catgorie...14

    LIndien dont elle parle est donc tu par les conquistadores ds leur arrive. En se

    rfrant au site archologique de Quilmes et la tragdie de leur dfaite et de leur

    dportation, Doa Rosa reprend lide trs rpandue quils ont disparu au moment de la

    conqute. Pourtant, si elle vince lIndien de la rgion, elle se compare eux travers son

    13 Ibidem. 14 Ibid.

  • propre mode de vie. Le mas grill ainsi que la plante de caroubier trouvs dans une urne la

    renvoient aux usages culinaires de son enfance toujours en vigueur dans la valle. Cest ainsi

    quelle affirme quelle est elle-mme indienne mais que, au contraire des autres villageois,

    elle en est fire. Dans ses propos, tre Indien est synonyme de pauvret. Il est le vaincu de

    lHistoire, au plus bas de lchelle sociale. Lorsquelle affirme : Les gens croient que si on

    leur dit quils sont Indiens, ils ont limpression quils vont mourir , elle souligne aussi le

    danger de sassocier cette figure du pass longtemps diabolise par lEglise. Cette image de

    lIndien contrastait avec les reprsentations que je men faisais et qui taient davantage en

    accord avec celles qui circulent sur la scne internationale (au sein des institutions

    internationales et des ONG) : un Indien valoris, incarnant la sagesse par rapport notre

    socit de consommation, une vie en harmonie avec la nature, spirituelle, etc.

    Loin de tout cela, Doa Rosa me montrait le caractre discriminant dtre catalogue

    comme Indienne. Elle lassumait mais pointait le caractre exceptionnel de cette

    identification. Sa position pouvait sexpliquer par ses contacts frquents avec les membres

    de la CIQ qui se runissent chaque semaine dans son patio. Elle tait peut-tre aussi lie

    son mode de vie. En effet, son mari, Don Jesus, tait propritaire de ses terres et lun et

    lautre vivaient dans une prosprit relative par rapport au reste des habitants du village.

    Elle a ainsi connu une ascension sociale qui lui permettait de revendiquer ses origines

    indiennes linstar des personnes dorigine modeste qui la revendiquent dautant plus

    firement quelles ont connu une mobilit ascendante significative.

    Photographie : Mait Boullosa Joly

    Doa Rosa dans sa cuisine lors dune de nos nombreuses conversations (aout 2000). Elle prpare ici des tamales base de farine de mas et de viande.

    Un Indien cologiste pour justifier les luttes agraires

  • Les propos de Doa Rosa contrastaient avec les discours des militants qui pour la

    plupart reprenaient les reprsentations valorisantes de lIndien que javais moi-mme au

    dpart.

    Lextrait dun entretien ralis en 2000 avec Pancho, le cacique, en est un bon

    exemple:

    Pancho : Jai cout parler lhomme daujourdhui, qui avait un discours plus ou moins semblable au ntre, reconnatre que les Indiens ne staient pas tromps quand ils disaient quils ne voulaient pas que lon contamine leau, quils ne voulaient pas exploiter les mines, quils ne voulaient pas une quantit de choses... Les Indiens le savaient, ils le savaient pour lavoir vcu, cest quelque chose que lon devine quand on a de lexprience. Alors aujourdhui, il y a des gens qui nous donnent raison, cest--dire aux Indiens actuels et ceux davant. Quand ils sopposaient quelque chose, ils avaient raison !15

    Pancho valorise ici lexprience des Indiens, leur sagesse et leur bon sens enfin

    reconnus par la socit. En coutant ses discours et en lisant de nombreux articles dans les

    mdias nationaux et internationaux propos des Indiens, je me suis rendu compte que ces

    arguments cologistes sont ceux qui peuvent lgitimer aujourdhui les revendications

    sociales et territoriales de paysans locaux. Ce sont eux qui donnent de laudience. Les

    questions sociales et conomiques sont ainsi mises de ct au profit de proccupations

    environnementales dont les Indiens seraient les garants.

