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THÉOCOPIE Jean-François Colosimo Association Médium | Médium 2012/3 - N° 32 - 33 pages 37 à 49 ISSN 1771-3757 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-37.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Colosimo Jean-François, « Théocopie », Médium, 2012/3 N° 32 - 33, p. 37-49. DOI : 10.3917/mediu.032.0037 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Médium. © Association Médium. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Laurentian University - - 142.51.1.212 - 12/03/2013 17h43. © Association Médium Document téléchargé depuis www.cairn.info - Laurentian University - - 142.51.1.212 - 12/03/2013 17h43. © Association Médium

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THÉOCOPIE Jean-François Colosimo Association Médium | Médium 2012/3 - N° 32 - 33pages 37 à 49

ISSN 1771-3757

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-37.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Colosimo Jean-François, « Théocopie »,

Médium, 2012/3 N° 32 - 33, p. 37-49. DOI : 10.3917/mediu.032.0037

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Jean-FRançois CoLosiMo

De quel recours pourrait être le legs de la théologie à qui s’efforce de

penser l’imperium de la numérisation, à la fois impératif et empire, sinon de proposer un exercice de désillusion

quant à la nouveauté présumée de nos questionnements sur l’immatériel ? Si la modernité a procédé par la sécularisation du dogme, la postmodernité, qui voit le fond archaïque resurgir dans une paradoxale alliance avec l’illimité de la technique, engage pour sa part une laïcisation des formes de spiritualité. Ainsi de l’imaginaire de l’Internet quand il calque, inconsciemment, les constructions de l’angélologie.

avaLeR Le LivRe ?

En théologie, dès l’origine, se dérobe l’original. On n’y rencontre que des commencements, sans cesse recommencés. Ou, si l’on préfère, des ruptures se continuant par suspension de l’antériorité. Ce sur quoi insiste, à sa façon, la Bible. En créant le monde, l’Éternel suscite le temps (Gen 1,1). En façonnant à jamais l’homme à son image, le Très-Haut lui assigne pour devenir perpétuel la ressemblance (Gen 12,6). En interdisant la figuration,

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l’Un, qui se dévoile comme l’Invisible, réduit tout essai de le représenter à une volonté de falsification (Ex 20,4-6) pour mieux se montrer puissance transfiguratrice dans l’unique événement de sa manifestation (Ex 33,18-23). En gravant initialement les Tables de la Loi « de son doigt », le Tout-Puissant les destine à être brisées pour être reproduites (Ex 32-34). Et, à l’autre bout de la Révélation, l’Innommé commande au scribe ultime, consignant la fin de l’histoire, de « ne prendre aucune note », mais « d’avaler le livre » qui lui est présenté (Apoc 10, 4-8). La théologie est en cela affaire de transmission, non pas d’une hypothétique remontée vers le modèle inatteignable, mais d’une réception de sa survenue dans l’inouï.

Or l’Écriture elle-même se compose d’Écritures, le « Livre des livres » renvoyant à une occurrence d’ouvrages aux collections concurrentes et aux canons divergents. Jusqu’à l’établissement matériel du texte repose sur un corpus fluctuant et contradictoire de manuscrits, papyrus et parchemins, rouleaux et codices, tardifs pour la plupart, où s’enchevêtrent époques, milieux, langues et intentions, l’imprimerie ayant démultiplié ce foisonnement si l’on pense aux quarante millions de bibles et aux deux cents millions de nouveaux testaments publiés annuellement selon des dizaines d’éditions annoncées comme définitives en plus de deux mille traductions. L’obstacle vaut pour les « traditions », les véhicules le plus souvent confessionnels qui encadrent la textualité retenue et assurent sa divulgation : les appareillages symboliques que constituent les

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pratiques, dont en premier lieu la liturgie et les modes de piété, sans oublier les structures dogmatiques et juridiques, déterminent la lecture en tant qu’ils conditionnent les règles d’interprétation – et non l’inverse, l’herméneutique exégétique, née avec les Temps modernes, ne dérogeant pas à ce schéma par sa prétention même à la scientificité. Mais le sens des pratiques est pareillement toujours perdu et toujours à retrouver. Ainsi, à défaut de prétendre atteindre un quelconque archétype, la théologie suppose, par-delà les recherches paléographiques, archéologiques ou historiques qu’elle a à intégrer, une pensée de la reproduction. Qu’il se targue d’une inspiration immédiate ou d’une appropriation méditée, qu’il se revendique d’une foi inventive ou d’une créativité fidèle, tout théologien se sait d’abord un transcripteur. Ou, autrement dit, un copiste transitant entre contrefacteur et précurseur, selon le défaut ou l’excès de grâce qu’il expérimente, qui s’imprime en lui et dont lui, le marqueur, s’empreint, tant son artisanat solitaire dépend du seul artiste, l’auteur de la dramaturgie cosmique du salut et de la perte qui se joue pour chacun dans la répétition de l’irrépétable.

