312
Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Université Montesquieu de Bordeaux (2006) Traité de relations internationales. Tome II. Les théories de l’interétatique. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

theories_rel_inter_tome_2.pdf

  • Upload
    maupas

  • View
    38

  • Download
    9

Embed Size (px)

Citation preview

  • Grard Dussouy professeur agrg de gographie, chercheur au Centre d'analyse politique compare

    de l'Universit Montesquieu de Bordeaux

    (2006)

    Trait de relations internationales. Tome II.

    Les thories de lintertatique.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie retrait du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

    Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 2

    Politique d'utilisation

    de la bibliothque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme

    avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, so-ciologue.

    Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autori-

    sation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un

    serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout au-

    tre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les

    Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des scien-ces sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles.

    Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et,

    en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est gale-ment strictement interdite.

    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs.

    C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, profes-seur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Grard Dussouy professeur agrg de gographie, chercheur au Centre d'analyse politique compare de l'Uni-

    versit Montesquieu de Bordeaux

    Trait de relations internationales. Tome II. Les thories de lintertatique. Paris : ditions LHarmattan, 2008, 354 pp. Collection Pouvoirs compars,

    dirige par Michel Bergs. [Autorisation formelle accorde le 4 mai 2011 par lauteur et le directeur de la

    collection Pouvoirs compars chez LHarmattan, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

    Courriels : [email protected] Michel Bergs : [email protected]

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11 dition numrique ralise le 24 aot 2011, revue le 3 novem-bre 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 4

    Grard Dussouyprofesseur agrg de gographie, chercheur au Centre d'analyse politique compare

    de l'Universit Montesquieu de Bordeaux

    Trait de relations internationales.Tome II. Les thories de lintertatique.

    Paris : ditions LHarmattan, 2008, 354 pp. Collection Pouvoirs compars,dirige par Michel Bergs.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 5

    [2]

    Pouvoirs compars

    Collection dirige par Michel Bergs

    Professeur de science politique

    NATHALIE BLANC-NOL (sous la direction de)

    La Baltique.Une nouvelle rgion en EuropeDavid CUMIN et Jean-Paul JOUBERT

    Le Japon, puissance nuclaire ?Dmitri Georges LAVROFF (sous la direction de)

    La Rpublique dcentraliseThomas LINDEMANN et Michel Louis MARTIN

    Les Militaires et le recours la force arme.Faucons, colombes ?Constanze VILLAR

    Le Discours diplomatiqueGrard DUSSOUY

    Les Thories gopolitiques.Trait de relations internationales (I).Andr-Marie YINDA YINDA

    LArt dordonner le monde. Usages de Machiavel

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 6

    [4]

    Du mme auteur

    Quelle gopolitique au XXIe sicle ?,Paris, Bruxelles, Complexe, 2001.

    Les Thories gopolitiques.Trait de relations internationales (I).

    Paris, LHarmattan, 2006

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 7

    [5]

    SommaireQuatrime de couvertureIntroduction

    Chapitre I.Ltat, acteur central

    1. Ltat territorial, produit de lhistoire et de la culture europennes

    A. De lempire ltat territorial

    Formation de ltat et rvolution militaireUne affirmation territoriale dordre smantique et dordre matrielThomisme, nominalisme et modernitLtat source de lautonomie du politique

    B. Les dboires de luniversalisation de ltat territorial

    Les formes politiques prcoloniales hors dEuropeLa faiblesse des tats post-coloniaux.

    2. Ltat, acteur souverain ?

    A. Quest-ce que la souverainet ?B. La souverainet intrieure et la citoyennetC. La souverainet lgale internationale ou lutilit de la souverainetD. La souverainet westphalienne et la ralit de la souverainetE. La souverainet interdpendante ou partage

    3. Les deux niveaux de reterritorialisation de ltat

    A. La monte des identits et la prolifration des tats : le niveau micro

    La dissmination du nationalismeMondialisation et tensions scessionnistes

    B. Grands espaces et rgionalisme mondial : le niveau macro

    Les transformations du rgionalisme conomique mondialLa lente territorialisation de lEurope et les prrequis gopolitiques du

    fdralisme

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 8

    4. Du ralisme classique la socit des tats

    A. Les canons du ralisme classique stato-centrique : Hans Morgenthau

    Ltat de nature : lanarchie internationaleLintrt national et la puissanceLquation de la puissanceLa critique aronienne et la vision radicale de la puissance selon

    Steven LukesLe ralisme constitutionnaliste de Raymond Aron

    B. Lquilibre des puissances selon Morgenthau et les transformations duchamp diplomatico-militaire

    Les caractristiques de la balance of power et la critiquequilibre des puissances et dissuasion nuclaire

    C. La socit des tats ou le ralisme libral dHedley Bull

    Conclusion : lquilibre des puissances aujourdhui

    Chapitre II.Scurit ou coopration ?

    Noralisme et nolibralisme

    1. Les premiers contestataires du ralisme

    A. David Mitrany et Ernst Haas : le fonctionnalisme et lintgration rgionaleB. Karl. W. Deutsch et le processus du changement grce la communicationC. Robert Keohane et Joseph Nye : linterdpendance complexe

    2. Le libralisme international et le champ des Organisationintergouvernementales (OIG)

    A. Linstitutionnalisme international et les prsupposs du multilatralisme

    Les acteursLes intrts des tatsLes OIG et les prsupposs du multilatralismeLONU, pice centrale de la gouvernance globaleLes principaux organes de lOnu et leur rforme impossibleLe libralisme militaire : Peacekeeping et Peacebuilding

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 9

    3. Les ralisme structural ou noralisme (Kenneth Waltz et Robert Gilpin)

    A. Lambition thorique de Waltz

    LobjectifLa mthode

    B. Le systme international : structure et interaction des acteursC. Critiques et rponsesD. Robert Gilpin et la question du changement

    Le systme international et ses configurationsLes types de changement de systmeChangement et cycles historiques

    4. Le ralisme structural selon lcole anglaise

    A. La runion de la structure et du systmeB. Lanarchie mature et lordre international selon Barry

    5. Le renouveau du paradigme de la paix kantienne

    A. Des donnes statistiques favorables, mais une faible thorisation de la paixdmocratique

    B. Des calculs contests et la relativisation du concept de paixdmocratique

    6. Les discussions de laprs-guerre froide : scurit et structure du systmeinternational

    A. Le sens de la scurit : de la scurit nationale la scurit internationale

    La scurit militaireLa scurit politiqueLa scurit socitale ou identitaireLa scurit conomiqueLa scurit environnementale

    B. La structure du systme international

    La fin de la guerre froide et la critique du noralismeDe la rvaluation du libralisme comme thorie des relations

    internationales au pluralisme thorique, daprs Andrew MoravcsikLa puissance incontournable

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 10

    7. Les coles traditionnelles et les approches chinoises des relationsinternationales

    A. Lidalisme de la priode Printemps-Automne

    Lcole de lHgmonieLcole de la BontLcole de la Nature

    B. La pense raliste dans la priode des Royaumes combattants

    Lcole de lIrrestrictionLcole de la StratgieLcole de la Puissance de Han Feizi

    C. Lvolution des tudes de relations internationales en Chine depuis la finde la guerre froide

    D. Les lites chinoises et la scurit de la Chine face la globalisation

    Conclusion : le jeu des grandes puissances se poursuit

    Chapitre IIIConstructivisme ou pragmatisme ?

    1. Images et perceptions des relations internationales : lapport de Robert Jervis

    A. Signaux et indicesB. Perceptions et fausses perceptions C. Linteractivit des perceptions et des stratgies

    2. Lapproche constructiviste des identits et des intrts en relationsinternationales

    A. La dimension intersubjectiveB. Lidentit de ltat et son changementC. Lintrt national et la scurit

    3. Lidalisme stato-centrique dAlexander Wendt

    A. Le systme international en tant que systme de sens partag

    Le systme des tats : intrts et identitsLa culture internationale : les trois types danarchie

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 11

    B. Critiques et commentaires de lessai thorique de Wendt

    La rponse des noralistes par la voix de Dale C. CopelandLes failles de la mthode de WendtWendt et lEnglish School

    C. Les dernires orientations de Wendt et les ractions quelles suscitent

    Lvolutionnisme et labsence de rflexivit dans la mtathorie de ltatmondial de Wendt

    La vanit de la thorie de Wendt et son recours au panpsychismequantique

    4. Retour au holisme pragmatiste

    A. Les nouvelles convergences entre le ralisme et le constructivisme

    Ethnocentrisme et changement cognitifLe pragmatisme compar aux autres thories de la connaissanceLa dmarche cognitive pragmatiste : idologies, mmoire, contexte et

    hgmonie

    B. Linterprtation du systme international

    Axiomes et mthodes de la modlisation systmiqueLe structuro-stratgisme : la construction stratgique du systme

    internationalLa structure, la fois matrielle et idelle, et le changement

    Conclusion :la connaissance contingente de la ralit internationale

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 12

    Trait de relations internationales.Tome II. Les thories de lintertatique.

    QUATRIME DE COUVERTURE

    Retour la table des matires

    Comme dans le tome prcdent consacr aux thories gopolitiques, GrardDussouy se livre une analyse particulirement prcise et innovante des thoriesde la science politique centres sur les relations entre les tats, qui sontmajoritairement anglo-amricaines. Sans qu'il y ait lieu de tout confondre, l'coleanglaise, plus pragmatique, mrite d'tre connue.

    L'auteur met en perspective les contextes et les enjeux qui les conditionnent,aprs avoir analys les origines, l'volution et les mutations de leur acteur unique,l'tat.

    Il relativise ces thories les unes par rapport aux autres, sachant qu'aucune, ensoi, ne saurait tre une "copie du rel". Il peut ainsi mettre en valeur leurs limites,parfois leurs errements quand elles se veulent par trop prescriptives, comme cellesde la mouvance no-kantienne la mode.

    Mais il saisit aussi des complmentarits qui, au-del des prjugs desthoriciens, sont susceptibles de contribuer une modlisation systmique dumonde des tats, laquelle l'immense majorit d'entre eux aspirent.

    Il montre alors le caractre toujours central de la puissance, sous ses facesmultiples, que les tenants de la "construction sociale de la ralit" internationale,rendus l'vidence, finissent eux-mmes par rintgrer aprs l'avoir proscrite.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 13

    Enfin, en incluant une prsentation indite des thories traditionnelleschinoises, ce trait apparat sans doute comme l'un des plus achevs sur laproblmatique du systme international.

