43
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse Cécile LENSEN 2012 1 I. Introduction L’album est le livre d’enfance par excellence : il n’a pas d’équivalent dans la littérature générale. De part son double langage, littéraire et visuel, l’album apparaît comme un lieu de création inédit où les créateurs peuvent jouer sur de nombreux modes de représentations plastiques. L’album, dans son hybridité, permet la cohabitation d’œuvres anciennes et contemporaines où les artistes peuvent jongler entre des domaines interculturels et interdisciplinaires. C’est ainsi que l’intertexte se développe comme jamais dans une autre discipline littéraire ou artistique. Souvent appelé « palimpseste des temps modernes », l’album permet de saisir les diverses formes de créations, permettant aux créateurs un nombre inédit de constructions d’univers personnels. A. De l’album et de la littérature de jeunesse L’album, c’est avant tout une longue histoire 1 . Le premier livre pour enfants est un sujet à débat, certains citeront la Civilité puérile d’Erasme (1530), d’autres l’Orbis sensualium pictus » de Coménius (1658), Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralitez de Perrault (1697) ou encore les Avantures de Télémaque, fils d’Ulysse de Fénelon (1699). L’essor du livre d’enfance correspond à l’époque où la société reconnaît le statut de l’enfant en tant que tel. L’enfant devient un sujet éditorial dans le courant du XVIIIème siècle. Au XIXème siècle, la littérature d’enfance prend réellement essor. L’album est un terme ambigu et peu évocateur, là où le terme anglais Picture books signale d’emblée la spécificité de l’ouvrage : la présence d’images. Le terme français descend des carnets contenant les croquis et les sentences des voyageurs, l’album amicorum, de la période romantique. Il n’était alors que le support mémoriel d’une personne privée. L’album désigne également le carnet de notes et de croquis des artistes ou encore le recueil de gravures. 1 Etant donné qu’il ne s’agit ici que d’un aperçu historique, vous pouvez consulter les ouvrages suivants pour de plus amples informations : Un siècle de fiction pour les 8 à 15 ans (1901-2000) à travers les romans, les contes, les albums et les publications pour la jeunesse et Littérature de jeunesse et presse des jeunes au début du XXIe siècle de Raymond Perrin , ainsi que le catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie. Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui et Lire l’album de Sophie Van der Linden.

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

1

I. Introduction

L’album est le livre d’enfance par excellence : il n’a pas d’équivalent dans la

littérature générale. De part son double langage, littéraire et visuel, l’album apparaît

comme un lieu de création inédit où les créateurs peuvent jouer sur de nombreux modes

de représentations plastiques. L’album, dans son hybridité, permet la cohabitation

d’œuvres anciennes et contemporaines où les artistes peuvent jongler entre des

domaines interculturels et interdisciplinaires. C’est ainsi que l’intertexte se développe

comme jamais dans une autre discipline littéraire ou artistique. Souvent appelé

« palimpseste des temps modernes », l’album permet de saisir les diverses formes de

créations, permettant aux créateurs un nombre inédit de constructions d’univers

personnels.

A. De l’album et de la littérature de jeunesse

L’album, c’est avant tout une longue histoire1. Le premier livre pour enfants est

un sujet à débat, certains citeront la Civilité puérile d’Erasme (1530), d’autres l’Orbis

sensualium pictus » de Coménius (1658), Histoires ou Contes du temps passé, avec des

moralitez de Perrault (1697) ou encore les Avantures de Télémaque, fils d’Ulysse de

Fénelon (1699). L’essor du livre d’enfance correspond à l’époque où la société

reconnaît le statut de l’enfant en tant que tel. L’enfant devient un sujet éditorial dans le

courant du XVIIIème siècle. Au XIXème siècle, la littérature d’enfance prend

réellement essor.

L’album est un terme ambigu et peu évocateur, là où le terme anglais Picture

books signale d’emblée la spécificité de l’ouvrage : la présence d’images. Le terme

français descend des carnets contenant les croquis et les sentences des voyageurs,

l’album amicorum, de la période romantique. Il n’était alors que le support mémoriel

d’une personne privée. L’album désigne également le carnet de notes et de croquis des

artistes ou encore le recueil de gravures.

1 Etant donné qu’il ne s’agit ici que d’un aperçu historique, vous pouvez consulter les ouvrages suivants pour de plus

amples informations : Un siècle de fiction pour les 8 à 15 ans (1901-2000) à travers les romans, les contes, les

albums et les publications pour la jeunesse et Littérature de jeunesse et presse des jeunes au début du XXIe siècle

de Raymond Perrin , ainsi que le catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie. Livres d’enfants d’hier et

d’aujourd’hui et Lire l’album de Sophie Van der Linden.

Page 2: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

2

Ces différents albums ont un point commun : ce sont des recueils. Ils tiennent de

la collection et de la liste plus que de la narration.

Et comme le précise Ségolène Le Men : « Ce genre iconique n’eut pas de réelle postérité, à

l’exception remarquable de ce qu’il allait engendrer dans le domaine du livre pour enfants 2 ».

Les albums d’enfance de type recueils existent dès la Restauration et le Second

Empire, mais il n’y a pas encore de narration suivie. C’est en 1860 que l’on identifie le

premier album pour enfants au sens contemporain du terme, il s’agit de Pierre

l’Ebouriffé de Trim. Cet album donne à voir une grande diversité d’agencements

possibles entre le texte et l’image. D’autres albums du même type sortiront dans les

années qui suivent dont La journée de Mademoiselle Lili chez Hetzel en 1862.

L’album de la fin du XIXème siècle consacre l’image dans le livre : l’image

devient prépondérante en comparaison de l’illustration rare et subordonnée au texte des

livres illustrés. L’image va peu à peu conquérir de l’espace sur le texte, elle va

également tenir un rôle plus déterminant dans la narration et accroître sa dimension

expressive.

Les éditeurs du XXème siècle vont renforcer le rôle et la place de l’image au

sein de l’album grâce à une politique éditoriale valorisante. L’album francophone va

pouvoir évoluer tout au long du siècle au gré de ces démarches.

L’éditeur Robert Delpire permet à l’album de prendre toute sa dimension dans

les années cinquante. Publiciste et éditeur d’art, il a travaillé avec de nombreux

illustrateurs de talent tels qu’André François ou Georges Lemoine. Il ne conçoit pas les

albums comme des productions uniquement destinées à la jeunesse, mais comme des

créations à part entière qui permettent une expression globale.

« La part d’initiative et la priorité accordées à l’artiste dans la conception et la réalisation de

l’ouvrage, le statut secondaire du texte (abrégé, résumé ou réécrit), l’appropriation par l’image des

privilèges de l’écrit, notamment sa fonction narrative, l’exploitation visuelle de la typographie et des

caractéristiques matérielles du support (format, double page, reliure), l’investissement par l’image de

nouveaux espaces (couverture, pages de garde, page de titre, table des matières, etc.) constituent les

caractéristiques propres à l’album au tournant du XXe siècle

3 ».

2 LE MEN, Ségolène, Le romantisme et l’invention de l’album pour enfants dans GLENISSON, Jean et LE MEN,

Ségolène (dir.), Le livre d’enfance et de jeunesse en France, Société des bibliophiles de Guyenne, 1994, p. 145-175. 3 RENONCIAT, Annie, Origine et naissance de l’album moderne dans Olivier Piffault (dir.), Babar,

Harry Potter et Compagnie. Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, BnF, 2008, 580 p., p.213.

Page 3: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

3

Dans les années septante, d’autres éditeurs, François Ruy-Vidal et Harlin Quist,

relèvent le gant et s’engagent dans des projets éditoriaux où l’image va devenir un

véritable moyen d’expression artistique. Ils rompent volontairement avec la

fonctionnalité pédagogique de l’album, l’image n’est plus seulement une copie du réel

et un support d’apprentissage mais devient un : « embrayeur d’une dynamique de

l’imaginaire »4. L’image se fait plus complexe, provocatrice voir parfois symbolique avec

des illustrateurs tel que Henri Galeron, Patrick Couratin, Etienne Delessert. On les

retrouve notamment dans la collection Enfantimage créée par Pierre Marchand en 1972.

- Complexité et ambiguïté de la littérature de jeunesse

La littérature de jeunesse est ambiguë à bien des égards. Dans un premier temps,

elle est à ce jour l’une des littératures les plus lues dans le monde5 et ce sont

généralement les livres qui ont le plus de visibilité auprès du grand public. Ce qui lui

octroie le statut d’une littérature commerciale et par extension, d’une paralittérature6,

facile voir médiocre, aux scenarii simplistes. Une littérature populaire qui ne mérite pas

l’attention d’un public adulte et universitaire. Ce postulat est renforcé par l’image que

l’on se fait de son lectorat, des jeunes lecteurs vite rassasiés, naïfs, sans subtilités – dit-

on. La littérature de jeunesse serait donc jugée selon les fragiles compétences de son

lecteur. Ce prétendu éloignement des exigences universitaires a rendu l’étude de la

littérature de jeunesse fastidieuse aux premiers abords. Heureusement, depuis les années

septante, des professeurs et des chercheurs ont consacré l’essentiel de leur carrière à la

découverte et à la défense de cette discipline, dans l’espoir de démailler la trame des

préjugés négatifs.

Une littérature qui porte le nom de son destinataire c’est en soit un cas unique,

on ne parle guère de littérature du 3ème

âge : la littérature pour adulte n’est rien d’autres

que la littérature générale.

D’enfance et de jeunesse, c’est la seule chose qui semble unifier sous ce vocable

des livres en tissu pour enfants de 3 ans et des romans pour adolescents de 15 ans.

4 DUBORGEL, B., Imaginaire et pédagogique – de l’iconoclasme scolaire à la culture des songes, Paris, Le sourire

qui mord, 1983, p. 73. 5 Le New York Times a créé une section Youth and Young Adults afin que ces ouvrages n’occupent pas

systématiquement la tête des ventes de livres. 6 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,

Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2.

Page 4: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

4

Pourtant il parait évident qu’il y a bien plus d’écart de compétences, d’intérêts et de

connaissances entre ce bébé et cet adolescent, qu’entre celui-ci et un adulte. Et pourtant,

pop-up, livre à mâcher, albums et romans se trouvent dans le même sac, un bric à brac

que l’on peut difficilement qualifier de genre7. Et Isabelle Nières-Chevrel de conclure

que la littérature pour enfants n’est pas une sous-littérature pour adultes mais : « un

modèle réduit de ce que nous connaissons dans le champs des lectures adultes, faisant cohabiter littérature

légitime et production faiblement qualifiée et éphémère marchandise ».

Boel Westin souligne la spécificité de cette littérature, celle d’être écrite par des

adultes pour des enfants. Les auteurs, selon lui, se recréent de cette manière une

enfance rêvée. Il y a pour lui deux tendances : soit l’auteur dit : « écrire pour l’enfant qui est

en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du texte ».8

Boel Westin évoque également le problème de l’écriture épurée et de l’adaptation pour

enfant et donc de l’idée préconçue de l’adulte de ce que l’enfant serait ou non capable

de comprendre et également ce qu’il devrait saisir. De nombreux critiques seraient donc

d’accord sur le fait qu’il faut aux enfants une écriture simplifiée, une narration

répétitive, le tout avec intention didactique et pédagogique. Cette répétition peut

cependant être considérée comme une marque de style.

Depuis la loi du 16 juillet 1949, il est clairement mentionné que les publications

de jeunesse ne peuvent en aucun cas favoriser des comportements délictueux ou

démoraliser la jeunesse. De ce fait, la littérature de jeunesse n’entre pas dans le domaine

de la liberté de la presse. C’est aux auteurs de trouver un compromis entre littérature

positive et littérature mensongère et complaisante. Ce cadre plutôt étroit a permis à

certains écrivains de trouver d’autres moyens d’interactions, ce qui se traduit dans

l’album par une complexité de sens, partagé entre l’image et le texte.

« Un livre peut être dit « pour enfant » lorsqu’il a été conçu dans cette intention ou l’est devenu

par l’usage »9. Cette définition ne manque pas de soulever la problématique d’un lectorat

enfantin actif qui s’approprie le texte et non plus passif et dépendant de la lecture de

l’adulte.

Dès lors, nous allons pouvoir passer en revue les spécificités qui pourraient

enrichir cette définition. En premier lieu, Alison Lurie met en exergue un autre versant

de la littérature enfantine : « Il nous faut également prendre au sérieux la littérature pour la jeunesse,

7 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,

Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2. 8 WESTIN, Boel, Vad är barnlitteraturforskning dans BERGSTEN, Staffan (dir.), Litteraturvetenskap – en

inledning, Lund, deuxième édition de 2002, p. 129-142. 9 JAN, Isabelle, La littérature enfantine, Paris, Les éditions ouvrières, 1984, p. 25.

Page 5: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

5

pour la bonne raison qu’elle est parfois subversive : ses valeurs ne sont pas toujours celles du monde

conventionnel des adultes »10

.

Dans une approche narratologique, Barbara Wall11

quant à elle met en évidence

trois traits principaux : au XIXe siècle, le phénomène de « double-adress », un niveau

de lecture pour enfant, un autre pour adulte.

