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8/10/2019 Toni Negri - Gillles-Félix
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Toni Negri
« Gilles-felix »
La préface de Gilíes Deleuze á Psychanalyse et transversalité (Maspero,
1974) de Félix Guattari s’intitule Pierre-Félix. Deleuze jouait sur les deux
prénoms de Guattari pour montrer comment coexistaient et s’affrontaient
chez le mém e penscur un m ilitant po litique et u n psychanalyste. Pou r ma
part, j ’intituie cette co ntrib ution « Gilles-felix », co m m e o n dit « Arabia
fe lix », pour désigner un lieu productif, un « topos » com m un prophétique- désert ou chaos que decisión e t circonstances im posen t de traverser ensem-
ble - que deux penseurs - ó com bien différents - parcouraient de concert ,
cohabitant et se confrontant entre eux.
Deuxiéme precisión. Je chercherai á ne pas parler « histoire de la philo-
sophie ». C om m e Deleuze, « je suis d’une génération, une des derniéres
générations, qu’on a plus ou moins assassinée avec l’histoire de la philoso
phie. L’histoire de la philosophie excrce en ph ilosophie un e fon ction répres-
sive evidente, c ’est Tcedipe proprem ent p hilosoph ique » (Pourparlers, p. 14).Aussi, comme Deleuze et Guattari, j’essaierai d’expérimenter une approche
qui n’autorise pas la lecture de leur « faire philosophique » dans le cadre de
ces « pouv oirs établis >» qui « on t intérét á nou s com m un iqu er d es aíFects
tristes... ». C es « pouvoirs établis »> qu i « on t b eso in d e nos tristesses pour
faire de nous des esclaves » (Parnet, p. 76). Je chercherai done á « parler
politique », á partir de cet espace politique o u G ilíes et Félix se rencon trérent
et oü ils entamérent ensemble une longue marche... heureuse.
Cet espace politique c’est \'Anti-CEdipe. Capitalism e et schizophrén ie, tome l « L ’ Anti-C Edipe fut to ut en tier un livre de philosophie po litique »
{Pourparlers, p . 230) .
Avant l'Anti-CEdipe (ci-aprés A. CE.) Gilíes Deleuze a publié Logique du
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serts et surtout D ijférence et répétition. Theatrum philosophicum , « un retourqui est u ne fu lguration >», dirá M ich el Fo uca ult en préfa^ant ce livre, « une
fulguration qui portera le nom de Deleuze : désormais une pensée nouvelle
est p os sib le; la pensée est de nouveau possible ». En fait les choses sont
plus compliquées et Foucault aurait pu différer dans le temps son enthou-
siasme. II suffit pour cela de noter que Deleuze lui-méme, entre Dijférence et répétition et son travail sur Spinoza et la théorie d e l ’expression qu’il lit á
ses étudiants dans le méme temps, estime qu’il n’a pas résolu le probléme
pou r sortir du structuralism e, pou r sortir de cette « structure sans structu re »
dans laquelle sa pensée semble enfermée. En 1967, dans un arricie queFrani^ois Chatelet publiera en 1972, Deleuze ecrit qu’on peut identifier le
structura lisme k partir de cin q caractéristiqu es : le fait de dépasser une
relation statique ou diaiectique entre le réel et l’imaginaire, la définition
topologique de l’espace conceptuel, le rapport différentiel des éléments
symboliques, le caractére inconscient de la relation sructurale, et enfin, le
mouvement sériel (ou multisériel) de la structure méme. Et il est clair que
méme si la philosophie de Dijférence et répétition réalisait entiérement ces
dispositifs, ceci ne pouvait encore permcttre « une pensée nouvelle ». Parce
qu’une pensée nouvelle do it étre productive. C om m ent d one récupérer, ausein d’un champ d’immanence défini de fait , une forcé, un élément onto-
logique qui permette de sortir aussi bien de la diaiectique que de l’épisté-
mologie structurale stérile, en construisant un rapport au réel qui soit en
tout po int p os itif ? Logique du sens et D ijférence et répétition mettent fin aux
deux traditions que Ton p ouva it repérer á Tintérieu r du structuralism e, d ’un
cóté une philosophie transcendantale de tradition phénoménologique, de
l’autre cette logique empiriste qui, depuis Hume, considere la perception
comm e m ode exclusi f de connaissance et le « nom com m un » com m e seule
définition du concept. Mais tout ceci ne suffit pas encore. Oü se trouve lelieu dans lequel une forcé symbolique, créative et intersubjective agissante
traverse á la fois le réel et l’im aginaire ? O ü se trouve celu i qui, á partir du
symbolique, réactive les topologies spatiales et les virtualise ? Oü se trouve
le «<H éro s stru ctu ralis te » ? Le pr ob lém e est la.
Cela vaut la peine de souligner que ce pro blém e a une résonance politique
immédiate dans le débat philosophique de Fépoq ue, un débat qui se conc en
tre sur la critique du rapport mécanique entre Unter- et Ueberbau et sur le
théme de la reproduction du social et de son éventuelle révolution. Nousnous trouvons alors á l’intérieur d’un déb at p hilosoph ique qui est largem ent
dominé, méme dans les courants les plus originaux, par Ies révisionnistes
« de gauche » du marxisme officiel . G uy D ebo rd et Henri Leftbvre o nt
défriché un terrain que déjá le surréalisme révolutionnaire avait ébranlé á
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la fin des années trente. Et les grandes institutions culturelles sont attiréespar cet agencement critique : la rué d’Ulm la premiére, oü professeurs et
étudiants se cassent la tete pour comprendre comment plier la structure á
l’inno vation révolutionnaire. M ais, á la différence de Lévy-Strauss, d ’Althus-
ser, de Foucault et Derrida, Deleuze n’est pas normalien. Pour résoudre le
m éme prob léme, il chang e de rué. Ici com m ence « G illes-felix », ici se
produ it rév éne m ent. L e « H éros structuraliste » surgit, lan^ant des cocktails
M olotov : c ’é ta it Mai 68 .