    Un dernier tome suivra qui abordera enfin les thories de la mondialisation.

    Grard DUSSOUY est professeur de gopolitique l'Universit Montesquieu de Bordeaux. Chercheur auCAPCGRI (Centre d'Analyse politique compare, deGostratgie et de Relations internationales), il a publi auxditions Complexe, Quelle gopolitique au XXIe sicle ?,ainsi que divers articles, notamment dans l'Annuairefranais de relations internationales.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 14

    [11]

    Trait de relations internationales.Tome II. Les thories de lintertatique.

    INTRODUCTION

    Retour la table des matires

    Nombre dhistoriens et de politologues saccordent dire que ltat territorialest une forme politique, humaine et spatiale, propre une priode historique. Ilprendrait racines la fin du Haut Moyen ge, pour smanciper la fin du XVIIe

    sicle, et devenir jusqu nos jours, la structure indpassable et universelle quelon connat. Comme cest loccasion des traits de Westphalie de 1648 que leSaint Empire des Habsbourg reconnut les droits territoriaux de plusieursroyaumes dont la France (trait de Mnster), certains y ont vu une rupturehistorique. Il a t alors pos que depuis cet vnement le principe exclusif de lasouverainet nationale gouvernait le monde. Et, la suite de John Gerard Ruggie,la politologie internationaliste amricaine sest autorise dsigner sous le nomde priode westphalienne la phase qui court depuis. Cette facilit de langageet de dcoupage de lhistoire en mme temps allait dautant plus tenter des espritscomme ceux de James Rosenau et de ses mules franais quavec la fin de laguerre froide et la globalisation, ils pensent entriner le dpassement de ltat. Ladite priode toucherait sa fin.

    Pourtant la paix de Westphalie nest pas ce point de rupture que lon sest plu clbrer dans la littrature sur les relations internationales. Au contraire, commela bien dmontr Stephen D. Krasner Westphalie nest ni un dbut, ni une

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 15

    fin 1. Ce nest pas un dbut puisque, dans la pratique, la souverainet sestexerce bien plus tt. Au moins depuis la paix dAusbourg (1555), soutient-il.Depuis Bouvines (1214) pour ce qui concerne la France [12] captienne, doit-onprciser 2. Et ce nest pas une fin non plus, puisque le Saint Empire ne disparatpas en 1648, mais seulement en 1806 quand Napolon le dissout et lui substitut laConfdration du Rhin. Bien entendu, comme on la not prcdemment (cf.lintroduction gnrale de notre trait, tome I), la structure impriale continue desubsister tout au long des sicles suivants en Europe. Et bien plus encore la tentation impriale y perdure. Il faut attendre 1989 pour voir, dans cecontinent, le dernier empire seffondrer sur lui-mme. La vision conventionnelleque suggre licne westphalien , comme lappelle Krasner, est donchistoriquement fausse, mme si on la limite lEurope. Son usage est parconsquent nuisible puisquil simplifie trop la ralit, quil escamotelhtrognit de tout lespace politique. Il a, avant tout, une finalit idologiqueparce quil permet ceux qui y croient dannoncer la clture du temps des tats.

    Lhistoire de lEurope moderne et contemporaine, que nous nous garderonsdappeler westphalienne bien que ltat territorial en ait t la forme spatio-politique privilgie, ayant t rythme par la guerre par des guerres de plus enplus violentes et meurtrires, elle a fait le lit de la thorie raliste. Celle-ci a, eneffet, concentr sa rflexion sur le champ diplomatico-militaire, partag entre destats souverains, juridiquement gaux entre eux, mais gopolitiquement trshirarchiss. Ce monde dangereux, anarchique, qui ne rejetait pas, loin sen faut,la coopration, tait aussi, surtout depuis la rvolution industrielle et lessorremarquable du commerce international, un monde dchanges. Aussi, ds lorsque le risque de la troisime guerre mondiale fut cart, et que le globe se trouva rtrci sous leffet de la rvolution de la communication, ltat apparut certains comme dpass et en crise . Dautant plus que le dbridementstratgique du monde avec la fin de la tension Est-Ouest, donna des ides delibert tous ceux qui pensaient en avoir t frustrs jusque-l.

    Ltat qui a focalis pendant longtemps toute la rflexion sur la vieinternationale a t ainsi mis en cause par le haut (transnationalisation,rgionalisme conomique et politique) et par le bas (scession, identitarisme).Mais faut-il pour autant parler de dclin ? Nassistons-nous pas plutt, avec la

    1 Stephen D. Krasner, Westphalia and All That , dans Judith Goldstein & RobertO. Keohane, Ideas and Foreign Policy. Beliefs, Institutions, and Political Change, Ithacaand London, Cornell University, 1993, p. 235-264.

    2 Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, Collection Les Journes quiont fait la France , Rdition 2005.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 16

    construction europenne [13] par exemple, et malgr ses alas, unredploiement ou une reterritorialisation, il est vrai lents et difficiles, delappareil tatique, toujours aussi indispensable, vers le supranational (lEurope)et linfranational (la rgion) ? Voire une marche vers ltat mondial comme lecroient certains constructivistes (Alexander Wendt, Martin Shaw) ? Parailleurs, la mondialisation elle-mme suscite une coopration internationale quirenforce la souverainet des tats. Dans ces conditions, ce que lon appelle la crise de ltat-nation ne procde-t-elle pas avant tout de la problmatisationdu second terme, la nation ? Et plus dramatiquement quand celle-ci rpond uneconception contractualiste, brise par le communautarisme, plutt quethnique.

    On ignore trop souvent que la russite du modle tatique europen occidentaltient la profondeur de son enracinement historique et la force de sa lgitimitpolitique. Il faut tenir compte de ce que beaucoup dtats rcents nont jamais ten mesure de remplir les trois fonctions que sa dfinition lgale rationnellesuppose : 1) une vritable institutionnalisation permettant dorganiser lactionpublique et la scurit dans le temps et dans lespace au profit de la socit civiledont il serait cens connatre et exprimer les aspirations ; 2) un territoire sur lequelvivrait une population suppose relativement homogne se reconnaissant dansson tat ; 3) une souverainet qui lui donnerait les moyens dtre matre sur sonterritoire grce notamment son monopole de la violence physique lgitime 3.En dautres termes, parler de la crise de ltat est trop simpliste, parce que dunct, il ne saurait y avoir crise dune telle institution l o elle na jamaisrellement exist et o lon dplore sa carence, et parce que, dun autre ct, ilsagit dune mutation territoriale de lappareil tatique, au risque sinon dtrestructurellement dpass par lvolution du monde.

    La formation et lvolution rcente de la socit des tats sont deuxphnomnes qui appellent un certain nombre de mises au point. En particulierquand il sagit de concepts sous-jacents, sources de lourds malentendus, commecelui de la souverainet. Outre le double problme de sa dfinition et de sonauthentification, la souverainet est le point de divergence essentiel des deuxthories, raliste et librale, sur le fonctionnement de la socit [14] des tats. Lapremire la met en exergue et en dduit une situation danarchie internationale neconcdant quune place marginale la coopration. Au contraire, la seconde larvoque, au nom de linstitutionnalisme internationaliste, ou la relativiseconsidrablement au nom de linterdpendance, et ds lors, postule son partage.Du dialogue entre les deux approches, noraliste et nolibrale, sur cette

    3 Jean-Paul Chagnollaud, Relations internationales contemporaines. Un monde en perte derepres, Paris, LHarmattan, Deuxime dition revue et augmente, 1999, p. 168.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 17

    question et sur dautres comme celles de la puissance, de la porte de laproposition de la paix dmocratique ( Dpp dans le jargon des politologuesamricains), drivent des rajustements respectifs. Ils gnrent le plus souvent desformes modifies du ralisme qui se rapprochent des hypothses heuristiqueset anticipatrices de lcole anglaise. Cependant, les fondements positiviste etutilitariste communs aux deux paradigmes leur valent le mme rejet de tous ceuxqui stipulent que les conceptions idelles des gouvernants, et des individus qui lesdsignent, sont primordiales. Elles commandent la nature des relationsinternationales, parce quelles dterminent les comportements des acteurs quiconstruisent la ralit mondiale au-del des impratifs matriels qui ne sontjamais que seconds.

    Les constructivistes idalistes quant eux, influencs la fois parAnthony Giddens et Jrgen Habermas, partagent cette vision selon laquelle lesacteurs internationaux ngocient en commun et en permanence les normesauxquelles ils se soumettent et qui sont leur vritable environnement. Cestpourquoi, au cur de leur thorie sociale des relations internationales on trouve leconcept dagency, que lon peut comprendre comme une sorte de stratgiecollective et consensuelle. Il est cens rendre compte de lide selon laquelle lesagents qui animent la vie politique et laborent des structures quils ngociententre eux, produisent et reproduisent des normes et des valeurs, tout en sachantque dans le mme temps, ces mmes structures formatent et canalisent lesidentits et les actions des agents. En somme, il dfinit et condense le contenu delinteraction agent-structure, lune des obsessions de la science politiqueinternationale amricaine. Nanmoins, parmi les partisans du paradigmeconstructiviste , trs rares sont ceux qui concdent une place prminente ltat et qui plaident pour une approche [15] stato-centrique. En outre, le plusclbre reprsentant de cette tendance fort minoritaire, Alexander Wendt, vient, la suite des critiques adresses sa thorie sociale de la politiqueinternationale , de faire son autocritique. Il reconnat quelle savredmesurment une science cartsienne 4. Autrement dit, dans son mea culpa, iladmet avoir par trop dissoci les faits et les valeurs, le matriel et lidel. Mais,sil prne dsormais leurs fusions respectives, cest au titre dun panpsychismemoderne driv dune interprtation trs hypothtique de la thorie des quanta !Ds lors, en faisant abstraction de cette fuite en avant de Wendt, il ressort que le

    4 Alexander Wendt, Social Theory as Cartesian science. An autocritique from a quantumperspective , Constructivism and International Relations. Alexander Wendt and his critics,sous la direction de Stefano Guzzini & Anna Leander, New York, Routledge, 2006, p. 181-219.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 18

    principal mrite de la dmarche post-positiviste est quelle soit revenue sur laquestion de la ralit de la ralit internationale.