    Pour sa part, Antonio, le militant qui me demandait de signer un accord avec eux,

    mettait laccent sur la spiritualit des Indiens et leur mysticisme, voquant lnergie de la

    nature et de la Pachamama. Il reprenait des lments de la littrature chamanique

    empreints de croyances new-age, des lments trangers la religiosit de la rgion :

    Antonio : Dans chaque communaut nous avons des sites archologiques dans la montagne et tout est l. On y trouve des dessins, des vestiges dhabitations, des sentiers. Tu trouves beaucoup de choses, des constructions faites aux commencements du solstice, des cycles de la lune. Notre grand-mre la lune, parce que la lune est une grand-mre car elle est trs ge, comme nous disons. Le grand-pre arbre parce quil a beaucoup dannes ou le grand-pre sommet ou la grand-mre pierre parce quelle est trs vieille et plus elle est ge, plus elle possde dnergie. Ici, si un jour tu te sens nerveuse, cherche larbre le plus grand et enlace-le. Tu vas voir quau bout dun moment, tu vas te sentir tout fait calme et cest pour cela

    15 Entretien avec Pancho, aot 2000.

  • quil faut lui donner [allusion aux offrandes faites la Pachamama], parce que ces plantes, ces choses ont beaucoup dnergie, elles ont beaucoup dannes Peut-tre que ce que je suis en train de te dire te semble quelque chose de vide mais, pour nous, cest trs important parce que nous lexprimentons constamment.16

    Antonio a eu une longue exprience urbaine Buenos Aires o il a frquent le

    milieu universitaire. Est-ce dans ce contexte quil a eu accs cette littrature ? A-t-il t

    initi par dautres militants ou par des personnes engages dans une qute spirituelle et

    attires par le monde amrindien ? Ces contacts se sont-ils nous dans le village voisin ?

    Amaicha est en effet une communaut indienne emblmatique qui attire de nombreux

    visiteurs voluant dans le monde intellectuel ou artistique. Beaucoup disaient ressentir

    lnergie voque par Antonio et dcrite dans les ouvrages de Carlos Castaeda ou de James

    Redfield17. Antonio a t un prcurseur dans ce domaine, car si ces reprsentations se sont

    depuis largement propages, elles taient peu connues des habitants locaux au dbut des

    annes 2000 :

    Antonio : Ce nest pas difficile de rentrer en contact avec un esprit Par exemple, notre ville sacre [le site archologique de Quilmes], disons, le centre nergtique du cur de la valle calchaqu, parce que l o se rassemblaient les peuples taient des lieux nergtiques qui avaient un niveau dnergie, de vibration trs haut. Donc, le cacique, l o il plantait son cach, on appelle a bton aujourdhui, cest l que les peuples se rassemblaient, cest l quils faisaient le village parce que ctait un lieu spcial.18

    Au cours de cet entretien, Antonio a utilis douze fois le mot nergie et quatre

    fois lexpression trs hautes vibrations , des termes qui taient encore absents du

    vocabulaire des autres militants de la CIQ. Il avait pris le rle de chaman au sein de

    lorganisation et adoptait une attitude de matre qui essayait de mexpliquer la sagesse.

    Antonio tait trs grand et ses yeux bleus fixaient ses interlocuteurs avec beaucoup

    dinsistance. Cest certainement cette posture qui ma incite toujours garder mes

    distances avec lui.

    16 Entretien avec Antonio, aot 2000. 17 James Redfield est lauteur de La Prophtie des Andes, un ouvrage dit au dbut des annes 1990 et diffus trente-cinq millions dexemplaires dans trente-cinq pays. Il tait souvent connu des jeunes tudiants ou artistes qui visitaient la rgion (beaucoup sy sont installs depuis). 18 Ibidem.

  • En coutant les enregistrements, jai remarqu aussi que Gustavo, un jeune militant

    ayant grandi Buenos Aires, dcrivait pour sa part les Indiens en se rfrant des lments

    nord-amricains inspirs des westerns. Voici un exemple o les Indiens incarnent un idal de

    paix en opposition avec la faon dagir des hommes politiques quil juge barbare et

    meurtrire :

    Gustavo : Je pense que leur Pachamama [des politiciens] cest largent. Eux, plus ils ont dargent, plus ils en veulent. Pour largent, ils sont prts tout, jusqu tuer Moi je sais quancestralement nos caciques, nos peuples, se runissaient en rond, ils fumaient une pipe et ils se mettaient discuter afin de se connatre entre eux. Ils discutaient des problmes de leur village, et parlaient de la faon de faire afin que les villages sentendent bien entre eux...19

    Ces reprsentations se retrouvent dans un reportage de 2001 sur la commmoration

    du partenariat entre la communaut de Quilmes et la ville du mme nom prs de Buenos

    Aires. Un article de plusieurs pages est consacr la venue du cacique des Kilmes de

    Tucumn20. Sur les photos, Pancho apparat en train de fumer avec le maire de la ville une

    grande pipe sculpte orne de nombreuses plumes, semblable un calumet de la paix.

