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Lectures en traductologie Textes choisi et présentés par Evaine Le Calvé Ivičević 2012

Traductologie Lectures en Traductologie

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Comprendre facilement ce que signifie traduire. Définition du processus de traduction, etc.

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  • Lectures en traductologie

    Textes choisi et prsents par Evaine Le Calv Ivievi

    2012

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    Propos liminaire

    La traductologie demeure en Croatie un domaine peu explor, notamment dans son application

    au couple croate-franais. En revanche, cette aire de recherche a suscit depuis le milieu du

    20me

    sicle maintes tudes d'auteurs francophones, tant dans le sens d'une interrogation sur

    l'objet de la traductologie, ses objectifs et ses limites, que dans celui d'une thorisation de

    l'activit traduisante proprement dite.

    Dans le cadre de la mise en place au niveau universitaire de filires traduction-traductologie au

    sein des cursus de franais, le besoin s'est fait sentir de fournir aux tudiants un ouvrage adapt

    leurs besoins et leur permettant de s'initier la rflexion sur l'activit traduisante. Telle est la

    conception du prsent livret, qui regroupe un choix de textes relevant du domaine de la

    traductologie. Notre ambition est de faciliter ainsi aux tudiants l'approche une discipline vaste

    et mouvante en guidant leur lecture par une slection, que nous esprons judicieuse, d'extraits

    tirs d'ouvrages fondateurs de la pense traductologique ainsi que d'articles traitant de thmes

    pertinents dans le cadre d'une formation universitaire.

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    Contenu:

    1. La traduction est-elle possible?

    1.a. Qu'est-ce que traduire?

    1.b. Typologie et acteurs de la traduction

    1.c. Traduction pdagogique / pdagogie de la traduction: chacun sa finalit

    1.d. Les procds de traduction de Vinay et Darbelnet

    1.e. La recherche de la fidlit.

    1.f. La traduction interprtative

    1.g. Des notions pour analyser

    2. Elments culturels, connotation, stylistique

    2.a. Emprunter

    3. traduire la posie

    Bibliographie

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    1. La traduction est-elle possible?

    Cette question mrite-t-elle d'tre pose, puisque la pratique quotidienne de l'activit

    traduisante prouve qu'elle existe? Une premire rponse, base sur cette simple constatation

    empirique sera bien sr: "Oui, la traduction est possible". Cependant, il convient de s'accorder sur

    ce que traduire veut dire. Prenons par exemple l'nonc suivant: "Stolice ekaju sjedae.", et il

    est clair qu'il est impossible de la traduire littralement, la notion "personne qui est assise" ou

    "personne qui s'assied" ne possdant aucun signifiant correspondant en franais. Aussi

    proposera-t-on une traduction telle que: "Les chaises attendent quelqu'un.", "les chaises

    attendent des promeneurs fatigus." La question se pose de savoir si ces noncs en franais

    constituent ou non une traduction, et s'articule autour de l'impossibilit de trouver un quivalent

    idal pour le mot sjedai. Cette impossibilit est un obstacle a priori incontournable car dress par

    le lexique de la langue franaise.

    Dans un premier temps, nous jetterons donc avec Georges Mounin un regard en arrire

    vers les thories linguistiques qui ont trac la voie de la traductologie, en mettant avant tout en

    lumire les "obstacles linguistiques" qui s'opposent la traduction, pour mieux dvoiler la vraie

    nature de ce processus.

    CHAPITRE III

    L'activit traduisante la lumire des thories sur la signification en linguistique

    I Vinay et Darbelnet soulignent, avec raison, que "le traducteur [...] part du sens et effectue toutes

    ses oprations de transfert l'intrieur du domaine smantique" (Stylistique compare, p. 37). On

    peut donc avoir l'opinion que l'objection thorique la plus forte - soit contre la lgitimit, soit

    mme contre la possibilit de toute traduction - proviendra de la critique laquelle un certain

    nombre de linguistes modernes, Saussure, Bloomfield, Harris, Hjelmslev, ont soumis la notion

    classique du sens d'un nonc linguistique.

    L'analyse de Saussure branle la notion traditionnelle, empirique, et souvent implicite : "Pour

    certaines personnes, crit-il, la langue, ramene son principe essentiel, est une nomenclature,

    c'est--dire une liste de termes correspondant autant de choses [...]. Cette conception [...]

    suppose des ides toutes faites prexistant aux mots" (Cours, p.97).

    Mais, crit-il encore (et sa rflexion touche directement la traduction), "si les mots taient chargs

    de reprsenter des concepts donns d'avance, ils auraient chacun, d'une langue l'autre, des

    correspondants exacts pour le sens: or il n'en est pas ainsi" (Cours, p.161).

    Martinet, plus de quarante ans aprs Saussure, estime encore utile de combattre cette notion de

    langue-rpertoire (Elments, p.14), comme il la nomme, dj dnonce par le Cours. "Selon une

    conception fort nave, mais assez rpandue, une langue serait un rpertoire de mots, c'est--dire

    de productions vocales (ou graphiques), chacune correspondant une chose: un certain animal,

    le cheval, le rpertoire particulier connu sous le nom de langue franaise ferait correspondre une

    production vocale dtermine que l'orthographe reprsente sous la forme cheval; les diffrences

    entre les langues se ramneraient des diffrences de dsignation : pour le cheval, l'anglais dirait

    horse et l'allemand Pferd; apprendre une seconde langue consisterait simplement retenir une

    nouvelle nomenclature en tous points parallle l'ancienne" (Martinet, Elments, p.14).

    "Cette notion de langue-rpertoire, ajoute Martinet, se fonde sur l'ide simpliste que le monde tout

    entier s'ordonne, antrieurement la vision qu'en ont les hommes, en catgories d'objets

    parfaitement distinctes, chacune recevant ncessairement une dsignation dans chaque langue"

    (Id, ibid, p.15). Le monde tant considr comme un grand magasin d'objets, matriels ou

    spirituels, bien spars, chaque langue en ferait l'inventaire avec un tiquetage propre, une

    numrotation particulire: mais on pourrait toujours passer sans erreur d'un inventaire l'autre,

    puisque, en principe et grosso modo, chaque objet n'aurait qu'une tiquette, et que chaque numro

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    ne dsignerait qu'un article dans le mme magasin donn d'avance tous les faiseurs

    d'inventaires.

    Saussure ne conduit pas la critique de cette notion traditionnelle au nom de l'existence d'tiquettes

    identiques pour des choses distinctes (homonymes), ou de numros multiples pour une mme

    chose (synonymes). Dans ces cas, statistiquement peu nombreux pour chaque langue, la

    possibilit de confronter chaque fois les numros ou les tiquettes avec la chose correspondante

    luciderait l'obscurit des rpertoires, et ferait concorder les inventaires, au moyen de quelques

    drogations au principe. Il n'en est pas ainsi, dit Saussure, et le dfaut de cette notion de langue-

    nomenclature, c'est qu'elle "laisse supposer que le lien qui unit un nom une chose est une

    opration toute simple, ce qui est bien loin d'tre vrai" (Saussure, op. cit., p. 97).

    Le rapport entre chose et mot se trouve tabli par une opration beaucoup plus complexe. Cette

    opration n'est mme pas dcrite par la formule saussurienne, souvent cite, selon laquelle "le

    signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique" (Id,

    ibid, p. 98). En ce qui concerne le problme qui nous occupe ici, cette formule, supposant donn

    (par la psychologie) le rapport qui unit les concepts aux choses, substituerait seulement le

    rpertoire des concepts au rpertoire des choses. "Quand j'affirme simplement qu'un mot signifie

    quelque chose, quand je m'en tiens l'association de l'image acoustique avec un concept (prcise

    Saussure lui-mme), je fais une opration qui peut dans une certaine mesure tre exacte et donner

    une ide de la ralit; mais en aucun cas je n'exprime le fait linguistique dans son essence et dans

    son ampleur" ( Id., ibid., p.162).

    Quelle est donc cette opration complexe (qui seule rvlerait l'ampleur et l'essence du fait

    linguistique), au moyen de quoi le sens s'associe au mot, le signifi au signifant? Pour Saussure,

    le sens d'un mot dpend troitement de l'existence ou de l'inexistence de tous les autres mots qui

    touchent ou peuvent toucher la ralit dsigne par ce mot: le sens du mot redouter se voit

    dlimit par l'existence d'autres mots tels que craindre, avoir peur, etc... dont l'ensemble forme,

    non pas un inventaire par addition, mais un systme, c'est--dire une espce de filet dont toutes

    les mailles smantiques sont interdpendantes. Si l'on dforme une maille, toutes les autres se

    dforment par contrecoup : "La partie conceptuelle de la valeur [d'un terme] est constitue

    uniquement par des rapports et des diffrences avec les autres termes de la langue" (Id., ibid.,

    p.162). Si certains mots du systme redouter, craindre, avoir peur, tre effray, trembler que,

    n'tre pas tranquille pour, etc... n'existaient pas en franais, le sens du signifiant "craindre", par

    exemple, recouvrirait toute l'tendue de ces significations apparentes. Saussure exprime ce fait,

    essentiel aux yeux de la linguistique, de la faon suivante : "Dans tous ces cas nous surprenons

    donc, au lieu d'ides donnes d'avance, des valeurs manant du systme. Quand on dit qu'elles

    correspondent des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement diffrentiels, dfinis non

    pas positivement par leur contenu, mais ngativement par leurs rapports avec les autres termes du

    systme. Leur plus exacte caractristique est d'tre ce que les autres ne sont pas" (Id., ibid.,

    p.162).

    Prenons encore un exemple trs simple pour illustrer cette vue capitale. Un petit citadin moyen de

    dix ans, pour dsigner toutes les productions vgtales qu'il classe trs vaguement comme

    herbaces dans la campagne, dispose en gnral de deux mots, mettons : bl, herbe. Toute

    production herbace, dans un terrain bien dlimit, visiblement travaill, pour lui, c'est du bl;

    dans un terrain, mme bien dlimit, mais dont le sol ne parat pas avoir subi de faon culturale,

    pour lui, c'est de l'herbe. Tout ce qui n'est pas l'herbe est du bl; tout ce qui n'est pas du bl, de

    l'herbe. Si notre petit citadin, par hasard, apprend distinguer l'avoine son pi, par diffrence

    tout ce qui n'est pas avoine reste bl. Mais s'il apprend encore distinguer l'orge son pi, le bl,

    ce sera toujours le reste, qui n'est ni orge ni avoine. Enfin, le jour ou il distinguera le seigle son

    pi, le bl sera ce qui n'est ni orge, ni avoine, ni seigle; le seigle, ce qui n'est ni bl, ni orge, ni

    avoine, etc... Au lieu du systme un seul terme indiffrenci (l'herbe du petit citadin de six ans,

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    par exemple), il possde un systme lexical cinq termes interdpendants, se dfinissant chacun

    par opposition tous les autres, et ceci dans les limites de ses besoins rels de communication

    linguistique: Paris, il ne savait pas nommer chaque crale par son nom; parce qu'il n'tait pas

    en situation d'avoir besoin de la nommer. (Son systme risque encore de lui faire nommer bl un

    champ de riz jeune en Camargue, ou de jeune mas en Dordogne ou de sorgho dans le Vaucluse.)

