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Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
Cécile LENSEN 2012
1
I. Introduction
L’album est le livre d’enfance par excellence : il n’a pas d’équivalent dans la
littérature générale. De part son double langage, littéraire et visuel, l’album apparaît
comme un lieu de création inédit où les créateurs peuvent jouer sur de nombreux modes
de représentations plastiques. L’album, dans son hybridité, permet la cohabitation
d’œuvres anciennes et contemporaines où les artistes peuvent jongler entre des
domaines interculturels et interdisciplinaires. C’est ainsi que l’intertexte se développe
comme jamais dans une autre discipline littéraire ou artistique. Souvent appelé
« palimpseste des temps modernes », l’album permet de saisir les diverses formes de
créations, permettant aux créateurs un nombre inédit de constructions d’univers
personnels.
A. De l’album et de la littérature de jeunesse
L’album, c’est avant tout une longue histoire1. Le premier livre pour enfants est
un sujet à débat, certains citeront la Civilité puérile d’Erasme (1530), d’autres l’Orbis
sensualium pictus » de Coménius (1658), Histoires ou Contes du temps passé, avec des
moralitez de Perrault (1697) ou encore les Avantures de Télémaque, fils d’Ulysse de
Fénelon (1699). L’essor du livre d’enfance correspond à l’époque où la société
reconnaît le statut de l’enfant en tant que tel. L’enfant devient un sujet éditorial dans le
courant du XVIIIème siècle. Au XIXème siècle, la littérature d’enfance prend
réellement essor.
L’album est un terme ambigu et peu évocateur, là où le terme anglais Picture
books signale d’emblée la spécificité de l’ouvrage : la présence d’images. Le terme
français descend des carnets contenant les croquis et les sentences des voyageurs,
l’album amicorum, de la période romantique. Il n’était alors que le support mémoriel
d’une personne privée. L’album désigne également le carnet de notes et de croquis des
artistes ou encore le recueil de gravures.
1 Etant donné qu’il ne s’agit ici que d’un aperçu historique, vous pouvez consulter les ouvrages suivants pour de plus
amples informations : Un siècle de fiction pour les 8 à 15 ans (1901-2000) à travers les romans, les contes, les
albums et les publications pour la jeunesse et Littérature de jeunesse et presse des jeunes au début du XXIe siècle
de Raymond Perrin , ainsi que le catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie. Livres d’enfants d’hier et
d’aujourd’hui et Lire l’album de Sophie Van der Linden.
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Ces différents albums ont un point commun : ce sont des recueils. Ils tiennent de
la collection et de la liste plus que de la narration.
Et comme le précise Ségolène Le Men : « Ce genre iconique n’eut pas de réelle postérité, à
l’exception remarquable de ce qu’il allait engendrer dans le domaine du livre pour enfants 2 ».
Les albums d’enfance de type recueils existent dès la Restauration et le Second
Empire, mais il n’y a pas encore de narration suivie. C’est en 1860 que l’on identifie le
premier album pour enfants au sens contemporain du terme, il s’agit de Pierre
l’Ebouriffé de Trim. Cet album donne à voir une grande diversité d’agencements
possibles entre le texte et l’image. D’autres albums du même type sortiront dans les
années qui suivent dont La journée de Mademoiselle Lili chez Hetzel en 1862.
L’album de la fin du XIXème siècle consacre l’image dans le livre : l’image
devient prépondérante en comparaison de l’illustration rare et subordonnée au texte des
livres illustrés. L’image va peu à peu conquérir de l’espace sur le texte, elle va
également tenir un rôle plus déterminant dans la narration et accroître sa dimension
expressive.
Les éditeurs du XXème siècle vont renforcer le rôle et la place de l’image au
sein de l’album grâce à une politique éditoriale valorisante. L’album francophone va
pouvoir évoluer tout au long du siècle au gré de ces démarches.
L’éditeur Robert Delpire permet à l’album de prendre toute sa dimension dans
les années cinquante. Publiciste et éditeur d’art, il a travaillé avec de nombreux
illustrateurs de talent tels qu’André François ou Georges Lemoine. Il ne conçoit pas les
albums comme des productions uniquement destinées à la jeunesse, mais comme des
créations à part entière qui permettent une expression globale.
« La part d’initiative et la priorité accordées à l’artiste dans la conception et la réalisation de
l’ouvrage, le statut secondaire du texte (abrégé, résumé ou réécrit), l’appropriation par l’image des
privilèges de l’écrit, notamment sa fonction narrative, l’exploitation visuelle de la typographie et des
caractéristiques matérielles du support (format, double page, reliure), l’investissement par l’image de
nouveaux espaces (couverture, pages de garde, page de titre, table des matières, etc.) constituent les
caractéristiques propres à l’album au tournant du XXe siècle
3 ».
2 LE MEN, Ségolène, Le romantisme et l’invention de l’album pour enfants dans GLENISSON, Jean et LE MEN,
Ségolène (dir.), Le livre d’enfance et de jeunesse en France, Société des bibliophiles de Guyenne, 1994, p. 145-175. 3 RENONCIAT, Annie, Origine et naissance de l’album moderne dans Olivier Piffault (dir.), Babar,
Harry Potter et Compagnie. Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, BnF, 2008, 580 p., p.213.
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Dans les années septante, d’autres éditeurs, François Ruy-Vidal et Harlin Quist,
relèvent le gant et s’engagent dans des projets éditoriaux où l’image va devenir un
véritable moyen d’expression artistique. Ils rompent volontairement avec la
fonctionnalité pédagogique de l’album, l’image n’est plus seulement une copie du réel
et un support d’apprentissage mais devient un : « embrayeur d’une dynamique de
l’imaginaire »4. L’image se fait plus complexe, provocatrice voir parfois symbolique avec
des illustrateurs tel que Henri Galeron, Patrick Couratin, Etienne Delessert. On les
retrouve notamment dans la collection Enfantimage créée par Pierre Marchand en 1972.
- Complexité et ambiguïté de la littérature de jeunesse
La littérature de jeunesse est ambiguë à bien des égards. Dans un premier temps,
elle est à ce jour l’une des littératures les plus lues dans le monde5 et ce sont
généralement les livres qui ont le plus de visibilité auprès du grand public. Ce qui lui
octroie le statut d’une littérature commerciale et par extension, d’une paralittérature6,
facile voir médiocre, aux scenarii simplistes. Une littérature populaire qui ne mérite pas
l’attention d’un public adulte et universitaire. Ce postulat est renforcé par l’image que
l’on se fait de son lectorat, des jeunes lecteurs vite rassasiés, naïfs, sans subtilités – dit-
on. La littérature de jeunesse serait donc jugée selon les fragiles compétences de son
lecteur. Ce prétendu éloignement des exigences universitaires a rendu l’étude de la
littérature de jeunesse fastidieuse aux premiers abords. Heureusement, depuis les années
septante, des professeurs et des chercheurs ont consacré l’essentiel de leur carrière à la
découverte et à la défense de cette discipline, dans l’espoir de démailler la trame des
préjugés négatifs.
Une littérature qui porte le nom de son destinataire c’est en soit un cas unique,
on ne parle guère de littérature du 3ème
âge : la littérature pour adulte n’est rien d’autres
que la littérature générale.
D’enfance et de jeunesse, c’est la seule chose qui semble unifier sous ce vocable
des livres en tissu pour enfants de 3 ans et des romans pour adolescents de 15 ans.
4 DUBORGEL, B., Imaginaire et pédagogique – de l’iconoclasme scolaire à la culture des songes, Paris, Le sourire
qui mord, 1983, p. 73. 5 Le New York Times a créé une section Youth and Young Adults afin que ces ouvrages n’occupent pas
systématiquement la tête des ventes de livres. 6 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,
Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2.
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Pourtant il parait évident qu’il y a bien plus d’écart de compétences, d’intérêts et de
connaissances entre ce bébé et cet adolescent, qu’entre celui-ci et un adulte. Et pourtant,
pop-up, livre à mâcher, albums et romans se trouvent dans le même sac, un bric à brac
que l’on peut difficilement qualifier de genre7. Et Isabelle Nières-Chevrel de conclure
que la littérature pour enfants n’est pas une sous-littérature pour adultes mais : « un
modèle réduit de ce que nous connaissons dans le champs des lectures adultes, faisant cohabiter littérature
légitime et production faiblement qualifiée et éphémère marchandise ».
Boel Westin souligne la spécificité de cette littérature, celle d’être écrite par des
adultes pour des enfants. Les auteurs, selon lui, se recréent de cette manière une
enfance rêvée. Il y a pour lui deux tendances : soit l’auteur dit : « écrire pour l’enfant qui est
en lui ou être indifférent à la question, soit au contraire il le prend comme récepteur idéal du texte ».8
Boel Westin évoque également le problème de l’écriture épurée et de l’adaptation pour
enfant et donc de l’idée préconçue de l’adulte de ce que l’enfant serait ou non capable
de comprendre et également ce qu’il devrait saisir. De nombreux critiques seraient donc
d’accord sur le fait qu’il faut aux enfants une écriture simplifiée, une narration
répétitive, le tout avec intention didactique et pédagogique. Cette répétition peut
cependant être considérée comme une marque de style.
Depuis la loi du 16 juillet 1949, il est clairement mentionné que les publications
de jeunesse ne peuvent en aucun cas favoriser des comportements délictueux ou
démoraliser la jeunesse. De ce fait, la littérature de jeunesse n’entre pas dans le domaine
de la liberté de la presse. C’est aux auteurs de trouver un compromis entre littérature
positive et littérature mensongère et complaisante. Ce cadre plutôt étroit a permis à
certains écrivains de trouver d’autres moyens d’interactions, ce qui se traduit dans
l’album par une complexité de sens, partagé entre l’image et le texte.
« Un livre peut être dit « pour enfant » lorsqu’il a été conçu dans cette intention ou l’est devenu
par l’usage »9. Cette définition ne manque pas de soulever la problématique d’un lectorat
enfantin actif qui s’approprie le texte et non plus passif et dépendant de la lecture de
l’adulte.
Dès lors, nous allons pouvoir passer en revue les spécificités qui pourraient
enrichir cette définition. En premier lieu, Alison Lurie met en exergue un autre versant
de la littérature enfantine : « Il nous faut également prendre au sérieux la littérature pour la jeunesse,
7 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,
Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2. 8 WESTIN, Boel, Vad är barnlitteraturforskning dans BERGSTEN, Staffan (dir.), Litteraturvetenskap – en
inledning, Lund, deuxième édition de 2002, p. 129-142. 9 JAN, Isabelle, La littérature enfantine, Paris, Les éditions ouvrières, 1984, p. 25.
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pour la bonne raison qu’elle est parfois subversive : ses valeurs ne sont pas toujours celles du monde
conventionnel des adultes »10
.
Dans une approche narratologique, Barbara Wall11
quant à elle met en évidence
trois traits principaux : au XIXe siècle, le phénomène de « double-adress », un niveau
de lecture pour enfant, un autre pour adulte.
Au XXe siècle, le « single-adress » qui ne s’adresse qu’à l’enfant et enfin un
dernier qui ne se limite pas à une période donnée, le « dual-adress » où un texte destiné
aussi bien à l’adulte qu’à l’enfant (avec par exemple : Alice au Pays des Merveilles).
En France, les définitions de la littérature enfantine sont avant tout historiques12
,
les présentations chronologiques sont nombreuses. La littérature enfantine est davantage
perçue comme un outil pédagogique que comme une littérature en soi. Un dossier
publié en 2002 de La Revue des livres pour enfants le souligne justement à l’heure où la
littérature enfantine entre dans les programmes scolaires de l’éducation nationale :
« Il reste beaucoup à faire pour qu’elle acquière une véritable légitimité, surtout au niveau de la
recherche et de la critique »13
.
Isabelle Nières-Chevrel parle de faire une place à la littérature de jeunesse dans
la littérature générale mais également dans la culture nationale, étant donné que :
« la littérature d’enfance construit un ensemble de références largement commun à tous les Français »14
.
Ce point sera développé un peu plus tard et sous-entend la présence d’un folklore
enfantin construit autour des comptines, des contes, des albums et de la bande dessinée.
Une intertextualité très présente dans les albums pour enfants. Les échanges entre
littérature pour enfants et pour adultes sont nombreux et complexes, cette littérature a
une valeur historique et littéraire intrinsèque, elle est l’image de son temps et de sa
jeunesse.
Toute la complexité du sujet étant de faire apparaître les qualités littéraires des
livres pour enfants. Cette littérature existe afin de forger une compétence et une culture
littéraire à ses jeunes lecteurs, sa qualité ne devrait être jugée que par rapport à
l’expérience qu’elle procure au-delà de la technique narratologique d’un récit, des
systèmes de personnages qui sont peu éloignés au final de la littérature pour adulte.