    Lintroduction reprend les propos dun Indien cologiste qui auraient t prononcs par le

    cacique des Kilmes : Nous sommes le sang neuf parce que nous oxygnons

    lAmrique . Cet article a t publi dans une petite revue de quelques feuillets mais qui a

    rgulirement paru de 1993 2008 : Los Indios Kilmes. Celle-ci tait dirige par un

    journaliste de Quilmes (province de Buenos Aires) qui a beaucoup travaill avec la CIQ

    depuis la fin des annes 1980. De nombreux intellectuels, Indiens ou sympathisants, se sont

    exprims dans ce journal et ont ainsi aid les militants dans llaboration de leur discours et

    dans la consolidation de leur lutte.

    Deux choses peuvent tonner dans le titre de la revue Los Indios Kilmes. Tout dabord

    le choix du terme dIndio car Indgena lui est prfr sur la scne nationale afin

    deuphmiser les connotations insultantes de Indio. Dans les milieux militants ce sont

    Aborigen ou Autoctono qui sont utiliss. Gustavo mavait dit ce propos que le terme Indio

    ou India dans Communidad India Quilmes (CIQ), ne se rfrait pas, selon lui, lIndio spoli

    du pays mais aux Indiens dAmrique du Nord et leur combat pour la sauvegarde de leur

    19 Entretien avec Gustavo, aot 2000 20 Somos la sangre nueva porque oxigenamos los pulmones de Amrica ( Reportaje al cacique de la Kilmes

    de Tucumn, Pancho Chaile , Los Indios Kilmes, 8e anne, octobre-novembre 2001).

  • territoire. Il me montrait en disant cela un poster o un Indien sioux posait firement au-

    dessus des ordinateurs dans le petit bureau qui leur tait rserv chez Don Jesus. Cette

    interprtation serait vrifier mais elle montre le type de rfrences que peuvent mobiliser

    certains militants afin de valoriser leur combat dans un contexte local o limage de lIndien

    est dgradante. Dans Los Indios Kilmes, le K de Kilmes peut aussi surprendre. La

    substitution de la lettre a t explicite ds 1993 par un professeur de philosophie, Victor

    Gullota, dans un article de ce mme journal : Porqu escribemos Kilmes con K y no con

    Q - las peripecias y trasfondos de un consonante [Pourquoi crivons-nous Kilmes avec

    un K et non avec un Q ? - Les pripties et le sens profond dune consonne]. Selon

    lauteur, le K a une origine trs primitive, comme celle de nos Indiens . Il cite comme

    preuve le dcret de 1812 qui a fond la ville la priphrie de Buenos Aires en tant que

    pueblo de los Kilmes . Il ne sagirait donc pas l dune erreur mais dune faon de lutter

    contre la langue latine hrite de la colonisation : Le k est un signe de lorigine

    autochtone des naturales de cette terre, de leur langue et de leur phontique . Dans son

    argumentation, Gullota se rfre aux temps anciens voquant le quechua parl (sic) dans

    une partie du Nord-Ouest argentin au moment de la conqute dans lequel le k est utilis

    au lieu du qu . Il fait galement rfrence lalphabet phontique international qui

    permet de transcrire des ethnonymes et des langues indignes. Quoiquil en soit de la

    justesse de son interprtation, le k tel quil est utilis aujourdhui dans des contextes de

    mouvements identitaires a toujours pour effet de valoriser une origine autochtone et de

    soutenir la reprsentation romantique dune communaut soude par le collectivisme social

    (Fry & Vogt 1996, 270).

    Pour en revenir larticle de 2001 mentionn plus haut, tant son contenu que son

    titre sont significatifs du processus dessentialisation de lidentit indienne et de la qute

    dun Indien originel. Ds lintroduction, le journaliste a la volont de mettre en avant un

    Indien mythique, sage, avec un vocabulaire inspir de celui des Peaux-Rouges de

    westerns : Le cacique des Kilmes de Tucumn, Pancho Chaile, dont le nom en kakn, la

    langue mre des Kilmes, veut dire vaillant, daprs les gens de la valle . En mentionnant

    la langue mre des Kilmes, le kakn, une langue pourtant disparue depuis le XVIIe sicle

    et dont il nest pas rest de traces (Giudicelli 2008), le journaliste semble vouloir construire

    une reprsentation de la valle datant de lpoque prhispanique dont Pancho et les Kilmes

    seraient les descendants directs.