    Maintenant, son pouvoir de nomination diffrentielle des crales correspond sa pratique sociale

    de petit citadin en vacances au nord de Lyon, capable de nommer ce qu'il voit. Mais le mme

    systme des crales, ou des herbes, est susceptible, selon le mme processus, de se compliquer

    encore, pour des gens - ce petit garon devenant ingnieur agronome, ou vendeur de semences -

    dont la pratique sociale est lie une dtermination diffrentielle plus pousse du mme champ de

    ralit nommer. De ce filet une seule maille du petit citadin qui dbarque la campagne, ils

    feront un filet dizaines de mailles, de formes et de tailles diffrentes, qui couvrira la mme

    surface smantique; c'est--dire qui dsignera la mme quantit de ralit dans le monde extrieur,

    mais connue, c'est--dire organise, ou qualifie autrement, - ordonne de plus en plus, selon des

    diffrenciations de plus en plus pousses. Saussure a pleinement raison quand il dfinit la valeur

    d'un terme comme tant ce que tous les autres termes (du systme) ne sont pas. L o le petit

    citadin dit: de l'herbe, le producteur distingue et nomme cinquante-trois varits de vingt-trois

    espces (...), par le processus gntique qui vient d'tre analys: systme dont tous les termes se

    tiennent, car si le spcialiste ne sait pas distinguer les sept varits de flouves, par exemple, six

    mailles sautent dans son systme cinquante-trois mailles, mais la maille unique restante couvre

    la mme surface smantique que les sept noms de flouve qui seraient possibles.

    On apercevra sans doute mieux, par ces exemples, l'abme qui spare la notion saussurienne de la

    nomination comme "systme", d'avec la notion traditionnelle de la langue comme nomenclature,

    ou rpertoire. Notion traditionnelle qui remontait peut-tre la Bible, dcrivant la nomination des

    choses comme une attribution de noms propres : "Et Dieu nomma la lumire Jour, et les tnbres,

    Nuit [...]. Et Dieu nomma l'tendue, Cieux [...] Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma l'amas des

    eaux, Mers" (Gense, I, 5-8-10). "Or l'Eternel Dieu avait form de la terre toutes les btes des

    champs, et tous les oiseaux des cieux : puis il les avait fait venir vers Adam, afin qu'il vt

    comment il les nommerait: et que le nom qu'Adam donnerait tout animal vivant ft son nom. Et

    Adam donna les noms tous les animaux domestiques, et aux oiseaux des cieux, et toutes les

    btes des champs... " (Gense, II, 19-20, in: La Sainte Bible, Genve, pour la Compagnie des

    Libraires, 1712, p.1-3). A ce propos, quelle que soit l'intention finale de Platon dans le Cratyle, il

    faut aussi souligner la place norme, dans ce dialogue, des exemples tirs des noms propres

    (quarante-neuf exemples sur cent trente-neuf, plus du tiers) pour exposer une thorie des noms

    communs, c'est--dire de la nomination des choses en gnral; et plus important que le nombre

    d'exemples, le fait que Platon parte du nom propre, base tout son expos sur le nom propre, passe

    indiffremment du nom propre au nom commun, comme si ces deux oprations de nomination

    pouvaient tre assimiles. La Bible et le Cratyle, qui tiennent une grande place dans l'origine de

    notre notion traditionnelle de langue-rpertoire, illustrent aussi le processus mental archaque par

    lequel l'assignation des noms aux choses (et des sens aux mots), se voyait conue comme un

    baptme et comme un recensement.

    La critique de Saussure branle donc profondment la vieille scurit des personnes pour qui la

    langue est une nomenclature, un rpertoire, un inventaire. Toutefois, l'analyse saussurienne de la

    notion de sens n'entame pas la validit des oprations de traduction, parce que, fonde sur la

    psychologie classique, elle ne met vraiment nulle part en doute la nature universelle des concepts -

    quel qu'en soit le dcoupage en valeurs - qui refltent l'exprience humaine universelle. Tout au

    plus cette analyse, prcieuse en soi, dmontre que, dans le signe linguistique, le rapport entre

    l'image acoustique et le concept est beaucoup moins simple qu'on ne l'imaginait. Comme dit aussi

    Z. S. Harris qui combat, son tour, en 1956, la mme vieille notion, la langue n'est pas a bag of

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    words (Distributional Structures, p. 156), un sac de mots, c'est--dire un sac--mots, o l'on

    pourrait puiser les mots un par un, comme on puise les caractres d'imprimerie un par un dans la

    casse du typographe: c'est une suite de tables de systmes, partir desquelles on doit, dans

    chaque cas particulier, recalculer des correspondances. La critique saussurienne du sens explique

    tout au plus, scientifiquement, pourquoi la traduction mot pour mot n'a jamais pu fonctionner de

    faon satisfaisante : parce que les mots n'ont pas forcment la mme surface conceptuelle dans

    des langues diffrentes.

    II La critique de Bloomfield, elle, apparat radicale. Afin de fournir la notion de sens une base

    objective, en effet, Bloomfield limine, en premier lieu, tout recours aux mots pense, conscience,

    concept, image, impression, sentiment, comme autant de notions non encore vrifies

    scientifiquement. Pour avoir le droit d'utiliser ces mots dans une smantique scientifique (une

    science des significations), nous devrions avoir une psychologie scientifique, c'est--dire une

    explication totale des processus dont le cerveau du locuteur est le sige. Or, dit Bloomfield, nous

    en sommes encore trs loin.

    Voulant donc viter toute dfinition mentaliste de la notion de sens, il a recours la dfinition

    behaviouriste : le sens d'un nonc linguistique est " la situation dans laquelle le locuteur met cet

    nonc, ainsi que le comportement-rponse que cet nonc tire de l'auditeur" (Language, p.139).

    Cette dfinition, mthodologiquement, ne laisse pas d'tre remarquable. C'est elle, bien

    considrer les choses, qui fonde les recherches au terme desquelles on peut parler de la

    communication animale. C'est elle aussi qui rend compte de l'acquisition fondamentale du contenu

    du langage par l'enfant, type d'acquisition qui devrait chaque fois tonner, si l'on y songeait bien:

    l'enfant qui nat arrive aussi tranger la terre que l'habitant d'une autre plante. Compare aux

    autres moyens dont nous disposons pour apprendre des langues, l'originalit de ce qui se passe

    chez l'enfant nous est dissimule quand nous disons qu'il apprend parler, comme nous disons

    des adultes qu'ils apprennent parler le russe ou l'anglais. En fait, chose toute diffrente, il

    apprend communiquer, pour la premire fois. Mais, disait dj Jespersen, pour ce faire,

    "l'enfant bnficie d'un autre avantage inestimable: il entend la langue dans toutes les situations

    possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exactement

    l'un l'autre et s'illustrent mutuellement l'un l'autre" (Jespersen, Language, p.142). La dfinition

    de Bloomfield se trouve matrialise dans le fait que nous pouvons lire certaines langues mortes

    sans pouvoir les traduire parce que toutes les situations qui pouvaient nous donner le sens de ces

    langues ont disparu avec les peuples qui les parlaient.

    Mais sa dfinition, de l'aveu de Bloomfield lui-mme, amne dire que la saisie du sens des

    noncs linguistiques est scientifiquement impossible, puisqu'elle quivaut, reconnat-il, postuler

    "gure moins que l'omniscience" (Bloomfield, Language, p.74). En effet, "l'tude des situations

    des locuteurs et des comportements-rponses des auditeurs est quivalente la somme totale des

    connaissances humaines" (Id., ibid., p.74). "Les situations qui poussent les gens profrer des

    noncs linguistiques comprennent tous les objets et tous les vnements de leur univers. Afin de

    donner une dfinition scientifiquement exacte de la signification de chaque nonc d'une langue, il

    nous faudrait avoir une connaissance scientifique exacte de toute chose dans le monde du

    locuteur" (Id. ibid., p.139), dit Bloomfield. Et dans la connaissance de ce monde du locuteur, il

    inclut non seulement "les processus macroscopiques qui sont peu prs les mmes chez tout le

    monde et qui prsentent une importance sociale" (marcher, rire, avoir peur, avoir mal la tte,

    etc...), mais aussi "ces scrtions glandulaires et ces mouvements musculaires obscurs, hautement

    variables et microscopiques [...], trs diffrents de l'un l'autre locuteur, mais qui n'ont pas

    d'importance sociale immdiate et ne sont pas reprsents par des formes linguistiques

    conventionnelles" (Id. ibid., p. 142-143). Tout le monde sera d'accord avec Bloomfield pour

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    conclure que "l'tendue vritable de la connaissance humaine est trs petite en comparaison" (Id.

    ibid., p.139).

    Concernant le sens des noncs linguistiques ainsi dfini, force nous est galement de reconnatre

    que "notre connaissance du monde dans lequel nous vivons est si imparfaite que nous ne pouvons

    que rarement rendre un compte exact de la signification d'un nonc" (Id. ibid., p.74), et que "la

    dtermination des significations [des noncs] se trouve tre, par consquent, le point faible de

    l'tude du langage, et qu'elle le restera jusqu' ce que la connaissance humaine ait progress bien

    au-del de son tat prsent" (Id. ibid., p.140).

    La thorie bloomfieldienne en matire de sens impliquerait donc une ngation, soit de la lgitimit

    thorique, soit de la possibilit pratique, de toute traduction. Le sens d'un nonc restant

    inaccessible, on ne pourrait jamais tre certain d'avoir fait passer ce sens d'une langue dans une

    autre.