    Celle-ci intriguait dj les gopoliticiens bhavioristes (cf. notre tome I) demme que le noraliste Robert Jervis qui a men des travaux sur la justesse de laperception des affaires internationales que peuvent avoir les principaux dcideurs. cette question il nest possible dapporter des rponses quen revenant au pragmatisme , plus prcisment compris sous la forme du holisme pragmatiste.Selon ce dernier, la ralit internationale est apprhende comme une srie deconstructions historiques, une succession de configurations faonnes par lesstratgies ethnocentriques des tats et des autres acteurs internationaux. partirdun contexte donn, qui influence et sanctionne positivement ou ngativementces stratgies, les formes politiques sont alors appropries, reproduites outransformes, tandis que dautres sont inventes afin de rpondre aux nouveauxenjeux. Mais cette ralit complexe est diffremment perue, interprte etreprsente par les acteurs du fait de leur ethnocentrisme, de leur langage, desconcepts dont ils se servent, quand bien mme une objectivation dominante dumonde peut leur tre au moins temporairement inculque. Le monde reprsentest ainsi un univers de mondes subjectifs et intrioriss qui peuvent, au gr delapprentissage des autres et des changements matriels, soit shomognisermutuellement, soit camper sur leurs positions respectives, soit encore sorienter,intentionnellement ou non, vers des configurations ambivalentes. Lepragmatisme, en appelant la mobilisation de toutes les ressources en sciences[16] humaines, ouvre sur un champ de possibles. Cela aurait pu rester vrai pourtout le constructivisme en relations internationales si beaucoup de ceux qui senrevendiquent ntaient pas, finalement, nostalgiques dune transcendance. Enparticulier, celle de la communication et du marchandage quils ont trouve, pourcertains, chez Habermas. Elle leur permet de prendre leurs ides pour des ralitsqui simposent aux faits, et sur lesquelles ils vont discourir perte de vue, dansune sorte de politiquement correct universaliste, sr de lui-mme, plus ou moinsnaf et irnique. Cette vision est cependant contredite par la philosophienominaliste elle-mme laquelle la plupart des constructivistes prtendent serattacher puisque celle-ci est une doctrine foncirement smantique, qui imposeaux signes de dsigner une ralit, aux thories formelles dadmettre des modles,condition ncessaire pour que lon puisse parler de vrit 5.

    Le prsent ouvrage est prioritairement consacr aux thories des relationsintertatiques telles quelles sont dclines dans le monde anglophone en gnral.

    5 Ren Poirier, dans sa Prface Jean Largeault, Enqute sur le nominalisme, 1971,Louvain/Paris, Ed. Nauwelaerts, p. 7.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 19

    Ce qui appelle quelques remarques, dautant plus quil en existerait dautres, maiscest alors effectivement un secret bien gard, ailleurs et en particulier en Europecontinentale 6.La premire prcision est que ces thories renvoient soit ausystme international proprement dit, soit la socit internationale (celle destats) que nous distinguons ici du systme mondial ou de la socit mondiale(tous les deux prennent en compte les acteurs non tatiques) par rfrence auxcatgories claires et prcises tablies par Hedley Bull 7. Tout en sachant quecertains de ses continuateurs, tel Barry Buzan, admettent la compatibilitopratoire de ces catgories, en particulier le systme intertatique et la socitmondiale 8. Notre approche des thories intertatiques, qui suit celle des thoriesgopolitiques de notre tome I, se divise en trois chapitres : le premier a pour butde rappeler les conditions dmergence de ltat comme acteur central desrelations internationales, mais aussi les dboires de son universalisation, les dfisauxquels il doit faire face et les redploiements que ceux-ci lui imposent. Lesecond chapitre entend faire la synthse du dbat, assez peu pris en Europe, maiscrucial aux tats-Unis, des deux thories nos , raliste et librale, tout enfaisant le point sur ses enjeux principaux [17] tels que la puissance, la scurit, lacoopration, la paix et la fin de la guerre froide. Bien que focalis sur les thoriesanglo-amricaines, ce chapitre est aussi loccasion de comparer ces dernires auxthories chinoises traditionnelles des rapports entre les tats, et ce qui scritaujourdhui en Chine sur ce sujet. Cela aurait pu tre le cas avec celles supposesexister en Europe continentale, daprs Jorgensen, si elles avaient dpass le stadede la gestation ou celui de la confidentialit, car, pour lessentiel, malgr leprcdent que constitue le livre de Friedrich Meinecke et malgr lintrt queluniversitaire danois trouve chez un Reinhard Meyers par exemple, il fautadmettre que sur le Vieux continent la seule alternative demeure du ct deshistoriens 9.

    Le pire est quon ne peut mme pas attribuer cette carence europenne dans ledomaine de la thorie une suppose hgmonie culturelle amricaine. En effet,tous les rfrents philosophiques et pistmologiques, ou presque, des spcialistes

    6 Knud Erik Jorgensen, Continental IR Theory : The Best Kept Secret , European Journalof International Relations, vol. 6 (1), 2000, p. 9-42.

    7 Pour plus de prcision, voir notre introduction gnrale, Les enjeux pistmologiques dusystme mondial , dans Grard Dussouy, Les Thories gopolitiques. Trait de relationsinternationales (I), Paris, LHarmattan, 2006.

    8 Barry Buzan, From International to World Society ? English School Theory and the SocialStructure of Globalisation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

    9 Jorgensen, op. cit., p. 21-27. De Friedrich Meinecke, il cite Die Idee des Statsrson, de1925, en considrant que cest lune des meilleures approches continentales du dbat entremachiavliens et antimachiavliens.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 20

    amricains sont europens. Comme le signale Jorgensen mais tout lecteurattentif laura remarqu il est extraordinaire que la philosophie continentaleeuropenne contemporaine et franaise en particulier (Foucault, Derrida, Lyotard)nait eu aucune incidence sur la recherche en relations internationales en Europe,o pourtant elle est lorigine dune riche pense sur la complexit, alors quellea directement et puissamment inspir le courant post-positiviste outre-Atlantique.Les raisons quil en donne sont varies, et certaines apparaissent assez mesquines.Tant et si bien que lhgmonie amricaine sur les tudes en relationsinternationales est avant tout institutionnelle (la puissance des centresuniversitaires et de recherche outre-atlantique), linguistique (toute productionthorique na de chance dtre prise en considration que si elle est publie enanglais) et programmatique (les chercheurs amricains fixent les problmatiques,celles qui correspondent soit leur culture sociale, qui peuvent passer pour defaux problmes en Europe, soit aux enjeux de la politique extrieure des tats-Unis).

    Le troisime chapitre, en traitant de la ralit de la ralit internationale, nouspermet de mettre en perspective cet ethnocentrisme disciplinaire tout en analysantlapport constructiviste. [18] Il montre comment, notre sens, ce dernier sefourvoie dans lidalisme, et pourquoi le holisme pragmatiste est le seul moyen dedpasser les controverses et dapprocher au plus prs le rel, tout en sachant quilnest jamais apprhendable dans sa totalit et sa complexit. Cest tellement vraique les convergences qui se dessinent enfin entre les tenants des diffrentes colesde pense, en particulier entre le ralisme structural et le constructivisme, sefondent sur la notion de systme et sur lintgration structurelle de la distributionde la puissance et de la composition de la culture internationale. La question nestpas de savoir qui de Kenneth Waltz ou dAlexander Wendt a raison. Les thoriesdoivent tre apprcies pour ce quelles sont : des moyens intellectuels pourconduire linterprtation du systme international, et non des fins en soi quinauraient pour but que de reproduire un certain acadmisme dans ses procduresde lgitimation. Sans jamais imaginer que lune dentre elles puisse simposerdfinitivement aux autres et atteindre la vrit . Enfin, il faut tre conscientque le risque que font courir ces thories est de travailler sur un mondedshumanis ou de faire trop vite abstraction des limites de la nature humaine.Cela de deux faons : en ngligeant par trop linfrastructure gopolitique dusystme international ou ce que les historiens dnomment les forces profondes (facteurs gographiques, dmo-graphiques, conomiques) qui entranent les

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 21

    hommes et quils essaient de contrler ou de canaliser 10 ; et en sous-estimantaussi la subjectivit des individus et le rle des hommes dtat dont lapersonnalit de chacun influence invitablement ses dcisions 11. Sous cet angle,cinq couples de contraires ont t proposs par la thorie franaise de Jean-Baptiste Duroselle : le doctrinaire et lopportuniste, le lutteur et le conciliateur,lidaliste et le cynique, le rigide et limaginatif, le joueur et le prudent 12.Comme lhistorien le montre, il ne sagit pas l de figures de style. La preuve at faite, en maintes circonstances, de lincidence du caractre et du tempramentdes hommes sur les vnements. Cest donc la lumire de lexpriencehistorique et laune des contextes gopolitiques concrets que ladquation aurel des thories des relations internationales doit tre value.

    10 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction lhistoire des relationsinternationales, Paris, Armand Colin, 1 991, 4e dition, premire partie, p. 5-248.

    11 Ibid, seconde partie, p. 249- 444.12 Ibid, p. 293-313.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 22

    [19]

    Trait de relations internationales.Tome II. Les thories de lintertatique.

    Chapitre I

    Ltat, acteur central

    Retour au sommaire

    La question centrale dbattue aujourdhui concerne le rle de ltat, sondclin ou son maintien, sa position exacte dans le systme mondial. Absolutis,pour mieux le dconsidrer, par les dconstructeurs qui annoncent sa finproche, parce que dun ct enserr dans les rseaux de la mondialisation, et dunautre, parce quen proie la fragmentation ethnique ou tribale, ltat na tthoris quen fonction de la lutte historique qui la amen sinstaller la placede lunit impriale et religieuse. Son mergence est indissociable de lhistoire delEurope. Elle est tout sauf linaire. Elle sest faite cahin-caha, au fil desvnements, et il est donc erron de vouloir la priodiser de faon catgorique.Cest caricaturer lhistoire que de prsenter la guerre de Trente Ans commefonde sur la lutte entre la conception mdivale de la suzerainet impriale ethgmonique sur la chrtient et la conception moderne dun systmecompos dtats souverains 13. Comme cest caricaturer, et simplifier de manireoutrancire la complexit du monde contemporain que dassimiler la monte de laglobalisation lentre dans l re post-nationale , tandis que ltat perdure,

    13 Andreas Osiander, Before sovereignty : society and politics in ancien rgime Europe ,dans Michael Cox, Tim Dunne and Ken Booth, Empires, Systems and States. GreatTransformations in International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001,p. 199.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 23

    avec de plus en plus le regret des populations qui staient habitues son ct providentiel , et tandis que malgr la fin de la guerre froide, les budgetsmilitaires restent expansifs partout dans le monde.

