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LA VIE RETROUVÉE A Aurore, encore, toujours 1

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LA VIE RETROUVÉE

A Aurore, encore, toujours

BARRIER Nicolas4 Allée du Bois Chaudron27000 Evreux02 32 39 24 33

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06 78 85 32 [email protected]

Préface

Qu’est ce que la vie, sinon une succession d’épreuves ? Chaque jour ici passé est un combat qu’il nous faut mener à son terme, afin de pouvoir jouir du lendemain. Bien que nous ne disposions pas toujours des armes nécessaires afin de terrasser l’ennemi, qui à chaque fois prend une nouvelle forme, il nous faut lutter néanmoins.

C’est ce que j’ai voulu raconter ici. L’histoire d’un homme quelconque qui se bat malgré tout ce qu’il subit, et qui prend la vie comme elle vient, avec ses hauts et ses bas.

J’ai parfois voulu en finir. Mais je me suis rendu compte de tout ce qu’une existence peut nous apporter. Il y’a des peines bien sûr, mais aussi des joies. Il y’a les pleurs mais il y’a aussi le rire.

Prenons la vie le cœur léger, et sourions, dansons, chantons tant que nous le pouvons encore…

Chapitre 1

Un voile noir m’entoure à présent, plus profond encore que celui qui me suit depuis mes 18ans. Je meurs. Je m’allonge sur mon lit, et repense à ce que fut ma vie. Du moins à partir de ma seconde naissance, celle qui a fait de moi l’être que je suis aujourd’hui. Puisque je n’ai plus mes yeux, c’est au travers de mes doigts et au travers du reste de mon corps que je vais vous décrire mon histoire.

Il est 17 heures. Nous avons fini les cours. Mon bus doit arriver dans une vingtaine de minutes. Nous discutons devant la salle de classe de l’année à venir avec notre professeur de chimie, ce dans quoi nous nous sommes engagés, la classe préparatoire. Deux années pour les plus chanceux, trois années en général, d’intense travail, de sacrifice, pour devenir ingénieur, chercheur, enseignant. Le professeur nous conseille sur la façon de nous organiser, nous souhaite bon courage et nous nous séparons. Je me sépare du groupe d’élèves, pour faire un détour par les toilettes. En me rapprochant de la porte fermée, j’entends des bruits étranges, comme des bruits de lutte. Je saisis la poignée et ouvre la porte.

Ce que je vois me cloue sur place. Aurore, une fille de ma classe, la plus belle selon moi, est plaquée contre le mur par Julien, la brute épaisse du lycée. Julien est ce que l’on peut appeler un colosse. Il mesure un mètre quatre vingt pour 70 kilos et fut rugbyman dans sa jeunesse. Aurore essaie de se débattre tant bien que mal, mais Julien l’empêche de se détacher du mur en lui tenant fermement les épaules. « Lâche-moi connard tu me fais mal ! ». Il dit en riant : « Allez je sais que tu aimes ça ! » Il me semble qu’ils ne m’ont pas aperçu. Je réfléchis rapidement afin de savoir si c’est un jeu ou pas. Finalement je décide que ce que je vois, ce n’est ni plus ni moins qu’un vulgaire macho qui s’en prend à une fille seule. Alors je prends la décision qui a définitivement changé le cours de mon histoire. J’interviens, bien que face à lui, je n’ai aucune chance de m’en sortir.

« Alors Julien, tu es si moche que tu es obligé de forcer les filles à te regarder ? » Il se retourne brusquement et me lance « Toi le nain casse toi ou ce sera ta fête. » Je décide de jouer la provocation afin qu’il ne s’intéresse plus à Aurore mais se concentre sur moi. « Je

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serai curieux de voir ça ! » Ca marche. Il se retourne et se dirige vers moi, le regard noir. « Tu vas voir fils de pute. ». Puis, accompagnant ses mots, il me lance un coup de poing en direction de mon visage. J’attrape son bras afin qu’il ne m’écrase pas le nez et je contre attaque en lui lançant un coup de pied dans l’aine, aussitôt suivi d’un coup de poing à la mâchoire. Il tombe sur le sol. Je me dirige vers Aurore et lui demande si elle va bien. Je reçois comme seule réponse : « Ouais ca va mais j’aurais pu m’en sortir toute seule ! » Puis elle s’en va. Je me penche vers Julien, qui essaie de se relever et je lui dis : « A l’ avenir sois plus prudent. Ne juge pas une personne sur son physique. Ce n’est pas parce que l’on est « nain » que l’on ne peut pas se défendre. » Puis je me dirige vers la sortie. Il lance dans mon dos, sur un ton glacial « Tu vas me le payer ducon ! Tu vas me le payer ! » 60 ans après j’entends encore ces mots résonner dans ma tête.

Le centre ville est sous la pluie. Le temps est comme suspendu. Bien que je me sois montré stoïque face à Julien, je suis complètement retourné. Mes jambes tremblent et des larmes coulent de mes yeux, mon corps est secoué de spasmes dus à la colère, et à la peur. Je vois mon bus, mais je décide de ne pas le prendre et de rentrer sous la pluie, afin de me calmer. L’eau s’abat sur mon visage, libératrice. Je passe devant le cinéma, puis entame la côte. Je décide de la grimper par les escaliers, que j’avale en courant. Arrivé au sommet, je suis épuisé, mais serein. Je continue ma route en pensant aux mots d’Aurore. Elle est injuste. Je pense l’avoir sorti d’une situation délicate et elle ne m’a même pas remercié. Je me demande bien ce qu’il faut que je fasse pour avoir un peu de reconnaissance. Les seuls amis que j’ai sont ceux qui ne comprennent pas les cours et qui ont besoin d’aide. Je suis en quelque sorte un pigeon, un bon samaritain. Trop bon. Mais trop bon, trop con comme on dit. Je ne sors quasiment jamais de chez moi, sauf pour aller au cinéma avec mon frère qui a deux ans de moins que moi. Je n’ai pas de véritable ami.

Une fois arrivé chez moi, je dis bonjour à ma famille, mon frère, ma sœur, mes parents, puis rentre dans ma chambre pour travailler. Toujours. C’est ce qui se passe tous les soirs depuis je ne sais pas combien d’années. Je suis quelqu’un de plutôt solitaire, j’aime le silence, j’aime l’isolement. Peut-être est-ce parce que je me sens de toute façon seul que j’ai appris à l’aimer. Puis vient l’heure du dîner. Je raconte ma journée, distraitement, en omettant volontairement l’incident de la fin de journée, afin de n’inquiéter personne, puis je retourne dans ma chambre une fois que j’ai fini de manger. Il est dix heures et demie lorsque je me couche enfin, mais je ne trouve pas le sommeil. Des crises d’angoisses me reviennent. Je pense à ce que demain pourrait me réserver. J’ai peur de retourner en cours demain. Si jamais Julien décide de se venger ? De nos jours, on est capable de tuer pour une tondeuse à gazon alors, pour une mâchoire abîmée, tout est envisageable. J’arrive finalement à me convaincre que je suis capable de me défendre, et m’endors. Je ne sais pas que demain, je ne serai plus jamais le même.

Dans le bus qui doit m’amener au lycée, je ressens la même boule au ventre que la nuit dernière. Je me dis que j’aurais bien fait de tomber malade, et l’idée que l’élève sérieux que je me force à être pense à sécher les cours me fait sourire malgré moi. Aujourd’hui la journée va être longue. J’ai deux heures de maths et deux heures de physique ce matin, et cette après-midi, j’ai trois heures de TP de chimie. Je déteste les TP de chimie parce que je suis très maladroit, et il ne se passe pas un TP sans catastrophe.