  • On peut rapprocher cette mise en scne de lindianit des propos de Gustavo sur les

    anctres. Jai progressivement compris que le discours des militants et les traditions quils

    instauraient pour lextrieur navaient pas toujours la fonction de renseigner sur la ralit de

    leur village. Lobjectif tait surtout de poser la lgitimit de la CIQ dans le cadre de la

    rhtorique des organisations internationales. Je ralisais alors que la prsentation de soi en

    termes ethniques ne dpendait pas dune situation gographique et culturelle, mais quelle

    tait troitement lie aux reprsentations que ces militants avaient de lIndien et celles

    quils croyaient que les autres sen faisaient. Ils adhraient ainsi au mythe de l'Indien tel quil

    est reprsent sur la scne internationale, un Indien originel faonn en opposition un

    certain modle de socit occidentale, moderne, urbaine (De lEstoile 2006, Bensa 2007).

    Ces remarques vont dans le sens des rflexions de Pierre Bourdieu quand il affirme que les

    manifestations identitaires, quelles soient rgionales ou ethniques, sont labores partir

    de critres rpondant aux reprsentations mentales que les autres peuvent se faire de leurs

    porteurs (Bourdieu 1980, 64).

    Photographie Mait Boullosa Joly

    Le cacique de Quilmes sur la place centrale de la ville de Tucumn (19 avril 2002)21

    Des militants forms dans le monde urbain

    En analysant les rcits de vie des militants, je me suis rendu compte que tous avaient

    connu une longue exprience urbaine. Cest le cas de Pancho qui a vcu quinze ans Buenos 21 La CIQ est venue ce jour-l sur la place centrale de la ville de Tucumn au rassemblement des communauts

    indiennes afin de rclamer des droits territoriaux. Un journaliste tend son micro Pancho, le cacique de Quilmes,

    afin quil puisse se faire entendre. Il est accompagn dautres membres de la CIQ, dont Tiofilo qui le suit avec

    une lance, une boucle doreille en plume et un tee-shirt nou sur la tte. Ces attributs sont l afin de mettre en

    scne lindianit quils revendiquent et les droits qui leur sont lis.

  • Aires o il a travaill dans le btiment. Revenu au dbut des annes 1980, il a repris la ferme

    de ses parents et sest investi aux cts de son pre dans la lutte contre les propritaires

    terriens. Cest aussi le cas dAntonio qui est parti assez jeune pour la capitale o il sest

    engag dans la marine quelques annes avant de suivre des tudes de physique

    luniversit sans avoir pu les terminer. Lui aussi sest occup de lexploitation familiale son

    retour en 1993 et, limage de sa mre trs investie dans le conflit qui les opposait aux

    patrons , il a rejoint les rangs de la CIQ22. Gustavo, pour sa part, a grandi Buenos Aires

    o ses parents avaient migr avant sa naissance mais il passait ses vacances chez sa grand-

    mre Quilmes. Il est revenu vivre auprs delle lge de vingt-cinq ans, aprs avoir t

    employ quelques annes dans une raffinerie de la capitale. Dans son tmoignage, il dit ne

    pas stre rendu compte, lors de ses courts sjours, des rapports de domination existant

    entre les terratenientes et les habitants. Cest en sinstallant au village que son regard a

    chang et quil a commenc voir les injustices commises par le terrateniente. Lorsquil

    est all lui demander de leau pour ses animaux, il na pas support que celui-ci lui ordonne

    de payer dabord les dettes de ses grand-mres parce quelles taient ses

    arrenderas [mtayres] . Gustavo dit lavoir insult en lenvoyant au diable. Il dcrit cet

    vnement comme le point de dpart de son adhsion aux rseaux indianistes locaux. Il

    souligne justement le lien entre lexprience urbaine des militants et leur engagement dans

    la CIQ. Selon lui, ceux qui sont partis vivre lextrieur de la communaut sont davantage

    touchs par le thme de leurs racines et de poursuivre : Srement parce que de

    lextrieur on le voit clairement, je ne sais pas, mais ici il y a peu de gens qui

    comprennent... . Il tait intressant pour moi de dcouvrir que ceux qui se revendiquaient