    Mais une telle dfinition du sens, aux yeux de Bloomfield lui-mme, exprime une procdure

    idale, un absolu qui sera trs progressivement approch par le cheminement de l'humanit vers

    plus de connaissance travers des sicles et des sicles. C'est actuellement, pour des raisons

    mthodologiques et provisoires, que la saisie du sens est, scientifiquement parlant, impossible;

    c'est donc actuellement que la traduction est, au sens scientifique, impossible. En attendant,

    Bloomfield, en tant que linguiste, passe outre sa propre exigence thorique en tant

    qu'pistmologiste. Il renonce fonder la smantique et la linguistique en vrifiant la signification

    de chaque nonc par sa rcurrence constante entre tel nonc linguistique et telle situation

    objective, toujours la mme, exhaustivement connue. Il existe un vritable postulat de Bloomfield

    (jamais assez mis en relief au cours des discussions) qui justifie la possibilit de la science

    linguistique en dpit de la critique bloomfieldienne de la notion de sens, postulat qu'on doit

    toujours remettre au centre de la doctrine bloomfieldienne aprs l'avoir critique: "Comme nous

    n'avons pas de moyens de dfinir la plupart des significations, ni de dmontrer leur constance,

    nous devons adopter comme un postulat de toute tude linguistique, ce caractre de spcificit et

    de stabilit de chaque forme linguistique, exactement comme nous les postulons dans nos rapports

    quotidiens avec les autres hommes. Nous pouvons formuler ce postulat comme l'hypothse

    fondamentale de la linguistique, sous cette forme: Dans certaines communauts (communauts de

    langue), il y a des noncs linguistiques qui sont les mmes quant la forme et quant au sens"

    (Bloomfield, ouvr. cit. p. 144). Ce qui signifie, en d'autres termes, que "chaque forme linguistique

    a une signification spcifique et constante" (Id. ibid., p. 145).

    En fin de compte, aprs un long circuit, qui n'a pas t inutile en ce qu'il nous a mieux renseigns

    sur les diverses limites scientifiques de la notion de sens, Bloomfield aboutit lgitimer tous les

    moyens que la pratique sociale utilise afin de s'assurer de la constance (relative) de la

    signification propre chaque forme linguistique: dsignation de la chose, ou bien dfinition du

    terme, ou bien mme sa traduction (Id, ibid., p.140). La critique bloomfieldienne, elle non plus,

    ne peut pas tre considre comme fondant thoriquement l'impossibilit de traduire; et la

    traduction reste pratiquement possible pour la mme raison que la linguistique bloomfieldienne

    reste possible: en vertu du postulat de Bloomfield.

    III Sur les traces de Bloomfield, essayant d'aller plus loin dans la rigueur en se passant du

    postulat de Bloomfield, une autre cole essaie de fonder ses analyses du langage en faisant

    abstraction du sens: il s'agit de la linguistique distributionnelle.

    Cette condamnation de tout recours au sens, ici aussi, vise donner plus de rigueur scientifique

    encore la description des structures qui constituent les langues. Comme Bloomfield, on rcuse

    ici la smantique, non pour des motifs a priori, mais pour des raisons de fait: parce que c'est la

    partie de la linguistique o les acquisitions sont les moins solides et les moins nombreuses.

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    L'analyse distributionnelle, en face d'un corpus linguistique, se place donc volontairement dans la

    situation qui, par force, est celle d'un dcrypteur en face d'un cryptogramme. Au lieu que le sens

    fournisse le point de dpart de l'analyse du texte, c'est l'analyse formelle du texte qui doit

    permettre de remonter finalement jusqu'au sens. Comme le dcrypteur fonde sa recherche sur la

    statistique des frquences des lettres, des lettres doubles et des groupements de lettres dans le

    cryptogramme, pour la rapprocher des corrlations statistiques connues entre les frquences et les

    configurations des diverses lettres, frquences et configurations caractristiques dans chaque

    langue, - ainsi l'analyse distributionnelle essaie de retrouver l'ensemble des structures qui

    gouvernent une langue donne, par l'tude des distributions des lments dans le texte. Une

    analyse, ainsi conduite, du franais comme une langue inconnue, rvlerait assez vite des sries

    de formes linguistiques telles que, par exemple: imprime, comprime, dprime, prime, rprime,

    supprime, qui permettraient d'isoler l'lment formel prime; tandis qu'une srie: comprime,

    compare, comprend, combat, commue, dgagerait l'lment com, et ainsi de suite. Toute la

    langue du corpus en question, thoriquement, se trouverait dcrite par l'inventaire de toutes les

    distributions de tous les lments isols, les uns par rapport aux autres. Mme en admettant qu'on

    puisse analyser ainsi l'ensemble de tous les systmes de corrlations qui constituent la structure

    d'unc langue, et sans introduire aucune prconception d'aucune sorte, surtout quant au sens,

    Martinet fait justement cette remarque prjudicielle: "En fait, aucun linguiste ne semble s'tre

    avis d'analyser et de dcrire une langue laquelle il ne comprendrait rien. Selon toute vraisem-

    blance, une telle entreprise rclamerait, pour tre mene bien, une consommation de temps et

    d'nergie qui a fait reculer ceux-l mmes qui voient dans cette mthode la seule qui soit

    thoriquement acceptable" (Martinet, Elments, p. 40).

    De plus, Martinet puis Frei ont dmontr que le critre distributionnel ne dcrit pas

    exhaustivement, ni toujours coup sr, les structures d'une langue: il ne peut pas distinguer, par

    exemple, les diffrences de fonction de l'lment de dans la mme srie distributionnelle : (to)

    declare, debauch, decrepit, demented, etc..., ni de l'lment ceive dans la srie : conceive,

    deceive, receive, etc...; tandis que sa mthode devrait lui faire isoler les lments fl et gl dans des

    sries telles que flare, flimmer, et glare, glimmer. Rien, dit Frei, ne peut permettre au

    distributionaliste de deviner que les analyses formelles des termes -tager et par-tager, -taler et

    d-taler, en-tamer et r-tamer sont agences selon des corrlations distributionnelles entirement

    fausses partir d'lments non reconnus, donc mal isols; d'ailleurs, dit aussi Frei, si Harris ne

    connaissait pas le sens des mots par ailleurs, il pourrait isoler, dans les termes, d'autres lments

    tels que: conc-eive et rec-eive, cons-ist et res-ist.

    Harris, qui l'on doit l'expos le plus notoire sur l'analyse linguistique distributionnelle, a donc

    t conduit rintroduire la prise en considration du sens comme critre adjoint de cette espce

    d'analyse. Aprs avoir pos que "la principale recherche de la linguistique descriptive et la seule

    relation que nous accepterons comme pertinente dans la prsente tude est la distribution ou

    l'arrangement l'intrieur de la chane parle, des diffrentes parties ou particularits les unes par

    rapport aux autres" (Methods, p.5), il crit que le sens peut tre utilis "au moins comme une

    source d'indices". Ensuite, comme complment de l'analyse distributionneIle ("tant donn un

    nom, par exemple doctor, on emploiera les adjectifs qui font sens avec lui"). Enfin, comme une

    des procdures possibles entre d'autres: "Les mthodes qui ont t prsentes dans les chapitres

    prcdents, dit-il, proposent les investigations distributionnelles [sur un corpus] comme solutions

    de rechange [alternatives] aux considrations sur le sens" (Id. ibid., p. 365).

    L'examen des ttonnements et des repentirs thoriques de Harris concernant l'emploi de la notion

    de sens en linguistique descriptive, si l'on voulait le traiter comme un problme en soi, pourrait

    tre plus dtaill. Signalons encore que Harris convient sur un point de l'impossibilit d'une

    analyse linguistique sans recours au sens: "En acceptant ce critre de la rponse du locuteur [pour

    dgager des phonmes], admet-il, nous rejoignons l'appui sur le sens, qui est habituellement

  • 10

    requis par les linguistes. Quelque chose de cet ordre est invitable, au moins l'tape actuelle de

    la linguistique: outre les donnes concernant les sons nous avons besoin de donnes relatives la

    rponse du locuteur" (Id, ibid, p.20). Plus loin, dans un Appendice de dix pages intitul: Le

    critre du sens, il tente de minimiser ce recours: "On notera que mme quand la signification est

    prise en considration, il n'est nullement besoin d'une formulation dtaille et complte de la

    signification d'un lment, et encore moins de ce que le locuteur entendait signifier quand il l'a

    nonc. Tout ce qui est ncessaire, c'est que nous trouvions une diffrence rgulire entre deux

    ensembles de situations [...] Naturellement, plus cette diffrence est exactement, finement,

    dtaillment tablie, mieux cela vaut " (Id, ibid., p.187). Se fondant sur l'intuition du linguiste

    pour apprcier des "diffrences rgulires" entre ensembles de situations non linguistiques (et

    mme des diffrences exactement, finement, dtaillment tablies) Harris ne voit pas son erreur

    logique: dterminer des diffrences de sens suppose rsolus les problmes de dtermination du

    sens lui-mme. Harris minimise aussi le rle du sens comme indice, parce que, dit-il, les

    renseignements fournis par cet indice doivent tre ultrieurement vrifis par les techniques

    d'analyse distributionnelle. Dans un dernier cas, celui de la sparation de deux dialectes ou de

    deux langues entremles dans un corpus bilingue, Harris est dans l'impossibilit, pratiquement,

    d'viter le recours au sens: "Ou bien, dit-il, nous pouvons sparer ces fragments de discours, qui

    peuvent tre dcrits au moyen d'un systme relativement simple et cohrent, et dire que ce sont

    des chantillons de l'un des dialectes, tandis que les fragments de l'autre sont des chantillons d'un

    autre dialecte. Nous pouvons le faire habituellement sur la base d'une connaissance des diffrents

    dialectes des autres communauts" (Id. ibid., p.9-10).

    Par de telles attnuations, si latrales soient-elles dans son texte, Z. S. Harris rejoint la position

    de ses critiques: Frei qui dclare: "Jusqu' ce jour, quarante ans aprs l'enseignement de Saussure,

    les linguistes n'ont pas encore russi dcouvrir une mthode qui permettrait de dlimiter les

    monmes sans tenir compte du signifi" (Frei, Critres de dlimitation, p.136); Cantineau qui,

    plus gnralement, pose que "la langue tant un systme de signes vocaux utiliss pour se

    comprendre l'intrieur des groupes humains, ce qui contribue la signification de ces signaux

    est ce qu'il y a en eux de [...] "pertinent'". L'analyse distributionnelle, ainsi rduite sa dimension

    thorique correcte, apparat comme une formulation trop extrme de la vieille mthode

    combinatoire, propose, ds le XVIIIme

    sicle, par l'abb Passeri et employe pour accder aux

    langues non dchiffres. C'est sur des cas comme l'trusque qu'on pourrait vrifier si cette thorie

    fonctionne, car toutes les fois qu'on l'applique des langues dont le linguiste connat les

    significations par ailleurs, il est tabli qu'il ne peut pas se comporter comme s'il ignorait ces

    significations. L'analyse distributionnelle applique au corpus connu de textes trusques,

    permettrait de vrifier si, en conclusion, nous nous retrouverions ou non devant un formulaire

    impeccable de combinaisons, mais dont nous ne saurions toujours pas quoi appliquer les

    formules - ou devant une description de l'trusque qui soit utilisable ( la lettre, il faut imaginer

    un volume rempli de signes et de calculs algbriques, dont nous restituerions toute la logique,

    mais dont nous ne possderions pas les valeurs, de sorte qu'il serait impossible de deviner si elles

    concernent le cubage du bois, la rsistance du ciment vibr, le dbit des liquides dans des

    conduites, etc... sauf si nous avions, d'autre part, des notions en ces matires).