Du gRaPhe à L’iCône

Si une telle pensée de la copie existe en théologie, elle demeure néanmoins négative en raison de la critique fondamentale de l’idolâtrie qui la sous-tend. Dans le judaïsme, la prohibition radicale de l’image, à tout le moins dans son principe, entraîne une exaltation de la graphie. On peut dupliquer à l’infini, par l’écrit, la

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trace de la différence divine qui renvoie autant à son absence qu’à sa présence car le signe, contrairement à l’illustration, échappe à lui-même en ce qu’il est toujours second, y compris de soi à soi. La Torah écrite n’étant ni vocalisée ni ponctuée, son ornementation canonique tient donc dans la calligraphie dont la complexification renforce l’interdit : elle s’ordonne à la « massore », ce système moins esthétique que grammatical et syntaxique qui gouverne le travail du copiste afin de marquer en creux l’ineffabilité divine.

Le christianisme, à tout le moins le christianisme oriental, précisément byzantin, inassimilable en cela au didactisme de l’image qui a prévalu en Occident, poursuit cette voie, quoique en la renversant. En vertu du primat de l’Incarnation comme plénitude de la Révélation, la théologie de l’icône, sur le modèle de la sémantique eucharistique, assigne la chair visible comme lieu du mystère invisible. C’est le corps qui est promis à la résurrection, la matière à la vénération. Aussi le cycle des conciles œcuméniques, qui élucide sur quatre siècles, de Nicée I à Nicée II, l’identité du Dieu-Homme en regard de la question du salut, accomplit-il l’affirmation de la consubstantialité du Christ à Dieu, en sa divinité intrinsèque, en affirmation de la consubstantialité du Christ à l’homme en son humanité glorifiée. Toute christologie étant aussi une anthropologie, la tradition patristique peut ainsi être entièrement relue à travers la notion d’image. Le Christ est Image parfaite du Père et image de l’humanité parfaite. Il n’est pas homoiousios au Père, simplement similaire d’apparence, « image reflétée », mais homoousios, Dieu

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lui-même, « image naturelle », ce terme singulier n’étant en rien scripturaire mais tiré du vocabulaire du change monétaire, renvoyant à l’égalité de valeur. En s’incarnant, par cet acte de recréation, il restaure l’homme-image (eikon) en rendant de nouveau possible, par grâce, sa ressemblance (homoiosis).

L’image matérielle, produite, peinte, et par là toujours une reproduction, ne saurait être consubstantielle au prototype, confondue avec lui, assimilée à lui. Elle ne désigne pas la divinité, mais l’humanité ; pas une généralité, mais un individu ; pas un symbole, mais un corps ; pas un fantasme, mais une face. Elle n’est pas objet d’adoration (latreia), mais de vénération relative (proskynésis sketiché). Surtout, elle est copie matérielle non pas d’un modèle abstrait mais d’une vision immatérielle. Récapitulant l’entière chaîne patristique de l’image, où le prototype immatériel se donne à voir dans la forme matérielle – « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation », à l’instar des définitions du concile de Chalcédoine sur la communication des idiomes en Christ –, Théodore le Studite peut ainsi affirmer que « l’iconographie est un acte divin » (Antirrh, III), parce que épiphanie d’une théoptia. Le canon orthodoxe est là-dessus explicite. L’iconographe, dont on dit en grec ou dans les langues slaves qu’il « écrit » ses peintures, est ordonné et soumis à des règles d’ascèse en tant que son activité correspond à un ministère ecclésial. Les sujets qu’il peut représenter sont strictement d’ordre typologique, issus des Écritures ou de l’histoire sainte, à l’exclusion de tout motif symbolique ou allégorique, et à ce titre relèvent de