    [20]

    1. Ltat territorial, produit de lhistoireet de la culture europennes

    Retour au sommaire

    Nombreux sont ceux qui trouvent des antcdents au systme intertatiqueeuropen moderne dans les relations tablies entre les cits grecques entre le VIIIe

    et IXe sicle avant J.-C. La polis grecque prsente effectivement une ressemblanceavec ltat contemporain dans la mesure o elle formait une entit politique quinadmettait aucune autorit suprieure. Sur la base dune indpendancerciproquement reconnue fonctionnait un systme mlant conflit et coopration,dans lequel, explique Michael Doyle, chaque unit devait veiller sauvegarder salibert, rsister aux politiques de domination ou dintimidation, quand ellenavait pas lambition, si elle en avait la capacit, de se montrer elle-mmeimprialiste 14. Dans lancienne Chine, un systme du mme type, pluri-tatiquecomparable, a dur plus longtemps que dans les alliances grecques. Pendant cinqsicles, malgr les configurations diffrentes dtats lors de la priode duPrintemps et de lAutomne (770 476 avant J.-C.) ou de celle des RoyaumesCombattants (475 221 av. J.-C.) jusqu ltablissement du premier empirechinois (celui des Qin en 221), a perdur ainsi un systme prfigurant la socitdes tats modlise par lcole anglaise 15. Lanalogie tiendrait lexistencedune culture commune, en loccurrence celle de la civilisation chinoise, aurespect de rgles et la tenue de rencontres diplomatiques (les autorits de lundes royaumes, le royaume Qi, auraient particip vingt-quatre runions internationales entre 681 et 644 av. J.C.) et la recherche comme au maintiende lquilibre des puissances 16. Mais lon pourrait aussi tablir une autre analogieavec la priode fodale de lEurope occidentale tout au long du Moyen-ge. Ce

    14 Michael Doyle, Empires, Ithaca, Cornell University Press, 1986, chap. 3.15 Yongjin Zhang, System, empire and state in Chinese international relations , in M. Cox,

    T. Dunne and K. Booth, op. cit., p. 43-63.16 Selon Yongjin Zhang, ibid. p. 49, lanalogie se retrouve dans le vocabulaire, avec la

    frquence de termes tels que ba (hgmonie), meng (alliance), hui (confrence, convention).

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 24

    qui spare de faon radicale les deux cas grec et chinois de ltat moderne, cestplus que tout le marquage territorial rendu cartographiable par les gomtresitaliens de la Renaissance, lui-mme tmoin dune construction stratgique 17. Entout cas, il ne faut pas perdre de vue quau lieu dtre un attribut abstrait, absolu,et unique dans sa forme, ltat a connu une constante mtamorphose loccasiondes vicissitudes de lhistoire.

    [21]

    A. De lEmpire ltat territorial

    Retour au sommaire

    Cest entre 1100 et 1500 que se mettent en place les lments propres ltatterritorial : des armes de grande dimension, des organisations hirarchisesdagents royaux aux attributions territoriales fixes et des ides nouvelles surlindividu et la scularisation du monde. Ils mergent de ce que lon a appel lafodalit ou le fodalisme, termes qui ne furent jamais utiliss au Moyen ge,nous remmorent Walter Opello et Stephen Rosow 18. En effet, prcisent ces deuxauteurs, ils ont t invents par les lgistes du XVIIe sicle qui entendaientlgitimer ltat moderne par contraste avec lorganisation primitive dunefodalit reprsente comme un systme certes cohrent de relations sociales,mais dat et dsormais dpass. Une faon intellectualise de dire qui nest passans rappeler celle des post-westphaliens

    Formation de ltat et rvolution militaire

    Depuis Fernand Braudel, au moins, la relation entre la formation de ltat et laguerre ou lart de la guerre est une question qui hante les historiens, remarqueKalevi J. Holsti, lequel a lui-mme consacr un livre ce problme 19. Pour unemajorit dauteurs, tels Norman Davies, la rponse ne fait aucun doute : sans cette

    17 Cf. David Harvey, voir supra tome i, Introduction de la premire partie.18 Walter C. Opello, J.-R. and Stephen J. Rosow, The Nation-State and Global Order. A

    Historical Introduction to Contemporary Politics, Londres et Boulder, Lynne RiennerPublishers, 1999, p. 33.

    19 Kalevi J. Holsti, The State, War, and the State of War, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1996, 2001.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 25

    relation, on ne peut rien comprendre 20. En effet, entre 1300 et 1600, troisinnovations vont rvolutionner lart militaire et sortir la guerre de la guerre debandes laquelle on peut identifier sa forme fodale. Avec elles, loffensiveprend le pas sur la dfensive, linfanterie devient la reine des batailles et latechnique des fortifications se complique. Dabord, lintroduction de larc et de lapique par les Anglais sur les champs de bataille europens, partir de Poitiers(1356), puis dAzincourt (1415), va changer la donne militaire en mettant fin lasuprmatie que dtenaient les Francs dune chevalerie au contingent limit, auprofit des gros bataillons de pitons (archers et piquiers) qui renouaient, dunecertaine faon, avec les phalanges de lAntiquit. Ensuite, larrive de larme feu, sous la forme de larquebuse puis du canon, entrana dautres mutationslourdes de consquences techniques, mais aussi organisationnelles et financires.Larquebuse remplaa [22] progressivement larc et la pique et cda elle-mme laplace des armes plus lgres et plus meurtrires. Surtout, le dveloppement delartillerie favorisa loffensive aux dpens de la dfensive en mettant fin lirrductibilit, sauf au prix de trs longs siges, des forteresses mdivales. Dumme coup, il fut lorigine dune transformation des fortifications, dsormaisplus basses, adaptes au profil du relief pour tre moins vulnrables aux tirs delartillerie, et connues sous le nom de trace italienne , parce que conues pardes architectes italiens, avant que Vauban, un sicle plus tard, nen sublime latechnique. Or, il va de soi que toutes ces nouveauts (infanterie, artillerie,fortification des villes et des frontires) allaient la fois accrotre la taille et lacomplexit des armes et en augmenter les cots. Ds lors, comme lcriventOpello et Rosow, qui ont bien rsum limpact de la rvolution militaire sur ltatmdival, la guerre elle-mme devient un objet pour ltat, non seulement unesrie de batailles conduites par le roi, mais un complexe de pratiques qui requiertla discipline permanente des sujets et lorganisation dune logistique qui, nonseulement permet de dfaire lennemi, mais produit aussi un ordre social 21.Lentretien dune arme permanente, compense par des dispenses du servicedost, permit aux rois de rcuprer des taxes seigneuriales et de lever de nouveauximpts dune faon rgulire. Au fil des sicles, ils acquirent ainsi le monopolefiscal qui a jou un rle essentiel, bien mis en valeur par Norbert lias, dans lagense de ltat, mme si les rgimes fiscaux resteront longtemps inachevs ethtrognes 22. De lordre fodal fragment, priv et dcentralis, on passa ainsi,

    20 Norman Davies, Europe : A History, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 519.21 Walter C. Opello et Stephen J. Rosow, op. cit., p. 50.22 Norbert Elias, La Dynamique de lOccident, Paris, Calmann-Lvy, 1990.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 26

    par la force de la chose militaire, lordre plus centralis et concentr du pouvoirroyal lorigine de ltat territorial.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 27

    Une affirmation territoriale dordre smantiqueet dordre matriel

    Lorsque le Duc de Saxe Othon 1er rtablit lEmpire en 962, fait remarquerJean-Ren Trochet qui nous empruntons la teneur de ce paragraphe, il seplace toujours dans la continuit carolingienne, laquelle apparat dans le titre mi-franc mi-romain quil adopte : imperator augustus Romanorum et Francorum 23.Au dbut du XIe sicle, lEmpire restait associ au royaume des [23] Francs danslespace de la future Allemagne, et lorsquHugues Capet fut couronn Reims en987, il le fut en qualit de roi des Gaulois (rex Gallorum), tandis quil ntaitque duc des Francs , titre quil avait hrit la mort de son pre en 956 24. lafin de ce mme sicle clate la querelle des investitures , qui ouvre le conflitentre la papaut et lEmpire. Cette lutte entrana laffaiblissement de lempereur,contraint de concder au pape la nomination des vques dans lEmpire. Cestlpoque o apparurent aussi les dernires rfrences au royaume de Francieorientale en tant que regnum Francorum 25. Toutefois, si lEmpire scarta jamais du royaume occidental, les empereurs des XIIe et XIIIe sicles persistrentdans une politique quils voulaient impriale en Italie. Elle finit par lesdtourner de la politique intrieure allemande et par les conduire au dsastre auXIIIe sicle. Elle fut aussi lune des grandes causes du retard de lunificationallemande. linverse, dans les royaumes de lOuest, un sentiment de lgitimitautour des dynasties se manifesta. Il fut suggr et encourag par des savantsproches du roi ds la premire moiti du XIIe sicle. Il se signala dans la rdactiondes premires histoires nationales dans lesquelles on constate, dune part, laspcialisation progressive du vocabulaire de la monarchie et, dautre part,laffirmation de ses limites territoriales. Ainsi, lHistoria regnum Britanniae deGeoffroy de Monmouth, crite vers 1135, souligna le fondement gographique deltat anglais, la patria se confondant, selon lui, avec la monarchie de toutelle 26. Les Grandes Chroniques de France, nes labbaye de Saint-Denis,

    23 Jean-Ren Trochet, Gographie historique. Hommes et territoires dans les socitstraditionnelles, Paris, Nathan-Universit, 1998. Nous empruntons ici au chapitre xiii, Conceptions politiques et idologiques du territoire, du Ve au XIIIe sicle , etparticulirement aux pages 209-213.

    24 Ibid., p. 209. J.-R. Trochet se rfre C. Brlh, Naissance de deux peuples : Franais et Allemands (IXe-XIe sicles), Paris, Fayard, 1994.

    25 Ibid., p. 210.26 Ibid., p. 210 (cf. Brlh).

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 28

    apparurent ds les annes 1108-1130 sous limpulsion de labb Suger, conseillerdu roi Louis VI 27. Ces chroniques, qui racontent lhistoire de la monarchiefranaise, furent crites jusquau XVe sicle et il en sortira le premier livreimprim Paris, en 1477.