Au XXe siècle, le « single-adress » qui ne s’adresse qu’à l’enfant et enfin un

dernier qui ne se limite pas à une période donnée, le « dual-adress » où un texte destiné

aussi bien à l’adulte qu’à l’enfant (avec par exemple : Alice au Pays des Merveilles).

En France, les définitions de la littérature enfantine sont avant tout historiques12

,

les présentations chronologiques sont nombreuses. La littérature enfantine est davantage

perçue comme un outil pédagogique que comme une littérature en soi. Un dossier

publié en 2002 de La Revue des livres pour enfants le souligne justement à l’heure où la

littérature enfantine entre dans les programmes scolaires de l’éducation nationale :

« Il reste beaucoup à faire pour qu’elle acquière une véritable légitimité, surtout au niveau de la

recherche et de la critique »13

.

Isabelle Nières-Chevrel parle de faire une place à la littérature de jeunesse dans

la littérature générale mais également dans la culture nationale, étant donné que :

« la littérature d’enfance construit un ensemble de références largement commun à tous les Français »14

.

Ce point sera développé un peu plus tard et sous-entend la présence d’un folklore

enfantin construit autour des comptines, des contes, des albums et de la bande dessinée.

Une intertextualité très présente dans les albums pour enfants. Les échanges entre

littérature pour enfants et pour adultes sont nombreux et complexes, cette littérature a

une valeur historique et littéraire intrinsèque, elle est l’image de son temps et de sa

jeunesse.

Toute la complexité du sujet étant de faire apparaître les qualités littéraires des

livres pour enfants. Cette littérature existe afin de forger une compétence et une culture

littéraire à ses jeunes lecteurs, sa qualité ne devrait être jugée que par rapport à

l’expérience qu’elle procure au-delà de la technique narratologique d’un récit, des

systèmes de personnages qui sont peu éloignés au final de la littérature pour adulte.

10 LURIE, Alison, Ne le dites pas aux grands, Paris, Rivages Poche, 1999, p. 9. 11 WALL, Barbara, The Narrator’s Voice; the dilemma of children’s fiction, New-York, St. Martin’s Press, 1991. 12 PARMEGIANI, Claude-Anne, Les petits français illustrés 1860 – 1940, Paris, Editions du cercle de la librairie,

1989 13 La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 50. 14 La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 52.

Page 6: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

6

Pour Vincent Jouvet, le « jeu lectoral » de l’adulte serait assez semblable à celui

de l’enfant : « Si la littérature générale sollicite l’enfant qu’on a été, c’est pour confronter cet enfant à

l’adulte qu’on est devenu ». Dans ses travaux, Vincent Jouvet tient compte du fait que les

compétences linguistiques, culturelles, cognitives de l’enfant sont moindres par rapport

à celles d’un adulte. Cependant, il considère que ce qui différencie réellement les deux,

c’est la capacité de l’adulte à prendre davantage de recul, grâce à son bagage culturel et

son expérience de la lecture. C’est cela qui rendrait la littérature pour enfants moins

importante pour les adultes mise à part pour son rôle d’évocation nostalgique de

l’enfance.

Pour en finir avec le rôle de l’adulte, Nathalie Prince souligne dans son

introduction15

de La littérature de jeunesse en question(s) qu’il n’y a pas de plus grand

problème lié à la littérature de jeunesse que le rôle de l’adulte. Un jeune enfant n’est pas

en mesure de lire par lui-même les textes qui lui sont adressés, c’est là une situation

contradictoire : l’adulte devient par la force des choses, l’objet éditorial de la littérature

d’enfance. Cela met en avant la fragilité du lectorat enfantin et son nécessaire

élargissement à l’adulte. C’est une situation originale où l’adulte qui n’est a priori pas

visé par la littérature doit pourtant en devenir le médiateur auprès de l’enfant. Il

participe, dit-elle, au contexte périlectoral16

plutôt que lectoral. Il lit à haute voix, il met

en scène l’histoire. C’est finalement lui qui acquiert le livre. Selon Nathalie Prince, la

littérature de jeunesse peut ainsi être considérée comme polyphonique17

, elle s’établit

dans un dialogue à trois voix – le lecteur, l’auditeur et spectateur, voir quatre voix avec

l’éditeur. C’est dans ce dialogue que la littérature d’enfance prend réellement forme,

l’enfant lit « par l’oreille » selon une expression de Mathieu Letourneux, l’enfant pose

des questions, interprète les images, ainsi l’histoire devient double, il y a celle qui est

racontée par l’adulte et celle qui est perçue par l’enfant.

Dans ce bref aperçu des spécificités de la littérature de jeunesse, nous avons pu

constater que ce terme n’a ni cohérence ni unité, aussi bien par son lectorat que par son

sens dédoublé pour séduire l’enfant et faire sourire l’adulte. Cette absence d’unité de la

littérature de jeunesse ne permettrait pas de l’évoquer comme une forme propre18

.

15 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,

Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 11. 16 Idem. 17 Idem. 18 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans PRINCE, Nathalie (dir.), La

littérature de jeunesse en question(s), Nathalie Prince (dir.), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 196.

Page 7: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

7

II. Les poétiques expérimentales

« Selon l’âge de [l’enfant], le livre prendra des formes différentes. On peut même remarquer que

plus l’enfant grandit, plus les livres qui lui sont destinés s’apparentent à ceux proposés à un adulte – et

plus il est petit, moins les ouvrages ressemblent à des « vrais livres »19

.

Nous pourrions dire sans trop de risque qu’à partir d’un certain âge, la littérature

de jeunesse se dilue dans la littérature générale… A ceci prêt, qu’un certain nombre

d’éléments caractéristiques restent typiques. Le support ainsi que l’image, comme nous

le verrons par la suite, font partie intégrante de l’expérimentation propre à cette

littérature, ils sont tous deux des caractéristiques essentielles de l’album. Mais on ne

peut nier également les procédés narratifs et poétiques de la littérature de jeunesse.

Ceux-ci affectent aussi bien le récit que la présentation, ils induisent des schémas

comportementaux, des gestes et une poétique spécifique qui dépendent en partie des

compétences du jeune lecteur.

A. Les poétiques expérimentales du récit

1. La répétition

« Là où l’image ou le livre objet défie la question du texte, la répétition sérielle ou cyclique

défierait la notion même de diégèse en niant la possibilité même de la surprise et de l’imprévisible20

. ».

Le processus de répétition se trouve dans un grand nombre d’ouvrages tels que

les cycles et séries de la littérature de jeunesses, parmi eux le Club des cinq ou Harry

Potter. Il s’agit d’un procédé de reconnaissance propre à cette littérature, l’enfant aime

reconnaître et retrouver ses personnages fétiches, des situations ou des intrigues

identiques. Toute une série : « d’éléments fixes qui traversent la diégèse et tendent à la

cristalliser21

».

Ce procédé de la répétition est très présent dans l’album de jeunesse dès ses

origines, qu’il s’agisse des aventures de Pierre Lapin de Béatrix Potter dès 1902 ou de

Babar de Jean de Brunhoff dès 1931. Par la suite, les exemples sont nombreux, il y a

quelques héros déclinés quasi à l’infini tel que Oui-Oui, Barbapapa ou Petit Ours Brun

19 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique in La littérature de jeunesse en question(s),

Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 194 20 PRINCE, Nathalie (Dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009,

p. 17. 21 PRINCE, Nathalie (Dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009,

p. 17.

Page 8: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

8

qui sont les invariants de multiples et diverses aventures, on les retrouvera également

dans d’autres médias sous forme de séries télévisées ou d’objets dérivés. Dans des

proportions plus modestes, on trouvera la série d’Ernest et Célestine de Gabrielle

Vincent qui compte une vingtaine d’albums. Le petit poisson Arc-en-ciel de Marcus

Pfister est le héros d’une dizaine d’albums, le Petit Ours de Martin Waddell et Barbara

Firth gambade dans cinq albums.

a. Les entrecroisements du XIXème siècle

La sérialité est présente dès les premiers développements de la littérature de

jeunesse identifiée comme telle, aussi bien dans les œuvres de la Comtesse de Ségur que

dans les romans de Jules Verne. Selon Anne Besson22

, le développement de ces

structures d’ensemble s’explique par les liens qu’entretiennent très tôt la littérature de

jeunesse et la littérature dite « populaire ». Il s’avère que ces deux littératures ont une

réelle proximité de fonctionnement. On y retrouve aussi bien l’utilisation de la

stéréotypie que les rebondissements faciles des feuilletons. Les contraintes de

fonctionnement sont dictées par une nécessaire adaptation à un public considéré comme

spécifique. Les formes à épisodes correspondent au tirage produit à cadence industrielle

pour un large public comme c’est le cas du roman-feuilleton qui apparaît dès 1830. Ce

rapprochement est d’autant plus réel quand en 1832, Honoré de Balzac, feuilletoniste

reconnu et Louis Desnoyers, collaborateur au Journal des enfants et auteur d’un des

premières romans jeunesses, La mésaventures de Jean-Paul Choppart, fondent la

Société des Gens de Lettres.

Cette littérature de séries et de cycles appartient à une longue tradition qu’Iori

Lotman appelle « l’esthétique de l’identité »23

. Mais cette « standardisation légitimée »

sera bientôt supplantée dans notre culture par le principe de l’originalité créatrice, une

conception qui apparaît dans le courant du XIXème siècle. Tout d’abord marginalisée,

cette « originalité » va devenir la clé de voute de nos arts actuels, au point d’exclure ou

22 BESSON, Anne, Du Club des cinq à Harry Potter in La littérature de jeunesse en question(s), Presses

Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 119. 23 « [D]ans l'histoire de l'art mondial, si on la prend dans toute son ampleur, les systèmes artistiques liant la valeur

esthétique et l'originalité constituent plutôt une exception qu'une règle. Le folklore de tous les peuples du monde, l'art

médiéval qui représente une étape historique universelle inévitable, la Commedia dell'arte, le classicisme – telle est la

liste incomplète des systèmes artistiques qui mesuraient la valeur d'une oeuvre non par la transgression, mais par

l'observance de règles déterminées. » (LOTMAN, Iouri, La structure du texte artistique, Gallimard, Paris, 1973, p.

396-397)

Page 9: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

9

mépriser tout ce qui se place dans une continuité. La littérature de jeunesse échappe de

peu aux critiques grâce à l’indulgence dont jouit l’enfance en tant que public.

b. Le « ronron de la redondance »

En 1976, Bruno Bettelheim initie des travaux en pédopsychiatrie, démontrant

dans sa psychanalyse des contes de fées que les jeunes enfants peuvent tirer un grand

profit psychique de la répétition d’histoires identiques. Ce qui finit par justifier

l’utilisation de la répétition au sein de la littérature de jeunesse. L’enfant trouve une

forme d’apaisement dans la répétition. Le fait de revoir des personnages connus et

aimés, vivants dans un univers familier, leur permet d’apprivoiser des peurs et de

construire des modèles de vie et de comportement. La redondance revêt également

d’une nécessité pratique dans la communication orale, elle permet la mémorisation.

L’enfant va aller jusqu’à réclamer à l’adulte de lui raconter encore et encore la même

histoire, il la connaît en tous points et c’est justement en cela que réside son plaisir :

« L’attrait du livre, le sentiment d’apaisement, de détente psychologique qu’il procure viennent

de ce que, au creux de son fauteuil […], le lecteur retrouve sans cesse ce qu’il sait déjà, ce qu’il veut

savoir une fois encore et ce pour quoi il a acheté le volume. Le plaisir de la non-histoire, si une histoire

est un développement d’événements nous menant d’un point de départ à un point d’arrivée auquel nous

n’aurions jamais osé rêver. Un plaisir où la distraction tient au refus du développement des événements,

au fait de se soustraire à la tension passé-présent-futur pour se retirer vers un instant, aimé parce que

récurrent 24

».

Il n’est pas seulement question de plaisir dans la lecture mais également

d’apprentissage. La redondance est la base de tout processus cognitif et c’est d’autant

plus important lorsqu’il s’agit d’un jeune esprit qui construit sa relation au monde et sa

personnalité. La répétition ne signifie pas non plus le refus du mouvement et de

l’évolution, de celle-ci naît la connaissance. Celle d’un texte répété bien sûr mais aussi

une intégration de tout ce que celui-ci peut apporter à l’enfant en termes de

connaissances et d’apprentissages. La répétition obtient dès lors une fonction

pédagogique importante. Ainsi, les différences et les répétitions semblent être devenues

indissociables, elles sont à l’image de besoins humains opposés mais néanmoins

nécessaires : la stabilité et l’apaisement d’un refuge et la liberté d’une évasion vers

l’inconnu. La littérature a la capacité d’offrir cette alternance.

24

ECO, Umberto, Le mythe de Superman dans De Superman au Surhomme, Paris, Grasset, 1993, p. 158.

Page 10: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

10

2. Stéréotypie et poétique de l’endémie

Dans le conte, la majorité des personnages sont archétypaux, ce qui signifie

qu’ils correspondent à des modèles, des images originelles qui appartiennent à

l’inconscient collectif. Elles peuvent s’intégrer aussi bien dans les mythologies que dans

les contes. C’est le cas par exemple de l’archétype de la dévoration personnifié dans la

tradition populaire par le loup, l’ogre ou la sorcière. Ainsi, il est généralement acquis

avant même de commencer un conte, que tel personnage est le héros et tel autre, le

méchant sans cœur puisqu’ils ont tous deux les caractéristiques qui correspondent à leur

archétype. Aujourd’hui, de nombreux auteurs s’emparent de ces préjugés et les

détournent pour conduire le lecteur loin des sentiers battus. En littérature de jeunesse, le

terme stéréotype est préféré par les chercheurs, plus vaste, il s’inscrit dans une société et

une culture propre.