Devant la salle, je sens les regards des amis de Julien qui me toisent. Je garde ma peur pour moi, et essaie de paraître aussi rassuré que je suis effrayé. En revanche je ne vois nulle part Aurore. Puis Julien arrive, et il se plante devant moi. Je lève les yeux et les plante dans les siens. Il a la mâchoire un peu enflée Je lis la colère et la haine dans son regard. Finalement il décide de s’en aller. Je me sens soulagé d’un grand poids, mais j’ai le sentiment que cette

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histoire n’est pas finie. La matinée s’écoule lentement, les minutes glissent, plus ennuyeuses les unes que les autres. Puis vient le midi. Le self est toujours aussi bruyant, les élèves rient, se disputent, parlent de tout mais surtout de rien. Je m’assois à une table, seul, et mange en silence. Je mange très vite à la cantine, puisque je ne mange quasiment rien. Après avoir fini, je vais au CDI, comme tous les midis, afin de m’adonner à ma passion, la lecture.

Je trouve la lecture passionnante, car c’est un moyen très efficace pour s’évader. On n’est limité, lorsque l’on écrit, que par sa propre imagination, et non par un budget comme dans le cinéma par exemple. La force de la lecture réside aussi dans le fait que deux lecteurs lisant le même livre ne s’en font pas la même idée. On n’imagine pas les personnages de la même façon. C’est pour ces différentes raisons que j’adore autant lire. Je ne suis attaché à aucun type de livre, je lis autant la poésie que les œuvres philosophiques, je dévore autant les romans que les livres politico-historique. Il est vrai que j’ai un petit faible pour les romans policiers. Je les aime parce que les auteurs rivalisent d’intelligence dans la création de leurs intrigues. Aussi la lecture permet de rompre la monotonie de ma vie. Toujours faire des sciences. Toujours.

Je suis plongé dans « La cerise sur le béton » de Vincent Cespedes lorsque je prends conscience que l’heure est venue de me diriger vers le laboratoire de chimie. A mon grand dam. Je monte les mêmes escaliers que la veille et arrive pile à l’heure. Je pose mon sac par terre et en sort ma blouse blanche, qui est déjà pas mal abîmée, à cause des produits manipulés qui tombent sur les manches par exemple… Le TP se déroule plutôt bien dans l’ensemble, dans le sens où je n’ai pas provoqué d’accident, quand, occupé à remplir une burette de soude, quelqu’un me tape sur l’épaule. Je me retourne pour voir Julien tenant quelque chose à la main. Avant d’avoir pu comprendre, je reçois un liquide sur le visage, qui me brûle instantanément les yeux et le haut du nez. Je hurle de douleur. Julien avait rempli une pipette de soude, ce produit très dangereux car fortement corrosif lorsqu’il est concentré, puis il me l’a envoyé dans les yeux. En entendant mon cri et en me voyant me frotter les yeux, le professeur m’attrape par les épaules et me dirige sous une douche qui trône dans le fond du laboratoire. Il l’allume et lève ma tête, afin de me rincer le visage. Je sens l’eau qui tombe, et qui me brûle encore plus. La pièce, les gens autour de moi, tout disparaît derrière un brouillard qui se fait de plus en plus trouble. Puis mon professeur me dit de rester ainsi, puis je l’entends s’éloigner. Apres un bref instant, je l’entends au téléphone. Il explique qu’il y a un cas de brûlure chimique à la soude au lycée Aristide Briand, qu’il y’a urgence. Ensuite il revient vers moi et me dit que les pompiers arrivent. Je reste ainsi, la tête relevée vers le pommeau de douche, et j’attends. Au bout de 5 minutes, je commence à entendre à travers le bruit de l’eau la sirène des pompiers.

Des qu’ils arrivent dans la pièce, ils ouvrent un brancard sur lequel ils me font allonger, puis ils me descendent jusqu’à leur camionnette. Là ils me versent différents produits dans les yeux, nettoient le dessus de mon nez qui a brûlé. Ils me disent qu’ils m’emmènent à l’hôpital. J’avais raison de croire que Julien serait prêt à tout. Je ferme les yeux, et commence à vaciller doucement dans le lointain…

Chapitre 2

Lorsque je rouvre les yeux, je ne vois rien. Je suis dans le noir. Je porte instinctivement les mains à mes yeux. Celles-ci rencontrent un bandage. Une main se referme doucement autour de mon poignet. « Salut Daniel tu vas mieux ?-C’est toi maman ? Je ne vois rien.

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-Oui c’est moi. Je viens de voir le médecin. Il est parti un peu avant que tu te réveilles. Il a dit que tu devais garder le pansement encore un moment. Et ce n’est pas tout… »

Je sens sa voix se faire plus basse, comme si ce qu’elle voulait me dire était une chose que je ne devrais pas entendre. Après un long moment de silence, elle poursuit : « Voilà tu as reçue une quantité importante de produit chimique dans l’œil. Je ne me souviens plus le nom exact. Enfin quoi qu’il en soit, le produit a pénétré à l’intérieur de tes yeux et il a détruit une grande partie de la rétine… Et la rétine est ce qui permet de voir les objets nettement. »

Je lui coupe la parole. « Est-ce que tu es en train de me dire que je suis devenu aveugle ? ». Ma question reste sans réponse. Je comprends sans mal que c’est en effet ce qu’elle voulait sous-entendre. Je porte les mains à mon visage et secoue la tête. Ma mère me demande : « Mais qu’est ce qu’il s’est passé Daniel ? ». Je n’ai pas de mal à me souvenir de ce qui est arrivé. Julien… Je raconte tout à ma mère, l’épisode de la veille, Aurore, Julien, et ce qui s’est passé dans le laboratoire de chimie. Ma mère me caresse le visage et me dit : « Tu as été très courageux, Daniel. Je suis fière de toi. Nous allons faire payer ce Julien. Quand tu seras guéri nous irons porter plainte contre lui. »

Je pense au fond de moi-même que c’est peine perdue. Après ce qui m’est arrivé, il ne faut pas croire que quelqu’un témoignera contre cet enfant de salaud. Je me rallonge dans le lit, au chaud. Aveugle… Je n’y crois pas. Je souffre de cécité pour avoir cru bon de venir en aide à une fille, qui ne m’a même pas remercié. Comme quoi les héros justiciers n’existent qu’au cinéma. Je prends une grande inspiration et ferme les yeux, essayant de décontracter mes muscles. Je commence enfin à me détendre, et sombre dans les abymes du sommeil, fatigué.

C’est le chirurgien qui vient me réveiller. Il me demande comment je vais, je lui réponds que ca va, à part que mes yeux me font mal. Il me dit que c’est normal, mais que ca devrait finir par passer. Ensuite il m’explique avec plus de détails ce que ma mère m’a déjà dit. Après mon arrivée à l’hôpital, ils m’ont anesthésié, puis ils m’ont opéré, afin de sauver ma vue. Mais il était trop tard. Si la soude avait été moins concentrée, ils y seraient parvenus. Mais ils n’ont rien pu faire.

« Bon maintenant on va enlever ton pansement. Attention, ca risque de tirer un peu. » J’entends un bruit de spray, et une sensation humide au niveau du front. Je lui demande ce qu’il fait, il me répond qu’il humidifie la gaze afin que ca fasse moins mal quand il va tirer. Je sens le contact froid des ciseaux contre ma peau. Il découpe le bandage des deux cotés de mon visage. Celui-ci ne tombe pas tout de suite, accroché à mes yeux. Puis le docteur tire doucement. J’ai l’impression que mes globes oculaires sont en train de sortir de leurs orbites.

Je souffre. J’ouvre les yeux lentement. Au lieu de voir un flou sombre, je vois cette fois un brouillard clair. Je ne distingue rien à part des ombres qui dansent leur valse macabre. Le doc me fait pencher la tête, et il dépose des gouttes dans mes yeux. Chaque ajout est une nouvelle brûlure.

