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TITRE VI LES MECANISMES PREFERENTIELS CHAPITRE I er – LA CLAUSE DE RESERVE DE PROPRIETE SECTION 1 RAPPEL DES PRINCIPES GENERAUX REGISSANT LA CLAUSE DE RESERVE DE PROPRIETE A. Qualification juridique générale § 1. Première analyse proposée : s’agit-il d’un transfert conditionnel de propriété ? 1. Une ancienne controverse a longtemps agité la doctrine des pays européens continentaux au sujet de la qualification à reconnaître à la clause de réserve de propriété. Une thèse souvent défendue consistait à considérer que l'obligation du vendeur de transférer la propriété du bien vendu à l'acheteur se trouve soumise à la condition suspensive du paiement intégral du prix de ce bien 1 . Cette analyse semble actuellement être retenue par l'avant-projet de convention d'unidroit relative aux garanties internationales portant sur des matériels d'équipement mobiles 2 . 2. Selon une autre thèse, la clause de réserve de propriété s'identifierait à une condition résolutoire modalisant le transfert de propriété du bien, destiné à revenir dans le patrimoine du vendeur en cas de non paiement du prix à son échéance 3 . Cette analyse, qui correspond mal à l'intention des parties, est largement abandonnée 4 . 1 Voir notamment PONCEBLANC et MONOD, « La clause de réserve de propriété ou l'émergence des garanties "frustes" sur les garanties réelles », G.P., Doct. 1992, pp. 594-598, spéc. p. 597. 2 Voir FOËX, « A propos du transfert sous réserve de propriété dans l'avant-projet de convention d'unidroit relative aux garanties internationales portant sur des matériels d'équipement mobiles » in La transmission du patrimoine, Contributions en l'honneur de Paul-Henri Steinauer, 1998 , pp. 117-134. 3 BÜHLER, p. 187. 4 Pour un exposé plus détaillé des différentes thèses défendues en la matière, voir Heenen « Les garanties du vendeur de meubles et leurs avatars », note sous Cass., 18 novembre 1971, R.C.J.B.

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TITRE VI

LES MECANISMES PREFERENTIELS CHAPITRE Ier – LA CLAUSE DE RESERVE DE PROPRIETE SECTION 1 – RAPPEL DES PRINCIPES GENERAUX REGISSANT LA CLAUSE DE

RESERVE DE PROPRIETE A. Qualification juridique générale § 1. Première analyse proposée : s’agit-il d’un transfert conditionnel

de propriété ? 1. Une ancienne controverse a longtemps agité la doctrine des pays européens continentaux au sujet de la qualification à reconnaître à la clause de réserve de propriété. Une thèse souvent défendue consistait à considérer que l'obligation du vendeur de transférer la propriété du bien vendu à l'acheteur se trouve soumise à la condition suspensive du paiement intégral du prix de ce bien1. Cette analyse semble actuellement être retenue par l'avant-projet de convention d'unidroit relative aux garanties internationales portant sur des matériels d'équipement mobiles2. 2. Selon une autre thèse, la clause de réserve de propriété s'identifierait à une condition résolutoire modalisant le transfert de propriété du bien, destiné à revenir dans le patrimoine du vendeur en cas de non paiement du prix à son échéance3. Cette analyse, qui correspond mal à l'intention des parties, est largement abandonnée4. 1 Voir notamment PONCEBLANC et MONOD, « La clause de réserve de propriété ou l'émergence des garanties "frustes" sur les garanties réelles », G.P., Doct. 1992, pp. 594-598, spéc. p. 597. 2 Voir FOËX, « A propos du transfert sous réserve de propriété dans l'avant-projet de convention d'unidroit relative aux garanties internationales portant sur des matériels d'équipement mobiles » in La transmission du patrimoine, Contributions en l'honneur de Paul-Henri Steinauer, 1998 , pp. 117-134. 3 BÜHLER, p. 187. 4 Pour un exposé plus détaillé des différentes thèses défendues en la matière, voir Heenen « Les garanties du vendeur de meubles et leurs avatars », note sous Cass., 18 novembre 1971, R.C.J.B.

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§ 2. Le transfert de propriété à terme 3. Désormais, la plupart des auteurs considèrent que l'obligation du vendeur de transférer la propriété du bien se trouve affectée d'un terme suspensif, plutôt que d'une condition suspensive5. Le moment auquel l'exécution de cette obligation est requise peut, en effet, être conventionnellement retardé et dissocié de la mise en jouissance du bien au profit de l'acheteur jusqu'à se confondre avec le moment du paiement complet du prix. Or, le paiement complet du prix n'est pas une condition car il ne s'agit nullement d'un événement incertain extérieur au contrat de vente, mais il s'agit au contraire d'une obligation essentielle de ce contrat, présentant le degré de certitude que requiert toute obligation valablement contractée. Avant l'échéance du terme, l'acheteur n'est donc que le détenteur du bien. Ce titre de détention sera interverti en un titre de possession au moment du transfert de propriété6. 4. Certes, l'acheteur n'est pas privé en pratique du droit de revendre la chose dont il n'est pourtant que le détenteur. Sur ce point également, la convention des parties peut lui conférer valablement une autorisation de revendre à un tiers7. La vente de la chose d'autrui n'est en effet pas nulle en soi; l'annulation peut certes en être demandée, mais exclusivement par l'exercice d'une action en nullité relative, appartenant à l'acheteur du bien uniquement. Or, en pratique, ce dernier, protégé par l'application de l'article 2279 du Code civil, ne sera nullement enclin à agir en ce sens. B. Conditions de validité de la clause de réserve de propriété

1973, pp. 5 et ss.; SCHREUDER, « La protection juridique du vendeur non payé d'effets mobiliers », Ann. Fac. Dr. Liège 1979, pp. 13 et ss.; COPPENS et T'KINT, « La clause résolutoire et la clause de réserve de propriété dans le contrat de vente », R.R.D., 1979, p. 887; FORIERS, « Observations sur la loi française du 12 mai 1980 et la clause de réserve de propriété en droit français » in Entreprendre, Ch. Comm. Bxl 1981, pp. 31 et ss., STRANART, Les sûretés commerciales, Recyclage Saint Louis 1983, pp. 41 et ss., "De zekerheden" in Van Gerven, Beginselen van Belgische privaatrecht, t. XIII, Decl. I, vol. B; VAN COMPERNOLLE, « Les sûretés réelles traditionnelles en droit belge » in Les sûretés, Feduci 1984, p. 106; MOREAU-MARGREVE, « Les sûretés » in Chronique de droit à l'usage du Palais, pp. 148 et ss. 5 Voir notamment DIRIX, « Eigendomsvoorbehoud », R.W. 1997-1998, p. 481; GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, p. 248, n° 360; voir les motifs de Cass., 9 février 1933, Pas. 1933, I, 103. 6 GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, p. 249, n° 360. 7 DIRIX, "Eigendomsvoorbehoud", R.W. 1997-1978, p. 481.

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§ 1. Application du droit commun 5. Dans les relations entre les parties contractantes, l'insertion dans la convention de vente d'une clause de réserve de propriété n'est soumise à aucune formalité particulière. C'est le droit commun de la formation des contrats et de la preuve de leur existence, comportant, comme l'on sait, une distinction fondamentale entre le régime de la preuve écrite en matière civile, et celui de la preuve libre en matière commerciale, qui trouve à s'appliquer. Rien de dérogatoire n'est donc requis, en ce qui concerne la clause de réserve de propriété, par rapport à ce régime général. § 2. Contentieux fréquent 6. Sous l'angle de la validité de la clause de réserve de propriété, un contentieux important s'est pourtant développé, surtout en France, en matière commerciale, portant sur la question de savoir si l'acheteur a effectivement donné son consentement sur la clause, en particulier en cas de contradiction quant au transfert de propriété, entre les conditions générales du vendeur et celles de l'acheteur. 7. Le principe est, encore une fois, conformément au droit commun de l'interprétation des contrats, qu'il revient au juge de rechercher et d'apprécier en fait si la volonté de l'acheteur de consentir à la réserve de propriété au profit du vendeur a été certaine, fût-elle même tacite, et non équivoque8, ce qu'il revient au vendeur de prouver. 8. Ainsi, il a été décidé, par exemple, que :

- l'acheteur qui a signé un bon de commande au bas duquel figure en petits caractères une clause de réserve de propriété et qui a reçu une facture du prix de vente comportant une réitération de la clause, n'a pas accepté celle-ci9 ;

- la clause de réserve de propriété, dont rien ne prouve qu'elle figurait au

recto des bons de commande, mais qui figure en caractères peu lisibles dans les conditions générales reproduites au verso des confirmations de

8 Voir notamment CHARVERIAT et MARTIN, Défaillances d'entreprises - Régime juridique des procédures collectives, Ed. F. Lefebvre, 1994, p. 337, n° 1083. 9 Cass. fr., Comm., 23 janvier 1990, BRDA 1990/6, p. 22.

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commandes, ne peut être considérée comme ayant été acceptée par l'acheteur10.

En revanche, il a été admis que lorsque des conditions générales de vente au détail portent expressément et lisiblement sur un document signé par l'acheteur, que « toutes les marchandises vendues restent la propriété de la société jusqu'au complet paiement du prix », la clause de réserve de propriété a bien été acceptée par l'acheteur11. 9. Dans le cas spécifique de la contradiction patente entre les conditions générales de vente (prévoyant une clause de réserve de propriété) et les conditions générales d'achat (en excluant l'application), la jurisprudence s'était fixée en ce sens que l'acceptation de l'acheteur doit être considérée comme inexistante12. Par la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, le législateur français a fait insérer dans la loi relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises, une disposition prévoyant que "Nonobstant toute clause contraire, la clause de réserve de propriété est opposable à l'acheteur et aux autres créanciers, à moins que les parties n'aient convenu par écrit de l'écarter ou de la modifier". Désormais, pour obtenir que la clause de réserve de propriété soit écartée, en cas de contradiction sur ce point entre les conditions générales d'achat et les conditions générales de vente, il faut que l'acheteur fasse insérer dans la convention avec son fournisseur une stipulation spécifique emportant renonciation expresse à la clause. 10. Le droit belge ne connaissant pas cette disposition spéciale, le droit commun de l'interprétation des contrats et de la preuve exposé plus haut reste entièrement d'application. Aussi, la Cour d’appel de Mons décide-t-elle, dans un arrêt du 12 décembre 2002, que l’établissement par écrit d’une clause de réserve de propriété requiert l’acceptation expresse du débiteur. La signature par celui-ci d’un bon de livraison où figure la clause vaut acceptation expresse13. Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel de Liège

10 Rouen, 20 décembre 1995, R.J.D.A. 1996/5, n° 701, somm.; voir encore dans le même sens Cass. fr., Comm., 3 novembre 1992, D., somm. 1993, p. 287; Cass. fr., Comm., 6 mars 1990, G.-P. Panor, 1990, p. 142. 11 Trib. Comm., Paris 5 avril 1994, G.P. somm. 1994, p. 470; Cass. fr., Comm., 10 décembre 1991, G.P. Panor, 1992, pp. 190-191; Cass. fr., Comm., 3 janvier 1995, G.P. Panor, 1996, p. 21. 12 Voir notamment : Cass. fr., Comm., 3 décembre 1996, G.P., 1996, p. 1467, D.I.R., 1997, p. 31; Cass. fr., Comm., 11 juillet 1995, 3 espèces; D. somm. 1996, pp. 212-213; Cass. fr., Comm., 12 juillet 1994, D. somm. 1996, p. 212; Cass. fr., Comm., 25 octobre 1994, D. somm., 1996, p. 212; Cass. fr., Comm., 11 mai 1993, G.P. Panor 1994, p. 78; Cass. fr., Comm., 10 décembre 1991, D. somm. 1993, p. 287; Paris 20 juin 1990, G.P. 1991, pp. 206-208, note GALLET. 13 J.L.M.B., 2004, p. 52.

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estime que lorsque la clause de réserve de propriété est stipulée dans un contrat-cadre ou dans les conditions générales de vente du vendeur, son efficacité dépend de la confirmation explicite et expresse de son acceptation par l’acheteur14. C’est dans le même sens que se prononcent les juridictions de premier degré. Un jugement du tribunal de commerce de Dinant du 11 avril 2000 énonce que peut produire ses effets la clause de réserve de propriété insérée dans des conditions générales reproduites sur les bons de livraison, signés par la société future faillite15. Un jugement du tribunal de commerce de Charleroi du 17 octobre 2001 indique que la clause de réserve de propriété ne peut produire ses effets que si l’écrit qui la constate a été explicitement accepté par l’acheteur16. En revanche, l’effet de la clause est rejeté, estime le tribunal de commerce d’Anvers, lorsqu’elle figure dans des conditions générales qui n’ont pas été portées à la connaissance de l’acheteur17. C. Conditions d'opposabilité aux tiers de la clause de réserve

de propriété § 1. Les arrêts de la Cour de cassation du 9 février 1933 11. L'on sait que dans deux arrêts de principe rendus le 9 février 193318, la Cour de cassation s'était prononcée en défaveur de l'opposabilité de la clause de réserve de propriété à la masse des créanciers de l'acheteur en faillite. Il n'est pas inutile de rappeler la portée de ces décisions, fondatrices de l'enseignement constant de la Cour suprême par la suite. Dans la première affaire (Loicq c. s.a. La Nationale Caisse Enregistreuse), une société avait vendu et livré à un commerçant une caisse enregistreuse, dont le prix devait être payé en douze mensualités. En vertu d'une clause spéciale du contrat, le vendeur se réservait la propriété du bien jusqu'au paiement de la dernière mensualité. Lorsque l'acheteur fut déclaré en faillite, un seul paiement avait été effectué. Le vendeur assigna le curateur en vue d'obtenir la restitution du bien, resté en la possession du failli. 12. Dans la seconde affaire (Van Ommeslaghe q.q. c. Société Banque Automobile de Belgique), un bien avait également été vendu et livré à un commerçant dans les mêmes conditions : le paiement du prix était échelonné en plusieurs mensualités, la propriété ne

14 J.T., 2001, p. 839, note ; R.R.D., 2002, p. 76, note. 15 R.D.C.B., 2000, p. 447. 16 R.R.D., 2001, p. 430. 17 R.W., 2002-2003, p. 191. 18 Pas., 1933, I, 103.

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devant être transférée à l'acheteur qu'au moment du paiement total. Dans ce cas également, la faillite de l'acheteur avait été prononcée avant que le prix ne fût entièrement payé. En outre, une clause supplémentaire prévoyait qu'à défaut de paiement d'une seule mensualité, le solde du prix serait immédiatement exigible, ou le vendeur se trouverait en droit de reprendre la chose, sans aucune formalité judiciaire. 13. Dans ces deux affaires, les juges du fond avaient fait droit aux prétentions du vendeur. Le premier arrêt se fondait sur le motif – erroné – que la vente avait été conclue sous condition suspensive; le second arrêt sur le motif que le vendeur ayant conservé la propriété de l'objet aurait naturellement le droit d'exercer, malgré la faillite, une action en revendication. 14. La Cour de cassation, par les deux arrêts précités, casse les décisions d'appel aux motifs que : "[…] la clause par laquelle les parties conviennent de retarder le transfert de la propriété n'a rien d'illicite; qu'elles sont libres de subordonner ce transfert à l'arrivée d'un terme; que, toutefois, cette clause, valable entre les parties contractantes, n'est pas opposable aux créanciers de l'acheteur en concours avec le vendeur d'effets mobiliers lorsque l'acheteur a été mis en possession de la chose vendue; qu'en effet, l'article 20, 5°, de la loi hypothécaire du 16 décembre 1851 détermine quels sont les droits du vendeur d'effets mobiliers en concours avec les créanciers de l'acheteur; que par cette disposition, le législateur accorde au vendeur d'effets mobiliers non payés qui s'est dessaisi de la possession de la chose vendue au profit de l'acheteur, un privilège sur le prix de cette chose; que le droit de revendication que possédaient antérieurement au Code civil, les vendeurs d'effets mobiliers n'est maintenu qu'en faveur du vendeur sans terme, et, encore, à la condition que la revendication soit faite dans la huitaine; que l'action résolutoire doit être formée dans le même délai; qu'en limitant à ce court délai l'exercice de l'action en revendication et de l'action en résolution, la loi a voulu sauvegarder les intérêts des créanciers chirographaires qui, trouvant l'objet vendu en possession de l'acheteur, étaient en droit de le considérer comme faisant partie de leur gage; que l'article 20 précité est d'ordre public, en tant qu'il règle les rapports entre le vendeur et les créanciers de l'acheteur; qu'il n'appartient pas, dès lors, aux parties de déroger par des conventions spéciales aux règles qu'il établit sur ce point; que notamment elles ne peuvent, par la clause de réserve de propriété, rétablir le droit de revendication que cette disposition légale n'a laissé subsister que dans les limites rigoureuses qu'elle précise, et, en remplacement duquel elle a créé le privilège du vendeur; que lorsqu'il se trouve en concours avec les créanciers de l'acheteur et que la chose vendue est en possession de celui-ci, le vendeur d'objets mobiliers non payés n'est donc jamais fondé, pour revendiquer en dehors du cas prévu par la loi, à se prévaloir de la clause de réserve de propriété; que, partant, il ne peut davantage exercer la revendication vis-à-vis du curateur de la faillite de l'acheteur". Ces motifs faisaient écho aux conclusions précédant l'arrêt, prises par M. le procureur général Leclercq quant aux effets d'une clause de réserve de propriété. Selon l'éminent

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magistrat, dès la livraison de la chose, celle-ci rejoint le gage commun de l'acheteur, en vertu du principe "fondamental et d'ordre public, en matière mobilière […] que le possesseur d'un effet mobilier, qu'il faut avoir soin de ne pas confondre avec le simple détenteur, est pour les tiers le propriétaire (article 2279 du Code civil) […]; de là, cette conséquence : en principe, tous les effets mobiliers, en possession d'un débiteur, sont le gage de ses créanciers. Si donc le vendeur d'un effet mobilier a, avant de recevoir le paiement, mis l'acheteur en possession de l'objet vendu, cet effet en possession de l'acheteur sera, d'ordre public, le gage des créanciers de l'acheteur"19. Cet enseignement fut, à la suite de ces arrêts, constamment repris par la Cour de cassation, notamment dans un arrêt du 27 mars 195220 et un arrêt du 22 septembre 1994, qui précise que l'invocation de la réserve de propriété, en tant qu'acte unilatéral réceptice doit être reçu par l'acheteur avant sa faillite, pour produire ses effets21; il fut suivi par les juridictions de fond22, certaines d'entre elles précisant à juste titre que cette invocation ne doit pas résulter nécessairement d'une citation en justice, pourvu que la revendication soit claire23. 16. L'analyse proposée par la Cour suprême soulevait toutefois depuis longtemps de nombreuses questions. Ne fallait-il pas plutôt reconnaître que l'acheteur qui jouit de la chose livrée avant l'échéance du terme assigné au transfert de la propriété, en tant que détenteur, est privé de la protection conférée par l'article 2279 du Code civil? Ne serait-ce pas pour cette raison que cette chose échappe au gage commun de l'acheteur et, en conséquence, à la saisie collective qu'entraîne la faillite? La livraison n'est-elle, dans ce cas, non pas la publicité du transfert du droit de propriété, mais seulement l'exécution d'une obligation personnelle résultant de ce que, en vendant avec clause de réserve de propriété, le vendeur consent à accorder la jouissance du bien

19 Pas., 1933, I, p. 117. 20 Cass., 27 mars 1952, Pas., I, p. 475, avec les conclusions de M. le procureur général, alors avocat général, HAYOIT DE TERMICOURT. 21 J.T., 1995, p. 237, J.L.M.B., 1995, p. 124, note J. CAEYMAEX, R.W., 1994-1995, p. 1264, note E. DIRIX ; T. Not., 1995, 572, obs. BOUCHAERT. 22 P. COPPENS et FR. T'KINT, « Examen de jurisprudence - La faillite, les concordats et les privilèges », R.C.J.B., 1991, 521; Liège, 12 décembre 1989, J.L.M.B., 1990, II, pp. 1089 à 1094. 23 Comm. Mons, 5 février 1990, R.R.D., 1990, pp. 215 à 227, note L.D.; Comm. Nivelles, 8 mai 1989, R.D.C.B., 1989, p. 955; Comp. Liège, 14 juin 1988, J.L.M.B., 1988, p. 1115; Comm. Bruges, 21 septembre 1989, R.W., 1989-1990, p. 474; Liège, 28 juin 1991, R.D.C.B., 1992, pp. 301-302; Bruxelles, 3 janvier 1990, J.T., 1990, pp. 471-472.

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à l'acheteur, avant le transfert du droit réel, affecté d'un terme suspensif et livre le bien afin de se soumettre à l'obligation qu'il a ainsi souscrite envers son cocontractant24 ? Est-il crédible de fonder l'inopposabilité d'une telle clause, par dérogation au droit commun de l'effet externe des conventions (en l'occurrence, la convention ne transférant à l'acheteur dans un premier temps que la détention du bien), sur la nécessité de sanctionner le crédit apparemment créé, lorsque fort peu de biens utilisés dans l'entreprise, à l'époque actuelle, appartiennent à l'entrepreneur, en raison du développement de diverses formes de leasing, de renting ou de crédit-bail25 ? Enfin, la Belgique pouvait-elle maintenir cette position, alors que la plupart des autres pays européens avaient admis l'opposabilité aux tiers de la clause de réserve de propriété26 ? Divers projets ou propositions de loi furent dès lors déposés pour tenter de remédier à cette situation27. Aucun n'aboutit, avant l'insertion, dans la loi sur les faillites de l'article 101 examiné ci-dessous. § 2. L’article 101 de la loi sur les faillites 17. Schématiquement, cet article 101 prévoit :

- l'efficacité de la clause de réserve de propriété portant sur des biens meubles; on en revient donc au principe normal de l'opposabilité des effets externes du contrat de vente ne transférant à l'acheteur que la détention du bien;

- une formalité est toutefois indispensable : la clause doit avoir été établie par

écrit au plus tard au moment de la délivrance des biens;

24 GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, Bruylant, 1992, n° 360. 25 P. VAN OMMESLAGHE, « Les sûretés nouvelles issues de la pratique - Développements récents », in Le droit des sûretés, Ed. du Jeune Barreau, Bruxelles, 1992, p. 381; J. HEENEN, « Les garanties du vendeur de meubles et leurs avatars », R.C.J.B., 1973, p. 9. 26 P. VAN OMMESLAGHE, op. cit., p. 382. 27 Voy. par exemple : projets n° 930, Doc. parl., Ch. repr., sess. 1983-1984 et n° 751, Doc. parl., Sén., sess. 1984-1985.

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- le bien doit se retrouver en nature chez le débiteur, ce qui exclut les systèmes admis, par exemple, en Allemagne, qui permettent de reporter les effets de la clause sur un bien transformé ou sur des biens issus de la transformation ou comprenant le bien affecté à la réserve ou encore, selon certains, sur le prix du bien ou la créance du prix en cas de revente ;

- le bien ne peut être devenu immeuble par incorporation; - la revendication doit être exercée, de manière informelle, avant la clôture

du procès-verbal de vérification des créances; - le curateur peut écarter la revendication, dans l'intérêt de la masse, avec

l'autorisation du juge-commissaire, en payant le prix convenu, à l'exclusion des intérêts et des pénalités qui restent le cas échéant des dettes dans la masse (article 108 alinéa 2 de la loi sur les faillites).

18. Insérée dans la loi sur les faillites, l'admission de l'opposabilité de la réserve de propriété pourrait être considérée comme étant limitée à ces procédures, et non aux autres cas de concours, telles la liquidation, la saisie28 ou le règlement collectif de dettes29. L'analyse inverse pourrait toutefois également être soutenue : le principe étant, en effet, que les conventions produisent leur effet externe sans formalité particulière, les conditions assignées par l'article 101 de la loi sur les faillites, dérogatoires au droit commun, seraient pour cette raison d'interprétation restrictive. En conséquence, la clause serait, selon ce raisonnement, opposable aux tiers sans formalité (mais sous réserve de l'application des règles de preuve) dans le cadre de voies d'exécution autres que la faillite, mais dans le cadre de la faillite (et seulement dans ce cas), l'opposabilité serait soumise à la satisfaction de l'exigence d'un écrit30. Dans une note déposée en commission lors de la discussion de l'article 101 de la loi sur les faillites, le Ministre a exposé que « La réglementation proposée se situe dans le contexte des faillites et du concordat mais est muette quant aux autres formes de concours. On s'attend à ce que la pratique du droit évolue à la lumière de la réglementation élaborée dans le projet de loi sur les faillites »31. Rappelons que dans le cadre d'un concordat judiciaire qui, pour de nombreux auteurs, 28 En ce sens, T'KINT et DE RIJCKE, « Incidence de la nouvelle législation relative à la faillite et au concordat judiciaire sur le droit des sûretés » in Le droit des sûretés, CUP, novembre 1997, p. 122, n° 36. 29 Civ. Arlon, 26 avril 2000, Ann. Jur. cr. 2000, p. 379 ; Civ. Bruxelles, 9 avril 2001, Ann. Jur. Cr., 2001, p.474. 30 En ce sens : GREGOIRE, « Le sort des créanciers » in Gérard, Windey et Grégoire, Le concordat judiciaire et la faillite, Larcier 1998, n° 198. 31 Doc. 329/17, pp. 157 à 159; ZENNER, Dépistage, faillites et concordats, Larcier, 1998, n° 598.

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ne constituent pas un cas de concours32, l'invocation de la clause de réserve de propriété est interdite pendant la période d'observation (article 21 § 1er alinéa 2 relative au concordat judiciaire) et ne confère qu'un droit de veto limité au sein de l'assemblée des créanciers réunie pour voter sur le plan (article 30 alinéa 1° de la loi relative du concordat judiciaire). Les règles applicables au concordat judiciaire sont donc, pour la question qui nous occupe, totalement différentes de celles exposées ici et spécifiques à cette procédure. D. Conditions de la mise en œuvre de la clause de réserve de

propriété § 1. Comparaison avec le droit français 19. Pour la rédaction de l’article 101 de la loi sur les faillites, le législateur belge s’est assurément inspiré de l'article 121 de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relatif au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises, énonçant que "Peuvent être revendiquées, à condition qu'elles se retrouvent en nature, les marchandises consignées au débiteur, soit à titre de dépôt, soit pour être vendues pour le compte du propriétaire. Peuvent également être revendiquées les marchandises si elles se retrouvent en nature, vendues avec une clause subordonnant le transfert de propriété au paiement intégral du prix lorsque cette clause a été convenue entre les parties dans un écrit établi, au plus tard, au moment de la livraison. Toutefois, il n'y a pas lieu à revendication si le prix est payé immédiatement ou, au plus tard, à l'issue de la période d'observation initiale, suivant le délai fixé par le juge-commissaire, l'administrateur étant tenu de garantir le paiement du prix. Nonobstant toute clause contraire, la clause de réserve de propriété est opposable à l'acheteur et aux autres créanciers, à moins que les parties n'aient convenu par écrit de l'écarter ou de la modifier". La jurisprudence française recèle donc un enseignement précieux pour résoudre toutes les questions que pourrait soulever la mise en œuvre d’une clause de réserve de propriété.

32 Voir GREGOIRE, « Le sort des créanciers » in Gérard, Windey et Grégoire, Le concordat judiciaire et la faillite, Larcier 1998, pp. 173-175; VEROUGSTRAETE, Manuel de la faillite et du concordat, Kluwer 1998, p. 90; VAN BUGGENHOUT, « Gerechtelijk akkoord en samenloop », R.D.C.B. 1999, p. 157; comp. TISON, « Depistage en gerechtelijke akkoord na de wet van 17 juli 1997 », R.W. 1997-1998, p. 421; n° 91 et POELMANS, « Le concordat et le concours après la loi du 17 juillet 1997 », R.D.C.B. 1999, p. 144.

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20. La première règle apparaissant clairement, à l'analyse des décisions rendues sur la question examinée, porte sur le fardeau de la preuve. Incontestablement, il revient au vendeur de prouver l'existence en nature de biens chez le débiteur, ainsi que l'identité entre ceux-ci et les marchandises vendues. C'est donc l'opération d'identification des choses couvertes par la clause de réserve de propriété qui incombe au vendeur, éventuellement par le recours à l'établissement d'un inventaire33. 21. Lorsque les parties sont en relations d'affaires suivies, le vendeur ne saurait efficacement se prévaloir d'une clause de réserve de propriété élargissant la garantie à toutes marchandises livrées à l'acheteur et retrouvées entre ses mains lors de l'ouverture de la procédure collective. Il n'est donc pas possible de créer conventionnellement une présomption d'identité des marchandises se trouvant entre les mains de l'acheteur au moment où éclate son état d'insolvabilité et celles livrées antérieurement par le vendeur. « Il s'ensuit », déclare la Cour de cassation de France, « que lorsque des ventes successives de marchandises identiques ont été conclues entre les mêmes parties et que l'acheteur est mis en règlement judiciaire ou en liquidation de biens sans avoir réglé la totalité des sommes dues au vendeur, la revendication exercée par celui-ci ne peut être accueillie que s'il est établi que les fournitures retrouvées en possession du débiteur sont celles dont il n'a pas réglé le prix et non celles qui ont déjà été payées ». La Cour considère que c'est en raison du caractère d'ordre public de la règle précitée qu'aucune dérogation n'y est autorisée34. En réalité, c'est davantage parce que l'identité entre les marchandises livrées non payées et celles restant en la détention de l'acheteur constitue un pur fait, conditionnant la mise en œuvre de la clause de réserve de propriété, et que les parties ne peuvent, par contrat, faire mentir la réalité, sans risquer la requalification de leur contrat par le juge35. 22. Une fois démontrée, l'identité entre les marchandises livrées non payées et celles restant en la détention de l'acheteur, encore faut-il que la condition de l'existence en nature soit remplie. A cet égard, la jurisprudence admet qu'une marchandise existe en nature dès lors que « l'éventuelle transformation ou conditionnement (effectués par l'acheteur) n'a pas modifié l'ensemble des caractères et des propriétés desdites marchandises »36. Ainsi, la

33 Cass. fr., Comm., 23 octobre 1990, G.P. Panor, 1991, p. 95; Cass. fr., Comm., 7 novembre 1989, G.P. Panor 1990, p. 12; Cass. fr., Comm., 12 février 1991, G.P. Jur. 1992, pp. 86-88, note B. CRESSARD; Cass. fr. Comm., 9 avril 1991, G.P. Panor 1991, p. 330; D. somm. 1992, p. 94; Cass. fr., Comm., 1er octobre 1991, G.P. Panor 1992, p. 94; Cass. fr. Comm., 15 décembre 1992, D. somm. 1993, p. 288, note; I.T. 1993, p. 25; Cass. fr. Comm., 8 juin 1993, D. I.R. 1993, p. 195; Cass. fr. Comm., 8 juin 1993, G.P. Panor, 1994, p. 78; Cass. fr. Comm., 14 mars 1995, D.I.R. 995, p. 122. 34 Cass. fr. Comm., 9 janvier 1990, G.P. Panor 1990, p. 107, D. somm. 1991, p. 46. 35 Comp. avec le régime des clauses d'unicité de compte : GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, p. 228. 36 Note, D. somm. 1991, p. 47.