    Cest en 1205 quapparut pour la premire fois lexpression regnum Franciae,avec un sens tout fait diffrent de ce que les deux mots signifiaient quelquessicles auparavant, prcise Jean Ren Trochet. Le regnum ntait plus lapossession momentane et de taille variable du rex, tandis que la Francia neformait plus lensemble ethnoculturel exclusif franc . Les deux mots, poursuitlethnologue et historien franais, finirent par devenir indissociables : ilsdsignent lensemble territorial runissant des sujets auquel on reconnat unecertaine unit culturelle, renforce [24] par le sentiment de lgitimit qui saffirmeautour du souverain . Il fait aussi remarquer que si cette formulation peutsembler tardive par rapport lavnement de la dynastie captienne qui rgnaitalors depuis plus de deux sicles, il faut bien sr la rapporter la situation desautres formations politiques europennes la mme poque, principalement lEmpire. Or, au milieu du XIIIe sicle, quand celui-ci explosa, le terme deFrancia dsigne [...] pour tout lensemble du royaume, un territoire bien prcis,cadre de vie millnaire de la race des Francs 28. Ensuite, il faudra attendre ledbut du XIVe sicle pour que sesquisse en France la thorie des frontiresnaturelles du royaume. Cest ce moment-l que dans une requte adresse aupape Philippe le Bel proposa lEscaut, la Meuse, la Sane et le Rhne commefrontires anciennement tablies entre son royaume et lEmpire 29. Quant aumot frontire proprement dit, il apparut en 1315 dans un acte royal pourdsigner la zone des chteaux construits face la Flandre (le terme drivant lui-mme du langage militaire : faire front ).

    Cette volution, poursuit Jean Ren Trochet, est rapporter celle qui toucheau vocabulaire des habitants du royaume la mme poque. Vers le XIe sicle enEurope le mot nation (en latin, natio) conserva encore le sens quil possdait chezles Romains, cest--dire avant tout un sens ethnique. En France, on parlait ainside la nation picarde ou de la nation bourguignonne . Le mot tait assezproche du mot atrie , qui connote des relations dimmdiatet, de proximit

    27 Ibid., p. 211, J.-R. Trochet se rfre R. Marx, Histoire de lAngleterre, Paris, Fayard,1993.

    28 Ibid., p. 211. J.-R. Trochet en appelle A. Lombard-Jourdan, Montjoie et Saint Denis .Le centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis, Paris, Presses du Cnrs, 1989.

    29 Ibid., p. 211, J.-R. Trochet cite ici C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris,Gallimard, 1985, p. 419.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 29

    et est souvent traduit par pas pour des ensembles restreints 30. Le mot peuple (issu du latin populus) prit un sens plus politique. Cependant au XIIIe

    sicle les choses volurent et il faut y voir, pense Trochet, un aspect des progrsde la souverainet et de laffirmation territoriale de la monarchie 31. En effet,alors que la relation entre le populus, la communaut politique, et la natio, lacommunaut ethnique, posait problme certains penseurs, on redcouvritquentre les deux il y avait le territoire, car on se souvenait que dans lEmpireromain le mot populus sappliquait aux habitants de la cit. Aussi, contrairementaux augustiniens qui maintinrent la sparation, Thomas dAquin (1225-1274) etses disciples admirent quil convenait de confondre les deux termes dans leurrapport au territoire.

    [25]

    Thomisme, nominalisme et modernit

    Cest de cette rflexion que dcoule la notion dun peuple politiquementorganis, dune communaut politique plutt que dun tat, vivant sur unterritoire dtermin. Par ailleurs, et par suite deux redcouvertes, celledAristote, et celle du droit romain Bologne, un sicle et demi auparavant,Thomas dAquin assumait deux ides innovantes. Dune part, dans la perspectivearistotlicienne, sans dfier en cela lglise ni renier Dieu, il dfinissait la loinaturelle comme lextrapolation de la loi ternelle par des craturesrationnelles 32 ; ce qui lui permit davancer lide que les hommes pouvaient segouverner eux-mmes en dehors de tout contrle ecclsiastique. Dautre part,dans le prolongement du concept romain du bien commun, il avanait lide quela vie en socit reposait sur la raison individuelle, mais que les relations socialestaient gouvernes par la loi morale qui dpassait les intrts ; le Prince ntantque vicengerens multitudinis , soit le dlgu de la communaut 33.

    Tandis que la pense du docteur anglique, le dominicain Thomas dAquin,allait surtout impressionner les lites des premiers tats continentaux (France,Castille, principauts dItalie), en fondant une modernit qui privilgiait une

    30 Ibid., p. 211, lauteur cite J.-Y. Guiomar, La Nation entre lhistoire et la raison, Paris, LaDcouverte, p. 13.

    31 Ibid., p. 212.32 Michel Villey, La Formation de la pense juridique moderne, Paris, Montchrestien, 1975.33 Ibid., p. 166.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 30

    logique communautaire, en Angleterre, cest une autre modernit plusindividualiste qui surgit. Deux raisons cela. Dabord, la persistance du droitcoutumier mdival, amalgame de dcisions judiciaires locales, qui se prsentaitcomme une somme de cas particuliers. Cela incita une approche individuelle dutout social. Ensuite, lmergence au dbut du XIVe sicle, linitiative dufranciscain Guillaume dOccam (1280-1349), dun mouvement philosophiquemettant en cause le lien entre la raison et la foi, le nominalisme . Il considraitcomme incompatible lide quun monde puisse prexister laction humaineavec lide chrtienne selon laquelle Dieu, dans son omnipotence, avait voululaisser lhomme libre. Pour les nominalistes, la situation dans laquelle se trouvaitle monde nimporte quel moment apparaissait donc contingente lactionhumaine. Avec assez dhumour, William Connolly commente ainsi leurdmarche : [26] Le nominalisme sauve lomnipotence de Dieu en llevant leplus haut possible dans les cieux, le dconnectant de la raison, de lexprience,des textes et des signes qui font le monde mondain. De la sorte, il prpare la basede la scularisation ultrieure 34. Ce courant philosophique se distingue duthomisme parce quil rfute luniversalit de la socit chrtienne, celle-cinexistant pas en tant que telle et ntant que la somme des multiples volontsindividuelles qui la composent. Le parti pris pour lindividualisme, qui valut lapense nominaliste franciscaine dtre consacre comme la route vers la modernit , eut dautres implications notables. Les partisans du docteurinvincible, Guillaume dOccam, en mme temps quils faisaient de lindividu leseul objet de connaissance, pouvaient prtendre confrer aux humains les moyensde comprendre et de contrler le monde naturel et le monde social. La seulecondition tait que la connaissance fut technologise , cest--dire devint uninstrument entre les mains de ceux qui taient en mesure daccomplir certainestches spcifiques ou de rsoudre certains problmes. Une autre chose tait que cecontrle de la nature et du social pouvait engendrer un monde meilleur. Enfin,plus fortement que les thomistes, ils renouaient avec le rpublicanisme romain,cest--dire lide quil existait bien un espace politique autonome, gr par sespropres principes, dont le premier est la raison dtat , en dehors de toutes lescontraintes dun monde ventuellement ordonn par Dieu 35. Occam pritdailleurs le parti de lempereur contre le pape, et sa conception moderne dupolitique remporta un beau succs auprs des cits tats de la renaissanceitalienne qui luttaient pour se dbarrasser du contrle de lglise. Elle fut reprise

    34 William E. Connolly, Political Theory and Modernity, Oxford, Basil Blackwell, 1988,p. 20.

    35 W. Opello et J. Rosow, op. cit., p. 60.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 31

    par des penseurs tels que Marsile de Padoue (1275-1342) et Dante Alighieri(1265-1321) qui contestrent au pape sa prtention insistante intervenir dans letemporel. Le grand pote italien fit lloge de lempereur Henri VII, et rva dunImperium Romanum rincarn dans le Reich.Celui-ci ne consacrait pas ladomination dun groupe ou dune nation, mais garantissait un ordre juridiqueharmonieux entre les communauts relevant de son autorit.

    La diffusion dans les sicles suivants de la radicale pense franciscaine allaittrouver le meilleur accueil l o staient [27] constitus des pouvoirs politico-militaires centraliss, certains proches dj de labsolutisme, qui rgnaient sur desterritoires dont les limites et lidentit culturelle se prcisaient. Notamment partir du moment o les pouvoirs de Rome et de lEmpire perdaient de leurbrillant, le premier cause de la Rforme, le second par suite aux guerres dereligion, elles-mmes lorigine de la guerre de Trente Ans. Ajoutons que cest lapaix de Westphalie qui allait permettre Mazarin dimposer la vision franaisedun droit public de lEurope bti sur le concept de souverainet, et organispar une politique trangre rgie par la raison dtat .

    Ltat, source de lautonomie du politique

    Les conjonctures historiques et culturelles ont fait, comme la montr entreautres Kenneth Dyson, que diffrentes formes tatiques ont merg, obissanttantt la logique communautaire, tantt la logique individualiste 36. Sans allerjusqu affirmer quil existe une relation de cause effet, on est enclin penserquen Occident, la premire a favoris les formes ultrieures absolues (du XVIIe

    au XIXe sicles) ou antilibrales de ltat (du XIXe et du XXe sicles), tandis quela seconde a encourag ses formes parlementaires (ds le XVIIe en Angleterre),librales et managriales daprs les catgories arrtes par Opello etRosow 37. Cependant, au-del de ces variations, il est essentiel dexaminerpourquoi ltat sest avr la seule instance pouvoir garantir lautonomie dunespace politique.