    Relativement notre problme (qui est d'explorer toutes les thories linguistiques modernes afin

    de vrifier si, dtruisant toute confiance dans notre aptitude traiter intelligemment du sens des

    noncs linguistiques, elles atteignent la lgitimit de la traduction), les concessions des

    distributionalistes valent en elles-mmes, quelles que soient leur place et leur dimension dans la

    thorie des auteurs: les significations - c'est--dire la smantique - chasses, non sans bonnes

    raisons, par la porte thorique, rentrent dans la linguistique distributionaliste elle-mme, et non

    sans autres bonnes raisons, par la fentre de la pratique.

  • 11

    IV Hjelmslev, avec une intention trs diffrente au dpart, arrive des positions, sur le sens,

    apparemment trs semblables celles de Bloomfield et de Harris. Et, pour d'autres motifs, il

    aboutit prconiser de construire une thorie de la linguistique, lui aussi, en refusant toute

    utilisation des significations.

    Pour lui, le langage offre notre observation deux substances; la substance de l'expression,

    gnralement considre comme physique, matrielle, analysable en sons par la physique et la

    physiologie, mais tudie par Hjelmslev uniquement dans sa valeur abstraite: les relations entre

    les diffrences lmentaires qui font que ces sons deviennent utiliss comme lments de signaux

    (nous n'en parlerons plus ici); la substance smantique, ou substance du sens, ou substance du

    contenu.

    Cette dernire est, par elle-mme, informe au sens propre du mot. Qu'on prenne une srie

    d'expressions connues pratiquement comme exprimant des situations synonymes: Fr. : Je ne sais

    pas; Angl. : I do not know; All. : Ich weiss es nicht; It. : Non so; Russe : Ja ne znaju, etc... Qu'on

    analyse et qu'on numrote le dcoupage de ces expressions selon les marques du sens (...). On

    aperoit que le sens est littralement construit (bti, dispos, organis) c'est--dire form de faon

    diffrente selon les langues.

    Hjelmslev en conclut qu'il existe, ct de la substance du contenu (postule comme tant la

    mme dans les cinq noncs), une forme du contenu qui peut varier et qui varie visiblement en

    fait, selon les langues. Ici, la mme substance du contenu reoit cinq formes dont aucune ne

    concide avec le dcoupage des quatre autres. Le mme liquide, selon l'image de Martinet - et

    vraisemblablement le mme volume de ce liquide est mis dans cinq rcipients de forme assez

    diffrente. Supposons encore que la substance du sens, pour tre transmise, doive tre projete

    sur un cran structur (c'est--dire, ici, quadrill); la projection se ferait, pour chaque langue, en

    des zones diffremment localises de l'cran et, de plus - ce qui n'est pas reprsentable

    graphiquement - selon des squences temporelles diffrentes. (...)

    Le point de vue de Hjelmslev, entirement vrifi dans les faits, comme on le voit c'est que "la

    substance [du contenu], [le sens], tant par elle-mme, avant d'tre "forme", une masse amorphe,

    chappe toute analyse, et, par l, toute connaissance". (Il n'envisage mme pas la possibilit,

    thoriquement concde par Bloomfield, d'une connaissance du sens par rfrence la situation

    correspondante.) "Elle est totalement dpourvue d'existence scientifique", ajoute-t-il, non pas

    comme chez Bloomfield, pour des raisons qui tiennent la thorie de la connaissance et l'tat

    actuel de nos connaissances, mais pour des raisons qui tiennent la nature mme de l'opration

    linguistique. "La description des langues ne saurait donc tre une description de la substance [de

    l'expression, ou du contenu]. La substance ne saurait tre objet d'examen qu'une fois effectue la

    description de la forme linguistique. Toute tentative pour tablir un systme universel de sons, ou

    de concepts, est scientifiquement sans valeur. L'tude linguistique de l'expression ne sera donc pas

    une phontique, ou tude des sons, et l'tude du contenu ne sera pas une smantique, ou tude des

    sens. La science linguistique sera une sorte d'algbre..." (Martinet, Au sujet des fondements, p.

    31) conclut-il, en ce sens qu'elle tudiera uniquement les formes, vides, des relations des lments

    linguistiques entre eux.

    L'analyse hjelmslvienne, elle non plus, ne dtruit donc pas la notion de signification en

    linguistique. Pour des raisons de mthode, elle carte tout recours au sens comme substance du

    contenu, elle veut viter le cercle vicieux qui consiste fonder l'analyse des structures

    (phontiques, morphologiques, lexicales, syntaxiques) d'une langue en s'appuyant implicitement

    sur le postulat qu'on connat; sens exact des noncs linguistiques qu'on analyse - pour ensuite

    tablir la connaissance du sens de ces mmes noncs d'aprs l'emploi des structures qu'on en

    aura tires. Hjelmslev comme Saussure, comme Bloomfield et comme Harris, essaie de mettre la

    connaissance du sens au-del du point d'arrive de la linguistique descriptive, au lieu de la mettre

    (sans le dire) au point de dpart. Tous quatre ne visent qu' fournir des mthodes plus

  • 12

    scientifiques pour approcher finalement le sens. En attendant que ces mthodes plus scientifiques

    soient dfinitivement construites, acceptes, prouves - puis qu'elles aient permis d'analyser

    scientifiquement la substance du contenu - Hjelmslev crit des livres et des articles dont chaque

    phrase, comme celles de Saussure, de Bloomfield et de Harris, est empiriquement fonde sur le

    postulat fondamental de Bloomfield lui-mme: l'existence d'une signification relativement

    spcifique et relativement stable (dans certaines limites chaque jour mieux connues), pour chaque

    nonc linguistique distinct. Mais ce postulat qui soutient, empiriquement sans doute, aussi

    provisoirement qu'on le voudra, la lgitimit de toute recherche linguistique, soutient galement -

    sous les mmes rserves - la lgitimit de l'opration traduisante.

    V Plusieurs grandes thories linguistiques modernes ont donc approfondi l'analyse des relations

    exactes entre l'nonc linguistique formel et la signification de cet nonc. Elles ont aussi essay,

    pour des raisons de mthode, d'atteindre une dfinition des systmes de relations qui constituent

    les langues, sans recourir la notion de sens. Elles n'liminent pas, ce faisant, la smantique de la

    linguistique gnrale, mais seulement de la linguistique descriptive : elles s'interdisent seulement

    de s'appuyer (thoriquement) sur la smantique considre comme tant la partie la moins

    scientifiquement constitue de la linguistique actuelle, afin que la validit des procdures et des

    rsultats ventuels demeure indpendante du point de faiblesse constitu par cette smantique.

    Mais, comme on l'a vu, cette tentative d'liminer tout recours au sens, mme en linguistique

    descriptive formelle, est contestable et conteste. Ces thories, surtout les trois dernires, auront

    donc juste titre branl la scurit traditionnelle avec laquelle on oprait sur la notion de sens.

    Elles ont montr combien la saisie des significations - pour des raisons non plus littraires et

    stylistiques, mais proprement linguistiques, et mme smiologiques - est, ou peut tre, trs

    difficile, approximative, hasardeuse. Tout en marquant fortement des limites inaperues

    jusqu'alors, selon les cas et les situations, elles n'ont entam, cependant, ni la lgitimit thorique,

    ni la possibilit pratique des oprations de traduction.

    CHAPITRE IV

    L'activit traduisante la lumire des thories no-humboldtiennes sur les langues comme

    "visions du monde"

    I La linguistique contemporaine a mis en cause, indirectement, la lgitimit comme la possibilit

    de toute traduction en dtruisant d'une autre manire la notion qu'on se faisait traditionnellement

    du sens.

    On avait longtemps pens - comme les arguments du chapitre prcdent l'acceptent encore

    implicitement pour base - que les structures du langage rsultaient plus ou moins directement des

    structures de l'univers (d'une part) et des structures universelles de l'esprit humain (d'autre part).

    Il y avait des noms et des pronoms dans les langues parce qu'il y avait des tres dans l'univers,

    des verbes dans les langues parce qu'il y avait des processus dans l'univers, des adjectifs dans les

    langues parce qu'il y avait des qualits des tres dans l'univers; des adverbes dans les langues

    parce qu'il y avait des qualits des processus et des qualifications des qualits elles-mmes, dans

    l'univers; des prpositions et des conjonctions parce qu'il y avait des relations logiques de

    dpendance, d'attribution, de temps, de lieu, de circonstance, de coordination, de subordination,

    soit entre les tres, soit entre les processus, soit entre les tres et les processus dans l'univers. On

    pouvait toujours traduire parce que :

    1. Une langue mettait le signe gale entre certains mots (a, b, c, d...) et certains tres, processus,

    qualits ou relations (A, B, C, D...)

  • 13

    a, b, c, d... = A, B, C, D...

    2. Une autre langue mettait le signe gale entre certains autres mots (a', b', c', d'...) et les mmes

    tres, processus, qualits ou relations :

    a', b', c', d'.... = A, B, C, D...

    3. La traduction consistait crire que :

    a, b, c, d ... = A, B, C, D... a', b', c', d'...= A, B, C, D...

    donc :

    a, b, c, d... = a', b', c', d'

    Traduire, c'tait exprimer la contenance en litres d'un tonneau par sa contenance en gallons, mais

    c'tait toujours la mme contenance, qu'elle ft livre en litres ou en gallons; c'tait bien, croyait-

    on, la mme ralit, la mme quantit de ralit qui se trouvait livre dans les deux cas.

    Cette faon de rsoudre le problme postulait (mme si les langues dcoupaient diffremment la

    substance du contenu linguistique, et les catgories linguistiques) que la pense de l'homme, elle,

    toujours et partout, dcoupait l'exprience qu'elle a de l'univers suivant des catgories logiques ou

    psychologiques universelles. Toutes les langues devaient communiquer les unes avec les autres

    parce qu'elles parlaient, toutes et toujours, du mme univers de la mme exprience humaine,

    analys selon des catgories de la connaissance identiques pour tous les hommes. Si des locuteurs

    disent des auditeurs : Quelle heure est-il? ou What time is it? (ou : What o'clock is it?) ou Che

    ore sono? ou Wie spt ist es? nous pourrons soumettre ces expressions des dcoupages

    analogues ceux de l'expression: Je ne sais pas, dans le chapitre prcdent, qui feront apparatre

    une grande varit dans les formes du contenu linguistique de cette expression. Mais chaque

    auditeur, dans chacun de ces dialogues en une langue diffrente, tirera sa montre de sa poche, ou

    repliera son avant-bras pour dcouvrir son poignet afin d'y lire la rponse: preuve que nous

    serons bien dans le mme monde de significations pour tous, et dans la mme exprience de ce

    monde.