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teinture de fil a-t-elle été considérée comme n'entraînant pas la transformation de la matière37; de manière plus surprenante, il a été jugé que des animaux livrés sur pied à un abattoir restent parfaitement identifiables malgré leur abattage, leur dépeçage et leur découpage38 et qu'un moteur restait identifiable et dissociable du navire dans lequel il avait été placé39. En outre, l'usure résultant d'une utilisation normale ne constitue pas une cause de transformation. Le droit de revendication n'exige pas dès lors que les marchandises revendiquées soient demeurées à l'état neuf40. En revanche, ne sont plus susceptibles de revendication : le matériel fixé, après sa livraison, comme partie intégrante d'une ligne de sciage41, les profils porteurs en aluminium destinés à soutenir les dalles d'un faux plafond et formant avec celles-ci un ensemble solidaire et indissociable42, une rotative fixée au sol par un ensemble de boulonnerie, entraînant son incorporation dans un ensemble dont elle n'est plus dissociable et dans lequel elle a perdu son autonomie43, des pinces incorporées dans une chaîne de montage44. 23. Signalons encore que des logiciels, en dépit de leur caractère incorporel, peuvent être revendiqués lorsqu'ils reposent sur un support corporel45. § 2. Transposition en droit belge 24. Rien ne s'oppose à ce que les enseignements qui précèdent soient transposés en droit belge, l'exigence de l'identité des biens existant en nature entre les mains de l'acheteur avec ceux antérieurement vendus sous le couvert de la clause de réserve de propriété étant également prévue à l'article 101 de la loi belge sur les faillites. C’est donc à bon droit qu’un arrêt de la Cour d’appel de Mons du 12 décembre 200246 décide que la clause de réserve de propriété n’a d’effet que pour les biens visés par la clause et qu’elle est inopérante pour d’autres biens précédemment ou ultérieurement livrés ou pour des créances impayées relatives à l’autres livraisons.

37 Cass. fr. Comm., 6 mars 1990, D. somm. 1991, p. 46; Cass. Fr. Comm., 3 avril 1990, G.P. Panor 1990, p. 138. 38 Versailles, 7 juin 1990, D. somm. 1991, p. 46; Cass. fr. Comm., 22 mars 1994, D. somm. 1996, p. 220; G.P. Panor, 1995, p. 26. 39 Cass. fr. Comm., 15 mars 1994, D.I.R. 1994, p. 88. 40 Cass. fr. Comm., 29 janvier 1991, G.P. Panor 1991, p. 297 41 Cass. fr. Comm., 10 juillet 1990, G.P. Panor 1990, p. 190. 42 Paris, 30 avril 1993, D.I.R. 1993, p. 118. 43 Cass. fr. Comm., 12 février 1991, D. somm. 1991, p. 291, note. 44 Cass. fr. Comm., 6 juillet 1993, D.I.R. 1993, p. 182; G.P. Panor 1994, pp. 93-94. 45 Versailles, 30 juin 1994, D.I.R. 1994, p. 216; G.P. 1995, pp. 44-49; PONCEBLANC et MONOD, « La clause de réserve de propriété ou l'émergence des garanties frustes sur les garanties réelles », G.P. 1992, pp. 594 et ss. 46 J.L.M.B., 2004, p. 52.

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25. Ce dernier prévoit en outre qu'à peine de déchéance, l'action en revendication doit être exercée avant la clôture du procès-verbal de vérification des créances. Aucune disposition n'impose au vendeur, désireux d'invoquer la clause de réserve de propriété, d'avoir fait, avant cette invocation, déclaration de sa créance47. Cette garantie ne constitue pas, en effet, un « droit de préférence" au sens de l'article 62 de la loi sur les faillites, selon lequel "Pour participer à une répartition ou pour exercer personnellement un droit de préférence quelconque, les créanciers sont tenus de déposer au greffe du tribunal de commerce la déclaration de leurs créances avec leurs titres, au plus tard le jour indiqué par le jugement déclaratif de faillite (…) ». Il n'est toutefois pas interdit au vendeur de faire déclaration de sa créance avant d'exercer son droit de revendication dans le délai légal. Il aura soin en ce cas de ne pas invoquer le privilège du vendeur, car cette attitude serait exclusive de l'exercice de la clause de réserve de propriété. En effet, comme on l'a vu, l'insertion d'une telle clause dans un contrat de vente affecte d'un terme suspensif l'obligation du vendeur de transférer la propriété du bien vendu. Or, la partie bénéficiaire d'un terme dispose du pouvoir d'y renoncer. Le vendeur peut donc décider unilatéralement de transférer la propriété du bien qu'il s'était conventionnellement réservée, avant l'obtention du complet paiement du prix. Une renonciation de cette sorte se déduirait, sans autre interprétation possible, de la déclaration d'une créance privilégiée sur le fondement de l'article 20, 5° de la loi hypothécaire. Le privilège suppose, en effet, nécessairement la reconnaissance par celui qui l'invoque, que le bien qui en forme l'assiette fasse partie intégrante du patrimoine du débiteur. L'alternative ne souffre dès lors aucun accommodement : le vendeur qui choisit l'invocation du privilège se prive définitivement de la réserve de propriété. En revanche, le revirement inverse n'est pas inconcevable : il est possible, pour le vendeur, après avoir invoqué dans un premier temps, le bénéfice de la clause de réserve de propriété, de se raviser ensuite pour vanter le privilège. Ce faisant, il consentirait simplement à transférer la propriété du bien, avant l'échéance normale du terme. 26. Le choix entre l'une ou l'autre garanties (privilège du vendeur ou réserve de propriété) peut dépendre de divers facteurs. Parmi ceux-ci, relevons essentiellement celui de l'importance des acomptes à restituer, le cas échéant, à la suite de la récupération de la chose vendue. En effet, il peut être jugé abusif pour un vendeur de se prévaloir d’une clause de réserve de propriété, alors qu’au moment de son invocation, une seule mensualité reste impayée par l’acheteur48. Signalons, dans le cadre des avantages comparés du privilège et de la clause de réserve de propriété, que si le premier est soumis au pouvoir du curateur de solliciter du tribunal de commerce la suspension du droit d'exécution individuelle, au-delà de la date de la clôture du procès-verbal de vérification des créances, pour une période d'un an au maximum à compter de

47 VEROUGSTRAETE, Manuel de la faillite et du concordat, p. 462. 48 Mons, 18 octobre 2001, R.D.J.P., 2002, p. 161, note BREWAEYS.

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la déclaration de faillite, la seconde y échappe entièrement au contraire, et ne peut se voir contrarier que par la décision du curateur, avec l'autorisation du juge-commissaire, de payer le prix de la chose revendiquée, à l'exclusion, conformément à l'article 108 de la loi sur les faillites, des intérêts et pénalités, qui le cas échéant, resteront des dettes dans la masse. Sur cet ultime point, le privilège confère – on le comprend – une position plus favorable au vendeur, dès lors que, à concurrence du montant du produit de réalisation, le droit de préférence s'attache, non seulement au principal de la créance de prix, mais également aux intérêts, dans la mesure où ils correspondent à la jouissance du bien dont l'acheteur aurait profité49. 27. Ajoutons toutefois que pour la toute dernière question examinée ci-dessus, le droit français ne peut servir complètement de source de réflexion. Une ancienne jurisprudence décidait, comme le feront vraisemblablement les cours et tribunaux belges, que la déclaration de créance n'est pas une condition de la revendication des marchandises vendues avec une clause de réserve de propriété50. Critiquée en doctrine au motif que la réserve de propriété serait, à l'instar d'une sûreté réelle, une garantie accessoire à la créance, entraînant une impossibilité de dissocier la qualité de propriétaire et celle de créancier, la jurisprudence a accusé un revirement sensible à cet égard, de sorte qu'il est conseillé à présent au vendeur de faire déclaration de sa créance pour pouvoir invoquer le privilège en cas d'échec de la revendication51. Il fut même décidé parfois qu'à défaut pour le vendeur d'avoir déclaré sa créance, l'obligation de l'acheteur de payer le prix a disparu, entraînant par là même, le transfert de propriété à son profit et l'extinction du bénéfice de la réserve de propriété52. Cette analyse rigoriste est non transposable dans notre pays. En droit belge, l'omission de faire déclaration de sa créance n'entraîne pas une déchéance du fond du droit. Le créancier retardataire conserve sa créance et peut encore agir en admission jusqu'à l'assemblée qui clôture la liquidation de la faillite. Certes, sa demande ne peut suspendre les répartitions ordonnées et lui conférer autre chose qu'un droit à un dividende sur l'actif non encore réparti53, mais cette sanction qui se meut exclusivement sur le plan de l'exécution forcée (relatif aux rapports entre les créanciers) et non sur le plan du droit matériel (relatif aux rapports conventionnels noués entre le vendeur et l'acheteur) n'équivaut en rien à une renonciation ou à une remise de la dette de prix au profit de l'acheteur, de nature à emporter l'échéance du terme et, par là même, le transfert de la propriété jusque là réservée.

49 T'KINT, Sûretés et principes généraux du droit de poursuite des créanciers, 2ème éd. p. 237. 50 Cass. fr. Comm., 29 janvier 1991, D. somm. 1993, p. 288. 51 CHAVERIAT et MARTIN, Défaillances d'entreprises, Ed. F. Lefebvre, p. 336. 52 Voir notamment Douai, 21 septembre 1992, Rev. Proc. Coll. 1992, p. 418. 53 VEROUGSTRAETE, Manuel de la faillite et du concordat, p. 381.

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E. Effets de l’invocation de la clause de réserve de propriété § 1. La restitution des acomptes 28. Le triomphe du vendeur dans l'invocation de sa revendication ne règle pas en soi le sort du contrat de vente. Pourtant, tous les effets de celui-ci doivent être résorbés en raison de la restitution du bien revendiqué. L'article 105 de la loi sur les faillites dispose à cet égard que "le revendiquant est tenu de rembourser préalablement à la reprise à la masse, les acomptes par lui reçus, ainsi que toutes avances faites pour fret ou voiture, commissions, assurances ou autres frais, et de payer les sommes qui seraient dues pour les mêmes causes". Sur quel fondement cette restitution repose-t-elle? § 2. La résolution du contrat de vente 29. Il existe des contrats de vente au sein desquels les parties ont pris soin d'assortir l'invocation de la clause de réserve de propriété d'une condition résolutoire expresse. Aucun obstacle en matière de faillite ne s'interpose entre la volonté du vendeur revendiquant de dissoudre automatiquement le contrat de vente, et les effets juridiques de cette résolution. En effet, si la résolution du contrat de vente, à la demande du vendeur, ne peut, en principe, être demandée ou invoquée postérieurement à la survenance d'un concours, c'est en raison de l'effet de saisie qu'emporte la procédure d'exécution forcée collective sur l'ensemble des biens appartenant au débiteur54. Or, la clause de réserve de propriété a provoqué une mise à l'écart juridique du bien vendu, maintenu hors du patrimoine de l'acheteur pendant le cours du terme suspensif engendré par la clause et, pour cette raison, non affecté par l'effet fixateur de la saisie collective. La condition résolutoire expresse peut donc produire tous ses effets sans entrave. 30. Le même raisonnement vaut pour la résolution intervenant, non pas automatiquement à la suite de la réalisation d'une condition expresse, mais en raison de la demande qu'en formule le vendeur postérieurement au jugement déclaratif de faillite, parallèlement à la revendication de son bien. Une fois reconnue, la propriété du vendeur

54 GREGOIRE, « Le sort des créanciers », in Gérard, Windey et Grégoire, Le concordat judiciaire et la faillite, Larcier, 1998, p. 200.

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l'autorise à reprendre son bien et à se dégager des obligations souscrites en vertu du contrat de vente55. Certes, ayant récupéré, grâce à une revendication réussie, la possession de son bien, le vendeur pourrait choisir, non pas la résolution, mais l'invocation de l'exception d'inexécution, totalement identifiée ici au droit de rétention, pour forcer l'acheteur à en payer le prix complet avant d'en recevoir une nouvelle livraison56. Cette hypothèse est théorique en cas de faillite, car si le curateur laisse s'opérer la revendication sans mettre en oeuvre la possibilité que lui offre l'article 108 de la loi sur les faillites de conserver le bien revendiqué, en en payant le prix en principal, c'est qu'il ne considère pas que l'intérêt de la masse requiert l'exécution de l'achat. F. Eléments de droit international privé 31. Selon la jurisprudence traditionnelle, si la validité de la clause de réserve de propriété est soumise à la loi régissant le contrat de vente, puisqu'il s'agit des effets produits par ce dernier entre les parties contractantes, que la question de l'opposabilité de la clause aux tiers devait être déterminée en fonction de la lex concursus, généralement équivalente, au demeurant, à la lex rei sitae57. Toutefois, l’article 119 § 2-1° du Code de droit international privé prévoit désormais, sauf pour les règles spéciales de la période suspecte, l’effet de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité sur les droits réels des tiers portant sur les biens appartenant au débiteur et qui sont situés sur le territoire d’un autre Etat au moment de l’ouverture de la procédure, est régi par le droit applicable à ces droits. 32. Terminons ce rappel des principes généraux régissant la clause de réserve de propriété par l'observation que le droit belge, grâce à l'introduction de l'article 101 de la loi sur les faillites, rejoint à présent l'ensemble des autres droits européens, lesquels reconnaissent depuis longtemps l'opposabilité de la clause de réserve de propriété aux tiers58.

55 Sur ces questions, voir notamment STORCK, « Revendication des marchandises et sort d'un contrat de vente conclu avec une clause de réserve de propriété », Dall. - Chron. 1988, pp. 131-134; Comm. Mons, 5 février 1990, J.T., 1990, pp. 473-474; Comm. Courtrai, 11 septembre 1995, R.D.C.B., 1996, pp. 462-469; Gand, 10 novembre 1994, A.J.T., 1995-1996, pp. 304-307; Cass. Fr. Comm., 5 mars 1996, G.P. Panor 1996, p. 268, D.I.R., p. 89. 56 Comm. Charleroi, 5 mai 1993, J.L.M.B., 1995, p. 158. 57 Comm. Liège, 25 novembre 1988, R.D.C.B., 1990, pp. 809 à 812; Comm. Bruxelles, 22 mars 1988, R.D.C.B., 1989, pp. 631 à 643, note GERARD; Cass. fr. Comm., 8 janvier 1991, D.J., 1991, pp. 276-278, note REMERY; D. somm. 1993, pp. 286-287. 58 CALLENS, “De bescherming van de verkoper van roerende goederen door het eigendomsvoorbehoud - een rechtsvergelijkheid overzicht", Jur. Falc. 1995-1996, pp. 99-112; DEMOURES, « La triple méprise de la clause de réserve de propriété dans une procédure collective - Une parade : un droit de revendication du vendeur impayé dans une procédure collective avec

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SECTION 2. – INTERVENTION D’UN SOUS-ACQUEREUR DU BIEN COUVERT

PAR LA CLAUSE DE RESERVE DE PROPRIETE A. Principes § 1. Compraison avec le droit français 33. Une fois encore, c'est le droit français qui doit servir de point de départ de la réflexion à mener sur les effets, quant aux droits du vendeur initial, de la revente par l'acheteur d'un bien couvert par la clause de réserve de propriété. Il ne peut s'agir toutefois que d'un point de départ, et non d'une source absolue d'inspiration, car les textes applicables sont partiellement différents de ceux que nous connaissons en droit belge. En effet, l'article 122 de la loi française du 25 janvier 1985, dans sa rédaction issue de la loi n° 94-475 du 10 juin 1994, permet au vendeur bénéficiant d'une clause de réserve de propriété, dont le bien a été revendu, de revendiquer le prix ou la partie du prix de revente qui n'a été ni payé par le sous-acquéreur, ni réglé en valeur, ni compensé en compte courant, entre le débiteur et l'acheteur à la date du jugement ouvrant la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire. Aucune disposition comparable n'existe en droit belge en ce qui concerne le vendeur bénéficiant d'une clause de réserve de propriété. Un texte semblable a été introduit uniquement à l'article 103 alinéa 2 de la loi sur les faillites, régissant la consignation de marchandises. 34. Par application de l'article 122 précité, il est décidé de manière constante, tant par les juridictions de fond que par la Cour de cassation française, que par suite de la revente des marchandises en leur état initial par l'acquéreur auquel elles n'ont jamais appartenu, le prix encore dû à celui-ci se trouve subrogé aux marchandises dont le vendeur est demeuré propriétaire, ce dernier est dès lors en droit de revendiquer entre les mains du syndic le prix encore dû, lequel se trouve subrogé, s'il est encore identifiable aux marchandises dont il est resté propriétaire59, étant entendu que les sommes revenant au vendeur ne peuvent dépasser le montant du prix de vente convenu

ou sans réserve de propriété », G.P. 1993, pp. 1337-1342; LOUSSOUARN, « Les conflits de lois en matière de réserve de propriété », Mélanges Roger Houin, D. 1995, pp. 275 et ss. 59 Amiens, 19 mars 1990, G.P. Somm. 1991, p. 42; Cass. fr. Comm., 12 février 1991, G.P. Panor, 1992, p. 90; Paris, 8 juillet 1994, D.I.R., 1994, p. 238; Cass. fr. Comm., 3 janvier 1995, D. Somm. 1996, p. 221; Paris, 19 janvier 1995, D.I.R., 1995, pp. 55-56; Cass. fr. Comm., 11 juillet 1995, D. Somm. 1996, pp. 223-224.

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dans le contrat initial, le vendeur propriétaire ne pouvant revendiquer aucun droit sur le montant représentant la marge bénéficiaire que l'acheteur fait supporter au sous-acquéreur60. 35. Relevons que par le phénomène de la subrogation réelle, les droits du créancier propriétaire sont reportés sur l'indemnité d'assurances en cas de disparition totale ou partielle de la chose vendue61. 36. La même règle s'applique malgré l'intervention d'un jugement ouvrant une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire concernant l'acheteur. Toutefois, si les marchandises ont été vendues, et livrées à des sous-acquéreurs avant le prononcé de ce jugement, mais non encore payées par eux, la revendication peut avoir été accueillie, mais elle porte alors, non pas sur le prix de revente, mais sur la créance du prix dû par les sous-acquéreurs62. Il faut, pour cela, que les marchandises en question se soient retrouvées en leur état initial dans le patrimoine de l'acheteur à la date de la délivrance aux sous-acquéreurs63. 37. Fondés l'un et l'autre sur l'article 122 précité, les deux aspects du report des droits du créancier propriétaire initialement fixés sur la chose livrée, tantôt sur le prix (s'il est encore identifiable) versé à l'acheteur par le sous-acquéreur, tantôt, avant tout versement, sur la créance de prix à l'encontre de ce dernier, reposent en outre, selon la doctrine et la jurisprudence largement dominantes, sur le mécanisme général de la subrogation réelle, dont ledit article 122 ne serait qu'une application particulière64. 38. Le régime applicable est légèrement différent lorsque c'est le gestionnaire de la procédure collective qui procède à la revente des biens couverts par la clause de réserve de propriété. Lorsqu'elle est effectuée dans le cadre du redressement ou de la liquidation, c'est en raison de la reprise du contrat de vente dans l'intérêt des créanciers participant à la

60 Cass. fr. Comm., 15 janvier 1991, D. Somm. 1193, p. 297; G.P. Panor. 1992, p. 25; Cass. fr. Comm., 5 mars 1996; Paris, 11 janvier 1994, D. Somm 1996, p. 222. 61 Cass. fr. Comm., 22 avril 22 avril 1997, p. 120; Cass. fr. Comm. 6 juillet 1993, D. Somm. 1994, p. 81; D.I.R. 1993, p. 211. 62 Cass. fr. Comm., 15 décembre 1992, G.P. Panor. 1993, p. 125; D.I.R. 1995, p. 25. 63 Cass. fr. Comm., 3 janvier 1995, D.I.R. 1995, p. 44; G.P. Panor. 1996, p. 13; Cass. fr. Comm., 14 janvier 1997, D.I.R., 1997, p. 52. 64 Voir notamment PEROCHON « La revendication du prix de revente », D. Aff. 1996, pp. 1402 et ss. - Comp. notre position infra.

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procédure – et non pas à la faveur de la clause de réserve de propriété – que le vendeur initial peut se voir reconnaître le droit d'être payé du prix de revente par préférence65. 39. Les règles dégagées ci-dessus semblent résulter fondamentalement – on l'a vu – de l'application du mécanisme général de la subrogation réelle, qu'il convient de combiner toutefois avec un autre principe essentiel régissant la revente de la chose mobilière d'autrui : « En fait de meubles, possession vaut titre ». Le propriétaire d'une chose revendue par un tiers peut tenter la revendication de son bien auprès du sous-acquéreur, mais risque de se voir opposer souvent efficacement l'exception exprimée ci-dessus, déduite de l'article 2279 alinéa 1er du Code civil. C'est pourquoi la récupération du bien en nature devenant généralement impossible à obtenir, le vendeur peut, ainsi qu'il a été exposé plus haut, rechercher une compensation au sein du patrimoine de l'acheteur, par le biais de la subrogation réelle, sur le prix de revente encore identifiable ou sur la créance du prix de revente. Il arrive parfois cependant que les conditions d'application de l'article 2279 du Code civil ne se trouvent pas réunies. Dans ce cas, la revendication en nature peut être effectuée auprès du sous-acquéreur, « seule une possession exempte de vices par (ce dernier) lui conférant un titre »66. § 2. Transposition en droit belge 40. Dans quelle mesure, les règles ci-avant exposées sont-elles transposables en droit belge? L'article 101 de la loi sur les faillites ne comporte aucune disposition expresse régissant le sort de la revendication en cas de revente des biens couverts par la clause de réserve de propriété. Les mêmes principes généraux, que ceux retenus en droit français, peuvent-ils déployer leur emprise? 41. En premier lieu, il est certain que la revente de la chose vendue sous le couvert d'une clause de réserve de propriété autorise le vendeur à la revendiquer en nature auprès du sous-acquéreur, si celui-ci ne peut se prévaloir de la protection offerte par l'article 2279 du Code civil67. A cet égard, la solution est identique à celle retenue en

65 Aix en Provence, 20 mars 1990, D. Somm. 1991, p. 42, Grenoble, 16 avril 1992, D. Somm. 1993, p. 295; Dijon, 26 novembre 1992, D. Somm. 1993, p. 296; Cass. fr. Comm., 9 juin 1992, G.P. Panor. 1993, p. 29; Cass. fr. Comm., 5 décembre 1995, G.P. Panor. 1996, p. 169; D.I.R., 1996, p. 42; Cass. fr. Comm., 11 mars 1997, Dall. Aff. 1997, p. 10. 66 Cass. fr. Comm., 5 mars 1996, G.P. 1996, p. 266; D.I.R. 1996, p. 100; Cass. fr. Comm., 11 mai 1993, D.I.R. 1993, p. 145. 67 GEORGES, « Les prérogatives du partenaire du commerçant en difficulté : état des lieux » in La faillite et le concordat en droit positif belge après la réforme de 1997, C.D.V.A., 1998, p. 411; DIRIX,

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droit français. La jurisprudence belge a même poussé plus loin le raisonnement en prononçant parfois la condamnation du sous-acquéreur à payer au vendeur initial des dommages-intérêts, sur le fondement de la tierce complicité constitutive de faute68. 42. Pas tout à fait identique, mais néanmoins semblable, à celle que rencontre le gestionnaire de la procédure collective en France, est la situation du curateur de faillite, qui, comme on le sait, peut, avec l'autorisation du juge-commissaire, s'opposer à la revendication en payant en entier le prix convenu entre le vendeur et le failli, à l'exclusion des intérêts et des pénalités, selon le prescrit de l'article 108 alinéa 2 de la loi sur les faillites. Par l'exercice de ce choix, le curateur manifeste en réalité son intention de reprendre le contrat de vente pour le compte de la masse et dans l'intérêt de celle-ci; il consent par là à en exécuter le prix par priorité (sous réserve des accessoires sacrifiés). B. Question de la subrogation réelle § 1. Notion 43. Plus délicate est la question de la subrogation réelle. En tant que mécanisme général, trouve-t-elle à s'appliquer en raison du silence de l'article 101 de la loi sur les faillites? Il y a subrogation réelle lorsque dans un patrimoine donné, un bien nouveau prend la place d'un autre qui y figurait et qui vient à disparaître, bien nouveau qui se trouve soumis aux mêmes règles que le bien disparu69. La subrogation réelle est donc un mécanisme destiné à éviter le perte d'un droit dont l'existence est menacée en le reportant sur un nouvel objet, en l'occurrence la créance du prix. 44. Plusieurs conditions doivent être réunies: - il faut que le bien visé soit considéré, dans le patrimoine envisagé, sous l'angle de

sa valeur d'affectation, de sa valeur pécuniaire, et non de son individualité propre

« Eignedomvoorbehoud », R.W., 1997-1998, p. 401; VERGOUSTRAETE, Manuel de la faillite et du concordat, 1998, p. 466. 68 Cass., 22 avril 1983, R.W., 1983-1984, pp. 427 à 434, note DIRIX; Comm. Gand, 22 mars 1990, T.G.R., 1990, pp. 91 à 94; Civ. Bruxelles, 31 janvier 1992, R.G.D.C., 1992, pp. 169-170. 69 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. V, n° 594.

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ou sentimentale; la notion d'affectation est fondamentale, car l'institution de la subrogation réelle n'existe que pour protéger cette affectation70; l'affectation consiste dans la mise d'un bien au service d'un but plus ou moins éloigné dans le temps; elle s'apparente à une charge;

- il faut que cette affectation soit mise en péril; on entend par là que le bien affecté

soit "sorti" du patrimoine où il figurait; cette sortie peut être matérielle (perte, destruction) ou juridique (aliénation)71;

- il faut que le bien sorti du patrimoine soit remplacé par un bien de substitution,

dont on estime généralement qu'il doit "provenir" du bien disparu (condition de "provenance")72;

- il faut que le bien de remplacement soit suffisamment individualisé pour permettre

le maintien de l'affectation grevant le bien disparu, et permettre ce maintien, de par sa nature, même s'il ne s'agit que d'un maintien partiel;

- il faut enfin qu'il n'existe pas d'autre moyen de protéger l'affectation menacée, car

la subrogation réelle n'est qu'une institution subsidiaire. Ainsi, il n'y aura pas lieu à subrogation réelle si le droit de suite trouve à s'appliquer73.

§ 2. Applicabilité en cas de clause de réserve de propriété ? 45. Les travaux préparatoires relatifs à l'article 101 de la loi sur les faillites précisent à cet égard que « (…) le bien mobilier concerné doit encore être présent en nature chez le failli. La clause de réserve de propriété n'aura donc aucun effet dans le chef du failli si le bien a été aliéné et que le tiers en a déjà pris possession. La subrogation réelle est clairement exclue »74. Se fondant sur ce passage, certains auteurs estiment, dans le cadre de l'interprétation stricte de la loi, que la règle de la subrogation réelle ne vaut pas, de sorte que la créance éventuelle de prix de l'acheteur contre le sous-acquéreur ne remplace pas le bien vendu75.

70 DE PAGE, V, 2ème éd., 1975, n° 602; DIRIX, “Zakelijke subrogatie”, R.W., 1993-1994, p. 276. 71 DE PAGE, V, 2ème éd. 1975, n° 605. 72 DIRIX, “Zakelijke subrogatie”, R.W., 1993, p. 276. 73 DE PAGE, op. cit., n° 606; DIRIX, op. cit., R.W., 1993-1994, p. 275. 74 Doc. Parl. Chbre Représ. 1995-1996, 330/2, p. 8. 75 BYTTEBIER & FELTKAMP, Faillissement en gerechtelijk akkoord, Maklu, 1998, p. 87.

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46. Cette exclusion de la subrogation réelle est toutefois vivement critiquée par d'autres auteurs76, et ceci pour diverses raisons: 1. le droit positif autorise la subrogation réelle dans une large mesure chaque fois,

selon les principes rappelés ci-dessus, qu'un bien a disparu du patrimoine du débiteur et est remplacé par une créance, par exemple la créance sur le prix encore dû77 ;

2. une modification en la matière aboutirait à une différence avec la consignation

(article 103 de la loi sur les faillites), alors que le législateur a précisément eu pour objectif de mettre un terme aux différences injustifiées entre la réserve de propriété et la consignation78.

Selon eux, les termes employés par les travaux préparatoires et qui paraissent à première vue condamner péremptoirement l'application de la subrogation doivent en réalité s'entendre dans le sens que le vendeur impayé ne dispose pas de droit de suite à l'égard du sous-acquéreur. 47. Avant de préciser les liens éventuels entre la clause de réserve de propriété et la subrogation réelle, il convient de souligner d’emblée la différence objective qui existe entre la consignation ou le dépôt afin de vente visés à l'article 103 de la loi sur les faillites, d'une part et la clause de réserve de propriété, d'autre part. Rappelons que l'article 103 de la loi sur les faillites dispose que "Peuvent être également revendiquées, aussi longtemps qu'elles existent en nature, en tout ou en partie, les marchandises consignées au failli à titre de dépôt ou pour être vendues pour le compte de l'envoyeur. Peut même être revendiqué le prix ou la partie du prix desdites marchandises, qui n'a été ni payé, ni réglé en valeur, ni compensé en compte courant entre le failli et l'acheteur". Dans les cas visés à cet article, non seulement les marchandises consignées ou déposées sont et restent la propriété de l'envoyeur, mais le produit de la vente par le consignataire ou le dépositaire est également, en principe, destiné à l'envoyeur, en vertu du contrat entre ce dernier et l'intermédiaire, agissant comme mandataire sans représentation.

76 T'KINT & W. DERIJCKE, « Dessaisissement et situation des créanciers en cas de faillite », in Le Nouveau droit du concordat judiciaire et de la faillite: les lois du 17 juillet et 8 août 1997, Academia-Bruylant, 1997, p. 193 et suiv. et spéc. p. 206, n° 39; DIRIX, « Eigendomsvoorbehoud », R.W. 1997-1998, 491. 77 DEKKERS “Over de grondslag van de zakelijke plaatsvervullig”, R.W., 1954-1955, 1329-1334; DIRIX, “Zakelijke subrogatie”, R.W., 1993-1994, 273-280. 78 Chambre 762/1, 1996-1997, p.2.

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Avant sa confusion dans le patrimoine du consignataire ou du dépositaire, l'envoyeur pourrait donc normalement prétendre que la créance du prix ou le prix encore identifiable (par exemple, sous forme de chèque), lui sont destinés et non pas à l'intermédiaire. Comme le relève Monsieur Verougstraete79, "Le législateur envisage avec faveur cette forme habituelle du commerce dans certains secteurs (notamment le commerce de détail vestimentaire ou les libraires), ou il n'est pas possible d'exiger du détaillant de financer lui-même les stocks dans leur intégralité". Par le dernier alinéa de l'article 103 précité, le législateur autorise, malgré la faillite, la revendication du prix ou de la créance du prix venant épouser le sort réservé conventionnellement aux marchandises par les parties contractantes. L'utilisation de la notion de subrogation réelle n'est donc pas nécessaire pour expliquer le second alinéa de l'article 103 de la loi sur les faillites. Il s'agit simplement d'affirmer l'opposabilité aux tiers, malgré la faillite, des effets de la convention de consignation ou de dépôt, faisant échapper à l’emprise des créanciers du consignataire ou dépositaire, le prix de vente des marchandises concernées, jamais entré dans son patrimoine. 48. En revanche, dans le cas de marchandises vendues sous le couvert d'une clause de réserve de propriété, la notion de subrogation réelle serait totalement inadaptée pour justifier le remplacement des choses réservées par la créance du prix de revente ou par le prix de revente lui-même. En effet, les choses couvertes par la clause de réserve de propriété sont et restent dans le patrimoine du vendeur initial. En revanche, la créance du prix de revente, comme le prix de revente lui-même, entrent immédiatement dans le patrimoine de l'acheteur intermédiaire. La chose et son prix relèvent donc de patrimoines distincts. Là gît au demeurant tout le paradoxe de la clause de réserve de propriété, l'acheteur se trouvant conventionnellement autorisé à revendre en son nom et pour son compte une chose qui ne lui appartient pas. Une fois ce constat rappelé, l'on doit conclure à l'absence des conditions fondamentales d'application du mécanisme de la subrogation réelle: il n'y a nullement, dans le patrimoine de l'acheteur, un bien qui y serait affecté à la garantie du vendeur, car le bien est resté clairement dans le patrimoine de ce dernier; il n'y a pas davantage de remplacement de ce bien par une créance dans le patrimoine dont il relève, car la créance du prix de revente ne naît pas dans le patrimoine du vendeur, mais dans celui de l'acheteur. Deux conditions essentielles de la subrogation réelle font dès lors défaut.