10 LURIE, Alison, Ne le dites pas aux grands, Paris, Rivages Poche, 1999, p. 9. 11 WALL, Barbara, The Narrator’s Voice; the dilemma of children’s fiction, New-York, St. Martin’s Press, 1991. 12 PARMEGIANI, Claude-Anne, Les petits français illustrés 1860 – 1940, Paris, Editions du cercle de la librairie,
1989 13 La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 50. 14 La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 52.
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Pour Vincent Jouvet, le « jeu lectoral » de l’adulte serait assez semblable à celui
de l’enfant : « Si la littérature générale sollicite l’enfant qu’on a été, c’est pour confronter cet enfant à
l’adulte qu’on est devenu ». Dans ses travaux, Vincent Jouvet tient compte du fait que les
compétences linguistiques, culturelles, cognitives de l’enfant sont moindres par rapport
à celles d’un adulte. Cependant, il considère que ce qui différencie réellement les deux,
c’est la capacité de l’adulte à prendre davantage de recul, grâce à son bagage culturel et
son expérience de la lecture. C’est cela qui rendrait la littérature pour enfants moins
importante pour les adultes mise à part pour son rôle d’évocation nostalgique de
l’enfance.
Pour en finir avec le rôle de l’adulte, Nathalie Prince souligne dans son
introduction15
de La littérature de jeunesse en question(s) qu’il n’y a pas de plus grand
problème lié à la littérature de jeunesse que le rôle de l’adulte. Un jeune enfant n’est pas
en mesure de lire par lui-même les textes qui lui sont adressés, c’est là une situation
contradictoire : l’adulte devient par la force des choses, l’objet éditorial de la littérature
d’enfance. Cela met en avant la fragilité du lectorat enfantin et son nécessaire
élargissement à l’adulte. C’est une situation originale où l’adulte qui n’est a priori pas
visé par la littérature doit pourtant en devenir le médiateur auprès de l’enfant. Il
participe, dit-elle, au contexte périlectoral16
plutôt que lectoral. Il lit à haute voix, il met
en scène l’histoire. C’est finalement lui qui acquiert le livre. Selon Nathalie Prince, la
littérature de jeunesse peut ainsi être considérée comme polyphonique17
, elle s’établit
dans un dialogue à trois voix – le lecteur, l’auditeur et spectateur, voir quatre voix avec
l’éditeur. C’est dans ce dialogue que la littérature d’enfance prend réellement forme,
l’enfant lit « par l’oreille » selon une expression de Mathieu Letourneux, l’enfant pose
des questions, interprète les images, ainsi l’histoire devient double, il y a celle qui est
racontée par l’adulte et celle qui est perçue par l’enfant.
Dans ce bref aperçu des spécificités de la littérature de jeunesse, nous avons pu
constater que ce terme n’a ni cohérence ni unité, aussi bien par son lectorat que par son
sens dédoublé pour séduire l’enfant et faire sourire l’adulte. Cette absence d’unité de la
littérature de jeunesse ne permettrait pas de l’évoquer comme une forme propre18
.
15 PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris,
Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 11. 16 Idem. 17 Idem. 18 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans PRINCE, Nathalie (dir.), La
littérature de jeunesse en question(s), Nathalie Prince (dir.), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 196.
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II. Les poétiques expérimentales
« Selon l’âge de [l’enfant], le livre prendra des formes différentes. On peut même remarquer que
plus l’enfant grandit, plus les livres qui lui sont destinés s’apparentent à ceux proposés à un adulte – et
plus il est petit, moins les ouvrages ressemblent à des « vrais livres »19
.
Nous pourrions dire sans trop de risque qu’à partir d’un certain âge, la littérature
de jeunesse se dilue dans la littérature générale… A ceci prêt, qu’un certain nombre
d’éléments caractéristiques restent typiques. Le support ainsi que l’image, comme nous
le verrons par la suite, font partie intégrante de l’expérimentation propre à cette
littérature, ils sont tous deux des caractéristiques essentielles de l’album. Mais on ne
peut nier également les procédés narratifs et poétiques de la littérature de jeunesse.
Ceux-ci affectent aussi bien le récit que la présentation, ils induisent des schémas
comportementaux, des gestes et une poétique spécifique qui dépendent en partie des
compétences du jeune lecteur.
A. Les poétiques expérimentales du récit
1. La répétition
« Là où l’image ou le livre objet défie la question du texte, la répétition sérielle ou cyclique
défierait la notion même de diégèse en niant la possibilité même de la surprise et de l’imprévisible20
. ».
Le processus de répétition se trouve dans un grand nombre d’ouvrages tels que
les cycles et séries de la littérature de jeunesses, parmi eux le Club des cinq ou Harry
Potter. Il s’agit d’un procédé de reconnaissance propre à cette littérature, l’enfant aime
reconnaître et retrouver ses personnages fétiches, des situations ou des intrigues
identiques. Toute une série : « d’éléments fixes qui traversent la diégèse et tendent à la
cristalliser21
».
Ce procédé de la répétition est très présent dans l’album de jeunesse dès ses
origines, qu’il s’agisse des aventures de Pierre Lapin de Béatrix Potter dès 1902 ou de
Babar de Jean de Brunhoff dès 1931. Par la suite, les exemples sont nombreux, il y a
quelques héros déclinés quasi à l’infini tel que Oui-Oui, Barbapapa ou Petit Ours Brun
19 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique in La littérature de jeunesse en question(s),
Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 194 20 PRINCE, Nathalie (Dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009,
p. 17. 21 PRINCE, Nathalie (Dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009,
p. 17.
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qui sont les invariants de multiples et diverses aventures, on les retrouvera également
dans d’autres médias sous forme de séries télévisées ou d’objets dérivés. Dans des
proportions plus modestes, on trouvera la série d’Ernest et Célestine de Gabrielle
Vincent qui compte une vingtaine d’albums. Le petit poisson Arc-en-ciel de Marcus
Pfister est le héros d’une dizaine d’albums, le Petit Ours de Martin Waddell et Barbara
Firth gambade dans cinq albums.
a. Les entrecroisements du XIXème siècle
La sérialité est présente dès les premiers développements de la littérature de
jeunesse identifiée comme telle, aussi bien dans les œuvres de la Comtesse de Ségur que
dans les romans de Jules Verne. Selon Anne Besson22
, le développement de ces
structures d’ensemble s’explique par les liens qu’entretiennent très tôt la littérature de
jeunesse et la littérature dite « populaire ». Il s’avère que ces deux littératures ont une
réelle proximité de fonctionnement. On y retrouve aussi bien l’utilisation de la
stéréotypie que les rebondissements faciles des feuilletons. Les contraintes de
fonctionnement sont dictées par une nécessaire adaptation à un public considéré comme
spécifique. Les formes à épisodes correspondent au tirage produit à cadence industrielle
pour un large public comme c’est le cas du roman-feuilleton qui apparaît dès 1830. Ce
rapprochement est d’autant plus réel quand en 1832, Honoré de Balzac, feuilletoniste
reconnu et Louis Desnoyers, collaborateur au Journal des enfants et auteur d’un des
premières romans jeunesses, La mésaventures de Jean-Paul Choppart, fondent la
Société des Gens de Lettres.
Cette littérature de séries et de cycles appartient à une longue tradition qu’Iori
Lotman appelle « l’esthétique de l’identité »23
. Mais cette « standardisation légitimée »
sera bientôt supplantée dans notre culture par le principe de l’originalité créatrice, une
conception qui apparaît dans le courant du XIXème siècle. Tout d’abord marginalisée,
cette « originalité » va devenir la clé de voute de nos arts actuels, au point d’exclure ou
22 BESSON, Anne, Du Club des cinq à Harry Potter in La littérature de jeunesse en question(s), Presses
Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 119. 23 « [D]ans l'histoire de l'art mondial, si on la prend dans toute son ampleur, les systèmes artistiques liant la valeur
esthétique et l'originalité constituent plutôt une exception qu'une règle. Le folklore de tous les peuples du monde, l'art
médiéval qui représente une étape historique universelle inévitable, la Commedia dell'arte, le classicisme – telle est la
liste incomplète des systèmes artistiques qui mesuraient la valeur d'une oeuvre non par la transgression, mais par
l'observance de règles déterminées. » (LOTMAN, Iouri, La structure du texte artistique, Gallimard, Paris, 1973, p.
396-397)
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mépriser tout ce qui se place dans une continuité. La littérature de jeunesse échappe de
peu aux critiques grâce à l’indulgence dont jouit l’enfance en tant que public.
b. Le « ronron de la redondance »
En 1976, Bruno Bettelheim initie des travaux en pédopsychiatrie, démontrant
dans sa psychanalyse des contes de fées que les jeunes enfants peuvent tirer un grand
profit psychique de la répétition d’histoires identiques. Ce qui finit par justifier
l’utilisation de la répétition au sein de la littérature de jeunesse. L’enfant trouve une
forme d’apaisement dans la répétition. Le fait de revoir des personnages connus et
aimés, vivants dans un univers familier, leur permet d’apprivoiser des peurs et de
construire des modèles de vie et de comportement. La redondance revêt également
d’une nécessité pratique dans la communication orale, elle permet la mémorisation.
L’enfant va aller jusqu’à réclamer à l’adulte de lui raconter encore et encore la même
histoire, il la connaît en tous points et c’est justement en cela que réside son plaisir :
« L’attrait du livre, le sentiment d’apaisement, de détente psychologique qu’il procure viennent
de ce que, au creux de son fauteuil […], le lecteur retrouve sans cesse ce qu’il sait déjà, ce qu’il veut
savoir une fois encore et ce pour quoi il a acheté le volume. Le plaisir de la non-histoire, si une histoire
est un développement d’événements nous menant d’un point de départ à un point d’arrivée auquel nous
n’aurions jamais osé rêver. Un plaisir où la distraction tient au refus du développement des événements,
au fait de se soustraire à la tension passé-présent-futur pour se retirer vers un instant, aimé parce que
récurrent 24
».
Il n’est pas seulement question de plaisir dans la lecture mais également
d’apprentissage. La redondance est la base de tout processus cognitif et c’est d’autant
plus important lorsqu’il s’agit d’un jeune esprit qui construit sa relation au monde et sa
personnalité. La répétition ne signifie pas non plus le refus du mouvement et de
l’évolution, de celle-ci naît la connaissance. Celle d’un texte répété bien sûr mais aussi
une intégration de tout ce que celui-ci peut apporter à l’enfant en termes de
connaissances et d’apprentissages. La répétition obtient dès lors une fonction
pédagogique importante. Ainsi, les différences et les répétitions semblent être devenues
indissociables, elles sont à l’image de besoins humains opposés mais néanmoins
nécessaires : la stabilité et l’apaisement d’un refuge et la liberté d’une évasion vers
l’inconnu. La littérature a la capacité d’offrir cette alternance.
24
ECO, Umberto, Le mythe de Superman dans De Superman au Surhomme, Paris, Grasset, 1993, p. 158.
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2. Stéréotypie et poétique de l’endémie
Dans le conte, la majorité des personnages sont archétypaux, ce qui signifie
qu’ils correspondent à des modèles, des images originelles qui appartiennent à
l’inconscient collectif. Elles peuvent s’intégrer aussi bien dans les mythologies que dans
les contes. C’est le cas par exemple de l’archétype de la dévoration personnifié dans la
tradition populaire par le loup, l’ogre ou la sorcière. Ainsi, il est généralement acquis
avant même de commencer un conte, que tel personnage est le héros et tel autre, le
méchant sans cœur puisqu’ils ont tous deux les caractéristiques qui correspondent à leur
archétype. Aujourd’hui, de nombreux auteurs s’emparent de ces préjugés et les
détournent pour conduire le lecteur loin des sentiers battus. En littérature de jeunesse, le
terme stéréotype est préféré par les chercheurs, plus vaste, il s’inscrit dans une société et
une culture propre.
Selon Hans Robert Jauss, tout texte qui paraît s'inscrit toujours dans un horizon
d'attente : « Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes antérieurs qui constituent le
genre, s'établit (...) suivant un processus (...) de création et de modifications permanentes d'un horizon
d'attente. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (...) tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec
lesquelles les textes antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées,
corrigées, modifiées ou simplement reproduites25
. »
Comme évoqué dans la citation précédente, les genres littéraires et les
stéréotypes sont étroitement liés, c’est en effet par la répétition d’une structure, de
motifs littéraires ou par la création de personnages types que vont naître peu à peu des
genres définis : le roman d’aventure, l’épopée fantastique, la fable, le roman policier,
etc. D’une œuvre littéraire à une autre, les auteurs vont se servir de ces stéréotypes afin
de s’inscrire dans un horizon d’attente. Grâce aux genres, le lecteur est un peu prêt sûr
que l’histoire qu’il va lire correspond, dans les grandes lignes, à ce qu’il attend de lui.