    Dans cette optique, les difficults de la traduction relevaient de faits accidentels: ou bien le

    traducteur ne saisissait pas toute la substance du contenu d'une expression de la langue-source et

    la rendait, par consquent, de manire incomplte; ou bien le traducteur connaissait

    insuffisamment les ressources des formes du contenu et des formes de l'expression dans la langue-

    cible et les utilisait inexactement. Dans les deux cas, la faute de traduction restait une faute de

    traducteur. Et si l'on vitait ces deux sortes de fautes, les autres difficults de la traduction

    devenaient justiciables de l'esthtique seulement, non de la linguistique: si la traduction ne

    satisfaisait pas, par rapport un original esthtiquement fameux, c'est parce que le traducteur

    n'avait pas de talent.

    II Cette faon de concevoir les rapports entre l'univers de notre exprience (ou notre exprience de

    l'univers), d'une part, et les langues, d'autre part, a t lentement mais compltement bouleverse

    depuis cent ans, c'est--dire depuis les thses philosophiques sur le langage exposes par Wilhelm

    von Humboldt, et surtout ses descendants, dits no-kantiens ou no-humboldtiens. "Se rclamant

    de Humboldt, cette philosophie refusait de voir dans la langue un outil passif de l'expression. Elle

    l'envisageait plutt comme un principe actif qui impose la pense un ensemble de distinctions et

    de valeurs: Tout systme linguistique renferme une analyse du monde extrieur qui lui est propre

    et qui diffre de celle d'autres langues ou d'autres tapes de la mme langue. Dpositaire de

    l'exprience accumule des gnrations passes, il fournit la gnration future une faon de voir,

    une interprtation de l'univers; il lui lgue un prisme travers lequel elle devra voir le monde non-

    linguistique" (Ullmann Prcis, p.300). Ce commentaire d'Ullmann sur l'ouvrage de Cassirer, Le

    langage et la construction du monde des objets, constitue galement une des plus claires

    interprtations des formules ambigus de Humboldt (dont Max Mller, lui-mme, disait qu'elles

  • 14

    lui donnaient l'impression de marcher dans une mer mouvante de nuages); formules selon

    lesquelles "le langage n'est pas un ergon, mais une energeia", et "le langage est le moyen par

    lequel les hommes crent leur conception, leur comprhension et leurs valeurs de la ralit

    objective". Cassirer, lui-mme, s'exprime ainsi: "Le monde n'est pas [seulement] compris et pens

    par l'homme au moyen du langage; sa vision du monde et la faon de vivre dans cette vision sont

    dj dtermines par le langage".

    Ces thses ont t longtemps ngliges. Mais elles se sont vues revaloriser par la linguistique

    structuraliste. On peut dire qu'aujourd'hui tout le monde souscrit la thse humboldtienne plus

    rigoureusement reformule, refonde sur des analyses satisfaisantes. Ullmann la reprend son

    propre compte en plusieurs endroits, W. von Wartburg en nuance l'expression telle qu'elle est

    donne par Jost Trier, mais l'accepte en gros : "Trier revient la conception soutenue par

    Humboldt que le contenu et la forme linguistique de la vie spirituelle de l'homme se conditionnent

    rciproquement et ne sauraient tre considrs sparment. La langue est l'expression de la forme

    sous laquelle l'individu voit le monde et le porte l'intrieur de lui-mme".

    Voici la position de Jost Trier nonce par lui-mme: "Chaque langue est un systme qui opre

    une slection au travers et aux dpens de la ralit objective. En fait, chaque langue cre une

    image de la ralit, complte, et qui se suffit elle-mme. Chaque langue structure la ralit sa

    propre faon et, par l-mme, tablit les lments de la ralit qui sont particuliers cette langue

    donne. Les lments de ralit du langage dans une langue donne ne reviennent jamais tout

    fait sous la mme forme dans une autre langue, et ne sont pas, non plus, une copie directe de la

    ralit. Ils sont au contraire la ralisation linguistique et conceptuelle d'une vue de la ralit qui

    procde d'une matrice structurelle unique mais dfinie, qui continuellement compare et oppose,

    relie et distingue les donnes de la ralit. Naturellement, dans ce qui prcde, est implique

    comme vidente l'ide que rien dans le langage n'existe de manire indpendante. Dans la mesure

    o la structuration constitue l'essence fondamentale du langage, tous les lments linguistiques

    sont des rsultats de cette structuration. La signification finale de chacun de ces lments est

    dtermine prcisment et seulement par sa relation la structure linguistique totale, et sa

    fonction dans cette mme structure".

    Voici une analyse de Louis Hjelmslev qui, partie d'une tout autre province de la linguistique

    structurale, illustre la perfection la gnralisation de Trier, aboutissant aux mmes conclusions:

    "Ce n'est pas par la description physique des choses signifies que l'on arriverait caractriser

    utilement l'usage smantique adopt dans une communaut, les apprciations collectives, l'opinion

    sociale. La description de la substance [du contenu] doit donc consister avant tout en un

    rapprochement de la langue aux autres institutions sociales, et constituer le point de contact entre

    la linguistique et les autres branches de l'anthropologie sociale". C'est ainsi qu'une mme "chose"

    physique peut recevoir des descriptions smantiques bien diffrentes selon la civilisation

    envisage. Cela ne vaut pas seulement pour les termes d'apprciation immdiate, tels que "bon"

    ou "mauvais", ni seulement pour les choses cres directement par la civilisation, telles que

    "maison", "chaise", "roi", mais aussi pour les choses de la nature. Non seulement "cheval",

    "chien", "montagne", "sapin", etc... seront dfinis diffremment dans une socit qui les connat

    (et les reconnat) comme indignes, et dans telle autre pour laquelle ils restent des phnomnes

    trangers ce qui n'empche pas, on le sait bien, que la langue dispose d'un nom pour les dsigner,

    comme par exemple le mot russe pour l'lphant, slon. Mais l'lphant est quelque chose de bien

    diffrent pour un Hindou ou un Africain qui l'utilise et le cultive, et, d'autre part, pour telle

    socit europenne ou amricaine pour laquelle l'lphant n'existe que comme objet de curiosit,

    expos dans un jardin d'acclimatation, et dans les cirques ou les mnageries, et dcrit dans les

    manuels de zoologie. Le "chien" recevra une description smantique tout fait diffrente chez les

    Eskimos, o il est surtout un animal de trait, chez les Parses, o il est animal sacr, dans telle

    socit hindoue, o il est rprouv comme paria, et dans nos socits occidentales dans lesquelles

  • 15

    il est surtout l'animal domestique, dress pour la chasse ou la vigilance" (Hjelmslev, La

    stratification, p.175-176).

    Ces vues humboldtiennes ont t redcouvertes indpendamment, reformules avec vigueur,

    actualises surtout, par B. L. Whorf, qui leur a procur l'audience linguistique qu'elles n'avaient

    pas jusque-l, d'abord en Amrique, puis en Europe mme par contrecoup. Quelle est cette

    formulation renouvele, de ce qu'on appelle aussi "l'hypothse de Sapir-Whorf"? Whorf pose que

    "tous les observateurs ne sont pas conduits tirer, d'une mme vidence physique, la mme image

    de l'univers, moins que l'arrire-plan linguistique de leur pense ne soit similaire, ou ne puisse

    tre rendu similaire d'une manire ou de l'autre". Selon lui, "le langage est [donc] avant tout une

    classification et une rorganisation opres sur le flux ininterrompu de l'exprience sensible,

    classification et rorganisation qui ont pour rsultat une ordonnance particulire du monde..."

    (Whorf, Language, p. 214, 55). La mtaphore qui revient avec insistance dans ses formules, c'est

    celle d'un dcoupage (...) dcoupage opr dans le film ininterrompu de notre vision du monde;

    mais dcoupage qui n'est pas fait suivant les mmes rgles et qui ne dgage pas les mmes units

    dans des langues diffrentes: "Chaque langue est un vaste systme de structures, diffrent de celui

    des autres [langues], dans lequel sont ordonnes culturellement les formes et les catgories par

    lesquelles l'individu non seulement communique, mais aussi analyse la nature, aperoit ou nglige

    tel ou tel type de phnomnes ou de relations, dans lesquelles il coule sa faon de raisonner, et par

    lesquelles il construit l'difice de sa connaissance du monde". En fin de compte, "nous dissquons

    la nature suivant des lignes traces d'avance par nos langues maternelles".

    "L'hypothse de Whorf " pourrait tre considre simplement comme une srie de variations sur

    les formules humboldtiennes, et comme la forme sous laquelle ces formules sont devenues

    familires la linguistique amricaine, si Whorf n'avait pas - ct de ses nonciations gnrales

    - puissamment clair le problme au moyen d'analyses concrtes, multiples, srieuses, originales,

    tires surtout des langues amrindiennes. En quelques pages, il fait toucher du doigt comment le

    systme verbal en hopi, avec ses neuf voix (intransitive, transitive, rflexive, passive, semi-

    passive, rsultative, passive tendue, possessive et cessative), puis ses neuf aspects (ponctuel,

    duratif, segmentatif, ponctuel-segmentatif, inceptif, progressif, spatial, projectif et continuatif),

    organise forcment l'exprience du monde du locuteur hopi de telle sorte qu'on doive conclure que

    "l'observateur hopi conoit les vnements d'une manire diffrente de celle dont le ferait

    quelqu'un dont la langue maternelle est l'anglais". (...)

    Les exemples qu'il propose aussi, de noms comme maison et autres, qui, en nitinat, ont des

    duratifs au mme titre que des verbes comme courir; des noms de lieux comme chambre ou pice

    qui en hopi ont un comportement "adverbial" (impossibilit de prendre la marque du possessif);

    ou des noms indiquant les divisions du temps (t, matin) qui ont galement un comportement

    adverbial et ne peuvent prendre un dmonstratif, ni un cardinal, etc...; des noms de nombre,

    toujours en hopi, qui contraignent distinguer grammaticalement l'addition de quantits dans

    l'espace (dix hommes) de l'addition de quantits [imaginaires] dans le temps (dix jours): autant de

    faits qui justifient les noncs whorfiens.