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la notion de copie dynamique. Les représentations s’inscrivent dans un ensemble codifié, considéré comme moyen et garant de la liberté de création. Quant aux reproductions mécaniques, elles sont normativement proscrites de tout usage cultuel. L’iconodoulie n’échappe pas au caractère inconditionnel de la mystique qui la suppose. Ainsi, le monastère de Saidnaya, en Syrie, est censé détenir une icône de la Théotokos peinte par Luc l’Évangéliste, de culture hellénistique et apôtre des Gentils ; mais une fois arrivé dans la chapelle qui sert de reliquaire, ce sont des dizaines d’icônes de la Vierge, de copies accrochées au mur, que découvre le visiteur. En se multipliant, l’Un n’en reste pas moins l’Unique, insaisissable hors « l’intelligence du cœur » (Pr 15,14).

bibLe ou PhiLoSoPhie

Ce bref survol de l’héritage théologique sur la notion d’image, et de celle de copie qui en découle, peut-il être d’un quelconque usage à une pensée contemporaine des mutations anthropologiques qu’entraîne la révolution informatique ? Oui, si l’on constate avec Régis Debray et Jean Clair que l’image, portée par le privilège occidental de la vision, semble être entrée en agonie et que son déclin même menace le châssis culturel qui l’encadrait, fait de l’incessibilité de l’inspiration, de l’inaliénabilité du créateur, de l’originalité de l’œuvre. Ou encore, plus largement, de l’irréductibilité de la personne, du corps, du visage. Comment évaluer cependant, à l’aune de ce legs, ce que les promesses de la dématérialisation, supprimant

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les repères habituels d’espace, de temps, de chiffre, de volume, de fréquence, comportent d’inévitable utopie ? L’imaginaire de l’Internet, avec ses bibliothèques cumulatives, ses réseaux sociaux communicatifs, ses forums collectifs, semble s’apparenter à la parousie, réalisant à sa façon, instantanée, la communion des saints. Ce serait une comparaison à mener à terme. Il en est une autre, toutefois, impliquant formellement le message, la reproduction, la conformité, le transport, la multiplication – donc, la copie –, et c’est l’angélologie, ce mythe premier d’une communication aussi immatérielle qu’absolue.

Un rapide relevé scripturaire renvoie significativement, pour ce qui est des anges, à plus d’incertitudes que de certitudes. La Bible affirme leur existence, les décrivant, selon la dénomination la plus commune qu’elle leur confère, comme des « messagers » (Gen 3, 24), perpétuellement mobiles entre l’Incréé et le Créé – la source et la suite –, dont ils assurent alternativement la liaison (Gen 28, 12). Leur nature demeure toutefois inconnaissable en tant qu’ils sont indissociables de la fonction par laquelle ils se rendent connus (4 R 1, 3 ; Ac 7, 53) et qu’on ne les connaît que dans la mesure de la mission qui leur est impartie (Za 2, 3 ; Lc 1, 31). La Bible ne les définit d’ailleurs que de manière antithétique, comme intemporels (Ps 148,1 ; Mc 8, 38) et invisibles (Tb 17, 20 ; Mt 22, 30), voire incorporels ou plutôt éthérés (Gen 18, 8 ; Mc 12, 25). Lorsqu’elle les dit surnaturels en liberté et volonté (Gen 24, 7 ; Lc 16, 22), c’est pour souligner la perfection du service qui est leur raison d’être, et

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dont ils ne se distinguent pas dans l’immédiate coïncidence avec le décret transcendant qui les suscite, les anime et les meut comme ses parfaits instrumentistes dans l’éternité (Jb 2, 1 ; Apoc 7, 11) et ses parfaits instruments dans le temps (Ps 78, 30 ; Ac 12, 22). Enfin, en les qualifiant d’« esprits » (Ps 101, 6 ; Lc 10, 20), pour renvoyer à leur impassibilité, de « purs » (Dn 8, 13 ; Apoc 5, 8), pour montrer leur inexorabilité, d’« armées » (II Esd 9, 6 ; Mt 24, 31) pour pointer leur infinité, et d’ainsi confirmer leur unité, la Bible ne cesse d’en multiplier les appellations, les classes, les qualités, sans plus chercher à parachever un tableau désordonné. Ni divins ni humains, les anges, auxquels on peut vouer un culte (Gen 48, 16), mais relatif (1 Col 11, 10), constituent en fait l’injonction du Logos à l’œuvre au sein du monde, son envers impalpable mais constant, insaisissable mais permanent, de signes et significations. En cela, ils sont tout à la fois copies, supports de copies, leviers de copies, au sens que donne Paul du typos (1, Cor 10, 14). Des fichiers, dirait-on, quitte à forcer le trait.