En outre, le stéréotype a un rôle dans l’apprentissage de la lecture, de la même
manière que la redondance est primordiale dans le processus cognitif, ce qui rejoint
ainsi notre point A-2. En apprivoisant les structures ou les personnages, le jeune lecteur
instaure une relation de connivence avec eux. Il est amené à les reconnaître, à les
comparer, à les apprécier. Ce qui facilite évidemment la compréhension des textes. Le
lecteur est déjà familiarisé avec la diégèse, ce qui simplifie le travail de l’auteur qui peut
25
JAUS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978, p. 50-51
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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aborder sa fiction sans se préoccuper de détails d’explications et de présentations
éventuelles26
. Il faut ajouter à cela le rôle de l’intertextualité et de la transmédiation
dans la propagation des stéréotypes à travers tous les médias, ils ne sont plus cantonnés
à la littérature de jeunesse mais prennent forme aussi bien au cinéma qu’à la télévision
que dans les jeux vidéos ou les jouets des jeunes lecteurs27
. Pour Nathalie Prince, il n’y
aura plus vraiment de commencement absolu ou de solution de continuité au sein de la
littérature de jeunesse, ce processus poétique de continuité ainsi que les évocations
stéréotypiques offriraient une sorte de cohérence interne, « un grand livre à systèmes, ouvert à
toute interaction28
… ».
Cette littérature stéréotypique va engendrer des codes, des références et des
automatismes poétiques perceptibles uniquement par les lecteurs familiarisés. De la
sorte, la stéréotypie des uns, va ainsi devenir l’hétérotypie des autres : l’utilisation de
ces références va provoquer une fermeture du lectorat, laissant de coté ceux qui ne
pourraient pas comprendre la culture évoquée. Une restriction qui se met naturellement
en place dès lors que l’on fait appel à une culture spécifique. C’est ce que Mathieu
Letourneux appelle la poétique de l’endémie.
3. L’album ou l’iconotexte : l’image narrative et signifiante
A l’heure actuelle, le terme album est encore et toujours ambigu de par sa double
signification. D’une part, il désigne les livres pour enfants dans lesquels l’image prime
sur le texte. D’autre part, il désigne ces livres où les effets de sens reposent sur des
interactions du texte, de l’image et du support. En France, l’album est fréquemment
considéré comme un sous-genre de la littérature enfantine, contrairement aux pays
anglo-saxons où il est davantage considéré comme une œuvre d’art. En outre, la
distinction entre l’album et le texte illustré y est faite par la prépondérance spatiale de
l’image par rapport au texte29
.
26 Par exemple, l’amateur de roman Fantasy est déjà familiarisé avec l’univers médiéval-fantastique et n’a pas besoin
qu’on lui explique ce qu’est un magicien ou un dragon. 27 Voir le point Culture de jeunesse et transmédiation. 28 PRINCE, Nathalie, Introduction in La littérature de jeunesse en question(s), Presses Universitaires de Rennes,
Rennes, 2009, p. 19. 29 EMBS, J-M et MELLOT, Ph., 100 ans de livres d’enfant et de jeunesse 1840 – 1940, Paris, Edition de Lodi, 2006
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
Cécile LENSEN 2012
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Il est bien plus, selon les mots d’Isabelle Nières-Chevrel, l’album de jeunesse est
un médium particulier, « une création pleine de la littérature pour enfants30
».
Pour Sophie Van Der Linden31
, l’album peut également accueillir une pluralité
de genres sans pour autant en être un identifiable. Elle considère celui-ci comme une
forme d’expression particulière, avec ses codes, son organisation interne qui le
différencie d’autres livres d’images. Dans Lire l’album, elle insiste sur la disposition en
double page, sur l’influence de la bande dessinée32
et évidemment sur la composition de
l’album et la place centrale offerte à l’image dans le schéma narratif33
. En 2001, dans
l’ouvrage How Picturebooks Works, Maria Nikolajeva et Carole Scott mettent en valeur
plusieurs catégories de « counterpoints34
».
- Le « Counterpoint in address », qui correspond à la situation du double
lectorat : “Textual and visual gaps are deliberately left to be filled by child and adult. In
our approach, we are not concerned about pedagogical or cognitive aspects of picturebooks,
that is, in questioning whether young readers understand different textual or pictorial codes,
or whether certain books can be used for educational purposes. However, we are interested
in the way picturebook creators handle the dilemma of the dual addressee in picturebooks,
and in the possible differences between the sophisticated and unsophisticated implied
reader35
”.
- Le « Counterpoint in style », lorsque mots sérieux et images ironiques se
font face – ou l’inverse.
- Le « Counterpoint in genre or modality », par exemple une image offrant une
vision d’un monde fantastique accompagnée d’un texte réaliste.
- Le « Counterpoint by juxtaposition », correspond par exemple à des
narrations parallèles.
- Le « Conterpoint in perspective, or point of view », la notion de qui parle
dans l’album lu ou regardé.
- Le « Counterpoint un characterization », comporte les différentes
descriptions écrites des personnages et représentations visuelles. Ainsi que
les personnages qui sont sur l’image sans être dans le texte.
30 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse. Paris, Didier Jeunesse, 2009, p.95. 31 VAN DER LINDEN, Sophie, Lire l’album, L’atelier du poisson soluble, Paris, 2006 32 Nous parlerons d’image séquentielle et de mise en page compartimenté. 33 Sophie Van Der Linden en définit trois, l’image isolée, l’image séquentielle et l’image associée. Pour plus
d’informations, voir Les différents statuts de l’image dans la partie Lexique. 34 NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, New-York et Londres, Garland Publishing,
2001 35 NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, op.cit. p.24.
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- Le « Counterpoin of metafictive nature », le terme est défini par Patricia
Waugh en ces mots : « Metafiction is a term given fictional writing which self-
consciously and systematically draws as an artefact in order to pose question about
relationship between fiction and reality. »36
- Le « Counterpoint in space and time » qui insiste sur la difficulté de
représenter le temps dans l’image ou de décrire les lieux dans le texte et qui
permet une combinaison texte-image.
Au final, nous pouvons constater que l’album est un véritable système cohérent à
trois dimensions, né de l’interaction entre le support, le texte et l’image37
. Tous
évoquent cette interaction particulière entre texte et image sous le terme d’iconotexte.
Un mot-valise forgé en 1985 par Michael Nerlich à la suite de nombreuses analyses
scientifiques dans le domaine de l’album et de la bande dessinée, il le définit comme
suit : « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de
fonction illustrative et qui –normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un livre38
». Cette
interpénétration entre deux éléments narratifs est aussi baptisée interdépendance par
Barbara Bader39
. C’est cette mise en résonnance qui permet de produire le sens : « Le
texte génère des images mentales et les images suscitent des mots40
».
Par exemple, les éditions illustrées des contes traditionnels sont bien des albums
au sens éditorial du terme, néanmoins le conte se suffit à lui-même. Le ou les
illustrateur(s) n’apporteront généralement qu’une lecture interprétative du récit. En
comparaison, les albums iconotextuels sont « des albums dont les liens entre le texte, l’image et
le support sont insécables. Rompre ces liens, comme on le voit fréquemment à l’occasion de rééditions
c’est détruire tout ou partie de l’œuvre41
». Comme le souligne Isabelle Nières-Chevrel,
l’album iconotextuel est la grande invention de la littérature d’enfance et de jeunesse.
Elle considère également que l’on peut légitimement parler d’un genre apparenté à la
36 WAUGH, Patricia, Metafiction : the theory and practice of self-conscious fiction, New York et Londres,
Routledge, 1984 37 VAN DER LINDEN, Sophie, L’album, entre texte, image et support dans La Revue des livres pour enfants, N°214,
décembre 2003, p.68. 38 NERLICH, Michael, Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La
Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy dans MONTANDON, Alain (éd.). Iconotextes. Paris : Orphys, Actes du
colloque international de Clermont, 1990, p. 255-302. 39 BADER, Barbara, American Picturebooks from Noah’s Ark to the Beast Within. New York : Macmillan Pub Co,
1976. Cité dans VAN DER LINDEN, Sophie. « L’album, entre texte, image et support » dans La Revue des livres
pour enfants, N°214, p.60. 40 DARDAILLON, Sylvie, Les albums de Béatrice Poncelet à la croisée des genres : Expériences de lecture, enjeux
littéraires et éducatifs, implications didactiques. Thèse de doctorat soutenue en 2009, p.71. 41 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 129.
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bande dessinée, mais néanmoins distinct. Dans ces iconotextes, on retrouve des albums
narratifs, des albums listes et parfois même des albums sans textes.
a. Le narrateur iconique
« Le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de réalité ; il actualise
l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter,
assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils
entretiennent42
».
En 2003, Stéphanie Nières-Chevrel forge les termes de narrateur verbal et
narrateur visuel43
. Il y a tout d’abord la notion de narrateur verbal, la parole est
généralement attribuée comme étant le mode d’expression du narrateur, celui qui narre
l’histoire et qui de ce fait, organise l’ordre d’entrée des informations. Le terme de
narrateur visuel est finalement jugé trop ambigu (« l’instance narrative ne perçoit pas :
elle ne voit pas, elle donne à voir44
») et est rebaptisé en 2009 par Cécile Boulaire,
narrateur iconique45
en référence à l’outil d’expression de celui-ci, l’image. Ce narrateur
est habituellement extradiégétique. C’est donc de ce dialogue entre le lisible et le visible
que nait l’information, l’histoire et les images mentales dans l’esprit du lecteur.
Pour Cécile Boulaire :
«[Le] frottement de ces deux instances, leurs divergences, leurs contradictions éventuelles,
provoquent cette mise en danger temporaire inhérente au pacte de lecture et à toute expérience esthétique,
celle qui suscite souvent le rire, parfois l’inquiétude ou le doute, et qui fait de la lecture (même d’un
album) une aventure au sens étymologique du terme : il va se passer quelque chose ».
42 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue des livres pour enfants, 2003,
n°214, p.75. 43 Elle se base ainsi sur les termes utilisés par les critiques anglais : « Verbal text » et « Visual text ». Les termes sont
utilisés pour la première fois dans : NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue
des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75. 44 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 119. 45 BOULAIRE, Cécile, Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques dans Le parti pris de
l’album ou de la suite dans les images, Université Blaise-Pascal, février 2009.
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b. L’image dans l’album
Dans les livres d’images, l’illustrateur obtient le rôle de narrateur visuel, c’est à
lui d’incarner et d’évoquer un présent qui doit également pouvoir se combiner avec les
différentes temporalités du texte. Par sa primauté spatiale, l’image est ainsi l’expression
dominante au sein de l’album. Pour certains, l’utilisation de l’image dans ces livres
n’est dû qu’à l’incapacité de l’enfant de lire par lui-même : afin de lui donner un accès
au livre avant son apprentissage de la lecture, ce prélangage46
de l’image semble idéal et
convainquant car accessible. Cette vision erronée ne tient pas en compte de la capacité
de l’image à transmettre le réel, elle permet de traduire celui-ci en scène, en signes47
:
« elle appartient au vaste domaine des représentations, c’est-à-dire à « ce qui se tient (sentis) devant
(prae) une nouvelle fois (re)48
». L’image est donc une réminiscence de la réalité, elle évoque
des objets en absence et en à l’avantage d’être persistante, elle offre une grande
autonomie culturelle par rapport au réel.
Il faut recourir aux techniques d’interprétation de l’image pour éclaircir les
rapports entre l’image, la fiction, la réalité, l’art du présent, celui du passé et faire la
distinction entre le figuratif, l’abstrait et le symbolisme. Selon Erwin Panofsky49
, il faut
suivre trois étapes afin d’analyse les images, tout d’abord il faut l’identifier, la décrire et
enfin, l’interpréter. Pour ce faire il faut faire appel aussi bien à l’iconographie qu’à
l’iconologie.
« L’image transcrit, traduit, illustre. En même temps, elle sélectionne, recompose, transpose en
un langage graphique, en fonction de codes qui lient l’auteur au lecteur ou à l’observateur. Dessin,
gravure sur bois, lithogravure, gravure au trait, eau-forte, aquarelle, peinture… […] tous ces genres, en
dehors des limites d’ordre technique propres à chacun d’entre eux, mettent en œuvre un système de notes,
clés, symboles, qui constituent un code de sens50
. »
Le rôle de l’image, au delà du fait de reproduire ou de laisser imaginer une part
de réel est de propager des clichés faisant potentiellement appel à des souvenirs, à un
46 DURAND, Marion, BERTRAND, Gérard, L’image dans le livre pour enfants. Paris, l’École des loisirs, 1975, p.
83. 47 Etymologiquement, l’image (du latin, imago) vient du verbe imitari (imiter), l’image est ainsi une forme de
retranscrite de la réalité. 48 MEUNIER, Christophe, L’album pour enfants, entre iconotextualité et représentations (en ligne), Les territoires de
l'album, publié le 17/01/12, (réf. 28/02/2012), disponible sur http://lta.hypotheses.org/31 49 PANOFSKY, Erwin, La Perspective comme forme symbolique. 1927, rééd. Paris, Éditions de Minuit, 1975. 50 Jean-Claude VATIN, « L’Égypte dans l’iconographie et la bande dessinée » dans VATIN, Jean-Claude
(dir.).Images d’Égypte. De la fresque à la bande dessinée. Le Caire : CEDEJ, 1991, p.15.