Une fois son travail terminé, je l’entends s’éloigner. Puis je distingue un bruit d’eau qui coule. Il est tout simplement parti se laver les mains. Je passe mes doigts sur mon front, et les descend vers le bas de mon nez. Une sensation dégoutante me fait vivement retirer la main. Des marques qui resteront à jamais gravées sur mon visage…

Je me mets à hurler. Je bouge les bras, comme pour me débarrasser d’un démon qui est à l’intérieur de moi. Je tombe du lit, mon coude s’écrasant lourdement sur le carrelage de l’hôpital. Le médecin s’approche vers moi et me dit : « Daniel calme toi ! Tu te fais du mal inutilement là ! Ne rends pas les choses plus difficiles encore. » J’attrape mon poignet avec mon autre main et sers aussi fort que possible. La douleur physique prend le dessus sur ma peine, ce qui m’aide à me calmer.

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Le doc m’aide à me relever et me fait asseoir sur le lit, puis il se pose à mes côtés. « Tu sais j’en ai vu passer des gens ici. Et ca n’a été facile pour personne. Une fois que nous avons perdu la vue, des tas de repères disparaissent… Alors il faut, entre guillemets, réapprendre tout ce que nous avons appris. Réapprendre à marcher, à manger, à lire et à écrire… C’est très difficile, et encore plus quand on le fait tout seul. Aussi si tu es d’accord je vais t’envoyer dans un centre spécialisé, où les gens qui y travaillent ont été formés pour cela. Mais il faut que tu le veuilles… »

Je hoche la tête. « Bien. Je pense que tu vas rester encore une journée ici, et après tu iras au centre. Il ne se situe pas très loin, à Saint Sébastien. Je les appelle aujourd’hui afin qu’ils te gardent une chambre. Allez Daniel, salut, et tiens bon, OK ? ». Je fais signe que oui. «  Bien. Alors à bientôt. ». Une fois que la porte se ferme, ma mère me demande si j’ai besoin de quelque chose. « Oui. J’aurai besoin d’un bandeau noir pour me couvrir les yeux. Je ne supporte pas les lunettes… »

Nous arrivons dans le hall de l’institut. Ma mère me tient par le bras, afin de m’aider à marcher. Nous sommes accueillis par une dame à la voix douce. « Bonjour. Tu es Daniel je suppose ? Bienvenue parmi nous. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous amener à la chambre. Tu as la 77, c’est un très beau nombre je trouve. » Je n’ai aucunement envie de sourire. Nous suivons le guide, qui nous dirige à travers des petits jardins aux senteurs parfumées.

Nous arrivons enfin dans un grand bâtiment. L’odeur de peinture fraîche envahit mes narines. Nous grimpons un escalier en serpentins. J’ai la main appuyée sur la rambarde afin de maintenir mon équilibre. Puis nous arrivons enfin. J’entends un bruit de clé qui pénètre dans une serrure, puis le bruit du loquet qui s’ouvre. La dame ouvre la porte en grand. A peine suis-je rentré dans la chambre qu’elle me demande : « Combien de pas avons-nous fait depuis la fin de l’escalier ? » Je suis bouche-bée. Je n’en ai aucune idée. La surprise doit se lire sur mon visage, car la dame enchaîne aussitôt : « Ne t’inquiète pas ca fait 14 ans que je fais ce métier et jamais personne n’a su répondre. Je vais te montrer avant de te faire visiter la pièce à quoi ca sert que je te pose cette question. Suis-moi. »

Alors je la suis, curieux. Nous ressortons de la chambre, et nous repartons vers l’escalier. Elle me tient par le bras afin que je ne fasse pas le pas de trop qui me renverrai illico à l’hôpital… Puis elle s’arrête. Elle me dit enfin : « Retourne dans ta chambre seul maintenant. ». Je me sens complètement perdu. J’avance doucement, m’appuyant sur le mur. J’avance, ne sachant pas vraiment où je vais. Je m’arrête quand je pense me trouver à la bonne porte.

« 76. Dommage, c’est perdu. Je n’ai jamais vu quelqu’un réussir ce test. En général les gens sont une chambre au dessus. Tu dois te demander pourquoi je te fais faire cela. Eh bien c’est très simple. Maintenant que tu ne peux plus juger les distances par la vue, il faudra te servir d’autres armes en ta possession. Et la mémoire est la plus efficace. J’ai compté tes pas pour toi. Tu en as fait 27 exactement. Maintenant retournons vers l’escalier si tu le veux bien.»

Alors je la suis à nouveau, éberlué. Je repars d’où je viens, et je compte très précisément chaque pas effectué. Lorsque j’arrive au nombre 27, je tourne les talons. « Maintenant tu peux entrer dans ta nouvelle chambre. ». Je suis surpris de ce qui vient de se passer. Je suis à peine arrivé que j’apprends déjà une immense leçon. C’est une chose dont je me souviendrai toute ma vie.

Elle nous fait enfin visiter la chambre. J’ai un lit, des meubles pour mes vêtements, un téléphone, une chaîne hi-fi, des toilettes et une cabine de douche. Et encore mieux que tout, je suis seul. Et je crois que c’est ce dont j’ai le plus besoin en ce moment. La solitude.

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Elle m’explique le fonctionnement. Il y’a un bouton sur le mur, à gauche quand on est sur le lit. Je peux sonner si j’ai besoin d’aide à n’importe quel moment du jour et de la nuit, il y’aura toujours quelqu’un pour s’occuper de moi. De plus, il y’a un réveil sur la petite table de chevet. Il sonnera tous les matins à 8 heures précises. Puis j’aurai une demi-heure pour me préparer. Ensuite il y’aura une sonnerie. Alors je devrais sortir dans le couloir où les infirmiers nous emmèneront au réfectoire pour déjeuner. Puis nous retournerons à nos chambres afin de finir notre toilette. A 10 heures, la sonnerie retentira à nouveau, annonçant le début des activités. Nous serons chacun attribué à un groupe, et nous irons à un atelier : lecture, détente, orientation… Puis le midi nous retournons au réfectoire. Après un rapide retour dans nos chambres, nous sommes à nouveaux rassemblés pour poursuivre nos activités. Ensuite, à partir de 17 heures, nous sommes complètements libres de faire ce que nous voulons : retourner dans nos chambres, aller dans les salles de loisir ou nous promener dans le parc. Après il y a le dîner qui a lieu à 18h30. Puis chacun retourne dans son « bloc », où il est libre de se déplacer jusqu’à 22h30. Ensuite chacun retourne dans sa chambre.

J’ai la gorge nouée. Moi qui ai réussi jusqu’à maintenant à éviter le centre aéré et les colonies de vacances, voilà quelque chose à quoi je ne peux échapper. Je déteste ce genre de centre. Mais je n’ai pas le choix. Je ne veux pas rester dépendant toute ma vie de mes parents. Ce n’est pas dans ma nature. Je me sens néanmoins complètement démuni…

La dame salue ma mère, et me salue à mon tour. Puis elle s’en va. Ma mère m’aide à vider mes valises et à mettre mes vêtements dans l’armoire. « Je t’ai mis tes sous vêtements en bas, puis les jeans, les T-shirts, et enfin les pulls. En gros dans l’ordre où ils se trouvent sur le corps. Je la remercie. Elle m’embrasse et s’en va à son tour.

Je suis seul dans la chambre. J’ai un gros coup de blues. Je me mords la lèvre inférieure jusqu’au sang, et me met à frapper frénétiquement de mes poings le lit. Je m’écroule sur le sol et continue de frapper le sol avec frénésie, au point de m’ouvrir les phalanges. Et malgré la douleur, je continue de frapper, de plus en plus fort. Quand je suis à bout de forces, je me mets à genoux. Je me sens las, vidé. Pourquoi faut-t-il que ca m’arrive à moi ? Qu’ai-je bien pu faire pour mériter une chose pareille ?