    La rponse se trouve dans les diffrentes dfinitions de lui que lon rencontreet que Barry Buzan a synthtises en crivant quil rsultait de linteraction detrois lments : lide de ltat, les bases physiques de ltat, lexpression

    36 Kenneth Dyson, The State Tradition in Western Europe, Oxford, Oxford University Press,1980, Chap. 2.

    37 W. Opello et J. Rosow, op. cit., Chap. 4 8.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 32

    institutionnelle de ltat 38. Les deux dernires caractristiques sont celles surlesquels les auteurs mettent gnralement laccent. Liant la gense de ltat laguerre, ils insistent sur larmement, les communications, les faits ethniques etlinguistiques, la lente mise en place dune administration. Pris ensemble, ces deuxlments forment laspect matriel : ltat est un appareil institutionnel exerantun pouvoir souverain, unique, sur une unit territoriale habite et [28]parfaitement dlimite. Mais selon la conception constructiviste que Buzanreprend son compte, cet appareil nest pas quune bureaucratie, cest aussi unecorporate agency, soit un ensemble de rgles et une organisation qui agit, ou quientend agir, au nom dune collectivit, dune communaut 39. Celle-ci, commelavait dj vu Hartshorne (cf. supra tome I, 1e partie), se fait une certaine idede son tat , mais une ide qui volue en fonction du contexte mondial parcequexplique Kenneth Dyson : tant une partie constitutive de lactivit politiqueet de ltat lui-mme, lide de ltat est connecte de faon intime, complexe etintrinsque avec tout ce qui dtermine, forme, mais aussi est fabriqu et manipulpar lui, et enferme lacteur politique dont le monde politique est dfini selon sesvues 40. Cette ide et les mythes que contient la mmoire collective, laquelleelle est indissolublement lie, lgitiment alors ltat et son ordre, ou son rgime,aux yeux de la communaut quil runit. Comme ils voluent en fonction de lacomptition interne entre les groupes qui divisent cette dernire, et que les valeursvoluent dune gnration une autre, la nature de ltat et des dcideurs change.

    Si les trois lments sont insparables, leur contribution relative estdiffremment valorise par les auteurs. Dans la mesure o lon considre que lenationalisme prcde, en gnral, la formation des tats rcents, on peut estimerque lide anticipe lexistence de ltat (Allemagne ou Italie hier, Palestinedemain), ou quelle a permis sa renaissance (Pologne) dans le pass. Cependant,tant que ltat ne dispose pas dun territoire et dune institutioninternationalement reconnus, il nexiste pas en tant quacteur. Un territoire vacantne saurait bien entendu, lui seul, constituer un tat. Dailleurs, lAntarctique,unique espace dans cette situation, a t dot dun statut international. Ce sont cesdeux insuffisances qui conservent la revendication et leffectivit du monopolede la contrainte physique lgale sur un territoire et une population dtermins,mises en avant par Max Weber, toute leur pertinence. Une fois admis, que

    38 Barry Buzan, People, States and Fear : An Agenda for International Security Studies in thePost-Cold War Era, Londres, Harvester Wheatsheaf, 1991, Chap. 2.

    39 Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1999, p. 219.

    40 Kenneth Dyson, op. cit., p. 3.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 33

    linterconnexion des trois lments, selon des configurations variables en termesde territoire, de rgime ou didologie, est indispensable son existence, laprennisation de ltat moderne dpend de deux conditions qui ne sont pas sansrapport : sa rationalisation, [29] dont Philippe Braud a raison de dire quelle est unthme incontournable de la rflexion de Weber sur ltat 41 ; et sa capacit atteindre son but politique spcifique qui est de dfinir et dassurer le biencommun 42.

    En effet, daprs Freund, la raison de la vie en commun se rsume en deuxpoints : la scurit et la prosprit en mme temps que la concorde intrieure 43.Ces deux missions, ltat les remplit en dmarquant, dun ct, le nous des autres ou linterne (le domestique), de lexterne (linternational) et ensparant, de lautre, le public et le priv. Soit en autonomisant, en deux temps etsur deux thtres distincts, lespace du politique. Elles fondent, chacunesparment, ce que Kalevi Holsti appelle autrement la lgitimit horizontale et lalgitimit verticale de ltat 44. Mais quil a de plus en plus de mal assumeraujourdhui, en raison de la marchandisation du monde dans lequel il est deplus en plus impliqu ; ce qui lui vaut une certaine dsaffection, tout enlobligeant redployer ses prrogatives. Quoi quil en soit, la distinction et lebornage dun espace propre et exclusif sont la premire condition. Cest la seulefaon de circonscrire lespace pertinent de la communaut, celui dans lequel ellesorganise et fait jouer pleinement la solidarit. Lethnocentrisme inhrent lanature humaine limitant les affinits, la dfinition dune entit politique esttoujours slective. Elle sautodtermine et elle opre par exclusion en rservant larciprocit des rapports un nombre forcment limit dindividus. La socitpolitique est toujours socit close. Du fait mme quelle a des frontires etquelle se veut une, particulire. Le partage entre le eux et le nous se fait-ilalors en fonction de la seule distinction entre ami et ennemi comme la pensCarl Schmitt 45 ? Lequel avait tendance dire que celui qui dcide de son ennemi,de la paix et de la guerre est le vritable souverain 46.

    41 Philippe Braud, Science politique. Tome ii, ltat, Paris, Seuil, Collection Points, 1997,p. 64.

    42 Julien Freund, LEssence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 651.43 Ibid., p. 651 et 652.44 Kalevi J. Holsti, op. cit., p. 84-90.45 Carl Schmitt, La Notion de politique et la thorie du partisan, Paris, Calmann-Lvy, 1972.46 H.K. Pichler, The Godfather of Truth. Max Weber and Carl Schmitt in Morgenthaus

    theory of Politics , Review of International Studies, 24 (2), avril 1998, p.185-200.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 34

    Ceci apparat comme une position fort critique aujourdhui, bien que, commelcrivait Julien Freund, si le prsuppos de lami et de lennemi se laisseenvisager sous un aspect positif et un aspect ngatif qui consistent respectivement surmonter linimiti relle ou virtuelle et tablir la paix, faire respecter sonindpendance ou la recouvrer par la force si ncessaire, il faut [30] admettre quedepuis quil y a une histoire, ce dernier a toujours t prioritaire 47. Sinon contre,en tout cas en dehors des autres , telle se reprsente toute communautpolitique puisquaussi vaste soit-elle, elle est minoritaire lchelle de lhumanitet elle est oblige de se dlimiter pour exister. Ce qui nempche pas que, suite des alliances, des associations ou des unions, elle puisse largir son primtre,comme, il en va de nos jours, par exemple, avec le passage de la nation lEurope. Dailleurs, Norbert lias voyait dans llargissement et lacomplexification des espaces politiques, phnomnes quil pensait historiquementavrs, les facteurs dune pacification des hommes 48.

    La lgitimit verticale implique la sparation du public et du priv qui rendinstitutionnellement lisible la rationalisation. Non seulement il sagit den finiravec lancien tat patrimonial dans lequel le pouvoir y apparat comme unesorte dextrapolation grande chelle du gouvernement exerc par le chef defamille dans lunivers patriarcal 49, mais il sagit dadopter les dispositifs quifont que ltat ne puisse tre accapar par aucun groupe particulier de quelqueordre quil soit (ethnique, corporatiste, conomique, religieux ou autre) niquaucun groupe ne soit ls dans laffectation des services et des ressources nidans la participation aux dcisions les concernant. En mme temps, sachant que la domination lgale-rationnelle est ncessaire et invitable, la sparation est lagarantie de la libert individuelle ; sans quil faille pour autant exagrer lacoupure entre ltat et la socit civile, car le premier est aussi un mcanismedallocation des ressources de la seconde 50. Il faut insister ici avec Julien Freundqui a crit des choses essentielles ce sujet sur ce que le public organise et unifie.Il est le support de lordre commun qui transcende le pluralisme interne, celui dupriv, et lui donne la possibilit de se maintenir et de se dvelopper sans trop deheurts. En tant quelle exprime la ncessit dune unit, la notion de publicsignifie que la collectivit agit comme communaut en toute autonomie. Elle yintroduit en mme temps lhomognit grce au droit, somme des conventions et

    47 Julien Freund, op. cit., p. 653.48 Norbert Elias, Les transformations de lquilibre nous-je , dans La Socit des

    individus, Paris, Fayard, 1987.49 Philippe Braud, op. cit., p. 65.50 David Easton, A Framework for Political Analysis, New Jersey, Prentice-Hall, Englewood

    Cliffs, 1965.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 35

    des normes destines orienter chaque conduite lintrieur dun groupe dunemanire dtermine 51. Finalement, si le politique reste au cur du social, laconception de ltat moderne le prserve de toute transcendance [31] extrieureen reconnaissant lhtrognit des groupes humains politiquement organiss, eten proclamant leur souverainet au prix dune division territoriale tendue aumonde entier linstar de celle qui prvalait en Europe.

    B. Les dboires de luniversalisation de ltat territorial

    Retour au sommaire

    La mondialisation du phnomne tatique est une ralit incontestable, unevidence. Elle a abouti une fragmentation politique (191 tats sigent auxNations unies en 2005, alors quon ne recensait quune cinquantaine dentitssouveraines au dbut du XXe sicle), qui nest sans doute pas acheve. Au coursde la seule dcennie quatre-vingt-dix, une vingtaine dtats ont vu le jour. Lesrgions, provinces, ou peuples candidats lindpendance sont encore nombreux.Sauf certaines exceptions notables au XIXe sicle (Italie, Allemagne, mais aussitats-Unis au prix dune guerre contre la scession sudiste), la fragmentationtatique du monde est une tendance sculaire. Un peu partout, except en Chine,elle sest confondue avec un refus ou avec une mancipation de lordre imprialquil fut ou non dessence coloniale. Est-ce dire que le modle tatique europentait transposable dautres cultures ?

    Quand on constate les graves dysfonctionnements de ltat dans les paysextra-occidentaux, o il a t import, la rponse est une autre affaire. Elle nestpas aussi simple quon aurait tendance lcrire. Dun ct, quand elle est unhritage colonial, limplantation du modle tatique occidental dans des socitsaux univers culturels trangers a plus souvent induit une perte de sens desinstitutions politiques et administratives antrieures quelle ne sest traduite parune greffe russie, note un connaisseur du monde musulman 52. Pire, elle a puinduire un vrai choc culturel. Dun autre ct, l o il sest agi dune importation dlibre , selon le mot de Philippe Braud, ladaptation a tmoins dstructurante et sest avre finalement positive, comme au Japon ou enTurquie 53. Tout cela fait douter de la thorie de la modernisation, dont ltat est

    51 Julien Freund, op. cit., p. 316-338.52 Bertrand Badie, Les Deux tats. Pouvoir et socit en Occident et en terre dIslam, Paris,

    Fayard, 1986.53 Philippe Braud, ibid., p. 134-140.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 36

    linstrument principal, et a fortiori de loccidentalisation des socits verslesquelles a t [32] opr le transfert. Malgr tout, aujourdhui, et cest ce quiexplique sa prolifration, il nexiste pas dautre source de lgitimit politique queltat. Comme Pierre de Senarclens le fait remarquer, la souverainet tatiquereste au centre des reprsentations dominantes de la politique, elle est largementreconnue comme lgitime Elle continue de marquer les reprsentationsinstitutionnelles et politiques des sphres dirigeantes, limaginaire collectif desacteurs de la scne mondiale 54.