C ’est don e au coin de la rué, au Q ua rtier latín, qu’apparaít Félix Gu attari.
Jusque-lá, Féli x av ait trava illé su r l’ in conscie nt, en se ré fé ra nt explicitem entá Lacan. II était cependant entré á cette époque dans une pbase de rupture
avec le m aítre. S ’inspiran t des expériences q u’il avait faites avec Tosquelles
(qui avait lui aussi travaillé longtemps avec Fanón) et surtout avec Oury, á
la cliniqu e de L aborde et dans les groupes de psychothérapie institution nelle,
Guattari ne croyait plus qu’il soit désormais possible d’isoler l’inconscient
dans le langage ou de le structu rer sur des horizons signifiants. L ’incon scien t
au contraire se rapporte á tout le champ social, économique et politique.
Les objets du désir se déterminent comme realicé coextensive au champ
social (et par conséquent k celui qui est défini par l’économie politique).lis se révélent flux transversal qui investir et désinvestit toute relation - et
c’est ici qu’apparaít la « libido », en tant que telle, cette essence du désir et
de la sensualité. C ’est dans cette perspective qu e Guattari propo sc le conce pt
de « m ach ine désirante ». E lle investit les chaínes du signifiant et d e la
causalité et les fait exploser, en en libérant les potentialités latentes.
Deleuze (.L'Arc, 1972): «Je travaillais alors uniquement dans les
concep ts, et en core de fa^on tres timide . Félix m ’a parlé de ce qu ’il appelait
déjá les machines désirantes : toute une conception théorique et pratiquede l’incon scien t-m ach ine, de l’incon scient schizophrénique. Alors j ’ai eu
l’impression que c’était lui qui était en avance sur moi.. . »
En effet, Félix, dans sa rencontre avec Deleuze, n’apporte pas seulement
sa critique du lacanisme et ses inv entions schizoanalytiques. 11 app orte - et
lá-dessus il est en avance - la com plexité d u travail et la richesse de l ’expé-
rience militante de la gauche com m uniste des années 50 et 6 0 . La « machine
désirante >»est née la. En tre la résistance aux pratiques sans nom du K om in-
tern et la lutte fraternelle avec les insurgés d’Algérie, dans la communionentre lutte ouvriére et solidarité militante avec le V ietnam . C ’est au sein de
la pratique révolutionnaire que la théorie se présente comme schizoanalyse
et la pra tiqu e de grou pe co m m e « analyseur de m asse >*. O n a beau coup
insisté sur le fait qu e dans cet effo rt de Félix (repris par D eleuze) se trouvait
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incluse la crit ique radicale de toute continuité dogmatique du marxismeléninisme (pour ne pas parler de sa conception de la centralisation bureau-
cratique et de ses conséqu ences répressives). O n n a pas suffisam m ent insisté
sur l’évidence que, chez eux, et en analogie avec ce qui se produisait dans
l’école freudienne, si le « troisiéme internationalisme » doctrinaire libérait
mais surtout castrait les forces révolutionnaires, il fallait alors radicaliser la
violence de la libération et la pousser vers une « solution fatale ». Da ns ce t
épisode il y a davantage de Marx, davantage de Lénine que l’arrogance de
l’histoire de la philosophie ne voudra jamais l’admettre. Ce n’est pas par
hasard encore qu’en 19 90 Deleuze écrira : « Je crois que Félix et m oi somm esrestés marxistes... » (Pourparlers, p. 232). Je voudrais corriger, en interpré-
tant: je crois que nous sommes restés communistes.
Revenons á \'A.GZ. II en resulte une tendance révolutionnaire qui n a
plus rien á voir avec le ressentiment, avec la nécessité dialectique, avec la
téléologie.. . une ceuvre absolument anti-platonicienne. Pour emprunter le
vocabulaire de Popper, « Gilles-felix » est le pire ennemi de Platón. Éros en
effet est désir. II n’implique plus aucune transcendance. II n’est pas moitié
misére et moitié richesse, mais il est la destruction de tout médium, recon-naissance d’une forcé imm anen te et constructive. L ’Em pédo cle de Hó lderlin
triomphe des flammes de l ’Etna. Le communisme est rénové en tant que
désir des masses.
Tout ceci produit un livre politique, au sens propre, exceptionnel. Le
sous-titre est « Capitalisme et schizophrénie, tom e I ». II s’agit d'u n pro-
gramme qui sera complété par M ille plateau x. Cap ita lism e et schizophrénie,
tom e II , dix ans plus tard - le ch ef-d ’ceuvre de « G illes-felix »». D an s YA.CE.
il y a déjá une profusion de nouveaux concepts co m m e d’anciens concep tsdétournés : machine désirante, corps sans organes, ligne de fuite, nómade,
machinique, corps plein, décodage, immanence, consistance, transversalité,
ritournelle, signifiant/non-signifiant, flux, déterritorialisation, re-territoria-
lisation, molaire et moléculaire, etc. Mais comme dans toutes les grandes
ceuvres politiques un seul concept fondamentai s’y trouve détfeloppé en
permanence: le pouvoir n’est pas ordre mais productivité. Puissance,
com m e dans la politique spinozienne ; *c corps sans organes », encore com m e
chez Spino za (« fínalem ent le gra nd livre sur les corp s sans organes ne
serait-il pas l ’Éth iqu e ? », M ille pla teaux , ci-aprés M .P., p. 190). L’anti-Hobbes a fleuri ici, dans une saison communiste.
