3
Le Praticien en anesthésie réanimation (2008) 12, 69—71 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ÉDITORIAL Toxicité systémique des anesthésiques locaux et solutions lipidiques : une alternative supplémentaire Malgré l’utilisation des formes isomériques lévogyres des anesthésiques locaux qui a permis de diminuer l’incidence des signes de toxicité systémique et surtout faciliter leur réani- mation, le traitement des accidents toxiques reste une urgence thérapeutique. Si celui des complications neurologiques est bien codifié, le traitement des troubles du rythme cardiaque reste un sujet de discussion. Il semble qu’une étape ait été franchie avec la publication des cas cliniques relatant l’efficacité des solutions lipidiques pour traiter les complications cardiaques toxiques des anesthésiques locaux. Il nous paraît opportun de faire le point sur les modalités du traitement des complications cardiaques des anesthé- siques locaux d’action longue. Dans un premier temps, il faut rappeler que le traitement d’un arrêt cardiocirculatoire en rapport avec une intoxication par les anesthésiques locaux suit les règles habituelles de la réanimation [1]. Ainsi, les règles sont l’intubation, l’oxygénation du patient et la réalisation d’un mas- sage cardiaque efficace. Il faut rappeler cependant que la réanimation peut s’avérer longue et difficile, nécessitant une bonne organisation, afin de garantir l’efficacité du massage cardiaque, même après 30 minutes de réanimation [2]. En cas de fibrillation ventriculaire, une cardioversion peut être réalisée. Il est nécessaire de maintenir une pression de per- fusion tissulaire avec des amines vasoactives, mais, contrairement aux arrêts cardiaques d’autres étiologies, il faut limiter les doses d’adrénaline qui, en accélérant la fréquence cardiaque, peuvent renforcer le bloc de conduction induit par les anesthésiques locaux. Par ailleurs, contrairement à ce qui est recommandé en cas d’arrêt cardiaque de cause « indéterminée », il ne faut pas injecter d’Amiodarone ® (antiarythmique de classe III) qui surajouterait son effet à celui de l’anesthésique local (antiarythmique de classe Ib, mais aussi inhibiteur des canaux potassiques) [3]. Les anesthésiques locaux bloquent la chaîne respiratoire mitochondriale [4]. C’est pourquoi certains auteurs ont pu recommander l’utilisation de thérapeutiques visant à améliorer la balance énergétique cellulaire. La perfusion d’émulsions lipidiques fait par- tie de ces thérapeutiques, au même titre que la perfusion de glucose et d’insuline qui a pu se monter partiellement efficace chez l’animal [5,6]. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que les concentrations d’anesthésiques locaux qui conduisent à bloquer les chaînes res- piratoires sont environ 1000 fois plus importantes que celles qui provoquent la toxicité cardiaque. C’est pourquoi, l’hypothèse la plus communément admise quant à l’efficacité des émulsions lipidiques reste celle d’une fixation des molécules d’anesthésique par les micelles lipidiques, 1279-7960/$ — see front matter © 2008 Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.pratan.2008.03.013

Toxicité systémique des anesthésiques locaux et solutions lipidiques : une alternative supplémentaire

  • Upload
    guy

  • View
    215

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Toxicité systémique des anesthésiques locaux et solutions lipidiques : une alternative supplémentaire

Le Praticien en anesthésie réanimation (2008) 12, 69—71

Disponib le en l igne sur www.sc iencedi rec t .com

ÉDITORIAL

Toxicité systémique des anesthésiques locaux etsolutions lipidiques : une alternative supplémentaire

Malgré l’utilisation des formes isomériques lévogyres des anesthésiques locaux qui a permisde diminuer l’incidence des signes de toxicité systémique et surtout faciliter leur réani-mation, le traitement des accidents toxiques reste une urgence thérapeutique. Si celuides complications neurologiques est bien codifié, le traitement des troubles du rythme

cardiaque reste un sujet de discussion. Il semble qu’une étape ait été franchie avec lapublication des cas cliniques relatant l’efficacité des solutions lipidiques pour traiter lescomplications cardiaques toxiques des anesthésiques locaux. Il nous paraît opportun defaire le point sur les modalités du traitement des complications cardiaques des anesthé-siques locaux d’action longue.

Dans un premier temps, il faut rappeler que

le traitement d’un arrêt cardiocirculatoire en rapport avec une intoxicationpar les anesthésiques locaux suit les règles habituelles de la réanimation [1].