De cet univers impalpable et protéiforme, le Pseudo-Denys, prétendument le disciple athénien de Paul converti à l’Aréopage (Ac 17,34), esquisse à la fin du ve siècle, au moment où Justinien ferme l’Académie, une impossible synthèse. La représentation qu’il livre des anges, méthodique et concentrique, analogue à celle à laquelle il conforme les ministères dans la Hiérarchie ecclésiastique, les distribue en trois stases de neuf chœurs triadiques selon un procès d’émanation, allant de médiation en médiation par degré de

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proximité. Le nombre et le nom des anges étant dès lors arrêté, l’univers angélique, promu l’indispensable intermédiaire de toute communication, prend valeur d’opérateur, et non plus de vecteur, de l’unique mouvement cosmique que cause le désir de l’Un, autrement interdit si ce n’est par la sortie de lui- même, que lui seul peut décider et qui, en cela, reste proprement inconcevable. Pour le dire différemment, hors la soumission au réseau, déjà, il n’est d’espérance que dans l’événement, lumineusement ténébreux, de la docte ignorance.

MatÉRiaLiSeR L’iMMatÉRieL

La tradition des Pères grecs, à la fois antérieure et postérieure, maintient les apories de l’Écriture et les commente afin de régler quelques questions plus générales, à commencer par celle de savoir comment on peut appliquer certaines catégories ordinaires du jugement, dont la temporalité, la localisation, le dénombrement, la circonscription ou encore la limitation à un tel univers immatériel, plurivoque et proliférant.

Quel est en effet le temps des anges ? Relève-t-il d’un aion, d’un siècle singulier de pure durée ? Engage-t-il une forme de pérennité ? Le fait est que l’Écriture suppose leur création (Dn 3, 57 ; Col 1, 16), mais sans l’expliciter, ni même en déterminer le moment relativement à la création du monde. Ce qui suscite chez les Pères un débat sur « l’avant » ou « l’après » qui incline vers

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« le d’abord » avant de se résoudre dans « l’avec ». Il y va donc d’une échelle tierce de perception entre l’éternité incommensurable et le temps commensurable, d’une séquence temporelle ressentie comme illimitée non pas en extension mais en compréhension, d’une surpuissance d’instantanéité qui ne devient toutefois actuelle que dans l’instant de sa manifestation. Présence postée par Dieu, son destinateur, à la jointure du moment sans moment qui fait tout commencement, l’ange-émissaire s’annule comme message dans le temps même de son apparition ; il participe dès lors de la temporalité de son destinataire, l’homme, qui en donne la mesure.

La question de la spatialité s’impose en conséquence. Où sont les anges ? Quel est leur lieu ou séjour ? Là encore, l’indication scripturaire du Royaume (Mt 12, 30), de la Jérusalem céleste (Héb 12, 22), ou plus simplement des nuées – sorte de cloud avant l’heure –, fait tergiverser les Pères sur le nombre supposé des cieux où les répartir : trois (Hex II, 2) puis sept (In Psalm 38, 17) chez Ambroise de Milan, huit, voire neuf ou dix, chez Augustin d’Hippone (De Gen ad Lit XII, 57). La détermination de leur nature, à savoir la leitourgia, le service, annule cependant la recherche de leur classification dans les empyrées : pour Basile de Césarée (In Is VI, 183), Cyrille d’Alexandrie (In Is I, orat IV, 6), Théodoret de Cyr (Graec aff III), leur proximité à la transcendance dépend précisément de la communication qu’ils en exercent auprès de l’homme. Leur mission fait leur réversibilité : le moins localisé, dès lors que manifesté, devient le plus localisé. Il faut donc entendre leur multiplicité de

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lieux comme métaphorique d’une série d’états, comme s’y accordent Jérôme de Stridon (In Is XI, 40) et Jean Chrysostome (In Gen hom IV). Mieux, leur immédiateté épiphanique, le caractère subit de leur génération ou propagation, ne vaut pas ubiquité, attribut divin, ainsi que le soulignent Grégoire de Rome (Mor II, 2) ou Jean Damascène (De fid orth II, 3) : par son acte d’être, qui constitue son être, l’ange est nécessairement circonscrit.