II y a ensuite, á partir de ces prémices, une relecture de l’histoire uni-
verselle, relecture á partir de l’organisation du pouvoir: l’áge primitif, le
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fin d’une période, mais le debut d’une autre phase. Et les efFets de Y A. CE. se sont poursuivis : dans les m ilieux antipsychiatriques, féministes ; m ais ils
ont aussi contribué á constituer cette sorte de philosophie commune, une
certaine intelligence éthiqu e, á travers laquelle s’est form ulée d epuis lors la
critique de la société contemporaine.
Comment serait-il possible de penser aujourd’hui sans savoir que les
machines imperiales qui nous dominent sont fragilisées par des investisse-
ments inconscients, toujours plus fortem ent subjectivés ? Et co m m ent
serait-il possible de résister si on ne savait pas que le « corps plein nu », le
« corps s ans organes >» peu t s’opposer á la su rco difica tion d es territoires parla machine despotique ? Com m ent po urrions-nous agir de m aniére éthique
si nous n ’étions pas capables, aprés la m or t de l’H om m e, de constru iré un
nouvel humanisme, antagonique au cynisme et k la pitié du capital ? A. CE.
p. 267 : « Le cynisme est 1’immanencc physique du champ social et la pitié
le maintient dans un Ur-Staat spiritualisé ; le cynisme est le capital comme
moyen pour extorquer du surtravail, mais la pitié est ce méme capital
com m e cap ital-Dieu d’oü semb lent ém aner toutes les forces de travail . Cet
age du cy nism e est celui de l’accum ulation du capital. » Et co m m en t serait-il
possible d’espérer si nous ne savions pas que nomadisme, hybridation etmutation investissent les corps de la multitude et créent une génération de
barbares plus puissants que tout seigneur ?
L'A.CE. n’est done pas seulement l ’événement de Mai 68 mais aussi le
point á partir duquel la critique des structures de la modernité tend k se
constituer en critique du postmoderne : pas dans le sens « mou » tel que
I’idéologie dominante nous en a restitué le concept, mais á travers la figure
insurrectionnelle dont l ’empire de la mondialisation a commencé k subir
les attaques : postmoderne comme ce monde nouveau de la production etde ses antagonismes, com m e m ob ilité et violenc e des subjectivités puissantes
qui Thab itent et qui y construisent des lieux de singularités com m e véritable
contre-empire du désir.
Aprés VA. CE. deux personnages conceptuéis commencent á incarner ce
postm oderne fort sur le parcours qu ’emp run te « Gilles-felix » : Ka fka et
Coluche. Kafka ou Coluche sont des personnages interchangeables sur la
route rayonnante du désir que tracent Deleuze et Guattari contre les nou-
velles formes da ssujettissem ent m ises en place pa r les années 7 0 , á l ’occasion
de la défaite du mou vem ent et aprés. C e s on t de véritables « passeurs », quiouvrent les mots, fendent les choses « pour que se dégagent des vecteurs
qui sont ceux de la terre » (Pourparlers, p. 183). Nos deux amis travaillent
a M ilU plateaux pendant cette période ; Kafka et Coluche sont désormais
devenus les « héros du poststructuralisme » - le ju if qui sait l’imp ossibilité
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de parler allemand ou tchéque, le rital qui sait l 'impossibilité de parlerfran^ais, tous deux expérimentent l’impossibilité de ne pas parler: er pour-
tant, ♦<la création se fait dans des go uio ts d ’étranglem ent » (p. 18 2) .
Mais le véritable goulot d ’étrang lem ent est politique, le politique que les
années 8 0 préfigurent et qui prend form e dans le postm oderne « m ou » oü
toute prise au niveau ontologique se dépotentialise et oü le contróle passe,
par ici á travers la rhétorique des « droits de l’homme », et par lá á travers
l’im m obilisme glacé du « socialisme réel », dans la mond ialisation débor-
dante. Seuls le délire de K afka ou les lazzi de C oluc he réussissent á démys-tifier cette machine de tristesse; avec eux le désir se travestir ou se méta-
m orphose pour produire de la vérité - de m aniere théátrale et pourtant
ontologique sur cette nouvelle scéne de l’absurde.
Nous sommes alors dans une situation intermédiaire, entre VA.CE. (et sa
violente revendication de ia libido) et M.P. : comment donner de la subs-
tance ontologique au désir ? Le « monstruum » théátral introduit aux méta-
morphoses, lá oü la métamorphose commence á se révéler en tant que
procédure ontologique du désir. Et nous avons, nous, précisément besoinde ces monstres qui incarnent le cham p de l ’ im m anence et donn ent réalité
aux arborescences des rhizomes désirants.
Est-il possible de d onn er de la sub stanc e ontologiqu e au désir ? C ’est
dans cette conjoncture et en répondant positivement á la question que
Gilíes et Félix produisent M.P. C ’est-á-dire « De l’ontologie d u désir », ou
encore « D u désir comm e m étam orp hos e ». U ne galerie de « monstrua >*
marque le passage au postmoderne: nous avons affaire á eux. Comment ?
En les reconnaissant com m e teis, en résistant, en en détraqua nt la m achine...Mais avant tout en en riant. « Du rire », c’est ainsi que pourrait s’appeler
cette introduction aux M .P Déjá Bakthine, un des auteurs favoris de Gilíes
et Félix, l’avait compris quand il avait cherché le surplus de vie qui donne
sens au langage, dans le terrestre, mieux, dans le ventre des humains. Ce
lieu, il reste essentiel pour quiconque traverse le désert ou le chaos, ou subit
les institutions et la prison, l’histoire de la philosophie ou la psychanalyse,
l’économie politique ou la théologie. Et s’il lui reste encore un souffle de
vie, il rit de tou t cela. R ire c ’est se détacher , c ’est prend re de la distance,
« je ris done je suis ». C ’est avant tou t par son rire qu ’on identifie lepersonnage conceptuel, le survol est toujours ironique. Ainsi les pouvoirs
tristes peuvent-ils étre défm itivemen t vaincus.