Ma réflexion est interrompue par quelqu’un qui frappe à la porte. Je me remets rapidement sur mes pieds, et met ma main ensanglantée dans ma poche. « Entrez » dis-je avec un léger tremblement dans la voix. J’entends la porte qui s’ouvre, et quelqu’un rentrer. « Salut Daniel, je suis Luc. Je suis infirmier. Je viens te chercher pour te faire un peu visiter les lieux, afin que tu ne te sentes pas totalement perdu. »

Je m’avance vers la voix. Ma main me fait extrêmement mal. Il passe son bras sous le mien, et m’emmène. Il m’explique que l’institut est divisé en plusieurs sections. Il y’a le bâtiment pour les gens souffrant de cécité, un autre pour les gens qui sortent de graves accidents et qui ont besoin de rééducation, et finalement un bloc pour les grands brulés. Il m’explique aussi qu’il y’a un peu partout à l’extérieur des panneaux sonores, qui sifflent toutes les 10 secondes, sur lesquels sont gravés en trois dimensions les plans de l’institut, si jamais je venais à me perdre. Idem dans chaque bâtiment, il y’a un plan des lieux. Chaque bloc dispose d’une salle de jeux, d’une salle de lecture, et d’une salle de musique. Où l’accès est entièrement libre à partir de 17 heures.

Une fois la visite terminée, il m’emmène au réfectoire, où le brouhaha est intenable. J’en déduis qu’il est midi passé. Luc me fait asseoir et me dit en riant que dans ce réfectoire, c’est comme un restaurant. On s’assoit, et on est servi. Sauf qu’on ne choisit pas ce qu’on mange. Je n’ai pas envie de rire, ni même de manger. De plus, l’odeur qui se dégage de mon assiette n’est pas pour me redonner l’appétit… Je ne touche quasiment à rien, à part au pain et à l’eau, comme les prisonniers d’antan.

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Après manger, Luc me raccompagne dans ma chambre. Il me dit que lorsque la sonnerie retentira, je devrais sortir. Un infirmier m’appellera. Cette après-midi, je serai attribué au groupe « Lecture », où j’apprendrai le braille. Je suis tétanisé cette idée. Je ne sais pas du tout comment ca marche. J’ai peur de ne pas y arriver…

Je me brosse les dents, essayant de faire le vide dans mon esprit. De me dire que tout cela n’est qu’un mauvais rêve, que je vais bientôt me réveiller dans mon petit lit douillet, chez moi, bien au chaud. Et qu’après un bon petit déjeuner je retournerai en cours, où je me sens bien, où je ne me sens pas nu comme un ver.

Je m’allonge dans mon lit, triste, sinistre. Je pense à un tas de choses. Au changement que mon état va induire dans ma vie. Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer mes études. Pour être ce que je voulais être, j’ai besoin de mes yeux… Je me rends compte que pour avoir essayé de jouer au héros, j’ai perdu énormément. Pour ne pas dire ma vie. J’ai le cœur déchiré…

La sonnerie retentit. Je me lève de mon lit, et cherche du bout de mes doigts la porte de sortie. Ma main touche le métal froid. Je saisis la poignée, mais n’ouvre pas. J’ai une profonde appréhension. A l’extérieur, j’entends les gens sortir de leurs chambres, rassemblés comme du bétail.

Puis je me dis que je ne veux pas passer pour un lâche, un peureux. Alors je bombe le torse, et tourne la poignée. Je sors et rejoins le cheptel. Nous nous réunissons non loin du petit escalier. Quand j’entends un homme à la voix très grave prononcer mon nom. Je lève la main, comme à l’école. Il se dirige vers moi et me dit « Bienvenu parmi nous. Je suis Gaëtan. Tu fais parti de mon groupe. Alors aujourd’hui, je suppose que Luc t’a expliqué, c’est lecture. Mon groupe vous êtes prêt ? OK alors on y va. »

Je m’attends à ce qu’il me prenne par le bras, comme tout le monde l’a fait jusqu’à présent. Mais non. Il me dit : « Allez Daniel avance tout seul comme un grand. Je suis devant toi, afin de te guider et de t’empêcher de tomber. » Je colle instinctivement ma paume sur le mur, qui me sert de ligne de vie. Et j’avance, très lentement, en balayant l’espace devant moi avec ma main libre, et mon pied qui ne me sert pas d’appui. J’avance très lentement, mais sûrement.

Nous descendons l’escalier. A peine mes pieds ont-t-ils quitté l’escalier que Gaëtan me demande : « Combien y’a-t-il de marches pour descendre ? ». Je souris malgré moi et répond, tout content : « 46 ». « Très bien ! Tu apprends vite dis moi. ». Je suis content au fond de moi. Ce petit test me redonne un peu confiance.

Nous arrivons enfin dans la salle d’étude, comme ils l’appellent. Nous avons chacun une petite table. Chaque malade étant unique, chacun a son propre exercice, destiné à combler ses lacunes. Cela permet de travailler à son rythme. Gaëtan vient s’asseoir en face de moi, et il commence à m’expliquer le principe du braille. Le braille est en fait un alphabet tactile. Un domino est rectangulaire, avec un certain nombre de points entre 1 et 6. Eh bien, l’alphabet braille est en fait crée à partir des différentes combinaisons des points noirs de dominos. Il me distribue un papier. « Voilà l’alphabet braille. Les lettres sont disposées de A à Z dans l’ordre de l’alphabet classique. Puis après il y’a d’autres symboles qui ne sont pas important dans l’immédiat. Ce que je vais te demander, c’est d’apprendre les 26 premières lettres. Je passerai de temps en temps voir comment tu t’en sors. Si tu as besoin d’aide tu n’hésites pas. Tu lèves la main bien haut, et quelqu’un viendra. Allez bon courage. »

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Je reste devant le papier, complètement démoralisé. J’ai en effet tout à réapprendre… Je passe mon doigt rapidement sur la feuille. Toutes ces combinaisons à apprendre, cela me met le moral au plus bas. Je n’en aurai pas la force. Je n’ai jamais vraiment aimé apprendre les choses par cœur. Ce que je préfère avant tout, c’est retrouver les choses par moi-même. C’est pour cela que j’étais fort en science, et très mauvais en histoire-géo…

Mais quand il faut y’aller, il faut y’aller. Je commence à apprendre la première ligne de lettres, de A jusqu’à J. Une fois que je crois l’avoir mémorisée, je m’interroge tout seul. Pour me rendre compte que finalement je n’ai mémorisé que A et B… Je sers les poings sous la table, ma main blessée m’élance à nouveau. Je reprends courage, et recommence.

C’est ainsi que la journée s’écoule. A apprendre des fichus combinaisons pour réapprendre ces fichus lettres. Lorsque je retourne à ma chambre je suis exténué. Je n’ai envie de rien, à part de mourir. Je sers les dents, et les poings. Et j’extériorise ma colère sur mon lit, comme tout à l’heure. Dans ma tête j’ai les idées qui se bousculent. J’ai envie d’en finir avec ma vie de merde. J’imagine des tas de façons d’en finir avec cette chienne d’existence. Me jeter d’une fenêtre, me pendre, me tailler les veines. Maintenant que je n’ai plus mes yeux, je ne me verrai pas mourir. Je me dirige vers la salle de bain, et prend ma trousse de toilettes, dont je sors mon rasoir. J’ôte le bout de plastique qui cache les lames. Je passe ma paume dessus, et ressent une petite douleur. Je passe un doigt, et sens la petite coupure très fine ainsi que le sang qui s’en écoule. J’appuie le rasoir de toutes mes forces sur mon poignet quand j’entends un son magnifique, semblant provenir de très loin. Je m’arrête, et tends l’oreille.

On dirait du piano. Je ne sais pas qui joue, ni ce qu’il joue, mais c’est vraiment magnifique. Je prends une grande décision. Je décide de partir à la recherche de ce mystérieux virtuose. Je range le rasoir et me dirige vers la porte. Je tourne la poignée et sors dans le couloir. Il n’y a plus aucun doute possible, c’est bien du piano. Le son semble provenir d’en bas. Je me dirige vers l’escalier en comptant mes pas, toujours appuyé au mur. Une fois que

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j’ai fait 26 pas, je stoppe. Puis du bout des pieds, je cherche les marches. Une fois que je l’ai trouvé, je cherche la rambarde, que je tiens fermement. Puis je descends. 46 marches. Je tends le pied, et j’ai la confirmation que je suis bien arrivé au bout.