Ainsi, les règles sont l’intubation, l’oxygénation du patient et la réalisation d’un mas-sage cardiaque efficace. Il faut rappeler cependant que la réanimation peut s’avérer longueet difficile, nécessitant une bonne organisation, afin de garantir l’efficacité du massagecardiaque, même après 30 minutes de réanimation [2]. En cas de fibrillation ventriculaire,une cardioversion peut être réalisée. Il est nécessaire de maintenir une pression de per-fusion tissulaire avec des amines vasoactives, mais, contrairement aux arrêts cardiaquesd’autres étiologies, il faut limiter les doses d’adrénaline qui, en accélérant la fréquencecardiaque, peuvent renforcer le bloc de conduction induit par les anesthésiques locaux.Par ailleurs, contrairement à ce qui est recommandé en cas d’arrêt cardiaque de cause« indéterminée », il ne faut pas injecter d’Amiodarone® (antiarythmique de classe III) quisurajouterait son effet à celui de l’anesthésique local (antiarythmique de classe Ib, maisaussi inhibiteur des canaux potassiques) [3].

Les anesthésiques locaux bloquent la chaîne respiratoire mitochondriale [4]. C’estpourquoi certains auteurs ont pu recommander l’utilisation de thérapeutiques visant àaméliorer la balance énergétique cellulaire. La perfusion d’émulsions lipidiques fait par-tie de ces thérapeutiques, au même titre que la perfusion de glucose et d’insuline qui a puse monter partiellement efficace chez l’animal [5,6]. Néanmoins, il faut garder à l’espritque les concentrations d’anesthésiques locaux qui conduisent à bloquer les chaînes res-piratoires sont environ 1000 fois plus importantes que celles qui provoquent la toxicitécardiaque. C’est pourquoi,

l’hypothèse la plus communément admise quant à l’efficacité des émulsionslipidiques reste celle d’une fixation des molécules d’anesthésique par les

micelles lipidiques,

1279-7960/$ — see front matter © 2008 Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.pratan.2008.03.013

Page 2: Toxicité systémique des anesthésiques locaux et solutions lipidiques : une alternative supplémentaire

7

dém

sricpscvreunjpdtlslc

adphrpmctsdbp

dmdlaabcla

ptdnddsds

d

mcd(lcLrqlqmncbààaMcipe

R

[

in the isolated rat heart. Reg Anesth Pain Med 2006;31:

0

Au même titre que ces micelles, véhiculent les moléculese propofol [7,8]. C’est par ailleurs, Weinberg et al. qui ontté les premiers à utilisé ces émulsions dans une série deodèles animaux [8—10]En 2006, deux cas cliniques ont été publiés, rapportant le

uccès de l’administration de solutions d’Intralipide® pouréanimer les patients ayant un trouble du rythme gravenduit par des anesthésiques locaux [11,12]. Dans le premieras, quelques secondes après une injection de Bupivacaïne®

our un bloc interscalénique, un patient de 58 ans a pré-enté des convulsions, puis une asystolie [12]. Dans le secondas clinique, 15 minutes après un bloc axillaire à la ropi-acaïne, un patient de 84 ans a présenté des troubles duythme, puis une asystolie [11]. Dans ces deux cas, après dixt 20 minutes de réanimation classique, mais infructueuse,ne dose de 1 à 1,5 ml/kg d’Intralipide® à 20 %, a été admi-istrée, suivie des réinjections (avec un maximum de 3 ml/g)usqu’au retour d’un rythme cardiaque efficace et entretienar une perfusion de 0,2 à 0,5 ml/Kg par minute pendanteux heures. Ce traitement a permis de retrouver une situa-ion hémodynamique efficace et stable. Dans ces deux cas,a résolution des troubles du rythme cardiaque par une émul-ion lipidique n’a été utilisée qu’en dernier recours, après’échec des techniques de réanimation classiques d’un arrêtardiaque.