Le rire saisit l’écart entre le signifiant et le non-signifiant et souligne
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l’écart entre structure et désir - mais ce t écart n ’est pas seu lem ent épisté-mologique, i l est investí par le dé sir: i l est don e réel - onto logiqu e et
puissant, comme VA.CE. nous l’a enseigné. Lá s’enracine M .P , qui travaillé
précisément cet écart, en révéle la puissance, en procédant á une construc-
tion onto logiqu e premiare. U ne ontologie « á p artir du bas >», résolum ent
antiplatonicienne, n on analytique mais synthétique, n on pas une déduction
mais une induction, une ontologie des métamorphoses. Done une ceuvre
politique, pour autant que la politique soit définie, et elle Test toujours
chez « Gilles-felix >*, com m e ontologie, m ieux co m m e interven tion su r l’étre
pou r en identifier une autre form e virtuelle, q ui est toujou rs possible. Aussi M.P. est-il « tout entier un livre de philosophie politique ».
Nous avons précédemment fait allusion á trois problémes polit iques
fondam entaux posés par VA. CE. : a) la réflexion sur l’ob jet des lutte s sociales,
c’est-á-dire de la lutte contre l’exploitation á la lutte contre l’assujettisse-
m en t; b) le déplacement du dispositif de tran sform aro n de la centralité á
la m u ltip licité ; c) l’anticipation de la déterritorialisation des mou vem ents,
c’est-á-dire la critique des espaces du p ouv oir (Éta t-N ation ) et la perspective
impériale. Ces problématiques traversent le champ d’analyse de M.P.
C ’est avec la théorie de l’expression et des agen cem ents qu ’est proposé
le theme de l’assujettissement. Le plan de consistance de l’expression pro-
posé ici est en effet coex tensif á celui de la produ ction de su bjectivité. La
singularité est done le « pñm um » et tout le procés machinique ne peut étre
suivi qu’autour de son déploiement. L’étre comme l’histoire sont done
con^us comme production et produits d’agencements subjectifs. Le théme
de V* exp loitatio n >», qu i im pliqu e toujo ur s u n « dehors » qu i le d éterm ine,
se trouve done vidé de toute consistance, k moins de le reformuler avec
pertinence á l’intérieur du rapport entre subjectivités et signes de la puis
sance.
Le déplacem ent du dispositif révolutionnaire de la centralité á la m ulti
plicité est propo sé á travers la théo rie du rh izom e et des réseaux. C ’est le
rhizome qui domine l’espace. Le rhizome est une forcé, un phylum qui
ouvre sur un horizon d ’arborescence imm aitrisable - et, dans ce processus,
la singularité se singularise de plus en plus. Nous nous trouvons ainsiimmergés dan s un en semb le de systémes producteurs de signes, en m utation
permanente. Le devenir c’est la résultante de l’innovation qui surgir du
magma de l’expression, c’est en quelque sorte la solution de la guerre, mais
avec tout de méme le fait que se réouvrent des situations de conflit. Ce
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n’est qu’en se confrontant á ce contexte et en se le réappropriant que latransformation devient possible.
Enfin, dans ce champ oü toute subjectivité et tout événement ont pour
trame la généalogie, tout espace déterminé est brisé. II n’y a plus devant
nou s q u ’une seule surface : une surface pleine d ’anfractuosités, de ruptures,
de constructions et de reconstructions; un territoire plié et replié en per-
manence. Une seule direction, une seule téléologie : l’abstraction croissante
des rapports qui se conjugue á la complexité des arborescences, au déve-
lopp em ent des rhizom es, et á l’expansion des co nflits. L es vieilles catégories
de la souveraineté (mais aussi de la lutte des classes aux dimensions natio-nales) sont ici com plétem ent dépassées. C ’est un mo nd e nouveau qui est
décrit ici. Un postmoderne absolu, ni faible, ni lisse, ni unidimensionnel
- mais bien au contraire, un m ond e de cavernes, de plis, de ruptures, de
reconstructions, oü la subjectivité s’applique á comprendre avant tout sa
propre transformation, son déplacement, la oü régne la plus haute abstrac-
tion. Et ce champ abstrait est le champ d’un nouveau désir.
Mais M .P n’est pas seulement la reprise, le développement, la grande
fresque de cette ébauche de postmoderne que nous trouvons deja dansYACE. Dans ce scénario, M.P. s’attache surtout á la subjectivation des
singularités résistantes. M .P trouve sa dimen sión spécifique en transforma nt
cette description en perspective de rupture : c’est-á'dire en consrruisant la
machine de guerre qui dissout la phénoménologie dans l’ontologie et
modéle l’ontologie sur les mécanismes pragmadques de production de la
subjectivité.