Le son semble provenir de derrière moi. Je cherche le mur, et m’y appuie. Et j’avance, toujours avec la main tendue, et en balayant régulièrement l’espace de mes pieds, afin d’éviter de me casser le genou si il y’a une petite marche qui traine. A mesure que j’avance, le son devient plus distinct. Ma main touche à présent une grosse porte en bois. Je m’arrête. Le son semble provenir de cette pièce. Je reste un long moment ici, adossé contre le mur, juste à côté de l’entrée. J’écoute la musique. La personne qui joue est vraiment très doué, et la musique très entrainante.

Je décide de frapper, puis de rentrer. La musique s’arrête, et un homme à la voix à la fois puissante et douce, et pleine d’entrain. « Salut ! ». Je réponds timidement par un bonjour. «Ah nous avons là un jeune homme timide on dirait. Comment tu t’appelles mon garçon ?-Euh Daniel monsieur. Et vous ?-Moi c’est Samuel, mais tu peux m’appeler Sam. C’est beaucoup plus court ! Alors dis moi Daniel que t-est-il arrivé ?-Bah je me suis battu avec un mec à mon lycée, et comme je l’ai ratatiné, il s’est vengé avec de la soude…-Et je parie que la bagarre, c’était pour une fille ! »

Je ris, mais ne répond rien. « Ouais j’en étais sûr ! Ah les femmes !-Et vous que vous est-t-il arrivé ? -Rien de spécial, c’est une maladie oculaire qui m’a emmené ici à l’âge de 5 ans. Ca s’appelle un glaucome. Comme Ray Charles. On m’a donc placé ici, comme toi. Mais ma famille en a profité pour se faire la belle, ne voulant pas s’occuper d’un handicapé. Alors je suis resté ici. J’ai appris la musique, le piano. Et je suis parti voler de mes propres ailes. Aujourd’hui je donne quelques concerts par ci par là. Et je reviens ici tous les jours à 17 heures, afin de jouer sur le piano sur lequel j’ai reconstruit ma vie… »

J’écoute son histoire, attentif et admiratif. Il faut un sacré courage pour continuer à se battre. Alors que moi j’étais prêt à en finir juste parce que j’ai perdu mes yeux, oubliant que j’ai des parents super qui veillent sur moi. Avoir entendu ça m’a donné envie de me battre. Je lui dis qu’il joue vraiment bien. « Au moins aussi bien que Ray Charles », dis-je avec un sourire. « C’est pas moi qui joue bien, c’est la musique qui est géniale. C’est « What I’d Say » de mon maître Ray Charles ! ». Puis il me pose une question à laquelle je ne m’attendais pas du tout.

« Ca te dirait d’apprendre ? » Je reste un long moment sans répondre. J’en meurs d’envie, mais je ne m’en sens pas capable. Comme si il lisait dans mes pensées, il ajoute : « Ne me dis pas que c’est trop dur pour que tu y arrives ! Allez installe toi à côté de moi. »

Je ne fais pas prier ! Je m’ assois à côté de lui sur le petit tabouret. Et il commence à m’expliquer comment fonctionne un piano. Il y’a 88 touches. 52 touches blanches qui correspondent aux notes « non-altérées », et 36 touches noires et plus petites, correspondant aux notes « altérées » qui sont soit plus graves soit plus aigues que les autres notes. Il me prend mon doigt et le dépose sur une touche. Il m’explique que c’est la touche la plus importante de l’instrument, car c’est le « dos central ». C’est la note qui fait la liaison entre la partition en clé de Fa, jouée le plus souvent par la main gauche et qui est souvent appelée la basse, et celle en clé de Sol, la mélodie jouée par la main droite.

J’essaie de retenir tout ce qu’il me dit. Il me demande de ne pas bouger, et je l’entends se lever. J’entends un bruit de fermeture éclair, et un bruissement de feuilles. Il revient vers moi et me donne des feuilles. « Tiens mon gars. Voilà ce avec quoi j’ai appris la musique.

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Garde les je n’en ai plus besoin aujourd’hui. Depuis le temps que j’attendais un héritier ! » Je souris. Il m’explique que sur le papier qu’il m’a donné, écrit en braille bien sûr, il y’a la disposition des notes sur la portée et juste en dessous son emplacement sur le clavier.

Il me fait taper sur chacune des grosses touches blanches, en faisant déplacer mon doigt sur la portée afin que je mémorise les notes au plus vite. Il m’explique que le passage de la clé de Sol à la clé de Fa est difficile, car le La de la clé de Sol correspond en fait au Do de la clé de Fa. Il rajoute que sur le clavier, la disposition des touches est périodique. Quand j’ai parcouru huit notes, c'est-à-dire une octave, je reviens à la note de départ mais avec une hauteur différente. Il me fait recommencer un certain nombre de fois ce petit exercice.

Je prends un immense plaisir. Même si ça parait stupide, je suis complètement émerveillé. Soudain il me prend la main, et il me fait tendre mon index. Puis il le déplace sur les touches, lentement. Sans m’en être vraiment rendu compte, je viens de jouer la mélodie de « Petit Papa Noël ». Sam éclate de rire et me dit : « Je sais ce n’est pas terrible comme morceau, mais je trouve que c’est pas si mal pour un début ! » Et il recommence, plusieurs fois de suite. Ensuite, il me demande d’essayer seul. C’est évidemment un fiasco terrible. Il éclate de rire : « Bon y’a encore des progrès à faire, mais si tu t’entraines un peu, tu dois pouvoir y’arriver. Je sens que tu vas même très bien t’en sortir. »

Puis vient l’heure du dîner. La sonnerie retentit dans tout le bâtiment. Sam dit en riant : « On dirait que c’est l’heure de la soupe ! Bah mon gars j’ai été ravi de te rencontrer. Je te dis demain même heure même endroit ? » Je lui réponds qu’il peut compter sur moi et le remercie pour la grande leçon de savoir et de courage qu’il m’a donné aujourd’hui. Il sourit, et me prend la main, et la sert. « Y a pas de problèmes mon gars. A demain ! »

J’ai retrouvé le gout de vivre et l’appétit en l’espace d’une heure et demie grâce à Sam. J’ai de nouveau envie de quelque chose. Je vais essayer d’apprendre le piano tant que je suis là, et qui sait. Quand je sortirai, si je me sens capable de continuer d’apprendre seul, je m’en offrirai un avec mes économies qui dorment.

Je m’empresse de finir mon assiette afin de retourner à la salle de musique. Je retrouve sans trop de peine le bâtiment et la salle. Je frappe timidement et rentre, espérant qu’il n’y aura personne. Et c’est le cas, ce qui me soulage. Je sors de ma poche les papiers que Sam m’a donnés, et commence à m’entrainer. Je ne sens pas le temps passer, emporté par la soif d’apprendre.

Quand soudain quelqu’un rentre dans la pièce. « Allez Daniel il est 22h30 il faut remonter ». Je reconnais la voix de Luc. Je rabaisse le clapet, déçu de devoir déjà partir. Je récupère mes documents. 46 marches et 27 pas plus tard, je sui dans ma chambre. Je dépose le tout soigneusement, et vais à la petite salle de bain. Je me déshabille et enlève doucement mon bandeau. J’allume la douche et me délasse. La journée a été très longue et très riche. Une fois que je suis propre, je me dirige vers le lit et me glisse dans les draps. Et je sombre dans un sommeil paisible…

Mon séjour dans l’institut dure très exactement deux mois. Le temps qu’il me faut pour apprendre tout ce qu’un aveugle doit savoir. Mais grâce à Sam, j’ai appris bien plus. J’ai appris la musique, mais surtout, avec le piano, il m’a enseigné la joie de vivre. Et pour cela je lui serai reconnaissant toute ma vie. La veille de mon départ, on s’est retrouvé, comme tous les soirs durant, dans la salle de musique. Je l’ai remercié pour tout ce qu’il a fait pour moi. Et, tout intimidé, je lui ai demandé où je pourrai le joindre. Il m’a donné son adresse ainsi que son numéro de téléphone, et je l’ai pris dans mes bras afin de le remercier. Il a ri, de son rire singulier et chaleureux.