Selon Hans Robert Jauss, tout texte qui paraît s'inscrit toujours dans un horizon

d'attente : « Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes antérieurs qui constituent le

genre, s'établit (...) suivant un processus (...) de création et de modifications permanentes d'un horizon

d'attente. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (...) tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec

lesquelles les textes antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées,

corrigées, modifiées ou simplement reproduites25

. »

Comme évoqué dans la citation précédente, les genres littéraires et les

stéréotypes sont étroitement liés, c’est en effet par la répétition d’une structure, de

motifs littéraires ou par la création de personnages types que vont naître peu à peu des

genres définis : le roman d’aventure, l’épopée fantastique, la fable, le roman policier,

etc. D’une œuvre littéraire à une autre, les auteurs vont se servir de ces stéréotypes afin

de s’inscrire dans un horizon d’attente. Grâce aux genres, le lecteur est un peu prêt sûr

que l’histoire qu’il va lire correspond, dans les grandes lignes, à ce qu’il attend de lui.

En outre, le stéréotype a un rôle dans l’apprentissage de la lecture, de la même

manière que la redondance est primordiale dans le processus cognitif, ce qui rejoint

ainsi notre point A-2. En apprivoisant les structures ou les personnages, le jeune lecteur

instaure une relation de connivence avec eux. Il est amené à les reconnaître, à les

comparer, à les apprécier. Ce qui facilite évidemment la compréhension des textes. Le

lecteur est déjà familiarisé avec la diégèse, ce qui simplifie le travail de l’auteur qui peut

25

JAUS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978, p. 50-51

Page 11: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

11

aborder sa fiction sans se préoccuper de détails d’explications et de présentations

éventuelles26

. Il faut ajouter à cela le rôle de l’intertextualité et de la transmédiation

dans la propagation des stéréotypes à travers tous les médias, ils ne sont plus cantonnés

à la littérature de jeunesse mais prennent forme aussi bien au cinéma qu’à la télévision

que dans les jeux vidéos ou les jouets des jeunes lecteurs27

. Pour Nathalie Prince, il n’y

aura plus vraiment de commencement absolu ou de solution de continuité au sein de la

littérature de jeunesse, ce processus poétique de continuité ainsi que les évocations

stéréotypiques offriraient une sorte de cohérence interne, « un grand livre à systèmes, ouvert à

toute interaction28

… ».

Cette littérature stéréotypique va engendrer des codes, des références et des

automatismes poétiques perceptibles uniquement par les lecteurs familiarisés. De la

sorte, la stéréotypie des uns, va ainsi devenir l’hétérotypie des autres : l’utilisation de

ces références va provoquer une fermeture du lectorat, laissant de coté ceux qui ne

pourraient pas comprendre la culture évoquée. Une restriction qui se met naturellement

en place dès lors que l’on fait appel à une culture spécifique. C’est ce que Mathieu

Letourneux appelle la poétique de l’endémie.

3. L’album ou l’iconotexte : l’image narrative et signifiante

A l’heure actuelle, le terme album est encore et toujours ambigu de par sa double

signification. D’une part, il désigne les livres pour enfants dans lesquels l’image prime

sur le texte. D’autre part, il désigne ces livres où les effets de sens reposent sur des

interactions du texte, de l’image et du support. En France, l’album est fréquemment

considéré comme un sous-genre de la littérature enfantine, contrairement aux pays

anglo-saxons où il est davantage considéré comme une œuvre d’art. En outre, la

distinction entre l’album et le texte illustré y est faite par la prépondérance spatiale de

l’image par rapport au texte29

.

26 Par exemple, l’amateur de roman Fantasy est déjà familiarisé avec l’univers médiéval-fantastique et n’a pas besoin

qu’on lui explique ce qu’est un magicien ou un dragon. 27 Voir le point Culture de jeunesse et transmédiation. 28 PRINCE, Nathalie, Introduction in La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes,

Rennes, 2009, p. 19. 29 EMBS, J-M et MELLOT, Ph., 100 ans de livres d’enfant et de jeunesse 1840 – 1940, Paris, Edition de Lodi, 2006

Page 12: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

12

Il est bien plus, selon les mots d’Isabelle Nières-Chevrel, l’album de jeunesse est

un médium particulier, « une création pleine de la littérature pour enfants30

».

Pour Sophie Van Der Linden31

, l’album peut également accueillir une pluralité

de genres sans pour autant en être un identifiable. Elle considère celui-ci comme une

forme d’expression particulière, avec ses codes, son organisation interne qui le

différencie d’autres livres d’images. Dans Lire l’album, elle insiste sur la disposition en

double page, sur l’influence de la bande dessinée32

et évidemment sur la composition de

l’album et la place centrale offerte à l’image dans le schéma narratif33

. En 2001, dans

l’ouvrage How Picturebooks Works, Maria Nikolajeva et Carole Scott mettent en valeur

plusieurs catégories de « counterpoints34

».

- Le « Counterpoint in address », qui correspond à la situation du double

lectorat : “Textual and visual gaps are deliberately left to be filled by child and adult. In

our approach, we are not concerned about pedagogical or cognitive aspects of picturebooks,

that is, in questioning whether young readers understand different textual or pictorial codes,

or whether certain books can be used for educational purposes. However, we are interested

in the way picturebook creators handle the dilemma of the dual addressee in picturebooks,

and in the possible differences between the sophisticated and unsophisticated implied

reader35

”.

- Le « Counterpoint in style », lorsque mots sérieux et images ironiques se

font face – ou l’inverse.

- Le « Counterpoint in genre or modality », par exemple une image offrant une

vision d’un monde fantastique accompagnée d’un texte réaliste.

- Le « Counterpoint by juxtaposition », correspond par exemple à des

narrations parallèles.

- Le « Conterpoint in perspective, or point of view », la notion de qui parle

dans l’album lu ou regardé.

- Le « Counterpoint un characterization », comporte les différentes

descriptions écrites des personnages et représentations visuelles. Ainsi que

les personnages qui sont sur l’image sans être dans le texte.

30 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse. Paris, Didier Jeunesse, 2009, p.95. 31 VAN DER LINDEN, Sophie, Lire l’album, L’atelier du poisson soluble, Paris, 2006 32 Nous parlerons d’image séquentielle et de mise en page compartimenté. 33 Sophie Van Der Linden en définit trois, l’image isolée, l’image séquentielle et l’image associée. Pour plus

d’informations, voir Les différents statuts de l’image dans la partie Lexique. 34 NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, New-York et Londres, Garland Publishing,

2001 35 NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, op.cit. p.24.

Page 13: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

13

- Le « Counterpoin of metafictive nature », le terme est défini par Patricia

Waugh en ces mots : « Metafiction is a term given fictional writing which self-

consciously and systematically draws as an artefact in order to pose question about

relationship between fiction and reality. »36

- Le « Counterpoint in space and time » qui insiste sur la difficulté de

représenter le temps dans l’image ou de décrire les lieux dans le texte et qui

permet une combinaison texte-image.

Au final, nous pouvons constater que l’album est un véritable système cohérent à

trois dimensions, né de l’interaction entre le support, le texte et l’image37

. Tous

évoquent cette interaction particulière entre texte et image sous le terme d’iconotexte.

Un mot-valise forgé en 1985 par Michael Nerlich à la suite de nombreuses analyses

scientifiques dans le domaine de l’album et de la bande dessinée, il le définit comme

suit : « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de

fonction illustrative et qui –normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un livre38

». Cette

interpénétration entre deux éléments narratifs est aussi baptisée interdépendance par

Barbara Bader39

. C’est cette mise en résonnance qui permet de produire le sens : « Le

texte génère des images mentales et les images suscitent des mots40

».

Par exemple, les éditions illustrées des contes traditionnels sont bien des albums

au sens éditorial du terme, néanmoins le conte se suffit à lui-même. Le ou les

illustrateur(s) n’apporteront généralement qu’une lecture interprétative du récit. En

comparaison, les albums iconotextuels sont « des albums dont les liens entre le texte, l’image et

le support sont insécables. Rompre ces liens, comme on le voit fréquemment à l’occasion de rééditions

c’est détruire tout ou partie de l’œuvre41

». Comme le souligne Isabelle Nières-Chevrel,

l’album iconotextuel est la grande invention de la littérature d’enfance et de jeunesse.

Elle considère également que l’on peut légitimement parler d’un genre apparenté à la

36 WAUGH, Patricia, Metafiction : the theory and practice of self-conscious fiction, New York et Londres,

Routledge, 1984 37 VAN DER LINDEN, Sophie, L’album, entre texte, image et support dans La Revue des livres pour enfants, N°214,

décembre 2003, p.68. 38 NERLICH, Michael, Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La

Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy dans MONTANDON, Alain (éd.). Iconotextes. Paris : Orphys, Actes du

colloque international de Clermont, 1990, p. 255-302. 39 BADER, Barbara, American Picturebooks from Noah’s Ark to the Beast Within. New York : Macmillan Pub Co,

1976. Cité dans VAN DER LINDEN, Sophie. « L’album, entre texte, image et support » dans La Revue des livres

pour enfants, N°214, p.60. 40 DARDAILLON, Sylvie, Les albums de Béatrice Poncelet à la croisée des genres : Expériences de lecture, enjeux

littéraires et éducatifs, implications didactiques. Thèse de doctorat soutenue en 2009, p.71. 41 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 129.

Page 14: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

14

bande dessinée, mais néanmoins distinct. Dans ces iconotextes, on retrouve des albums

narratifs, des albums listes et parfois même des albums sans textes.

a. Le narrateur iconique

« Le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de réalité ; il actualise

l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter,

assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils

entretiennent42

».

En 2003, Stéphanie Nières-Chevrel forge les termes de narrateur verbal et

narrateur visuel43

. Il y a tout d’abord la notion de narrateur verbal, la parole est

généralement attribuée comme étant le mode d’expression du narrateur, celui qui narre

l’histoire et qui de ce fait, organise l’ordre d’entrée des informations. Le terme de

narrateur visuel est finalement jugé trop ambigu (« l’instance narrative ne perçoit pas :

elle ne voit pas, elle donne à voir44

») et est rebaptisé en 2009 par Cécile Boulaire,

narrateur iconique45

en référence à l’outil d’expression de celui-ci, l’image. Ce narrateur

est habituellement extradiégétique. C’est donc de ce dialogue entre le lisible et le visible

que nait l’information, l’histoire et les images mentales dans l’esprit du lecteur.

Pour Cécile Boulaire :

«[Le] frottement de ces deux instances, leurs divergences, leurs contradictions éventuelles,

provoquent cette mise en danger temporaire inhérente au pacte de lecture et à toute expérience esthétique,

celle qui suscite souvent le rire, parfois l’inquiétude ou le doute, et qui fait de la lecture (même d’un

album) une aventure au sens étymologique du terme : il va se passer quelque chose ».

42 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue des livres pour enfants, 2003,

n°214, p.75. 43 Elle se base ainsi sur les termes utilisés par les critiques anglais : « Verbal text » et « Visual text ». Les termes sont

utilisés pour la première fois dans : NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue

des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75. 44 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 119. 45 BOULAIRE, Cécile, Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques dans Le parti pris de

l’album ou de la suite dans les images, Université Blaise-Pascal, février 2009.

Page 15: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

15

b. L’image dans l’album

Dans les livres d’images, l’illustrateur obtient le rôle de narrateur visuel, c’est à

lui d’incarner et d’évoquer un présent qui doit également pouvoir se combiner avec les

différentes temporalités du texte. Par sa primauté spatiale, l’image est ainsi l’expression

dominante au sein de l’album. Pour certains, l’utilisation de l’image dans ces livres

n’est dû qu’à l’incapacité de l’enfant de lire par lui-même : afin de lui donner un accès

au livre avant son apprentissage de la lecture, ce prélangage46

de l’image semble idéal et

convainquant car accessible. Cette vision erronée ne tient pas en compte de la capacité

de l’image à transmettre le réel, elle permet de traduire celui-ci en scène, en signes47

:

« elle appartient au vaste domaine des représentations, c’est-à-dire à « ce qui se tient (sentis) devant

(prae) une nouvelle fois (re)48

». L’image est donc une réminiscence de la réalité, elle évoque

des objets en absence et en à l’avantage d’être persistante, elle offre une grande

autonomie culturelle par rapport au réel.

Il faut recourir aux techniques d’interprétation de l’image pour éclaircir les

rapports entre l’image, la fiction, la réalité, l’art du présent, celui du passé et faire la

distinction entre le figuratif, l’abstrait et le symbolisme. Selon Erwin Panofsky49

, il faut

suivre trois étapes afin d’analyse les images, tout d’abord il faut l’identifier, la décrire et

enfin, l’interpréter. Pour ce faire il faut faire appel aussi bien à l’iconographie qu’à

l’iconologie.