    Indiens ntaient pas ceux qui je pensais au dpart. Leurs trajectoires taient loin de celles

    des Indiens isols que jimaginais. Comme les leaders autochtones sur lesquels ont crit

    dautres chercheurs, ils avaient pour la plupart longtemps vcu dans le monde urbain et leur

    niveau scolaire et leur formation politique taient au-dessus de la moyenne villageoise

    (Pacheco de Oliveira 1998, Canessa 2007, Bosa & Wittersheim 2009, Guyon 2009). La source

    de lethnicit rsidait donc dans la communication culturelle plutt que dans lisolement

    culturel (Barth 1995, 204).

    22 Un livre a dailleurs t crit sur la vie de sa mre trs engage dans le combat contre les propritaires terriens au moment de la premire cration de la CIQ dans les annes 1970 (Racedo 1998).

  • Un processus dethnicisation gnralis

    mon retour sur le terrain en 2002, jai t trs surprise de constater que de

    nombreux villages voisins rclamaient leur tour le statut de communaut indienne .

    Jassistais l un processus dethnicisation gnralis. La convention 169 de lOrganisation

    internationale du travail (OIT) qui octroie des droits sur les terres aux peuples autochtones

    avait t ratifie par lArgentine Genve en 2001. Cette convention tait alors devenue le

    cheval de bataille des communauts indiennes qui mergeaient.

    En deux ans, le discours identitaire des militants de la CIQ stait radicalis. Il incluait

    prsent la dichotomie Indien / homme blanc peu prsente auparavant. Alors que

    Gustavo nutilisait pas le terme blanco en 2000, il lavait employ vingt et une fois dans

    un entretien ralis avec lui mon retour. Les propos des militants des organisations

    indiennes avec lesquels javais discut Tucumn taient galement empreints dune

    rhtorique anti-Blanc, anti-Occidental, anti-chercheur qui me mettait dans une position

    inconfortable. Le contexte de grave crise conomique, financire et sociale que connaissait

    lArgentine cette anne-l et ses dmls avec le FMI qui avait dclar la banqueroute du

    pays devaient contribuer aussi accentuer lexpression dune rancur envers lOccident.

    Quand je suis alle rendre visite Antonio pour le saluer et quil ma demand de

    signer un accord sur la restitution de mes travaux avec lorganisation indienne, jtais donc

    beaucoup moins laise que je ne laurais t deux ans auparavant. Dautant quil tait un de

    ceux qui avaient un discours des plus essentialistes et je craignais quil ne veuille mettre ma

    rflexion sous contrle. Peut-tre aurai-je pu tenter de trouver un terrain dentente ? Je ne

    sais pas. Jtais seule et je navais pas limpression de disposer de lautorit de

    lethnographe dont on parle souvent. Je me sentais plutt vulnrable et mal arme pour

    affronter ce militant peu enclin au dialogue.

    Je ne suis donc jamais alle la runion de la CIQ o Antonio mavait dit de me

    rendre pour signer ce fameux document et jai continu mon enqute hors du milieu

    militant. Cela fut possible cette poque car lorganisation indienne qui ne reprsentait pas

    lensemble du village, navait pas le pouvoir politique officiellement institu quelle a

    aujourdhui. Elle tait alors relativement en marge et il ma t possible de garder une

    certaine autonomie.

    Des discours strotyps aux rcits locaux

  • Comme nous lavons vu, mener des entretiens avec les militants fut dune facilit

    dconcertante et dans un premier temps, jai eu le sentiment daccumuler trs vite beaucoup

    de donnes. Les leaders sont en effet des professionnels de linterview. Ils sont

    rgulirement sollicits par les mdias, les ONG, les anthropologues et les touristes dsireux

    de sinformer de la ralit locale et du combat pour les droits indiens. Dans ce cadre, ils

    doivent faire passer un message, persuader, sduire. Cela fait donc partie intgrante de leur

    activit et ils sont gnralement trs entrans. Pour ceux qui ne ltaient pas, ils ont eu

    loccasion de se rder avec moi.