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passé commun, à une culture commune (comme nous le verrons dans la culture de
jeunesse) ou encore à des métaphores transmettant des concepts et des mythes. Dans
tous les cas, ces images véhiculées ne seront réellement perçues que par les groupes qui
sont capables de leur donner du sens. L’iconographie acquiert de ce fait un rôle
important d’identification au sein du groupe social et culturel donné (ce qui correspond
à la poétique de l’endémie selon Mathieux Letourneux).
c. La création d’une œuvre iconotextuelle
Il n’y a pas de profil type de créateurs d’œuvres hybrides : on peut aussi bien
trouver des œuvres qui sont le fruit d’une étroite coopération entre un écrivain et un
artiste, qu’un album né d’une seule et même pulsion créatrice. Certains créateurs, tels
Anthony Browne ou Claude Ponti, se sont révélés excellents dans cette double
compétence. L’artiste est en pleine possession de son œuvre, il répartit, consciemment
ou non, les effets de sens entre son texte et ses images. On a tendance à considérer que
les albums iconotextuels né d’un seul et même créateur sont plus harmonieux, que les
liens entre le texte, les images et le support sont plus étroits.
Dans le cas d’une collaboration choisie, les créateurs doivent tenter de travailler
en harmonie, en laissant de coté l’éventuelle crainte d’être « trahi ». L’illustrateur
travaille sur un texte antérieur et extérieur. L’écrivain quant à lui doit tenir compte du
fait que son texte sera illustré et qu’il va devoir partager les effets de sens dans le futur
livre.
d. La narration et la temporalité
On peut considérer que le narrateur iconique contribue largement à la création
d’une réalité illusoire, il permet d’actualiser un imaginaire et de persuader le lecteur de
ce qu’on lui raconte. Le narrateur verbal quant à lui permet, tout en racontant l’histoire,
d’assurer les liaisons causales et temporelles. En effet, lors de la lecture d’un album, on
peut s’interroger sur le rapport chronologique établit entre l’acte narratif et les
événements rapportés. Gérard Genette identifie plusieurs types de narration, certaines
sont présentes dans les albums.
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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- La narration ultérieure est la plus commune, l’histoire est raconté au passé.
Le recours au passé, quasi systématique, a fini par mettre en doute une
quelconque valeur temporelle pour devenir une marque de fictionalité. La
plupart du temps, il est impossible de savoir le temps qui s’est écoulé entre
l’histoire fictive, sa narration, et sa représentation visuel. C’est le cas
notamment dans Pompon de Géraldine Elschner et Joanna Boillat.
- La narration simultanée est un autre cas de narration présent au sein de
l’album. Le récit est conté au présent de l’énonciation, ce qui signifie que
lorsqu’on a affaire à un narrateur homodiégétique, le personnage vit son
histoire en même temps qu’il la raconte, ce qui est assez difficile à mettre en
œuvre dans l’album. Du point de vue d’un narrateur, celui-ci est
paradoxalement absent de l’histoire racontée tout en étant présent quelque
part dans l’univers représenté51
, ce qui correspond à un narrateur
extradiégétique.
Mais c’est au niveau du narrateur iconique que cette narration est la plus
utilisée, celle-ci nous vient de l’histoire de l’art : la narration simultanée de
la peinture médiévale. En effet, plusieurs temporalités peuvent se trouver
rassemblées dans une même image. Les mouvements ainsi décomposés font
de l’image une architecture du temps, où la même personne peut se trouver
juxtaposés à l’intérieur d’une même scène. On peut également retrouver dans
une même image des événements se produisant à des endroits différents mais
chronologiquement simultanés.
- Une troisième, la narration intercalée peut correspondre à certains rares
albums qui recourent à un narrateur verbal et iconique homodiégétique, sous
forme de journal intime ou de carnet de voyage avec des échanges
épistolaires.
L’image qui est par définition ancrée dans l’instantané du présent va se
combiner sans problème avec un texte malgré la multitude de temporalité possible :
l’image peut tout aussi bien correspondre à un présent d’énonciation qu’à l’image d’un
51
GENETTE, Gérard, Discours du récit, Editions Points, Paris, 2007
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lointain souvenir dont elle permet l’actualisation. Au final, au sein de l’album, les
narrateurs peuvent se combiner selon de multiples possibilités, offrant chacun une
vision de l’histoire et de ses personnage. Ce qui permet de dégager trois interprétations
possibles, l’une visuelle, l’autre verbale et la troisième à la jonction des deux
précédentes.
e. L’identification des narrateurs
Il paraît intéressant d’identifier à présent quelques cas de figures où nous
sommes confrontés à cette narration à la fois iconique et verbale. Nous allons donc
passer en revue quelques exemples :
- Un narrateur iconique et verbal extradiégétiques
Il semble qu’il s’agisse du cas le plus courant, le narrateur iconique est externe à
l’histoire racontée, les différents personnages sont ainsi présentés de l’extérieur. Ce type
de narrateur iconique est habituellement conjugué à un narrateur verbal également
extradiégétique. L’histoire se déroule sans que l’on perçoive de différences entre le
narré et l’iconique. De nombreux albums : Le carnet rouge de Benjamin Lacombe et
Agata Kawa, ou Pompon de Géraldine Eischner et Joanna Boillat, etc.
- Un narrateur iconique extradiégétique et un narrateur verbal
homodiégétique
Le narrateur iconique est externe à l’histoire mais se combine à un narrateur
verbal à la première personne. C’est le cas notamment dans Une histoire à quatre voix
d’Anthony Browne, Une journée sans Max de Martine Laffon et Fabienne Burckel ou
encore Jeu de piste à Volubilis de Max Ducos.
- Un narrateur iconique extradiégétique et des personnages théâtraux
Le narrateur iconique est externe à l’histoire mais il est associé à une forme
d’histoire dialoguée (proche du théâtre) avec de nombreux protagonistes. Le fait qu’il y
ait plusieurs personnages en « je » efface l’instance du narrateur verbal. Le rôle du
narrateur iconique est de contextualiser les protagonistes et leurs échanges. C’est le cas
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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notamment dans l’album Ernest et Célestine au musée et dans tous les autres albums de
cette série de Gabrielle Vincent.
- Un narrateur iconique intradiégétique et un narrateur verbal
homodiégétique
Le narrateur verbal à la première personne n’est jamais figuré par le narrateur
iconique, au contraire, celui-ci tend à montrer ce que le narrateur verbal perçoit, sous la
forme d’une vue subjective. C’est le cas notamment dans l’album Chez elle ou Chez elle
de Béatrice Poncelet. Dans une autre situation, la non-figuration du narrateur
homodiégétique correspond à un autre cas de figure, celui de la voix off du cinéma.
C’est le cas notamment dans La petite souris, la fraise bien mûre et l’ours affamé
d’Audrey et Don Wood.
- Un narrateur iconique et verbal homodiégétiques
Le narrateur verbal est également le narrateur visuel. C’est une situation plutôt
rare puisque difficile à mettre en œuvre dans les albums d’enfance. Par exemple, les
éléments iconographiques vont tenter de rappeler les protagonistes : lors d’un narrateur
enfantin, on utilisera le style graphique des dessins d’enfants par opposition au style
maitrisé d’un narrateur iconique sans identité.
Le cas le plus habituel de narrateur iconique est celui du carnet de voyage et de
croquis avec la présence d’écrits manuscrits, de dessins fait par le personnage narrateur.
C’est le cas dans Les derniers des géants de François Place ou dans L’Herbier des Fées
de Sébastien Perez et Benjamin Lacombe. Ce principe est souvent utilisé actuellement
dans des albums qui s’adressent plus particulièrement aux adolescents ou aux adultes,
ceux-ci évoquent des mondes fantastiques sous forme de ces carnets de voyages
contenant de nombreux dessins et annotations manuscrites, c’est le cas notamment
d’Ysambre de Mickaël Ivorra et Séverine Pineaux.
- Un narrateur iconique partagé et un narrateur verbal homodiégétique
Un autre cas particulier est celui où le narrateur verbal homodiégétique est
mentionné comme étant celui qui rédige le texte de l’album, celui-ci est reconnaissable
par une écriture manuscrite imparfaite, des annotations, etc. Ce n’est cependant pas lui
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qui « dessine » les images mais un narrateur iconique extradiégétique qui incarne les
scènes évoquées par le narrateur. C’est le cas dans Otto de Tomi Ungerer.
- Présence d’un narrateur iconique secondaire
Dans une situation classique de collaboration entre un narrateur iconique et
verbal hétérodiégétique peut apparaître un narrateur iconique secondaire incarné par un
personnage inopportun pour le héros de l’histoire : un intru de type petit animal, un
insecte, etc. Il n’est pas obligatoire à la compréhension de l’histoire et ne fait qu’ajouter
quelques faceties.
- Un narrateur iconique, sans narrateur verbal
Il s’agit des livres sans texte, seul le narrateur iconique est responsable de la
narration. Il est aussi bien responsable des relations de causalité que de la temporalité de
l’histoire. Tout doit être comprehensible (histoire, déroulement temporel) au premier
coup d’œil grâce à des effets purements visuels et une utilisation astucieuse du support.
Ces histoires sont habituellement linéaires. C’est le cas de la collection Histoires sans
parole aux éditions Autrement.
- Un narrateur iconique dominant et un narrateur verbal sporadique
Dans certaines situations, le narrateur iconique est dominant, il possède toutes
les clés de l’histoire, cependant à quelques moments, un narrateur verbal vient
reformuler, ponctuer l’image pour l’expliciter. C’est le cas notamment dans L’Orage
d’Anne Brouillard.
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B. Les poétiques expérimentales du livre
« Le format est partie intégrante et capitale d’un ouvrage, il est le territoire de l’action, il en
définit les limites52
».
En tant que territoire de l’action, le support est le troisième constituant des trois
dimensions de l’album53
avec l’image et le texte. L’objet-livre offre son espace aux
artistes, qui vont l’investir tout entier, de la couverture à la page de garde, en passant par
tous les feuillets et doubles pages qu’il contient.
Grâce à son support, l’album devient « un objet de tous les possibles54
».
Qu’il s’agisse des petits formats intimes ou des grands formats favorisant une lecture
d’échange, tous ces formats que nous allons modestement passer en revue offrent
d’infinies combinaisons aux artistes afin de donner vie à leur œuvre. Le choix d’un
format n’est pas anodin, il participe à la création d’un univers à part entière de par les
relations sémantiques qui se mettent en place avec la fiction. En parallèle du format se
trouvent également tous les décors paratextuels : la couverture, les pages de garde, la
page de titre. La couverture est le premier contact du lecteur avec le livre en tant
qu’objet, elle est le lieu de toutes les séductions, là où le contact va se nouer ou non
avec l’oeuvre. Les pages de gardes comme les pages de titres sont de plus en plus le
théâtre d’une introduction à la diégèse. L’artiste peut même commencer à raconter son
histoire, plongeant directement le lecteur dans son monde et dans son atmosphère.
Nous avons choisi de développer plus particulièrement les relations aux formats
et aux nouvelles technologies.
1. Albums : une histoire de formats
Le livre est un objet avant tout conçu pour porter du texte. C’est un empilement
de feuillets, des cahiers cousus ou collés, massicotés de l’autre coté. Cet empilement est
appelé « volume », celui-ci est traité différemment qu’il s’agisse d’un roman ou d’un
album. Dans un roman, la segmentation du texte en pavés typographiques n’a pas
52
ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 128. 53
NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal dans La Revue des livres pour
enfants, 2003, n°214, p.75. 54
MEUNIER, Christophe, L’album pour enfants, entre iconotextualité et représentations (en ligne), Les
territoires de l'album, publié le 17/01/12, (réf. 28/02/2012), disponible sur http://lta.hypotheses.org/31
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d’incidence directe sur le sens de l’œuvre, au contraire de l’album où la structure va
contribuer aux effets de sens.
Si les enluminures ornaient déjà les codex médiévaux, il faut attendre la moitié
du XIXème siècle pour voir l’image habiter les belles pages. Les illustrateurs et les
auteurs vont redécouvrir les possibilités qu’offre cet espace originellement prévu pour le
texte. Les explorations et expériences progressives montrent à quel point cette
cohabitation du texte et de l’image n’était pas une évidence. À la différence du livre
illustré où l’image est rare et subordonnée au texte, l’image au sein de l’album devient
prépondérante. Cette prééminence est d’abord spatiale mais peu à peu, l’image va
obtenir également un rôle dans la narration, elle acquiert une véritable dimension
expressive.
Le format comporte deux particularités ; tout d’abord, les dimensions de la
surface mais également la proportion entre largeur et longueur. Traditionnellement,
nombreux sont les ouvrages de la littérature générale publiés dans un rectangle vertical,
dans la lignée des anciens codex. Dans le domaine de l’album, deux grandes familles de
format se côtoient. Le format « à la française », continue la tradition des livres illustrés
qui font la part belle au texte imprimé et le format « à l’italienne », oblong qui met le
livre dans la continuité des carnets de dessins romantique.