    Les formes politiques prcoloniales hors dEurope

    Le territoire politique ferm par des frontires reconnues, tel quil sestimpos en Europe, en la morcelant, est donc une invention relativement rcente.En Chine, o ont exist, on la vu, des royaumes aux caractristiques assezproches de leurs homologues europens, cest lempire qui sest finalementimpos, et cest lui-mme qui, sous le choc de lintrusion occidentale et loccasion des pripties rvolutionnaires du XXe sicle, sest transform en tat-nation. Certes, lordre imprial per se a disparu, mais lentit territoriale a tprserve. Sans doute, ce changement dans la continuit doit-il beaucoup au faitque la Chine tait dabord une civilisation qui sest voulue tre un tat, selon laformule de Lucian Pye 55, afin mme de se prserver. Ouverte par la rvolte desBoxers et lveil au nationalisme chinois, la phase de mutation sest acheve aveclentre de Pkin au Conseil de Scurit des Nations unies, puis avec son adhsion lOrganisation mondiale du commerce. Il y a tout lieu de croire, en effet, si lonreconsidre le raisonnement tenu par Yongjin Zhang, que la profonde structureconstitutionnelle de la pax sinica, qui a prvalu pendant plus de deuxmillnaires dans le monde chinois, nest pas trangre cette rvolutionconservatrice 56. Daprs Christian Reus-Smit qui la conceptualise, lastructure constitutionnelle de nimporte quelle socit internationale repose surtrois lments : les concepts moraux dominants qui orientent les objectifs deltat, le principe dorganisation de la souverainet, et les normes dune justice

    54 Pierre de Senarclens, La Politique internationale, Paris, A. Colin, 2000.55 Lucian Pye, China : Erratic State, Frustrated Society , dans Foreign Affairs, 69, 4 (Fall

    1990), cit par Yongjin Zhang, op. cit., p. 63.56 Yongjin Zhang, ibid., p. 56 -58.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 37

    purement procdurale 57. Dans une dmarche constructiviste, il prcise que, selonlui, cette structure est contingente du contexte historico-culturel, et que cest avanttout lide que lon [33] se fait, ici et l, de ltat et de ses priorits quicommandent, en fonction des circonstances, aux variations des institutions et despratiques au sein des socits intertatiques. En loccurrence, cest le mythe delunit chinoise dans la longue dure qui, parce quassocie avec la paix intrieureet la scurit extrieure, malgr les alas de lhistoire, la emport sur toutes lesautres considrations idologiques. Il a survcu la crise de la traditionconfucenne mise en cause parce quelle navait pas prserv la Chine delinvasion occidentale, qui se trouvait cependant son origine. Ladaptationinstitutionnelle a donc moins consist faire de la Chine un tat comme les autresquun tat parmi les autres, puisquelle ne pouvait plus se permettre de les ignorerou de les mpriser. Sans que lon puisse prjuger du fait quelle ait abandonn savision concentrique dun monde au centre duquel elle se pensait. Sa monte enpuissance laisse plutt augurer du contraire. La longue histoire de la Chine, larichesse de son exprience politique et la prennit de certains de ses idauxcivilisationnels en font un acteur dont il faut tenir compte aussi des exigencesculturelles ou des instruments conceptuels. Sachant quelle-mme a parfaitementassimil des notions comme celle de souverainet. Compte tenu de lintrt portpar la tradition acadmique chinoise la longue dure, il nest pas tonnant parailleurs quen ces temps douverture aux thories occidentales des relationsinternationales crases par la production de limpressionnante machinerieamricaine, des chercheurs chinois, tel celui auquel nous nous rfrons,sefforcent de trouver un contrepoids du ct de lEnglish School 58. Ilsapprcient notamment dans celle-ci la valeur quelle accorde la continuit delhistoire internationale, au rle des ides et du droit.

    Mais, ailleurs quen Chine, il napparat pas exagr dcrire, comme le faitMartin Van Creveld quaucune socit dAfrique ou dAsie ne semble avoirdvelopp le concept dun tat abstrait compos de gouvernants et de gouverns,mais identifiable aucune des deux catgories 59. Il convient en effetdadmettre quen terre dIslam le territoire a toujours t trs secondairementconsidr, tandis quen Afrique sud-saharienne, malgr la diversit des formes

    57 Christian Reus-Smit, The Moral Purpose of the State : Culture, Social Identity andInstitutional Rationality in I.R., Princeton University Press, 1999.

    58 Yongjin Zhang, The English School in China : a Story of how Ideas Travel, and aretransplanted, Canberra December 2000, RSPAS Publishing, Research School of Pacificand Asian Studies, The Australian National University.

    59 Martin Van Creveld, The Rise and Decline of the State, Cambridge, Cambridge U.P., 1999,p. 315.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 38

    reconnues dorganisations solidaires dessence familiale, lignagre, clanique ouethnique, aucune chefferie [34] ou aucun empire ntait rellementterritorialis. Dans ces deux espaces, jamais aucun domaine public na tdistingu. En Afrique de lOuest, ce nest qu lpoque de lincorporation ducontinent lconomie internationale, avec la traite des Noirs, que plusieursroyaumes assez bien identifis et relativement puissants sont apparus : Asante,Fante, Denkyira, Akwamu, Dahomey 60. Les conqutes de lIslam, depuis le VIIe

    sicle jusqu la moiti du XVe (prise de Constantinople en 1453) et jusquaureflux devant la Reconquista espagnole (1492), ne doivent pas faire illusion. Ilsagissait moins dacqurir de nouveaux territoires que de convertir des esprits etde gagner de nouveaux adeptes. Et moins encore de faire rgner la loi dun tat,mais plutt celle de Dieu, dautant que lIslam originel ntablissait aucunedistinction entre ltat et la religion. Le lien social fondamental dans le mondearabe, fait remarquer Vincent Monteil dans sa prface la Traduction Nouvelle dela Muqaddima dIbn Khaldn, tait bien le clan : lesprit de corps ou de clan qui unit, au dpart, les agnats de mme sang et quon appelle asabiyya. Cest luiqui donne tel groupe social le pas sur tel autre et qui, finalement, le hisse aupouvoir royal 61. Toutefois, lexpansion de la foi musulmane, conscutivementaux combats mens par les Arabes, mais suite aussi la conversion de peuplespuissants et guerroyeurs comme les Perses et les Turcs, allait poser le problme dela gestion dun vaste espace confessionnel embrassant des groupes humainshtrognes. Il allait tre rgl, provisoirement et pas toujours dune faon trsoprationnelle, grce la distinction de deux fonctions prcises : celle de Calife(le successeur , celui de Mahomet) qui est le commandeur de tous lesmusulmans, le chef religieux de la Umma ; celle de Sultan (celui qui dtientlautorit), en charge dadministrer la communaut et de diriger les affairestemporelles.

    Une telle sparation ne saurait cependant suffire identifier un tat digne dece nom. Dabord, parce que le Califat devait scrouler ds 1258, aprs la prise deBagdad par les Mongols qui mirent fin lempire des Abbassides. Comme aucundignitaire musulman ne fut rellement en mesure de reprendre le titre, malgrdiffrentes usurpations, la confusion des pouvoirs temporel et spirituel, de ce quipouvait relever du public ou du priv, [35] entre les mains du sultan ou dautresdirigeants locaux devint dfinitivement la rgle. Sultanats et mirats, en tant que

    60 Carolyn M. Warner, The rise of the state system in Africa dans M. Cox, T. Dunne etK. Booth, op. cit., p. 78.

    61 Ibn Khaldn, Muqaddima, Traduction nouvelle, prface et notes par Vincent Monteil,Bourges, ditions Sindbad, 1978, p. XXV.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 39

    formes tatiques mergentes, permirent au minimum de concilier la transcendancedu clan et la dsintgration de ladministration califale 62. Ensuite, les populationsnon musulmanes domines tant considres comme extrieures lacommunaut, et leurs territoires respectifs avec elles, lempire musulman navaitpas, proprement parler, dassise territoriale. Il suffisait que ces populations,confines dans un statut infrieur, mais recenses partir du critre religieux sousle terme de millet ou de nation dans lempire Ottoman, reconnaissent lasouverainet du sultan et lui paient le tribut. Cest dailleurs dans cet empire, missur la dfensive dans les Balkans partir du dbut du XIXe sicle (indpendancede la Grce en 1823), que les sultans allaient, trs timidement dabord, amorcerune diffrenciation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux jusqu larvolution authentiquement laque de Mustapha Kemal (1920-1923). Mais cepassage, la fois forc et volontaire, ltat de type occidental tait pour laTurquie, comme nation et non plus comme empire, le meilleur moyen desauvegarder son indpendance dans un monde domin, pour quelque tempsencore, par les imprialismes europens.

    La faiblesse des tats post-coloniaux

    Entre le XVIe et le XIXe sicle, rares sont les rgions ou les pays qui ontchapp lhgmonie europenne : empire Ottoman, Perse, Chine, Japon, Core,Siam et thiopie. Par le biais de la colonisation les Europens transmirent leuride de ltat aux peuples quils dominrent, tandis que ceux qui leur rsistrentle durent au mimtisme dont ils firent preuve. La congruence que lon constateentre les frontires des tats post-coloniaux et les frontires administratives desanciens empires en atteste. Dans lancien Tiers-monde, ces dlimitations ont tmajoritairement dessines par des puissances extrieures que Michel Foucherdsigne comme des tats-traceurs 63. Selon ce gographe, le maillagepolitique du monde, non dnu de dcisions arbitraires, est ainsi principalementdorigines britannique [36] et franaise, soit, toutes les deux, 40 % des frontiresdes tats du Sud et 60 % des tats africains. La brivet du processusdinstallation des nouveaux tats et les graves problmes de cohrence interne quilont caractris ont rendu encore plus alatoires la transmission et lassimilation

    62 Robert Cox, Towards a post hegemonic conceptualization of world order : reflections onthe relevancy of Ibn Khaldhun , dans Robert W. Cox and Timothy J. Sinclair, Approachesto World Order, Cambridge, Cambridge U.P., 1996-2001, p. 160.