79 Manuel de la faillite et du concordat, Kluwer 1998, p. 467.

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49. En conséquence, nous ne pouvons nous inscrire dans le courant doctrinal favorable à l'application du mécanisme de la subrogation réelle et nous considérons qu'à défaut de disposition spéciale, comparable à l'article 122 de la loi française du 25 janvier 1995, la revendication fondée sur une clause de réserve de propriété ne peut produire ses effets que si les marchandises sont restées physiquement en nature entre les mains de l'acheteur. Nous nous opposons dès lors à l'analyse retenue en France, qui fait de l'article 122 précité, une application particulière du mécanisme général de la subrogation réelle80. 50. Il convient enfin d'attirer l'attention sur une conséquence de cette analyse, favorable au cessionnaire de la créance du prix de revente, par exemple le factor, en vertu d'un contrat d'affacturage conclu avec l'acheteur. Dans ce cas, en effet, le vendeur réservataire ne peut opposer au factor son droit de propriété sur la chose revendue, car la créance née de la revente, non subrogée à cette chose, échappe entièrement à l'emprise du vendeur. Selon notre analyse, il faut donc rejeter la jurisprudence française décidant, par application de la subrogation réelle, que « le vendeur peut revendiquer le prix des marchandises revendues, subrogé aux marchandises elles-mêmes dans la mesure où il n'a pas été payé par les sous-acquéreurs malgré la cession des créances de prix de ventes (en l'occurrence par bordereau Dailly), l'acquéreur n'ayant pu transmettre à la banque cessionnaire plus de droits qu'il n'en avait lui-même »81. SECTION 3. – CONCLUSIONS GENERALES SUR LA CLAUSE DE RESERVE DE

PROPRIETE 51. Il est permis de résumer brièvement le régime actuel applicable à la clause de réserve de la manière suivante: 1. La clause de réserve de propriété s'analyse en une vente dans laquelle l'obligation

du vendeur de transférer la propriété du bien à l'acheteur est affectée d'un terme suspensif;

80 Voir dans notre sens: MARTIN, « Du conflit relatif à la créance du prix de revente d'une marchandise acquise sous réserve de propriété », D. 1986, chron. p. 323, objection dont la réfutation n'est pas convaincante par CABRILLAC, « Réserve de propriété, bordereau Dailly et créance du prix de revente », D. 1988, chron., p. 226. 81 Limoges, 26 mars 1991, J.C.P., 1992, IV, p. 1118; Cass. fr. Comm., 17 mai 1994, D. Somm. 1996, p. 221; Chron. jur., « Théorie générale des obligations », R.T.D. Civ., 1989, p. 748; Cass. fr. Comm., 20 juin 1989, D.J., 1989, p. 431; D. Somm. 1990, p. 235; Banque 1989, pp. 760-763; Paris, 5 octobre 1996, D. Aff. 1996, p. 1418.

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2. la législation étant largement inspirée du droit français, l'analyse de celui-ci est utile pour tenter de dégager les lignes directives que doit adopter la jurisprudence des cours et tribunaux belges, sur de nombreux points;

3. la preuve de l'existence d'une clause de réserve de propriété est soumise au droit

commun, même en cas de contradiction entre les conditions générales de l'acheteur et celles du vendeur, sans faveur particulière pour ces dernières ;

4. l'article 101 de la loi sur les faillites écarte expressément en matière de faillite, le

principe de l'inopposabilité de la clause de réserve de propriété, dégagé antérieurement par la jurisprudence constante de la Cour de cassation; l'opposabilité aux tiers est soumise à une formalité spéciale: la rédaction d'un écrit au plus tard au moment de la délivrance des biens;

5. il existe une controverse sur le point de savoir si l'admission de l'opposabilité de la

clause de réserve de propriété vaut pour les autres cas de concours (liquidation, saisie mobilière des biens couverts par la clause, règlement collectif de dettes, et de manière plus marginale, succession vacante et succession acceptée sous bénéfice d’inventaire); la thèse prônant une réponse positive paraît plus convaincante bien que la jurisprudence des juges des saisies semble hostile à l’opposabilité de la clause dans le cadre d’un règlement collectif de dettes; en cas de concordat judiciaire, la solution est différente car la clause ne peut, en principe, produire ses effets au cours de la période de sursis provisoire, mais confère une situation de faveur lors des formalités de vote du plan de sursis définitif;

6. une fois résolues positivement les deux questions envisagées ci-dessus de la

preuve de l'existence et de l'opposabilité de principe de la clause de réserve de propriété, il reste à vérifier les conditions de sa mise en oeuvre;

7. à cet égard, il revient au vendeur de prouver que les biens se trouvant entre les

mains de l'acheteur, au moment de l'invocation de la clause de réserve de propriété, s'identifient à ceux qu'il a livrés et qu'ils sont restés en nature;

8. l'invocation de la clause de réserve de propriété doit avoir lieu avant la clôture du

procès-verbal de vérification des créances; le curateur peut empêcher la revendication du bien en payant au vendeur le solde du prix dû, en capital ;

9. les textes français et belges divergent quant aux effets sur les droits du vendeur de

la revente du bien couvert par une clause de réserve de propriété; en droit français, les effets de cette clause peuvent être reportés sur le prix encore identifiable du bien revendu ou sur la créance, non encore payée de celui-ci; il n'en

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va pas de même en droit belge, à défaut de disposition spéciale en ce sens, le principe général de la subrogation réelle étant impropre à produire un tel effet;

10. cette dernière thèse est favorable au cessionnaire (par exemple, le factor) du prix

de revente des biens couverts par une clause de réserve de propriété, car il évite le conflit avec le titulaire de la créance du vendeur initial, bénéficiaire de la clause de réserve de propriété.

CHAPITRE II – LA CESSION D’UN BIEN A TITRE DE GARANTIE SECTION 1 – LA CESSION DE CREANCE A TITRE DE GARANTIE A. Position de la question § 1. Observation de la pratique 52. L'utilisation de la propriété pour garantir les droits d'un créancier présente d'importants avantages, par rapport aux autres types de garanties que sont les sûretés, découlant de l'étendue, en principe, absolue de la protection conférée, de la maîtrise sur le bien, de la simplicité du concept dont le contenu est bien connu et les effets cernés de manière très semblable en droit interne et à l'étranger, alors que le droit des sûretés, au contraire, conserve un caractère très local et subit l'influence de nombreux particularismes nationaux. Pour ces raisons, il existe une nombre important d'institutions reconnues utilisant la propriété comme garantie, tantôt issues de la pratique, tantôt organisées par la loi, sans provoquer, pour ces dernières, la moindre réticence ou interrogation en doctrine ou en jurisprudence. Dans certains cas, le créancier commence par acquérir la propriété d'un bien déterminé et la conserve tant que le débiteur n'a pas exécuté diverses obligations en relation avec ce bien. Entrent dans cette catégorie, le crédit-bail ou leasing mobilier, reconnu actuellement, pour ce qui concerne les relations entre un professionnel et un consommateur, par la loi du 12 juin 1991 relative au crédit à la consommation82 et la clause de réserve de propriété, non réglementée en droit belge, si ce n'est à présent quant à son opposabilité à la faillite.

82 HERBOTS, « Réflexions à propos de la nature du leasing, avant-contrat innommé, typique et fiduciaire », note sous Cass., 17 juin 1993, R.C.J.B., 1996, p. 227, spéc. n° 37 et ss.

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Dans d'autres cas, c'est le débiteur qui cède l'un de ses biens en propriété à l'un de ses créanciers, la restitution devant lui en être faite en nature ou par équivalent en cas d'exécution de ses obligations ou servant à éteindre ses obligations à due concurrence avec restitution éventuelle du surplus. 53. Ainsi en est-il du contrat de "sale and lease back" en matière immobilière, de l'escompte cédant ou fournisseur, dans lequel, selon l'analyse la plus communément admise, la transmission de la propriété des effets est distincte de l'opération de crédit, de l'affacturage où le crédité cède ses factures au profit du facteur, afin que ce dernier en récupère le montant et, généralement, l'impute en paiement sur le crédit utilisé83, du versement d’une somme d’argent à titre de garantie, ou des contrats de cession-rétrocession (« repo’s ») portant sur des instruments financiers. Ainsi, en est-il également de la cession de créance à titre de garantie. 54. Il est fréquent dans la pratique des affaires, et en particulier dans le cadre de relations de crédit bancaire, que la dette née d'un prêt ou d'une ouverture de crédit soit garantie par la cession au profit du prêteur ou créditeur, de créances à l'encontre de tiers, dont l'emprunteur est titulaire au moment de la conclusion du contrat ou dont il pourrait devenir titulaire par l'exercice de son activité professionnelle84. Deux formules sont concevables: soit la cession est consentie moyennant le paiement par le prêteur ou créditeur d'un prix représentant à la fois la valeur des créances cédées et le montant de l'avance octroyée85, soit la cession est consentie sans détermination d'un prix, l'avance octroyée étant fixée quant à son montant sans lien exclusif avec la valeur du volume des créances cédées, celles-ci pouvant au demeurant être encore futures et seulement déterminables au moment de la cession. Dans ce second cas, à défaut de contrepartie sous la forme d'un prix, la cession ne s'identifie aucunement à une vente de créances, l'intention des parties étant exclusivement d'assurer l'apurement du prêt ou de l'avance par la voie et

83 Sur ces questions, voir notamment: VAN OMMESLAGHE, « Les sûretés nouvelles issues de la pratique - Développements récents » in Le droit des sûretés, J.B. 1992, p. 380; STOUFFLET, « L'usage de la propriété aux fins de garantie », in Les sûretés, Feduci 1983, p. 319; « Les sûretés issues de la pratique », Centre de droit privé ULB, vol. 2 Le factoring par J. LEVY-MORELLE; PHILIPPE, « La subrogation support juridique du factoring en Belgique ? », J.T., 1980, p. 233; MERCHIERS, « Factoring en aanverwante figuren » in De overeenkomst vandag en morgen, 16ème Cycle Delva, 3; VANDERBERG, « Eigendomsvoorbehoud bij leasing », R.W., 1980-81, 2761; REGOUT et DELIERNEUX, Le leasing, Centre de droit privé ULB, vol. I; HAEGENBORGH, « De Franse Dailly wet: een bruikbare fiduciaire cessie », R.W., 1991-1992, pp. 521-530; GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, pp. 252 à 268; J.L. VAN BOXSTAEL,, « La sûreté fiduciaire », R.G.D.C., 1992, p. 217-233. 84 GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, p. 252, n° 364. 85 SIMONT, “De overdracht van schuldvordering tot zekerheid" in Liber Amicorum Dumon, p. 259.

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dans la mesure de l'encaissement des créances cédées, avec restitution du surplus au cédant86. § 2. Textes existants 55. Le législateur belge a depuis longtemps eu recours à ce mécanisme dans plusieurs lois spéciales: la loi du 3 janvier 1958 relative aux cessions et mises en gage des créances sur l'Etat du chef de travaux et de fournitures remplacée à présent par l'article 23 de la loi du 24 décembre 1994 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services (M.B. 22 janvier 1994), la loi du 12 avril 1965 sur la protection de la rémunération des travailleurs (articles 27 à 35), la loi du 2 janvier 1991 relative au marché des titres de la dette publique et aux instruments de politique monétaire (articles 23 à 25)87, la loi du 15 décembre 2004 realtive aux sûretés financières88. 56. Le caractère très spécifique de ces législations conduit à douter de la reconnaissance du principe de la validité de la cession de créance à titre de garantie89. En revanche, leur existence permet d'exclure qu'une telle cession serait contraire à l'ordre public. 57. La doctrine reste cependant divisée sur cette question90 à l'instar de la jurisprudence des juridictions de fond91.

86 Si la cession est consentie après l’exigibilité d’une dette du cédant envers le cessionnaire et en extinction de celle-ci, il s’agit, non pas d’une opération de garantie, mais de dation en paiement : Civ. Bruxelles, 1e mars 1996, J.L.M.B., 1997, p. 154. 87 En France, le transfert d'une créance par bordereau "Dailly" a toujours lieu en priorité; toutefois, ce transfert peut corespondre à deux opérations différentes: l'escompte ou la garantie. La légalité de cette denière opération n'est pas douteuse RIVES-LANGE, « Chronique de jurisprudence bancaire », Banque 1987, p. 195. 88 M.B., 1er février 2005. 89 WINDEY, « Questions spéciales liées à la cession de créance dans ses rapports avec des mécanismes de garanties » in Le droit des sûretés, J.B. 1992, p. 458; MOREAU-MARGREVE, « Evolution du droit et de la pratique en matière de sûretés » in Les créanciers et le droit de la faillite, C.D.V.A., 1983, p. 114; SIMONT, « De overdracht van schuldvordering tot zekerheid » in Liber Amicorum Dumon, p. 261. 90 Voir DIRIX et DE CORTE, Zekerheidsrechten, 1992, pp. 172 et ss.; FORIERS, « Les opérations fiduciaires en droit belge » in Les opérations fiduciaires, Travaux du Colloque de Luxembourg des 20 et 21 septembre 1984, Feduci, Paris, L.D.G.J. 1985; GREGOIRE, Théorie générale du concours des créanciers en droit belge, p. 254, n° 366; LIMPENS et MAHAUX, « La cession de créance à titre de garantie », in Les sûretés issues de la pratique, P.U.B. 1983, vol. I B; SIMONT, “De overdracht van schuldvordering tot zekerheid", in Liber Amicorum Dumon, p. 259; STRANART, "De zekerheden" in Van Gerven, Cousy, Stuyck Handel en econmisch recht, 1989, t. 1, vol. B, n° 698 à 700; VAN OMMESLAGHE, « Les sûretés issues de la pratique - Développements récents » in Le droit des sûretés, J.B. Bruxelles 1992, n° 380 et ss; WINDEY, « Questions spéciales liées à la cession de créance dans ses rapports avec des mécanismes de garanties », in Le droit des sûretés, pp. 456 et ss.; WITZ, « Les opérations fiduciaires en

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L'interprétation de la position de la Cour de cassation, quant à elle, reste à ce sujet délicate. § 3. L’arrêt de la Cour de cassation du 17 octobre 199692 58. Le dernier arrêt rendu en cette matière par la Cour de cassation, le 17 octobre 1996, ne tranche pas véritablement la question de la validité de la cession de créance à titre de garantie. L'arrêt part d'une considération de la décision attaquée selon laquelle la cession de créance litigieuse était constitutive d'une sûreté réelle établie en dehors des règles légales heurtant le principe d'égalité des créanciers, pour en déduire qu'en refusant de donner à cette cession tout effet postérieur au concours, l'arrêt attaqué avait fait une exacte application du principe de l'égalité des créanciers. En réalité, un moyen du pourvoi critiquait précisément la considération de l'arrêt attaqué retenue comme fondement par la Cour de cassation, mais la critique n'a pas été examinée par celle-ci, pour des raisons que la motivation de l'arrêt ne permet pas de découvrir. La doctrine la plus autorisée (même quand elle est hostile à la reconnaissance de la validité de la cession de créance à titre de garantie) ne voit pas dans l'arrêt du 17 octobre 1996, un arrêt de principe à cet égard93. Son prononcé n'est pour autant pas passé inaperçu et de fortes inquiétudes ont immédiatement agité le monde des affaires. droit français » in Les opérations fiduciaires, Travaux du Colloque de Luxembourg des 20 et 21 septembre 1984, Feduci, Paris, LGDJ 1985; J. HERBOTS, "Pleidooi voor de invoering in België van het fiducie contract naar het trustnabootsende Franse model", R.W. 1993-1994, pp. 313 et suivantes; R. PRIOUX, « L'admissibilité en Belgique de l'Administratiekantoor, de la fiducie et du trust portant sur des actions d'une société de droit belge », J.T., 1996, pp. 449-459; F. DEREME, « Conservation et transmission des domaines et châteaux familiaux », R.N.B., 1997, pp. 6-43; J. JEGHERS, « La difficile intégration du trust anglo-saxon en droit civil belge », R.N.B., 1995, pp. 311-337; C. LARROUET, « La fiducie inspirée du trust », D. Chron. 1990, pp. 119-121; J. LEGALL, « Le concept de fiducie dans le projet de loi sur la fiducie », G.P. Doct. 1992, pp. 507-510; J. JEGHERS, Quelques modes de transmission volontaire de P.M.E familiales sous forme sociétaire - De l'utilisation de la fiducie, A.D. 1995, pp. 215-253. 91 Voir notamment Gand, 1er mars 1989, R.W., 1989-1990, 1064; Civ. Liège, 3 novembre 1982, Jur. Liège 1983, pp. 199 qui invalident le procédé; Bruxelles, 13 avril 1989, Pas., 1989, II, 254; J.T., 1990, p. 327; R.W., 1989-1990, p. 195, qui en reconnaît la validité. Adde: Civ. Bruxelles, 1er mars 1996, J.L.M.B., 1997, p. 154; Anvers, 20 septembre 1994, R.W., 1994-1995, pp. 746-748; Tijds. Not. 1995, pp. 128-133; voir aussi sur la différence entre la fiducie et le gage: Comm. Charleroi, 31 janvier 1996, J.L.M.B., 1996, pp. 1584-1586. 92 R.P.S., 17 octobre 1996, p. 147, note T. BOSLY; J.L.M.B., 1997, p. 520, obs. ; Rev. Banque 1997, p. 114 avec la note Y. PEETERS; M. STORME, « Zekerheidsoverdracht, numerus clausus van zakelijke rechten en andere zekerheidsmechanismen na het cassatie arrest van 17 october 1996 », R.W. 1997, p. 1398; M. GREGOIRE, « Créanciers, comment tirer parti du droit de propriété, du droit de rétention et du droit des obligations pour renforcer vos droits ? », E.F.E. 1997; I. MOREAU-MARGREVE, « Du nouveau à propos de la cession de créance », in Vente et cession de créance, C.U.P. , Vol XV, 1997, p. 127; J.L.M.B., 1997, pp. 520-525 93 MOREAU-MARGREVE, « Du nouveau à propos de la cession de créance » in Vente et cession de créance, C.U.P. 1997; STORME, note sous l'arrêt au R.W., 1996-1997, pp. 1395 et ss.

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Examinons plus attentivement cette décision fortement marquée par la technique de procédure en cassation. 59. Une première constatation s'impose: la Cour de cassation n'entérine pas les motifs de l'arrêt de la Cour d'appel, même si elle rejette le pourvoi, alors que cet arrêt posait le principe de la nullité de la cession de créance à titre de garantie. L'on aperçoit à l'analyse que: - le pourvoi critiquait la considération de l'arrêt de la Cour d'appel de Liège selon laquelle

le principe de l'égalité des créanciers est d'ordre public en sorte que toute convention qui y porte atteinte doit être tenue pour nulle; la Cour de cassation estime que cette considération de l'arrêt est surabondante et n'examine donc pas cette critique94 ;

- le moyen du pourvoi critiquait l'arrêt en ce qu'il considérait que la cession de créance à

titre de garantie doit être considérée comme procédant d'une simulation et comme devant être assimilée à un gage établi de manière extra-légale; la Cour ne se prononce pas expressément sur cette critique et elle suit la suggestion du défendeur en utilisant un motif "de pur droit"95 qu'elle substitue à ce moyen; il en résulte qu'elle accueille une fin de non-recevoir dirigée contre cette branche, ce qui cette fois implique un désaveu au moins implicite de la motivation de l'arrêt de la Cour d'appel ;

- enfin, un motif de l'arrêt énonce que la décision attaquée ne qualifiait pas la convention

litigieuse de "cession de créance", ce qui rendait inapplicables les dispositions du Code civil relatives à cette opération juridique. Or, l'arrêt reproduit lui-même la teneur de la convention litigieuse qui dispose que le crédité s'engage à céder irrévocablement certains subsides, et qualifie cette opération de "cession-délégation". La Cour de cassation souhaite-t-elle indiquer de la sorte que l'arrêt attaqué aurait légalement requalifié une convention erronément ou frauduleusement nommée par ses auteurs? Répondre à cette question serait hasardeux.

94 On sait qu'un moyen (ou une branche d'un moyen) qui critique une considération surabondante de la décision attaquée devant la Cour de cassation est sans intérêt dans la mesure où les autres considérations de cette décision suffisent à en justifier la légalité. Dans cette mesure ce moyen (ou cette branche) est irrecevable et la Cour de cassation n'en examine pas la pertinence. 95 La Cour de cassation peut substituer à un motif admis par le juge du fond et critiqué devant elle par le pourvoi un motif de son crû, qui justifie légalement la décision entreprise par d'autres motifs, pour autant que cette substitution n'implique pas pour elle des appréciations de fait et qu'elle repose donc sur les éléments de fait retenus et caractérisés par le juge du fond. D'où l'expression "motif de pur droit". Dans cette mesure, la critique dirigée contre le motif par hypothèse erroné du juge de fond devient irrecevable car sans intérêt.

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60. En définitive, la portée essentielle de l'arrêt de la Cour de cassation repose: - d'abord sur l'affirmation – indiscutable – que la dissolution d'une ASBL, comme dans

l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt, entraîne par elle-même un concours entre ses créanciers ce qui est conforme à une jurisprudence bien établie96,

- ensuite, sur l'affirmation, tout aussi indiscutable, qu'en vertu du principe de l'égalité des

créanciers tous les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers à moins qu'il n'y ait entre eux des causes légitimes de préférence,

- enfin, sur la circonstance qu’est inopposable "la convention souscrite entre (les parties) (…)

constitutive d'une sûreté réelle, établie en dehors des règles légales, (et ainsi) heurtant le principe de l'égalité des créanciers" ; cette convention, créant une préférence dépourvue de cause légitime, serait préjudiciable aux autres créanciers, en sorte qu'elle ne peut recevoir d'effet pour la période postérieure au concours. Là encore, la règle doit être approuvée.

61. Toutefois, ce en quoi l’arrêt analysé ne livre pas une solution satisfaisante à la problématique qui lui était soumise, c’es précisément parce que la question cruciale se logeait toute entière sur l’interprétation des termes « sûreté réelle ». Faut-il considérer qu'il s'agit seulement, comme nous le pensons, des hypothèques et des différentes formes de nantissement organisées par la loi? Selon cette définition, la propriété peut-elle être "une sûreté réelle"? La réponse étant négative, à notre sens, la Cour n'aurait-elle pas dû sanctionner l'arrêt attaqué, pour avoir appliqué à une cession en propriété non simulée – et non considérée expressément comme frauduleuse – une règle applicable à une sûreté réelle? Autant d'interrogations, sans réponse véritablement tranchée jusqu’à aujourd’hui. 62. En pratique, l'on constate que l'arrêt du 17 octobre 1996 incite à la prudence dans l'utilisation de la forme juridique de la cession de créance à titre de garantie, dans tous les cas où la loi ne l'organise pas expressément. Ainsi, il est conseillé d'utiliser de préférence la méthode de l'acquisition directe du bien par le créancier avec éventuellement mise à la disposition du débiteur crédité, selon la formule du crédit-bail, plutôt que le transfert au créancier d'un bien faisant déjà partie du patrimoine du débiteur. Dans ce dernier cas, il convient d'éviter l'utilisation du terme "sûreté réelle" pour sortir des limites apparemment tracées par l'arrêt de la Cour de cassation du 17

96 Solution constante. Voy. dans la jurisprudence récente: Cass., 19 janvier 1984, Pas., I, 546, RPS, 1985, 239, note T'KINT - Cass., 23 janvier 1992, Pas., 1992, I, 445 et concl. JANSSENS DE BISTHOVEN.

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octobre 1996. En ce qui concerne les créances, le gage, en matière commerciale, forme dorénavant une sûreté aussi simple à mettre en place qu’une cession, et offre au créancier gagiste de larges prérogatives aux effets plus certains que ceux dont dispose le cessionnaire. B. Examen de la controverse engendrée par le recours à la

cession de créance à titre de garantie 63. Il demeure, nonobstant l’arrêt précité, que les objections faites à la cession de créance à titre de garantie ne paraissent guère convaincantes, et que l’on persiste à souhaiter l’émergence d’une jurisprudence plus radicalement ouverte à ce type de convention. 64. Pour écarter ces objections, cinq questions différentes doivent être examinées: 1. La fiducie-sûreté viole-t-elle le numerus clausus des droits réels, si une telle limitation

existe en droit belge? 2. Son utilisation méconnaît-elle l'adage "Pas de privilège sans texte" et l'égalité des

créanciers? 3. Les caractéristiques du droit de propriété sont-elle compatibles avec la fonction de

sûreté? 4. Peut-on appliquer les règles impératives du gage à la fiducie-sûreté? 5. Le mécanisme est-il en soi frauduleux ou établi sur une cause illicite? § 1. La fiducie-sûreté viole-t-elle le numerus clausus des droits réels 65. La limitation du nombre de droits réels est rendue nécessaire par le caractère d'opposabilité absolue du droit réel. Ce droit crée par lui-même une charge, un devoir dans le chef des tiers, qui, une fois les conditions d'opposabilité accomplies, sont censés assumer cette situation. La force du droit réel ne se conçoit donc que dans un système où les différents types de restrictions à la propriété (que sont les droits réels) se présentent de manière suffisamment prévisible et reconnaissable par tous. La sécurité juridique est à ce prix. Cette limitation n'exclut toutefois pas la création coutumière d'un nouveau droit réel. Nous pensons, en particulier, à certaines clauses incluses dans des règlements de copropriété. Ce qui ne peut être admis, selon nous, c'est la création d'un droit réel nouveau par simple convention, régie par l'autonomie de la volonté.

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66. La fiducie ne nous paraît pas en opposition avec cette limitation. En effet, c'est le droit réel de propriété qui en est le fondement, et ce droit n'est certes pas inconnu. A l'égard des tiers, la propriété est totalement transférée au fiduciaire. Le fiduciant n'en conserve aucune parcelle, vis-à-vis de l'extérieur. Les parties veulent ce transfert et le rendent public. Les restrictions qui accompagnent l'acte translatif de propriété sont purement internes et relatives. Les tiers ne se voient pas contraints de les respecter. Si le fiduciaire devait ne pas se soumettre aux engagements souscrits dans le contrat de fiducie, le fiduciant ne disposerait d'aucun recours contre le tiers qui aurait, sauf fraude ou faute aquilienne en cas de tierce complicité – car le droit commun reprendrait alors son empire – bénéficié d'un acte contraire aux restrictions contractuelles du transfert fiduciaire. On comprend dès lors, dans ces conditions, que le numerus clausus des droits réels ne puisse se trouver méconnu par un contrat de fiducie, car il n'y est fait usage que du droit de propriété, présentant, à l'égard des tiers, toutes les implications d'un tel droit, et sans que pèsent sur ces derniers les restrictions relatives et personnelles97. § 2. La fiducie-sûreté viole-t-elle l’adage « Pas de privilège sans texte » ou

le principe de l’égalité des créanciers ? 67. Certains auteurs ont exprimé l'opinion que la cession de créance à titre de garantie constituait un privilège non prévu par un texte, et, qu'en tant que tel, il ne pourrait être opposé à la masse des créanciers du cédant98. Il est vrai que, si la propriété est un droit fondamental organisé par le Code civil, elle n'est appréhendée par les textes ni comme un privilège, ni comme une institution de garantie. L'utilisation de la propriété comme instrument de garantie ne peut toutefois, selon nous, être dénoncée en vertu de l'adage "Pas de privilège sans texte", qui vise des hypothèses toutes différentes.

97 Voy. en ce sens FORIERS, “La fiducie en droit belge" in Les opérations fiduciaires, Feduci 1982,; WITZ, "La fiducie en droit privé français", p. 243; STRANART, "De zekerheden" in Van Gerven, Beginselen van belgisch privaatrecht, Deel I, "Handels- en Economisch recht", vol. B.V.; voir également: DIRIX, "La propriété fiduciaire, outil de gestion", in Le trust et la fiducie: implications pratiques, Bruylant 1997, p. 175 et suivantes; C'est également en ce sens qu'il convient d'interpréter les termes de l'arrêt de la Cour de cassation du 26 juillet 1872, selon lesquels une opération de transfert en propriété ne peut être soumise aux formalités particulières du nantissement, Pas., 1872, I, 452. 98 MOREAU-MARGREVE, « Evolution du droit et de la pratique des sûretés », in Les créanciers et le droit de la faillite CDVA 1983, p. 117; DELVAUX, "La mobilisation des créances à titre de garantie" in La transmission des obligations, IX Journées d'études Jean Dabin.

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68. En effet, le privilège constitue un droit à être payé, par préférence, sur le produit de la réalisation de biens soumis à une procédure d'exécution forcée. L'exercice du privilège suppose que celui qui s'en prévaut participe à la procédure de saisie (individuelle, collective, spéciale ou générale) qui transforme les biens en deniers, et qu'au titre de créancier privilégié, il bénéficie d'un tour de faveur, par rapport aux autres créanciers – ou certains d'ente eux –, au moment de la distribution99 . Cette faveur est accordée, par la loi, au titulaire d'une créance en raison d'une caractéristique de son droit, car derrière la valeur nominale de la créance privilégiée, se cache une valeur sociale, morale, économique que le législateur entend protéger. Ainsi s'expliquent les privilèges sociaux, ceux du Trésor, du conservateur, etc. La créance privilégiée est celle qui, en plus de sa valeur, a un "sens". 69. Le titulaire d'une créance cédée à titre fiduciaire ne détient pas contre le fiduciant un droit investi d'un sens particulier. Il ne participe d'ailleurs pas à la saisie qui frappe les biens du fiduciant, pas plus qu'il n'en subit les effets, car la créance dont il est titulaire est sortie du patrimoine saisi pour enrichir le sien. La question de l’existence d’un privilège et de son rang suppose que soit déterminé antérieurement le périmètre des actifs à réaliser, dont le prix est à distribuer en fonction de la hiérarchie des privilèges éventuels. C’est lors du tracé de ce périmètre – et donc avant la question de l’exercice des privilèges et de l’application de l’égalité des créanciers – que doit être soulevée la question de la validité et de l’efficacité de la cession en propriété d’un bien, fût-ce à titre de garantie. Dès lors que l'opération ne peut s'analyser comme un privilège, l'adage "Pas de privilège sans texte" est impropre à l'invalider. § 3. Les caractéristiques du droit de propriété sont-elles incompatibles

avec la fonction de sûreté ? 70. La propriété est un droit absolu, exclusif, opposable erga omnes. Celui qui apparaît comme étant le propriétaire d'une chose ou le titulaire d'une créance, autorise les tiers à penser qu'il détient, sur cette chose ou cette créance, un pouvoir maximal et définitif de direction, de gestion, d'utilisation et de disposition100. C'est pourquoi les restrictions qui accompagnent un droit de propriété restent relatives et inopposables aux tiers (par exemple, l'option de vente consentie par le propriétaire d'un

99 Cass., 28 février 1985, Pas., I, 795; J.T., 1986, p. 580. 100 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. V, p. 455, n° 505.