Dès le début du développement de la littérature de jeunesse au XVIIème siècle,
le format classique est adopté, cette « rectangularité verticale » semble être la mieux
adaptée à la lisibilité du texte. Au départ, l’image ne va pas provoquer de changement
dans le format, mais peu à peu on va voir apparaitre des variations.
Les toys books font leur apparition en Angleterre vers la fin du XIXème siècle, il
s’agit de livres de petits formats qui fonctionnent selon une logique simple : de petits
livres pour de petites mains55
. Le premier de ce type est l’alphabet de Kate Greenaway
en 1885.
Les grands formats sont plus particulièrement dévoués à la littérature adulte, aux
beaux livres couteux prenant place dans de superbes bibliothèques. Il faut attendre Jules
Hetzel pour voir un album illustré de grande taille, Les contes de Charles Perrault
55
Catalogue de l’exposition Livre et enfance, entrecroisements, Morlanwelz, Atelier du Livre de
Mariemont, Editions Esperluète, 2008, p. 61.
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illustré par Gustave Doré en 1867. Quelques auteurs et illustrateurs vont permettre
l’installation définitive du grand format dans la littérature de jeunesse tel que le Babar
de Jean de Brunhoff.
Le format étiré verticalement voit le jour pour des histoires qui « s’envolent »
comme c’est le cas dans Tel Feng de Thierry Dedieu, où l’histoire tourne autour d’un
cerf-volant. Un autre exemple est Le forchette di Munari56
de Bruno Munari publiée en
1958.
Les formats paysages dit « à l’italienne » apparaissent également à la fin du
XIXème siècle. Ils permettent de faire évoluer l’histoire horizontalement, l’image
s’étale en longueur, permettant un langage de type cinématographique avec une
évolution chronologique et spatiale visible au premier coup d’œil.
Le format carré marque une rupture dans la tradition, il est tout d’abord utilisé
par les sociétés bibliophiles dans l’édition de carnets de dessins pour adulte et enfant.
Ce format marque l’entrée de l’album dans la modernité avec Macao et Cosmage ou
l’expérience du bonheur 57
du peintre Edy-Legrand. Ce format marque à sa manière le
changement de rapport entre le texte et l’image. Il faut attendre la fin du XXème siècle
pour que ce format soit popularisé par les éditions du Rouergue dont il est devenu la
marque de fabrique. Au fil du temps, il s’est banalisé au point d’abandonner toute forme
de visée esthétique.
La richesse des formats d’album ne s’arrête pas là, des artistes ont ajoutés des
formats ronds, des triangles ou d’autres ouvrages étonnants tels que Le livre en pente58
de Peter Newel paru en 1910 aux Etats-Unis. Le format en découpe est généralement
utilisé pour les jeunes enfants.
On peut également citer des styles de format importés d’autres cultures tels que
le leporello, un format dit en accordéon, à la manière des carnets chinois. C’est dans les
années 1960 que Warja Lavater créé une série de petits ouvrages illustrant des contes
célèbres tel que Le Petit Chaperon Rouge en 1965 et La Belle au bois dormant en 1982.
Elle choisit le format original du leporello: son album prend la forme d’une bande de
56 MUNARI, Bruno, Le forchette di Munari, Corraini, 1991 (éd. orig. publiée en 1958) 57 LEGRAND, Edy, Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur, Circonflexe, Paris, 2000 (éd. orig. publiée en
1919) 58 NEWEL, Peter, Le livre en pente, Editions Albin Michel, Paris, 2007 (éd. orig. publiée en 1910)
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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plus de quatre mètres constituant un vaste espace sans rupture, qui une fois replié en
accordéon peut aisément être tenu par les mains d’un enfant (15,8 x 10,2).
2. Formats : Les apports à la fiction
« Lorsqu’il s’agit des images d’un livre et de leurs affinités avec le texte, le format est un des
premiers points à déterminer59
».
Il y a une grande variété de formats dans la production actuelle. Certains auteurs
et illustrateurs choisissent volontairement leur format selon leur projet de fiction à la
manière d’un peintre qui choisit sa toile. Cependant, il est certain qu’une partie de la
production d’albums ne tient pas compte des relations sémantiques entre format et
fiction. Le format peut être imposé par l’éditeur pour des raisons pratiques ou parce que
ce format est l’image commerciale d’une collection.
Dans son introduction à la littérature de jeunesse60
, Isabelle Nières-Chevrel
avance l’idée que le format entre en relation sémantique avec la fiction développée au
sein de l’album. Elle fait notamment le parallèle61
entre la série de petits livres de
Béatrix Potter, Pierre Lapin, et les grands formats de Jean de Brunhoff, Babar. En
observant plus précisément certains albums, on peut conclure, en effet, que certains
formats sont plus propices que d’autres à certaines fictions.
Si la mise en page conditionne l’album, elle n’est plus forcément unique au sein
de celui-ci. A une époque on conservait la même mise en page tout au long d’un livre,
or actuellement, on peut trouver plusieurs types de mises en page au sein d’un même
ouvrage62
. Ces mises en page ne sont pas propres au format, même si certaines seront
peut-être privilégiées dans certains cas, comme la dissociation au sein du format « à la
française » ou la conjonction dans le format carré.
59 ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 82. 60 NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier Jeunesse, Paris, 2009, p. 121. 61 L’univers de Béatrix Potter est peuplé d’animaux de petites tailles (souris, lapins, etc.) à l’image du format, alors
que l’éléphant Babar de Brunhoff prend place dans un grand format. 62 Sophie Van Der Linden définit quatre types de mise en page : l’association, la dissociation, le compartimentage et
la conjonction. Pour plus d’informations, voir Vocabulaire de la mise en page dans la partie Lexique.
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
Cécile LENSEN 2012
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a. Le format rectangulaire
Le format rectangulaire dit « à la française » est le plus courant dans le domaine
de l’album, il est très varié et reste le plus polyvalent. Le format habituel est plus ou
moins proche du format A4 (21 x 29,7 cm), il peut être utilisé pour toutes sortes de
fiction. En outre, l’utilisation de la double page permet d’obtenir un format carré ou
oblong.
On constate que selon les proportions entre la hauteur et la largeur adoptées par
les créateurs et les éditeurs, l’album va mettre plus en avant le texte à la manière d’un
livre illustré ou au contraire, mettre l’image à l’honneur.
Dans L’heure bleue63
(21,5 x 29 cm), le format est clairement plus haut que
large. Les auteurs ont réussi à utiliser au mieux toutes les possibilités offertes par ce
format. Il s’agit d’un récit de voyage contemplatif et littéraire. D’une part, les auteurs
utilisent le format oblong de la double page afin de mettre en scène les paysages
panoramiques qui défilent devant le train, les images sont à fond perdu et sans texte.
Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans la vision contemplative de paysages d’un autre
temps évoqués par les gravures du XVIIIème siècle. D’autre part, la partie plus
particulièrement littéraire ressemble à un livre illustré.
Dans L’Herbier des fées64
(28,5 x 31,5 cm), le format est à la limite du format
carré. Plusieurs types de mise en page se côtoient également. La majorité du temps,
l’image est sur la belle page, mise en valeur dans une composition centrée à fond perdu,
l’illustrateur utilise des gros plans pour présenter la faune féerique, jouant avec les gros
plans afin de renforcer l’impression de microcosme. Il utilise également la double page
pour des plans panoramiques sans texte afin d’accentuer les moments contemplatifs de
l’histoire.
63 SCOTTI, Massimo, MARINONI, Antonio, L’heure bleue, Editions Naïve, Paris, 2009 64 PEREZ, Sébastien, LACOMBE, Benjamin, L’Herbier des fées, Editions Albin Michel, Paris, 2011
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Dans Une ferme d’autrefois65
, Philippe Dumas réinvente ce format en le plaçant
dans une « rectangularité horizontale », la reliure sur le dessus. Cela donne un livre à
double panorama où l’on voit l’évolution de la ferme au fil des saisons.
Ce qui est particulier à ce format est cette alternance de mises en page que l’on
constate dans une majorité d’ouvrages récents. Celle-ci est permise par la grande
polyvalence du format rectangulaire. Ce format rectangulaire est propice à toutes sortes
de fictions, lui qui était dévoué à l’origine à la littérature écrite a parfaitement réussi sa
« reconversion » en album.
c. Le format oblong
« Pour un de mes albums, je voulais avant tout donner une impression de déplacement dans
l’espace, de fuite en avant. Pour ce faire, j’ai choisi des proportions moyennes pour le livre lui-même,
mais à l’intérieur l’image occupe […] la largeur entière de la double page […].[…]avec pour effet
accessoire celui d’inciter le regard du lecteur à parcourir lui aussi une plus grande distance dans le
livre66
».
Le format oblong est souvent choisi pour développer des histoires où le
mouvement est mis à l’honneur tel qu’on peut le voir dans Boreal Express67
de Chris
Van Allsburg. Ce format permet le déploiement des panoramas enneigés de ce long
trajet vers le royaume de Noël.
Le format oblong permet la suggestion d’une évolution temporelle rapide
comme c’est le cas dans Victor Hugo s’est égaré68
de Philippe Dumas, où le personnage
décrit une histoire avec une certaine exaltation. Dans Boreal Express, les mouvements
rapides du traineau du père Noël sont élégamment mis en valeur par le cadrage en
plongée qui ne donne à voir que quelques morceaux de l’engin qui traverse la double
page. Dans le livre Toi ! L’artiste !69
de Kathrin Schärer, le format oblong permet de
suggérer à nouveau l’avancée rapide d’un train dans une ville, donnant un effet presque
cinématographique à ce défilement de fenêtres.
Le format oblong permet également une vision théâtrale, simulant le cadrage et
la scène. Les personnages peuvent y entrer ou en sortir à leur guise comme c’est le cas
65 DUMAS, Philippe, Une ferme d’autrefois, Ecole des loisirs, Paris, 2010 66 ELZBIETHA, L’enfance de l’art, Editions du Rouergue, Paris, 1997, p. 82. 67 VAN ALLSBURG, Chris, Boréal-Express, L’école des Loisirs, Paris, 1986 68 DUMAS, Philippe, Victor Hugo s’est égaré, L’école des loisirs, Paris, 1986 69 SCHÄRER, Kathrin, Toi ! L’artiste !, Editions Kaléidoscope, Paris, 2010
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de Parci et Parla70
de Claude Ponti. La délimitation fonctionnelle peut elle-même
devenir la limite d’un espace figuré. Dans Ernest et Célestine au musée71
de Gabrielle
Vincent, on retrouve l’emploi de la page comme scène ainsi que l’utilisation de la
délimitation fonctionnelle. La souricette cherche Ernest a travers le musée dont chacune
des pièces est présentée dans un cadre. Elle évolue au sein de ce lieu gigantesque, les
espaces blancs de la page forment parfois même les murs qui séparent les deux héros.
L’auteure utilise de larges vignettes pour découper l’action lors de la course poursuite :
on se retrouve face à une forme de story-board.
A la fin de sa vie, Gabrielle Vincent va déployer toutes les possibilités de ce
principe du storyboard dans un autre album, Un jour un chien72
. Un album sans texte
avec un dessin réduit à sa plus simple expression, celui d’un trait vif. L’action est
découpée en mouvement dans un récit poignant qui se passe parfaitement de
commentaire.
Dans leur collection des Histoires sans parole, - qui compte dix-huit ouvrages à
l’heure actuelle - les éditions Autrement, vont entériner le concept d’album story-board.
Les scènes se déploient d’une page à l’autre sous forme de crayonnés dynamiques et
colorés comme c’est le cas dans La course au renard73
de Géraldine Alibeu.
En résumé, l’album de format oblong est particulièrement efficace lorsqu’il
s’agit d’histoire de voyages ou de découvertes. La double page permet de donner vie à
un large espace intérieur ou extérieur. Ce format incite également le regard du lecteur à
parcourir une plus grande distance dans le livre. En outre, les grands formats impliquent
une lecture partagée, l’enfant n’est tout simplement pas à même de tenir le livre seul. Le
lecteur adulte tient le livre ouvert, il en tourne les pages tandis que l’enfant-lecteur
regarde : il « lit » les images ou « lit par l’oreille » selon les termes de Mathieu
Letourneux. Et fait non négligeable, cette posture à deux lecteurs favorise les situations
d’échanges entre enfant et adulte.
70 PONTI, Claude, Parci et Parla, L’école des loisirs, Paris, 2004 71 VINCENT, Gabrielle, Ernest et Célestine au musée, Editions Duculot, Paris, 1985 72 VINCENT, Gabrielle, Un jour un chien, Editions Casterman, Paris, 1999 73 ALIBEU, Géraladine, La course au renard, Editions Autrement, Paris, 2004
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d. Le format carré
Ce sont habituellement des plasticiens, des photographes et des designers qui
utilisent le format carré. Ce qui donne à penser que ce format est privilégié par des
personnes qui se préoccupent plus particulièrement du visuel et du formel. Grâce à ses
proportions géométriques parfaites, il est en effet propice à de nombreuses
expérimentations. Ce format permet également une prise en main aisée par un lecteur-
enfant, il facilite les manipulations sollicitées par les mises en page complexes, par
exemple le fait de pivoter l’ouvrage pour le lire.