    Cette ide, que chaque langue dcoupe dans le rel des aspects diffrents (ngligeant ce qu'une

    autre langue met en relief, apercevant ce qu'une autre oublie), et qu'elle dcoupe aussi le mme

    rel en units diffrentes (divisant ce qu'une autre unit, unissant ce qu'une autre divise, englobant

    ce qu'une autre exclut, excluant ce qu'une autre englobe), est devenue le bien commun de toute la

    linguistique actuelle. Quand Masson-Oursel, entre autres philosophes, crit que "chaque socit a

    pour logique les raisonnements que lui inspire la syntaxe de son langage" - et quand Marcel

    Cohen reprend cette affirmation pour prciser que "chaque peuple a la logique que rvle la

    syntaxe de son langage", ils admettent, tous deux, que les langues, malgr certaines apparences,

    n'analysent pas de la mme manire une mme donne objective. "Si Aristote avait t Dakota,

    disait dj Mauthner, sa logique aurait pris une forme tout fait diffrente". Cette phrase, qui et

    sembl une boutade, ou un crime de lse-humanit voici cinquante ans, c'est une thse fort

  • 16

    srieuse aujourd'hui: "Les anciens Grecs, crit Bloomfield, n'tudirent que leur propre langue; ils

    considrrent comme vident que la structure de cette langue incarnait les formes universelles de

    la pense humaine ou, peut-tre, de l'ordre du cosmos. En consquence, ils firent des observations

    grammaticales, mais les limitrent une seule langue, et les formulrent en termes de

    philosophie". Et Charles Serrus, essayant de dmontrer qu'il n'y a pas de paralllisme logico-

    grammatical, apercevait dj que cette opinion fausse provenait de ce qu' "on tait dupe d'une

    certaine mtaphysique spontane de la langue grecque". E. Benveniste a fourni sur ce point,

    finalement, la dmonstration formelle de cette vue en tablissant que, les catgories logiques,

    telles qu'Aristote les nonait, sont seulement la transposition, en termes de philosophie, des

    catgories de langue propres au grec. Il dmontre mme que la considration des catgories

    grammaticales grecques (notamment des verbes moyens, et des parfaits) permet seule de

    comprendre correctement "l'tre en posture" (il est couch, il est assis); et "l'tre en tat" (il est

    chauss, il est arm), - catgories logiques dont les historiens de la philosophie se trouvaient

    gnralement embarrasss, qu'ils considraient comme pisodiques, logiquement parlant.

    Benveniste, avant d'en donner cette illustration remarquable, avait dj formul la thse en ces

    termes: "On discerne, crivait-il en 1952, que les catgories mentales et les lois de la pense ne

    font, dans une large mesure, que reflter l'organisation et la distribution des catgories

    linguistiques" (Benveniste, Tendances rcentes, p. 133). Et encore: "Les varits de l'exprience

    philosophique et spirituelle sont sous la dpendance inconsciente d'une classification que la

    langue opre du seul fait qu'elle est la langue et qu'elle symbolise". En bref: "Nous pensons un

    univers que notre langue a d'abord model ".

    C'est dsormais, sur ce point, l'enseignement constant.

    La structure linguistique que l'individu reoit de son entourage est essentiellement responsable de

    la faon dont s'organise sa conception du monde, crit Martinet au terme d'une analyse sur

    "l'opposition verbo-nominale". Et c'est la mme conclusion qu'il arrive au terme de son tude

    sur "L'Arbitraire linguistique et la double articulation": "Nous mesurons jusqu' quel point c'est la

    langue que nous parlons qui dtermine la vision que chacun de nous a du monde".

    III Toutes ces citations ne sont pas d'abord, ici, des rfrences, ni des autorits, ni des preuves.

    Elles essaient, premirement, de dlimiter l'tendue du rgne de la thse en question dans le monde

    linguistique. Et, deuximement, par un rassemblement des noms et des assertions, de faire toucher

    du doigt l'importance de cette thse qui, semblant aller maintenant de soi pour tous les linguistes,

    n'appelle jamais, quant aux problmes thoriques de la traduction, de longs commentaires. Or

    cette thse implique la lettre (beaucoup plus radicalement que les critiques du chapitre

    prcdent relatives la notion de sens) la ngation de toute possibilit de toute traduction: on

    mettait alors en cause la possibilit actuelle d'accder aux significations des noncs linguistiques

    - mais on postulait l'existence de significations communes tous les hommes, implicitement

    universelles, comme l'exprience d'un monde suppos commun pour tous les hommes. Mais,

    maintenant, quelle est la situation? C'est parce que les significations ne sont plus assures d'tre

    universelles, qu'elles ne sont pas accessibles.

    1. Une langue met le signe gale entre certains mots (a, b, c, d,) et certains tres, processus,

    qualits ou relations (A, B, C, D,) :

    a, b, c, d... = A, B, C, D...

    2. Une autre langue met le signe gale entre certains autres mots (a', b', c', d'...) et certains tres,

    processus, qualits ou relations. Mais, cette fois-ci - mme lorsque ces tres, processus, qualits

    ou relations se rfrent aux mmes situations non-linguistiques, ou aux mmes comportements

    non-linguistiques que A, B, C, D - si nous acceptons la thse humboldtienne ou structurale, nous

    ne pouvons plus jamais tre srs qu'il s'agit bien des mmes tres, processus, qualits et relations.

    Nous pouvons seulement crire, maintenant, que :

    a', b', c', d'... = A', B', C', D'

  • 17

    3. Nous n'avons donc plus la possibilit de dmontrer logiquement l'quivalence "traductionnelle"

    entre a, b, c, d... et a', b', c', d'...

    IV Aprs avoir explor l'tendue des thses linguistiques qui, pour ainsi dire, anantissent

    thoriquement toute possibilit de traduire - ou toute possibilit de justifier thoriquement, sur le

    plan de la linguistique, la validit de cette opration traduisante pratique - il faut examiner les

    preuves apportes par la linguistique contemporaine l'appui de ces thses. Est-il vrai que nous

    pensons dans un univers que notre langage a d'abord model? Est-il vrai que nous ne voyons le

    monde qu' travers les verres dformants d'une langue particulire, de telle sorte que les images

    diffrentes (de la mme ralit) que nous obtenons dans chaque langue particulire, ne sont jamais

    exactement superposables? Est-il donc vrai, finalement, que, quand nous parlons du monde dans

    deux langues diffrentes, nous ne parlons jamais tout fait du mme monde, et que; par

    consquent, la traduction non seulement n'est pas lgitime de l'une l'autre langue, mais n'est

    matriellement pas possible scientifiquement parlant? Ces conclusions, qui dcoulent pourtant

    logiquement de tous les points de vue cits, depuis W. von Humboldt jusqu' Benveniste,

    apparaissent tellement exorbitantes qu'il faut encore une fois tcher de bien illustrer la situation

    qu'elles dcrivent. D'aprs la linguistique actuelle unanime c'est celle-ci :

    - supposons, dans l'univers, un astre, une lune (immobile afin de simplifier la comparaison)

    contemple par les habitants de quatre plantes diffrentes, l'une, bleue, au nadir de cette lune;

    l'autre, rouge, son znith; une troisime, jaune, son ouest; une quatrime, blanche, son est.

    Quand les habitants de ces quatre mondes parlent de cette lune, ils ne parlent pas tout fait du

    mme astre qu'ils clairent eux-mmes par rflexion de leur propre lumire. (...)

    - supposons que ces habitants n'aient aucune notion d'astronomie (pas plus que ceux de la plante

    Terre, en gnral, n'ont de notion de linguistique), et runissons-les: ils ne savent pas qu'ils ne

    parlent pas de la mme lune. La situation des diverses langues vis--vis du monde de l'exprience

    humaine - suivant la thse humboldtienne est exactement la mme: c'est du mme objet qu'elles

    parlent, mais ce n'est jamais du mme point de vue; c'est le mme monde qu'elles nomment, et

    pourtant ce n'est jamais tout fait la mme exprience de ce monde qu'elles expriment. On ne

    peut pas traduire parce qu'on ne parle jamais tout fait de la mme chose, mme quand on parle

    du mme objet, dans deux langues diffrentes. Et c'est beaucoup plus grave que la critique de la

    notion de sens: ici, mme si nous admettons, malgr Bloomfield ou Hjelmslev, que dans chaque

    langue nous atteignons une certaine quantit de la substance du contenu qui se trouve associe

    une forme linguistique, et non cette substance tout entire, nous ne pouvons jamais tre srs que

    c'est la mme fraction de la substance de ce contenu pour deux langues diffrentes.

    V Les preuves linguistiques de la justesse de cette faon de voir peuvent tre de deux sortes: ou

    des preuves gnrales, d'ordre logique et thorique; ou des preuves particulires, d'ordre pratique,

    des exemples. Ces deux espces de preuves ont t prsentes.

    C'est peut-tre chez Harris qu'on trouve le meilleur classement des preuves de la premire espce.

    Il servira de cadre, ici, pour la prsentation des exemples.

    Harris part de sa position propre: il y a dans les langues des structures distributionnelles, c'est--

    dire des rgularits analysables, quant aux places o chaque lment d'une langue peut apparatre

    dans le discours, par rapport tous les autres lments de cette langue. Compte tenu des rserves

    dj faites eu gard la description des langues qu'on peut tirer de cette analyse, on peut admettre

    avec Harris que ces structures (distributionnelles) sont indiscutablement prsentes dans les

    langues. Ainsi l'lment able ne peut jamais suivre des lments comme hier, aujourd'hui,

    demain, dessus, dessous, etc... mais selon certaines rgles, il peut suivre le premier des lments

    dans des formes comme trou-er, perc-er, gouvern-er etc... C'est partir de telles observations

  • 18

    que Harris se demande, ensuite, quelle espce de ralit ont ces structures linguistiques

    distributionnelles, et notamment "si la structure distributionnelle existe dans le locuteur comme un

    systme parallle de comportements linguistiques et de productivit [linguistique]" (Harris,

    Distributional structure, p. 151).

    Il prtend, d'ailleurs, que "ceci est tout fait diffrent de la supposition discutable, faite maintes

    reprises, que les catgories du langage dterminent les catgories de la perception des sujets

    parlants, supposition qui [...] n'est pas srieusement contrlable tant que nous n'avons pas plus de

    connaissances sur les catgories de la perception chez les hommes". C'est--dire qu'il refuse

    comme point de dpart de son analyse, la thse selon laquelle, suivant une autre formule de

    Whorf, nous voyons le monde de la manire que notre langage nous dit de le voir.