    Leurs rcits se sont rvls souvent semblables et construits sur une structure

    commune. Ils ont pour but de convaincre pour permettre une action politique ou pour rgler

    des problmes dordre pratique. Ils sont fonds sur des lments culturels en partie locaux

    mais aussi imports afin dtre comprhensibles et efficaces. Aprs avoir eu limpression

    davancer rapidement dans mes recherches, jai eu progressivement limpression dcouter

    en boucle les mmes rcits et de tourner en rond . Finalement, cest ma prise de distance

    avec le milieu militant qui ma permis de renouveler mes interrogations.

    Mener des entretiens auprs des paysans locaux non investis dans le militantisme

    indianiste sest avr toutefois beaucoup plus difficile. Il a fallu une approche patiente et

    dlicate. Lusage du langage, tant dans les mots que lon peut employer que dans les thmes

    que lon peut aborder, dpend de la position sociale du locuteur qui commande laccs

    quil peut avoir la langue de linstitution, la parole officielle, orthodoxe, lgitime

    (Bourdieu 1982:107). Or, la plupart des villageois non-impliqus dans les rseaux

    institutionnels ou militants ne considraient pas leur prise de parole comme autorise et me

    renvoyaient rgulirement aux spcialistes, cest--dire aux membres de la CIQ. Il a fallu

    beaucoup de temps avant quune certaine confiance sinstaure et que je puisse enfin

    recueillir des rcits concernant leur propre histoire, leur vision des choses et leurs croyances.

    Jai ainsi compris que parler des Indiens relevait du tabou. Lorsque je demandais aux

    villageois ce que voulait dire tre Indien pour eux, je me trouvais souvent face un

    mutisme total. Jai donc appris poser mes questions diffremment, comme je lavais fait au

    Venezuela et avec Dona Rosa en les interrogeant sur les Indiens davant . Jai pu constater

    de cette faon que ceux-ci taient trs prsents dans la tradition orale locale et quils taient

    reprsents comme des anctres valeureux et redouts dont il ne fallait pas dranger les

    mes en sapprochant des vestiges archologiques.

  • Les propos des simples villageois taient souvent plus spontans et moins rflexifs

    sur leurs pratiques. Ils taient pourtant pour moi de premire importance et me

    permettaient de ne pas me cantonner limage idalise et strotype transmise par les

    militants aux visiteurs extrieurs.

    Des portes se ferment, dautres souvrent

    Ne voulant pas mengager officiellement aux cts des militants, je me suis ferme

    les portes de la CIQ. Je nosais plus aller aux runions hebdomadaires quelle organisait de

    peur quAntonio ne ritre sa demande, mais cette fois en public. Je naurais pas su quoi

    rpondre. Il ma donc fallu trouver dautres interlocuteurs puisque jtais l pour un an. Jai

    alors pass beaucoup de temps avec les paysans locaux non impliqus dans le mouvement.

    Javais pu voir lorganisation indienne de lintrieur. La dcouvrir de lextrieur fut

    trs riche denseignements pour mesurer les difficults que pouvaient rencontrer les

    militants dans leur combat.

    De nombreux villageois se plaignaient lpoque du manque de transparence de la

    CIQ. Ils ne comprenaient pas la raison des dplacements frquents des dirigeants et les

    accusaient de tirer des profits individuels dune cause collective. Plus les voyages taient

    lointains, plus ils taient considrs comme rentables . Le sjour Paris des trois

    principaux responsables de la CIQ avait fait natre des rumeurs leur attribuant des richesses

    hors du pays. Pancho aurait mme eu un htel en France, ma-t-on dit. Ces accusations

    taient tout fait disproportionnes et sans rapport avec la ralit quotidienne de militants

    qui consacraient beaucoup de temps et leurs maigres moyens financiers la cause. Elles

    montraient cependant le mystre qui entourait des dplacements dont beaucoup de locaux

    ne comprenaient pas le sens, ne voyant pas, lpoque, de retombes matrielles directes

    pour le village.

    La plus grande difficult laquelle taient confronts les membres de la CIQ venait

    de ce que les habitants ne se reconnaissaient pas comme Indiens. tre trait comme tel

    tait considr pour beaucoup comme une insulte. Il y avait l un conflit de reprsentations.

    Les villageois n'ayant pas fait leurs celles, valorisantes, qui avaient cours sur la scne

    internationale, ne comprenaient pas la fiert des militants exhiber une identit, leurs

    yeux, discriminante. Les raisons principales de ce rejet ntaient pas seulement sociales, elles

    taient aussi dordre religieux. Pour la majorit, se dire Indiens revenait sidentifier des

  • anctres non vangliss (Pizarro 2010)23 et ils simaginaient tre obligs de renoncer la

    religion catholique, ce qui leur paraissait une aberration.