Au sein de l’album, l’utilisation du format carré permet de nombreuses
compositions fortement inspirées des cadrages photographiques, on peut notamment
citer l’utilisation du parallélisme, des constructions en diagonale et des éléments coupés
par le cadre.
Le format carré permet une utilisation simple de la règle des tiers. Cette règle va
renforcer l’harmonie des compositions, et par extension, ce format va permettre la mise
en valeur de compositions centrées, symétriques et/ou géométriques
Dans un album, le format carré est propice à une vision globale de la page
puisqu’il ne définit pas un sens de lecture préférentiel. Il peut aisément devenir un
format oblong grâce à l’utilisation de la double page. Cette grande variété de
compositions qui est offerte aux artistes permet de mettre en évidence des portraits, des
compositions centrées ou géométriques mais n’exclut pas pour autant une vision
panoramique de l’histoire.
Dans Morse où es-tu ?74
de Stephen Savage, les compositions sont géométriques
et épurées, les personnages sont représentés par des formes géométriques et des aplats
de couleurs. L’album est, en outre, sans texte, ce qui renforce la volonté d’un langage
narratif propre à l’image.
Au sein des collections, les albums de format carré sont donc souvent ceux qui
font la part belle à l’image, ils sont très graphiques, très proches des expérimentations
de l’art contemporain et de la publicité. Les éditions du Rouergue qui se sont servi de ce
format comme marque de fabrique en sont le plus bel exemple.
74 SAVAGE, Stephen, Morse où es-tu ?, L’école des loisirs, Paris, 2011
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e. Le format en découpe
Ils sont tellement particuliers et spécifiques que nous n’en dirons que quelques
mots. Ils sont bien plus liés à leur fiction que tous les autres formats et pour cause, ils
ont généralement une forme qui est en lien direct avec l’histoire, voir qui participe à
celle-ci. Les fictions sont simples, car il implique de construire le récit ou un discours en
images à partir de cette unique forme. Ce sont généralement des albums pour les tout-
petits.
Un des premiers livre en découpe est Passe passe passera qui a été publié en
1890. Celui-ci est présenté sous la forme d’un agrume, cet album est un petit bijou
créatif, il fait partie d’une série de livres-jeux pour les jeunes enfants créés par Louis
Westhausser75
, éditeur de la Nouvelle librairie de la jeunesse.
Pour un exemple plus récent, Le bocal de Sushi de Bénédicte Guettier76
reprend
bien évidemment la forme d’un bocal de poisson rouge, l’image épouse parfaitement les
contours. Le résultat est que le jeune lecteur a l’impression d’observer directement
Sushi s’y mouvoir.
3. Matérialité et technologie : les apports à la fiction
Dès le début de l’invention de l’album, les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs
ont fait preuve d’une grande inventivité pour rendre le livre toujours plus attrayant pour
le lecteur. Cette séduction s’est, en partie, traduite par l’évolution et par la sensualité du
support matériel. A l’heure actuelle, les moyens offerts par l’utilisation de l’ordinateur,
de l’appareil photographique, du scanner, des presses toujours plus pointues, ainsi qu’un
grand choix de matériaux et techniques disponibles, permettent aux artistes de pousser
toujours plus loin l’expression.
En premier lieu, il me semble important de parler du livre animé, afin d’éviter
toute confusion. Il est aussi appelé livre à système ou pop-up, le livre animé est presque
aussi vieux que l’album lui-même. Dès le départ, au XIXème siècle, des éditeurs ont
créé des livres-jeux d’une grande ingéniosité, utilisant des rabats, des tirettes, des
disques et des jeux de calques... Le nom de pop-up vient des scènes qui se déploient en
75 Catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter & Cie, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Seuil /
Bibliothèque Nationale de France, 2008 76 GUETTIER, Bénédicte, Le bocal de Sushi, Editions Casterman, Paris, 1996
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trois dimensions à l’ouverture du livre, on obtient alors de véritables livres dynamiques.
Ce sont des ouvrages ludiques, voire pédagogiques, qui jouent sur l’effet de surprise,
ainsi que sur les diverses manipulations demandées aux lecteurs. On les qualifie très tôt
de livre-objets, puisqu’il faut réaliser différentes manœuvres afin que l’animation
insuffle une autre vie au texte et à l’image. Ils sont, la plupart du temps, considérés
comme des livres de la petite enfance. Il est important de noter que ces livres étaient
rares et coûteux, on est encore loin de la diffusion de masse qu’atteindront les albums
actuels. Une diffusion de masse qui ne sera possible qu’avec l’évolution technologique
et la réduction des coûts d’impression.
Les livres qui vont suivre ne sont pas des pop-up, leur structure est généralement
identique à n’importe quel album composé d’une couverture et de folios papiers.
Ils ne se déploient pas dans l’espace en trois dimensions à la manière d’un livre à
système. Ce sont juste des albums qui bénéficient de toutes les évolutions
technologiques actuelles. Des moyens qui sont offerts aux auteurs afin de leur offrir une
plus grande expression artistique et littéraire. Ceux-ci explorent de nouveaux
agencements ou des nouvelles techniques ayant un seul point commun, leur support : la
feuille de papier. Et à ce propos, la grande variété de supports papier, actuellement
disponibles à l’impression, offre un avantage non négligeable.
L’album du XXIème siècle s’adresse définitivement à nos sens. Il devient une
véritable œuvre d’art en deux ou en trois dimensions, des livres qui ne s’adressent plus
seulement à l’enfant mais également aux amateurs de beaux objets.
a. Gravure et découpe laser
Cette technologie a d’abord été développée dans le cadre de la gravure sur bois
ou sur métal, elle s’est ensuite démocratisée et son intérêt dans le milieu de l’édition est
bien vite devenu une évidence. La gravure ou découpe laser est un processus qui
s'effectue sans contact avec la matière. Le support n’a pas besoin d'être fixé pendant la
gravure.
Le laser permet la création de motifs et de dessins d’une grande précision, sur supports
papier et fins cartonnages, un peu à la manière d’un canivet. Cependant, la finesse de
diamètre du laser et sa flexibilité permettent des découpes inaccessibles aux techniques
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
Cécile LENSEN 2012
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traditionnelles77
. Cela permet de nouvelles et nombreuses applications, couplées à une
forte amélioration de la flexibilité des tirages. Il faut toutefois nuancer, seules les
grandes maisons d’éditions telles qu’Hachette ou Le Seuil, peuvent se permettre des
ouvrages aussi complexes.
Il est difficile de savoir quand cette technique a été utilisée pour la première fois
dans un album ou simplement sur une couverture. En juin 2008, Françoise Mateu,
directrice du Seuil Jeunesse parle des nouveaux médias :
« Nous nous intéressons plutôt aux nouvelles techniques telles que la découpe au laser. Nous
n’avons pas encore de concurrents sur cette technique, en tout cas au même niveau de précision. Nous
sommes très à l’affût de nouveaux procédés de fabrication qui vont servir un projet particulier.78
»
Cette technologie serait donc antérieure à 2008 où les éditions Seuil jeunesse
éditent Les fables de La Fontaine illustrées par Thierry Dedieu79
.
En 2010, Guillaume Guilloppé sort Pleine Lune80
, édité chez Gaultier
Languereau. L’histoire se passe dans une forêt méridionale, l’auteur a donné vie à une
série d’animaux sous la forme de dentelles de papier. Tout l’attrait du livre se trouve
dans les jeux de contrastes entre l’ombre et la lumière, provoqués par des motifs noirs
sur fond blanc, et vice et versa. L’histoire s’articule autour d’un jeu de cache-cache
entre ceux qui voient et ceux qui sont vus. Une idée parfaitement rendue par les
découpages qui dévoilent ou dissimulent tour à tour les créatures nocturnes. En 2011,
Plein Soleil81
, du même auteur fait son apparition, un ouvrage qui reprend le principe
des illustrations épurées, découpées dans le papier, mais cette fois, en noir et or.
L’auteur nous promène dans une mystérieuse savane.
Maintenant, est-ce que ces albums auraient eu autant d’impact sans l’utilisation
du laser ? Ont-ils réellement gagné en expression grâce à cette technologie ? Si ces
albums avaient eu des illustrations à fond perdu, chaque double page aurait été un
univers clos dédié uniquement à un animal. Alors qu’ici le découpage permet le mystère
et laisse l’imagination vagabonder. Chaque page tournée est une devinette et une
77 Point-to-paper, (en ligne), (réf. 19/01/2012), disponible sur http://www.pointtopaper.com 78 DUPOUEY, Paul, Seuil Jeunesse et Le Sorbier : des projets automnaux ambitieux et la lutte contre les stéréotypes.
Entretien avec Françoise Mateu et Caroline Drouault, (en ligne), Ricochet Jeunesse, (réf. 19/01/2012), disponible sur
http://www.ricochet-jeunes.org/magazine-propos/article/12-seuil-jeunesse-et-le-sorbier 79 DE LA FONTAINE, Jean, DEDIEU, Thierry, Les fables de La Fontaine, Seuil Jeunesse, Paris, 2008 80 GUILLOPPE, Antoine, Pleine Lune, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, 2010 81 GUILLOPPE, Antoine, Plein Soleil, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, 2011
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découverte : et après ? A qui appartiennent ces yeux ? Qui est donc caché dans ce sous-
bois ? C’est en instaurant ce mystère et ce questionnement que le livre devient
intriguant, là où autrement il n’aurait peut-être été qu’une sorte de bestiaire de nos
régions. Le dernier album de 2011 ayant bénéficié de cette technologie est le Petit
théâtre82
de Rebecca Dautremer. L’auteure a superposé des scénographies, des décors et
des personnages issus de ses albums, afin de créer un paysage changeant au fur et à
mesure que l’on tourne les pages. Livre-jeu, livre-théâtre, flip-book… L’ouvrage
compte plus de 190 pages découpées avec une précision incroyable. Peu de texte, juste
quelques citations, le petit théâtre est avant tout un déclencheur d’imagination, un appel
à créer de nouvelles histoires. C’est un livre avec une véritable profondeur de champ,
une plongée dans un univers ludique et coloré à partager entre un enfant (soigneux !) et
un adulte.
b. La mise en valeur : verni sélectif, embossage et marquage à chaud
Ces différentes techniques ont d’abord été utilisées pour mettre en valeur les
titres des ouvrages ou des éléments d’illustrations que l’on souhaitait mettre en valeur
sur les couvertures. Elles sont très utilisées dans le packaging ou dans le domaine de la
publicité. Leur premier rôle est de rendre attrayant, d’accrocher le regard afin de vendre.
Ces techniques peuvent cependant avoir un rôle actif et plus seulement
cosmétique dans l’album. Dans l’album De quelle couleur est le vent ?, Anne Herbauts
a voulu réaliser un livre : « où tout n’est pas dit dans l’image et dans le texte, mais qu’il y ait une
partie tactile, […] l’image est incomplète, il faut lire (les images) avec les mains»83
. Ainsi, le verni
sélectif recrée des textures différentes au toucher, met en avant des éléments
transparents « comme le vent ». Il faut chercher, regarder et surtout toucher pour
percevoir toutes les nuances du livre. Les découpes dévoilent et mettent en exergue des
éléments de l’image ou du texte. Même la contrainte technique de l’embossage est
utilisée pour montrer les deux faces d’une même pièce, « d’un coté un chien embossé, de
l’autre un loup, qui donneront chacun un avis différent et nuancé, sans pour autant tomber dans
l’opposition»84
.
82 DAUTREMER, Rebecca, Le petit théâtre de Rebecca, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Paris, Novembre
2011 83 Entretien avec Anne Herbauts, (en ligne), leshistoiressansfin.com, 31/03/2011 (réf. 19/01/2012), disponible sur
http://www.dailymotion.com/video/xhwcdn_anne-herbauts-de-quelle-couleur-est-le-vent_creation 84 Idem.
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c. Calques et pelures
Si l’utilisation du papier calque ou de la page en plastique transparent n’est pas
neuve, elle était, la plupart du temps, utilisée dans le domaine éducatif et pédagogique.
C’est le cas de la collection Mes premières découvertes chez Gallimard jeunesse qui
existe depuis plus de vingt ans. Ces livres permettent toujours aux jeunes lecteurs de
découvrir l’intérieur et l’envers des choses. Cette technique a mis du temps à être
adaptée à la fiction, quelques albums commencent à présent à montrer l’étendue des
possibilités de cette technique dans la narration.