C’est mon père qui est venu me chercher ce samedi. Il me guide jusqu’à la voiture, mes bagages à la main. Je m’installe du côté passager. Je n’aime pas trop me déplacer en voiture. Mon rêve c’était de retourner à l’ancienne époque où on se déplaçait à cheval. Mais je

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sais malheureusement que cela n’est plus possible aujourd’hui… On discute avec mon père, de choses et d’autres. Puisque ma famille m’appelait une fois par jour, nous avons assez discuté de mon séjour pour que j’aie quelque chose à rajouter. Puis il me pose une question qui me surprend : « Veux tu une canne, ou encore un chien pour t’aider à te déplacer ? ». Je reste un long moment sans répondre. « Non merci. Je n’en ressens pas le besoin. En plus j’aime pas les chiens. Mais merci quand même. » Puis nous ne disons rien jusqu’à la maison.

Lorsque nous arrivons, je suis accueilli en roi. Ma mère a fait un gâteau aux poires et au chocolat rien que pour moi. Je la remercie, et j’embrasse ma famille. Je suis content d’être rentré chez moi.

Chapitre 3

Je suis assis sur mon lit, dans ma propre chambre dans ma propre maison, seul pour la première fois depuis mon retour. J’essaie de me rappeler de ma chambre, de revoir mes posters, mes photos, de revoir la couleur des murs. Je me sens soudainement triste. Je me lève et je cherche à tâtons ma chaîne hi-fi. Je cherche tout d’abord un mur, sur lequel je m’appuie, puis je me déplace vers la droite. Là je rencontre ma bibliothèque, que je parcours. Enfin mes mains rencontrent mon bureau. Je garde les mains sur son bord, et continue de me déplacer, lentement. Ma hanche bute sur ma chaise de bureau. Je la contourne et poursuis ma quête. Une fois arrivé au deuxième coin, je sais que ma chaîne n’est plus très loin. Je lève lentement ma main, puis mes doigts caressent le bois du meuble sur lequel elle se trouve. Une fois que je la touche, j’essaie de me souvenir de la disposition des boutons. Même si je parviens à l’allumer du premier coup, il me faut plusieurs essais afin de la régler sur radio. Puis, lorsque j’entends « Rire et Chansons », je cherche à changer de station, afin de noyer mon mal être dans les morceaux de piano de « Radio Classique ». J’essaie plusieurs fois, sans succès.

Soudain je me sens triste. Que vais-je bien pouvoir faire de ma vie, moi qui suis incapable d’allumer nue vulgaire chaîne hi-fi ? Je suis condamné à rester dépendant des autres. Avec Sam, j’ai eu l’espoir de devenir quelqu’un. Aujourd’hui je ne suis plus sûr de rien. Je resterai esclave de mon handicap, éternellement.

Je continue de remuer ces mornes pensées lorsque j’entends quelqu’un frapper à la porte. Je fais alors le chemin inverse pour me diriger vers la porte de ma chambre, qui mène au couloir. Alors je pose ma main sur le mur, et le suit. Mes mains se posent maintenant sur la porte des WC et, arrivé au bout, je sais qu’il faut que je tourne à droite. Je tends mes mains devant moi, afin d’éviter de me prendre le meuble du téléphone ou le meuble à chaussure dans le ventre. Enfin, je reconnais le toucher de la porte d’entrée en bois massif. Mais je n’ouvre pas. Avec le bout du pied, je recherche la première marche de l’escalier, monte dessus et ouvre la petite fenêtre. Je demande « Qui est là ? » La réponse me bouleverse au plus profond. « C’est Aurore ».

Ma main saisit la poignée de la porte, son contact est glacial. Elle est fermée. Je rouvre la petite fenêtre et demande à Aurore de patienter quelques minutes le temps que je trouve la clef. Je me dirige doucement vers le meuble à chaussure, et cherche, dans le petit cendrier, la clef de la maison. Je reconnais, en saisissant l’une d’elle, la petite décoration qui orne la mienne. Avec mon index, je cherche le trou de la serrure et j’y enfonce la clef. Malheureusement elle est dans le mauvais sens. Je la retourne et parvient enfin à ouvrir la porte. Je m’efface de l’entrée et laisse Aurore rentrer. « Salut Daniel tu vas bien ?- Bah on fait aller. Et toi ca va ? Les cours se passent bien ?- Ca va aussi, à part que les cours sont de plus en plus long.

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- Je veux bien te croire. Comment tu sais que je suis revenu ?-J’ai appelé chez toi la semaine dernière pour demander quand tu revenais. On m’a dit que tu rentrais samedi. Et comme j’ai fini à quatre heures, je me suis passée. »

Je hoche la tête, puis lui propose de boire quelque chose. Elle refuse. Le silence s’installe, je sens qu’elle m’observe, comme si j’étais un phénomène de foire. Elle décide après un long moment de briser le silence. « Euh je ne sais pas comment te le dire. Je voulais tout d’abord m’excuser pour mon comportement quand tu as essayé de m’aider. J’ai très mal réagi, j’étais en colère après lui et j’ai exprimé ma colère contre toi, et j’en suis désolée. J’ai pris conscience que si tu n’étais pas intervenu, ça aurait sûrement mal fini, et je voulais te remercier pour ce que tu as fait. Aussi, si tu as besoin de quelque chose, tu me fais signe.- Rassure-toi, je ne t’ai pas aidé pour une médaille. C’est normal que je vienne aider les gens quand je le peux, si chacun s’entraidait le monde irait mieux. Mais par contre, j’aurais besoin que tu me rendes un petit service. Tu peux me suivre dans ma chambre s’il te plaît ? Rien de méchant je te rassure tout de suite !Elle me suit et je me dirige de nouveau vers ma chambre.-Voilà j’ai un problème. Tu vois ma chaîne hi-fi sur le mur ? Peux-tu me la régler sur « Radio Classique » s’il te plaît ? J’ai essayé, mais sans mes yeux, c’est un peu délicat. La fréquence est 90.8Je la sens sourire, et se diriger vers ma chaîne hi-fi. Au bout de quelques secondes, je peux entendre un magnifique morceau de piano. Elle s’assoit à coté de moi sur le lit et on écoute le morceau.-Il est vraiment beau ce morceau.-Oui je trouve aussi. Tu aimes le piano ? »

Je lui réponds que oui, et lui raconte ma rencontre avec Sam, le pianiste virtuose qui m’a rendu complètement mordu de cet instrument absolument magique. Puis elle me demande si je suis là le week-end qui arrive. Je lui réponds que oui, et quand je lui demande pourquoi, elle se contente de me répondre « Tu verras ». Je sens soudain sa gêne, car évidemment je ne verrai pas… Elle me dit au revoir puis je la raccompagne vers la porte d’entrée. Une fois partie, je me retrouve seul dans ma chambre, avec comme seule présence l’âme d’un piano…

Finalement, le reste de la semaine passe, lentement, tristement. Je n’ai toujours pas le moral, mais c’est quand mieux que lundi. Ce n’est pourtant pas parce que j’ai retrouvé la joie de vivre. Mais plutôt parce que la curiosité a pris le dessus sur le reste. Des tas de questions trottent dans ma tête. Va-t-elle venir ? Qu’est ce qu’elle a dans la tête ? Puis, blasé, je me dis que je suis en train de rêver, elle ne viendra pas, elle m’a dit cela par mégarde ou au mieux par politesse. Je passe tout le samedi assis à ma fenêtre, qui donne sur le devant de la maison. A chaque fois qu’une voiture s’arrête, je crois que c’est elle, et mon cœur s’emballe. Et à chaque fois, c’est la même déception, lorsque j’entends les pas s’éloigner de moi. Finalement le samedi soir arrive. J’essaie tant bien que mal de me convaincre que le week-end est fait d’au moins deux jours, et qu’elle ne m’a pas précisé si elle venait samedi ou dimanche. Mais je ressens une profonde déception.