    Mais en fait, il est bien sur le mme terrain de discussion: la question qu'il se pose est bien de

    savoir si la structure du langage ne reflterait pas automatiquement la structure de l'univers - ou

    plutt, de dmontrer qu'il n'en est pas ainsi pour trois sortes de raisons.

    La premire, c'est la constatation de ce fait: que des langues diffrentes expriment par des

    structures linguistiques diffrentes un mme fait physique invariable. Ceci prouve, dit Harris, que

    "la structure de telle ou telle langue ne se conforme pas, beaucoup d'gards, la structure du

    monde physique [...] c'est--dire la structure de l'exprience objective d'o nous tirons

    vraisemblablement nos significations".

    Quelques exemples trs simples suffisent montrer que Harris (aprs beaucoup d'autres

    linguistes) a raison:

    a) Si l'on admet dans l'univers une structure causale, ainsi qu'une structure temporelle, on admet

    une situation dans laquelle un agent, Pierre, produit un certain acte, battre, dont l'objet s'appelle

    Paul. On peut admettre aussi que le reflet linguistique "logique" (o la succession des termes est

    cense reproduire la logique et la chronologie), ce serait Pierre bat Paul. Or, il existe, on le sait,

    cte cte avec la structure franaise, des structures latines totalement contradictoires : Paulum

    Petrus caedit, Petrus Paulum caedit, Paulum caedit Petrus, etc...

    b) Si l'on admet, de plus, dans l'univers une structure modale (rpondant la question comment?

    pose sur l'action) la phrase suivante parat bien reflter la structure de l'exprience objective: il

    traversa la rivire la nage. Mais l'anglais dcrit la mme situation, contenant les mmes

    structures de la mme exprience objective, en disant: He swam across the river. Le dcoupage

    de l'exprience est devenu tout autre. L'agent et l'objet demeurent bien les mmes, mais l'action

    regarde, la mme dans le monde de l'exprience, n'est pas la mme dans l'analyse linguistique: en

    franais, traverser; to swim en anglais. Le verbe franais s'intresse l'aspect de l'opration

    comme dplacement dans l'espace (traverser, monter, descendre, longer, contourner, suivre,

    etc...). L'anglais s'intresse l'aspect moteur, ou technique de la mme opration (to swim, to

    walk, to run, to jump, to ride, etc...). Ce que le franais considre comme une modalit de l'action

    de traverser ( la nage, et non pas gu, cheval, ou d'un bond), l'anglais le considre comme

    l'action par excellence. Inversement, l'action par excellence du franais, traverser, ne devient,

    pour l'anglais, qu'un aspect secondaire (across, along, around, etc...) de l'opration to swim.

    Comment dcider laquelle des deux structures linguistiques reflte plus exactement la structure de

    l'exprience objective? (Et peut-on - c'est notre problme - affirmer que l'une traduit l'autre tout

    entire?).

    Le point de vue de Harris, l'gard d'observations de ce genre, est que "tout ceci ne veut pas dire

    qu'il n'y ait pas largement interconnexion entre langage et signification, dans tous les sens

    possibles de ce mot"; mais, ajoute-t-il aussitt, "ce n'est pas une relation univoque entre structure

    morphologique et quelque chose d'autre. Ce n'est mme pas une relation univoque entre le

    vocabulaire et une classification de signification indpendante, quelle qu'elle soit". "Il n'existe pas

    de structure des significations, qui soit connaissable de manire indpendante [du langage], et qui

  • 19

    soit exactement parallle la structure linguistique." "Dans la mesure, crit encore Harris, o

    une structure formelle [distributionnelle] peut tre dcouverte dans le discours, elle est en

    correspondance, d'une manire ou de l'autre, avec la substance de ce qui est dit"; c'est--dire que

    nous comprenons ce qu'on nous dit dans les langues que nous connaissons. Mais, ajoute-t-il, "ceci

    n'est pas la mme chose que de dire que la structure distributionnelle du langage (phonologie,

    morphologie, et, au mieux, une petite partie de la structure du discours) reflte d'une manire bi-

    univoque une structure des significations qui soit observable indpendamment du langage". Harris

    a raison: he swam across the river est li dans notre esprit une signification (si nous savons

    l'anglais), mais ce n'est pas la mme chose que de prtendre que la structure linguistique: he swam

    across the river reflte exactement la structure physique de l'opration qu'elle dnote: le fait que

    la structure franaise (il traversa la rivire la nage) existe ct de l'anglaise, assez diffrente,

    est au moins l'indice du contraire.

    C'est surtout sur ce point que la linguistique, et la pratique des traducteurs, fourmillent

    d'exemples. Mais Harris expose, ensuite, une seconde raison pour appuyer la thse

    humboldtienne, selon laquelle les langues ne refltent pas la mme exprience du mme monde

    objectif unique pour tous les humains. C'est ce fait qu'un mme individu dont l'exprience du

    monde [c'est--dire le stock de significations connues, ou acquises] s'accrot et change au cours

    des annes, garde sensiblement le mme langage. Ce second fait tend prouver que la structure

    du langage ne se cantonne pas la structure de l'exprience objective: nous pouvons changer, et

    nous changeons effectivement plusieurs fois, de notre naissance notre mort, dans notre faon

    d'organiser ce que nous savons sur le monde, parce que ce que nous savons sur le monde s'accrot

    et change. Harris attirait d'abord notre attention justement sur le fait qu'une structure physique

    identique tait exprime par des structures linguistiques diffrentes. Il souligne, maintenant, le fait

    que des structures physiques diffrentes (quant au niveau de la connaissance que nous en avons)

    sont exprimes par une structure linguistique inchange: le petit enfant de six ans qui disait: i1

    tonne, il claire, il va faire un orage, devenu savant mtorologiste, exprimera par les mmes

    mots, dans la vie quotidienne, les mmes phnomnes, dont il a maintenant une connaissance

    objective infiniment plus tendue. Cette immobilit des structures linguistiques par rapport la

    mobilit des structures qui organisent notre connaissance du monde toujours en mouvement,

    devient plus sensible encore quand on examine, non pas l'exprience du monde dans le langage

    d'un mme individu, mais dans celui d'une communaut linguistique. Tous les Allemands savent,

    aujourd'hui, que la baleine n'est pas un poisson, mais ils continuent de la nommer der Walfisch.

    Tous les Franais savent que les cheiroptres de nos rgions n'ont rien de commun,

    zoologiquement, avec nos petits rongeurs, mais ils continuent les nommer chauves-souris,

    tandis que l'Anglais n'a jamais inclus de relation linguistique (c'est--dire originellement

    conceptuelle) entre la souris (mouse) et la chauve-souris (bat): exemples qui reconfirment, de

    plus, l'absence de corrlations entre structure de l'exprience objective et structure linguistique.

    Enfin, Harris invite bien considrer le fait qu'un individu ne peut pas toujours s'exprimer, ne

    peut pas toujours exprimer une ide ou un sentiment qu'il prouve, dans son propre langage.

    ("Pourquoi nous arrive-t-il si souvent de ne pas savoir dire tout ce que nous voulons, ou d'avoir

    l'impression d'avoir trs mal dit ce que nous pensions?" demandait dj Serrus, en 1933, avec la

    mme intention). Ce fait montre galement "que la structure du langage ne se conforme pas

    ncessairement la structure de l'exprience subjective, du monde subjectif des significations"

    (Harris). Ces trois sries de raisons peuvent tre juges comme tant de valeur ingale, mais elles

    sont toutes valables.

    VI La linguistique actuelle a raison. Manifestement, les structures de l'univers sont loin d'tre

    refltes, mcaniquement, c'est--dire logiquement, dans des structures universelles du langage. Il

    est pleinement justifi d'inclure dans un enseignement de la linguistique gnrale, comme une

    chose admise, aujourd'hui, par tous les linguistes, la thse suivante : "A chaque langue correspond

  • 20

    une organisation particulire des donnes de l'exprience [...] Une langue est un instrument de

    communication selon lequel l'exprience humaine s'analyse diffremment dans chaque

    communaut" (Martinet, Elments, pp. 16 et 25).

    Les problmes thoriques de la traduction ne peuvent tre compris, et peut-tre rsolus, que si l'on

    accepte - au lieu de les luder, de les nier, voire de les ignorer - ces faits apparemment

    destructeurs de toute possibilit de traduire.

    CHAPITRE V

    L'activit traduisante et la multiplicit des civilisations

    I La linguistique interne la plus rcente amne donc prendre conscience du fait que chaque

    langue dcoupe dans le mme rel des aspects diffrents; que c'est notre langue qui organise notre

    vision de l'univers; que nous ne voyons littralement de celui-ci que ce que notre langue nous en

    montre, avec toutes les consquences que ces thses impliquent en ce qui concerne une thorie de

    la traduction.

    Mais la linguistique externe - qui recourt la sociologie comme science auxiliaire - ajoute celles

    de la linguistique interne d'autres raisons de mettre en cause la lgitimit, de mme que la validit,

    de l'opration traduisante. Non seulement la mme exprience du monde s'analyse diffremment

    dans des langues diffrentes, mais l'anthropologie culturelle et l'ethnologie amnent penser que

    (dans des limites dterminer) ce n'est pas toujours le mme monde qu'expriment des structures

    linguistiques diffrentes. On admet, aujourd'hui, qu'il y a des "cultures" (ou des "civilisations")

    profondment diffrentes, qui constituent non pas autant de "visions du monde" diffrentes, mais

    autant de "mondes" rels diffrents. Et la question s'est pose de savoir si ces mondes

    profondment htrognes se comprennent ou peuvent se comprendre (c'est--dire aussi se

    traduire); de savoir, comme on l'a dit en rsumant et confondant tout un courant de pense

    anthropologique et ethnologique avec le courant humboldtien, si "en profondeur, chaque

    civilisation est impntrable pour les autres" (Malraux, La Voie royale. Les Noyers de

    l'Altenburg rptent la mme thse: "Les tats psychiques successifs de l'humanit sont

    irrductiblement diffrents").

    II L'existence de ces obstacles la traduction, qui proviennent de la diffrence des "mondes"

    rels exprims par des langues diffrentes, n'a jamais t dmontre spcifiquement, c'est--dire

    sparment. La plupart des travaux qui traitent cette question confondent les obstacles qui

    proviennent des faons diffrentes d'exprimer le mme monde, et les obstacles qui proviennent des

    faons de nommer des "mondes" de l'exprience humaine entirement trangers les uns aux

    autres.