« L’image transcrit, traduit, illustre. En même temps, elle sélectionne, recompose, transpose en

un langage graphique, en fonction de codes qui lient l’auteur au lecteur ou à l’observateur. Dessin,

gravure sur bois, lithogravure, gravure au trait, eau-forte, aquarelle, peinture… […] tous ces genres, en

dehors des limites d’ordre technique propres à chacun d’entre eux, mettent en œuvre un système de notes,

clés, symboles, qui constituent un code de sens50

. »

Le rôle de l’image, au delà du fait de reproduire ou de laisser imaginer une part

de réel est de propager des clichés faisant potentiellement appel à des souvenirs, à un

46 DURAND, Marion, BERTRAND, Gérard, L’image dans le livre pour enfants. Paris, l’École des loisirs, 1975, p.

83. 47 Etymologiquement, l’image (du latin, imago) vient du verbe imitari (imiter), l’image est ainsi une forme de

retranscrite de la réalité. 48 MEUNIER, Christophe, L’album pour enfants, entre iconotextualité et représentations (en ligne), Les territoires de

l'album, publié le 17/01/12, (réf. 28/02/2012), disponible sur http://lta.hypotheses.org/31 49 PANOFSKY, Erwin, La Perspective comme forme symbolique. 1927, rééd. Paris, Éditions de Minuit, 1975. 50 Jean-Claude VATIN, « L’Égypte dans l’iconographie et la bande dessinée » dans VATIN, Jean-Claude

(dir.).Images d’Égypte. De la fresque à la bande dessinée. Le Caire : CEDEJ, 1991, p.15.

Page 16: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

16

passé commun, à une culture commune (comme nous le verrons dans la culture de

jeunesse) ou encore à des métaphores transmettant des concepts et des mythes. Dans

tous les cas, ces images véhiculées ne seront réellement perçues que par les groupes qui

sont capables de leur donner du sens. L’iconographie acquiert de ce fait un rôle

important d’identification au sein du groupe social et culturel donné (ce qui correspond

à la poétique de l’endémie selon Mathieux Letourneux).

c. La création d’une œuvre iconotextuelle

Il n’y a pas de profil type de créateurs d’œuvres hybrides : on peut aussi bien

trouver des œuvres qui sont le fruit d’une étroite coopération entre un écrivain et un

artiste, qu’un album né d’une seule et même pulsion créatrice. Certains créateurs, tels

Anthony Browne ou Claude Ponti, se sont révélés excellents dans cette double

compétence. L’artiste est en pleine possession de son œuvre, il répartit, consciemment

ou non, les effets de sens entre son texte et ses images. On a tendance à considérer que

les albums iconotextuels né d’un seul et même créateur sont plus harmonieux, que les

liens entre le texte, les images et le support sont plus étroits.

Dans le cas d’une collaboration choisie, les créateurs doivent tenter de travailler

en harmonie, en laissant de coté l’éventuelle crainte d’être « trahi ». L’illustrateur

travaille sur un texte antérieur et extérieur. L’écrivain quant à lui doit tenir compte du

fait que son texte sera illustré et qu’il va devoir partager les effets de sens dans le futur

livre.

d. La narration et la temporalité

On peut considérer que le narrateur iconique contribue largement à la création

d’une réalité illusoire, il permet d’actualiser un imaginaire et de persuader le lecteur de

ce qu’on lui raconte. Le narrateur verbal quant à lui permet, tout en racontant l’histoire,

d’assurer les liaisons causales et temporelles. En effet, lors de la lecture d’un album, on

peut s’interroger sur le rapport chronologique établit entre l’acte narratif et les

événements rapportés. Gérard Genette identifie plusieurs types de narration, certaines

sont présentes dans les albums.

Page 17: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

17

- La narration ultérieure est la plus commune, l’histoire est raconté au passé.

Le recours au passé, quasi systématique, a fini par mettre en doute une

quelconque valeur temporelle pour devenir une marque de fictionalité. La

plupart du temps, il est impossible de savoir le temps qui s’est écoulé entre

l’histoire fictive, sa narration, et sa représentation visuel. C’est le cas

notamment dans Pompon de Géraldine Elschner et Joanna Boillat.

- La narration simultanée est un autre cas de narration présent au sein de

l’album. Le récit est conté au présent de l’énonciation, ce qui signifie que

lorsqu’on a affaire à un narrateur homodiégétique, le personnage vit son

histoire en même temps qu’il la raconte, ce qui est assez difficile à mettre en

œuvre dans l’album. Du point de vue d’un narrateur, celui-ci est

paradoxalement absent de l’histoire racontée tout en étant présent quelque

part dans l’univers représenté51

, ce qui correspond à un narrateur

extradiégétique.

Mais c’est au niveau du narrateur iconique que cette narration est la plus

utilisée, celle-ci nous vient de l’histoire de l’art : la narration simultanée de

la peinture médiévale. En effet, plusieurs temporalités peuvent se trouver

rassemblées dans une même image. Les mouvements ainsi décomposés font

de l’image une architecture du temps, où la même personne peut se trouver

juxtaposés à l’intérieur d’une même scène. On peut également retrouver dans

une même image des événements se produisant à des endroits différents mais

chronologiquement simultanés.

- Une troisième, la narration intercalée peut correspondre à certains rares

albums qui recourent à un narrateur verbal et iconique homodiégétique, sous

forme de journal intime ou de carnet de voyage avec des échanges

épistolaires.

L’image qui est par définition ancrée dans l’instantané du présent va se

combiner sans problème avec un texte malgré la multitude de temporalité possible :

l’image peut tout aussi bien correspondre à un présent d’énonciation qu’à l’image d’un

51

GENETTE, Gérard, Discours du récit, Editions Points, Paris, 2007

Page 18: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

18

lointain souvenir dont elle permet l’actualisation. Au final, au sein de l’album, les

narrateurs peuvent se combiner selon de multiples possibilités, offrant chacun une

vision de l’histoire et de ses personnage. Ce qui permet de dégager trois interprétations

possibles, l’une visuelle, l’autre verbale et la troisième à la jonction des deux

précédentes.

e. L’identification des narrateurs

Il paraît intéressant d’identifier à présent quelques cas de figures où nous

sommes confrontés à cette narration à la fois iconique et verbale. Nous allons donc

passer en revue quelques exemples :

- Un narrateur iconique et verbal extradiégétiques

Il semble qu’il s’agisse du cas le plus courant, le narrateur iconique est externe à

l’histoire racontée, les différents personnages sont ainsi présentés de l’extérieur. Ce type

de narrateur iconique est habituellement conjugué à un narrateur verbal également

extradiégétique. L’histoire se déroule sans que l’on perçoive de différences entre le

narré et l’iconique. De nombreux albums : Le carnet rouge de Benjamin Lacombe et

Agata Kawa, ou Pompon de Géraldine Eischner et Joanna Boillat, etc.

- Un narrateur iconique extradiégétique et un narrateur verbal

homodiégétique

Le narrateur iconique est externe à l’histoire mais se combine à un narrateur

verbal à la première personne. C’est le cas notamment dans Une histoire à quatre voix

d’Anthony Browne, Une journée sans Max de Martine Laffon et Fabienne Burckel ou

encore Jeu de piste à Volubilis de Max Ducos.

- Un narrateur iconique extradiégétique et des personnages théâtraux

Le narrateur iconique est externe à l’histoire mais il est associé à une forme

d’histoire dialoguée (proche du théâtre) avec de nombreux protagonistes. Le fait qu’il y

ait plusieurs personnages en « je » efface l’instance du narrateur verbal. Le rôle du

narrateur iconique est de contextualiser les protagonistes et leurs échanges. C’est le cas

Page 19: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

19

notamment dans l’album Ernest et Célestine au musée et dans tous les autres albums de

cette série de Gabrielle Vincent.

- Un narrateur iconique intradiégétique et un narrateur verbal

homodiégétique

Le narrateur verbal à la première personne n’est jamais figuré par le narrateur

iconique, au contraire, celui-ci tend à montrer ce que le narrateur verbal perçoit, sous la

forme d’une vue subjective. C’est le cas notamment dans l’album Chez elle ou Chez elle

de Béatrice Poncelet. Dans une autre situation, la non-figuration du narrateur

homodiégétique correspond à un autre cas de figure, celui de la voix off du cinéma.

C’est le cas notamment dans La petite souris, la fraise bien mûre et l’ours affamé

d’Audrey et Don Wood.

- Un narrateur iconique et verbal homodiégétiques

Le narrateur verbal est également le narrateur visuel. C’est une situation plutôt

rare puisque difficile à mettre en œuvre dans les albums d’enfance. Par exemple, les

éléments iconographiques vont tenter de rappeler les protagonistes : lors d’un narrateur

enfantin, on utilisera le style graphique des dessins d’enfants par opposition au style

maitrisé d’un narrateur iconique sans identité.

Le cas le plus habituel de narrateur iconique est celui du carnet de voyage et de

croquis avec la présence d’écrits manuscrits, de dessins fait par le personnage narrateur.

C’est le cas dans Les derniers des géants de François Place ou dans L’Herbier des Fées

de Sébastien Perez et Benjamin Lacombe. Ce principe est souvent utilisé actuellement

dans des albums qui s’adressent plus particulièrement aux adolescents ou aux adultes,

ceux-ci évoquent des mondes fantastiques sous forme de ces carnets de voyages

contenant de nombreux dessins et annotations manuscrites, c’est le cas notamment

d’Ysambre de Mickaël Ivorra et Séverine Pineaux.

- Un narrateur iconique partagé et un narrateur verbal homodiégétique

Un autre cas particulier est celui où le narrateur verbal homodiégétique est

mentionné comme étant celui qui rédige le texte de l’album, celui-ci est reconnaissable

par une écriture manuscrite imparfaite, des annotations, etc. Ce n’est cependant pas lui

Page 20: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

20

qui « dessine » les images mais un narrateur iconique extradiégétique qui incarne les

scènes évoquées par le narrateur. C’est le cas dans Otto de Tomi Ungerer.

- Présence d’un narrateur iconique secondaire

Dans une situation classique de collaboration entre un narrateur iconique et

verbal hétérodiégétique peut apparaître un narrateur iconique secondaire incarné par un

personnage inopportun pour le héros de l’histoire : un intru de type petit animal, un

insecte, etc. Il n’est pas obligatoire à la compréhension de l’histoire et ne fait qu’ajouter

quelques faceties.

- Un narrateur iconique, sans narrateur verbal

Il s’agit des livres sans texte, seul le narrateur iconique est responsable de la

narration. Il est aussi bien responsable des relations de causalité que de la temporalité de

l’histoire. Tout doit être comprehensible (histoire, déroulement temporel) au premier

coup d’œil grâce à des effets purements visuels et une utilisation astucieuse du support.

Ces histoires sont habituellement linéaires. C’est le cas de la collection Histoires sans

parole aux éditions Autrement.

- Un narrateur iconique dominant et un narrateur verbal sporadique

Dans certaines situations, le narrateur iconique est dominant, il possède toutes

les clés de l’histoire, cependant à quelques moments, un narrateur verbal vient

reformuler, ponctuer l’image pour l’expliciter. C’est le cas notamment dans L’Orage

d’Anne Brouillard.

Page 21: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

21

B. Les poétiques expérimentales du livre

« Le format est partie intégrante et capitale d’un ouvrage, il est le territoire de l’action, il en

définit les limites52

».

En tant que territoire de l’action, le support est le troisième constituant des trois

dimensions de l’album53

avec l’image et le texte. L’objet-livre offre son espace aux

artistes, qui vont l’investir tout entier, de la couverture à la page de garde, en passant par

tous les feuillets et doubles pages qu’il contient.

Grâce à son support, l’album devient « un objet de tous les possibles54

».

Qu’il s’agisse des petits formats intimes ou des grands formats favorisant une lecture

d’échange, tous ces formats que nous allons modestement passer en revue offrent

d’infinies combinaisons aux artistes afin de donner vie à leur œuvre. Le choix d’un

format n’est pas anodin, il participe à la création d’un univers à part entière de par les

relations sémantiques qui se mettent en place avec la fiction. En parallèle du format se

trouvent également tous les décors paratextuels : la couverture, les pages de garde, la

page de titre. La couverture est le premier contact du lecteur avec le livre en tant

qu’objet, elle est le lieu de toutes les séductions, là où le contact va se nouer ou non

avec l’oeuvre. Les pages de gardes comme les pages de titres sont de plus en plus le

théâtre d’une introduction à la diégèse. L’artiste peut même commencer à raconter son

histoire, plongeant directement le lecteur dans son monde et dans son atmosphère.

Nous avons choisi de développer plus particulièrement les relations aux formats

et aux nouvelles technologies.

1. Albums : une histoire de formats

Le livre est un objet avant tout conçu pour porter du texte. C’est un empilement

de feuillets, des cahiers cousus ou collés, massicotés de l’autre coté. Cet empilement est

appelé « volume », celui-ci est traité différemment qu’il s’agisse d’un roman ou d’un

album. Dans un roman, la segmentation du texte en pavés typographiques n’a pas

52

ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 128. 53

NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue des livres pour

enfants, 2003, n°214, p.75. 54

MEUNIER, Christophe, L’album pour enfants, entre iconotextualité et représentations (en ligne), Les

territoires de l'album, publié le 17/01/12, (réf. 28/02/2012), disponible sur http://lta.hypotheses.org/31

Page 22: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

22

d’incidence directe sur le sens de l’œuvre, au contraire de l’album où la structure va

contribuer aux effets de sens.