Le samedi soir, on mange dehors. Le temps est doux, et pourtant je suis triste. Je sens les rayons du soleil frapper mon corps, m’apportant un peu de chaleur sur la peau. Mais ce n’est pas là que j’en ai le plus besoin. Mon cœur a froid. Je repense à toutes les choses que j’ai perdues en si peu de temps. J’ai perdu mes yeux, mais ce n’est pas le plus important. J’ai perdu mon temps. J’ai perdu mon temps à travailler sur des choses abstraites, en passant à côté de toute chose concrète. Par exemple je suis passé à côté de la simple beauté de la nature. Ma chambre est orientée de telle façon que je pouvais profiter du soleil couchant, juste au dessus de la cime des arbres. Et pourtant, je fermais mes volets sans jamais prendre le temps

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de regarder vraiment. Je garde en souvenir ces couleurs rose pastel que j’apercevais distraitement. Je me souviens que notre professeur de physique nous avait servi un coucher de soleil sur un écran, avec des solutions contenant du souffre. On trouvait tous cela fascinant. Et pourtant. Il n’avait duré que quelques secondes et était d’une triste laideur. Et c’est seulement maintenant que je m’en rends compte. C’est toujours ainsi. C’est lorsque l’on perd les choses qu’on les voit à leur juste valeur. Si j’avais su ce qui allait m’arriver, j’aurais arrêté les études, je me serais inscrit au conservatoire, et j’aurais passé mes soirées à jouer des mélodies romantiques à la lune, à la forêt. Je m’imagine sur un gigantesque piano à queue blanc, dans une magnifique salle de concert, devant des milliers de gens sur le point de pleurer sur ma musique… Avec les « si » on referait le monde.

Aussi étrange que cela puisse paraître, rêver me fait du bien. Je reste dans le jardin après manger, profiter un peu du soleil. Le soir, je m’installe avec mes parents devant la télé, moi dans le rocking-chair, comme à chaque fois que je regardais la télé. On met le DVD du concert des Enfoirés. Même si je ne profite pas de la beauté du spectacle, je m’enivre de la puissance des chansons. Et je me couche enfin, apaisé.

Je suis réveillé par le bruit du téléphone. Je me lève, les yeux endormis. A peine sorti de ma chambre, ma mère me dit « Téléphone pour toi. C’est Aurore.» Je tends la main, ma mère y dépose le téléphone sans fil. « J’espère que je ne te réveille pas ?-Euh non presque pas ! dis-je en rigolant.-Je suis descendu en ville ce matin et je voulais te demander si je pouvais passer maintenant ? Ca m’évitera de faire deux allers-retours. -Non y’a pas de problèmes. A tout de suite alors. »

Elle raccroche. Je dis à ma mère que je vais avoir de la visite. Je retourne dans ma chambre, prends mes affaires et m’habille en vitesse. Je cherche du bout de mes doigts à deviner quels sont les vêtements que je sors, et à me rappeler s’ils m’allaient bien ou pas. A peine habillé, on frappe à la porte. Je me dirige lentement vers la porte, les jambes un peu tremblantes, et j’ouvre. « Salut Daniel tu vas bien ? Désolé de t’avoir réveillé.-Ce n’est pas grave, il fallait bien que je me réveille à un moment où à un autre. Ca va toi ?-Bah ça va bien. Je devais passer en ville ce matin, et je me suis dit que j’allais t’apporter dans la foulée ce que je t’avais promis. C’est dans mon coffre je reviens tout de suite. »

J’entends Aurore s’éloigner de moi. Je me sens gêné. Je n’aime pas recevoir des cadeaux car je ne sais jamais comment réagir, je ne sais jamais si ça part d’une bonne attention où si c’est plus de la pitié. Enfin, j’entends les pas d’Aurore qui se rapprochent à nouveau, ils semblent plus profond, plus lourds. Je déduis que cette différence est due à l’objet qu’elle porte. Je m’efface de l’entrée, pour lui laisser le passage libre. Elle arrive enfin dans le hall et m’explique de quoi il s’agit.

Aurore, ce que je ne savais pas, fait du piano depuis toute petite. Et elle a commencé sur un synthétiseur qui possédait 66 touches. A mesure qu’elle avançait dans la maîtrise de l’instrument, elle faisait des économies et a finalement pu s’en acheter un vrai, de 88 touches. Et son synthétiseur est resté rangé soigneusement dans son grenier. Elle n’a jamais eu le courage de le vendre, car elle juge que c’est une partie d’elle même qui disparaîtrait.

Et voilà qu’aujourd’hui elle veut me l’offrir, à moi. J’essayais de la convaincre que c’était une folie de faire cela, que je ne méritais pas un tel cadeau, mais sa décision semblait prise, et bien prise. Je la remerciais, avec une profonde émotion dans la voix.

Puis nous nous dirigeons dans la chambre afin d’installer le piano. Aurore me demande où je désire le mettre, et finalement je décide de le mettre au seul endroit où il y a de la place, c’est à dire à côté de mon lit. L’installation est très rapide. Aurore me prend la main pour m’expliquer comment on l’allume. Je lui demande ensuite de me jouer un morceau. Elle

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rit et s’installe. Je me pousse afin de ne pas la gêner. Puis elle m’interprète la « Lettre à Elise » avec maestria. A tel point que je me demande si ce n’est pas un CD qu’elle a mis dans ma chaîne Hi-fi que j’entends. Je tends l’oreille afin d’entendre le bruit de la machine, mais je n’entends rien à part la mélodie.

Une fois son morceau fini, je la félicite, je lui dis que je la trouve très talentueuse. Elle me raconte que c’est grâce à son professeur de piano, un type qui ressemble à Sam dans sa façon d’être. Il a tout de suite été très exigeant avec elle, lui ordonnant presque de jouer au moins une heure par jour. Ensuite au bout d’un mois de cours, quand elle commençait à connaître l’emplacement des touches par cœur, il lui avait appris un morceau simple, et lorsqu’elle savait le jouer, il lui a bandé les yeux et lui avait dit qu’un vrai pianiste savait jouer dans le noir. Et ce fut la même chanson pendant 3 ans. Mais son professeur est parti enseigner aux Etats-Unis, alors Aurore s’est retrouvé livrée à elle même. Mais elle a néanmoins gardé sa méthode, jouant les morceaux appris dans le noir.

Elle m’explique aussi qu’elle a réussi à trouver des méthodes d’apprentissage du piano ainsi que des mélodies en braille chez un oncle qui tient une librairie musicale. Elle dépose le tout sur mon lit. « La méthode est vraiment bien faite, tu joues des mini-morceaux très jolis qui permettent de travailler telle technique ou telle autre. Avec ce que Sam t’a enseigné je pense que tu n’auras pas de mal à te lancer. J’ai fait comme lui, à toutes les touches « do » j’ai collé un autocollant carré, et pour le dos central, il est rond. Comme ca tu sais toujours ou tu te trouves » Elle me dit ensuite qu’elle doit y aller, mais qu’elle repassera bientôt pour me donner des conseils, et réparer des erreurs que je ferais peut être.

Je me sens plus qu’heureux. Je passe le reste de ma journée scotchée au piano, essayant de jouer les petits morceaux de ses méthodes. Je joue jusqu’à tard le soir, quand finalement, emporté par la fatigue, je m’endors, un large sourire illuminant mon visage.