Parmi ceux-ci, la très récente adaptation d’Hänsel et Gretel85
de Sybille
Schenker. Ce livre pourrait être cité dans toutes les autres innovations techniques
développées ici, on y trouve du découpage laser, du verni sélectif ainsi que de nombreux
calques. Mais c’est l’utilisation de ces derniers qui reste la plus remarquable dans cet
exemple. A un moment donné, les calques sont multipliés afin de reconstruire la
progression des deux enfants dans les bois jusqu’à la maison de la sorcière. Les calques
permettent de recréer aussi bien le mystère que la confusion des deux enfants avançant
péniblement à travers les broussailles.
Comme on a pu le voir au fil de ces exemples, la technologie utilisée
intelligemment peut apporter plus qu’un bel esthétisme et qu’un chiffre de vente. Dans
les mains d’artistes, elle peut apporter une intensité aux histoires qui n’auraient peut-
être pas été possible autrement. Elle amène le lecteur à voir le livre autrement : un objet
à part entière qui s’adresse aux sens. Cela permet également à l’enfant de manipuler le
livre, d’entrer plus intensément dans son histoire. Sa curiosité en est d’autant plus
aiguisé que l’on place des énigmes et des surprises sur son chemin. Il peut supposer,
jouer, découvrir ce qui se cache derrière les superpositions. Au final, la grande force de
ces techniques est peut-être d’installer un voile de mystère, un petit quelque chose
d’intriguant qui amène les lecteurs à s’émerveiller. Un réel déclencheur
d’imagination…
85
GRIMM, SCHENKER, Sybille, Hänsel et Gretel, Mine éditions, Paris, 2011
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d. Frédéric Clément
Cet auteur a toujours utilisé des moyens techniques à l’image de ces albums :
différents. Il a été un des premiers à réaliser des albums d’un genre nouveau, des objets
inclassables. Frédéric Clément, auteur et illustrateur, réalise bien souvent des livres
poétiques et sophistiqués. Dans plusieurs des albums qu’il a illustrés, l’artiste réalise des
montages mêlant des dessins, des peintures et des objets en trois dimensions tels que des
fleurs ou des insectes. Comme il est impossible de scanner une composition en trois
dimensions, il doit recourir à la photographie. Ces photographies deviendront, à
proprement parler, les illustrations des albums. En 1999, il réalise Muséum86
. Ce livre
est composé majoritairement de photographies de compositions et d’objets réalisés par
l’auteur. Malgré l’utilisation de quelques feuilles de papiers pelures, la sophistication de
cet album vient surtout de sa mise en page complexe qui recrée le carnet de voyage d’un
entomologiste : les fleurs comme les insectes sont en trompe-l’œil. L’album est, en
outre, présenté dans un magnifique coffret en carton donnant l’impression d’une boîte
en bois flotté. En 1999, la création de ce type d’album est toujours rare et coûteuse. On
parle de livre-objet dans le Marie-Claire de décembre 1999 ou encore d’objets non
identifié et infiniment séduisant dans le journal La Croix du 11 décembre 199987
. Ce
type d’albums est peu habituel à la fin du XXème siècle, les critiques cherchent de
quelle manière qualifier ces livres plus complexes qu’à l’accoutumée.
Dix ans plus tard, Frédéric Clément réalise les illustrations de Bashô, le fou de
poésie88
. Sa technique de prédilection n’a pas changé, il réalise toujours des montages
en trois dimensions qui sont photographiés par Vincent Tessier afin de servir
d’illustrations. Ici, ces illustrations sont réalisées à l’aide d’une méthode complexe à
base d’huile et d’acrylique sur papier imbibée de cire d’abeille. Le papier de l’album,
brute aux grains apparents et à l’odeur forte a été soigneusement choisi89
, le livre en
apparence simple, possède de nombreux rabats, le format du livre (17 x 31,5 cm)
rappelle un format d’estampe japonaise tel que l’hashira-e. Tout cela participe à la
lecture et l’impression d’authenticité qui se dégage de l’ouvrage.
86 CLEMENT, Frédéric, Muséum, Petite collection d’ailes et d’âmes trouvées sur l’Amazone, Albin Michel, Paris,
1999 87 Nous n’avons pas retrouvé les références exactes de ces petites critiques, elles sont cependant disponibles sur le site
de l’auteur : CLEMENT, Frédéric, Site personnel de l’artiste, (en ligne), Frédéric Clément, (réf. 16/01/2012),
disponible sur http://www.fredericlement.net/presse/muse-press.htm 88 KERISEL, Françoise, CLEMENT, Frédéric, Bashô, le fou de poésie, Albin Michel, Paris, 2009 89 L’ouvrage est imprimé sur du papier Apollo Ivory 120 grammes.
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III. Culture de jeunesse et transmédiation
« [La culture de jeunesse est] fondée sur une série de signes qui dépassent largement les
frontières propres à chaque médias : les œuvres mettent en valeur leur cohésion culturelle, en empruntant
constamment aux thèmes et aux stéréotypes des autres médias90
».
Au XXIème siècle, il devient difficile d’envisager l’album et par extension la
littérature de jeunesse sans les inscrire dans un environnement, des valeurs et des
références qui leur sont propres. De ce fait, l’intertextualité est en train de devenir une
caractéristique majeure de cette littérature. Mathieu Letourneux va plus loin dans cette
idée en évoquant l’idée d’une transmédiation91
. Bien que non spécifique à la jeunesse, la
transmédiation est parfaitement mise en valeur dans ce contexte, aussi bien au niveau de
la quantité qu’au niveau de la qualité. Elle s’inscrit, également, dans la culture de masse.
Chaque mass-média – cinéma, littérature, jeux-vidéos, etc. - va réinterpréter à l’infini
des sujets et des thèmes stéréotypés. Peu à peu, ces références et ces codes vont
persister, permettant la naissance d’une culture de jeunesse propre. A travers ce prisme,
le jeune retrouve ses personnages fétiches et ses univers préférés tout au long de ses
livres et de ses films, il peut même incarner ses héros dans ses jeux, électroniques ou
non. La naissance de cette culture de jeunesse s’insère en grande partie de ce que Pascal
Durand qualifie de culture médiatique, dont il donne une définition en trois parties :
« Par « culture médiatique », on peut entendre au moins trois choses. Premièrement, […] des
produits culturels mis en forme par et pour leur support d’inscription et de diffusion. Deuxièmement, une
culture médiatique spécifique à un média en particulier, […] un appareil médiatique, qui va acquérir une
influence suffisante pour faire office d’axe de diffusion. Troisièmement et plus largement, l’existence
d’une culture médiatique vue et vécue comme un système de représentations dans l’élément duquel
baigneraient nos sociétés modernes. […] donnant aux individus l’impression d’être entouré par
l’information au jour le jour 92
».
A partir de ces trois définitions, il est possible de mettre en exergue certaines
caractéristiques de la production et de la consommation culturelle au sein de la
littérature de jeunesse et plus particulièrement de l’album.
90 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en
question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 188. 91 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en
question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 185. 92 Cette définition est issue du cours: Les cultures de masses de Pascal Durand, en 2010.
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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C. Un support et ses contraintes
Dans le premier cas, les œuvres culturelles sont considérées comme des
produits, leur conception dépend du support et des contraintes qui lui sont liés. C’est le
cas notamment d’œuvres construites autour d’une innovation technologique tels que les
films à effet spéciaux et en 3D. Ces réalisations sont formatées afin de correspondre au
mieux à leur développement commercial. C’est le cas de l’adaptation du livre du
Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, qui a été produit en un film, un jeu vidéo et
ses dérivés marketing.
L’album de jeunesse peut se glisser sans ambages dans ce contexte qui met en
valeur les œuvres, et plus particulièrement les produits culturels qui sont mis en forme
pour un support de diffusion propre. Ces œuvres fondent leur pouvoir de séduction sur
l’usage qu’elles font des possibilités offertes par le média en question, comme c’est le
cas au cinéma avec les effets spéciaux ou en architecture avec les matériaux : l’album a
également ce type de relation au média. Il y a inévitablement les contraintes que
représentent le fait de s’adresser à un enfant : l’enfant n’a pas la même manière de
manipuler un livre qu’un adulte. Ainsi, toute une série d’ajustements inspirés par le
lecteur vont être réalisés, bousculant au passage quelques conventions qui régissent
l’univers du livre. Ainsi, on voit apparaître les livres en carton, les livres de bain en
plastique, des livres en tissu lavables. Ces œuvres vont se construire essentiellement en
fonction de leur support. Dans certains cas, certes extrêmes, le support l’emporte
réellement sur le contenu – comme c’est le cas pour les livres de bain.
Cependant, ce n’est pas l’apanage des livres pour les tout-petits, c’est également
présent dans l’album des 8-12 ans, ce principe est baptisé par Mathieu Letourneux, le
support virtuose : L’album de jeunesse ne s’efface pas devant le texte, au contraire du
livre pour adulte qui se fond dans une forme conventionnel. L’album échappe aux
dimensions traditionnelles pour s’habiller de nombreux formats et les nouvelles
technologies de l’édition achèvent d’offrir aux livres pour enfants de nouvelles
possibilités d’expression, faisant du livre un objet manipulable et transformable à
l’envie par les créateurs qui redéfinissent de jour en jour ses limites. Cette poétique du
support sera développée plus en détail dans le chapitre suivant.
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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D. Une culture propre à un média
Dans le second cas, il s’agit d’une culture propre à un média particulier :
télévisuelle, littéraire, cinématographique. Chacune d’entre-elles peut être considérée
comme une culture médiatique à part entière. Il est bon de rappeler qu’un media
désigne avant tout un support de diffusion de l’information, un moyen pour l’homme de
communiquer avec ses semblables. Un certain nombre de contraintes techniques sont
liées à celui-ci et elles influencent forcément la manière dont le média va effectuer sa
transmission : on ne transmet pas les informations et les émotions de la même manière
avec un livre, un film, un tableau ou une musique. Il s’agit bien de quatre médias qui
donnent chacun une interprétation différente d’une même chose : le monde.
En 1968, Marshall McLughan écrit cette phrase désormais bien connue : « Le
média est le message93
», ce qui signifie, en fait, que le message est construit autant, si ce
n’est plus, par le média que par l’émetteur. Si on considère maintenant que chaque
média a une culture spécifique, celle-ci serait liée au caractère irréductible de son
langage. A première vue, la littérature de jeunesse n’est pas un média spécifique, on ne
pourrait donc pas parler de culture médiatique. Cependant selon Mathieu Letourneux,
certains éléments méritent d’être approfondis. Les canaux de diffusion de la littérature
de jeunesse sont différents de ceux de la littérature générale. Des éditeurs se sont
spécialisés dans la jeunesse et les éditions généralistes ont créé des collections pour
l’enfance, certaines librairies se spécialisent et globalement les livres sont généralement
dans des rayons à part de la littérature générale. Ces différences de terrain mettent en
évidence que bien que la littérature de jeunesse conserve le support du livre, les
variations qu’elle propose sont telles qu’elles ont donné naissance à un domaine à part
entière du champ littéraire qu’on ne peut confondre avec la littérature adulte.
Ces variations dépendent en grande partie de l’âge du destinataire, le livre
évolue selon les compétences présumées du petit lecteur. Jusqu’à ses six ans environs,
l’enfant ne sait pas lire, sa relation au texte est indirecte puisqu’il faut qu’un adulte lui
raconte l’histoire ; l’image quant à elle lui est déjà accessible. L’album s’adresse ainsi à
un destinataire dédoublé. Les auteurs auront tout intérêt à proposer un livre contenant
différentes approches et expériences, en fonction du degré de compréhension : plus
l’enfant grandit, plus ses ouvrages se rapprocheront de ceux des adultes. Cet écart
93
MCLUHAN, Marshall, Pour comprendre les médias, Le Seuil, Points, 1968.
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fondamental entre le lecteur enfant et le lecteur adulte induit un mode de diffusion
particulier du discours qui affecte la nature même du média ; l’album n’a pas grand
chose de commun avec ce que l’on associe traditionnellement au livre. Il est tout à la
fois imagier et « partition destinée à servir de support à la voix du conteur »94
. Par conséquent,
l’album associe deux langages indépendants, il les met en présence et les fait dialoguer,
créant du même coup un troisième langage hybride porteur d’un sens nouveau. Une
troisième voix qui naît de cette relation particulière entre le texte et l’image qui oscille
entre la complémentarité et l’opposition des informations. En définitive, la littérature de
jeunesse et plus particulièrement l’album développe une communication complexe
basée sur un dialogisme permanent entre les langages picturaux, verbaux, oraux et
écrits.
A cette place de médiateur que tient l’adulte, s’ajoute celle de prescripteur, ne
serait-ce déjà que par le fait que l’enfant n’est pas autonome financièrement. Dès lors,
éditeurs comme auteurs vont devoir s’adresser en premier lieu aux adultes. Par
conséquent, les adultes influencent bon gré mal gré cette culture de jeunesse, ils
interviennent directement ou indirectement dans le processus de réalisation et de
communication. Ils médiatisent, ils transmettent la parole d’un auteur également adulte.