Pragmatique et micropolit ique se constituent dans la nomadologie. Ce
qui veut diré que l’horizon de la guerre est délimité par des puissancespragmatiques. Le monde historique, constitué en géologie de l’action, se
dégage á partir d’une géologie de la morale, au sens propre du terme,
inlassable, incessante. Produites á partir d’arborescences conflictuelles, les
subjectivités sont nómades, c’est-á-dire libres et dynamiques. Comme on le
sait, Ies subjectivités s’organisent á travers des agencem ents m achinique s -
done comme machines de guerre. Les machines de guerre représentent le
tissu moléculaire de l’univers hu m ain. L ’éthiqu e, la politique, les sciences de
l’esprit deviennent ici une seule et méme chose : les machines de guerre
interprétent le projet , elles constituent le monde humain, en opérant ladiscrimination entre le désir et l’antidésir, entre la liberté et la nécessité. Et
ce sont á nouveau rhizomes e t arborescences - mais dotés de sens. C ’est le
cho ix dans la guerre qui déterm ine le sens de l’historicité. M ais qu’est-ce que
le sens sur cet horizon com plétem ent im m anent, sur cette scéne absolum ent
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non téléologique ? C es e l’expression du désir, c’est l’éno nciation et l 'organ i-sation du désir com m e événem ent, com m e discrim ination vis-á-vis de toute
transcendance, comme hostilité á tout blocage du devenir. Politiquement, la
machine de guerre se définit comme positivité parce qu’elle se pose contre
rÉtat. Deleuze-Guattari réinventent les sciences de l’esprit, tout en s’atta-
quant aux derniers vestiges de rhistoricisme, de l’hégélianisme et de leur
conception d’un esprit qui se sublime dans l’État. L’ordre moléculaire, face
á l’Éta t, et en particulier face á i’État du capitalisme tardif, organise sp onta-
ném ent u n d ispositif molaire, i l d evient nécessairement u n con tre-pouv oir :
la société contre l’État, ou mieux encore, beaucoup mieux, l’ensemble dessubjectivités désirantes et de leurs arborescences infinies, sur le rythme
nómade de leurs apparitions, contre toute machine fixe, centralisatrice et
castratrice. En réalité, c’est seulement du point de vue pragmatique qu’on
peut appréhender et apprécier la subjectivité et le sens de l’historicité: le
point de vue qui sous-tend la nomadologie est une véritable « philosophie
de la praxis ». Étre nóm ade dan s l’ordre de l’histoire produ ite et fixée signifie
produire en perm anence des agencements machiniques et d’énonciation qui
ouvrent sur de nouvelles arborescences rhizomatiques, et qui constituent
purement et simplement le réel. La politique devient ainsi mise en place demicroagencements, construction de réseaux moléculaires, qui permettent au
désir de se déployer et , par u n m ouvem ent perman ent, en fo nt la m atiére de
la pragmatique. La pragmatique dans la micropolitique et de la micropoli-
tique, c ’est le seul po int de vue o pératoire de rhis toric ité : pragm atique
com m e praxis du désir, m icropo litiqu e com m e terrain de la subjectivité, sans
cesse parcouru et á parcourir, indéfiniment. Cette alternance de points de
vue et cette convergence de d éterm inations constructives ne so nt jam ais en
repos. Le but de l’ordre molaire, c’est d’absorber la forcé du désir et de
remodeler les dispositifs á seule fin de bloquer le flux pragmatique dumoléculaire. Par contre, le flux moléculaire est insaisissable, il cherche en
permanence á bouleverser les dispositifs de blocage et á ouvrir la voie á
l’historicité. M ais qu ’est-ce qu e la révolution ? C ’est faire de ce processus
infini un événement. La ligne politique de M.P. est celle qui améne le
dispositif moléculaire des désirs á résister á l’ordre molaire, á l’éviter, á le
contourner, á le fuir. L’État ne se réforme ni ne se détruit: la seule maniere
possible de le détruire, c’est de le fuir. Une ligne de fuite, organisée par la
créativité du désir, par le mouvement moléculaire infini des sujets, par une
pragm atique réinventée á chaq ué instant. La révolution, c ’est l’évén em entontologiqu e du refus et l ’actualisation de sa puissance infinie.
M.P. construir le terrain sur lequel se redéfinit le matérialisme du XXI ' sié-
cle. Q u’est-ce qu e la ph ilosophie l’essai pédagogiqu e pu blié par Deleu ze-
Guattari en 19 91 , com m e appendice de M.P., nous éclaire á ce sujet. Cette
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synergie d’analyses sur la sciencc, la philosophie et l’art qui se déployaitinfatigablement dans M .P , avec une exubérance digne de la matiére onto-
logique traitée, se mu é ici en illustration pédagogique, en vulgarisation des
mécanismes conceptuéis qui sont á la base du processus d’exposition de
M .P Dans cet essai de vulgarisation, les fonctions méthodologiques, théo-
riques et pratiques sont circonscrites avec le máximum de ciarte. Nous
pensons qu’il est possible d’identifier ici (dans M .P vu á travers l’essai
pédagogique) les eléments fondamentaux de renouvellement du matéria-
lisme historique, en fonction des dimensions nouvelles du développement
capitalistique, á savoir ce plan d’abstraction máximum (la « subsomptionréelle » de la société dans le capital) á laquelle il conduit et sur lequel se
reformulent aujourd’hui les luttes sociales. Sans jamais oublier que, dans la
philosophie des sciences de l’esprit de « Gilles-felix » comme dans le maté-
rialisme historique, on retrouve la méme exigence éthique et polirique de
libération de la puissance humaine. Quel est done le contexte productif
dans lequel nous évoluons et á partir duq uel le m atérialisme historiqu e peut
et doit étre renouvelé en tant que base des sciences de I’csprit ? Quel est le
tissu qui sous-tend ce manifeste ?