Si les enluminures ornaient déjà les codex médiévaux, il faut attendre la moitié

du XIXème siècle pour voir l’image habiter les belles pages. Les illustrateurs et les

auteurs vont redécouvrir les possibilités qu’offre cet espace originellement prévu pour le

texte. Les explorations et expériences progressives montrent à quel point cette

cohabitation du texte et de l’image n’était pas une évidence. À la différence du livre

illustré où l’image est rare et subordonnée au texte, l’image au sein de l’album devient

prépondérante. Cette prééminence est d’abord spatiale mais peu à peu, l’image va

obtenir également un rôle dans la narration, elle acquiert une véritable dimension

expressive.

Le format comporte deux particularités ; tout d’abord, les dimensions de la

surface mais également la proportion entre largeur et longueur. Traditionnellement,

nombreux sont les ouvrages de la littérature générale publiés dans un rectangle vertical,

dans la lignée des anciens codex. Dans le domaine de l’album, deux grandes familles de

format se côtoient. Le format « à la française », continue la tradition des livres illustrés

qui font la part belle au texte imprimé et le format « à l’italienne », oblong qui met le

livre dans la continuité des carnets de dessins romantique.

Dès le début du développement de la littérature de jeunesse au XVIIème siècle,

le format classique est adopté, cette « rectangularité verticale » semble être la mieux

adaptée à la lisibilité du texte. Au départ, l’image ne va pas provoquer de changement

dans le format, mais peu à peu on va voir apparaitre des variations.

Les toys books font leur apparition en Angleterre vers la fin du XIXème siècle, il

s’agit de livres de petits formats qui fonctionnent selon une logique simple : de petits

livres pour de petites mains55

. Le premier de ce type est l’alphabet de Kate Greenaway

en 1885.

Les grands formats sont plus particulièrement dévoués à la littérature adulte, aux

beaux livres couteux prenant place dans de superbes bibliothèques. Il faut attendre Jules

Hetzel pour voir un album illustré de grande taille, Les contes de Charles Perrault

55

Catalogue de l’exposition Livre et enfance, entrecroisements, Morlanwelz, Atelier du Livre de

Mariemont, Editions Esperluète, 2008, p. 61.

Page 23: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

23

illustré par Gustave Doré en 1867. Quelques auteurs et illustrateurs vont permettre

l’installation définitive du grand format dans la littérature de jeunesse tel que le Babar

de Jean de Brunhoff.

Le format étiré verticalement voit le jour pour des histoires qui « s’envolent »

comme c’est le cas dans Tel Feng de Thierry Dedieu, où l’histoire tourne autour d’un

cerf-volant. Un autre exemple est Le forchette di Munari56

de Bruno Munari publiée en

1958.

Les formats paysages dit « à l’italienne » apparaissent également à la fin du

XIXème siècle. Ils permettent de faire évoluer l’histoire horizontalement, l’image

s’étale en longueur, permettant un langage de type cinématographique avec une

évolution chronologique et spatiale visible au premier coup d’œil.

Le format carré marque une rupture dans la tradition, il est tout d’abord utilisé

par les sociétés bibliophiles dans l’édition de carnets de dessins pour adulte et enfant.

Ce format marque l’entrée de l’album dans la modernité avec Macao et Cosmage ou

l’expérience du bonheur 57

du peintre Edy-Legrand. Ce format marque à sa manière le

changement de rapport entre le texte et l’image. Il faut attendre la fin du XXème siècle

pour que ce format soit popularisé par les éditions du Rouergue dont il est devenu la

marque de fabrique. Au fil du temps, il s’est banalisé au point d’abandonner toute forme

de visée esthétique.

La richesse des formats d’album ne s’arrête pas là, des artistes ont ajoutés des

formats ronds, des triangles ou d’autres ouvrages étonnants tels que Le livre en pente58

de Peter Newel paru en 1910 aux Etats-Unis. Le format en découpe est généralement

utilisé pour les jeunes enfants.

On peut également citer des styles de format importés d’autres cultures tels que

le leporello, un format dit en accordéon, à la manière des carnets chinois. C’est dans les

années 1960 que Warja Lavater créé une série de petits ouvrages illustrant des contes

célèbres tel que Le Petit Chaperon Rouge en 1965 et La Belle au bois dormant en 1982.

Elle choisit le format original du leporello: son album prend la forme d’une bande de

56 MUNARI, Bruno, Le forchette di Munari, Corraini, 1991 (éd. orig. publiée en 1958) 57 LEGRAND, Edy, Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur, Circonflexe, Paris, 2000 (éd. orig. publiée en

1919) 58 NEWEL, Peter, Le livre en pente, Editions Albin Michel, Paris, 2007 (éd. orig. publiée en 1910)

Page 24: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

24

plus de quatre mètres constituant un vaste espace sans rupture, qui une fois replié en

accordéon peut aisément être tenu par les mains d’un enfant (15,8 x 10,2).

2. Formats : Les apports à la fiction

« Lorsqu’il s’agit des images d’un livre et de leurs affinités avec le texte, le format est un des

premiers points à déterminer59

».

Il y a une grande variété de formats dans la production actuelle. Certains auteurs

et illustrateurs choisissent volontairement leur format selon leur projet de fiction à la

manière d’un peintre qui choisit sa toile. Cependant, il est certain qu’une partie de la

production d’albums ne tient pas compte des relations sémantiques entre format et

fiction. Le format peut être imposé par l’éditeur pour des raisons pratiques ou parce que

ce format est l’image commerciale d’une collection.

Dans son introduction à la littérature de jeunesse60

, Isabelle Nières-Chevrel

avance l’idée que le format entre en relation sémantique avec la fiction développée au

sein de l’album. Elle fait notamment le parallèle61

entre la série de petits livres de

Béatrix Potter, Pierre Lapin, et les grands formats de Jean de Brunhoff, Babar. En

observant plus précisément certains albums, on peut conclure, en effet, que certains

formats sont plus propices que d’autres à certaines fictions.

Si la mise en page conditionne l’album, elle n’est plus forcément unique au sein

de celui-ci. A une époque on conservait la même mise en page tout au long d’un livre,

or actuellement, on peut trouver plusieurs types de mises en page au sein d’un même

ouvrage62

. Ces mises en page ne sont pas propres au format, même si certaines seront

peut-être privilégiées dans certains cas, comme la dissociation au sein du format « à la

française » ou la conjonction dans le format carré.

59 ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 82. 60 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier Jeunesse, Paris, 2009, p. 121. 61 L’univers de Béatrix Potter est peuplé d’animaux de petites tailles (souris, lapins, etc.) à l’image du format, alors

que l’éléphant Babar de Brunhoff prend place dans un grand format. 62 Sophie Van Der Linden définit quatre types de mise en page : l’association, la dissociation, le compartimentage et

la conjonction. Pour plus d’informations, voir Vocabulaire de la mise en page dans la partie Lexique.

Page 25: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

25

a. Le format rectangulaire

Le format rectangulaire dit « à la française » est le plus courant dans le domaine

de l’album, il est très varié et reste le plus polyvalent. Le format habituel est plus ou

moins proche du format A4 (21 x 29,7 cm), il peut être utilisé pour toutes sortes de

fiction. En outre, l’utilisation de la double page permet d’obtenir un format carré ou

oblong.

On constate que selon les proportions entre la hauteur et la largeur adoptées par

les créateurs et les éditeurs, l’album va mettre plus en avant le texte à la manière d’un

livre illustré ou au contraire, mettre l’image à l’honneur.

Dans L’heure bleue63

(21,5 x 29 cm), le format est clairement plus haut que

large. Les auteurs ont réussi à utiliser au mieux toutes les possibilités offertes par ce

format. Il s’agit d’un récit de voyage contemplatif et littéraire. D’une part, les auteurs

utilisent le format oblong de la double page afin de mettre en scène les paysages

panoramiques qui défilent devant le train, les images sont à fond perdu et sans texte.

Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans la vision contemplative de paysages d’un autre

temps évoqués par les gravures du XVIIIème siècle. D’autre part, la partie plus

particulièrement littéraire ressemble à un livre illustré.

Dans L’Herbier des fées64

(28,5 x 31,5 cm), le format est à la limite du format

carré. Plusieurs types de mise en page se côtoient également. La majorité du temps,

l’image est sur la belle page, mise en valeur dans une composition centrée à fond perdu,

l’illustrateur utilise des gros plans pour présenter la faune féerique, jouant avec les gros

plans afin de renforcer l’impression de microcosme. Il utilise également la double page

pour des plans panoramiques sans texte afin d’accentuer les moments contemplatifs de

l’histoire.

63 SCOTTI, Massimo, MARINONI, Antonio, L’heure bleue, Editions Naïve, Paris, 2009 64 PEREZ, Sébastien, LACOMBE, Benjamin, L’Herbier des fées, Editions Albin Michel, Paris, 2011

Page 26: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

26

Dans Une ferme d’autrefois65

, Philippe Dumas réinvente ce format en le plaçant

dans une « rectangularité horizontale », la reliure sur le dessus. Cela donne un livre à

double panorama où l’on voit l’évolution de la ferme au fil des saisons.

Ce qui est particulier à ce format est cette alternance de mises en page que l’on

constate dans une majorité d’ouvrages récents. Celle-ci est permise par la grande

polyvalence du format rectangulaire. Ce format rectangulaire est propice à toutes sortes

de fictions, lui qui était dévoué à l’origine à la littérature écrite a parfaitement réussi sa

« reconversion » en album.

c. Le format oblong

« Pour un de mes albums, je voulais avant tout donner une impression de déplacement dans

l’espace, de fuite en avant. Pour ce faire, j’ai choisi des proportions moyennes pour le livre lui-même,

mais à l’intérieur l’image occupe […] la largeur entière de la double page […].[…]avec pour effet

accessoire celui d’inciter le regard du lecteur à parcourir lui aussi une plus grande distance dans le

livre66

».

Le format oblong est souvent choisi pour développer des histoires où le

mouvement est mis à l’honneur tel qu’on peut le voir dans Boreal Express67

de Chris

Van Allsburg. Ce format permet le déploiement des panoramas enneigés de ce long

trajet vers le royaume de Noël.

Le format oblong permet la suggestion d’une évolution temporelle rapide

comme c’est le cas dans Victor Hugo s’est égaré68

de Philippe Dumas, où le personnage

décrit une histoire avec une certaine exaltation. Dans Boreal Express, les mouvements

rapides du traineau du père Noël sont élégamment mis en valeur par le cadrage en

plongée qui ne donne à voir que quelques morceaux de l’engin qui traverse la double

page. Dans le livre Toi ! L’artiste !69

de Kathrin Schärer, le format oblong permet de

suggérer à nouveau l’avancée rapide d’un train dans une ville, donnant un effet presque

cinématographique à ce défilement de fenêtres.

Le format oblong permet également une vision théâtrale, simulant le cadrage et

la scène. Les personnages peuvent y entrer ou en sortir à leur guise comme c’est le cas

65 DUMAS, Philippe, Une ferme d’autrefois, Ecole des loisirs, Paris, 2010 66 ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 82. 67 VAN ALLSBURG, Chris, Boréal-Express, L’école des Loisirs, Paris, 1986 68 DUMAS, Philippe, Victor Hugo s’est égaré, L’école des loisirs, Paris, 1986 69 SCHÄRER, Kathrin, Toi ! L’artiste !, Editions Kaléidoscope, Paris, 2010

Page 27: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

27

de Parci et Parla70

de Claude Ponti. La délimitation fonctionnelle peut elle-même

devenir la limite d’un espace figuré. Dans Ernest et Célestine au musée71

de Gabrielle

Vincent, on retrouve l’emploi de la page comme scène ainsi que l’utilisation de la

délimitation fonctionnelle. La souricette cherche Ernest a travers le musée dont chacune

des pièces est présentée dans un cadre. Elle évolue au sein de ce lieu gigantesque, les

espaces blancs de la page forment parfois même les murs qui séparent les deux héros.

L’auteure utilise de larges vignettes pour découper l’action lors de la course poursuite :

on se retrouve face à une forme de story-board.

A la fin de sa vie, Gabrielle Vincent va déployer toutes les possibilités de ce

principe du storyboard dans un autre album, Un jour un chien72

. Un album sans texte

avec un dessin réduit à sa plus simple expression, celui d’un trait vif. L’action est

découpée en mouvement dans un récit poignant qui se passe parfaitement de

commentaire.

Dans leur collection des Histoires sans parole, - qui compte dix-huit ouvrages à

l’heure actuelle - les éditions Autrement, vont entériner le concept d’album story-board.

Les scènes se déploient d’une page à l’autre sous forme de crayonnés dynamiques et

colorés comme c’est le cas dans La course au renard73

de Géraldine Alibeu.

En résumé, l’album de format oblong est particulièrement efficace lorsqu’il

s’agit d’histoire de voyages ou de découvertes. La double page permet de donner vie à

un large espace intérieur ou extérieur. Ce format incite également le regard du lecteur à

parcourir une plus grande distance dans le livre. En outre, les grands formats impliquent

une lecture partagée, l’enfant n’est tout simplement pas à même de tenir le livre seul. Le

lecteur adulte tient le livre ouvert, il en tourne les pages tandis que l’enfant-lecteur

regarde : il « lit » les images ou « lit par l’oreille » selon les termes de Mathieu

Letourneux. Et fait non négligeable, cette posture à deux lecteurs favorise les situations

d’échanges entre enfant et adulte.