La transmission est un fait central dans la littérature de jeunesse, que cela soit d’un
savoir, d’une morale, de valeurs ou de culture. Ces valeurs sont majoritairement issues
du monde adulte. Il existe bien une culture de jeunesse mais il est important de ne pas
perdre de vue l’influence du monde adulte sur elle. Les adultes transmettent dans leurs
ouvrages la vision qu’ils ont de l’enfance, de ce qu’elle devrait être, de son rôle et de sa
relation à l’adulte. Cette ambigüité est à l’origine du double lectorat.
94 LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans La littérature de jeunesse en
question(s), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 195.
Transmédiation et double lectorat dans l’album contemporain de jeunesse
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E. Une culture multimédiatique et transmédiatique
Le troisième et dernier cas est le plus vaste, cette dernière définition peut inclure
les deux autres. Le terme de culture médiatique ne sert plus uniquement à définir la
relation à un média, mais le relations aux médias en tant que système globalisant et la
relation entre les médias. Pour Daniel Hade, une fiction à succès doit pouvoir se
décliner sur de nombreux supports95
- ce que nous appelons la multimédiatisation.
Certaines œuvres littéraires mondialement connues ont ainsi été déclinées dans d’autres
médias comme c’est le cas pour le cycle d’Harry Potter ou l’album de Chris Van
Allsburg, Le Boreal Express. Il va plus loin, pour lui, la longévité d’une fiction dépend
de la capacité de la marque à être déclinée. La fiction de jeunesse -et surtout ses
personnages- deviennent par conséquent une marque à l’instar de Nike vendant ses
licences à des sous-traitants : une peluche associée à un personnage de livre va véhiculer
tout un condensé de valeurs, d’idées et de sentiments qui sont propres au personnage
dont elle est inspirée. Elle devient un des multiples moyens d’accès à la fiction, l’enfant
peut d’ailleurs découvrir l’univers livresque à partir de ce même jouet. Cette vénalité
peut paraître choquante, cependant cette commercialisation est vitale à la culture. La
transmédiation est la garantie d’une survie économique dans un contexte de
médiatisation de masse. La littérature va tirer parti du succès des autres médias,
notamment grâce aux novellisations96
inspirées de jeux-vidéos ou de films connus.
Pour Bertrand Ferrier, cette multimédiatisation optimise l’exploitation d’une
marque et plus intéressant encore, la cible soit disant jeunesse va permettre « de
développer des produits fédérateurs ou transgénérationnels »97
qui réunissent tous les médias
possibles et plus particulièrement les médias audio-visuels qui deviennent, bon gré mal
gré, une sorte de garantie de qualité pour le livre. Dans ce contexte, c’est bien
évidemment la littérature qui subit de plus en plus l’influence des autres médias, elle n’a
plus une position dominante et prescriptrice au niveau de la consommation culturelle.
De ce fait, la lecture est devenue une pratique culturelle parmi d’autres.
95
HADE, Daniel D., Des histoires qui sont aussi des marchandises, dans DOUGLAS, Virginie (dir.), Perspectives
contemporaines du roman pour la jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2003, p.47-48. 96 Ces romans permettent de combler les manques des récits initiaux et de faire plonger le jeune lecteur dans son
univers de prédilection. On se retrouve à nouveau dans un processus répétitif où les livres donnent la possibilité de
retourner encore et encore dans un univers apprécié. 97 FERRIER, Bertrand, Décliner pour progresser : 25 stratégies multimédiatiques dans l’édition pour la jeunesse,
Strenæ (En ligne), mis en ligne le 21 juin 2011, (réf. 15/02/2012), disponible sur http://strenae.revues.org/286
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Selon Daniel Hade, ces « histoires et marchandises réunies construisent peu à
peu leur propre mythologie » : en effet, il ne faut plus seulement s’intéresser à la seule
œuvre fictive mais aborder celle-ci à travers les séries intertextuelles et architextuelles
dont elle émane. Ce qui comprend aussi bien les intertextes issus d’autres œuvres
médiatiques traditionnelles (livres, cinéma et télévision), les intertextes issus de support
mixte mi-jeu et mi-fiction narrative (jeux vidéo ou jeux de rôle) et les produits ludiques.
Ces produits ludiques convoquent implicitement ou explicitement un imaginaire narratif
issu des intertextes ou architextes empruntés aux fictions narratives des médias
traditionnels et cela afin d’orienter les activités et les jeux du jeune consommateur.
Selon Stig Hjavard, il s’agit d’un « processus de médiatisation et de narrativation des
jeux et des jouets contemporains98
». Le jeu s’inspire des fictions et des productions
médiatiques en générale et en génère à son tour. Selon Kendal Walton, ces jeux et jouets
qui investissent le domaine des fictions narratives portent en eux les germes de
nombreux scénarios intertextuels qui peuvent indiquer les usages fictifs possibles des
jouets (les pirates évoquent les récits d’aventure, les princesses, les contes de fées). Par
conséquent, l’enfant réinterprète à sa manière, dans ces histoires et ses jeux, ces codes et
ces stéréotypes.
F. L’impact et les influence(s) sur la littérature de jeunesse
L’influence des médias peut se situer à plusieurs niveaux dans la littérature de
jeunesse : à travers les thèmes privilégiés, les structures de récits, les conventions ou
encore les pratiques narratives ou stylistiques. On parlera notamment d’écriture
cinématographique ou photographique. Dans le domaine de l’album, cette transposition
s’effectue principalement au niveau de l’image. Cette influence est aisément perceptible
dans l’album du XXIème siècle, les illustrateurs s’inspirent, pour leurs compositions,
des langages cinématographiques et photographiques – les différents cadrages : champ,
hors champ, décadrage, plongée, contre-plongée, etc. Ils insufflent du mouvement dans
les livres en détournant les principes du story-board. Il n’est pas rare que les
compositions varient d’une double page à l’autre. Ce principe est bien sûr accentué par
l’intégration du texte à l’image dans certaines compositions.
98
HJARVARD, Stig, From Bricks to Bytes : The Mediatization of a Global Toy Industry, Ib Bondebjerg
et Peter Golding, European Culture and the Media, Bristol, Portland, Intellect Books, 2004.
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Cette nouvelle culture de jeunesse s’incarne également dans l’album grâce à la
pratique de l’intertextualité, celle-ci n’est pas neuve mais la transmédiation a accentué
le phénomène et lui a ouvert d’autres portes. Les albums sont à l’image de leur temps :
les valeurs, la conception de l’éducation et de la culture passent dans le récit.
L’illustration quant à elle incarne son époque et se fait le miroir des mouvements
artistiques. Dans l’image des albums, on ne trouve pas seulement les goûts et les
tendances mais également le quotidien et ses objets proches de l’enfance : vêtements,
livres, jouets, ustensiles, produits de consommation… C’est le cas notamment dans Jeu
de piste à Volubilis99
de Max Ducos où l’on trouve aussi bien des références à l’art
contemporain, des magazines de mode et des produits de beauté clairement identifiables
dans la salle de bain de la maison. Le fait de trouver des objets de grande consommation
ou des références à une culture médiatique de masse est assez récent et peut sembler
typique du XXIème siècle. Il n’est pas rare de trouver des objets et de jouets à l’effigie
d’un personnage de film ou de dessins animés au sein des illustrations, ils sont bien
souvent là pour rappeler à l’enfant son environnement proche. C’est le cas notamment
dans Cerise Griotte100
de Benjamin Lacombe où l’on peut reconnaître des jouets à
l’effigie des personnages connus des enfants tels que Sally, Totoro ou Doris101
. Dans
Blaise et le château d'Anne Hiversère de Claude Ponti, la dernière double page
comporte un nombre incalculable de personnages du monde de l’enfance issus de tous
les médias possibles102
. Cette double page montre à elle seule une majorité des
personnages marquants de la culture de jeunesse de la fin du XXème et du début
XXIème siècle. Ce qui nous met devant un principe inhérent aux références : leur
temporalité. Il est à fort à parier que certains personnages ne seront plus identifiés par
les enfants dans quelques années car le contexte aura changé.
D’un point de vue social, cette culture de jeunesse permet au préadolescent et à
l’adolescent une identification sociale et culturelle qui peut lui sembler primordiale.
Certaines œuvres sont plébiscitées par le groupe et participent à sa cohésion. Cette
volonté d’avoir une culture commune et familière avec les autres ainsi que l’intérêt
prononcé pour un type de récit donné, contribue à escamoter l’unité des œuvres narrées.
99 DUCOS, Max, Jeu de piste à Volubilis, Paris, Editions Sarbacane, 2006 100 LACOMBE, Benjamin, Cerise Griotte, Paris, Seuil Jeunesse, 2006 101 Le personnage de Sally du film Nightmare Before Christmas de Tim Burton, le personnage de Totoro du film
éponyme d’Hayao Miyazaki et le personnage de Doris, du Monde de Némo des studios Pixar. 102 Parmi ceux-ci : Frankenstein, la Princesse des Mots-tordu, Astérix et Obélix, Pingu, Pierre Lapin, Calimero,
Dumbo l'éléphant volant, Charlie Chaplin, le Magicien d'Oz, Denver le dernier dinosaure, Babar, Mario Bros,
Superman, Dragon Ball Z, Harry Potter, Les Simpson, Yoda, ... et beaucoup d’autres.
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Cela au profit des relations entre les œuvres et entre les médias. Le jeune ne va plus
forcément chercher une œuvre pour ses qualités intrinsèques mais surtout pour le plaisir
d’un récit stéréotypé et l’identification sociale qu’elle lui apporte. Ce qui peut se
traduire par l’importance de certains genres populaires tels que la science-fiction ou la
bit-lit103
qui a réunit des milliers de lectrices autour de romans tel que le cycle Twilight
de Stephenie Meyer qui a, par ailleurs, été adapté au cinéma. Cette vague paranormale
et vampirique a, en outre, donné naissance à de nombreux romans et plusieurs séries
télévisées (True Blood de HBO et Vampire’s Diaries de CW).
De ce fait, Bertrand Ferrier considère que l’impact de la multimédiatisation
s’incarne en trois principes : la littérature de jeunesse doit être conforme, générale et
plastique. Une fiction peut être considérée comme conforme s’ils respectent les cadres
moraux et sociaux acceptables par le plus grand nombre, ce qui est en ligne direct de la
loi du 16 juillet 1949. La fiction doit également être générale, ce qui signifie qu’elle doit
convenir à un double public : elle ne doit exclure aucun consommateur potentiel.
Pour Bertrand Ferrier, de plus en plus de fiction feignent de ne pas s’adresser à la
jeunesse, tentant ainsi de sortir du cadre d’une éventuelle simplicité enfantine dite
débile par l’auteur, tout en restant conforme à ce que l’on attend d’une fiction pour la
jeunesse. On demande donc à la fiction enfantine de rester souple et plastique, d’être
pour la jeunesse mais pas tout à fait ou pas seulement. La fiction devient malléable et se
doit d’échapper autant que faire ce peu du support cliché. La transmédiation qui a lieu
entre le livre d’enfant et le reste des médias montrent le potentiel qui s’y cache : que
cela soit à travers des films, des novellisations, etc.
La dernière particularité qui émane de cette transmédiation est : l’adulte, un
enfant comme un autre. Depuis quelques années, les produits transgénérationnels jouant
le jeu de la nostalgie et de l’enfance perdue se font de plus en plus nombreux. Cela se
traduit au niveau éditorial par la volonté de se faire rencontrer tous les âges dans des
ouvrages toujours plus nombreux, mais également par une grande proximité dans les
logiques commerciales développée pour les enfants et les adultes et pour finir, par une
grande capacité à décliner les produits. De moins en moins d’auteurs et d’éditeurs
opèrent une distinction nette entre les fictions pour la jeunesse et celles pour les adultes.
103
Bit-lit se traduit littéralement par littérature mordante. C’est un genre de roman d’amour et de fantasy urbaine
réunissant une héroïne humaine en prise avec des créatures surnaturelles et fantastique telles que des vampires ou des
lycanthropes.
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Ce qui est particulièrement visible dans certains albums- le livre de jeunesse par essence
- qui devient dès lors inclassable pour les libraires, puisqu’il n’y a pas (encore)
officiellement d’albums pour adulte. Pour Bertrand Ferrier, ce n’est pas une bonne
nouvelle, cela signifie surtout que l’on néglige la « spécificité de l’horizon de réception
constitué par les jeunes lecteurs104
» et cela renvoi à un signe d’infantilisation générale
de la société. A tel point qu’il devient difficile de voir la différence entre les fictions
tous médias confondus car si « tout le monde continue à parler d’enfants et
d’adultes105
», on ne prête pas attention au fait que ces « appellations ne renvoient plus à
rien de connu106
».
104 FERRIER, Bertrand, Décliner pour progresser : 25 stratégies multimédiatiques dans l’édition pour la jeunesse,
Strenæ (En ligne), mis en ligne le 21 juin 2011, (réf. 15/02/2012), disponible sur http://strenae.revues.org/286 105 Idem. 106 Idem.