    Laccs aux coulisses et aux confidences des militants

    Durant mon sjour, jai revu parfois des militants comme Pancho ou Gustavo avec qui

    javais gard des relations cordiales, voire amicales. Eux ne mont jamais parl daccord ou

    de contrat. Je ne leur en ai pas parl non plus. Ils savaient cependant que je me sentais

    solidaire de leur combat et jai eu loccasion, plusieurs reprises, de servir dintermdiaire

    entre eux et des personnes qui voulaient les rencontrer pour mettre en uvre des projets

    de dveloppement. Pancho navait pas de tlphone lpoque et tait peu joignable. Je

    faisais donc parfois vingt kilomtres en auto-stop, pied ou en taxi sur des routes peu

    frquentes pour lui transmettre des messages. Je lui servais aussi de contact avec lInstitut

    darchologie de Tucumn qui dsirait tablir un partenariat. Pancho et Gustavo savaient

    nanmoins que je vivais davantage auprs des paysans qui ntaient pas engags dans la

    lutte. Ds lors ils voquaient dans nos conversations les problmes auxquelles ils taient

    confronts car ils savaient que javais accs larrire-scne du mouvement. Leurs propos

    avaient alors une autre tonalit que celle qui caractrisait nos premiers entretiens. Ils me

    parlaient moins de lIndien gnrique sorti des cadres juridiques et des films de notre

    enfance et me confiaient leurs difficults, leur sentiment dimpuissance et de tristesse dtre

    injustement jugs par les habitants quils dfendaient. Ils voquaient leurs peurs, leurs

    doutes, leur envie, parfois, de laisser tomber le combat, de soccuper davantage de leur

    ferme et de leur famille. Ils mexpliquaient lnergie quils devaient dployer, les sacrifices

    auxquels ils taient contraints et leur sentiment dtre souvent incompris. Les masques

    tombaient.

    Des mobilisations collectives en situation de conflit : lempowerment de lorganisation

    indienne

    Jai assist par la suite plusieurs tapes de la croissante mobilisation collective

    autour de la CIQ. En effet, elle seule sest montre capable de soutenir les revendications

    23 Sur ce thme voir louvrage de Cynthia Alejandra Pizarro (2006) sur la province voisine dont le titre est vocateur: Ahora ya somos civilizados : la invisibilidad de la identidad indigena en un aera rural dela valle

    de Catamarca. [ Nous sommes maintenant civiliss : linvisibilit de lidentit indigne dans une aire rurale de la valle de Catamarca].

  • des paysans (sur les terres ou les ressources comme leau) et de les dfendre en cas

    doppressions de la part des propritaires terrien. En treize ans, jai vu de nombreux

    habitants se rallier lorganisation indienne. Durant toutes ces annes, la CIQ a ainsi acquis

    un pouvoir politique et une capacit de reprsentation locale de plus en plus importants. Au-

    del de la protection des villageois vis--vis des propritaires terriens, diffrents facteurs ont

    amplifi ce processus. Depuis 2002, lorganisation stait charge de grer plusieurs projets

    de dveloppement destins la communaut indienne , notamment lun dentre eux un

    coordonn par la Banque mondiale dun montant de 75 000 dollars. Ctait donc la CIQ, et

    non le dlgu communal, qui tait linterlocutrice de lINAI (Institut national des affaires

    indignes) et des organisations internationales. Cette initiative a permis la construction de

    puits, essentiels pour lirrigation de cette rgion semi-dsertique. La CIQ a galement vu

    croitre sa popularit la suite de sa victoire dans les discussions avec le Secrtariat du

    tourisme provincial qui lui a permis dobtenir, en dcembre 2007, le droit de grer

    collectivement le site archologique de Quilmes. Ces diffrents vnements lui ont donn

    davantage de lgitimit politique locale.

    Photographie : Mait Boullosa Joly

    La CIQ et les habitants rclament la gestion du site archologique de Quilmes (dcembre 2007).