70 PONTI, Claude, Parci et Parla, L’école des loisirs, Paris, 2004 71 VINCENT, Gabrielle, Ernest et Célestine au musée, Editions Duculot, Paris, 1985 72 VINCENT, Gabrielle, Un jour un chien, Editions Casterman, Paris, 1999 73 ALIBEU, Géraladine, La course au renard, Editions Autrement, Paris, 2004

Page 28: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

28

d. Le format carré

Ce sont habituellement des plasticiens, des photographes et des designers qui

utilisent le format carré. Ce qui donne à penser que ce format est privilégié par des

personnes qui se préoccupent plus particulièrement du visuel et du formel. Grâce à ses

proportions géométriques parfaites, il est en effet propice à de nombreuses

expérimentations. Ce format permet également une prise en main aisée par un lecteur-

enfant, il facilite les manipulations sollicitées par les mises en page complexes, par

exemple le fait de pivoter l’ouvrage pour le lire.

Au sein de l’album, l’utilisation du format carré permet de nombreuses

compositions fortement inspirées des cadrages photographiques, on peut notamment

citer l’utilisation du parallélisme, des constructions en diagonale et des éléments coupés

par le cadre.

Le format carré permet une utilisation simple de la règle des tiers. Cette règle va

renforcer l’harmonie des compositions, et par extension, ce format va permettre la mise

en valeur de compositions centrées, symétriques et/ou géométriques

Dans un album, le format carré est propice à une vision globale de la page

puisqu’il ne définit pas un sens de lecture préférentiel. Il peut aisément devenir un

format oblong grâce à l’utilisation de la double page. Cette grande variété de

compositions qui est offerte aux artistes permet de mettre en évidence des portraits, des

compositions centrées ou géométriques mais n’exclut pas pour autant une vision

panoramique de l’histoire.

Dans Morse où es-tu ?74

de Stephen Savage, les compositions sont géométriques

et épurées, les personnages sont représentés par des formes géométriques et des aplats

de couleurs. L’album est, en outre, sans texte, ce qui renforce la volonté d’un langage

narratif propre à l’image.

Au sein des collections, les albums de format carré sont donc souvent ceux qui

font la part belle à l’image, ils sont très graphiques, très proches des expérimentations

de l’art contemporain et de la publicité. Les éditions du Rouergue qui se sont servi de ce

format comme marque de fabrique en sont le plus bel exemple.

74 SAVAGE, Stephen, Morse où es-tu ?, L’école des loisirs, Paris, 2011

Page 29: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

29

e. Le format en découpe

Ils sont tellement particuliers et spécifiques que nous n’en dirons que quelques

mots. Ils sont bien plus liés à leur fiction que tous les autres formats et pour cause, ils

ont généralement une forme qui est en lien direct avec l’histoire, voir qui participe à

celle-ci. Les fictions sont simples, car il implique de construire le récit ou un discours en

images à partir de cette unique forme. Ce sont généralement des albums pour les tout-

petits.

Un des premiers livre en découpe est Passe passe passera qui a été publié en

1890. Celui-ci est présenté sous la forme d’un agrume, cet album est un petit bijou

créatif, il fait partie d’une série de livres-jeux pour les jeunes enfants créés par Louis

Westhausser75

, éditeur de la Nouvelle librairie de la jeunesse.

Pour un exemple plus récent, Le bocal de Sushi de Bénédicte Guettier76

reprend

bien évidemment la forme d’un bocal de poisson rouge, l’image épouse parfaitement les

contours. Le résultat est que le jeune lecteur a l’impression d’observer directement

Sushi s’y mouvoir.

3. Matérialité et technologie : les apports à la fiction

Dès le début de l’invention de l’album, les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs

ont fait preuve d’une grande inventivité pour rendre le livre toujours plus attrayant pour

le lecteur. Cette séduction s’est, en partie, traduite par l’évolution et par la sensualité du

support matériel. A l’heure actuelle, les moyens offerts par l’utilisation de l’ordinateur,

de l’appareil photographique, du scanner, des presses toujours plus pointues, ainsi qu’un

grand choix de matériaux et techniques disponibles, permettent aux artistes de pousser

toujours plus loin l’expression.

En premier lieu, il me semble important de parler du livre animé, afin d’éviter

toute confusion. Il est aussi appelé livre à système ou pop-up, le livre animé est presque

aussi vieux que l’album lui-même. Dès le départ, au XIXème siècle, des éditeurs ont

créé des livres-jeux d’une grande ingéniosité, utilisant des rabats, des tirettes, des

disques et des jeux de calques... Le nom de pop-up vient des scènes qui se déploient en

75 Catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Seuil /

Bibliothèque Nationale de France, 2008 76 GUETTIER, Bénédicte, Le bocal de Sushi, Editions Casterman, Paris, 1996

Page 30: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

30

trois dimensions à l’ouverture du livre, on obtient alors de véritables livres dynamiques.

Ce sont des ouvrages ludiques, voire pédagogiques, qui jouent sur l’effet de surprise,

ainsi que sur les diverses manipulations demandées aux lecteurs. On les qualifie très tôt

de livre-objets, puisqu’il faut réaliser différentes manœuvres afin que l’animation

insuffle une autre vie au texte et à l’image. Ils sont, la plupart du temps, considérés

comme des livres de la petite enfance. Il est important de noter que ces livres étaient

rares et coûteux, on est encore loin de la diffusion de masse qu’atteindront les albums

actuels. Une diffusion de masse qui ne sera possible qu’avec l’évolution technologique

et la réduction des coûts d’impression.

Les livres qui vont suivre ne sont pas des pop-up, leur structure est généralement

identique à n’importe quel album composé d’une couverture et de folios papiers.

Ils ne se déploient pas dans l’espace en trois dimensions à la manière d’un livre à

système. Ce sont juste des albums qui bénéficient de toutes les évolutions

technologiques actuelles. Des moyens qui sont offerts aux auteurs afin de leur offrir une

plus grande expression artistique et littéraire. Ceux-ci explorent de nouveaux

agencements ou des nouvelles techniques ayant un seul point commun, leur support : la

feuille de papier. Et à ce propos, la grande variété de supports papier, actuellement

disponibles à l’impression, offre un avantage non négligeable.

L’album du XXIème siècle s’adresse définitivement à nos sens. Il devient une

véritable œuvre d’art en deux ou en trois dimensions, des livres qui ne s’adressent plus

seulement à l’enfant mais également aux amateurs de beaux objets.

a. Gravure et découpe laser

Cette technologie a d’abord été développée dans le cadre de la gravure sur bois

ou sur métal, elle s’est ensuite démocratisée et son intérêt dans le milieu de l’édition est

bien vite devenu une évidence. La gravure ou découpe laser est un processus qui

s'effectue sans contact avec la matière. Le support n’a pas besoin d'être fixé pendant la

gravure.

Le laser permet la création de motifs et de dessins d’une grande précision, sur supports

papier et fins cartonnages, un peu à la manière d’un canivet. Cependant, la finesse de

diamètre du laser et sa flexibilité permettent des découpes inaccessibles aux techniques

Page 31: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

31

traditionnelles77

. Cela permet de nouvelles et nombreuses applications, couplées à une

forte amélioration de la flexibilité des tirages. Il faut toutefois nuancer, seules les

grandes maisons d’éditions telles qu’Hachette ou Le Seuil, peuvent se permettre des

ouvrages aussi complexes.

Il est difficile de savoir quand cette technique a été utilisée pour la première fois

dans un album ou simplement sur une couverture. En juin 2008, Françoise Mateu,

directrice du Seuil Jeunesse parle des nouveaux médias :

« Nous nous intéressons plutôt aux nouvelles techniques telles que la découpe au laser. Nous

n’avons pas encore de concurrents sur cette technique, en tout cas au même niveau de précision. Nous

sommes très à l’affût de nouveaux procédés de fabrication qui vont servir un projet particulier.78

»

Cette technologie serait donc antérieure à 2008 où les éditions Seuil jeunesse

éditent Les fables de La Fontaine illustrées par Thierry Dedieu79

.

En 2010, Guillaume Guilloppé sort Pleine Lune80

, édité chez Gaultier

Languereau. L’histoire se passe dans une forêt méridionale, l’auteur a donné vie à une

série d’animaux sous la forme de dentelles de papier. Tout l’attrait du livre se trouve

dans les jeux de contrastes entre l’ombre et la lumière, provoqués par des motifs noirs

sur fond blanc, et vice et versa. L’histoire s’articule autour d’un jeu de cache-cache

entre ceux qui voient et ceux qui sont vus. Une idée parfaitement rendue par les

découpages qui dévoilent ou dissimulent tour à tour les créatures nocturnes. En 2011,

Plein Soleil81

, du même auteur fait son apparition, un ouvrage qui reprend le principe

des illustrations épurées, découpées dans le papier, mais cette fois, en noir et or.

L’auteur nous promène dans une mystérieuse savane.

Maintenant, est-ce que ces albums auraient eu autant d’impact sans l’utilisation

du laser ? Ont-ils réellement gagné en expression grâce à cette technologie ? Si ces

albums avaient eu des illustrations à fond perdu, chaque double page aurait été un

univers clos dédié uniquement à un animal. Alors qu’ici le découpage permet le mystère

et laisse l’imagination vagabonder. Chaque page tournée est une devinette et une

77 Point-to-paper, (en ligne), (réf. 19/01/2012), disponible sur http://www.pointtopaper.com 78 DUPOUEY, Paul, Seuil Jeunesse et Le Sorbier : des projets automnaux ambitieux et la lutte contre les stéréotypes.

Entretien avec Françoise Mateu et Caroline Drouault, (en ligne), Ricochet Jeunesse, (réf. 19/01/2012), disponible sur

http://www.ricochet-jeunes.org/magazine-propos/article/12-seuil-jeunesse-et-le-sorbier 79 DE LA FONTAINE, Jean, DEDIEU, Thierry, Les fables de La Fontaine, Seuil Jeunesse, Paris, 2008 80 GUILLOPPE, Antoine, Pleine Lune, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, 2010 81 GUILLOPPE, Antoine, Plein Soleil, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, 2011

Page 32: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

32

découverte : et après ? A qui appartiennent ces yeux ? Qui est donc caché dans ce sous-

bois ? C’est en instaurant ce mystère et ce questionnement que le livre devient

intriguant, là où autrement il n’aurait peut-être été qu’une sorte de bestiaire de nos

régions. Le dernier album de 2011 ayant bénéficié de cette technologie est le Petit

théâtre82

de Rebecca Dautremer. L’auteure a superposé des scénographies, des décors et

des personnages issus de ses albums, afin de créer un paysage changeant au fur et à

mesure que l’on tourne les pages. Livre-jeu, livre-théâtre, flip-book… L’ouvrage

compte plus de 190 pages découpées avec une précision incroyable. Peu de texte, juste

quelques citations, le petit théâtre est avant tout un déclencheur d’imagination, un appel

à créer de nouvelles histoires. C’est un livre avec une véritable profondeur de champ,

une plongée dans un univers ludique et coloré à partager entre un enfant (soigneux !) et

un adulte.

b. La mise en valeur : verni sélectif, embossage et marquage à chaud

Ces différentes techniques ont d’abord été utilisées pour mettre en valeur les

titres des ouvrages ou des éléments d’illustrations que l’on souhaitait mettre en valeur

sur les couvertures. Elles sont très utilisées dans le packaging ou dans le domaine de la

publicité. Leur premier rôle est de rendre attrayant, d’accrocher le regard afin de vendre.

Ces techniques peuvent cependant avoir un rôle actif et plus seulement

cosmétique dans l’album. Dans l’album De quelle couleur est le vent ?, Anne Herbauts

a voulu réaliser un livre : « où tout n’est pas dit dans l’image et dans le texte, mais qu’il y ait une

partie tactile, […] l’image est incomplète, il faut lire (les images) avec les mains»83

. Ainsi, le verni

sélectif recrée des textures différentes au toucher, met en avant des éléments

transparents « comme le vent ». Il faut chercher, regarder et surtout toucher pour

percevoir toutes les nuances du livre. Les découpes dévoilent et mettent en exergue des

éléments de l’image ou du texte. Même la contrainte technique de l’embossage est

utilisée pour montrer les deux faces d’une même pièce, « d’un coté un chien embossé, de

l’autre un loup, qui donneront chacun un avis différent et nuancé, sans pour autant tomber dans

l’opposition»84

.

82 DAUTREMER, Rebecca, Le petit théâtre de Rebecca, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, Novembre

2011 83 Entretien avec Anne Herbauts, (en ligne), leshistoiressansfin.com, 31/03/2011 (réf. 19/01/2012), disponible sur

http://www.dailymotion.com/video/xhwcdn_anne-herbauts-de-quelle-couleur-est-le-vent_creation 84 Idem.

Page 33: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

33

c. Calques et pelures

Si l’utilisation du papier calque ou de la page en plastique transparent n’est pas

neuve, elle était, la plupart du temps, utilisée dans le domaine éducatif et pédagogique.