    63 Michel Foucher, Fronts et frontires. Un tour du monde gopolitique, Paris, Fayard, 1988.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 40

    des conceptions affrentes, en Europe, au statut et au rle de ltat. Du fait surtoutque la notion corrlative dadministration publique na jamais pris vritablementcorps, leur cration est loin davoir engendr la modernisation politique attenduedes socits traditionnelles quils encadrent. Trop souvent, et cela sest vrifi dsle XIXe sicle en Amrique latine, lors de la premire phase de dcolonisation quele monde ait connue, le nationalisme sest impos comme le principal hritage.

    Cest loccupation de la pninsule ibrique, entre 1807 et 1810 par les troupesnapoloniennes, qui est lorigine des guerres dindpendance contre la couronneespagnole conduites par les chefs croles qutaient Simon Bolivar, pour le Nordde lAmrique du Sud, Jos de San Martin, pour le bassin de La Plata, BernardOHiggins pour le Chili. Lchec du projet de fdration de Bolivar et le promptclatement des Provinces unies dAmrique centrale (1823-1838) ont fait natre,sur les ruines de lempire espagnol, quinze tats souverains dont les frontires,quand elles ntaient pas contestes, se confondaient avec les anciennes limitesadministratives de ce dernier (cf. le Congrs de Lima de 1848). Le destin duBrsil fut diffrent parce que la colonie servit de refuge la couronne portugaisependant loccupation de la mtropole par les Franais. Et quand le roi regagna lePortugal en 1820, il y laissa son fils en tant que rgent. Cest ce dernier quiproclama lindpendance du Brsil en 1822, immdiatement reconnue parLisbonne, sans quil ny ait ni guerre, ni division de limmense colonie. Dabordsouverain sous le rgime dun empire constitutionnel, le nouvel tat devint unerpublique en 1898. De par sa taille et sa population, le Brsil a t, ds lespremiers jours des indpendances latino-amricaines, le seul candidat potentiel lhgmonie. Toutefois, en dpit de querelles frontalires avec lquateur, laColombie, le Prou, la Bolivie et surtout le Paraguay, voisins auxquels il subtilisades territoires de plus ou moins grande tendue, le [37] Brsil, fait remarquerKalevi Holsti, na jamais conduit de guerres prtention hgmonique commelEurope en a tant connu. Il na jamais non plus suscit une quelconque coalitiondes autres tats sud-amricains contre lui. Sa propre faiblesse inhrente soninsuffisante intgration territoriale (il eut faire face la tentation scessionnistede la rgion pauliste, une premire fois en 1830 et une seconde encore en 1932)tait sans doute un empchement ses ambitions si tant est que le Brsil en avait.Mais il est intressant, cet gard, dexaminer la thse dHolsti sur ce quilappelle une anomalie , savoir que lAmrique du Sud, qui a t tout au longdu XIXe sicle une zone de guerre, est devenue, au XXe sicle, assez subitement,une zone de paix, en tout cas de paix relative 64. Alors que pendant moins dun

    64 Kalevi J. Holsti, Chap.8, Analysing an anomaly : war, peace, and the state in SouthAmerica , op. cit., p. 150-182.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 41

    sicle, elle a connu six guerres intertatiques, dont deux ont t particulirementmeurtrires (celle du Paraguay contre la coalition du Brsil de lArgentine et delUruguay, en 1865-1870, puis celle du Chili contre lalliance du Prou et de laBolivie en 1879-1884), lAmrique du Sud na plus enregistr que deux conflitsaprs 1903, lun, grave, entre la Bolivie et le Paraguay (cent mille morts), laguerre du Chaco, lautre, mineur, entre lquateur et le Prou, en 1941. Maisdepuis cette date, plus aucune guerre entre tats sud-amricains na clat et leseul conflit denvergure qui a eu lieu, celui de la guerre des Malouines, a opposlArgentine une puissance extra-regionale, le Royaume Uni.

    Tout en argumentant sur lincapacit des thories contemporaines sur la paixet sur la guerre expliquer un tel changement, un tel dcalage dans le temps,Holsti expose la sienne. Cest parce qu linstar du Brsil, et plus que lui encore,les tats se partageant lAmrique du Sud taient, au XIXe sicle, des tats faibles(cest--dire dans sa conception, dpourvus de lgitimit verticale et duneterritorialisation incertaine aussi bien quhorizontale lie un dualismesocial). Or, la premire caractristique de ces tats tant de possder desfrontires contestes le premier sicle dindpendance fut instable et guerrier. Aucontraire, au XXe sicle, les tats sud-amricains devinrent plus forts parce queplus srs deux-mmes, pense Holsti avec pertinence. Non pas quils aient rgltous leurs problmes et quils [38] soient devenus de vraies dmocraties, maisparce que les oligarchies militaires ou civiles dirigeantes pousrent une vision deplus en plus paternaliste de leur rapport la socit. Elles ne firent pas de ltatun instrument de prdation dun groupe contre les autres. Le caudillisme populistepermit un certain progrs conomique et social et un certain affermissement deltat comme de ladministration publique, mme sil nengagea gure derformes profondes, notamment foncires. Dans la deuxime moiti du XXe

    sicle, les rgimes militaires, des plus libraux aux plus conservateurs, seproccuprent dabord de la chose publique, et renforcrent leurs comptences.En outre, souligne Holsti, ils furent lgalistes en matire de politique extrieure.Cest--dire quils respectrent les trs nombreux accords bilatraux oumultilatraux passs avec dautres tats ou entre eux. Plusieurs diffrendsterritoriaux ou maritimes furent rgls par des arbitrages internationaux. Lecontinent sud-amricain a t dnuclaris (trait de Tlatelolco) et la cooprationconomique alla bon train. Ce qui, compte tenu de la dmocratisation desrgimes, permit aux peuples qui lhabitaient dentretenir lespoir.

    On ne peut en dire autant de toutes les rgions du monde dcolonises aprs laseconde guerre mondiale. Surtout quand la glorification des luttes dmancipationfut le seul substitut labsence des nations historiques pour forger le sentiment

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 42

    dappartenance (ce qui navait pas t le cas de lEurope orientale en 1918, parexemple la Pologne ou Lituanie).

    Les nombreux sociologues, politologues ou anthropologues qui ont tudi lefonctionnement de tous ces tats derniers-ns les affublent dpithtescaractristiques de leurs lacunes ou de leurs travers, parfois plus dramatiques queles manquements quHolsti relevait dans les tats dits faibles . Tantt lon usedu concept dtat patrimonial, ce qui selon Philippe Braud, garde un sens, dansla perspective weberienne, si on le circonscrit lanalyse de ces tats o, derrireune ventuelle faade dinstitutionnalisation, demeure la ralit dun pouvoirpersonnel, orient vers la satisfaction dun clientlisme familial largi (au clan ou la tribu), chappant largement aux contraintes du droit crit, et entretenant, dansses pratiques administratives, une frontire ambigu entre la sphre du priv etcelle du public 65. [39] Labsence de vritable administration publique rendpossible tous les dtournements. Tantt, pour insister sur leur insignifiance, quiparadoxalement les protge de toute ingrence extrieure, on parle de quasi-tats 66. Robert Jackson, linventeur de cette terminologie, entend par lsouligner la structure trs dsquilibre de leur souverainet qui serait bien plusngative que positive. Par souverainet ngative , il faut comprendre que ces quasi-tats , bien que reconnus par la communaut internationale au momentde la dcolonisation, ne sont en fait que des laisss pour compte . Leurindpendance ne tient qu lindiffrence des autres, et bien entendu, ils savrentincapables de faire-valoir, au plan international, les prrogatives inhrentes unepleine souverainet. Leur insignifiance fut la meilleure garantie de leur survie,sachant quautrefois, remarque Robert Jackson, les tats faibles taient vous tre domins, voire disparatre. De surcrot, parce que le droit international en afait des acteurs souverains et parce quils sont exempts des contraintes de lacomptition internationale, ces tats ont toute latitude dans lexercice de leurpouvoir domestique. Ils abusent rgulirement de cette situation de telle manireque bon nombre de ces quasi-tats sont des tats prdateurs, fait remarquer Jean-Paul Chagnollaud 67. Soit des tats dont les dirigeants neurent pas pour projet depromouvoir les intrts ou les aspirations des populations, mais qui eurent pluttpour motivation de senrichir en accaparant les ressources du pays, naturelles,productives ou financires. Dans le palmars des drives criminelles, dudtournement de la violence dtat des fins prives, les tats africains arrivent

    65 Philippe Braud, op. cit., p. 67.66 Robert Jackson, Quasi-States : Sovereignty International Relations and Third World,

    Cambridge, Cambridge U.P., 1990.67 Jean-Paul Chagnollaud, op. cit., p. 170-173.

  • Trait de relations internationales. Tome II : Les thories de lintertatique. (2008) 43

    en tte 68. Tout cela montre la forte htrognit institutionnelle des tats, leursprofondes disparits. Il y a bien, dun ct, les tats qui disposent de vritablesressources politiques et qui sont enracins dans lHistoire, et dun autre, ceux qui,comme le souligne Robert Jackson, ne sont que des quasi-tats. Tandis que lespremiers, parce quils sont dtenteurs dune souverainet positive caractrisepar la continuit des services publics, peuvent prtendre une indpendance aumoins relative, les seconds ne connaissent quune existence dpendant de lacompassion et de lassistance des plus puissants.

    [40]

    La greffe du modle tatique europen est-elle pour autant dfinitivementcondamne ? Ltat comme systme dingnierie politique est-il moinsassimilable que nimporte quelle autre technologie occidentale ? Selon BertrandBadie, lchec serait inexorable 69. Les analyses de ce politologue parisien tententde rfuter les thories dpendantistes qui dresponsabilisent les dirigeants desnouveaux tats en laissant entendre que le transfert institutionnel en cause seraitune des modalits de la prorogation du processus de domination. Au contraire,selon lui, ce transfert apparatrait comme un lment des stratgies des litesdes pays en voie de dveloppement qui, pour protger et faire fructifier leursintrts, procderaient lintgration des techniques occidentales dans leurssystmes politiques nationaux (en les gangrenant par des relations clientlistesdcrites avec pertinence par le politologue noweberien Jean Franois Mdard).

    Bertrand Badie, hostile la grille weberienne quil juge trop universaliste etgnraliste, lui-mme profondment culturaliste et