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24 heures | Samedi-dimanche 10-11 mars 2012 33 Le spleen des Tindersticks a survécu au XXe siècle Le groupe anglais culte sort son 9e album et sera en concert jeudi prochain à Pully. Coup de fil Boris Senff O asis, Blur, Pulp, The Stone Roses… Les gloi- res britanniques de la pop des années 1990 sont presque toutes anéanties, en coma arti- ficiel ou en «revival» prématuré. La classe des Tindersticks était déjà surannée il y a vingt ans, mais les Anglais persistent et publient The Something Rain: un 9e al- bum studio qu’ils viennent défendre sur scène à l’Octogone de Pully la semaine prochaine. «Nous n’étions déjà plus très jeunes quand est sorti notre premier dis- que. J’avais 28 ans, se souvient le clavier du groupe, David Boulter, joint au télé- phone. C’est peut-être ce qui nous a per- mis de durer. Nous n’étions pas des ga- mins qui cherchaient à devenir célèbres, mais juste des gars qui essayaient de jouer la musique qu’ils aimaient.» Mieux valait en effet garder la tête sur les épaules quand votre premier album, Tindersticks, en 1993, se voyait décerner le titre d’album de l’année par le Melody Ma- ker… Avec leurs costumes anciens et leurs chaussures cirées, ces dandys de Notting- ham, emmenés par la voix de basse, suave et traînante, de Stuart Staples, habillaient avec élégance leur musique mélancolique et acoustique. Comme si Lord Byron pre- nait le train de la new wave en marche. «L’époque était à Nirvana, aux jeans et aux T-shirts troués, poursuit le musicien. Nous voulions quelque chose de différent, jouer sur l’image. Et cela nous donnait aussi l’al- lure d’un gang, ce qui n’était pas pour nous déplaire.» Le gang dissolu Le gang en question a pourtant failli se dissoudre. D’abord dans l’alcool: «La plu- part des gens se défoulent le vendredi soir. Pour nous, en tournée, c’était chaque soir vendredi… Avec le temps, jouer aux poè- tes romantiques peut devenir dangereux, cela peut même vous tuer», grimace David Boulter. Si les Tindersticks ont un titre intitulé Dying Slowly («Mourir lente- ment»), ils ont encore ralenti le tempo, une de leurs spécialités. «Il a fallu s’arrê- ter. Mais, au-delà de la mythologie des bars londoniens enfumés, notre musique vient plus du café et de la concentration.» Après des concerts avec orchestre (le live The Bloomsbury Theatre 12.3.95), la signature de bandes originales pour les films de Claire Denis, un duo avec Isabella Rossellini, l’utilisation de leur titre Tiny Tears dans la première saison des So- prano, les Tindersticks font même entrer la lumière, laissant filtrer de la soul dans leur musique de doux spleenétiques (Sim- ple Pleasure, 1999). «En tant que gamins, nous en écoutions à la radio, à la TV et avec nos sœurs. Mais après le punk, on l’avait un peu oubliée. Nous avions sorti trois gros albums et, après Curtains, on voulait retrouver de la simplicité, du rythme.» Cette belle éclaircie ne dure pas. Dès 2005, Stuart Staples se lance en solo. Son deuxième album s’intitule Leaving Songs («Chansons de départ»). «C’était une période difficile, dramatique, témoi- gne David Boulter. Je jouais avec lui sur ses projets, mais la fin se précisait.» Tant pis pour la légende rock, mais le batteur réfute les problèmes relationnels entre les membres. «Il manquait quelque chose. On était dans la même pièce, mais la musi- que qui sortait n’était pas intéressante. L’ennui s’installait.» Trois membres s’en vont, d’autres arrivent. «Ils me manquent toujours, mais c’était peut-être un mal nécessaire. Comme la fin d’un mariage.» Depuis, le film des Tindersticks conti- nue, déroulant ses poudreuses nuances de noir et de blanc. «Le cinéma, les ban- des-son nous influencent. En cherchant l’émotion, on exprime quelque chose de l’histoire, du film. Et c’est peut-être pour ça que l’on est devenus populaires en Europe: le public peut se projeter dans la musique même sans comprendre les pa- roles.» Pully, Octogone Jeudi 15 mars (20 h 30) Rens.: 021 721 36 20 www.theatre-octogone.ch Les Tindersticks et leur crooning de velours sombre seront jeudi à Pully. Un concert événement. RICHARD DUMAS/TBA AG The Something Rain Tindersticks City Slang (distr. TBA) L’album La mort leur va si bien «Nous n’avons jamais visé des changements massifs. A chaque album, nous cherchons à améliorer le précédent.» David Boulter joue les modestes avec les accents de la sincérité. Mais à l’écoute de The Something Rain et de ses douces spirales envoûtées par le chanteur Stuart Staples, l’impression est de revenir à une période où les textures sonores et la dramaturgie vocale des Anglais trônaient en majesté. «On cherchait de nouveaux sons, pas dans de nouveaux instruments, mais dans des boîtes à rythme, des claviers, de l’électronique. La base de l’album n’est pas acoustique.» L’électronique se fait discrète, cela sonne toujours comme du Tindersticks. Dans ses volutes embaumées et ses ellipses lunaires se cache pourtant la douleur. «Au moment d’enregis- trer, l’an dernier, la mort a frappé beaucoup de nos proches. Mon père est décédé âgé, mais des amis sont morts jeunes, de maladie. Le disque ne respire pas la tristesse pour autant, nous étions heureux de faire de la musique, de nous convaincre que la vie n’est pas absurde.» Mais d’une mélancolie raffinée.