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immeuble), comme dans le contrat de fiducie (sauf si ces restrictions sont légales ou résultent d'autres droits réels rendus publics). 71. Ces caractéristiques semblent incompatibles avec la fonction de "sûreté". En effet, la sûreté traditionnelle (tels le gage, le cautionnement, etc.) est, par définition, accessoire. Son exécution (et non sa naissance) est subordonnée à l'inexécution d'une obligation principale101. Or, être ou devenir propriétaire est une situation juridique dont les effets se produisent immédiatement, totalement et définitivement. Le droit de propriété ne s'accommode pas du caractère accessoire de la sûreté tel que ce caractère est traditionnellement envisagé. Lorsqu’un droit de propriété est transféré sans modalité, le transfert est exécuté sans délai et sans condition. 72. Cependant, le droit de propriété n'est pas défiguré par le contrat de fiducie, de la même manière qu'il ne l'est davantage par tout autre mécanisme créant des obligations personnelles attachées à l'exercice de ce droit, tel, par exemple, l'option de vente, ou même la location. En effet, nous avons vu que les modalités prévues par le contrat de fiducie n'atteignent pas les caractéristiques essentielles du droit de propriété, puisqu'elles ne sont que relatives. Aux yeux des tiers, le fiduciaire est totalement, définitivement et absolument investi du droit de propriété cédé. Le fiduciaire est non seulement autorisé à percevoir le capital et les intérêts de la créance nantie (comme le ferait d'ailleurs un créancier gagiste en vertu de l'article 3 de la loi du 5 mai 1872), mais il peut, en outre, revendre sa créance ou la mettre lui-même en gage102. L'utilisation du droit de propriété, comme instrument de garantie, n'est donc pas en opposition avec des caractéristiques de ce droit. 73. Madame Moreau-Margrève a émis l'opinion que la clause d'inaliénabilité temporaire habituellement attachée à la cession de créance à titre de garantie pourrait constituer un obstacle à sa validité, en raison de la prohibition de principe de l'inaliénabilité des biens103.

101 SIMONT et BRUYNEEL, « Le cautionnement donné en garantie de toutes les obligations d'un débiteur envers son créancier », note sous Cass., 7 janvier 1972 et Bruxelles, 23 février 1973, R.C.J.B.,. 1974, pp. 211 et suiv. 102 STRANART, "De zekerheden" in Van Gerven Beginselen van belgisch privaatrecht, Deel I "Handels- en Economisch recht", vol. B.V., p. 781, n° 794. 103 MOREAU-MARGREVE, "Evolution du droit et de la pratique des sûretés" in Les créanciers et le droit de la faillite, CDVA . 1983, P. 177.

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Une telle objection tient-elle encore lorsque l'on considère le caractère personnel et relatif de cette restriction? Le bien cédé n'est pas rendu inaliénable: le fiduciaire s'engage personnellement à ne pas l'aliéner, ce qui n'est pas la même chose. Si, violant son accord avec le fiduciant, le fiduciaire cède le bien à un tiers, il n'engage que sa responsabilité contractuelle à l'égard du fiduciant104. En outre, comme le relève Madame Stranart105, la clause d'inaliénabilité insérée dans le contrat fiduciaire est temporaire et justifiée par un intérêt légitime. Or, la jurisprudence reconnaît la validité de telles limitations. § 4. Faut-il appliquer à la fiducie-sûreté les règles impératives

gouvernant le gage ? 74. Est plus embarrassante du point de vue de la validité de la cession de créance à titre fiduciaire, la question de la violation de la prohibition du pacte commissoire prévue à l'article 2078 du Code civil. On sait que cet article, de nature impérative106, interdit que la propriété de l'objet mis en gage soit attribuée au créancier, au moment de la constitution du gage. On admet toutefois en vertu du droit commun de la dation en paiement que la propriété du bien soit transférée au créancier par un acte postérieur107, ce qui réduit singulièrement l'intérêt et l'utilité de la règle. Le législateur a considéré que cette attribution impliquait que "le créancier, spéculant sur l'insolvabilité probable du débiteur à l'échéance en même temps que sur la valeur du gage, a voulu exercer une pression sur son cocontractant en subordonnant la conclusion de l'obligation principale à une clause du gage portant attribution conventionnelle de celui-ci au créancier en cas de non-paiement à l'échéance"108. L'objectif de la loi est de déjouer le risque de voir le créancier gagiste utiliser la contrainte pour se faire autoriser par le débiteur à disposer du bien en cas de non-paiement. Certains auteurs enseignent que l'article 2078 du Code civil ne s'appliquerait pas à la mise en gage des créances, de sorte que la cession de créance à titre fiduciaire ne pourrait y contrevenir. Selon cette opinion, la crainte que le créancier se fasse remettre en garantie un bien dont la 104 En ce sens, STRANART, Les sûretés commerciales, St. Louis, 1983, p. 81; Voy. également LIMPENS et MAHAUX, « La cession de créance à titre de garantie » in Les sûretés issues de la pratique PUB, 1983, p. 74; WITZ, La fiducie en droit privé français, p. 243, n° 248. 105 STRANART, "De zekerheden, in Van Gerven, Beginselen van belgisch privaatrecht Deel I, "Handels-en Economisch recht" Vol. B.V. p. 781, n° 794. 106 Voir notamment VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, T. IV, 1ère éd. n° 2580; CABRILLAC et MOULY, Droit des sûretés, Litec, 1990, p. 412. 107 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge 1ère éd. t. VI, p 1092, n° 1076B. 108 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, 1ère éd. t. VI, n° 1069, p. 1082.

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valeur serait supérieure à celle de l'obligation principale, en abusant ainsi le débiteur, n'existe pas si l'objet de la garantie est une créance, évaluable avec précision par référence à son montant nominal et à son taux d'intérêt. Selon Madame Stranart, cette opinion repose sur une confusion entre la valeur nominale d'une créance et sa valeur réelle, cette dernière pouvant varier ou fluctuer en fonction des circonstances, des lois du marché et de la situation du débiteur109. 75. Toutefois, l'article 2078 du Code civil, en tant que disposition intégrée à la réglementation du gage – et non de la cession de créance – ne peut directement invalider la cession de créance à titre de garantie. Il faudrait pour cela que l'application de cet article résulte d'une déclaration de simulation suivie d'une requalification de l'opération en gage ou de l'admission de la théorie de la fraude à la loi. 76. Y a-t-il nécessairement simulation chaque fois qu'un bien est transféré en propriété, à titre de garantie? La réponse nous paraît être négative. En effet, les parties contractantes ne concluent qu'une seule convention, par laquelle la propriété de la créance est transférée au fiduciaire, qui s'engage envers le fiduciant à faire, du droit transféré, une utilisation précise. La convention est unique. On ne distingue pas, à l'examen du mécanisme mis en place, d'acte apparent doublé d'une contre-lettre. Les parties assument toutes les conséquences de leur accord, tous les effets qu'il produit, inter partes, comme envers des tiers. Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 17 octobre 1996, un tel moyen critiquait l'arrêt attaqué, qui avait retenu l'existence d'une simulation. Comme indiqué plus haut, la Cour de cassation n'a cependant pas donné de réponse à ce moyen. Certes, nous l'avons vu, les tiers n'ont pas à reconnaître les limitations, purement internes, que les parties ont conventionnellement assignées à l'utilisation du droit transféré. Les tiers peuvent se contenter de trouver, dans le patrimoine du fiduciaire, le nouveau droit qui s'y trouve. Ils sont en droit d'ignorer (sauf application du droit commun de la tierce complicité) l'obligation qui pèse sur le fiduciaire de restituer au fiduciant la titularité de la créance si l'opération garantie est parfaitement exécutée. Le fiduciant ne pourrait invoquer le droit d'être réintégré dans sa créance à l'égard d'un tiers qui en aurait été investi par le fiduciaire. Cette distorsion n'est pas due à une simulation mais à la différence essentielle de contenu que présentent l'opposabilité du droit réel et celle du droit personnel. En effet, le contrat de fiducie engendre deux catégories d'effets; les uns sont absolus, les autres relatifs. En tant qu'il entraîne le transfert de la propriété, le contrat de fiducie peut être invoqué, comme il

109 STRANART, "De Zekerheden" in Van Gerven Beginselen van belgisch privaatrecht, Deel I, "Handels- en Economisch recht" vol B.V. p. 782, n 795.

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doit être reconnu sur le bien transféré, alors que les créanciers du fiduciaire voient, au contraire, ce dernier rejoindre le creuset de leur gage commun. En revanche, en tant qu'il modalise le comportement que doit adopter le fiduciaire à l'égard du bien transféré, le contrat de fiducie ne produit que des effets relatifs, qui, comme tels, ne constituent pour les tiers que des faits mais aucunement des charges ou des obligations. Le contrat de fiducie crée donc, par un seul accord, deux réalités juridiques distinctes: celle qui n'oblige que les parties (à savoir les restrictions fiduciaires) et celle qui modifie également la situation des tiers (à savoir le transfert du droit de propriété). Droit de propriété et droit de gage demeurent donc bien distincts et ne peuvent se confondre ; dans le premier cas, l’effet de garantie n’est qu’un élément accidentel, conventionnellement adjoint à la propriété alors qu’il est par essence intrinsèque au gage. Par son arrêt du 4 avril 2003, la Cour de cassation a d’ailleurs déclaré que « la cession du droit de propriété sur une somme d’argent par un débiteur au bénéfice de son créancier ne constitue pas une dation en gage même si elle tend à garantir le créancier et que le droit de propriété ainsi acquis par le créancier a pour effet qu’en règle, le propriétaire a droit à ce que la chose produit »110. 78. Ce phénomène n'est pas neuf, ni même insolite: tout notre droit positif patrimonial s'articule autour de cette distinction entre le droit réel et le droit personnel. Ainsi, lorsque le propriétaire d'un immeuble accorde, sur son bien, une option d'achat, il est seul responsable, à l'égard du bénéficiaire, de l'impossibilité d'exécuter l'option en raison de la vente de l'immeuble à un tiers. De la même manière, le tiers qui acquiert du fiduciaire l'objet transféré par le contrat de fiducie, n'est pas lié par les obligations contractées par le fiduciaire envers le fiduciant. Le contrat de fiducie ne pourra plus être exécuté en nature et le règlement du contrat violé se fera en dommages-intérêts. Cette double réalité créée par l'opération justifie d'ailleurs pleinement son appellation: fiducie vient, comme chacun sait, du latin "fiducia", qui signifie la confiance. Si le fiduciant doit faire confiance au fiduciaire, c'est que, dépossédé de son droit de propriété, il ne peut en exiger la restitution que du fiduciaire lui-même et non d'un tiers. Cette restitution en nature dépend donc entièrement de la loyauté du fiduciaire. § 5. La fiducie-sûreté est-elle constitutive de fraude à la loi ?

110 Cass., 4 avril 2003, R.W., 2003-2004, p. 1689.

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79. La cession de créance à titre fiduciaire n'étant pas un gage simulé, peut-on considérer que ce type d'accord constituerait un mécanisme frauduleux, au motif que l'intention des parties serait de contourner la réglementation du gage, au prix d'une distorsion de l'utilisation naturelle du droit de propriété111 ? On sait que la portée et les effets de la notion de fraude à la loi en droit civil belge demeure incertaine. En droit international privé, comme en droit fiscal, elle ne peut être sanctionnée que si elle s'identifie à la simulation112. En droit civil et commercial, il est admis que la fraude à la loi suppose que les parties concluent une convention dont elles acceptent toutes les conséquences, sans en détruire les effets par une autre convention secrète qui traduirait des intentions réelles différentes, mais qu'au sein de cette convention, les parties utilisent des institutions légales dans un but différent de celui pour lequel le législateur les a créées, avec une intention de tourner la loi, en utilisant un moyen artificiel113. La notion a été considérée comme inutile et dangereuse114. Inutile parce que les concepts d'abus de droit, de fraude aux droits des tiers et de cause illicite permettent de sanctionner les montages répréhensibles; dangereuse, parce que l'application du concept de fraude à la loi place le juge dans la double obligation, d'abord de sonder les intentions des parties (ce qui constitue toutefois une démarche normale et même obligatoire), mais ensuite, et surtout, après avoir constaté que leur volonté n'était pas simulée et qu'elles assumaient toutes les conséquences de leur accord, d'apprécier subjectivement l'éventuel caractère artificiel de la convention.

111 Voy. en ce sens SIMONT, “De overdracht van schuldvordering tot zekerheid", in Liber Amicorum Dumon, p. 24. 112 Voy. sur la fraude à la loi en droit international privé: BATIFFOL, "Droit international privé", t. 1er, n° 370 et ss.; Audit, La fraude à la loi, n° 539 à 541; VANDER ELST, "Arbitrabilité des litiges et fraude à la loi en droit international privé", note sous Cass., 28 juin 1979, R.D.C.B., 1981, pp. 332 et ss.; et sur la fraude à la loi en droit fiscal: Cass., 6 juin 1961, Pas., 1961, I, 1082; Cass., 19 octobre 1965, Pas., 1966, I, 231; Cass., 27 février 1987, Pas., 1987, I, 777; Cass., 29 janvier 1988, I, 693; Cass., 22 mars 1990, JDF 1990, p; 110. 113 VAN OMMESLAGHE, "Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi", note sous Cass., 10 septembre 1971, R.C.J.B., 1976, p. 342, n° 21 114 VAN OMMESLAGHE, "Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi", note sous Cass., 10 septembre 1971, R.C.J.B., 1976, pp. 300 et ss.

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Y a-t-il réellement une place, en droit positif belge, pour un concept de fraude destiné à sanctionner un comportement qui ne serait ni entaché de nullité, ni fautif au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil, ni contestable sur la base de l'action paulienne au sens large (c'est-à-dire non seulement l'action fondée sur l'article 1167 du Code civil, mais également les actions spéciales de la période suspecte)? Autrement dit, peut-on imaginer entre la faute et la légalité, un espace potentiel d'illégalité où se logerait un acte, non simulé, conclu sans intention de nuire aux droits des tiers et ne reposant pas sur une cause illicite? Il faut reconnaître, toutefois, avec les partisans de l'admission de la théorie de la fraude à la loi en droit civil belge, que la Cour de cassation semble lui faire accueil favorable115. 80. Quoi qu’il en soit, nous n'apercevons pas où peut se situer le caractère artificiel d'une convention dont toutes les implications sont acceptées et exécutées par les parties qui y ont souscrit. Examinons de plus près la nature de la règle éludée. Si la règle éludée par la convention des parties est de nature supplétive, le principe de l'autonomie de la volonté autorise sans aucun doute qu'il y soit dérogé. La notion d’évitement frauduleux, en la matière, serait dépourvue de sens. Si le but recherché par les parties contractantes consiste à éviter une règle d'ordre public, leur convention nous paraît fondée sur une cause illicite. Nul recours à la notion de fraude ne paraît en ce cas nécessaire. Supposons que la loi à laquelle les parties souhaitent se soustraire soit de nature simplement impérative – comme c’est le cas en l’occurrence de l’article 2078 du Code civil – seule la partie protégée par la disposition éludée peut en demander l'application, à l'exclusion des tiers. Cette partie pourrait, selon nous, poursuivre la réparation en nature de son préjudice, en invoquant la culpa in contrahendo commise par le cocontractant, lors de la conclusion du contrat. Le raisonnement est identique si l’on porte l’examen sur la portée de la règle de l’égalité des créanciers. Par un arrêt du 9 mars 2000116, la Cour de cassation a retenu à ce sujet la qualification de règle impérative et non plus d’ordre public.

115 Cass., 30 avril 1971, Pas., 1971, I, 781; Cass., 17 mars 1972, Pas., 1972, I, 671; Cass., 27 juin 1975, Pas., 1975, I, 1049 ; Cass., 14 novembre 2005, C.04.0084.F : « La fraude à la loi requiert un élément intentionnel, étant l’intention de frauder la loi impérative de l’ordre public ». 116 R.D.C.B., 2002, p. 585.

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Il nous paraît, en conséquence, que quelle que soit la nature de la règle éludée, une institution de droit commun permet d'en restaurer l'application artificiellement détournée ou de corriger les effets de l'évitement. 81. Cependant, cette controverse de principe n'est, à notre sens, d'aucune influence sur la question des effets de la cession de créance à titre fiduciaire en cas de concours sur le patrimoine du fiduciant. La règle éludée par la cession de créance à titre fiduciaire, à savoir l'article 2078 du Code civil, présente, nous l'avons dit, un caractère simplement impératif: elle tend à protéger le débiteur contre les abus de son créancier. Les tiers à la convention n'ont pas l'intérêt requis pour poursuivre, sur quelque fondement que ce soit, l'application de la règle éludée. Ils sont contraints, dès lors, de reconnaître l'effet externe de la convention117 tant que le débiteur n'en a pas invoqué le caractère illégal, sans même pouvoir fonder leur éventuel recours sur le mécanisme de l'action oblique en raison du caractère personnel de la protection assurée par une règle impérative, tel que l'article 2078 du Code civil. 82. Par ailleurs, nous n'apercevons pas la raison de s'émouvoir davantage des conséquences du transfert de propriété fiduciaire portant sur une créance, que de celles qui découlent du transfert d'espèces, comme dans le versement d'une somme d'argent à titre de garantie. On objectera que le caractère fongible des espèces rend impossible l'application des règles propres au gage, en raison de l'automatisme du transfert de propriété. Cet argument ne résiste pas à l'analyse. En effet, la distinction entre les choses fongibles et non fongibles n'est pas d'ordre public. Les parties peuvent conventionnellement décider de fongibiliser deux choses qui, a priori, constituaient des species et n'étaient pas interchangeables. N'est-ce pas exactement ce que les parties entendent convenir lorsque, dans le contrat fiduciaire, elles admettent que le fiduciaire pourra remettre au fiduciant, en cas d'exécution de l'obligation principale, soit une somme équivalant à la créance donnée en garantie, soit cette créance elle-même si elle n'est pas arrivée à échéance? Il n'est, dès lors, pas interdit de considérer que le transfert de la titularité de la créance remise en garantie résulte naturellement du caractère non spécifique que lui ont reconnu les parties. Estimera-t-on alors que c'est la convention de fongibilisation des créances qui encourt le grief de déloyauté? Dans ce cas, pourquoi épargner le versement d'une somme d'argent à titre de garantie alors que le but recherché par les parties consiste également à faciliter les conditions d'exécution de la garantie?

117 VAN OMMESLAGHE, « Sûretés issues de la pratique et autonomie de la volonté » in Les sûretés, Feduci, 1984, pp. 390-391.

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Au terme de cette analyse, nous croyons pouvoir maintenir notre position antérieure et admettre la validité ou, en tous cas, l'opposabilité aux tiers de la cession de créance à titre fiduciaire, nonobstant l'ombre importante jetée par l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 octobre 1996. C. Conclusions sur le nœud de la controverse 83. Sur la question des effets de la cession de créance à titre de garantie, deux sensibilités différentes continuent à s'exprimer aussi bien dans la doctrine que dans la jurisprudence. Toutes deux s'organisent autour d'un même axe: la cession de créance à titre de garantie implique le transfert des créances "en propriété". En dehors de cette caractéristique essentielle et des conséquences qu'elle entraîne, rien ne permet de distinguer cette convention dans l'intention des parties, de la dation en gage de créances. Or, si le transfert en propriété constitue un élément essentiel de la cession de créance, c'est à l'inverse, l'interdiction d'un tel transfert en propriété dès la constitution de la sûreté qui constitue, comme le prévoit l'article 2078 du Code civil, une règle impérative applicable au gage. A partir de là, deux voies diamétralement opposées s'ouvrent. 84. Suivant la première voie, les parties s'étant entendues sur un transfert des créances en propriété dès la conclusion du contrat de garantie ont ainsi montré que leur intention n'était pas de constituer un gage sur créances, mais une véritable cession rendant ainsi inapplicable l'article 2078 du Code civil. Certains hésitent à s'engager dans cette voie car elle peut paraître paradoxale. En effet, celle-ci revient à admettre que c’est en adoptant une clause interdite, que l’on sortirait du champ d'application de l’interdiction même. Ce raisonnement serait insoutenable, en effet, s’il pouvait ainsi se réduire. Il convient bien entendu que la volonté des parties de constituer une garantie en propriété s’exprime et se manifeste par d’autres clauses que la simple éviction de l’article 2078 du Code civil. 85. Néanmoins, certains auteurs empruntent une seconde voie. Suivant celle-ci, au contraire, c'est le transfert même des créances en propriété dès la conclusion de garantie, interdit par l'article 2078 du Code civil relatif au gage, qui entraîne l'illégalité de l'opération. Les parties, souhaitant atteindre un effet de garantie sur meubles, voient appliquer les règles du gage d'autorité à leur convention, seules les institutions figurant dans l’arsenal préétabli par la loi, de conventions conçues exclusivement pour produire un tel effet de garantie pouvant être utilisées par elle.

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86. Au cœur de ce débat, se loge en définitive la confrontation fondamentale des champs respectifs de l'autonomie des volontés et du droit impératif. Le droit des sûretés peut-il ramener en son sein toute convention inspirée, exclusivement ou partiellement, par l'intention de garantir un créancier? Ou, au contraire, existe-t-il, à côté de la liste des sûretés réglementées, un espace d'autonomie des volontés où peuvent se construire des garanties innommées? Est-il artificiel pour un propriétaire de contempler au travers de son droit de propriété, la garantie qu'il lui confère pour le paiement d'une créance dont il dispose de surcroît? La solution à cette discussion, d'ordre presque idéologique, dépend du regard posé sur la notion de propriété. Quelle que soit l’issue de la controverse, la jurisprudence actuelle ne sanctionne tout au plus que par l’inopposabilité aux tiers en cas de concours sur le patrimoine du cédant (et non la nullité) la cession de créance à titre de garantie118. D. Droit financier § 1. La loi du 15 juillet 1998 87. La loi du 15 juillet 1998 modifiant diverses dispositions légales en matière d’instruments financiers et de systèmes de compensation de titres (M.B. 9 septembre 1998) introduit un article 25 bis dans la loi du 2 janvier 1995 relative au marché de titres de la dette publique et aux instruments de politique monétaire prévoyant que les dispositions régissant le gage ne sont pas applicables aux transferts de propriété d’instruments financiers inscrits en compte ou espèces en vue de garantir les engagements d’un établissement de crédit, d’un établissement financier, d’une entreprise d’investissement, d’une entreprise d’assurance ou de réassurance, d’un fonds de pension, d’un organisme de placement collectif, de la BNB, de l’IRG, du Fonds des rentes, ou de tout autre organisme pratiquant même accessoirement des activités d’investissement pour compte propre ou compte de tiers lorsque les engagements comprennent un engagement du cessionnaire de rétrocéder les instruments financiers ou les espèces cédées (ou des instruments équivalents) sauf en cas d’inexécution totale ou partielle de l’engagement garanti.

118 Anvers, 28 février 2000, R.W., 2002-2003, p. 97.

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Il en va de même, poursuit cet article 25 bis, des transferts d’instruments financiers inscrits en compte ou d’espèces, destinés à assurer en cours de contrat l’équilibre convenu entre les prestations des parties, soit pour une opération déterminée, soit globalement pour tout ou partie des opérations entre cocontractants, ainsi que la substitution en cours de contrat de nouveaux instruments financiers ou d’autres espèces aux avoirs cédés initialement. 88. L’article 25 § 2 de la même loi précise que les transferts indiqués plus haut sont valables et opposables aux tiers nonobstant la faillite et toute autre situation de concours concernant une partie à sa convention. En outre, ajoute la loi, l’article 17 de la loi sur les faillites rendant inopposables à la masse les actes considérés comme préjudiciables aux créanciers du failli, intervenus en période suspecte, n’est pas applicable à ces opérations. La justification de cette législation nouvelle réside dans la nécessité, dans le contexte des marchés financiers ouverts à la concurrence internationale, de garantir un environnement légal à la fois fiable et concurrentiel. Pour adapter le droit belge à la pratique internationale119, le législateur belge a consacré la légalité des opérations de cession–rétrocession ("repo") largement utilisées par les organismes financiers, y compris par les banques centrales, ainsi que des techniques fondées sur le transfert de propriété à titre de garantie. § 2. La loi du 28 avril 1999 89. La reconnaissance du transfert d’actifs à titre de garantie ressort également de l’article 8 § 3 de la loi du 28 avril 1999 visant à transposer la directive 98/26CE du 19 mai 1998 concernant le caractère définitif du règlement dans les systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres120, qui qualifie de « sûreté », au sens de cette loi, « tout gage ou tout privilège spécial portant sur des espèces ou sur des instruments financiers, toute opération de cession-rétrocession ou de transfert de propriété à titre de garantie, ou toute autre forme de garantie analogue, organisés par le droit belge ou par un droit étranger, en faveur des participants ou conclu en faveur d’une banque centrale d’un Etat membre de l’Union européenne ou de la banque centrale européenne pour leurs opérations de banques centrales avec une contrepartie ».

119 Pour un exemple de contrat fiduciaire soumis au droit suisse et produisant des effets en Belgique: Bruxelles, 8 juin 1994, J.T., 1985, p. 27. 120 M.B., 1er juin 1999.

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90. Voilà confirmée la voie dans laquelle le législateur belge se trouve dorénavant engagé, où la finalité de garantir ne se trouve plus considérée comme inassociable à un transfert en propriété. Il reste, certes, que les notions de propriété et de gage sont incompatibles. Les parties doivent choisir l’une ou l’autre institution pour atteindre leur but. Mais elles ont désormais la possibilité d’opter pour une forme ou pour l’autre, en vue de garantir la bonne exécution d’une obligation principale. § 3. La loi du 15 décembre 2004 91. La loi du 15 décembre 2004 relative au sûretés financières et portant des dispositions fiscales diverses en matière de conventions constitutives de sûretés réelles et de prêts portant sur des instruments financiers121 a pour objet, d’une part, de transposer en droit belge la directive 2002/47/CE du 6 juin 2002 concernant les contrats de garantie financière dite « directive collateral », et, d’autre part, de prévoir les dispositions fiscales utiles à la transposition optimale de cette directive. La loi vise à renforcer, dans le but d’assurer la stabilité du système financier et son fonctionnement au meilleur coût, l’efficacité des mécanismes de garantie, quel que soit le type de convention utilisé par les parties. A cet égard, le législateur envisage non seulement le gage portant sur des instruments financiers, mais également les conventions utilisant le transfert d’espèces ou le transfert en propriété d’instruments financiers à titre de garantie ou encore les conventions de cession-rétrocession122. 92. Bien que l’assiette des garanties concernées doive être constituée d’instruments financiers, le champ d’application de la loi s’étend au-delà du périmètre de fonctionnement des marchés réglementés pour couvrir toutes les transactions opérées tant par des personnes morales que par des personnes physiques, sous la réserve que ces dernières, par un effet de frilosité peut compréhensible, ne sont pas autorisées à consentir valablement une garantie reposant sur un transfert de la propriété d’instruments financiers. E. Le versement d’une somme d’argent à titre de garantie 93. La remise d’une somme d’argent est fréquemment utilisée en pratique pour garantir la bonne exécution d’une obligation principale. Parfois qualifié de manière impropre de gage d’espèces, ce mécanisme implique, en raison de la fongibilité de

121 M.B., 1er février 2005. 122 Voir DE FRANCQUEN et WEINBERGER, « Les garanties financières sur créances de sommes » in Le nouveau droit des garanties sur instruments financiers, Bruylant, 2006, p. 95 et ss., spéc. p. 154 à 176.

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l’assiette remise, un transfert en propriété au bénéfice de l’accipiens123. La validité de l’opération, de même que l’inapplicabilité de la procédure d’exécution sous contrôle judiciaire prévue par l’article 2078 du Code civil et l’article 4 de la loi du 5 mai 1872 relative au gage commercial sont incontestées124. A l’échéance de la créance garantie, le créancier a pour obligation d’imputer sur celle-ci la somme remise ou, si elle est parfaitement exécutée, de la restituer au débiteur. 94. Lorsqu’un tiers est désigné par les parties pour conserver les sommes remises en garantie, on le nomme, de manière usuelle, l’« escrow agent », titulaire d’une « escrow account », dont les effets sont opposables aux tiers125, investi, par mandat, de la mission d’attribuer ou de restituer, au créancier garanti ou au débiteur constituant, les sommes grevées (dont il était, en qualité de mandataire ayant reçu des biens fongibles, devenu le propriétaire), en fonction de l’inexécution ou de la bonne exécution de l’obligation principale. F. Eléments de droit international privé 95. La cession de créance à titre de garantie est un droit réel, visé à ce titre par l’article 5 § 2 b) du règlement CE n° 1346/2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, entré en vigueur le 31 mai 2002 et applicable aux procédures d’insolvabilité communautaires, c’est-à-dire celles qui concernent un débiteur dont le centre des intérêts principaux est situé dans un Etat membre. Cet article se limite à écarter l’application de toute restriction contenue dans le loi sur la faillite aux questions relatives à la validité et à l’étendue du droit réel valablement créé sur des biens situés sur le territoire d’un autre Etat membre au moment de l’ouverture de la procédure d’insolvabilité. 96. La cession à titre de garantie est également visée par l’article 119 § 2, 1° du Code de droit international privé, applicable aux procédures d’insolvabilité non communautaires, qui désigne la lex rei sitae déterminée conformément aux articles 87 et suivants (rendant applicable à la cession de créance la loi de résidence habituelle du constituant), l’article 91 (s’appliquant, lorsque le droit réel porte sur des titres négociables, et désignant la loi de l’Etat où est situé le registre où figure l’inscription en compte localisé par présomption au lieu de l’établissement de la personne qui tien le compte), ou encore l’article 17 de la loi sur les sûretés financières (qui désigne également la loi de l’Etat où est situé le registre où figure l’inscription en compte), ou 123 Voir Bruxelles, 16 décembre 1991, J.L.M.B., 1991, p. 701 ; J.T., 1992, p. 605, obs. GREGOIRE. 124 T’KINT, Sûretés et principes généraux du droit de poursuite des créanciers, p. 156, n° 295. 125 Mons, 20 février 2003, J.L.M.B., 2004, p. 962, ; R.R.D., 2004, p. 143.

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enfin l’article 8 de la loi du 28 avril 1999 (qui désigne une fois encore la loi de l’Etat où se situe le registre où figure l’inscription en compte). 97. L’article 119 § 2-1° dispose que, par dérogation à la lex concursus, mais sans préjudice de l’application de celle-ci aux actions en nullité, en annulation ou en inopposabilité des actes préjudiciables à l’ensemble des créanciers, l’effet de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité sur les droits réels des tiers portant sur les biens appartenant au débiteur et qui sont situés sur le territoire d’un autre Etat au moment de l’ouverture de la procédure, est régi par le droit applicable à ces droits126. CHAPITRE III – LA CONNEXITE COMME SOURCE DE GARANTIE SECTION 1 – LE DROIT DE RETENTION A. Position de la question § 1. Définition 98. Le droit de rétention est le droit reconnu à un créancier de refuser aussi longtemps qu'il n'est pas payé, la restitution d'une chose appartenant à son débiteur, qu'il détient légitimement, mais pas en exécution d'un contrat de nantissement127.