M .P don ne á cette interrogation une réponse explicite. A travers I’étendu eet la complexité des analyses qu’il développe, il esquisse ce plan méme que
M arx ide ntifiait tendanciellem ent dans le « Fragm ent sur les m achine s » des
Grundrisse, et qu’il définissait comme la société du « General IntelUct». II
s’agit d’un plan sur lequel l’interaction homme/machine, société et capital,
est devenue si étroite qu e l’exp loitation du travail salarié, m atériel et q uan-
tifiable dans le temps, devient caduque, incapable de déterminer une valo-
risation, m isérable base d’exploitation face á la puissance des nouvelles forces
sociales, intellectuelles et scientifiques sur lesquelles reposent désormais
exclusivement la production des richesses et la reproduction de la société. M .P enregistre la réalisation de la tendance analysée par Marx et développe
le matérialisme historique a l’intérieur de cette nouvelle société. II s’essaye
done á la constru ction de ce nouveau su jet qui révéle la puissance du travail,
tant social qu’intellectuel et scientifique. Un sujet-machine qui est aussi
forcé productive ; un sujet pluriel et disséminé qui s’unifie toutefois dans
la pulsión constitutive du nouvel étre. Et vice versa, et dans tous les sens.
Ce qui est ici fondamental, c’est la dislocation totale de la valorisation de
la prod uction, dans le passage de la sphere de l’exploitation m atérielle directe
á celle de la domination politique (sur l’interaction sociale entre développem ent de la subjectivité collective et puissance intellectuelle et scientifiqu e
de la production). Dans cette dislocation, l’interactivité sociale elle-méme
est assujettie a la contradiction molaire de la domination, elle est aussi
exploitée : mais l’anragonisme est porté á son niveau le plus élevé, il agit á
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travers une implication paradoxale du sujet exploité. Se confrontant auxanalyses fouca ldienne s du pouv oir, Deleu ze souligne le passage de la « s ociété
disciplinaire » á la « société de contróle », caractéristique fondamentale de
la forme-État contemporaine. Aujourd’hui, dans ce cadre, qui est celui
auquel se réftre M .P , la domination, tout en demeurant permanente, est
autant abstraite qu’elle est parasitaire et vide. Porté á son plus haut degré,
l’antag onism e s’est pou r ainsi dire vidé, le «<com m an dem ent socia l » est
devenu inutile. Le contróle de la société productive est done d’emblée une
mystification : il n’a méme plus la dignité que revétait la fonction d’orga-
nisation, conaturelle en quelque sorte á la figure de l’exploiteur, dans lasociété et dans la forme-État disciplinares. S’il en est ainsi, le travail pro-
du ctif du nou veau sujet social est d’emb lée révolutionnaire, toujou rs libé-
rateur et novateur. C ’est sur cette base que le ma térialisme historiqu e se
tro uve renouvelé, im plicitemen t dans la ph énom énolog ie de M .P , explici-
tement dans la méthodologie élaborée dans Qu'est-ce que la philosophie ?
Avant tout, le matérialisme historique comme science. L’opuscule nous
dit que l’activité scientifique se forme á partir d’« observateurs partiels » qui
assemblent des « fonctions » sur des « plans de référence ». Le matérialisme
historique p eut-il étre autre chose que ce qui prom eut le « po int d e vueprolétarien » et fait de la critique des contradictions le plan de référence ?
Autre chose que le déplacement d’un sujet partid au sein d’une tendance
qui traduit m atériellemen t une grille d e lecture du réel ? Et dans le cas
d’espéce, du développement capitalistique comme référent global de
l’ensemble des contradictions que détermine le mouvement du travail abs-
trait ? Plan de réfé ren ce: c ’esr encore le m onde de la subso m ption réelle,
de la soum ission co m plete de la société au cap ital. Le travail, c’est le rhizom e
qui produit le réel, qui est passage de l’ordre moléculaire á l’ordre molaire
au cours du développement, qui traverse irrésistiblement la guerre et qui,dans la guerre, définit la libération. Le plan de référence, c’est la Umwelt du travail social et de ses contradictions.
La place de la philosoph ie est la - en ta n t qu’elle est pragm atique, éthiqu e
et politique. L ’« observateu r pa rtiel » de la scienc e dev ient ici le « perso nna ge
conceptuel » de la philosoph ie. C e personn age conceptue l peut-il étre autre
chose que la nouvelle figure du prolétariat, le G eneral Intellecí en tant que
subversión - c’est-á-dire une nou velle figure du prolétariat qui est d ’autant
plus réunifiée en tan t que puissance sociale et in tellectuelle de la pro du ction
qu’elle est diffuse dans l’espace (une « m ultitude >* spinozienne au senspropre du terme) ? La philosophie de Deleuze-Guattari mime la nouvelle
réalité du prolétariat moderne, scande la figure de sa nécessaire subversión.
D ’un cóté d one , le personnage con cep tue l duplique le réel, il le fait appa-
raítre dans son dynamisme conflictuel et dans la réalisation de son mou-
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vement tendanciel . De lautre, en se présentant comme désir, comme pro-duction utopique immaitrisable, le personnage conceptuel prolétarien opere
une rupture implacable et permanente de toutes les références matérielles
auxquelles il est soumis. Le « plan d’immanence » que construir la philo
sophie est un projet insurrectionnel permanent, opéré á travers un survol
absolu du réel, par l’intempestivité radicale du contact entre ordre molé
culaire et ordre molaire, par l’inactualité actuelle de la résistance.
L’art (car il y a aussi un art de la pensée révolutionnaire) collabore á
cette dynamique de la transformation et de la subversión du concept, de
maniere essentielle, en composant les différents plans de l’imaginaire et enles renvoyant toujours á l’urgence de la praxis.