Un même raisonnement s’applique au nombre. Peut-on fixer celui des anges ? Ou doit-on le concevoir comme inconcevable ? Est-il d’ailleurs possible de les dénombrer, tous n’étant pas identifiés ? De les énumérer, tous étant susceptibles de se multiplier ? « Multitude (Lc 2, 13), « millions » (Dn 6, 10), « myriade de myriades » (Héb 12, 12) : l’Écriture recourt au vocabulaire des grandeurs incalculables, évoquant même leur « nombre indicible » (Apoc 5, 7). Ce qui amène les questions, ultimes de la corporéité et de la faillibilité des anges. Les anges sont-ils purement spirituels ? Et, à ce titre, sont-ils vraiment impassibles ? L’Écriture ne tranche pas entre l’assurance de leur félicité (Mt 18, 10) et celle de leur imperfection (Col 1, 20). Pour ce qui est de leur immatérialité, au sens strict, elle est régulièrement dénoncée : une fois chassées les méprises empruntées aux lois physiques, il n’en reste pas moins que la nature angélique ne saurait être privée d’enveloppe – ce qu’affirme, entre autres, Hilaire de Poitiers (In Mt V, 8) –, de forme, voire de format. La distinction entre l’incorporéité et la corporéité doit en fait s’entendre comme l’opposition commune entre la subtilité et la densité, selon Cyrille

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de Jérusalem (Cat XVI, 16). En d’autres termes, un intelligible ne va pas sans essence, qui, dès qu’individuée, hors les hypostases divines, ne peut non plus aller sans contenance. L’inaccessibilité aux sens, le devenir en métamorphoses de l’immatériel, n’écartent donc pas sa matérialité, si diffuse soit-elle. Quant à l’impeccabilité des anges, ou si l’on préfère l’intégrité et l’achèvement qui découleraient de cette même immatérialité, le doute est de mise – « en toute hypothèse, les anges peuvent pécher », constate Maxime le Confesseur (Schol, XI). Surtout, les Pères jugent que les anges sont soumis à la nécessité de persévérer qui caractérise n’importe quel étant – par exemple Basile de Césarée dans son Sermon sur le psaume 148 (Hom VIII, 29). Mieux, à l’instar de toute créature, leur procession sempiternelle ne leur évite pas la quête de la communion, comme en prévient Jean Damascène (De Fide orth II, 3). Pour le dire autrement, la perfection supposée d’un support n’empêche pas le faillir inévitable de tout essai de communication.

Que tirer de cet exposé, sinon de plus ou moins évidents parallélismes avec les interrogations présentes sur l’avenir numérique et la place, en son sein, de la copie ? La tradition patristique, pour sa part, limite inlassablement la virtualité de l’angélologie au nom de l’incarnation sur laquelle, selon Cyrille de Jérusalem, « on pourra interroger les anges du premier ciel, ils répondront qu’il faut interroger ceux qui sont au-dessus, et ainsi de suite, mais personne ne répondra » (Cat, VI, 6). Pourquoi ? Parce que, à suivre Ephrem le Syrien, « les anges sont d’un silence qui

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parle » à la condition de se confronter à un corps (Struct I, 1, v). Ainsi, conclut Grégoire Palamas, lorsque le verbe prend chair, « l’ordre des choses se renverse et l’homme supplante l’ange » (Tr II, 3, 29). L’immatériel n’est rien sans la matérialisation humaine qui lui donne sens parce qu’il en fait une copie ampliative. En mêlant éternisation et instantanéité, absoluité et spontanéité, la domination actuelle de la dématérialisation maximalise, à l’échelle de l’individu atomisé, les anciennes représentations eschatologiques au sein desquelles l’univers angélique revêtait une valeur symbolique, et néanmoins sans cesse questionnée. De l’angélologie à l’angélisme, il n’est en effet qu’un pas, et que franchissent allégrement les spiritualismes, singulièrement postmodernes. On a vu ainsi fleurir, venue de Californie, toute une littérature de l’aimable fréquentation des anges s’instituant à rebours de la dimension redoutable que toutes les cultures anciennes prêtent à l’invisible en général et aux épiphanies angéliques en particulier. Pour autant, comme le pressentait Rilke, le nouveau règne de la douceur risque de buter de manière surprenante sur le terrible qu’il prétend éluder, tant est pareillement aisé le glissement de la copie au clone.

JEan-FRançOIS COLOSIMO, après avoir été éditeur, entre autres comme directeur général de CNRS Éditions, est, depuis 2010, président du Centre national du livre. Auteur de plusieurs livres, dont Le Paradoxe persan (Fayard, 2009), et de films documentaires, dont Adieu camarades (Arte, 2012), il est aussi professeur de philosophie à l’Institut Saint-Serge de Paris.

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