126 Voir Marquette, “Code de DIP: droits réels et compensation”, R.D.C.B., 2005, p. 670. 127 STRANART, "De zekerheden" in Van Gerven, Beginselen van Belgisch Privaatrecht, t. XIII, "Handels- en economisch recht", Deel I, vol. B., p. 658; voy. également BERTEN, "Le droit de rétention et ses effets envers les tiers", J.T., 1956, pp. 109 et suiv.; VAN OMMESLAGHE, « Observations sur les effets et l'étendue du droit de rétention et l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1963, pp. 183-185; VAN BUGGENHOUT et CORNELIS, « Retentierecht, pand en faillissement », R.W., 1977-1978, col. 1049 et suiv.; FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1979, pp. 5 et suiv.; LAMINE, « Het Retentierecht », in Bijzondere overeenkomsten par HERBOTS, Kluwer, 1980, pp. 420 et suiv.; et Het Retentierecht, Kluwer, 1982; MOREAU-MARGRÈVE, « Evolution du droit et de la pratique en matière de sûretés », in Les créanciers et le droit dans la faillite, CDVA, 1983, pp. 225 et suiv.; HEURTERRE, « Enkele beschouwingen over het Retentierecht », in Liber amicorum Dumon, 1983, t. I, pp. 159 à 172; VAN COMPERNOLLE, « Les sûretés réelles traditionnelles en droit belge », in Les sûretés, Feduci, 1984, pp. 61 et suiv.; VAN OMMESLAGHE, « Sûretés issues de la pratique et autonomie de la volonté », in Les sûretés réelles, Feduci, 1984, pp. 380 et suiv.; SIMONT, « Essai de classification des sûretés issues de la pratique et questions juridiques qu'elles posent », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 308; STRANART, « Rapport de synthèse », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 560; VAN OMMESLAGHE,

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99. Il existe des situations juridiques où le droit de rétention est reconnu expressément par la loi. Ainsi l'article 867 du Code civil dispose que "Le cohéritier qui a fait le rapport en nature d'un immeuble, peut en retenir la possession jusqu'au remboursement effectif des sommes qui lui sont dues pour impenses ou améliorations". L'article 1612 du Code civil attribue expressément un droit de rétention au vendeur, en énonçant que "Le vendeur n'est pas tenu de délivrer la chose si l'acheteur n'en paie pas le prix, et que le vendeur ne lui ait pas accordé un délai pour le paiement". Les modalités d'exercice de ce droit sont précisées par l'article 1613 du Code civil qui prévoit que le vendeur "ne sera pas non plus obligé à la délivrance, quand même il aurait accordé un délai pour le paiement, si, depuis la vente, l'acheteur est tombé en faillite, ou en état de déconfiture, en sorte que le vendeur se trouve en danger imminent de perdre le prix, à moins que l'acheteur ne lui donne caution de payer au terme". En cas de faillite, l'article 106 de la loi sur les faillites prévoit que "Pourront être retenues par le vendeur, les marchandises par lui vendues qui ne seront pas délivrées au failli, ou qui n'auront pas encore été expédiées, soit à lui, soit à un tiers pour son compte". Dans le cas d'une vente à réméré, l'article 1673 alinéa 1er du Code civil prévoit que "Le vendeur qui use du pacte de rachat doit rembourser non seulement le prix principal, mais encore les frais et loyaux coûts de la vente, les réparations nécessaires, et celles qui ont

« La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, J.B., Bruxelles, 1984, p. 236; « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1986, n° 138, p. 253; MOREAU-MARGRÈVE, « Les sûretés », in Chronique de droit à l'usage du Palais, III, Liège, 1987, p. 158; CATALA-FRANJOU, « De la nature juridique du droit de rétention », R.T.D.Civ., 1967, pp. 13 et suiv.; PILLEBOUT, « Recherches sur l'exception d'inexécution », L.G.D.J., 1971, n° 29 et suiv.; SCAPEL, « Le droit de rétention en droit positif », R.T.C.Civ., 1981, pp. 540 et suiv.; PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, t. II, n° 2533 et suiv.; CASSIN, De l'exception tirée de l'inexécution dans les rapports synallagmatiques; PLANIOL et RIPERT, Traité élémentaire de droit civil, t. VI, n° 458; AUBRY et RAU, Cours de droit civil, Vème éd., pp. 194 et suiv.; CARBONNIER, Droit civil, Les obligations, pp. 80 et suiv.; MAZEAUD et MAZEAUD, Leçons de droit civil, t. III, 5ème éd., pp. 118 et suiv.; RODIÈRE, note sous Cass. fr., 23 juillet 1964, D.P., 79; COPPENS, Retentierecht naar belgische recht - Preadviezen van de vereniging voor de vergelijkende studie van het recht van België en Nederland, 1969; R.P.D.B., V° Rétention; DEL MARMOL, "Quelques aspects du droit de rétention", Ann. de droit comm., 1934, pp. 140 à 153; CLOQUET, "Over twee twistpunten terzake het retentierecht", R.W., 1954-1955, col. 161; Répertoire Dalloz, V° Faillite, n° 1788; Comp. en Suisse TERCIER, La partie spéciale du Code des obligations, Zurich, 1988, pp. 6, 154 et 353; MONOD, La résolution des contrats synallagmatiques parfaits, p. 56; ENGEL, Traité des obligations en droit suisse, pp. 34, 336, 552, 589; NORDMANN, SCHWAAB, JOCOTTERT-TISSOT, Vos droits de créanciers, pp. 74 et 131; VON THUR, § 81, p. 621; JACOB, Le droit de rétention d'après les articles 895-898 du Code des obligations suisse, Thèse, Genève 1933; Comp. Comm. Charleroi, 4 décembre 1996, J.L.M.B., 1997, p. 1671, qui n'exige pas que le débiteur de l'obligation inexécutée soit le propriétaire de la chose retenue pourvu que la créance et la chose soient dans un rapport de connexité matérielle.

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augmenté la valeur du fonds, jusqu'à concurrence de cette augmentation. Il ne peut entrer en possession qu'après avoir satisfait à toutes ses obligations". En matière de bail, l'article 1749 du Code civil ordonne que "Les fermiers ou les locataires ne (puissent) être expulsés qu'ils ne soient payés par le bailleur ou, à son défaut, par le nouvel acquéreur, des dommages et intérêts qui leur sont dus". En vertu de l'article 1948 du Code civil, "Le dépositaire peut retenir le dépôt jusqu'à l'entier paiement de ce qui lui est dû à raison du dépôt". 100. Au-delà de ces textes légaux épars, il n'existe aucune réglementation légale d'ensemble du droit de rétention. Les premiers commentateurs du Code civil ont, dès lors, estimé que le droit de rétention n'existait pas en dehors des cas expressément visés par la loi128. La doctrine moderne admet maintenant que les dispositions précitées constituent les applications d'un principe général129. Un arrêt de la cour de cassation du 7 novembre 1935130 peut assurément être interprété en ce sens. Cette décision énonce, en effet, qu'"il n'existe pas de droit légal de rétention, mais d'après les principes généraux du droit, les parties peuvent convenir que l'entrepreneur retiendrait les marchandises à lui remises pour être travaillées à façon jusqu'à entier paiement". § 2. Fondement du droit de rétention 101. La recherche des conditions d'application et du fondement théorique de ce principe général du droit de rétention, s'est révélée difficile.

128 MERLIN, Répertoire, V° Droit de rétention, n° 231; LAURENT, Cours de droit civil, t. XXIX, n° 284; DE DECKER, Etude sur le droit de rétention, Larcier, 1909, p. 6. 129 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. VI, n° 812; VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, t. IV, 2184; FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1974, p. 17; VAN COMPERNOLLE, « Les sûretés réelles traditionnelles en droit belge », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 62; HEURTERRE, « Enkelen beschouwingen over het retentierecht », in Liber amicorum Dumon, 1983, t. I, p. 160; VAN OMMESLAGHE, « La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, JB. , Bruxelles, 1984, p. 236; « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1986, p. 253, n° 138. 130 Cass. 7 novembre 1935, Pas., 1936, I, 38, avec les conclusions du Ministère public.

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Les auteurs se sont souvent penchés sur la distinction à opérer entre le droit de rétention et l'exception d'inexécution. On sait que l'exception d'inexécution se définit comme le droit pour une partie de différer l'exécution de sa propre obligation, aussi longtemps qu'elle n'obtient pas le paiement de l'obligation due par le contractant131. Cette exception peut être invoquée dans tout rapport synallagmatique, procédant ou non d'une convention. Ainsi, peut-elle être invoquée dans un contrat synallagmatique, parfait ou imparfait; dans le cadre de rapports de restitution réciproques issus de la dissolution d'une convention; dans le cadre d'un quasi-contrat impliquant l'exécution de certaines prestations par les deux protagonistes de l'opération. Il faut que l'obligation dont l'exécution est suspendue, soit dans un rapport de connexité avec l'obligation dont l'exécution est suspendue, soit dans un rapport de connexité avec l'obligation dont l'exécution est attendue132. 102. Pour certains auteurs, le droit de rétention ne serait qu'une application particulière de l'exception d'inexécution. Pour d'autres, le droit de rétention ne pourrait être invoqué qu'en dehors du champ d'application de l'exception d'inexécution, c'est-à-dire lorsque le détenteur de la chose est créancier d'impenses envers son propriétaire, ou créancier d'indemnités en raison d'un dommage causé par la chose133. Une troisième thèse a été soutenue en France par Mme Catala-Franjou134. Cet auteur estime que l'exception d'inexécution ne sanctionnerait que l'inexécution de l'obligation principale, alors que le droit de rétention permettrait d'exercer sur le débiteur, coupable 131 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, n° 859; FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1979, p. 14, n° 4; STRANART, « De zekerheden », in Van Gerven, Beginselen van Belgisch Privaatrecht, I. XIII, "Handels- en economisch Recht", Deel I, vol. B., p. 659; L'exception d'inexécution constitue un principe général de droit: Cass., 6 mars 1986, R.C.J.B., 1990, p. 559, note HERBOTS, L'exception d'inexécution et la mesure à garder dans le contrat de bail. 132 LAMINE, Het retentierecht, 1982, p. 61, n° 114; STRANART, "De zekerheden", in Van Gerven, Beginselen van belgisch Privaatrecht, t. XIII, “Handels- en economisch Recht", Deel I, vol. B., p. 659. 133 Pour l'exposé de ces thèses, voy. FAGNART, "Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution", note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1979, pp. 12 et suiv.; VAN OMMESLAGHE, « Observations sur les effets et sur l'étendue du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1963, pp. 61 et suiv.; « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1986, p. 254, n° 139. 134 Voy. CATALA-FRANJOU, « De la nature juridique du droit de rétention », R.T.D.C., éd. 1967, pp. 9 et suiv.

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de ne pas avoir exécuté une obligation d'importance secondaire, une pression de nature à en provoquer l'exécution135. Cette théorie ne peut cependant être accueillie car l'exception d'inexécution ne peut être réduite à un moyen de pression destiné à provoquer l'exécution de l'obligation caractéristique d'un contrat. Elle peut, en principe, être invoquée pour obtenir l'exécution de toute obligation, qu'elle qu'en soit l'importance, sous réserve de l'application de la théorie de l'exécution de bonne foi des contrats, qui interdit qu'il soit fait abusivement usage d'un droit contractuel136. Comme le fait remarquer Mr Van Ommeslaghe, pas plus que l'exception d'inexécution, le droit de rétention ne pourrait être invoqué abusivement, c'est-à-dire notamment en provoquant un préjudice hors de proportion avec celui qui résulte de l'inexécution de son obligation par le cocontractant du rétenteur137. 103. La question de la distinction entre le droit de rétention et l'exception d'inexécution est à présent généralement délaissée par la doctrine en raison de son caractère trop académique et stérile138. Les auteurs s'accordent maintenant à considérer que la connexité entre la chose retenue et la créance dont le paiement est attendu, justifiant le droit de rétention, peut être tantôt purement juridique – tel sera le cas lorsque la corrélation entre la détention de la chose et l'obligation naît de la volonté des parties ou du législateur – tantôt matérielle (ou objective) -lorsque la créance est directement liée à la chose retenue et que clien apparaît d’évidence avant même d’avoir vérifié l’existence d'un cadre synallagmatique préalablement établi139. Toutefois, comme l'écrit M. Fagnart, la connexité, même matérielle, est toujours fondée, sur un rapport synallagmatique (contrat, quasi-contrat ou obligations légales mettant deux personnes en présence). 135 Voir dans le même sens : CORNU, "Observations", R.T.D.Civ. 1973, p. 789; WEIL et TERRE, Droit des obligations, Dalloz, 1975, n° 472. 136 Cass., 15 juin 1981, Pas., 1981, I, p. 1179; Cass., 18 mars 1971, Pas. 1971, I, p. 669; Bruxelles, 6 mars 1962, Pas. 1962, II, 273; Bruxelles, 23 février 1994, D.A.O.R., 1994, p.103; Cass., 6 novembre 1997, Bull., 1997, 1140. 137 VAN OMMESLAGHE "Observations sur les effets et l'étendue du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur", note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1983, p. 74, n° 4 ; voir aussi Gand, 22 juin 2001, T.G.R., 2001, p. 340 ; le détenteur doit, en outre, respecter les obliations du dépositaire (Civ. Anvers, 7 mai 2003, R.G.D.C., 2005 ; p. 152, note PIRSON « Le garagiste est-il dépositaire ? »). 138 VAN OMMESLAGHE, « La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, J.B, Bruxelles, 1984, p. 237. 139 VAN OMMESLAGHE, « Observations sur les effets et l'étude du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961m, R.C.J.B., 1963, p. 72; FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1979, pp. 18, 22 et 24.

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Le fondement du droit de rétention gît dans ce rapport synallagmatique et dans le fait de la détention, génératrice de droit140. Retenons simplement que le droit de rétention constitue la forme que prend l’exception d’inexécution, lorsque la prestation suspendue consiste en la remise d’une chose au débiteur, dont on attend qu’il s’exécute, propriétaire de cette chose. § 3. Nature (personnelle ou réelle) du droit de rétention 104. Certains auteurs ont fait valoir que le droit de rétention serait de nature personnelle, donc relative, lorsqu'il repose sur une connexité juridique, mais que, fondé sur une connexité matérielle, il se rapprocherait du droit réel, et s'apparenterait aux sûretés141. Pour notre part, nous pensons, comme l'écrit Lamine142 que le caractère limitatif de la liste des droits réels en droit positif interdit de considérer, en soi, le droit de rétention comme un droit réel, quel qu'en soit le fondement. 105. Toutefois, les articles 1613 du Code civil et 106 de la loi sur les faillites (qui prévoient tous deux qu'en cas de faillite de l'acheteur, le vendeur peut retenir les marchandises impayées, non encore livrées par lui), consacrent le principe de l'opposabilité aux tiers du droit de rétention aux créanciers du failli. Quelle est la portée de cette opposabilité qui semble effectivement rapprocher le droit de rétention d’un véritable droit réel. B. L’opposabilité du droit de rétention 140 FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre R.C.J.B., 1979, p. 25; LAMINE, Het retentierecht, pp. 34 et 37; VAN COMPERNOLLE, « Les sûretés réelles traditionnelles en droit belge », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 72, n° 19; LAMINE, Het retentierecht, p. 176, n° 305; HEURTERRE, « Enkele beschouwingen over het retentierecht », in Liber amicorum Dumon, p. 171, n° 24; MOREAU-MARGRÈVE, « Evolution du droit et de la pratique en matière de sûretés » in Les créanciers et le droit de la faillite, CDVA, 1983, p. 228; Anvers, 4 janvier 1994, R.W., 1993-1994, p. 1432. 141 Voy. pour un exposé de cette thèse, que l'auteur n'adopte pas pour autant : STRANART, « De zekerheden », in Van Gerven, Beginselen van Belgisch Privaatrecht, t. XIII, Handels- en economisch Recht, Deel I, vol. B., p. 660; en ce sens, VAN BUGGENHOUT et CORNELIS, « Retentierecht, pand en faillissement », R.W., 1977-1978, col. 1049 et suiv. 142 LAMINE, Het retentierecht, p. 178, n° 310.

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§ 1. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935 106. Un arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935143 est interprété comme ayant reconnu l'opposabilité du droit de rétention à la masse des créanciers du débiteur failli. A l'examiner de plus près, l'on observe que cet arrêt se fonde, plus largement, en définitive, sur les principes généraux du droit des obligations et en particulier, sur l'opposabilité de l'exception d'inexécution à la masse des créanciers du failli144. Dans cette affaire, un commerçant avait remis des marchandises à une entreprise de travail à façon, en vue de leur transformation. Le contrat d'entreprise ne prévoyait pas que l'entrepreneur devait remettre les marchandises oeuvrées au maître de l'ouvrage, sans que ce dernier payât, ou même offrît de payer le prix convenu. Les conditions générales de l'entrepreneur -auxquelles le contrat était expressément soumis- prévoyaient même, au contraire, que les marchandises remises à l'entrepreneur et travaillées par lui étaient "de convention expresse affectées au paiement des frais de manipulation, même des pièces qui ont été travaillées". Lorsque le maître de l'ouvrage, propriétaire des marchandises tomba en faillite, l'entrepreneur refusa la délivrance des marchandises jusqu'à entier paiement du prix dû, non seulement pour l'ouvrage des marchandises retenues, mais également pour les travaux effectués antérieurement sur d'autres marchandises. Les juges du fond avaient donné raison à l'entrepreneur en tous points, et avaient débouté le curateur de son action en restitution. Le pourvoi formé par le curateur soutenait qu'il n'existait pas de droit de rétention, en dehors d'un texte légal exprès, et qu'à tout le moins, ce droit -pour autant qu'il existât en l'espèce- ne pouvait être opposé au curateur de faillite. Sur les conclusions conformes de son Procureur général, Mr Paul Leclercq, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. 107. Sur le premier moyen, après avoir rappelé les constatations du juge d'appel selon lesquelles "la convention (litigieuse) stipulait expressément que les marchandises, se trouvant en la possession de (l'entrepreneur) étaient affectées au paiement des frais de manutention, même pour les pièces précédemment rendues", la Cour de cassation déclara que: 143 Cass., 7 novembre 1935, Pas., 1936, I, 38. 144 STRANART, "De zekerheden", in Van Gerven, Beginselen van Belgische Privaat recht, T. XIII, "Handels- en economisch Recht", Deel I, vol. B., p. 662.

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"les principes généraux du droit des obligations suffisent à justifier (la) décision (entreprise), sans qu'il soit besoin d'invoquer à son appui un soi-disant droit légal de rétention; qu'en effet, lorsque, comme dans l'espèce, les contractants se sont obligés réciproquement l'un envers l'autre, l'une obligation est la cause de l'autre et toutes deux doivent être remplies simultanément; que chacune des parties ne peut donc réclamer l'exécution des obligations de l'autre qu'à la condition d'offrir d'exécuter la sienne propre; que si elle ne le fait pas, l'autre est en droit de refuser d'accomplir sa prestation".

On constate que la Cour de cassation n'aborde pas la question de l'existence du droit de rétention, en dehors de l'exception d'inexécution. C'est, en réalité, ne vertu de cette dernière institution que l'entrepreneur est fondé à ne pas exécuter son obligation de délivrance avant le paiement du prix convenu. 108. Sur le deuxième moyen, faisant grief à l'arrêt entrepris d'avoir déclaré opposable au curateur l'exception soulevée par le rétenteur, la Cour de cassation décide que l'

"on ne voit pas pourquoi ce qui, avant la faillite, était un droit pour (l'entrepreneur) vis-à-vis de son cocontractant, deviendrait pour elle un privilège ou une faveur contre le demandeur qualitate qua; que pour anéantir ce droit, il faudrait dans le loi sur les faillites un texte qui ne s'y trouve pas; qu'au contraire, l'article 570 de cette loi (devenu l’article 106 de la loi sur les faillites) autorise le vendeur, qu'il ait ou non accordé à l'acheteur, un délai pour le paiement du prix, à retenir les marchandises qui ne sont pas délivrées au failli".

Il est difficile de souscrire sans réserve à ces affirmations de l'arrêt. En premier lieu, il est certain contrairement à ce qu'énonce l'arrêt, que, opposée à la masse, l'exception d'inexécution est constitutive "de facto" d'un droit de préférence, à l'instar du droit de rétention ou de la compensation. En outre, la Cour considère, à tort, selon nous, qu'un texte spécial serait nécessaire pour qu'une exception personnelle, donc relative, soit rendue inopposable à la masse. Le principe est, à notre sens, exactement contraire: une exception personnelle est inopposable (dans ses effets internes) aux personnes tierces par rapport à l'opération qui engendre cette exception et, par conséquent, aux créanciers du failli, sauf si la loi (au sens large) déroge à ce principe dans des cas particuliers. Ainsi, l'article 570 du Code de commerce (repris ensuite par l’article 106 de la loi sur les faillites) constitue un exemple de disposition autorisant l'opposabilité aux tiers de l'exception d'inexécution, le vendeur étant autorisé à ne pas exécuter son obligation de délivrance de marchandises impayées.

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109. Un troisième moyen de cassation critiquait l'arrêt entrepris pour avoir donné à la clause de la convention litigieuse -aux termes de laquelle les pièces détenues par l'entrepreneur étaient affectées au paiement du prix de l'ouvrage, même relatif à des pièces antérieurement oeuvrées- la portée d'un contrat de gage. La Cour de cassation n'examine pas ce moyen, considéré comme non recevable à défaut d'intérêt145. § 2. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 1976 110. Dans un arrêt du 7 octobre 1976146, la question de l'opposabilité aux tiers du droit de rétention s'est posée dans des circonstances très comparables à celles de l'arrêt du 7 novembre 1935. Dans cette affaire, la société anonyme Teinturia était en relations d'affaires suivies avec un commerçant qui lui remettait régulièrement des marchandises (des pièces de tissus et de fils écrus) en vue de leur manipulation et leur teinture. Les conditions générales de la S.A. Teinturia comprenaient une clause conçue comme suit:

"Les marchandises se trouvant en notre possession sont, de convention expresse, constituées en gage et affectées au paiement des frais de manipulation même pour les marchandises précédemment rendues: les marchandises que nos clients nous remettent à façon sont censées faire l'objet d'une seule et même convention non susceptible de division, encore qu'elle s'exécute par prestations successives".

Un an avant la faillite, la S.A. Teinturia, constatant que les sommes dues par son client étaient élevées, exigea de lui que, dorénavant, lui soit livrée une quantité de matières premières de valeur égale à la dette. Au moment de la faillite, la SA. Teinturia, qui était en possession d'une quantité importante de marchandises n'ayant fait l'objet d'aucune manipulation, fit déclaration à la faillite d'une créance chirographaire relative à l'ouvrage antérieurement effectué sur des marchandises déjà restituées au client.

145 Dans l'arrêt que la Cour de cassation prononcera le 7 octobre 1976, la Cour de cassation sanctionnera les juges du fond, pour n'avoir pas examiné si la clause de rétention constituait ou non une convention de gage (voir infra). 146 Cass., 7 octobre 1976, Pas., 1977, I, 154; R.C.J.B., 1979, p. 5, note FAGNART, Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution.

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Devant la Cour d'appel, la S.A. Teinturia fit valoir que les opérations génératrices de sa créance constituaient un tout indivisible, né d'un seul et même concours de volontés, exécuté par prestations successives, et que l'extension conventionnelle du droit de rétention sur les marchandises détenues pour assurer le paiement de travaux effectués sur des pièces déjà rendues, avait la portée d'un gage. La Cour d'appel constata que cette indivisibilité du contrat avait disparu, en l'espèce, au moment où le client avait vu son crédit ébranlé, et que, cette indivisibilité faisant défaut, la S.A. Teinturia était privée du droit de retenir des marchandises non oeuvrées pour garantir le paiement de travaux antérieurement effectués. La Cour d'appel ordonna donc la restitution à la masse des marchandises retenues. 111. A l'appui de son pourvoi, Teinturia soutint, en premier lieu, que l'arrêt entrepris avait violé le principe selon lequel les conventions ou accords conclus par le failli antérieurement à la période suspecte, conservent leurs effets à l'égard de la masse, sauf s'ils ont été faits en fraude des droits des créanciers, en ne donnant pas effet à l'extension conventionnelle du droit de rétention convenu entre parties. La Cour de cassation rejeta ce moyen au motif que l'arrêt, après avoir constaté souverainement que le lien de connexité nécessaire à l'existence du droit de rétention entre les pièces retenues et les créances dont le rétenteur réclamait le paiement, avait cessé d'exister un an avant la faillite, avait légalement décidé que la S.A. Teinturia ne pouvait plus se prévaloir à l'égard de la masse, d'un droit de rétention sur des matières premières non manufacturées, du chef desquelles aucune somme n'était due. 112. En second lieu, le pourvoi faisait grief à l'arrêt entrepris de n'avoir pas examiné, comme l'y invitaient pourtant les conclusions d'appel, si l'affectation de toutes les marchandises détenues par l'entrepreneur, au paiement du prix des travaux effectués sur des marchandises antérieurement restituées, n'entraînait pas la constitution d'un gage consenti de manière licite avant la période suspecte, en garantie de la dette existante. La Cour de cassation accueille ce moyen et casse l'arrêt entrepris sur la base de l'article 97 (devenu l’article 149) de la Constitution. Cet article ne sanctionnant qu'une illégalité de forme et non de fond, il n'est pas permis d'en déduire que, selon la Cour de cassation, la clause examinée soit, en principe, constitutive d'une convention de gage. 113. Quel est l'enseignement de l'arrêt du 7 octobre 1976 ? Il peut être déduit de la réponse au premier moyen de cassation, que l'existence et l'opposabilité aux tiers du droit de rétention suppose une connexité entre les pièces retenues et les créances dont le détenteur réclame paiement.

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En réalité, la Cour de cassation se prononce ainsi pour la première fois sur l'opposabilité aux tiers (et en particulier aux créanciers du failli) du droit de rétention147, en tant que tel. Cet enseignement est unanimement suivi par les juridictions de fond148. Nous avons vu, en effet, que l'arrêt du 7 novembre 1935 examiné ci-dessus, généralement cité à l'appui de la thèse favorable à l'opposabilité du droit de rétention, se prononçait, d’une manière plus générale, sur l'opposabilité à la masse de l'exception d'inexécution. L'arrêt du 7 octobre 1976 nous révèle encore que la connexité ne constitue pas uniquement une condition d'existence du droit de rétention entre parties, mais représente également une condition d'opposabilité de ce droit aux tiers. Cette opposabilité possède une portée particulière : celle qui est attachée aux droits réels. En effet, les tiers, plus qu’en reconnaître l’existence (ce qui limiterait l’opposabilité d’un droit personnel), doivent véritablement en supporter la charge. La connexité constitue donc une institution transcendant la distinction classique entre les droits de nature personnelle et les droits de nature réelle, puisqu'elle permet de faire fi de la relativité des effets internes d'un droit personnel, et d'attribuer à ce dernier un effet contraignant envers les tiers. L'arrêt ne livre pas la définition de la notion de connexité, et ne nous révèle qu'un seul élément de nature à permettre l'approche de ce concept: son existence, et partant, son éventuelle disparition relèvent de l'appréciation souveraine en fait du juge du fond149. § 3. Implications concrètes de l’opposabilité du droit de rétention

aux tiers

147 Cette jurisprudence est confirmée par Cass., 12 septembre 1986, Pas., 1987, I, 41. Remarquons à ce stade de l'examen, qu'il y a une incohérence à soutenir comme les auteurs le font souvent, d'une part, que le rétenteur ne pourrait pratiquer, entre ses propres mains, une saisie-arrêt de l'objet retenu, car cette saisie lui ferait perdre la possession, nécessaire à l'existence du droit de rétention; et, d'autre part, que la faillite ne fait pas obstacle au maintien du droit de rétention. La faillite est pourtant une procédure d'exécution collective, à laquelle le créancier rétenteur participe, à concurrence de sa créance. Il est donc également créancier saisissant de la chose retenue par lui. Pourquoi, dans ce cas, la saisie collective qu'entraîne la faillite, ne ferait-elle pas disparaître le droit de rétention, alors qu'elle aurait pourtant cet effet en cas de saisie-arrêt? 148 Voir notamment Liège, 13 janvier 2000, R.D.C.B., 2000, p. 423. 149 Cette jurisprudence est confirmée par Cass., 2 septembre 1982, Pas., 1983, I, 3; J.T., 1982, p. 739, R.W., 1983-1984, col 523.

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114. L’on sait que, lorsqu'il ne met face à face que le rétenteur et son débiteur, le droit de rétention constitue un simple moyen de pression, de nature à provoquer le paiement de la créance du rétenteur. Le droit de rétention n'autorise pas le créancier à requérir la vente du bien retenu150. Malgré cette imperfection, la garantie se révèle généralement efficace, car le débiteur, en principe, exécute sa dette pour récupérer son bien. En l'absence de faillite, le débiteur ne se trouve pas dans une situation où le paiement lui est impossible. Il ne subit aucune interdiction du droit d'exécuter le paiement de sa dette. L'exécution est dès lors toujours réalisable, éventuellement grâce au recours à l'emprunt. Il n'en va pas de même lorsque, victime d'une procédure d'exécution collective, le débiteur est placé de droit dans l'incapacité de payer. Le rétenteur ne bénéficie en principe d'aucun droit de prélèvement sur le produit de la réalisation du bien retenu, la somme correspondant au montant de sa créance151. En tant que créancier, il prend part, certes, à la saisie collective, et en cette qualité, il peut se prévaloir, comme les autres d'un droit à percevoir une partie du prix de la chose, mais sa qualité de rétenteur ne modifie pas le statut de sa créance, qui reste, le cas échéant, chirographaire152. Pourtant, il est admis que le droit de rétention offre au rétenteur une chance d’êtredésintéressé de la totalité de sa créance. Comment cette situation préférentielle se produit-elle ? En revanche, le curateur nommé en vue de présider à la liquidation du patrimoine du failli, est contraint de prendre position quant au sort de l'objet retenu, et ne peut se borner à accepter indéfiniment la rétention, par l’un des créanciers, d'un bien appartenant au failli153.

150 Civ. Bruxelles, 28 juin 1996, J.L.M.B., 1996, p. 1655. 151 MOREAU-MARGRÈVE, « Les sûretés », in Chronique de droit à l'usage du Palais, T. III, p. 158; VAN OMMESLAGHE, « La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, J.B., Bruxelles 1984, p. 241, n° 46. 152 STRANART, "De zekerheden", in Van Gerven, Beginselen van Belgisch privaatrecht, T. XIIII, "Handels- en economisch recht", Deel I, vol. B., p. 662; VAN OMMESLAGHE, « Observations sur l'étendue et les effets du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1983, p. 76; et « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1988, p. 259, n° 143. 153 Le problème est identique en cas d'exception d'inexécution, voy. infra.