    Les conditions denqute ont ainsi volu pour les chercheurs dsireux de travailler

    sur la rgion. Jai rencontr lcole des hautes tudes en sciences sociales, Paris, une

    jeune chercheuse argentine qui a commenc un terrain Quilmes en 2009 avec un groupe

    danthropologues et darchologues. Elle ma confi avoir eu, comme ses collgues, des

  • problmes avec certains militants qui ont exig la restitution du contenu des entretiens faits

    avec les villageois. Ils ont russi collectivement refuser en arguant des problmes thiques

    que cela pouvait poser. tre en groupe leur a certainement permis de ngocier et de se

    positionner avec plus daplomb que sils avaient t isols comme je lavais t en 2002. Une

    autre tudiante franaise travaillant sur le Nord-Ouest argentin a voulu commencer une

    recherche Quilmes en 2010. Quand elle a demand lautorisation lun des jeunes

    dirigeants de la CIQ, il lui a demand son plan de thse et lui a dit quil choisirait lui-mme

    les informateurs qui rpondraient telle ou telle question pose dans telle ou telle partie.

    Elle a donc renonc.

    Conclusion

    Linfluence grandissante de lorganisation indienne Quilmes a permis de mettre en

    cause les rapports de domination locaux avec les propritaires terriens. Elle a galement

    rendu possible la ralisation de projets de dveloppement financs par des ONG et par la

    Banque mondiale. Lexploitation touristique du site archologique par la CIQ et par les

    villageois eux-mmes a aussi contribu lempowerment de lorganisation indienne

    (Ramirez 2012). Cependant, dans ce contexte de politisation des identits, les conditions

    denqute pour les anthropologues voluent et peuvent parfois dboucher sur des impasses.

    Les chercheurs sont aujourdhui souvent obligs de se ranger lavis de lorganisation

    indienne sur ce que doit tre leur tude. Pour ma part, jai pu garder une certaine

    autonomie car jai commenc mon travail dans une priode trs diffrente, treize ans plus

    tt. Pour autant, le refus de signer un accord avec Antonio mon retour en 2002 ma mise

    mal laise face aux militants et jai vcu sur le moment cette situation comme un chec.

    Peut-tre aurait-il t plus confortable de mengager leurs cts ? Je considrais leur

    combat pour les terres comme une cause juste et le travail de valorisation culturelle locale

    comme important. Toutefois, si nous rpondons leurs demandes, nous pouvons craindre

    que notre travail napporte pas plus dlments de comprhension que la lecture ou lcoute

    des discours des leaders locaux dj trs labors et souvent strotyps pour sadapter aux

    cadres juridiques nationaux et internationaux quils ont besoin de mobiliser. Quand le

    chercheur est le seul mdiateur bien inform entre les populations tudies et la puissance

    publique, il peut effectivement se sentir investi dune mission dinformation et de prise de

    position militante de dfense des populations quil tudie. La situation est diffrente dans

  • les communauts moins isoles, comme Quilmes, qui bnficient de nombreux

    intermdiaires (ONG, mdias, organisations internationales, associations de prservation de

    lenvironnement, etc.). Dans ce contexte, lanthropologue a moins le sentiment dun devoir

    dinformation et de prise de position quil ne peut lavoir quand il est le seul relais entre la

    socit daccueil et la socit globale. Ces fonctions sont en effet dj largement prises en

    charge par des agents extrieurs et des acteurs locaux. Sil rpond ces demandes,

    lethnologue peut se voir transform en reprsentant de communaut et entrer en

    comptition avec les leaders de ces mouvements qui, eux-mmes, ont un discours trs

    labor propos de leur culture (Agier 1997). Au regard de ces annes denqute, cest

    la distance prise avec le milieu militant qui a rendu possible laccs des reprsentations

    multiples de lIndien et, paradoxalement, aux confidences des militants eux-mmes qui

    pouvaient ainsi chapper au rle quils se devaient dassumer. Lloignement a permis de

    mieux comprendre les difficults quils rencontraient sur la scne locale et dapprhender les

    crispations que les discours ethnicistes pouvaient susciter. Mme si les reprsentations

    voluent, notamment aprs les combats gagns sous la bannire autochtone, les processus

    didentification sont complexes (Avanza & Lafert 2005, Cannesa 2007). Cest le recul qui a

    permis den prendre la mesure et de comprendre plus finement les enjeux de ce mouvement

    en Argentine, un pays qui tente de se rconcilier, non sans mal, avec une prsence

    autochtone quil sest si longtemps attach gommer.

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