C’est le cas de la collection Mes premières découvertes chez Gallimard jeunesse qui

existe depuis plus de vingt ans. Ces livres permettent toujours aux jeunes lecteurs de

découvrir l’intérieur et l’envers des choses. Cette technique a mis du temps à être

adaptée à la fiction, quelques albums commencent à présent à montrer l’étendue des

possibilités de cette technique dans la narration.

Parmi ceux-ci, la très récente adaptation d’Hänsel et Gretel85

de Sybille

Schenker. Ce livre pourrait être cité dans toutes les autres innovations techniques

développées ici, on y trouve du découpage laser, du verni sélectif ainsi que de nombreux

calques. Mais c’est l’utilisation de ces derniers qui reste la plus remarquable dans cet

exemple. A un moment donné, les calques sont multipliés afin de reconstruire la

progression des deux enfants dans les bois jusqu’à la maison de la sorcière. Les calques

permettent de recréer aussi bien le mystère que la confusion des deux enfants avançant

péniblement à travers les broussailles.

Comme on a pu le voir au fil de ces exemples, la technologie utilisée

intelligemment peut apporter plus qu’un bel esthétisme et qu’un chiffre de vente. Dans

les mains d’artistes, elle peut apporter une intensité aux histoires qui n’auraient peut-

être pas été possible autrement. Elle amène le lecteur à voir le livre autrement : un objet

à part entière qui s’adresse aux sens. Cela permet également à l’enfant de manipuler le

livre, d’entrer plus intensément dans son histoire. Sa curiosité en est d’autant plus

aiguisé que l’on place des énigmes et des surprises sur son chemin. Il peut supposer,

jouer, découvrir ce qui se cache derrière les superpositions. Au final, la grande force de

ces techniques est peut-être d’installer un voile de mystère, un petit quelque chose

d’intriguant qui amène les lecteurs à s’émerveiller. Un réel déclencheur

d’imagination…

85

GRIMM, SCHENKER, Sybille, Hänsel et Gretel, Mine éditions, Paris, 2011

Page 34: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

34

d. Frédéric Clément

Cet auteur a toujours utilisé des moyens techniques à l’image de ces albums :

différents. Il a été un des premiers à réaliser des albums d’un genre nouveau, des objets

inclassables. Frédéric Clément, auteur et illustrateur, réalise bien souvent des livres

poétiques et sophistiqués. Dans plusieurs des albums qu’il a illustrés, l’artiste réalise des

montages mêlant des dessins, des peintures et des objets en trois dimensions tels que des

fleurs ou des insectes. Comme il est impossible de scanner une composition en trois

dimensions, il doit recourir à la photographie. Ces photographies deviendront, à

proprement parler, les illustrations des albums. En 1999, il réalise Muséum86

. Ce livre

est composé majoritairement de photographies de compositions et d’objets réalisés par

l’auteur. Malgré l’utilisation de quelques feuilles de papiers pelures, la sophistication de

cet album vient surtout de sa mise en page complexe qui recrée le carnet de voyage d’un

entomologiste : les fleurs comme les insectes sont en trompe-l’œil. L’album est, en

outre, présenté dans un magnifique coffret en carton donnant l’impression d’une boîte

en bois flotté. En 1999, la création de ce type d’album est toujours rare et coûteuse. On

parle de livre-objet dans le Marie-Claire de décembre 1999 ou encore d’objets non

identifié et infiniment séduisant dans le journal La Croix du 11 décembre 199987

. Ce

type d’albums est peu habituel à la fin du XXème siècle, les critiques cherchent de

quelle manière qualifier ces livres plus complexes qu’à l’accoutumée.

Dix ans plus tard, Frédéric Clément réalise les illustrations de Bashô, le fou de

poésie88

. Sa technique de prédilection n’a pas changé, il réalise toujours des montages

en trois dimensions qui sont photographiés par Vincent Tessier afin de servir

d’illustrations. Ici, ces illustrations sont réalisées à l’aide d’une méthode complexe à

base d’huile et d’acrylique sur papier imbibée de cire d’abeille. Le papier de l’album,

brute aux grains apparents et à l’odeur forte a été soigneusement choisi89

, le livre en

apparence simple, possède de nombreux rabats, le format du livre (17 x 31,5 cm)

rappelle un format d’estampe japonaise tel que l’hashira-e. Tout cela participe à la

lecture et l’impression d’authenticité qui se dégage de l’ouvrage.

86 CLEMENT, Frédéric, Muséum, Petite collection d’ailes et d’âmes trouvées sur l’Amazone, Albin Michel, Paris,

1999 87 Nous n’avons pas retrouvé les références exactes de ces petites critiques, elles sont cependant disponibles sur le site

de l’auteur : CLEMENT, Frédéric, Site personnel de l’artiste, (en ligne), Frédéric Clément, (réf. 16/01/2012),

disponible sur http://www.fredericlement.net/presse/muse-press.htm 88 KERISEL, Françoise, CLEMENT, Frédéric, Bashô, le fou de poésie, Albin Michel, Paris, 2009 89 L’ouvrage est imprimé sur du papier Apollo Ivory 120 grammes.

Page 35: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

35

III. Culture de jeunesse et transmédiation

« [La culture de jeunesse est] fondée sur une série de signes qui dépassent largement les

frontières propres à chaque médias : les œuvres mettent en valeur leur cohésion culturelle, en empruntant

constamment aux thèmes et aux stéréotypes des autres médias90

».

Au XXIème siècle, il devient difficile d’envisager l’album et par extension la

littérature de jeunesse sans les inscrire dans un environnement, des valeurs et des

références qui leur sont propres. De ce fait, l’intertextualité est en train de devenir une

caractéristique majeure de cette littérature. Mathieu Letourneux va plus loin dans cette

idée en évoquant l’idée d’une transmédiation91

. Bien que non spécifique à la jeunesse, la

transmédiation est parfaitement mise en valeur dans ce contexte, aussi bien au niveau de

la quantité qu’au niveau de la qualité. Elle s’inscrit, également, dans la culture de masse.

Chaque mass-média – cinéma, littérature, jeux-vidéos, etc. - va réinterpréter à l’infini

des sujets et des thèmes stéréotypés. Peu à peu, ces références et ces codes vont

persister, permettant la naissance d’une culture de jeunesse propre. A travers ce prisme,

le jeune retrouve ses personnages fétiches et ses univers préférés tout au long de ses

livres et de ses films, il peut même incarner ses héros dans ses jeux, électroniques ou

non. La naissance de cette culture de jeunesse s’insère en grande partie de ce que Pascal

Durand qualifie de culture médiatique, dont il donne une définition en trois parties :

« Par « culture médiatique », on peut entendre au moins trois choses. Premièrement, […] des

produits culturels mis en forme par et pour leur support d’inscription et de diffusion. Deuxièmement, une

culture médiatique spécifique à un média en particulier, […] un appareil médiatique, qui va acquérir une

influence suffisante pour faire office d’axe de diffusion. Troisièmement et plus largement, l’existence

d’une culture médiatique vue et vécue comme un système de représentations dans l’élément duquel

baigneraient nos sociétés modernes. […] donnant aux individus l’impression d’être entouré par

l’information au jour le jour 92

».

A partir de ces trois définitions, il est possible de mettre en exergue certaines

caractéristiques de la production et de la consommation culturelle au sein de la

littérature de jeunesse et plus particulièrement de l’album.

90 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en

question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 188. 91 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en

question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 185. 92 Cette définition est issue du cours: Les cultures de masses de Pascal Durand, en 2010.

Page 36: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

36

C. Un support et ses contraintes

Dans le premier cas, les œuvres culturelles sont considérées comme des

produits, leur conception dépend du support et des contraintes qui lui sont liés. C’est le

cas notamment d’œuvres construites autour d’une innovation technologique tels que les

films à effet spéciaux et en 3D. Ces réalisations sont formatées afin de correspondre au

mieux à leur développement commercial. C’est le cas de l’adaptation du livre du

Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, qui a été produit en un film, un jeu vidéo et

ses dérivés marketing.

L’album de jeunesse peut se glisser sans ambages dans ce contexte qui met en

valeur les œuvres, et plus particulièrement les produits culturels qui sont mis en forme

pour un support de diffusion propre. Ces œuvres fondent leur pouvoir de séduction sur

l’usage qu’elles font des possibilités offertes par le média en question, comme c’est le

cas au cinéma avec les effets spéciaux ou en architecture avec les matériaux : l’album a

également ce type de relation au média. Il y a inévitablement les contraintes que

représentent le fait de s’adresser à un enfant : l’enfant n’a pas la même manière de

manipuler un livre qu’un adulte. Ainsi, toute une série d’ajustements inspirés par le

lecteur vont être réalisés, bousculant au passage quelques conventions qui régissent

l’univers du livre. Ainsi, on voit apparaître les livres en carton, les livres de bain en

plastique, des livres en tissu lavables. Ces œuvres vont se construire essentiellement en

fonction de leur support. Dans certains cas, certes extrêmes, le support l’emporte

réellement sur le contenu – comme c’est le cas pour les livres de bain.

Cependant, ce n’est pas l’apanage des livres pour les tout-petits, c’est également

présent dans l’album des 8-12 ans, ce principe est baptisé par Mathieu Letourneux, le

support virtuose : L’album de jeunesse ne s’efface pas devant le texte, au contraire du

livre pour adulte qui se fond dans une forme conventionnel. L’album échappe aux

dimensions traditionnelles pour s’habiller de nombreux formats et les nouvelles

technologies de l’édition achèvent d’offrir aux livres pour enfants de nouvelles

possibilités d’expression, faisant du livre un objet manipulable et transformable à

l’envie par les créateurs qui redéfinissent de jour en jour ses limites. Cette poétique du

support sera développée plus en détail dans le chapitre suivant.

Page 37: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

37

D. Une culture propre à un média

Dans le second cas, il s’agit d’une culture propre à un média particulier :

télévisuelle, littéraire, cinématographique. Chacune d’entre-elles peut être considérée

comme une culture médiatique à part entière. Il est bon de rappeler qu’un media

désigne avant tout un support de diffusion de l’information, un moyen pour l’homme de

communiquer avec ses semblables. Un certain nombre de contraintes techniques sont

liées à celui-ci et elles influencent forcément la manière dont le média va effectuer sa

transmission : on ne transmet pas les informations et les émotions de la même manière

avec un livre, un film, un tableau ou une musique. Il s’agit bien de quatre médias qui

donnent chacun une interprétation différente d’une même chose : le monde.

En 1968, Marshall McLughan écrit cette phrase désormais bien connue : « Le

média est le message93

», ce qui signifie, en fait, que le message est construit autant, si ce

n’est plus, par le média que par l’émetteur. Si on considère maintenant que chaque

média a une culture spécifique, celle-ci serait liée au caractère irréductible de son

langage. A première vue, la littérature de jeunesse n’est pas un média spécifique, on ne

pourrait donc pas parler de culture médiatique. Cependant selon Mathieu Letourneux,

certains éléments méritent d’être approfondis. Les canaux de diffusion de la littérature

de jeunesse sont différents de ceux de la littérature générale. Des éditeurs se sont

spécialisés dans la jeunesse et les éditions généralistes ont créé des collections pour

l’enfance, certaines librairies se spécialisent et globalement les livres sont généralement

dans des rayons à part de la littérature générale. Ces différences de terrain mettent en

évidence que bien que la littérature de jeunesse conserve le support du livre, les

variations qu’elle propose sont telles qu’elles ont donné naissance à un domaine à part

entière du champ littéraire qu’on ne peut confondre avec la littérature adulte.

Ces variations dépendent en grande partie de l’âge du destinataire, le livre

évolue selon les compétences présumées du petit lecteur. Jusqu’à ses six ans environs,

l’enfant ne sait pas lire, sa relation au texte est indirecte puisqu’il faut qu’un adulte lui

raconte l’histoire ; l’image quant à elle lui est déjà accessible. L’album s’adresse ainsi à

un destinataire dédoublé. Les auteurs auront tout intérêt à proposer un livre contenant

différentes approches et expériences, en fonction du degré de compréhension : plus

l’enfant grandit, plus ses ouvrages se rapprocheront de ceux des adultes. Cet écart

93

MCLUHAN, Marshall, Pour comprendre les médias, Le Seuil, Points, 1968.

Page 38: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

38

fondamental entre le lecteur enfant et le lecteur adulte induit un mode de diffusion

particulier du discours qui affecte la nature même du média ; l’album n’a pas grand

chose de commun avec ce que l’on associe traditionnellement au livre. Il est tout à la

fois imagier et « partition destinée à servir de support à la voix du conteur »94

. Par conséquent,

l’album associe deux langages indépendants, il les met en présence et les fait dialoguer,

créant du même coup un troisième langage hybride porteur d’un sens nouveau. Une

troisième voix qui naît de cette relation particulière entre le texte et l’image qui oscille

entre la complémentarité et l’opposition des informations. En définitive, la littérature de

jeunesse et plus particulièrement l’album développe une communication complexe

basée sur un dialogisme permanent entre les langages picturaux, verbaux, oraux et

écrits.

A cette place de médiateur que tient l’adulte, s’ajoute celle de prescripteur, ne

serait-ce déjà que par le fait que l’enfant n’est pas autonome financièrement. Dès lors,

éditeurs comme auteurs vont devoir s’adresser en premier lieu aux adultes. Par

conséquent, les adultes influencent bon gré mal gré cette culture de jeunesse, ils

interviennent directement ou indirectement dans le processus de réalisation et de

communication. Ils médiatisent, ils transmettent la parole d’un auteur également adulte.