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Face à cette obligation, le curateur, pour récupérer le bien, rembourse le créancier ; ou, au contraire, en abandonne la propriété en évaluant cette perte à une somme imputable sur la créance du rétenteur. Comme Mr Van Ommeslaghe l'a démontré dans une note classique154, il faut admettre, comme nous le ferons, pour l'exception d'inexécution, que le droit de rétention, opposable à la masse des créanciers du failli en raison de la connexité sur laquelle il repose, change fondamentalement de nature en cas de faillite (ou plus généralement en cas de liquidation portant sur l'ensemble du patrimoine du débiteur, rendant impossible l'exécution volontaire par ce dernier de la créance du rétenteur). De moyen de pression tendant à provoquer l'exécution de la créance du rétenteur, le droit de rétention devient nécessairement une véritable garantie, d'origine prétorienne, supposant la réunion de deux conditions cumulatives: d'une part, la connexité entre la créance du rétenteur et la chose retenue (l'une et l'autre relevant d'un même rapport synallagmatique), et, d'autre part, le fait de la détention155. 115. L’opposabilité vaut alors à l’encontre du propriétaire de la chose retenue, ou d’un titulaire de droit réel sur cette chose, même si ceux-ci ne s’identifient pas au débiteur de la créance justifiant la rétention156. Cette solution s’impose si le propriétaire a acquis le bien ou si le titulaire d’un droit réel a acquis ce droit, après que les conditions du droit de rétention furent remplies. Dans ce cas, le bien a été transmis, ou le nouveau droit, constitué, avec le droit de rétention157. Dans le cas contraire, le droit de rétention ne peut s’exercer que si, lors de l’entrée en détention, le rétenteur était de bonne foi. Ainsi, le commissionnaire-expéditeur ne peut exercer son droit de rétention que lorsqu’il n’est pas établi que, lors de la réception des marchandises, il aurait su que le droit de propriété du commettant était contesté par un tiers158. § 4. Les clauses d’extension de la connexité entre biens et créances

154 VAN OMMESLAGHE, « Observations sur l'étude et les effets du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti conctractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Cass., Gand 4 mai 1961, R.C.J.B., 1963, p. 82; voy. également « La sanction de l'inexécution du contrat » in Les obligations contractuelles, J.B., Bruxelles, 1984, p. 241, n° 46; « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1988, p. 259, n° 143. 155 Pour des applications jurisprudentielles récentes: voir Liège, 13 janvier 2000, R.D.C.B., 2000, p. 423; Anvers, 23 novembre 1998, J.P.A., 1999, p. 42; Comm. Bruges, 29 avril 1998, T.G.R., 1998, p. 212; Liège, 7 juin 1996, J.L.M.B., 1997, p. 633. 156 Anvers, 15 novembre 2004, Njw, 2005, p. 705, note SOMERS. 157 Comm. Anvers, 14 février 2001, R.W., 2002-2003, p. 227. 158 Anvers, 16 février 2005, R.W., 2004-2005, p. 1147 ; Anvers, 25 juin 2004, R.D.C.B., 2005, p. 537, note Libouton ; Gand, 29 octobre 2003, T.G.R., 2004, p. 13, note ; Anvers, 17 mars 2004, D. Eur. Transp., 2004, p. 654 ; Comm. Termonde, 1er mars 2001, R.W., 2003-2004, p. 469 ; T.G.R., 2002, p. 92, note.

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116. L'arrêt du 7 octobre 1976 se prononce-t-il sur la validité et l'opposabilité aux tiers des clauses dites d'extension conventionnelle de connexité? Sur ce point, l'interprète de l'arrêt reste perplexe. L’on se souviendra que le premier moyen de cassation ne se bornait pas à critiquer l'arrêt entrepris en ce qu'il aurait décidé en fait, qu'il n'existait pas de lien de connexité entre les marchandises retenues et la créance du rétenteur, mais lui faisait grief de ne pas avoir donné à une convention non frauduleuse, les effets obligatoires qu'elle avait entre parties. Ladite convention -rappelons-le- prévoyait que les marchandises à façonner remises par le client "sont constituées en gage et affectées au paiement des frais de manipulation même pour les marchandises précédemment vendues", et "sont censées faire l'objet d'une seule et même convention non susceptible de division, encore qu'elle s'exécute par prestations successives". La Cour de cassation écarte le moyen en déclarant, textuellement, que "l'arrêt décide (…) légalement, sur la base de (…) constatations de fait, et dès lors souveraines, que le lien de connexité entre les pièces retenues et les créances dont le détenteur réclame paiement, nécessaire à l'existence du droit de rétention, ayant cessé d'exister (…), la demanderesse ne peut plus se prévaloir, à l'égard de la masse, d'un droit de rétention sur les matières non manufacturées qui lui ont été confiées postérieurement au (…) début de la période suspecte, qui n'ont fait l'objet d'aucune manipulation et du chef desquelles aucune somme n'est due à la demanderesse; que le moyen manque en droit". Il existe, en doctrine, deux lectures différentes de ce passage de l'arrêt. Selon une première interprétation, la Cour de cassation aurait ainsi implicitement décidé que les clauses d'indivisibilité ne pouvaient sortir leurs effets si le juge constate que l'indivisibilité qu'elles créent n'existe pas dans les faits159. Selon une seconde interprétation, l'arrêt ne constituerait qu'une décision d'espèce, et non de principe, n'entraînant aucune condamnation formelle des clauses d'extension du droit de rétention160. 159 STRANART, Les sûretés commerciales, recyclage St. Louis, 1983, p. 73; DE LEVAL, « Saisies et droit commercial » in Les créanciers et le droit de la faillite, CDVA, 1983, p. 290; CORNELIS et VAN BUGGENHOUT, « Retentierecht, pand en faillissement », R.W., 1977-1978, col. 1417; VAN COMPERNOLLE, « Les sûretés réelles traditionnelles en droit belge », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 69; SIMONT, « Essai de classification des sûretés issues de la pratique et problèmes juridiques qu'elles posent », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 307. 160 VAN OMMESLAGHE, « Sûretés issues de la pratique et autonomie de la volonté », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 381.

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C'est cette seconde interprétation qui, à notre sens, doit prévaloir. En effet, il ressort de l'arrêt que, aux yeux de la Cour de cassation, le demandeur aurait donné une fausse interprétation de l'arrêt entrepris, en lui faisant grief d'avoir écarté les effets d'une convention existant entre parties, alors que la Cour d'appel en a constaté souverainement l'inefficience, en l'espèce. En règle, le moyen de cassation reposant sur une fausse interprétation de l'arrêt entrepris, manque en fait et non en droit. Dès lors, bien que la Cour de cassation rejette le premier moyen en déclarant que celui-ci manque en droit, il semble, eu égard au motif sur lequel l'arrêt se fonde, que ce moyen soit en réalité écarté en tant qu'il manque en fait. Or, aucun enseignement théorique161 ne peut être déduit du rejet par la Cour suprême d'un moyen manquant en fait. 117. S'interrogeant sur la possibilité d'étendre conventionnellement le doit de rétention ou d'étendre conventionnellement le lien de connexité qui permettrait au façonnier de se prévaloir d'un droit de rétention, Mr le Procureur général Krings déclare ne pas pouvoir admettre ce procédé au motif qu'il aboutirait à dénaturer le droit de rétention. "En fait", ajoute-t-il "on en vient ainsi à renoncer à la condition du contrat unique, de telle sorte que le droit de rétention pourrait être exercé même en cas de contrats multiples, pour autant qu'il y ait une convention établissant une connexité entre ces contrats. Si le droit de rétention ne peut être justifié parce qu'il y a eu plusieurs contrats et que les biens détenus ne se rapportent pas au contrat dont l'exécution est poursuivie, la rétention de ces biens pourrait être justifiée par l'existence d'un droit de gage. Le débiteur de la créance pourrait, en effet, avoir consenti à son créancier, à titre de sûreté, un gage sur les biens qui font l'objet d'autres créances que celle pour laquelle la garantie est donnée. En ce cas, ce sont évidemment les règles relatives au gage qui sont applicables, spécialement en ce qui concerne l'opposabilité de ce gage à la masse du débiteur failli …"162. A l'époque, l'éminent magistrat rattachait, on le voit, l'opposabilité du droit de rétention à l'unicité du contrat entraînant la détention de la chose et la créance dans le chef du rétenteur. Il a nuancé cette position par la suite163 pour se rapprocher de la thèse suivant laquelle la connexité peut reposer sur l'accord des parties. En doctrine, les adversaires de l'extension conventionnelle du droit de rétention font valoir que, par cette opération, les parties porteraient atteinte au principe de l'égalité des créanciers164.

161 Etranger à la technique de cassation. 162 Conclusions précédant l'arrêt du 7 octobre 1976, Pas., 1977, pp. 158-159. 163 Conclusions générales in Le droit des sûretés, JB., 1992. 164 CLOQUET, « Les concordats et la faillite » in Les Novelles, Droit commercial, t. IV, 1e éd., n° 1544; DENNERY, « De l'extension conventionnelle du droit de rétention spécialement en cas de

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D'autres auteurs plaident, au contraire, pour la reconnaissance de la licéité de telles clauses, sauf fraude et moyennant leur soumission aux règles régissant la période suspecte précédant la faillite. Ils soutiennent que l'étendue de la créance garantie par la chose retenue, dépend, en cas de connexité juridique, de celle du rapport synallagmatique qui fonde la connexité, et que, partant, l'on n'aperçoit pas pourquoi les parties ne pourraient conventionnellement définir les limites du rapport synallagmatique qui fonde cette connexité165. 118. Ne convient-il pas de distinguer très nettement les effets des clauses d'indivisibilité entre parties contractantes, et les effets qu'elles peuvent engendrer à l'égard des tiers ? Entre parties, la validité des clauses d'indivisibilité paraît incontestable. Le principe de l'autonomie de la volonté impose que les parties puissent régler, comme elle l'entendent, l'affectation des marchandises remises. On n'aperçoit pas quelle règle impérative ou d'ordre public pourrait venir discipliner, en cette matière, la liberté contractuelle des parties. Certes, comme l'écrit Mr le Procureur général Krings, le droit de rétention se trouve ainsi "dénaturé"166. Il est vrai, en effet, que le droit de rétention se présente "naturellement" -c'est-à-dire en l'absence d'indivisibilité conventionnelle- dans d'autres conditions. Ce droit résulte alors -nous l'avons vu- d'une connexité matérielle, ou objective; ou encore d'une connexité issue d'un contrat unique. Si ces deux fondements relèvent de la "nature" et du régime de droit commun du droit de rétention, encore ne participent-ils en rien de son essence ou d'un régime impératif faillite du débiteur », Rev. Gén. Faill., 1937, p. 452; COPPENS, « Examen de jurisprudence - Faillites et concordats », R.C.J.B., 1975, p. 439; et avec T'KINT, « Examen de jurisprudence - Faillites et concordats », R.C.J.B., 1979, p. 387; LAMINE, Het retentierecht, 1982, n° 313, p. 179; MOREAU-MARGRÈVE, « Evolution du droit .de la pratique en matière de sûretés », in Les créanciers et le droit de la faillite, CDVA, 1983, p. 228; « Les sûretés », in Chronique de droit à l'usage du Palais, III, Liège, 1987, p. 158. 165 VAN OMMESLAGHE, « Observations sur les effets et l'étendue du droit de rétention et de l'exceptio non adimpleti contractus, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1963, p. 87; STRANART, « Rapport de synthèse », in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 60, note 44; Les sûretés commerciales, St. louis, 1983, p. 69; « Opposabilité aux tiers des conventions d'indivisibilité, de compensation et d'unicité de comptes », C.I.E.A.U., 1983, p. 28; et "De zekerheden", in Van Gerven, Beginselen van Belgisch privaatrecht, T. XIII, "Handels- en economisch recht", Deel I, vol. B., p. 667; FAGNART, « Recherches sur le droit de rétention et l'exception d'inexécution », note sous Cass., 7 octobre 1976, R.C.J.B., 1977, pp. 31 et suiv. et les références citées. 166 Voir les conclusions précédant l'arrêt du 7 octobre 1976, Pas., 1977, p. 158.

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de ce droit, lequel ne fait, d'ailleurs, l'objet d'aucune réglementation légale d'ensemble. Rien ne s'oppose, en conséquence, à ce que les parties "dénaturent" conventionnellement le droit de rétention, pour autant qu'elles ne poussent pas leur volonté dérogatoire jusqu'à atteindre le fondement même de ce droit. En revanche, l'opposabilité de la clause d'indivisibilité aux créanciers du propriétaire du failli du bien retenu, paraît, inadmissible. Dès la faillite, en effet, les créanciers participant à la procédure ont acquis des droits sur les biens du débiteur. Ces droits, par l'effet du recours à l'exécution forcée, se sont réalisés et ont atteint le statut de droits d'opposabilité absolue, leur permettant de percevoir une part du produit de réalisation des biens du failli. Parmi ces biens, figurent les marchandises faisant l'objet de la rétention conventionnellement étendue. Faire supporter aux créanciers du débiteur les effets de cette rétention conventionnellement étendue, non constitutive d'un droit réel, reviendrait à leur infliger le respect d'obligations purement personnelles du débiteur, en diminuant les prérogatives d'opposabilité absolue qu'ils ont acquises par la saisie ou la faillite. Ce serait là leur imposer les effets internes de la convention d'indivisibilité et non son effet externe. La convention d'indivisibilité n'entraîne qu'une affectation imparfaite des objets retenus à l'exécution des créances. Comme l'écrit De Page, "En affectant certains biens à la réalisation d'un but donné, le titulaire du patrimoine entend presque toujours limiter à ces biens l'action des créanciers avec lesquels il traitera pour atteindre ce but (…). On peut dire que lorsque l'affectation crée une division qui s'impose aux créanciers, elle produit des effets externes, une division parfaite. Lorsque l'affectation crée une division qui ne s'impose pas aux créanciers, elle ne produit que des effets internes, une division imparfaite"167. 167 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. V., p. 568. Il faut toutefois nuancer le propos en opérant une distinction entre les tiers qui ne disposent d'aucune prétention réelle ou réalisée sur le bien, et ceux qui peuvent invoquer un tel droit. Illustrons par un exemple la distinction entre l'effet externe et les effets internes de la convention d'indivisibilité: l'effet externe de la convention d'indivisibilité s'impose aux tiers qui ne disposent d'aucun droit réel ou droit réalisé sur les biens retenus. Ainsi, le locataire d'une voiture retenue, non en vertu d'un droit de rétention né d'un rapport synallagmatique unique -droit de rétention dit "naturel"-, mais en exécution d'une convention d'indivisibilité, ne pourrait exiger du rétenteur qu'il lui livre la voiture louée. Il ne peut que s'adresser au bailleur du véhicule pour obtenir la réparation par équivalent des conséquences de l'indisponibilité de l'objet. La raison en est que la patrimoine du locataire ne contient à l'égard des tiers aucun droit direct sur la voiture elle-même, mais ne présente qu'une prétention de nature personnelle envers le bailleur. Ce dernier ne peut exécuter les obligations issues du bail, en raison de la rétention de la voiture par un tiers; le contrat d'où résulte ce droit de rétention est un fait, qui s'impose au locataire en vertu de l'effet externe de la convention d'indivisibilité. Le patrimoine du locataire n'en est pas amoindri pour autant: il dispose d'un recours en dommages et intérêts, destiné à combler toute la perte née de l'existence de ce fait que constitue la convention du bailleur avec le rétenteur. Il n'en va pas de même du saisissant de

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119. Nous verrons, lors de l'examen de l'exception d'inexécution, que la connexité, telle que cette notion apparaît à l'examen de la jurisprudence de la Cour de cassation, est définie comme le lien qui unit deux biens, deux obligations ou un bien et une obligation (en l'occurrence, le bien retenu et la créance du rétenteur) d'une manière telle que l'un grève l'autre, comme le seraient, si nous considérerions le monde physique et non celui, abstrait, du droit, deux choses incorporées l'une à l'autre trouvant, ensemble -et ensemble seulement- un sens ou un intérêt. Cette définition de la connexité est exigeante; elle n'autorise pas les accommodements purement consensuels. La connexité est un fait, et non l'aménagement volontaire d'une réalité qui n'existe pas nécessairement. Certes, elle est le plus souvent issue d'une convention et donc indirectement de la volonté humaine, mais cette convention elle-même correspond à une réalité propre: elle a un objet, une cause ; elle reçoit une exécution concrète, sur lesquels se sont accordées les parties contractantes. Chaque convention résulte, en effet, d'une négociation tendant à un but, souvent économique, à la réalisation duquel concourent les obligations réciproques des parties, ainsi que les biens nécessaires à l'opération, en manière telle que détacher ces biens et ces obligations ruinerait l'objectif poursuivi168. Prétendre conventionnellement lier plusieurs contrats entre eux alors qu'isolément, chacun de ces contrats forment un ensemble cohérent, autonome, apte, en principe, à conduire à la réalisation de l'objectif, ne peut faire naître le fait de la connexité. Nous comprenons, dès lors, la distinction retenue par Mr. le Procureur général Krings, dans ses conclusions précédant l'arrêt du 7 octobre 1976, entre la connexité objective, créatrice d'un droit de rétention opposable à la masse, et la connexité purement

la voiture, ou des créanciers du failli. Leurs prétentions sur l'objet retenu sont directes, et d'opposabilité absolue. Elles s'imposent au rétenteur qui (s'il détient en vertu d'une clause d'indivisibilité et non de droit de rétention "naturel") ne peut que respecter ces droits réalisés, qui le contraignent directement comme ils contraindraient n'importe quel autre tiers entre les mains duquel se trouverait la voiture. Refuser d'obtempérer aux prétentions des saisissants conduirait à une amputation réelle de leur patrimoine, à la négation d'un droit d'opposabilité absolue leur appartenant. Ce serait, dès lors, véritablement, obtenir l'exécution de la clause d'indivisibilité au détriment du patrimoine des saisissants. En d'autres mots, ce serait leur imposer le respect des effets internes de la convention, par la négation de leurs droits acquis directement sur le bien lui-même. Toute autre est, d'après la Cour de cassation, la situation du rétenteur dit "naturel". Il ressort, en effet, -nous l'avons vu- de l'arrêt du 7 octobre 1976, que la connexité entre la chose retenue et la créance du rétenteur permet de transcender la relativité des effets du droit de rétention, si la détention et la créance sont issues d'un seul contrat. 168 Voir pour une application récente: Gand, 3 décembre 1997, A.J.T., 1998-1999, p. 420, note MICHIELS; R.D.C.B., 1999, p. 335.

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subjective subjective sans réalisation concrète, rejetée en cas de faillite. C’est en ce sens que s’oriente la jurisprudence des juridictions de fond, qui requiet, pour que le droit de rétention – qui n’est pas un droit réel – ait pourtant un effet réel, que la clause extensive corresponde à la réalité économique des relations commerciales régulières et continues entre les parties169. SECTION 2 – L’EXCEPTION D’INEXÉCUTION A. Position de la question § 1. Définition 120. L'exception d'inexécution (ou "exception non adimpleti contractus") permet, dans les contrats synallagmatiques, au cocontractant qui ne reçoit pas de sa contrepartie l'exécution des obligations qui lui incombent, de différer l'exécution de ses propres obligations jusqu'au moment où l'autre partie exécutera ou offrira d'exécuter les siennes170. Elle est applicable également aux rapports juridiques nés entre les parties de la résolution du contrat171. 121. L'exception d'inexécution apparaît comme un moyen de défense paralysant l'action d'une partie qui n'exécute pas ou n'offre pas d'exécuter ses obligations corrélatives. L'effet de l'exception d'inexécution est donc, en principe, d'arrêter momentanément le jeu normal du contrat, en raison de la carence d'une partie, justifiant la suspension d'exécution chez l'autre172. § 2. Fondement de l’exception d’inexécution 122. Le fondement de l'exception d'inexécution réside dans l'idée qu'il est inadmissible, dans un contrat synallagmatique, que l'une des parties soit contrainte d'exécuter ses obligations, alors que l'autre ne les remplit pas. C'est l'interdépendance des obligations réciproques, inhérentes à ce genre de contrat, qui s'y oppose. La réciprocité des

169 Anvers, 15 mars 2004, Njw, 2005, p. 703, note CAUFFMAN ; J.O.A., 2004, p. 328 ; R.W., 2004-2005, p. 1354 ; Liège, 28 octobre 2004, J.L.M.B., 2005, p. 1045. 170 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, p. 710, n° 859; VAN OMMESLAGHE, « La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, J.B., Bruxelles, 1984, p. 217, n° 17-18; Cass., 14 mars 1991, Pas., 1991, I, 652; J.T., 1992, p. 77; Cass., 26 mai 1989, Pas., 1989, I, 1020. 171 Cass., 12 septembre 1986, Pas., 1987, I, 41. 172 Cass., 7 février 1979, Pas., 1979, I, 654.

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prestations est, en effet, de l'essence des rapports synallagmatiques173. Les obligations des parties sont étroitement liées l'une à l'autre; elles se conditionnent mutuellement. Le contrat n'existe qu'en raison de cette fusion des obligations propres à la structure de la combinaison conventionnelle. Il est impossible de maintenir les obligations de l'une des parties lorsque celles de l'autre partie font défaut. Cette interdépendance est issue de la volonté présumée des parties174. 123. L'exception ne peut être opposée à une partie dont la prestation peut être exécutée de manière différée. Le droit de suspendre l'exécution de son obligation est refusé à quiconque est obligé à l'exécution préalable175. Le principe de l'exécution "trait pour trait" des obligations étant, en effet, supplétif, il est loisible aux parties de l'écarter en prévoyant un terme. Dans ce cas, le cocontractant qui bénéficie du terme, est en droit d'exiger l'exécution sans offrir sa propre prestation176. 124. La mise en oeuvre de l'exception d'inexécution exige que celui qui l'oppose, puisse se prévaloir d'une créance née du même rapport juridique que sa dette. Il faut encore que cette créance soir certaine et exigible177. Ces principes ont été mis en lumière dans un arrêt de la Cour de cassation du 24 avril 1947178. § 3. L’arrêt de la Cour de cassation du 24 avril 1947 125. Les faits de cette affaire peuvent être résumés comme suit: le sieur De Want était lié par un contrat d'emploi, à la Compagnie Valentine. Aux termes de l'article 7 § 1er de ce contrat, l'employé était tenu de s'abstenir de toute concurrence pendant deux ans à dater de la résiliation du contrat. Après un licenciement pour motif grave, De Want entra au service d'une firme concurrente. 173 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, p. 696, n° 836. 174 MAZEAUD, MAZEAUD et CHABAS, Leçons de droit civil, 7e éd., « Les obligations - théorie générale », p. 1145; voy. également PILLEBOUT, « Recherches sur l'exception d'inexécution », L.G.D.J., 1971; CASSIN, De l'exception tirée de l'inexécution dans les rapports synallagmatiques, thèse, Paris, 1914. 175 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, p. 715, n° 865, 2°; Cass., 5 mai 1971, Pas., 1971, 805. 176 MAZEAUD, MAZEAUD et CHABAS, Leçons de droit civil, 7e éd., « Les obligations - théorie générale », p. 1145, n° 1128; VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 614; Cass., 5 mai 1972, Pas., 1971, I, 804. 177 MARTY et RAYNAUD, Droit civil - Les obligations, 2e éd., t. I, p. 334, n° 324. 178 Cass., 24 avril 1947, Pas., 1947, I, 174; R.C.J.B., 1949, note DE BERSAQUES, p. 125.

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Sur l'assignation de la Compagnie Valentine, De Want fut condamné au paiement d'une clause pénale, dont le montant était prévu dans le contrat d'emploi résilié. Cette condamnation fut prononcée malgré l'exception d'inexécution, soulevée par De Want, déduite du non paiement, par la Compagnie Valentine, d'une somme, conventionnellement fixée, payable mensuellement pendant les six mois consécutifs à la résiliation. Après avoir tracé le profil de l'exception d'inexécution, décrite comme un mécanisme existant de droit dans les contrats synallagmatiques179, et produisant un effet temporaire, en ce sens "qu'elle permet à chacune des parties de suspendre l'exécution de son obligation et de retenir ainsi ses propres prestations aussi longtemps que son cocontractant reste en défaut d'effectuer les siennes", la Cour de cassation rejette le pourvoi de De Want, aux motifs que:

"Demandeur sur exception, celui qui invoque (l'exception d'inexécution) et se prétend provisoirement libéré doit, conformément à l'article 1315 alinéa 2 du Code civil, justifier le fait qui a produit la suspension de sa dette; qu'il incombait donc au demandeur de prouver que la société défenderesse était en défaut d'effectuer les prestations que lui imposait la convention; que l'arrêt relève qu'en entrant au service d'une firme concurrente, c'est le demandeur qui a manqué à ses obligations contractuelles, et a de ce fait, rendu définitivement impossible l'exécution de la convention litigieuse; que cette constatation suffit à justifier la décision du juge".

126. La portée de cette décision est double: d'une part, la Cour y affirme que dès l'instant où il se prétend momentanément libéré d'une obligation, dont il ne conteste pas l'existence à sa charge, l'excipiens doit, par application de l'article 1315 du Code civil, rapporter la preuve du fait qui justifie sa libération, à savoir l'inexécution de l'obligation pesant sur le cocontractant180; et d'autre part, la Cour y souligne l'impossibilité de soulever l'exception d'inexécution lorsque l'exécution poursuivie est devenue définitivement impossible par la faute du créancier lui-même. B. L’opposabilité de l’exception d’inexécution § 1. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935

179 Cette jurisprudence est constante, voir Cass., 23 février 1956, Pas., 1956, I, 652; Cass., 18 mars 1971, Pas., 1971, I, 669 et la note; VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 613. 180 DE BERSAQUES, note sous Cass., 24 avril 1947, R.C.J.B., 1949, I, p. 135, n° 11.

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127. Réduite à un moyen de pression strictement temporaire, on aperçoit mal le rôle de l'exception d'inexécution dans le cadre de la faillite d'une des parties. La survenance de la faillite engendre deux phénomènes de nature à exercer une influence sur la mise en oeuvre de l'exception d'inexécution. D'une part, cette mise en oeuvre est facilitée par le jugement déclaratif puisque la faillite rend toutes les dettes du failli immédiatement exigibles. Or, l'exigibilité de la dette du cocontractant défaillant est une condition -nous l'avons vu- de l'exercice de l'exception d'inexécution181. Mais, d'autre part, le caractère définitif de l'inexécution par le failli de ses obligations résultant de contrats auxquels la faillite met automatiquement fin, ainsi que le caractère nécessairement forcé (et non volontaire) de l'exécution de ses obligations, issues de contrats poursuivis par le curateur, semblent incompatibles avec le mécanisme de l'exception d'inexécution, compris comme un moyen de pression, temporaire et simplement suspensif. L'arrêt, rendu par la Cour de cassation, le 7 novembre 1935182, déjà examiné plus haut, a pourtant décidé que l'exception d'inexécution pouvait être invoquée même en cas de faillite de la partie défaillante. Le curateur ne peut donc considérer que le paiement du dividende constitue l'exécution de la prestation du failli et exiger du cocontractant l'exécution de ses obligations183. 128. La Cour de cassation motive sa décision – rappelons-le – par les considérations que, "dans un contrat synallagmatique, l'obligation de l'une des parties est la cause de l'autre et toutes deux doivent être remplies simultanément; que chacune des parties ne peut donc réclamer l'exécution de l'obligation de l'autre qu'à la condition d'offrir d'exécuter la sienne propre; que s'il ne le fait pas, l'autre est en droit de refuser d'accomplir sa prestation; (…) qu'on ne voit pas pourquoi ce qui, avant la faillite, était un droit pour (l'entrepreneur) vis-à-vis de son cocontractant deviendrait un privilège ou une faveur contre (le curateur); que pour anéantir ce droit, il faudrait, dans la loi sur les faillites un texte qui ne s'y trouve pas; qu'au contraire, l'article 570 de cette loi (devenue l’article 106 de la loi sur les faillites) autorise le vendeur, qu'il ait ou non accordé à l'acheteur un délai pour le paiement du prix, à retenir les marchandises qui ne sont pas délivrées au failli". 181 VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 615. 182 Cass., 7 novembre 1935, Pas., 1936, I, 38. 183 VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 615.

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129 Nous avons déjà émis ci-dessus les critiques que nous croyons pouvoir formuler à l'encontre de cette décision. En premier lieu, il est certain, contrairement à ce que prétend l'arrêt, que l'opposabilité à la masse de l'exception d'inexécution est de nature à entraîner une faveur au profit du créancier qui l'invoque. En effet, ce dernier pourra prétendre, avant d'exécuter sa prestation, recevoir le paiement intégral de sa créance, alors qu'il ne pourrait, si le bénéfice de l'exception d'inexécution lui était refusé, attendre que la perception d'un dividende. En second lieu, la Cour, en estimant qu'un texte spécial du régime de la faillite serait nécessaire pour rendre l'exception d'inexécution inopposable à la masse, méconnaît la notion même de l'exception d'inexécution, définie comme une mécanisme à effet suspensif et temporaire, inadapté dès lors, en principe, aux situations comme la faillite engendrant une inexécution définitive. Le raisonnement doit -nous semble-t-il- être renversé: c'est en vertu d'une règle dérogatoire que l'exception d'inexécution peut être opposée à la masse. Cette règle dérogatoire, en ce qui concerne les faits qui ont donné lieu à l'arrêt du 7 novembre 1935, n'est pas déposée dans l'article 570 du Code de commerce (devenu l’article 106 de la loi sur les faillites), invoqué par la Cour suprême. En effet, cette disposition consacre bien l'opposabilité à la masse de l'exception d'inexécution, mais dans le cadre de la vente, et non dans celui, caractérisant l'espèce, du contrat d'entreprise. 130. En réalité, la justification de l'opposabilité à la masse de l'exception d'inexécution doit être découverte dans les conclusions de Mr Le Procureur général Leclercq, précédant l'arrêt. L'éminent magistrat s'y exprime ainsi: "Deux personnes prennent des engagements réciproques dont l'un est la contrepartie de l'autre: un engagement est pris parce que l'autre est pris; dès lors, chaque engagement que l'une des parties obtient de l'autre, est grevé de l'engagement que cette partie a contracté et qui est corrélatif à l'autre. Si la partie veut faire valoir le droit que la convention lui confère, elle ne peut le faire valoir que tel qu'il existe; il reste grevé de la promesse d'exécuter telle obligation; la partie ne peut donc invoquer son droit conventionnel que dans les limites où la convention le lui concède; qu'elle le remplisse donc avant de réclamer. Cette nécessité pour elle d'exécuter son engagement en même temps qu'elle poursuit l'exécution de l'engagement pris envers elle, résulte donc de la convention elle-même. La partie ne peut réclamer le respect du droit que la convention lui confère que moyennant l'observation des charges qui la grève, c'est-à-dire qu'en accomplissant l'obligation qui paie ce droit"184.

184 Conclusions du Ministère public précédant l'arrêt du 7 novembre 1935, Pas., 1936, I, 38.

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Ces développements démontrent, en réalité, que le fondement de l'exception d'inexécution doit être trouvé dans la connexité des obligations contractuelles. C'est cette connexité, même si le terme n'en est pas expressément employé, qui fonde également l'opposabilité de l'exception à la masse. § 2. L’arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 1973 131. La jurisprudence de l'arrêt du 7 novembre 1935 est confirmée par une décision plus récente du 13 septembre 1973185. Dans cette affaire, une banque cessionnaire de la créance d'un entrepreneur, adjudicataire de travaux pour la Régie des Télégraphes et Téléphones, avait assigné le maître de l'ouvrage en paiement d'une somme due de 3.000.000 frs. L'entrepreneur étant tombé en faillite avant la fin de l'exécution des travaux, la Régie des Télégraphes et Téléphones opposa, entre autres moyens, l'exception non adimpleti contractus. Les juridictions de fond rejetèrent cette défense au motif que l'exception d'inexécution ne peut être accueillie dès qu'il est certain que la défaillance du cocontractant est définitive, le rôle de cette exception étant de suspendre momentanément l'exécution de la convention synallagmatique pour contraindre le cocontractant à remplir ses obligations. Le moyen unique formulé devant la Cour de cassation faisait valoir, en substance, que la faillite de l'entrepreneur ne met pas fin à l'interdépendance des obligations réciproques trouvant leur cause dans le contrat d'entreprise et que l'exception d'inexécution, qui ne disparaît que lorsque l'entrepreneur est considéré comme ayant satisfait à ses obligations, peut, le cas échéant, être invoquée indéfiniment par le maître de l'ouvrage. L'arrêt accueille ce moyen aux motifs que

"la circonstance que la défaillance du cocontractant est devenue définitive en raison de sa faillite ne prive pas l'autre partie du bénéfice de l'exception d'inexécution (…), inhérente à la nature du contrat synallagmatique".