    C'est le cas pour Korzybski qui a propos, sous le nom discut de Smantique gnrale, l'tude

    des diffrences profondes entre les structures du langage et les structures de la pense; puis

    l'tude des influences rciproques entre langage et pense; puis encore l'tude des relations totales

    entre langage et comportement. C'est le cas pour Whorf dont, nous l'avons vu, la thse centrale

    est qu'il existe, dans les structures de la pense des hommes, certaines diffrences profondes, qui

    sparent la culture occidentale et les cultures exotiques: mais il hsite, et cherche la raison de ces

    diffrences, tantt dans l'infrastructure conomico-sociale des populations, tantt dans la pense

    elle-mme, tantt dans la langue informant la pense, comme les analyses du chapitre prcdent

    l'ont montr. C'est le cas aussi pour G. L. Trager, condisciple et continuateur de Whorf, qui, sous

    le terme discutable de mtalinguistique, propose la mise en vidence des corrlations fait fait et

    structure structure, existant entre une langue et les autres "systmes culturels" qu'elle exprime,

    tels que la religion, le droit, mais aussi l'organisation sociale concrte, mais aussi toute la

  • 21

    technologie la plus matrielle. C'est le cas, galement, pour Vinay et Darbelnet, qui, sous le nom

    de divergences mtalinguistiques, englobent la fois l'tude des dcoupages diffrents de la mme

    ralit (par exemple la nomination, diffrente selon les langues, de zones diffremment dcoupes

    et apparentes dans le mme spectre physique de la lumire solaire), et l'tude des difficults nes

    du fait que les choses traduire dans une langue n'existent pas dans la culture correspondante

    cette langue, et ne s'y trouvent donc pas nommes (par exemple, le fait qu'en Angleterre un pre

    embrassera sa fille sur les lvres au retour d'un long voyage ne peut tre rendu mot mot dans la

    langue franaise o la chose avec cette signification n'existe pas). C'est le cas, enfin, pour E.

    Nida, dont la tentative nous servira de trame, parce qu'elle est, jusqu'ici, l'une des plus riches en

    exemples, et la plus systmatique. Lui non plus, dans son numration des problmes de

    traduction qui naissent du passage d'un "monde ethnographique" un autre, ne distingue pas les

    difficults qui proviennent d'une faon diffrente de regarder, et de nommer la mme ralit

    (comment traduire un jugement de divorce, en totonaque, langue d'une population chez qui le

    divorce existe?), d'avec les difficults qui proviennent de la ncessit de dcrire dans une langue

    un monde diffrent de celui qu'elle dcrit ordinairement. (Comment traduire la parabole

    vanglique du bon grain et de l'ivraie, comment faire comprendre le comportement du semeur,

    dans une civilisation d'Indiens du dsert o l'on ne sme pas la vole, mais o chaque graine est

    individuellement dpose dans un trou du sable, protge heure aprs heure des insectes, des

    rongeurs, des pluies, des vents et des froids, par un comportement qui rappelle invinciblement,

    pour nous, celui du garde-malade ou de l'leveur de jeunes animaux de prix, beaucoup plus que

    celui de l'agriculteur ou mme du jardinier?)

    III Nida classe les problmes poss par la recherche des quivalences - lors du passage d'un

    monde culturel un autre au cours d'une traduction - selon cinq domaines : l'cologie, la culture

    matrielle (toutes les technologies au sens large, toutes les prises de l'homme sur le monde au

    moyen d'outils, d'actions matrielles), la culture sociale, la culture religieuse et la culture

    linguistique.

    Dans le domaine de l'cologie, Nida n'a pas de peine faire toucher du doigt, par des exemples

    saisissants, combien notre plante unique, y compris sa gographie la plus gnrale, est loin de

    n'offrir que des concepts universels. Comment traduire en maya, dit-il (en pleine zone tropicale

    deux saisons, la sche, et l'humide), la notion de nos quatre saisons diffrencies tout autrement

    par rapport aux tempratures, aux prcipitations, aux cycles de vgtation? Comment traduire en

    maya figuier: le pays n'en a qu'une espce, sauvage et sans fruit? Traduit-on vraiment vigne

    quand on substitue cette notion tel mot dsignant une plante qui ressemhle la vigne

    botaniquement, mais qui n'est pas cultive, et ne donne pas de fruit non plus? Comment traduire

    dsert dans la fort sub-quatoriale amazonienne? Comment traduire montagne pour les Indiens

    de la pninsule absolument plate du Yucatan, dont l'minence la plus haute atteint 30 mtres?

    Comment, poursuit Nida, traduire rivire ou lac pour des peuplades qui n'ont aucune exprience

    de ces ralits? L'histoire de la traduction fourmille d'exemples analogues: ils illustrent, mais en

    sens inverse le vieux dit d'tienne Dolet, lequel en faisait la premire loi de tout art de traduire:

    "En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaitement le sens et matire de l'autheur

    qu'il traduit". Le traducteur est vaincu si l'assemblage des mots qu'il produit (par exemple, en

    maya, Nida peut traduire montagne, dit-il, par: une grande colline haute de 3.000 pieds; rivire,

    par: eau coulante; lac, au moyen de: vaste tendue d'eau), si l'assemblage de ces mots ne fait pas

    sens pour l'individu maya? Les exemples de Nida sont moins prcieux par leur nouveaut que

    parce qu'ils obligent bien prendre conscience de ce fait: en mme temps qu'on fait passer des

    noncs dans l'exprience linguistique maya, il faut faire passer aussi, au moins, l'image ou la

    reprsentation (des choses nonces) dans l'exprience du monde maya (Cette dissociation des

    deux oprations de transfert que recouvre toute traduction, l'opration qui introduit les choses et

  • 22

    l'opration qui introduit les noms, est apparente dans certains cas l'intrieur d'une mme langue :

    le petit Franais de six ans, n au Caire a l'exprience linguistique du mot neige, mais la premire

    fois qu'il voit de la neige en France, il ne sait pas ce que c'est). Cette communication de

    l'exprience du monde s'avre impossible dans certains cas: sur notre plante, il y a divers mondes

    de l'exprience, que les ethnologues ont pris l'habitude de nommer des cultures .

    IV La culture matrielle accentue la coupure entre ces mondes, par toutes les diffrences entre

    les modes de vie matrielle (avec les technologies correspondantes). Quand il s'agit de traduire la

    Bible dans les langues de l'Amrique centrale, l'agriculture offre dj mille piges, comme celui de

    la vigne (pour lequel il faudrait chercher des quivalents non pas botaniques mais alimentaires);

    du froment souvent inconnu. La notion de semeur est inaccessible des populations entires; et,

    dit Nida, "seules des explications considrables parviendront convaincre l'Indien que le semeur

    de la parabole fameuse n'tait pas compltement fou". Comment faire aussi, non pas mme pour

    traduire les mots porte et ville, mais la notion des portes de la ville, des populations qui ne

    connaissent que le campement nomade ou semi-nomade?

    L aussi, les exemples de Nida sont moins nouveaux que frappants parce qu'ils sont vraiment des

    cas-limites qui, dans la rflexion traditionnelle, taient carts comme marginaux; relgus

    presque, dans la zone des paradoxes avec le systme attribu par la bouffonnerie de Swift la

    grande acadmie de Lagado. Systme paradoxal qui constituait, d'ailleurs, la solution correcte du

    problme paradoxal: "Il suffirait, dit Swift, de porter sur soi les choses ncessaires pour exprimer

    ce qui pourrait se rapporter l'affaire dont on aurait parler. L'usage d'un ou deux domestiques

    porteurs de paquets serait recommand pour les conversations d'une heure; quant aux petits

    entretiens, un certain nombre de matriaux dans les poches ou sous les bras pourrait convenir. Un

    autre avantage de cette invention tait qu'elle pouvait tendre l'tablissement d'une langue

    universelle; tout au moins entre nations civilises dont les marchandises ou les ustensiles sont

    gnralement de mme nature".

    Avant de quitter le domaine de la culture matrielle, il faut souligner que cette notion de mondes

    culturels trangers les uns aux autres (et seulement parce qu'ils sont constitus sur des

    technologies diffrentes) ne doit pas tre restreinte aux civilisations nettement htrognes, telles

    que la biblique d'une part, et la maya d'autre part. La prsence, dans une grande langue de

    civilisation, comme le franais, de termes trangers dsignant les choses trangres la "culture"

    franaise (au sens ethnographique du mot) - comme yard, ou verste, ou stade; ou gallon; dollar,

    ou mark ou rouble; ou troka, tlgue, etc. - cette prsence indique dj qu' l'intrieur d'une

    mme civilisation, les cultures matrielles ne se recouvrent, et donc ne se traduisent pas

    exactement. L'analyse poursuivie dans ce sens, - du point de vue du problme de la traduction, -

    montre qu' l'intrieur d'une mme grande civilisation, l'europenne, au XIXme

    sicle, par

    exemple, il existe des mondes culturels partiellement spars par leurs cultures matrielles elles-

    mmes. Il suffit de passer de France en Sardaigne pour tre embarrass par la traduction de

    dizaines de mots, comme orbace, par exemple. Ce mot dsigne un tissu de laine de mouton sarde,

    tiss de la mme manire depuis des temps qu'on croit immmoriaux, toujours selon les mmes

    mthodes rudimentaires, dont la chane est toujours faite d'un mme nombre de fils tordus

    droite, et la trame d'un mme nombre de fils (par unit de longueur) tordus gauche; tissu, de

    plus, soumis un foulonnage au marteau, puis au pied nu. Le mot ne figure pas dans les grands

    lexiques du XIXme

    sicle, bien que les voyageurs en aient parl, bien que l'orbace soit, encore

    aujourd'hui, trs recherch par la marine anglaise, pour son impermabilit. On pourra rcuser les

    exemples sardes, en allguant qu'il s'agit l d'une civilisation trs archaque, ayant survcu plus

    de deux millnaires isole dans une le, incluse dans la ntre comme un corps presque aussi

    tranger que la civilisation hopi dans celle des Etats-Unis. Mais il suffit de passer de la France

    l'Italie pour apercevoir aussi que presque tous les noms de fromages, par exemple (bucherato,

    marzolino, stracchino, caciocavallo, pecorino...) rsistent la traduction pour la mme raison,

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    comme le prouvent inversement parmesan, gorgonzola, provolone: il faut que le mot italien

    passe en franais quand la chose italienne passe en France.

    Il suffit d'tudier les noms du pain dans la rgion d'Aix-en-Provence, en 1959, pour vrifier que la

    simple culture matrielle - l'intrieur d'une mme grande civilisation, - peut opposer la

    traduction des difficults considrables (que dissimulent, dans les cas voyants, comme celui de

    parmesan, par exemple, les emprunts ou les calques linguistiques. Les emprunts existants,

    exceptionnels, masquent le fait normal: on ne peut pas toujours et tout e