Le schéma didactique de Qu ’est-ce qu e Lz ph iloso ph ie ? met en évidence
les fils directeurs construits dans la phénoménologie dionysiaque de M .P Mais avec quelle richesse ! Ce que je veux dire, c’est que le rapprochement
des deux ceuvres n ’est, en auc un cas, une identification co m m e si la seconde
n’était qu’un chap itre de la premiére. II s’agit ici, au con traire, d’en m arquer
les différences, qui sont toutes á l’avantage de M.P. C a r M .P (malgré la
réduction fonctionnelle que nous en avons faite dans notre démonstration)
ne constitue pas seulement une phénoménologie d’une extraordinairerichesse, du personnage conceptuel du General Intellect - moitié machine,
moitié sujet , entiérement machine, entiérement sujet . M.P. constitue aussi
une expérience révolutionnaire. A travers la réexposition de cette extraor
dinaire casuistique que seuls les grands épisodes révolutionnaires savent
proposer, on y trouve rassemblées et « les années de désir » et les Erlebnisse
de « changer la vie » qui o n t suivi 68 . O n dit qu ’il n ’existe pas de livre qui
retrace 68 : c ’est faux ! C e livre-Iá, c ’est M .P C ’est le matérialism e historique
en acte de notre époq ue, c ’est l’équivalent des Lunes de classe en Allemagne
et en France de Marx. Si le texte ne se termine jamais, ne se satisfait jamaisde conclusions définitives, c’est (comme avec son équivalent dans la pensée
marxienne) parce qu’il dégage un sujet nouveau, dont le mécanisme de
formation n’est pas achevé, mais qui a déjá acquis sa consistance dans la
pluralité des micro- et macro-expériences réalisées, expériences éthico-
politiques, de toutes fa^ons significatives. M .P , c’est la pulsión d’un corps
collectif, de mille corps singuliers. Le p olitique qui s ’exp rim e ici, c’est celui
du comm unisme de la « multitudo » spinozienne, celui de la m ob ilité dévas-
tatrice des sujets sur la scéne du marché mondial réccmment constitue, c’est
celui de la démocratie la plus radicale (de tous les sujets, y compris les fous),dirigée comme une arme contre l’État, grand organisateur de l’exploitation
des ouvriers, de la disciplinarisation des fous, du contróle du G eneral Intel-
lect. M .P fait explicitement référence aux luttes sociales diffuses et auto-
nomes des femmes, des jeunes, des ouvriers, des homosexuels, des margi-
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naux, des immigrés.. . , dans une perspective selon laquelle tous les murssont déjá tombés. Cette richesse du mouvement constitue le cadre dans
lequel le point de vue scientifique et la construction définitive du concept
sont désormais possibles. Car ce concept est événement, et le systeme des
concepts c’est la fracture de la géologie de l’action á travers une généalogie
du désir-événement.
Les conditions de reconstruction des Geisteswissenschaften, dans la pers
pective d’une théorie de Texpression et dans le cadre d’une historicité qui
est á la fois le mouvement méme de l’étre et le point d’incidence du sujet,
sont ainsi données. Un exemple, un seul, á ce propos : le traitement réservéá l’histoire de la philosoph ie dans M.P. et dans Q u’est-ce qu e la philosoph ie ? et les hypothéses méthodologiques qui s’y trouvent développées. La conti-
nuité historiographique de l’histoire de la philosophie est ici dissoute,
com m e est dissoute sa téléologie ontiqu e - l’historicité philosop hique est
ainsi traitée com m e historicité tou t court, comprise en tant qu’aífrontem ent
singulier entre la pensée et la pro blém atiq ue actue lle de l’étre. L ’histoire de
la philosophie elle-méme ne peut étre comprise, ne peut étre reconstruite
que comme événement, intempestivité, inactualité présente. La philosophie
est toujours un « scolie » spinozien du déploiement du réel. Le schéma dessciences de l’esprit sera done toujours horizontal, articulé á l’événement,
interdisciplinaire, stratifié par les interrelations de ses múltiples éléments.
Mais le passé, ou ce qu’il a produit, oü est-il ? En fait, au rhizome du
présent et de la créativité s’opposent les phylums machiniques, tout á la
fois résultats et résidus du passé. Mais la science de l’esprit nait oü ces
phylums machiniques son t consum és dans la d étermination d ’une nouvelle
création, d’un nouvel évén em ent. L es déterm inations matérielles, leur accu-
mulation, le fond opaque du passé constituent un ensemble mort que seul
le travail vivant ravive et que réinventent les nouvelles machines de lasubjectivité. Quand cela n’a pas lieu, le passé est mort, il est méme notre
prison. M .P est la théorie matérialiste du travail social, entendu comme
événement cr éa tif des m ille sujets qui s ’ouvrent a la réalité présente, sur la
base d’un conditionnement machinique que ce méme travail a produit et
que seul le travail vivant et actuel peut de nouveau valoriser.
Si le vitalisme ainsi revu, la théorie de l’expression et l’immanentisme
absolu sont á la base de la reconstruction des sciences de l’esprit, qu’est-ce
qui permet par contre que, sur cet horizon, on ne s’égare pas de nouveau
dans le scepticisme ou dans une forme quelconque de lecture faible de lavaleur ? Rien n’est plus éloigné de M .P que la tentation á absolutiser un
élément quelconque du processus interne, fut-ce l’étre méme, pour éviier
des dérives relativistes. Par contre, ce qui permet aux sciences de l’esprit de
renaítre, de renouveler la puissance logiqu e et éthiqu e du m atérialism e, c ’est
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le concept de surface, l’ontologie ouverte sur l’historicité, pris comme sub- je ctiv it é pré se nte . Reg ard ons u n in sta nt en arriére : qu and H eidegger pose
le renversement de 1’ontique en ontologique, de l’historiographie en histo-
ricité comme inéluctables, il fait en méme temps, de ce renversement, de
la rupture logique, du refus du destin, la seule signification de l’existant.