Récemment, un cas clinique de tachycardie ventriculaireété rapporté, survenu quelques minutes après l’injection

’un mélange de lidocaïne et de ropivacaïne administrésour un bloc lombaire par voie postérieure. Alors que l’étatémodynamique de la patiente ne s’était pas encore dété-ioré, l’administration de 3 ml/kg d’une solution lipidique aermis de retrouver un rythme sinusal régulier sans aucuneanœuvre de réanimation [13]. Dans un autre cas, des

onvulsions isolées, en rapport avec une toxicité des anes-hésiques locaux, ont été efficacement traitées par uneolution lipidique [14]. Dans toutes ces publications, uneose totale de 3 ml/kg a été utilisée, parfois en un seulolus ou en plusieurs injections, le plus souvent suivie d’uneerfusion continue.

Les solutions lipidiques ont été testées avec succèsans d’autres circonstances. Chez l’animal, elles ont per-is la réanimation des chiens recevant une dose létalee Vérapamil® [15] ou des lapins recevant une doseétale de Clomipramine® [16]. Une solution d’Intralipide®

récemment permis de réanimer une jeune femme enrrêt cardiaque après ingestion d’une dose toxique deupropion (Zyban®, assimilé à un antidépresseur, agissantomme inhibiteur de la capture de noradrénaline et dea dopamine au niveau cérébral) et de lamotrigine, unntiépileptique [17].

Tous ces cas cliniques et d’autres qui seront bientôtubliés soulignent l’intérêt des solutions lipidiques pour leraitement des manifestations cardiaques et neurologiquese toxicité des anesthésiques locaux. Il reste néanmoins deombreuses inconnues. La composition des chaînes latéraleses lipidiques semble peu importante, mais cela reste àémontrer. Des solutions d’Intralipide® ou de Médialipide®

e sont avérées efficaces. La concentration idéale en lipides

e la solution à injecter est inconnue, comme l’est la néces-ité d’une perfusion d’entretien.

Quel que soit l’intérêt porté à l’administration’intralipides, il ne faut pas pour autant négliger les

[

Éditorial

anœuvres classiques de réanimation. Un malade quionvulse ou qui est en arrêt circulatoire nécessite, sansiscussion possible, une réanimation immédiate et adaptéemaintien de la perméabilité des voies aériennes et venti-ation en O2 pur avec intubation dès que possible, massageardiaque, injection de vasopresseurs, cardioversion. . .).’utilisation des solutions lipidiques ne doit, en aucun cas,etarder la réanimation cardiorespiratoire, ce d’autantue le maintien d’une circulation coronaire efficace pare massage cardiaque est la condition indispensable pourue l’émulsion atteigne son site d’action, quel que soit leécanisme d’action. Il est néanmoins important que cette

ouvelle thérapeutique qui a montré son efficacité dans unertain nombre de cas soit disponible rapidement dans leslocs opératoires. La posologie que l’on peut recommanderla lecture de la littérature est de 3 ml/kg d’une solution20 % en bolus. La solution qui doit être recommandée

ctuellement est la solution d’Intralipide®, bien que leédialipide® ait également été utilisé avec succès dans unas. La nécessité d’une perfusion d’entretien ne paraît pasndispensable, la surveillance clinique et électrocardiogra-hique attentive dans les suites devant permettre sa misen route si nécessaire.

éférences

[1] Société francaise d’anesthésie et de réanimation, Sociétéde réanimation de langue Francaise. Prise en chargede l’arrêt cardiaque. Ann Fr Anesth Reanim 2007; 26:1008-19.

[2] Pham-Dang C, Beaumont S, Floch H, Bodin J, Winer A, PinaudM. Accident aigu toxique après bloc du plexus lombaire à laBupivacaïne®. Ann Fr Anesth Reanim 2000;19:356—9.

[3] Tamargo J, Caballero R, Gomez R, Valenzuela C, Delpon E.Pharmacology of cardiac potassium channels. Cardiovasc Res2004;62:9—33.

[4] Nouette-Gaulain K, Quinart A, Letellier T, Sztark F. La mito-chondrie : rôles et implications en anesthésie et réanimation.Ann Fr Anesth Reanim 2007;26:319—33.

[5] Heavner JE, Badgwell JM, Dryden Jr CF, Flinders C.Bupivacaine® toxicity in lightly anesthetized pigs with res-piratory imbalances plus or minus halothane. Reg Anesth1995;20:20—6.

[6] Ohmura S, Kawada M, Ohta T, Yamamoto K, Kobayashi T.Systemic toxicity and resuscitation in Bupivacaine® — levo-bupivacaine — or ropivacaine-infused rats. Anesth Analg2001;93:743—8.