Tindersticks

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24heures | Samedi-dimanche 10-11 mars 2012 33

LespleendesTindersticksa survécuauXXesiècleLe groupe anglais culte sort son 9e album et sera en concert jeudi prochain à Pully. Coup de fil

Boris Senff

Oasis, Blur, Pulp, TheStone Roses… Les gloi-res britanniques de lapop des années 1990sont presque toutesanéanties, en coma arti-

ficiel ou en «revival» prématuré. La classedes Tindersticks était déjà surannée il y avingt ans, mais les Anglais persistent etpublient The Something Rain: un 9e al-bum studio qu’ils viennent défendre surscène à l’Octogone de Pully la semaineprochaine. «Nous n’étions déjà plus trèsjeunes quand est sorti notre premier dis-que. J’avais 28 ans, se souvient le clavierdu groupe, David Boulter, joint au télé-phone. C’est peut-être ce qui nous a per-mis de durer. Nous n’étions pas des ga-mins qui cherchaient à devenir célèbres,mais juste des gars qui essayaient de jouerla musique qu’ils aimaient.»

Mieux valait en effet garder la tête surles épaules quand votre premier album,Tindersticks, en 1993, se voyait décerner letitre d’album de l’année par le Melody Ma-ker… Avec leurs costumes anciens et leurschaussures cirées, ces dandys de Notting-ham, emmenés par la voix de basse, suaveet traînante, de Stuart Staples, habillaientavec élégance leur musique mélancoliqueet acoustique. Comme si Lord Byron pre-nait le train de la new wave en marche.«L’époque était à Nirvana, aux jeans et auxT-shirts troués, poursuit le musicien. Nousvoulions quelque chose de différent, jouersur l’image. Et cela nous donnait aussi l’al-lure d’un gang, ce qui n’était pas pournous déplaire.»

Le gang dissoluLe gang en question a pourtant failli sedissoudre. D’abord dans l’alcool: «La plu-part des gens se défoulent le vendredi soir.Pour nous, en tournée, c’était chaque soirvendredi… Avec le temps, jouer aux poè-tes romantiques peut devenir dangereux,cela peut même vous tuer», grimace DavidBoulter. Si les Tindersticks ont un titreintitulé Dying Slowly («Mourir lente-ment»), ils ont encore ralenti le tempo,une de leurs spécialités. «Il a fallu s’arrê-ter. Mais, au-delà de la mythologie desbars londoniens enfumés, notre musiquevient plus du café et de la concentration.»

Après des concerts avec orchestre (lelive The Bloomsbury Theatre 12.3.95), lasignature de bandes originales pour lesfilms de Claire Denis, un duo avec IsabellaRossellini, l’utilisation de leur titre TinyTears dans la première saison des So-

prano, les Tindersticks font même entrerla lumière, laissant filtrer de la soul dansleur musique de doux spleenétiques (Sim-ple Pleasure, 1999). «En tant que gamins,nous en écoutions à la radio, à la TV etavec nos sœurs. Mais après le punk, onl’avait un peu oubliée. Nous avions sortitrois gros albums et, après Curtains, onvoulait retrouver de la simplicité, durythme.» Cette belle éclaircie ne dure pas.

Dès 2005, Stuart Staples se lance en solo.Son deuxième album s’intitule LeavingSongs («Chansons de départ»). «C’étaitune période difficile, dramatique, témoi-gne David Boulter. Je jouais avec lui surses projets, mais la fin se précisait.» Tantpis pour la légende rock, mais le batteurréfute les problèmes relationnels entre lesmembres. «Il manquait quelque chose.On était dans la même pièce, mais la musi-

que qui sortait n’était pas intéressante.L’ennui s’installait.» Trois membres s’envont, d’autres arrivent. «Ils me manquenttoujours, mais c’était peut-être un malnécessaire. Comme la fin d’un mariage.»

Depuis, le film des Tindersticks conti-nue, déroulant ses poudreuses nuancesde noir et de blanc. «Le cinéma, les ban-des-son nous influencent. En cherchantl’émotion, on exprime quelque chose de

l’histoire, du film. Et c’est peut-être pourça que l’on est devenus populaires enEurope: le public peut se projeter dans lamusique même sans comprendre les pa-roles.»

Pully, OctogoneJeudi 15 mars (20 h 30)Rens.: 021 721 36 20www.theatre-octogone.ch

Les Tindersticks et leur crooning de velours sombre seront jeudi à Pully. Un concert événement.RICHARD DUMAS/TBA AG

The SomethingRainTindersticksCity Slang(distr. TBA)

L’album

La mort leur vasi bien«Nous n’avons jamais visé deschangements massifs. A chaquealbum, nous cherchons à améliorerle précédent.» David Boulter joueles modestes avec les accents dela sincérité. Mais à l’écoute deThe Something Rain et de ses doucesspirales envoûtées par le chanteurStuart Staples, l’impression est derevenir à une période où les texturessonores et la dramaturgie vocale desAnglais trônaient en majesté. «Oncherchait de nouveaux sons, pas dansde nouveaux instruments, mais dansdes boîtes à rythme, des claviers, del’électronique. La base de l’albumn’est pas acoustique.» L’électroniquese fait discrète, cela sonne toujourscomme du Tindersticks.

Dans ses volutes embaumées etses ellipses lunaires se cache pourtantla douleur. «Au moment d’enregis-trer, l’an dernier, la mort a frappébeaucoup de nos proches. Mon pèreest décédé âgé, mais des amis sontmorts jeunes, de maladie. Le disquene respire pas la tristesse pour autant,nous étions heureuxde faire de la musique, de nousconvaincre que la vie n’est pasabsurde.» Mais d’une mélancolieraffinée.