132. De moyen de pression qu'elle était, lorsque l'exécution volontaire était encore possible, l'exception d'inexécution se transforme en mécanisme de garantie si le manquement constaté acquiert un caractère définitif186. 185 Cass., 13 septembre 1973, Pas., 1974, I, 30 et les notes; R.C.J.B., 1974, p. 352 et la note STENGERS, « La compensation après faillite et l'exception d'inexécution opposée par le débiteur d'une créance cédée »; R.W., 1973-1974, col. 997.

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Comme en matière de droit de rétention, cette garantie constitue une dérogation à la relativité des effets internes des contrats. La connexité -définie comme le lien qui unit chaque obligation issue d'un même rapport synallagmatique et suppose que leur exécution s'effectuera trait pour trait187- sous-tend cette garantie, non exprimée par la loi comme un principe général, mais consacrée par certaines dispositions légales, comme les articles 1613 du Code civil et 106 de la loi sur les faillites188. § 3. Implications concrètes de l’opposabilité de l’exception

d’inexécution aux tiers 133. Une fois ainsi expressément reconnu le principe de l'opposabilité à la masse de l'exception d'inexécution, comment s'organisent les conséquences de la mise en oeuvre de cette exception dans le cadre de la procédure de faillite? Le sort des obligations réciproques issues du contrat est indéterminé, car l'exception d'inexécution ne conduit pas à la résolution189. Il est pourtant indispensable, pour sortir de l'impasse190, de régler le statut des prestations réciproques des parties. En effet, pour exécuter sa mission de liquidation, le curateur doit prendre position quant à l'existence et la portée des droits déclarés par le créancier qui invoque l'exception d'inexécution. Il doit agir de même en ce qui concerne la dette du failli envers le créancier. Cette nécessité résulte de ce que, par l'effet de la saisie collective, la mesure des dividendes qui seront reconnus à tous les autres créanciers du débiteur, dont les droits sont imbriqués les uns dans les autres, en raison du recours commun qu'ils exercent sur les actifs du débiteur, dépend du sort qui sera réservé aux droits de chaque créancier. L'expectative

186 PILLEBOUT, Recherches sur l'exception d'inexécution, thèse, Paris, 1971, n° 232; STENGERS, « La compensation après faillite et l'exception d'inexécution opposée par le débiteur d'une créance cédée », note sous Cass., 13 septembre 1973, R.C.J.B., 1974, p. 364; VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 616; « La sanction de l'inexécution du contrat », in Les obligations contractuelles, J.B., Bruxelles, 1984, p. 221, n° 24. 187 Voy. conclusions du Ministère public précédant l'arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935, Pas., 1936, I, 38. 188 Ces articles consacrent à la fois l'opposabilité à la masse des créanciers de l'acheteur failli, du droit de rétention portant sur la chose vendue, et de l'exception d'inexécution permettant le refus de livrer cette chose. 189 MOREAU-MARGRÈVE, « Evolution du droit et de la pratique en matière de sûretés », in Les créanciers et le droit de la faillite, CDVA, 1984, n° 224. 190 VAN OMMESLAGHE, « Observations sur les effets et l'étendue de l'exception d'inexécution et le droit de rétention, spécialement en cas de faillite du débiteur », note sous Gand, 4 mai 1961, R.C.J.B., 1963, p. 90.

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n'est donc pas permise dans une situation où la liquidation constitue un impératif de la procédure en cours. 134. Avant d'analyser les conséquences de l'exception d'inexécution en cas de faillite, il importe de rappeler les règles applicables aux contrats en cours au moment du jugement déclaratif. On sait que la faillite ne met pas nécessairement fin aux contrats conclus avant la faillite par le failli191. Seuls les contrats intuitu personae seront automatiquement dissous par l'effet du jugement déclaratif de faillite. Les autres conventions subsistent, en principe, nonobstant la survenance de la faillite. Le curateur dispose, pour ces conventions, d'une option: il décide dans l'intérêt de la masse, de poursuivre, ou de ne pas poursuivre le contrat192. L’article 46 de la loi sur les faillites indique la marche à suivre et décrit les prérogatives du cocontractant du failli :

« Dès leur entrée en fonction, les curateurs décident sans délai s’ils poursuivent l’exécution des contrats conclus avant la date du jugement déclaratif de la faillite et auxquels ce jugement ne met pas fin. La partie qui a contracté avec le failli peut mettre les curateurs en demeure de prendre cette décision dans les quinze jours. Si aucune prorogation de délai n’est convenue ou si les curateurs ne prennent pas de décision, le contrat est présumé être résilié par les curateurs dès l’expiration de ce délai ; la créance de dommages et intérêts éventuellement dus au cocontractant du fait de l’inexécution entre dans la masse. Lorsque les curateurs décident d’exécuter le contrat, le cocontractant a droit, à charge de la masse, à l’exécution de cet engagement dans la mesure où celui-ci a trait à des prestations effectuées après la faillite ».

Dans l'hypothèse où le curateur ne poursuit pas le contrat, le problème de l'exception d'inexécution ne se pose pas, dès lors que le curateur renonce à obtenir l'exécution des prestations du cocontractant du failli.

191 VEROUGSTRAETE, Manuel du curateur de faillite, 5ème éd., p. 147, n° 219. 192 VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, t. IV, n° 2782 ; ZENNER, « Faillites et concordats 2002 – La réforme de la réforme et sa pratique », D.J.T., 2003, pp. 228-230.

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En revanche, dans l'hypothèse inverse, le créancier est en droit de subordonner l'exécution de ses prestations, au paiement intégral de sa créance. La dette du créancier à l'égard du failli se présente alors comme la garantie de sa propre créance. 135. La jurisprudence de la Cour de cassation relative à l'opposabilité de l'exception d'inexécution en cas de faillite, conduit à penser que la créance du failli, issue d'une convention synallagmatique, ne figure, parmi les actifs du failli, qu'après déduction de la dette issue de la même convention. En d'autres termes, entre dans l'assiette de la saisie collective, non pas la créance du failli envers un cocontractant, détachée de la dette de ce cocontractant envers le failli, mais le bénéfice net du contrat conclu par le failli. Selon cette analyse, l'élément réalisable au profit des autres créanciers du failli, ne serait pas la créance, mais ledit bénéfice net que présente pour la failli la convention dont cette créance est issue. Telle est la portée de la connexité qui autorise un créancier à opposer au curateur l'exception d'inexécution. Peut-être invoqué à l'appui de cette analyse, le passage des conclusions prises par Mr le Procureur général Leclercq avant l'arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935, selon lequel l'exception d'inexécution repose sur la circonstance que "chaque engagement que l'une des parties obtient de l'autre est grevé de l'engagement que cette partie a contracté et qui est corrélatif à l'autre". La valeur de la créance du failli envers son cocontractant ne figure dans ses actifs, que déduction faite de la charge d'obligation qui y est attachée, et intimement liée193. 136. La cession d'un contrat synallagmatique est appréhendée par la doctrine moderne comme une opération sui generis, et non plus comme une cession de créance, d'une part, et une délégation, d'autre part194. Il convient, selon nous, de raisonner par analogie en ce qui concerne la saisie résultant de la faillite, d'un contrat synallagmatique.

193 Nous croyons trouver l'expression d'une opinion comparable dans la thèse de DUBOC, « La compensation et les droits des tiers », L.G.D.J., Paris, 1988, p. 235, n° 349: "… la notion de connexité (…) repose sur la notion d'unité, unité d'une relation envisagée globalement. Unité de but ou d'objet d'abord: les obligations réciproques envisagées poursuivent une même finalité. Elles concourent toutes à l'économie d'une relation globale, lui donnent un sens et une utilité, assurent son équilibre. Une ou quelques obligations soustraites de cet ensemble et envisagées isolément n'ont pas de sens. Cette soustraction bouleverse l'économie de l'opération globale et ne permet plus d'atteindre l'objectif que les parties lui ont assigné (…). Cette unité implique obligatoirement une interdépendance des obligations entre elles". 194 VAN OMMESLAGHE, « La transmission des obligations en droit belge », in XXIIIe Journées Jean Dabin, La transmission des obligations, p. 170; cet auteur y envisage la cession de contrat comme une institution autonome dans laquelle « la position du cocontractant (serait) considérée comme formant un ensemble indivisible, représentant une valeur patrimoniale, en raison précisément du contrat, et l'on se refuse même à cette dissociation des éléments constitutifs de la position d'un

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De la même manière qu'il est impossible de détacher, en cas de cession d'un contrat synallagmatique, la créance et la dette qui en sont issues, la saisie (par l'effet du jugement déclaratif) du droit résultant d'une convention synallagmatique ne peut, à notre sens, ignorer l'obligation qui y correspond. C'est l'opération entière qui doit être liquidée, et seule sa valeur nette -la positon contractuelle du failli, selon l'expression de Mr Van Ommeslaghe- doit être attribuée aux créanciers du failli. Si cette valeur nette est positive, le curateur pourra, sans commettre de faute, poursuivre le contrat. L'intérêt des créanciers qui guide sa mission, est ainsi correctement servi. Si, en revanche, la valeur nette de la convention est négative, le curateur ne pourra, en principe, reprendre le contrat. Agir autrement le conduirait à méconnaître les intérêts des créanciers du failli. Cette appréciation de la valeur nette du contrat participe de la compétence et de la responsabilité du curateur. Cela amène à penser le concept de connexité comme source de garantie. Ce phénomène s’exprime également dans le droit de la compensation. SECTION 3. – LA COMPENSATION ENTRE DETTES CONNEXES A. Position de la question § 1. Notion 137. Lorsque la compensation est légale, elle opère automatiquement, en vertu de la loi, même à l'insu des parties, entre leurs créances réciproques195, fongibles196, liquides, exigibles197, dans le commerce198 et saisissable199.

des cocontractants ». AYNES écrit dans le même sens: « Le présupposé sur lequel reposent les théories de la décomposition de la cession de contrat est que les deux éléments principaux d'un rapport contractuel -créance et/ou dette- ont une existence suffisamment autonome pour qu'il soit possible d'en faire les objets individualisés d'une transmission. Or, il n'en est rien; en distinguant dans la cession de contrat, la cession de la créance et/ou la cession de dette, on rompt définitivement la structure du contrat; par conséquent, on doit créer un lien nouveau, ou dénaturer l'obligation (…). La cession du contrat se réalise au moyen d'une opération unique, qui substitue le cessionnaire au cédant dans l'ensemble des effets du contrat, le transfert du rapport juridique contractuel, de manière unitaire parce qu'est unique l'acte de volonté originaire » (AYNES, La cession de contrat et les opérations juridiques à trois personnes, Economia, 1984, pp. 70-81). 195 Liège, 26 septembre 2001, R.G.D.C., p. 384. 196 Civ. Dinant, 16 novembre 2001, J.T., 2002, p. 372.

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Une fois réalisée, la compensation offre à la partie poursuivie en exécution forcée de sa dette, une exception paralysant l'action dirigée contre elle. Il est essentiel, à cet égard, que cette partie l’invoque200. Saisi de l'action et de l'exception, le juge n'aura qu'à rechercher s'il ressort des faits que les conditions de la compensation sont réunies. Si tel est bien le cas, sa mission se limitera à constater l'extinction des créances par l'effet de la loi et non à la prononcer201. 138. Valable entre parties dès la réunion des conditions qui la provoquent, la compensation est, sans formalité particulière, opposable aux tiers. La créance compensée disparaît entre parties, et, au même instant, cesse d'exister pour les tiers, qui en trouvent appauvri du montant de cette créance, le patrimoine de leur débiteur. Les tiers perdent donc, dès la réalisation des conditions de la compensation légale, la possibilité de saisir la créance éteinte, même si tous les protagonistes des relations juridiques en cause ignoraient, au moment où elle s'est effectuée, l'extinction de leurs créances. L'opposabilité de la compensation n'est soumise à aucun formalisme particulier. Les mêmes règles sont applicables en cas de faillite202. 139. Cet effet de garantie rencontre une limite légale en droits belge et français dans l'article 1298 du Code civil qui dispose que "La compensation n'a pas lieu au préjudice des droits acquis des tiers". Cette disposition, ainsi que le principe de l'égalité des créanciers, sont invoqués pour justifier l'interdiction de principe de la compensation après la naissance d'un concours sur le patrimoine de l'un des titulaires des créances réciproques. § 2. Les limites de l’effet de garantie attribué à la compensation 140. L'exemple donné par l'article 1298 du Code civil est celui de la saisie-arrêt : " celui qui étant débiteur, est devenu créancier depuis la saisie-arrêt, faite par un tiers entre ses mains, ne peut au préjudice du saisissant, opposer la compensation". Cette règle est une application à la compensation, de l'article 1242 du Code civil qui interdit tout paiement fait

197 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. III, pp. 570 et suivantes, n° 632 et suivants; MAZEAUD, MAZEAUD et CHABAS, Leçons de droit civil - Les obligations, p. 1159, n° 1146 ; J.P. MOL, 17 septembre 2002, J.J.P., 2004, p. 48, note DAMBRE ; JP Bastogne, 24 mars 2000, Act. jur. banq. 2000, p. 86 ; Anvers, 26 juin 2000, J.P.A., 2001, p. 217 ; Mons, 4 mars 2002, J.T., 2003, p. 159 ; R.D.C.B., 2004, p. 490. 198 Gand, 20 février 2002, T.G.R., 2002, p.137. 199 Cass., 7 mars 2003, Njw, 2003, p. 1040, note BRULOOT. R.A.B.G., 2005, p. 7, note ALFOS ; R.T.D.F., 2004, p. 1139 ; R.W., 2004-2005, p. 225, note. 200 Mons, 13 février 2003, J.T., 2004, p. 764 ; R.R.D., 2004, p. 153. 201 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge , t. III, p. 560, n°619. 202 Cass., 19 décembre 1987, Pas., 1988, I, 335.

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par le débiteur à son créancier, au préjudice d'une saisie ou d'une opposition. La ratio legis de ces dispositions réside dans la considération que la créance (destinée à s'éteindre par la naissance d'un droit inverse), est devenue indisponible en tant qu'élément du patrimoine du débiteur, par la mainmise qu'a effectuée sur elle le créancier saisissant. Le fondement de ces interdictions est le dessaisissement relatif que subit le débiteur, par l'effet de la ponction qui s'opère sur un élément de son patrimoine, c'est-à-dire sur la créance qui fait l'objet d'une opposition ou d'une saisie-arrêt203 a fortiori d’une cession204. Par extension, l'on interdit la compensation après faillite ou la liquidation, d'une créance et d'une dette du failli205. Pour les tenants de la thèse selon laquelle le concordat judiciaire constituerait un cas de concours, cette situation interdirait également la compensation206. Pour les défenseurs de la thèse inverse, la compensation n’est pas entravée par le sursis provisoire. 141. L'objectif de l'interdiction, comme dans le cas de la saisie-arrêt, est de figer les composantes du patrimoine du failli, et de ne plus en permettre le mouvement spontané qui s'opère au fil des opérations contractuelles. La faillite, par le dessaisissement, met fin à la fluctuation du patrimoine du failli, qui ne peut plus longtemps évoluer sans ordre, et doit, au contraire, prendre les inflexions et recevoir la destination qu'impose la loi quand les conditions de la faillite sont survenues. 142. Malgré la survenance de la faillite ou plus généralement du concours, la jurisprudence admet que la compensation reste possible en cas de connexité entre les créances207.

203 Mons, 8 avril 2002, R.G.D.C., 2004, p. 334, note CAUFFMAN. 204 Anvers, 23 décembre 2002, R.D.C.B., 2004, p. 276 ; Bruxelles, 7 mai 2003, J.T., 2003, p. 663. 205 VAN OMMESLAGHE, « Autonomie de la volonté et sûretés issues de la pratique » in Les sûretés, Feduci, 1984, p. 380, n° 114; MENDEGRIS, La nature juridique de la compensation, n° 180; JAPY, Des effets limites de la compensation selon l'article 1298 du Code civi", G.P., 1977, p. 91; Cass. Fr., 27 juin 1876, D.P., 1877, 1, 121, 22 oct. 1907, D.P. 1, 508; KLUYKENS, Beginselen van Burgelijk Recht, t. I., n° 224; VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, t. IV, n° 2682 et les réf.. 206 Anvers, 17 janvier 2000, R.W., 2001-2002, p. 278, note ; Mons, 28 juin 2004, J.L.M.B., p. 1451 ; Gand, 26 avril 2004, Njw, 2004, p. 1101, note Tison ; R.C.D.B., 2005, p. 276. 207 Cass., 7 décembre 1961, Pas., 1962, I, p.440; Cass., 2 septembre 1982, Pas., 1983, I, p.3, J.T., 1982, p. 739; Cass., 25 mai 1989, Pas., 1989, I, 1015; MAHAUX, « La compensation » in Les sûretés issues de la pratique, P.U.B.,1983, vol. II, p. 18 et ss; VAN OMMESLAGHE, « Sûretés issues de la pratique » in Les sûretés, Feduci ,1984, pp. 345 et ss.; et « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1988, p. 133; VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, t IV, n° 2682, p. 243; COPPENS et T'KINT, « Examen de jurisprudence - La faillite et les concordats », R.C.J.B., 1974, n° 54, p. 420 et R.C.J.B., 1979, n°62, p. 389; LIMPENS, « Réflexions sur la compensation, l'indivisibilité, la connexité et le privilège dans le cadre de la faillite d'un associé momentané », note sous Cass., 28 février 1985, R.C.J.B., 1987, p. 591; MOREAU-MARGREVE, « Les sûretés » in Chronique de droit à l'usage du Palais, t. III, p. 151; COPPENS et T'KINT, « Examen de jurisprudence - Les faillites, les concordats et les privilèges », R.C.J.B., 1991, p. 498, voy. pour les juridictions de fond qui affirment ce principe: Comm. Tongres, 30

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La Cour de cassation a affirmé ce principe, dès son arrêt du 7 décembre 1961208. B. L’opposabilité de la compensation aux tiers § 1. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 1961 143. Dans cette affaire, un entrepreneur, ayant exécuté certains travaux en sous-traitance dans le cadre d'une adjudication publique pour la ville de Herve, fut assigné en garantie par le curateur de l'entrepreneur principal en faillite, afin de couvrir les condamnations de ce dernier du chef de malfaçons. Le sous-traitant opposa à la curatelle la compensation entre les dommages-intérêts dus du chef de la garantie et une créance envers l'entrepreneur principal, représentant le solde du prix dû pour les prestations accomplies. Dans ses conclusions d'appel, le sous-traitant faisait valoir que l'action en garantie exercée contre lui n'avait d'autre fondement que les liens contractuels résultant du contrat de sous-entreprise intervenu entre lui et l'entrepreneur failli, et qu'il existait une indivisibilité entre la créance du sous-traitant du chef de ses prestations et celle de l'entrepreneur principal du chef de malfaçons "entraînant l'établissement entre parties d'un compte qui crédite le sous-traitant de son exécution partielle et le débite des dommages-intérêts". 144. La Cour d'appel avait admis cette thèse et avait procédé à la compensation après la faillite de l'entrepreneur principal. Devant la Cour de cassation, la curatelle faisait grief à la décision entreprise d'avoir procédé postérieurement au jugement déclaratif de faillite à une compensation judiciaire entre une dette du failli et une créance non liquide au moment de la faillite, et liquidée par l'arrêt lui-même sur la base d'une expertise réalisée postérieurement à la faillite. La Cour de cassation rejette ce moyen aux motifs que, d'après les constations de l'arrêt entrepris,

"il y a connexité entre la (...) créance (du sous-traitant) à charge de la faillite et la créance d'indemnité de celle-ci à sa charge, créances qui, toutes deux ont leur cause dans le même

avril 1984, R.W., 1984 - 1985, 1158; Comm. Audenaerde, 13 décembre 1984, R.W., 1984 - 1985, 836; Bruxelles, 23 juin 1982, R.W., 1984 - 1985, 2070; Bruxelles, 28 avril 1983, Pas., 1983, I, 87; Mons, 14 juin 1983, Pas., 1983, II, 121. 208 Cass., 7 décembre 1961, Pas., 1962, I, 440.

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contrat synallagmatique; (que l'arrêt) admet ainsi l'existence entre ces dettes réciproques d'un lien d'interdépendance résultant de ce qu'en raison de la bonne foi qui régit l'exécution des conventions, l'un des contractants n'était fondé à réclamer l'exécution de l'obligation de l'autre qu'à la condition d'offrir d'exécuter la sienne propre; que ces circonstances, non contredites par le moyen, autorisaient le juge à ne consacrer l'existence, par l'effet de la convention liant les parties, d'une créance de la faillite à charge (du sous-traitant) qu'en contrepartie de la créance corrélative préexistante (du sous-traitant) à charge de la faillite et résultant du même contrat synallagmatique; que le jugement déclaratif n'a pas eu pour effet de désolidariser les deux créances; et que le juge a donc pu décider, en raison du lien qui, suivant ses constatations, les unit, que la créance d'indemnité au bénéfice de la faillite et la créance du (sous-traitant) à charge de celle-ci devaient former un compte unique, les deux créances se compensant à due concurrence, sans égard à la circonstance que le montant de la créance d'indemnité n'a été déterminé que postérieurement au jugement déclaratif de faillite; que le droit à l'indemnité n'a jamais existé dans le patrimoine des faillis que lié à l'obligation pour ceux-ci de remplir leur engagement" 209

Selon cette décision, la connexité entre deux créances résulte de ce qu'elles puisent leur source unique au sein d'un même contrat synallagmatique. 145. Consacrant la jurisprudence ainsi établie par la Cour de cassation, les juridictions de fond ont décidé que peuvent, en raison de leur connexité, être compensées, même après faillite : - la créance de dommages-intérêts dus par un vendeur avec le prix dont l'acheteur

était redevable pour la partie exécutée de la convention210; - le solde du prix dû par le maître de l'ouvrage à un entrepreneur en faillite, et la

créance de dommages-intérêts de ce maître de l'ouvrage résultant des malfaçons imputables à l'entrepreneur211;

- les commissions dues par une compagnie d'assurances à un courtier et la dette de ce

dernier auprès de la compagnie212;

209 Voir une décision semblable de la Cour de cassation de France dans une espèce identique: Cass. fr., 24 octobre 1978, G.P., 1979, 1, 39. 210 Comm. Verviers, 22 février 1968, J.C.B., 1969, p. 122. 211 Liège, 2 février 1971, Jur. Liège, 1970-1971, p. 250; Civ. Bruxelles, 28 avril 1969, J.T., 1969, p. 382; Mons, 2 novembre 1976, Pas., 1977, II, 132; Mons, 28 mai 1977, Pas., 1977, II, 203; VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 702; Bruxelles, 9 octobre 1987, R.D.C.B., 1988, p. 470. 212 Comm. Hasselt, 3 septembre 1981, J.C.B., 1982, p. 467 ; Liège, 24 avril 2001, R.G.D.C., 2002, p. 402 ; comp. Comm. Audenaerde, 13 décembre 1984, R.W., 1984 - 1985, Col 2836; Liège, 8 mai 1985, Jur. Liège, 1985, p. 418; Liège, 23 décembre 1988, R.D.C.B., 1990, p. 59, obs.

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- la dette de primes échues et l'indemnisation due en raison de la survenance d'un

sinistre213; 146. En revanche, a été écartée, à défaut de connexité, la compensation entre une dette de prix résultant de la fourniture de diverses marchandises et une créance de dommages-intérêts résultant de l'inexécution par le failli d'une commande distincte214, entre une dette de libération du capital souscrit par un associé et la créance née d’un compte courant entre la société et cet associé215. Ainsi en a-t-il été également pour la Cour d'appel de Liège216 de la dette d'une personne envers une société faillie résultant d'emprunts ou de prélèvements d'une part, et de la créance résultant pour cette personne de l'obligation où elle s'était trouvée, par suite de la faillite, de faire face à un engagement de caution souscrit par elle pour des dettes de la société faillie envers son banquier, d'autre part. Cette dernière jurisprudence -on l'aperçoit- a considéré que les dettes et les créances nées de contrats distincts ne pouvaient trouver leur origine dans une cause unique § 2. L’arrêt de la Cour de cassation du 25 mai 1989 147. Dans son arrêt du 25 mai 1989, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi dirigé contre une décision ayant accueilli la compensation entre une dette aquilienne et une créance contractuelle217. Après avoir relevé que l'arrêt entrepris avait constaté "un lien d'étroite connexité (entre les créances) parce qu'elles procèdent d'une même cause : les crédits octroyés (à la société faillie)", la Cour de cassation estime que l'arrêt a pu légalement décider "sur la base d'une appréciation en fait des éléments de la cause qu'il existe entre la dette et la créance de la société faillie, un lien de 213 COPPENS et T'KINT, « Examen de jurisprudence - Faillite et concordats », R.C.J.B., 1974, p. 420, n° 54; R.C.J.B., 1979, p. 389, n° 362; R.C.J.B., 1984, p. 530, n° 86 et les références citées; voy également VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence - Les Obligations », R.C.J.B., 1975, p. 700, n° 114 bis. 214 Comm. Bruxelles, 11 juin 1968, J.C.B., 1969, p. 470; Alost, 17 janvier 1960, R.W., 1969-1970, col. 287. 215 Bruxelles, 13 novembre 2003, R.D.C.B., 2004, p. 504, note Krzewinski, p. 504 ; Gand, 6 septembre 2000, R.R.V., 2001, p. 358, note ; Comm. Bruxelles, 11 septembre 2003, DAOR, 2004, p. 85 ; Comm. Liège, 9 mai 2003, DAOR, 2002, p. 418. 216 Liège, 4 mars 1968, Jur. Liège, 1968- 1969, p. 145, commenté par CLOQUET, Les Novelles, Dr. Comm. t. IV, p. 522, n° 1758 et VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence – Les obligations », R.C.J.B., 1975, p. 702. 217 Pas., 1989, I, 1015; R.W., 1989-1990, col. 331; R.D.C.B., 1989, p. 771; R.C.J.B., 1992, p. 348, note VAN QUICKENBORNE, Réfexions sur la connexité objective, justifiant la connexité après faillite.

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connexité étroit de nature à justifier qu'une compensation s'opère entre elles, qu'il ne saurait se déduire de cette décision qui n'implique nullement l'affectation d'un actif à une certaine dette, que l'égalité entre les créanciers de la faillite serait rompue.". Certes, on le voit, la Cour de cassation s'en tient, comme elle l'avait déjà fait218 à l'appréciation souveraine du juge de fond pour considérer comme existant ou non le lien à l'origine de la connexité. L'arrêt précité n'en est toutefois pas privé d'enseignement, car la Cour de cassation aurait pu, comme l'y invitait le pourvoi, censurer la décision entreprise pour avoir fait sortir la notion légale de connexité des frontières du contrat synallagmatique. S'étant abstenue de le faire, la Cour de cassation a donc effectivement consacré un certain élargissement du concept: l'adéquation entre la connexité et l'exécution trait pour trait des obligations nées d'un unique contrat synallagmatique n'est donc pas parfaite. 148. "L'apport remarquable de l'arrêt" écrit Madame Stranart, "gît (...) dans la définition de (la) cause unique (dont procède la compensation entre créances connexes) : (...) la cause est ici entendue comme l'ensemble des faits ayant fait naître et la créance et la dette à compenser : le contrat de crédit d'une part, la faute aquilienne, d'autre part. Il s'agit d'une même chaîne d'événements"219. § 3. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 mai 2004 149. Par son arrêt du 7 mai 2004, la Cour de cassation fait encore une intéressante application de la connexité. Il ressortait, en l’espèce, des constatations de la Cour d’appel que le dettes réciproques en litige avaient la même cause, à savoir la résolution d’une vente faite à un failli, et qu’il existait un rapport synallagmatique entre les obligations de l’acheteur de restituer les machines et de payer des dommages-intérêts égaux à la perte subie et au gain manqué par l’autre partie et celle du vendeur de restituer le prix majoré des intérêts depuis le jour du paiement. La Cour de cassation décide que « sur la base de cette appréciation gisent en fait des éléments de la cause, l’arrêt (attaqué) a pu légalement décider qu’il existe entre la dette et la créance de la société faillie un lien de connexité étroit de nature à justifier qu’une compensation s’opère entre elles »220. L’arrêt ajoute que, soulignant ainsi l’effet efficace de garantie de la connexité, que « la reconnaissance de la compensation dans les cas où, aux yeux du juge, il existe une étroite connexité des créances n’affecte pas la règle de l’égalité des créanciers ».

218 Cass., septembre 1982, Pas., 1983, I, 3; J.T., 1986, p. 739; R.W., 1983-1984, Col. 523. 219 « Les sûretés réelles traditionnelles - Développements récents » in Le droit des sûretés, J.B., 1992, p. 75. 220 Cass., 7 mai 2004, J.L.M.B., 2004, p. 948 ; R.D.C.B., 2004, p. 716.

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150. Cette décision doit être entièrement approuvée. Les effets de la résolution sont clairs : il est constant que, judiciaire ou non judiciaire, la résolution doit tendre à remettre les parties dans la même situation que celle dans laquelle elles se seraient trouvées si elle n’avaient pas contracté221. Le contrat résolu ne peut plus servir de fondement aux droits et aux obligations des parties222, mais il se noue néanmoins entre les parties des obligations réciproques de restitution, en vue de la remise des choses en leur pristin état. Ces obligations ont un caractère synallagmatique, rendant applicable l’exception d’inexécution223, puisant leur origine, non plus dans le contrat lui-même, mais dans la loi. En effet, la résolution, même lorsqu’elle découle d’une inexécution fautive, naît de la réalisation d’une condition résolutoire, « toujours sous-entendue », indique l’article 1184, alinéa 1er du Code civil, « dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l’une des parties ne satisfera point à son engagement ». Or, la condition résolutoire est celle, énonce l’article 1183 du Code civil, « qui, lorsqu’elle s’accomplit, opère la révocation de l’obligation, et qui remet les choses au même état que si l’obligation n’avait pas existé. Elle ne suspend point l’exécution de l’obligation ; elle oblige seulement le créancier à restituer ce qu’il a reçu, dans le cas où l’événement prévu par la condition arrive ». La conséquence propre de la réalisation d’une condition résolutoire liée à la survenance de l’inexécution fautive de ses engagements par l’une des parties contractantes consiste en l’obligation dans laquelle elle se trouve par là, contrainte de verser à son cocontractant des dommages-intérêts complémentaires à la résolution. Le créancier doit être dédommagé pour le préjudice qui ne serait pas réparé par sa libération ni par les restitutions224. A cet égard, les règles du droit commun de la responsabilité contractuelle s’appliquent, puisqu’il s’agit de réparer un dommage contractuel. En application de celle-ci, le créancier a droit à une réparation intégrale225. Les dommages-intérêts doivent donc couvrir le damnum emergens et le lucrum cessans, aux conditions des articles 1150 et 1151 du Code civil. L’on sait qu’en substance, ces deux articles posent le principe, pour le premier, de la débition par le cocontractant fautif des dommages-intérêts « qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat » et, pour le second, de ceux qui couvrent « à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, (…) ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention ».