[7] Mazoit JX, Le Guen R. Binding of long acting local anestheticsto a lipid emulsion. Anesthesiology 2007;107:A2109.

[8] Weinberg GL, VadeBoncouer T, Ramaraju GA, Garcia-Amaro MF,Cwik MJ. Pretreatment or resuscitation with a lipid infusionshifts the dose-response to Bupivacaine®-induced asystole inrats. Anesthesiology 1998;88:1071—5.

[9] Weinberg G, Ripper R, Feinstein DL, Hoffman W. Lipid emul-sion infusion rescues dogs from Bupivacaine®-induced cardiactoxicity. Reg Anesth Pain Med 2003;28:198—202.

10] Weinberg GL, Ripper R, Murphy P, Edelman LB, HoffmanW, Strichartz G, et al. Lipid infusion accelerates removalof Bupivacaine® and recovery from Bupivacaine® toxicity

296—303.11] Litz RJ, Popp M, Stehr SN, Koch T. Successful resuscitation of a

patient with ropivacaine-induced asystole after axillary plexusblock using lipid infusion. Anaesthesia 2006;61:800—1.

Page 3: Toxicité systémique des anesthésiques locaux et solutions lipidiques : une alternative supplémentaire

Éditorial

[12] Rosenblatt MA, Abel M, Fischer GW, Itzkovich CJ, EisenkraftJB. Successful use of a 20% lipid emulsion to resuscitate apatient after a presumed Bupivacaine®-related cardiac arrest.Anesthesiology 2006;105:217—8.

[13] Ludot H, Tharin JY, Belouadah M, Mazoit JX, Malinovsky JM.Successful resuscitation after ropivacaine and lidocaine indu-ced ventricular arrhythmia following posterior lumbar plexusblock in a child. Anesth Analg (in press).

[14] Spence AG. Lipid reversal of central nervous system symptomsof Bupivacaine® toxicity. Anesthesiology 2007;107:516—7.

[15] Bania TC, Chu J, Perez E, Su M, Hahn IH. Hemodynamic effectsof intravenous fat emulsion in an animal model of severeVerapamil® toxicity resuscitated with atropine, calcium, andsaline. Acad Emerg Med 2007;14:105—11.

[16] Harvey M, Cave G. Intralipid outperforms sodium bicarbonatein a rabbit model of Clomipramine® toxicity. Ann Emerg Med2007;49:178—85, 85 e1-4.

[17] Sirianni AJ, Osterhoudt KC, Calello DP, Muller AA, WaterhouseMR, Goodkin MB, et al. Use of lipid emulsion in the resus-citation of a patient with prolonged cardiovascular collapseafter overdose of Bupropion and Lamotrigine. Ann Emerg Med2007.

Jean-Marc Malinovskya,∗,b,c d

Jean-Xavier Mazoit , Francois Sztark ,

Jean-Pierre Estèbee, Xavier Capdevila f,Kamran Samii g, Jean-Jacques Eledjamh,

Dan Benhamoub, Francis Bonnet i,Hervé Bouaziz j, Guy Weinbergk

71

a Service d’anesthésie-réanimation, hôpitalMaison-Blanche, 51092 Reims, France

b Service d’anesthésie-réanimation, hôpitalBicêtre, AP—HP, 94275 Le Kremlin-Bicêtre, France

c Laboratoire d’anesthésie, faculté de médecinede Bicêtre, université de Paris-Sud, 94276 Le

Kremlin-Bicêtre, Franced Service d’anesthésie-réanimation I, groupe

hospitalier Pellegrin, 33076 Bordeaux, Francee Service d’anesthésie-réanimation II, hôpital

Pontchaillou, 35033 Rennes, Francef Service d’anesthésie-réanimation A, hôpital

Lapeyronie, 34295 Montpellier, Franceg Service d’anesthésie-réanimation, hôpital

Purpan, 31059 Toulouse, Franceh Service d’anesthésie-réanimation, hôpital

Saint-Eloi, 34295 Montpellier, Francei Service d’anesthésie-réanimation, hôpital Tenon,

AP—HP, 75970 Paris, Francej Service d’anesthésie-réanimation, hôpital

Central, 54035 Nancy, Francek Department of Anesthesiology, University of

Illinois, College of Medicine at Chicago, JessieBrown VA Medical Center, Chicago, IL

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

(J.-M. Malinovsky).

Disponible sur Internet le 2 mai 2008