L’opération heideggerienne constitue un blocage de la vie. Elle pousse á
l’extréme la démarche métaphysique vers un point d’arrivée. Heidegger,
c’est Job qui, á I’inverse de ce qui se passe pour le Job biblique, voyant
Dicu, en reste aveuglé. Dans M .P , au contraire, voir Dieu, á la maniere
spinozienne, c’est effectuer de nouveau le renversement méthodologique del’ontique á l ’ontologique, dans u ne nouvelle perception de l ’étre - de l ’étre
ouvert. Non pas pour réaffirmer Dieu, mais pour I’exclure définitivement,
non pas pour saisir un absolu, mais pour considérer omnino absoluta la
construction de l’étre : á partir du travail de la singularité, á l’ceuvre dans
le travail humain. Rhizomatiques, centrées sur le présent, les sciences de
1’hom m e peuvent d one étre recon struí tes. Les sciences et d on e les plans de
référence, la philosophie et done les plans de consistance, les sciences de
l’hom m e et done la conv ergence de ces approches, approx im ations de l’évé-
nement, charges éthiques qui parcourent les machines ontologiques, agen-cements subjectifs de plus en plus abstraits. II n’y a pas d’autre maniere de
considérer I’étre, que de l'étre, de le faire.
Dix ans plus tard, on peut lire encore M .P com me une phénoménologie
du présent tout á fait opératoire ; mais il faut surtout y voir la premiére
philosophie du postmoderne. Une philosophie qui, plongeant ses racines
dans I’option alternative, immanentiste, matérialiste de la modernité, pro-
pose les bases permettant de reconstruiré les sciences de l’esprit. Et parce
que Geist c’est le cerveau, et que le « cerveau » est devenu (comme l’avait
prévu Marx, avec la crise de la modernité capitalistique, transcendantalisteet idéaliste) G eneralIntellect, M .P annonce la renaissance d’un matérialisme
historique digne de notre époque. Celui-ci attend l’événement révolution-
naire qui le vérifiera.
Parvenus á ce po int, i l ne nous reste plus qu ’á nous dem an d er: com m ent
tout au long de leur parcours les positions différentes des deux auteurs
ont-elles pu coexister ? Comment la pensée de chacun a-t-elle pu se nourrir
de la rcncontre de lcurs singularités ?
Personne ne pourra nier que leurs positions philosophiques fussent différentes. Nous avons déjá parlé de la discordance de leurs cheminements
lors de leur rencontre, de la difference de leurs parcours méthodologiques
et des disciplines qui étaient les leurs. Ces différences se sont maintenues
et chacun de nous, méme en lisant leurs ouvrages communs, peut y recon-
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naltre des passages d ’app arten anc e différence. E t m ém e vers la fin de leurcollaboration (et de leur vie) les différences ne se sont jamais atténuées.
Deleuze, á partir du P li et il l’a souligné dans le recueil Critique e t clinique, fait remonter á la surface cette ascendance bergsonienne de sa pensée qui
avait été, en d’autres occasions, sino n oub liée du m oin s passée sous silence.
Quant á Guattari , dans les Cartographies analytiques et dans Chaosmose, il
sem ble se Iaisser aller en core une fois k cette av enture de cherch eur de signes
dans le régne de l’inconscient, qu’une nostalgie permanente pour ses pre
miares recherches sur latío sm e faisait ressurgir á tout m om ent, e t á l’expé-
rience sauvage de fabriquer des mots nouveaux : pulsión interne avide dedéchiffrer le lien entre parole et reve qu’il manifestait sans cesse. Mais tout
ceci n’a d’importance, á m on sens, que pou r ces historiens de la philosophie
qui, en épiciers de la pensée, s’efforcent toujours de séparer Deleuze de
Guattari, pour sauver le premier des abimes vers lesquels le pousse Félix et
pour le réinsérer dans l’histoire sacrée de la philosophie. Mais ce petit jeu
n’a guére d’intérét parce qu e ch ez « G illes-felix » il est im possible d ’établir
une distinction au niveau de la pensée, les diíferences alimentent l’unité, la
critique et la clinique agissent selon le méme dispositif. Dans les poémes
homériques, qui peut séparer Achille d’Ulysse ? « Si le héros de l’Iliade estun héros de la forme et par conséquent de la forcé, le héros de l’Odyssée
est un héros de l’événemen t et com m e tel de l’intelligence » (C . D iano ,
Form e et événement, p. 49). Qui pourra séparer rUlysse/Gilles de 1’Achille/
Félix ? Mais il y a plus encore : o n ne pou rra m éme pas les distinguer, parce
que le chemin qu’ils ont fait ensemble est un chemin prophétique. Je dis
bien « prophétique » en termes spinoziens, c’est-á-dire quelque chose de
sem blable á l’action d e « celui qui crée u n peup le ». D an s ces trois ou quatre
livres qu’ensemble ils nous ont laissés, ils ont créé un peuple de concepts
qui opérent une rupture avec le présent et préfigurent l’avenir; ils ontconstruit des dispositifs qui permettent au langage de se mouvoir dans
l’étre; et surtout ils ont réouvert l’ontologie au politique. Ainsi l’utopie
s’est mise á vivre dans la pragmatique du désir et la joie de la construction
de l’étre dans la pensée. Ainsi, l’aboutissem ent du ch em in de « Gilles-felix »
c ’est une m ultitude désirante, qu i n ’est plus « c it é », ni « pe u p le», ni
« dém ocratie ni « Eta t de droit », m ais précisém ent m ultitude , un peuple
prophétique. Pour finir, regardons autour de nous, contemplons en philo-
sophes la misére du politique présent et faisons ce qu’on fait chez « Gilles-
felix » : rions, d’un rire pantagruélique.Traduit de l’italicn par Giséle Donnard
Révisé par Éric Alliez