La transmission est un fait central dans la littérature de jeunesse, que cela soit d’un

savoir, d’une morale, de valeurs ou de culture. Ces valeurs sont majoritairement issues

du monde adulte. Il existe bien une culture de jeunesse mais il est important de ne pas

perdre de vue l’influence du monde adulte sur elle. Les adultes transmettent dans leurs

ouvrages la vision qu’ils ont de l’enfance, de ce qu’elle devrait être, de son rôle et de sa

relation à l’adulte. Cette ambigüité est à l’origine du double lectorat.

94 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en

question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 195.

Page 39: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

39

E. Une culture multimédiatique et transmédiatique

Le troisième et dernier cas est le plus vaste, cette dernière définition peut inclure

les deux autres. Le terme de culture médiatique ne sert plus uniquement à définir la

relation à un média, mais le relations aux médias en tant que système globalisant et la

relation entre les médias. Pour Daniel Hade, une fiction à succès doit pouvoir se

décliner sur de nombreux supports95

- ce que nous appelons la multimédiatisation.

Certaines œuvres littéraires mondialement connues ont ainsi été déclinées dans d’autres

médias comme c’est le cas pour le cycle d’Harry Potter ou l’album de Chris Van

Allsburg, Le Boreal Express. Il va plus loin, pour lui, la longévité d’une fiction dépend

de la capacité de la marque à être déclinée. La fiction de jeunesse -et surtout ses

personnages- deviennent par conséquent une marque à l’instar de Nike vendant ses

licences à des sous-traitants : une peluche associée à un personnage de livre va véhiculer

tout un condensé de valeurs, d’idées et de sentiments qui sont propres au personnage

dont elle est inspirée. Elle devient un des multiples moyens d’accès à la fiction, l’enfant

peut d’ailleurs découvrir l’univers livresque à partir de ce même jouet. Cette vénalité

peut paraître choquante, cependant cette commercialisation est vitale à la culture. La

transmédiation est la garantie d’une survie économique dans un contexte de

médiatisation de masse. La littérature va tirer parti du succès des autres médias,

notamment grâce aux novellisations96

inspirées de jeux-vidéos ou de films connus.

Pour Bertrand Ferrier, cette multimédiatisation optimise l’exploitation d’une

marque et plus intéressant encore, la cible soit disant jeunesse va permettre « de

développer des produits fédérateurs ou transgénérationnels »97

qui réunissent tous les médias

possibles et plus particulièrement les médias audio-visuels qui deviennent, bon gré mal

gré, une sorte de garantie de qualité pour le livre. Dans ce contexte, c’est bien

évidemment la littérature qui subit de plus en plus l’influence des autres médias, elle n’a

plus une position dominante et prescriptrice au niveau de la consommation culturelle.

De ce fait, la lecture est devenue une pratique culturelle parmi d’autres.

95

HADE, Daniel D., Des histoires qui sont aussi des marchandises, dans DOUGLAS, Virginie (dir.), Perspectives

contemporaines du roman pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2003, p.47-48. 96 Ces romans permettent de combler les manques des récits initiaux et de faire plonger le jeune lecteur dans son

univers de prédilection. On se retrouve à nouveau dans un processus répétitif où les livres donnent la possibilité de

retourner encore et encore dans un univers apprécié. 97 FERRIER, Bertrand, Décliner pour progresser : 25 stratégies multimédiatiques dans l’édition pour la jeunesse,

Strenæ (En ligne), mis en ligne le 21 juin 2011, (réf. 15/02/2012), disponible sur http://strenae.revues.org/286

Page 40: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

40

Selon Daniel Hade, ces « histoires et marchandises réunies construisent peu à

peu leur propre mythologie » : en effet, il ne faut plus seulement s’intéresser à la seule

œuvre fictive mais aborder celle-ci à travers les séries intertextuelles et architextuelles

dont elle émane. Ce qui comprend aussi bien les intertextes issus d’autres œuvres

médiatiques traditionnelles (livres, cinéma et télévision), les intertextes issus de support

mixte mi-jeu et mi-fiction narrative (jeux vidéo ou jeux de rôle) et les produits ludiques.

Ces produits ludiques convoquent implicitement ou explicitement un imaginaire narratif

issu des intertextes ou architextes empruntés aux fictions narratives des médias

traditionnels et cela afin d’orienter les activités et les jeux du jeune consommateur.

Selon Stig Hjavard, il s’agit d’un « processus de médiatisation et de narrativation des

jeux et des jouets contemporains98

». Le jeu s’inspire des fictions et des productions

médiatiques en générale et en génère à son tour. Selon Kendal Walton, ces jeux et jouets

qui investissent le domaine des fictions narratives portent en eux les germes de

nombreux scénarios intertextuels qui peuvent indiquer les usages fictifs possibles des

jouets (les pirates évoquent les récits d’aventure, les princesses, les contes de fées). Par

conséquent, l’enfant réinterprète à sa manière, dans ces histoires et ses jeux, ces codes et

ces stéréotypes.

F. L’impact et les influence(s) sur la littérature de jeunesse

L’influence des médias peut se situer à plusieurs niveaux dans la littérature de

jeunesse : à travers les thèmes privilégiés, les structures de récits, les conventions ou

encore les pratiques narratives ou stylistiques. On parlera notamment d’écriture

cinématographique ou photographique. Dans le domaine de l’album, cette transposition

s’effectue principalement au niveau de l’image. Cette influence est aisément perceptible

dans l’album du XXIème siècle, les illustrateurs s’inspirent, pour leurs compositions,

des langages cinématographiques et photographiques – les différents cadrages : champ,

hors champ, décadrage, plongée, contre-plongée, etc. Ils insufflent du mouvement dans

les livres en détournant les principes du story-board. Il n’est pas rare que les

compositions varient d’une double page à l’autre. Ce principe est bien sûr accentué par

l’intégration du texte à l’image dans certaines compositions.

98

HJARVARD, Stig, From Bricks to Bytes : The Mediatization of a Global Toy Industry, Ib Bondebjerg

et Peter Golding, European Culture and the Media, Bristol, Portland, Intellect Books, 2004.

Page 41: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

41

Cette nouvelle culture de jeunesse s’incarne également dans l’album grâce à la

pratique de l’intertextualité, celle-ci n’est pas neuve mais la transmédiation a accentué

le phénomène et lui a ouvert d’autres portes. Les albums sont à l’image de leur temps :

les valeurs, la conception de l’éducation et de la culture passent dans le récit.

L’illustration quant à elle incarne son époque et se fait le miroir des mouvements

artistiques. Dans l’image des albums, on ne trouve pas seulement les goûts et les

tendances mais également le quotidien et ses objets proches de l’enfance : vêtements,

livres, jouets, ustensiles, produits de consommation… C’est le cas notamment dans Jeu

de piste à Volubilis99

de Max Ducos où l’on trouve aussi bien des références à l’art

contemporain, des magazines de mode et des produits de beauté clairement identifiables

dans la salle de bain de la maison. Le fait de trouver des objets de grande consommation

ou des références à une culture médiatique de masse est assez récent et peut sembler

typique du XXIème siècle. Il n’est pas rare de trouver des objets et de jouets à l’effigie

d’un personnage de film ou de dessins animés au sein des illustrations, ils sont bien

souvent là pour rappeler à l’enfant son environnement proche. C’est le cas notamment

dans Cerise Griotte100

de Benjamin Lacombe où l’on peut reconnaître des jouets à

l’effigie des personnages connus des enfants tels que Sally, Totoro ou Doris101

. Dans

Blaise et le château d'Anne Hiversère de Claude Ponti, la dernière double page

comporte un nombre incalculable de personnages du monde de l’enfance issus de tous

les médias possibles102

. Cette double page montre à elle seule une majorité des

personnages marquants de la culture de jeunesse de la fin du XXème et du début

XXIème siècle. Ce qui nous met devant un principe inhérent aux références : leur

temporalité. Il est à fort à parier que certains personnages ne seront plus identifiés par

les enfants dans quelques années car le contexte aura changé.

D’un point de vue social, cette culture de jeunesse permet au préadolescent et à

l’adolescent une identification sociale et culturelle qui peut lui sembler primordiale.

Certaines œuvres sont plébiscitées par le groupe et participent à sa cohésion. Cette

volonté d’avoir une culture commune et familière avec les autres ainsi que l’intérêt

prononcé pour un type de récit donné, contribue à escamoter l’unité des œuvres narrées.

99 DUCOS, Max, Jeu de piste à Volubilis, Paris, Editions Sarbacane, 2006 100 LACOMBE, Benjamin, Cerise Griotte, Paris, Seuil Jeunesse, 2006 101 Le personnage de Sally du film Nightmare Before Christmas de Tim Burton, le personnage de Totoro du film

éponyme d’Hayao Miyazaki et le personnage de Doris, du Monde de Némo des studios Pixar. 102 Parmi ceux-ci : Frankenstein, la Princesse des Mots-tordu, Astérix et Obélix, Pingu, Pierre Lapin, Calimero,

Dumbo l'éléphant volant, Charlie Chaplin, le Magicien d'Oz, Denver le dernier dinosaure, Babar, Mario Bros,

Superman, Dragon Ball Z, Harry Potter, Les Simpson, Yoda, ... et beaucoup d’autres.

Page 42: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

42

Cela au profit des relations entre les œuvres et entre les médias. Le jeune ne va plus

forcément chercher une œuvre pour ses qualités intrinsèques mais surtout pour le plaisir

d’un récit stéréotypé et l’identification sociale qu’elle lui apporte. Ce qui peut se

traduire par l’importance de certains genres populaires tels que la science-fiction ou la

bit-lit103

qui a réunit des milliers de lectrices autour de romans tel que le cycle Twilight

de Stephenie Meyer qui a, par ailleurs, été adapté au cinéma. Cette vague paranormale

et vampirique a, en outre, donné naissance à de nombreux romans et plusieurs séries

télévisées (True Blood de HBO et Vampire’s Diaries de CW).

De ce fait, Bertrand Ferrier considère que l’impact de la multimédiatisation

s’incarne en trois principes : la littérature de jeunesse doit être conforme, générale et

plastique. Une fiction peut être considérée comme conforme s’ils respectent les cadres

moraux et sociaux acceptables par le plus grand nombre, ce qui est en ligne direct de la

loi du 16 juillet 1949. La fiction doit également être générale, ce qui signifie qu’elle doit

convenir à un double public : elle ne doit exclure aucun consommateur potentiel.

Pour Bertrand Ferrier, de plus en plus de fiction feignent de ne pas s’adresser à la

jeunesse, tentant ainsi de sortir du cadre d’une éventuelle simplicité enfantine dite

débile par l’auteur, tout en restant conforme à ce que l’on attend d’une fiction pour la

jeunesse. On demande donc à la fiction enfantine de rester souple et plastique, d’être

pour la jeunesse mais pas tout à fait ou pas seulement. La fiction devient malléable et se

doit d’échapper autant que faire ce peu du support cliché. La transmédiation qui a lieu

entre le livre d’enfant et le reste des médias montrent le potentiel qui s’y cache : que

cela soit à travers des films, des novellisations, etc.

La dernière particularité qui émane de cette transmédiation est : l’adulte, un

enfant comme un autre. Depuis quelques années, les produits transgénérationnels jouant

le jeu de la nostalgie et de l’enfance perdue se font de plus en plus nombreux. Cela se

traduit au niveau éditorial par la volonté de se faire rencontrer tous les âges dans des

ouvrages toujours plus nombreux, mais également par une grande proximité dans les

logiques commerciales développée pour les enfants et les adultes et pour finir, par une

grande capacité à décliner les produits. De moins en moins d’auteurs et d’éditeurs

opèrent une distinction nette entre les fictions pour la jeunesse et celles pour les adultes.

103

Bit-lit se traduit littéralement par littérature mordante. C’est un genre de roman d’amour et de fantasy urbaine

réunissant une héroïne humaine en prise avec des créatures surnaturelles et fantastique telles que des vampires ou des

lycanthropes.

Page 43: Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain ...E9moire%20...en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du

Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse

Cécile LENSEN 2012

43

Ce qui est particulièrement visible dans certains albums- le livre de jeunesse par essence

- qui devient dès lors inclassable pour les libraires, puisqu’il n’y a pas (encore)

officiellement d’albums pour adulte. Pour Bertrand Ferrier, ce n’est pas une bonne

nouvelle, cela signifie surtout que l’on néglige la « spécificité de l’horizon de réception

constitué par les jeunes lecteurs104

» et cela renvoi à un signe d’infantilisation générale

de la société. A tel point qu’il devient difficile de voir la différence entre les fictions

tous médias confondus car si « tout le monde continue à parler d’enfants et

d’adultes105

», on ne prête pas attention au fait que ces « appellations ne renvoient plus à

rien de connu106

».

104 FERRIER, Bertrand, Décliner pour progresser : 25 stratégies multimédiatiques dans l’édition pour la jeunesse,

Strenæ (En ligne), mis en ligne le 21 juin 2011, (réf. 15/02/2012), disponible sur http://strenae.revues.org/286 105 Idem. 106 Idem.