221 Cass., 24 mars 1972, Pas., 1972, I, 693 , note ; R.W., 1971-1972, p. 2023 ; Cass., 13 décembre 1985, Pas., 1986, I, 488, note ; J.T., 1987, p. 163 ; R.W., 1986-1987, p. 933 ; Cass., 25 février 1991, Pas., 1991, I, 616, avec les concl. conf. de M. l’Avocat général LECLERCQ ; J.T., 1991, p. 455. 222 Cass., 6 juin 1996, Pas., 1996, I, 594 ; R.W., 1997-1998, p. 1049. 223 Cass., 12 septembre 1986, Pas., 1987, I, 41 ; STIJNS, VAN GERVEN et WERY, « Chronique de jurisprudence – Les obligations », J.T., 1996, n° 159. 224 DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, n° 890. 225 Cass., 8 octobre 1987, Pas., 1988, I, 154 ; R.W., 1987-1988, p. 1505 ; R.C.J.B., 1990, p. 379, note FONTAINE, R.N.B., 1988, p. 249, note LEFEBVRE.

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Faut-il opérer une différentiation entre les régimes respectifs des effets de la résolution pour inexécution fautive : les engagements de restitution réciproques sont effectivement noués par un lien de connexité, mais ce lien ne concernerait pas l’obligation, pour le cocontractant fautif, de payer des dommages et intérêts complémentaires ? La confrontation des fondements, d’une part, du concept de connexité et, d’autre part, de cette dernière obligation de réparation, démontre toutefois l'inexactitude de cette thèse. On le sait, des obligations nées d’un contrat synallagmatique sont connexes, interdépendantes, liées l’une à l’autre, parce que, dans l’intention des parties, elle sont conçues comme telles, chacune grevant l’autre. Qu’en est-il lorsque l’une de ces obligations n’est pas – et ne sera pas en nature – exécutée correctement ? Selon l’arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 1961226 , « il y a connexité entre la (…) créance (du sous-traitant) à charge de la faillite (de l’entrepreneur principal) et la créance de celle-ci à sa charge (en dommages-intérêts pour malfaçons), créances qui toutes deux ont leur cause dans le même contrat synallagmatique ; (…) l’arrêt (attaqué) admet ainsi l’existence entre ces dettes réciproques d’un lien d’interdépendance résultant de ce qui en raison de la bonne foi qui régit les conventions, l’un des cocontractants n’était fondé à réclamer l’exécution de l’obligation de l’autre qu’à la condition d’offrir l’exécuter la sienne propre ; (…) les circonstances, non contredites par le moyen, autorisaient le juge à ne consacrer l’existence, par l’effet de la convention liant les parties, d’une créance de la faillite à charge (du sous-traitant) qu’en contrepartie de la créance corrélative préexistante (du sous-traitant) à charge de la faillite et résultant du même contrat synallagmatique ; (…) le jugement déclaratif n’a pas eu pour effet de désolidariser les deux créances ; (…) le juge a donc pu décider, en raison du lien qui, suivant ses constatations, les unit, que la créance d’indemnité au bénéfice de la faillite et la créance du (sous-traitant) à charge de celle-ci devaient former un compte unique, les deux créances se compensant à due concurrence, sans égard à la circonstance que le montant de la créance d’indemnité n’a été déterminé que postérieurement au jugement déclaratif de faillite, (…) le droit à l’indemnité n’a jamais existé dans le patrimoine des faillis que lié à l’obligation pour ceux-ci de remplir leur engagement ». Qu’apprend-on à la lecture de cet arrêt ? Que les obligations nées d’un contrat synallagmatique sont interdépendantes et connexes, qu’elles soient envisagées sous l’angle de leur exécution en nature, dans leur version contractuellement souhaitée par les parties, ou sous l’angle de la responsabilité contractuelle, c’est-à-dire sous forme de dommages et intérêts venant combler par équivalent le bénéficie attendu du contrat par la partie victime de l’inexécution.

226 Pas., 1962, I, 440.

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Transposée dans le champ du régime juridique applicable à la résolution d’un contrat synallagmatique, la solution est identique. La connexité caractérise – les demandeurs en conviennent – les obligations de restitution lorsque celles-ci peuvent être accomplies en nature ; il en va de même si la restitution à opérer par une partie coupable d’inexécution fautive doit procurer à l’autre partie, sous forme d’équivalent, le bénéfice légitimement escompté par elle et de manière prévisible pour la partie fautive – du contrat résolu. En effet, la mise en perspective des deux situations révèle un parallélisme, qui dicte la solution. Dans le cadre d’un contrat imparfaitement exécuté mais non résolu (hypothèse ayant donné lieu à l’arrêt précité du 7 octobre 1961), deux types de règles doivent être combinés pour conférer à chaque partie contractante la position juridique qui lui est adaptée : les articles 1134 et 1135 du Code civil, relatifs aux effets obligatoires qu’une convention produit légalement entre parties, et les articles 1150 et 1151 du Code civil, exposant les conséquences de la responsabilité contractuelle. Dans le cadre d’un contrat résolu pour inexécution fautive, deux types de règles doivent également être combinés. Premièrement, les parties doivent être replacées dans la situation qu’elles auraient connue si le contrat n’avait pas été conclu. Cela repose sur les articles 1183 et 1184, alinéa 1er du Code civil et participe du régime juridique de la condition résolutoire. Secondement, la partie victime de l’inexécution doit obtenir réparation de tout le dommage causé par la faute de son cocontractant, pourvu qu’il ait été prévisible lors de la conclusion du contrat. Telles sont les conséquences des articles 1150 et 1151 du Code civil. La résolution pour inexécution fautive ne doit pas se limiter à faire en sorte que les parties se retrouvent dans leur pristin état – ce que produirait l’avènement d’une condition résolutoire simple – mais présente cette particularité qu’il faut en outre neutraliser les effets de la faute – ce qu’entraînent les règles de la condition résolutoire liée à l’inexécution fautive et de la responsabilité contractuelle. La partie victime de la faute doit donc être restaurée, non pas dans la position qu’elle aurait connue si elle n’avait pas conclu, mais bien dans celle dont elle aurait bénéficié si elle avait conclu avec un cocontractant non fautif. Dans un cas comme dans l’autre (celui du contrat imparfaitement inexécuté mais non résolu, comme celui du contrat résolu pour inexécution fautive), l’exécution en matière des obligations contractuelles et les dommages-intérêts dus par la partie fautive sont des engagements connexes, comme le sont les restitutions en nature et les dommages-intérêts dus par la partie ayant provoqué la résolution.

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Peu importe que le fondement des engagements réciproques soient tantôt le contrat lui-même, tantôt la loi. Il s’agit en tous cas d’une application des articles 1134, alinéa 3 du Code civil, disposition à laquelle fait expressément allusion l’arrêt du 7 décembre 1961, en invoquant la circonstance que les conventions doivent être exécutées de bonne foi, et 1135 du Code civil, qui contraint les parties à satisfaire « à toutes les suites que (…) la loi (donne) à l’obligation d’après sa nature ». Les règles gouvernant la réparation du dommage en cas de responsabilité contractuelle constituent l’une des suites légales attachées à une convention, fût-ce après sa résolution. La mesure du préjudice à combler doit d’ailleurs, ainsi que l’ordonnent les article 1150 et 1151 du Code civil, avoir pu être conçue et prévue lors de la délimitation du champ contractuel, même en cas de résolution du contrat, c’est-à-dire même lorsque ses effets s’éteignent rétroactivement. Là encore, l’interdépendance entre les obligations – et donc leur connexité – est issue de la volonté présumée des parties227. C’est pourquoi il ne convient pas de remettre en cause l’enseignement traditionnel prévalant en notre droit, selon lequel, les conséquences de la résolution d’un contrat synallagmatique – sans distinction – trouvent leur fondement dans l’interdépendance des obligations nées du contrat synallagmatique lui-même228. Cet enseignement se trouve implicitement mais certainement consacré par votre arrêt du 9 mars 2000229. Peut-on considérer que serait inéquitable et illégale la différence de traitements faits, dans un contrat de vente résolu par la faute de l’acheteur tombé ultérieurement en faillite, d’une part, au vendeur ayant reçu d’importants acomptes engendrant une dette de restitution venant se compenser avec la créance en dommages-intérêts, et d’autre part, au vendeur n’ayant pas ou peu reçu d’acomptes ? Il n’en est rien, car le principe de l’égalité ne trouve à s’appliquer qu’après la détermination – qu’il présuppose – des droits respectifs des créanciers en concours. Les créanciers d’un failli dont les droits sont d’ampleurs différentes, en vertu des conventions qui les ont engendrés, doivent recevoir un traitement reportant ces différences dans le cadre de la distribution des deniers produits par l’exécution forcée. 227 MAZEAUD, MAZEAUD et CHABAS, Leçon de droit civil, 7ème éd., Les obligations – Théorie générale, p. 1145 ; PILLEBOUT, « Recherches sur l’exception d’inexécution », L.G. D.J., 1971, ; CASSIN, De l’exception tirée de l’inexécution dans les rapport synallagmatiques, Paris, 1914 ; GREGOIRE, « L’exception d’inexécution et le droit de rétention » in Les obligations contractuelles, J.B. 2000, p. 547. 228 STIJNS, De gerechtelijke en de buitengerechtelijke ontbinding van overeenkomsten, Anvers, Maklu, 1994, n° 91 et 98 ; DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge , t. II, n° 746 et 836/C ; KRUITHOF, « Overzicht van rechtspraak », T.P.R., 1925, p. 497 ; RENARD, VIEUJEAN et HANNEQUART, « Les novelles », Droit civil IV/2, n° 1096 ; VAN OMMESLAGHE, « Examen de jurisprudence – Les obligations », R.C.J.B., 1970, n° 5 ; LARRIBAU–TERNEYRE, Le domaine de l’action résolutoire : recherches sur le contrat synallagmatique, Pau, 1988, p. 27. 229 Bull. 2000, n° 164.

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Ce principe, comme les dispositions légales qui le consacrent affirment l’idée de la proportionnalité (ce qui suppose la préexistence de possibles différences), et non de l’uniformisation des droits concurrents. Il convient, dès lors, avant toute chose, de déterminer, sur la base des articles 1134, 1135 et 1165 du Code civil, quelle est la portée d’un droit contractuel, avant de cerner la part possible et relative qu’il pourra prendre dans le schéma de répartition du produit de réalisation des actifs couverts par l’exécution forcée. Or, un vendeur qui a valablement perçu des acomptes, sans fraude, avant la faillite ne se trouve aucunement dans la situation de celui qui n’en a guère voire point reçus. Rien d’illégal, dès lors, ni même d’inéquitable, que du contraire, à ce que l’un et l’autre se voient traités différemment dans le cadre de la faillite de l’acheteur. Il s’agit des suites prévisibles d’engagements librement conclus sans fraude par des parties responsables, combinées avec les circonstances de leur bonne ou mauvaise exécution, inhérentes pour partie au risque, judicieusement jugulé ou non, de la vie patrimoniale. Certes, la Cour de cassation, dans son arrêt du 17 octobre 1996230 a affirmé que le principe de l’égalité des créanciers et les articles 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire dérogent nécessairement aux articles 1134 et 1135 du Code civil, mais la portée de cette dérogation ne doit pas être exagérée. Dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée, se met en place un ensemble de règles d’ordre public ou impératives – en tous cas pour les dispositions de nature strictement procédurale – venant ceindre strictement les prétentions des créanciers dans les limites rendues possibles par la valeur des actifs distribuables ; en ce sens, ces règles, parmi lesquelles le principe de l’égalité, conduisent bien sûr à décevoir les attentes exprimées par les parties lors de l’élaboration de leurs conventions ; en ce sens, dès lors, mais en ce sens uniquement, ces règles et le principe de l’égalité dérogent à l’intention des parties. Mais, là cependant, s’arrête leur portée dérogatoire, car ils ne peuvent avoir pour ambition de remodeler les effets, fût-ce pour les rendre plus « équitables » - et au demeurant, selon quels critères et en vue de quelles finalités ? -, de conventions valables et des faits qui ont présidé à leur exécution ; les tiers, que sont les créanciers du failli représentés par les demandeurs, ne peuvent atteindre les effets d’une convention conclue par leur débiteur, que par des voies limitatives : l’action oblique, l’action paulienne, l’action en déclaration de simulation, l’action en annulation fondée sur une violation de l’ordre public, les demandes en inopposabilité de certains actes passés en période suspecte. Le principe de l'égalité intervient en aval du succès éventuel d’une demande formée sur l’une ou l’autre de ces bases, une fois le patrimoine du débiteur ainsi recomposé ; il ne vient pas en dédoubler les fonctions. 151. Les droits de préférence créés par les privilèges et les sûretés réelles, ainsi que le principe de l’égalité des créanciers, pour ceux qui n’en bénéficient pas, ont pour

230 Bull. 1996, n° 386.

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objectif de dessiner un schéma de répartition du prix de vente des actifs distribuables du débiteur. Dans la conception traditionnelle et justifiée qui est celle de la Cour de cassation, l’existence d’un lien de connexité entre un actif (en l’occurrence une créance) et une obligation, fait sortir, de la masse des biens distribuables, le premier, à concurrence de la valeur de la seconde car il en est « grevé » (voir les conclusions précitées précédant l’arrêt du 7 novembre 1935). Seul l’actif net fait donc partie de l’assiette des biens couverts par l’exécution forcée231. Or, le principe de l’égalité des créanciers n’étend son emprise que sur les conséquences de la réalisation de cette assiette. C’est pourquoi l’arrêt du 25 mai 1989, comme celui du 7 mai 2004, énoncent que la reconnaissance des effets de la compensation entre une dette et une créance connexes « n’implique nullement l’affectation d’un actif », au préjudice des créanciers en concours, car, par la connexité, cette créance a été soustraite des biens partageables et exceptée ainsi du schéma des distributions. Lorsque, comme en l’espèce, la disparition d’une créance du failli est prononcée au bénéfice de son cocontractant en raison de l’interdépendance régulièrement constatée, sans méconnaissance de la notion légale de connexité, avec une dette réciproque, aucune violation du principe de l’égalité des créanciers et des dispositions qui le consacrent ne peut se concevoir. § 4. Les clauses d’extension de la connexité entre créances 148. Il advient fréquemment que les juridictions de fond accueillent la compensation après faillite, entre les créances nées de conventions distinctes mais relevant d'accords globaux. Ainsi, en va-t-il du prix de vente de matériel compensé avec le montant de la garantie procurée par le vendeur au sous-acquéreur de l'acheteur, alors même que les dommages - intérêts ne se rattachaient pas à la marchandise impayée232. Dans le même esprit, la Cour d'appel de Liège a accepté, par son arrêt du 30 janvier 1985, que la connexité résulte de l'intention des parties de placer plusieurs contrats d'entreprise distincts conclus entre un entrepreneur et un sous-traitant, dans un rapport de dépendance réciproque, révélé par l'établissement de comptes et de correspondances portant généralement sur l'ensemble des travaux233. C'est dans cette évolution également que s'inscrit l'arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles du 28 avril 1983, d'où il ressort qu'il y a connexité entre d'une part , les avances

231 VAN OMMESLAGHE, « Les sûretés nouvelles issues de la pratique. Développements récents » in Le droit des sûretés, J.B., 1992, p. 404 ; GREGOIRE, « L’exception d’inexécution et le droit de rétention » in Les obligations contractuelles, J.B., 2000, p. 567. 232 Comm. Liège, 21 mars 1990, J.L.M.B., 1990, p. 827; Comm. Bruxelles, 8 août 1990, R.D.C.B., 1991, p. 658. 233 Jur. Liège, 1985, p. 277, commenté par MOREAU-MARGREVE, « Les sûretés » in Chronique de droit à l'usage du Palais, p. 154.

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faites par une banque qui a ouvert un crédit et d'autre part, la cession de créances lorsque les avances sont accordées à concurrence d'une fraction des créances cédées234. 149. Il faut donc admettre aujourd'hui l'émergence d'un nouveau fondement à l'admission de la compensation entre des dettes réciproques après faillite : l'origine du lien ne doit plus être strictement une convention synallagmatique, mais plus souplement, un même "rapport" synallagmatique235, pour autant qu'un « lien d'interdépendance » puisse être constaté entre les obligations236 qui doivent être nées "ex eadem causa"237. Comme le relèvent Messieurs Van Ryn et Heenen, « la connexité peut, exceptionnellement, exister entre des créances résultant de contrats distincts lorsque les parties avaient placé ceux-ci dans un rapport de dépendance réciproque »238. La même exigence doit être observée en matière d'exception d'inexécution: un cocontractant n'est admis à opposer l'exception d'inexécution (ou à requérir la résolution d'une convention pour inexécution fautive) déduite de la faute commise par la contrepartie dans le cadre de l'exécution d'une convention distincte, que s'il est intervenu un accord synallagmatique complexe, mais indivisible239. Ainsi s'exprime également Monsieur T'Kint : « La compensation serait reçue même en l'absence d'une stricte connexité juridique : il n'est pas nécessaire que la créance et la dette qu'on entend compenser soit l'une et l'autre issues d'un même contrat. Le lien entre elles peut être de nature plus factuelle. Encore faut-il qu'il y ait dans ce cas, unité de but et d'intention: les obligations réciproques ne sauraient être envisagées isolément sans que soit bouleversé l'équilibre de l'ensemble des opérations traitées entre parties car toutes doivent concourir à la réalisation d'une même finalité contractuelle ».

234 Pas., 1983, II, 87; voy. également Comm. Mons 25 avril 1985, Rev. Reg. Dr., 1986, p. 47. 235 MALAURIE et AYNES, Droit civil - Les sûretés, Cuzas, 2° ed. 1988, p. 142; “Eenzelfde raamovereenkosmt" ou "Een economisch geheel" (DIRIX et DE CORTE, Zekerheidsrechten, Kluwer, p. 211. 236 COPPENS et T'KINT, « Examen de jurisprudence - Les faillites, les concordats et les privilèges », R.C.J.B., 1991, p. 510 et suivantes; VAN RYN et HEENEN, Principes de droit commercial, t. IV, p. 244; T'KINT, Sûretés et principes généraux du droit de poursuite des créanciers, p. 92, "een objectief verband (...) tussen (...) samenhangende verbintenissen" (DIRIX et DE CORTE, Zekerheidsrechten, p. 211; DIRIX, note sous Cass., 11 avril 1986, R.W., 1987 - 1988, p. 1424). 237 VEROUGSTRAETE, Manuel du curateur de faillite, éd. 1987, p. 166; FREDERICQ, Handboek, t. IV, p. 104. 238 Principes de droit commercial, t IV, p. 244. 239 Cass., 17 décembre 1959, Pas., 1960, I, 463; SIMONT et DE GAVRE, « Examen de jurisprudence – Les contrats spéciaux », R.C.J.B., 1977, p. 434; SIMONT, DE GAVRE et FORIERS, « Examen de jurisprudence – Les contrats spéciaux », R.C.J.B., 1985, p. 174.

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150. L'évolution ainsi constatée en droit belge s'inspire de l'exemple tracé par la jurisprudence de la Cour de cassation française. Par ses arrêts des 2 et 4 juillet 1973240, la Cour de cassation de France avait admis la compensation après règlement judiciaire, de créances réciproques lorsque l'une d'elles est délictuelle et l'autre contractuelle. Le commentateur de ces arrêts observe : « La compensation renforcée des dettes connexes n'exige donc pas que les créances réciproques soient nées de l'exécution, soit normale soit défectueuse ou tardive, ou de l'inexécution d'un même contrat. Il n'est même pas nécessaire que les deux dettes soient contractuelles. La connexité est encore admise lorsque l'une des dettes est délictuelle. Il suffit pour cela que l'exécution du contrat ait été la condition nécessaire des faits délictueux d'où est née la créance de dommages-intérêts ». 151. Dans un autre arrêt très remarqué du 9 novembre 1982241, la Cour de cassation de France avait admis l'extension de la notion de connexité aux dettes et créances résultant de l'exécution de contrats différents mais conclus dans le cadre d'une opération économique globale. 152. La Cour de cassation a pris le soin toutefois de préciser avec rigueur les limites de l'extension admise. Il ressort, en effet, d'un arrêt du 20 janvier 1987242 que « doit être cassé l'arrêt qui a retenu que la compensation était possible entre deux dettes qui étaient connexes puisque toutes les deux ont trouvé leur fondement dans les relations commerciales existant entre les intéressés, alors que pour accueillir la demande de compensation la Cour d'appel devait établir l'existence d'un lien de connexité unissant les obligations réciproques dérivant d'un même contrat ». Ce retour à une conception plus strictement contractuelle peut paraître paradoxal mais s'explique par la notion d'"ensemble conventionnel". Pour que la connexité apparaisse « il ne suffit pas qu'il existe entre les intéressés des relations commerciales, même très suivies; celles-ci comme le rappelle l'arrêt du 20 janvier 1987, ne peuvent donner lieu qu'à une pluralité de contrats distincts où la réciprocité de la créance et de la dette doit être appréciée pour chaque contrat pris isolément. La situation est différente lorsqu'une opération économique globale a été conçue comme telle par les parties dès l'origine, un accord originaire ayant créé expressément (...) un cadre contractuel pour le développement de leurs relations d'affaires à venir. Ce n'est qu'à cette condition que des contrats indépendants devront être considérés comme les éléments d'un même ensemble contractuel à l'intérieur duquel pourra être admise la connexité entre créances et dettes réciproques, même si celles-ci ne découlent pas du même contrat »243.

240 Rec. Dall., 1974, J., pp. 42 et suivantes, note GHESTIN. 241 Bull. Civ. IV, n° 343, p. 290; Rec. Dall., 1983, 466, note HONORAT, G.P. 1983, 1, Par. Jur. Cass., p. 91, obs. J. DUPICHOT. 242 Rec. Dall., 1987, p. 353. 243 HONORAT, note sous Cass., 20 janvier 1987.

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153. Le même souci de réajustement apparaît de manière plus exigeante encore dans l'arrêt de la Cour de cassation de France du 17 mai 1981 : doit être cassé, y décide la Cour, l'arrêt qui, pour accueillir l'exception de compensation, retient que les créances de deux sociétés sont nées de relations commerciales entretenues depuis très longtemps entre elles, nées de ventes et achats réciproques conclus dans le cadre de relations suivies, s'inscrivant elles-mêmes nécessairement dans le cadre d'une opération économique globale telle que définie par la commune intention des parties et relative à la vente et à l'achat d'un produit de même nature, peu importe qu'il y ait eu pluralité de contrats alors qu'à défaut d'obligations réciproques dérivant de l'exécution d'un même contrat, ces circonstances sont insusceptibles d'établir si les ventes et les achats conclus entre les parties résultent de l'exécution d'une convention ayant défini entre elles le cadre du développement de leurs relations d'affaires244. Le commentateur de cet arrêt conclut: « il ne saurait suffire qu'il existe entre les intéressés des relations commerciales entretenues entre elles depuis très longtemps, comme l'avait estimé à tort l'arrêt concerné; dans une telle situation, il existe simplement une pluralité de contrats distincts au sujet desquels la réciprocité de la créance et de la dette doit être appréciée pour chacun d'eux isolément. Ce n'est que lorsqu'une opération économique globale a été conçue comme telle par les parties dès l'origine et qu'une convention initiale a défini le cadre contractuel du développement des relations d'affaires à venir des parties intéressées que la compensation peut intervenir à propos de créances découlant de contrats différents. Dans l'espèce, ayant donné lieu à l'arrêt du 9 novembre 1982, cet accord originaire existait; dans celle ayant abouti à l'arrêt commenté, il n'était pas établi, si bien que les contrats indépendants d'achat et de vente passés entre les mêmes parties pour le même produit ne pouvaient être considérés comme les éléments d'un même ensemble contractuel à l'intérieur duquel la connexité aurait pu jouer »245. 154. On le voit, même étendue, la connexité reste attachée à la notion de cadre contractuel. Pour que plusieurs contrats soient considérés comme formant un ensemble faisant naître la connexité, il faut que cette multiplicité ait été conçue ab initio dans l'intention des parties, comme formant un faisceau d'obligations variées et spécifiques par certains aspects, donnant dès lors lieu à plusieurs accords séparés, mais interdépendantes et obligatoirement et (non casuellement) liées246. 155. De l'ensemble de cette jurisprudence, tant belge que française, il peut être déduit, me semble-t-il, que la connexité (qui permet l'opposabilité aux tiers de mécanismes qui, en principe, sont dépourvus de cette qualité), résulte de ce que la créance du failli, en

244 Rec. Dall., 1983, Somm., p. 369. 245 HONORAT, Observations sur l'arrêt, Rec. Dall., 1989, p. 370. 246 Gand, 27 février 2002, T.G.R., 2002, p. 68 ; Gand, 6 décembre 2002, DAOR, 2002, p. 428 ; Gand, 22 décembre 2000, R.D.C.V., 2002, p. 112 ; Liège, 15 octobre 2002, DAOR, 2003, p. 27, note POELMANS ; R.D.C.B., 2003, p. 353 ; R.D.C.B., 2004, p. 138, note BUYLE et DELIERNEUX.

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considération de laquelle le cocontractant a consenti les risques s'attachant à la convention unique ou à l'opération globale, conçue comme un tout, à laquelle plusieurs contrats s'intègrent -et qui dès lors, constitue la cause de son engagement- ne figure parmi les actifs de la faillite qu'en raison de l'existence nécessaire de dettes corrélatives247. Entre, en conséquence, dans l'assiette des biens partageables de la faillite, non pas la créance du failli envers son cocontractant, détachée, isolée de la dette de ce cocontractant envers le failli, mais le bénéfice net de la convention ou de l'opération concernée. Comme l'écrit Monsieur Van Ommeslaghe : « Les droits de créance d'une personne partie à une opération de compensation (...) n'entrent dans le patrimoine du débiteur et ne sont soumis au droit de gage de ses créanciers, que sous déduction (...) de la créance de l'autre partie à l'opération de compensation, pour leur valeur nette »248. Selon cette analyse, l'élément réalisable au profit des autres créanciers du failli, ne serait pas la créance, mais ledit bénéfice net que présente pour le failli la convention dont cette créance est issue. Peut être invoqué à l'appui de cette analyse, comme indiqué ci-dessus, le passage des conclusions prises par Monsieur le Procureur général Leclercq avant l'arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 1935, selon lequel l'exception d'inexécution repose sur la circonstance que « chaque engagement que l'une des parties obtient de l'autre est grevé de l'engagement que cette partie a contracté et qui est corrélatif à l'autre ». C'est en ce sens que doit être compris le passage déjà cité de l'arrêt de la Cour de cassation du 25 mai 1989, qui énonce que la compensation entre deux créances connexes « n'implique nullement l'affectation d'un actif à certaines dettes ». La connexité conduit, en effet, à soustraire des biens partageables la portion d'actif correspondant à la dette compensable : dans cette mesure, la créance compensée se trouve libre de la mainmise des autres créanciers. Est connexe, par conséquent, la créance qui ne constitue que l'expression sous forme juridique d'une partie de la valeur économique d'un actif (corporel ou incorporel) trouvé dans le patrimoine du failli. Cet actif s'en trouve grevé et amputé, de telle manière que les tiers sont contraints de prendre en compte le droit connexe, bien que ce dernier ne constitue qu'un droit personnel. Dans cette mesure, le créancier qui peut bénéficier de la connexité, échappe au concours, car une portion d'actif lui est exclusivement réservée. 247 En ce sens : VAN QUICKENBORNE, op. cit., p. 388. 248 « Les sûretés nouvelles issues de la pratique - Développements récents » in Le droit des sûretés, J.B., 1992, p. 404.

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Ainsi conçue, la connexité peut être traitée de manière identique en matière de compensation, d'exception d'inexécution ou de droit de rétention249. C. Droit financier § 1. La loi du 28 avril 1999 157. La loi du 28 avril 1999 visant à transposer la directive 98/26/CE du 19 mai 1998 concernant le caractère définitif du règlement dans les systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres protège l’efficacité de ces systèmes en confortant les mécanismes de compensation de manière expresse et déterminée. L’article 3 de cette loi prévoit que la compensation des ordres de transfert d’espèces ou d’instruments financiers, et des créances et obligations résultant de ces ordres, est valable et opposable aux tiers, y compris en cas de faillite, concordat judiciaire ou en cas de situation de concours autre que la faillite à l’encontre d’un participant, pour autant que les ordres de transfert en question aient été introduits dans un système, en vertu des règles de ce dernier, avant la survenance de la faillite, du concordat judiciaire ou du concours, ou si ces ordres ont été introduits et exécutés à un moment où l’organisme gestionnaire ou l’agent de règlement peut établir qu’il était dans l’ignorance légitime de la survenance antérieure de la faillite, du concordat judiciaire ou du concours à l’encontre du participant concerné. 158. Cette compensation ne peut être remise en cause, poursuit le même article 3, par l’effet des lois sur le concordat judiciaire ou sur les faillites, y compris les règles de la période suspecte. § 2. La loi du 15 décembre 2004 159. La loi du 15 décembre 2004 visant à transposer la directive 2002/47/EC du 6 juin 2002 concernant les garanties financières réaffirme la validité et l’efficacité de la compensation couvrant un ensemble de transaction portant sur des instruments financiers250.

249 Voir notamment Cass., 8 septembre 1995, Pas., 1995, I, 785; J.L.M.B., 1995, p. 1602; Liège, 25 octobre 1994, J.L.M.B., 1995, p. 1251. 250 Voir GRÉGOIRE et MARQUETTE, « Implementation of the EU Collateral Directive », I.F.L.R., 2005, Belgian contribution, August 2005.

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160. En son article 14, elle dispose que « les conventions de netting, ainsi que les clauses et conditions résolutoires ou de déchéance du terme stipulées pour permettre la novation ou la compensation, peuvent, sans mise en demeure ni décision judiciaire préalable, nonobstant toute cession des droits sur lesquelles elles portent, en cas de procédure d’insolvabilité, de saisie ou de toute situation de concours, être opposées aux créanciers si la créance et la dette à nover ou à compenser existent lors de l’ouverture de la procédure d’insolvabilité ou de la survenance de la saisie ou d’une situation de concours, quels que soient la date de leur exigibilité, leur objet ou la monnaie dans laquelle elles sont libellées ». L’article 15 précise que les conventions de netting produisent valablement leurs effets et sont opposables aux tiers même en cas de procédure d’insolvabilité, provoquant ou non un concours, si la conclusion de ces conventions précède le moment de l’ouverture de cette procédure ou si la contrepartie de l’insolvable pouvait au moment de la conclusion se prévaloir de l’ignorance légitime de la situation251.

251 Voir à ce sujet notamment, VAN DEN HAEGEN, « La loi relative aux sûretés financières : droit matériel du gage et droit intenrational privé du gage et de la compensation », Forum financier, Droit banc. et fin., 2005/III, pp. 179 et ss. ; PEETERS, « De wet financiële zezkerheden : netting schuldvergetijking en overdracht tot zekerheid », Forum financier, Droit banc. et fin., 2005/III, pp. 164 et ss. ; SAGAERT et SEELDRAYERS, « De wet financiële zekerheden », R.W., 2004-2005, p. 1521.