Le lendemain je passe ma journée au piano, comme la veille. Finalement, en fin d’après midi, ma mère, à peine rentrée, me demande de m’habiller. Je lui demande où nous allons, et elle me répond que nous allons porter plainte au commissariat. Je lui dis que c’est du temps perdu, que Julien ne sera pas puni. Elle me répond que c’est par principe, alors je cède, dégouté.

Au commissariat, j’explique ce qui s’est passé dans le détail, depuis la bagarre dans les toilettes jusqu’à l’envoi de soude le lendemain. J’entends le commissaire taper sur son ordinateur. Il me demande si il y’a des témoins qui pourront appuyer ma version des faits. Je ris, et dit, sur un ton froid et ironique : « Oui. Toute une classe. Mais n’espérez pas qu’ils viennent après ce qui m’est arrivé. » Il me demande au moins un nom, et je pense à celui d’Aurore. Je lui donne, mais je sais qu’elle n’était pas là quand il m’a détruit la vue. Alors ce sera sa parole contre la mienne… La seule chose qu’elle pourra raconter, c’est l’épisode de la veille.

Je sors du commissariat, blasé. Je fais la tête jusqu’à la maison, m’enfonçant dans le fauteuil de la voiture. Tout cela ne sert à rien. Il ne va rien lui arrivé. D’autant plus qu’il est encore mineur, c'est-à-dire intouchable…

Dans la semaine, on reçoit un coup de téléphone du juge. Celui-ci nous convoque le samedi suivant, ainsi que Julien et ses parents, pour une confrontation. Je souris en entendant ce mot là… Celle-ci, je ne pense pas la gagner. Je suis effrayé l’idée de me retrouver face à celui qui a volé une partie de mon corps. Je n’aurai pas le courage de me lancer dans cette bataille que je sais perdue.

Plus les jours avancent, et plus j’ai le cœur serré. Heureusement que le piano est là afin de me vider l’esprit de toutes ces mauvaises pensées. La justice est vraiment mal faite. Ce n’est pas comme dans les films, ce ne sont jamais les gentils qui gagnent…

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Le samedi fatidique arrive fatalement. Je ne veux pas me lever, mais ma mère me force. Je m’habille en rechignant. Puis je grimpe dans la voiture. Je me sens tout chose, j’ai les jambes tremblantes. Je me sens faible. Plus la voiture avance, et plus je suis anxieux. Je me demande comment cela va se passer.

Nous arrivons enfin au palais de justice. La voiture s’arrête, et je commence à trembler. Je descends patraque, le teint livide. La sueur commence à perler sur mon front. Nous entrons dans le grand bâtiment, nos pas résonnant dans l’immense hall. Nous nous dirigeons vers la standardiste afin de nous annoncer. Elle décroche un petit téléphone, et notifie notre arrivée à son interlocuteur.

« Allez-y c’est la troisième porte à gauche. On vous attend. » Quand j’entends ces mots, je me sens d’autant plus mal. Je suppose que « on » signifie le juge et Julien… Nous avançons vers cette fameuse porte, et chaque pas me remplit d’effroi.

Ma mère frappe, et une voix puissante nous dit d’entrer. La porte s’ouvre dans un horrible grincement. « Asseyez-vous messieurs dames, nous vous attendions pour commencer. Bon alors que s’est t-il passé exactement ? »

C’est Julien qui prend la parole en premier, d’une voix exagérément faible, comme si il voulait se faire passer pour la malheureuse victime. « Eh bien voilà. J’étais en train de discuter avec une fille de notre classe quand il est venu me provoquer. Et j’ai répondu à ses provocations, ce que je regrette. Et il m’a tabassé ! Et le lendemain, en chimie, il s’est brûlé le visage à la soude, et il prétend que c’est moi ! »

Je suis enfoncé dans mon siège, sidéré par ce que j’entends. Je me mets à rire, d’un rire fort et narquois. Puis j’enlève mon bandeau. La colère se lit sur mon visage. Je montre mes yeux et le bas de mon front au juge et à Julien. «Vous voyez ca ? Vous croyez vraiment que je suis assez con pour m’être fait ca tout seul ? C’est ce connard qui m’a fait ça ! Et en effet je l’ai tabassé parce qu’il s’en prenait à cette fille !-Calmez-vous jeune homme. Ca ne sert à rien de vous énerver. -Je n’ai pas envie de me calmer ! Pas en entendant ces conneries !-Vous me parlez sur un autre ton ! Nous avons contacté mademoiselle Floury, qui a confirmé vos dires à propos de l’altercation qui a eu lieu dans votre établissement. Mais malheureusement personne n’a pu confirmer l’une ou l’autre version à propos de l’accident qu’il y a eu en chimie. Donc on ne peut pas porter cette affaire devant un tribunal. Cela ne sera considéré que comme une banale bagarre de lycéens. Je suis désolé. »

Je me lève de mon siège, furieux. Je sors sans même me retourner. J’entends mes parents courir après moi. « Daniel calme toi ! Il fallait le faire afin de montrer que l’on ne tolérait pas une telle chose. Nous leur avons montré que nous étions prêts à nous battre, et non résignés à subir. Malheureusement on gagne rarement devant un juge. Allez viens on va chercher ton frère et ta sœur et nous irons ensuite manger au resto. Mais je t’en prie garde courage. »

Je mange sans appétit. Même ma pizza préférée a perdu sa saveur. Je repense à la voix de Caliméro que Julien a pris pour s’adresser à Môssieur le juge, et ca me remplit de fureur. Je n’ai qu’une seule chose en tête : m’installer au piano et noyer ma fureur dans la musique…

Aurore et moi sommes tous les deux assis au piano. Comme c’est le weekend end et qu’au lycée ils font le pont à cause du mardi qui est férié, elle a décidé de passer à la maison ce lundi pour m’apprendre la Nocturne de Chopin, la posthume, celle, m’a t elle expliqué, qui est devenu célèbre grâce au film « Le Pianiste ». Ce morceau n’est vraiment pas facile, mais elle me l’a joué, et il vaut vraiment le coup d’être appris. Soudain son téléphone portable sonne, et je parviens à entendre la voix de son interlocuteur. Je suis horrifié.

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Je continue de jouer, mais mon cœur est terriblement blessé. Je remarque que mes doigts appuient de plus en plus fort sur les touches, me faisant mal. Puis elle revient. « C’était qui au téléphone ?-C’était mon père, il voulait juste savoir ce que je voulais manger ce soir. Je sais ça peut paraître bête mais il me gâte !-Ne me prends pas pour un idiot s’il te plaît. J’ai de bonnes oreilles, et je n’oublierai jamais la voix de celui qui m’a arraché les yeux. Tu l’as appelé chéri…-Ecoute, je ne sais pas ce qu’il t’a vraiment fait, je n’étais pas là. Mais crois moi, il a beaucoup appris sur lui même. Même s’il ne te le dira jamais, il regrette énormément ce qu’il s’est passé. Il a beaucoup changé. Il est très amoureux de moi, et moi je l’aime aussi. »

Je me mets à crier. « Un type comme ça ne peut pas changer ! A la rigueur, qu’il me frappe, d’accord. Qu’il m’attrape à la sortie avec ses gorilles passe encore. Mais qu’il m’enlève les yeux, sans me donner la moindre chance, c’est lâche et monstrueux ! Je suis désolé de te le dire, mais arrivera un jour où le vrai Julien resurgira, et alors tu regretteras d’avoir posé tes lèvres contre les siennes…-Je t’assure que tu te trompes, Daniel. -Je te demande de partir, s’il te plaît. Et je te demande de récupérer ton piano. Je te remercie pour tout ce que tu as fait, mais je ne peux pas rester avec la copine de celui qui a détruit ma vie.-Qu’il en soit ainsi. Quant au piano, c’était un cadeau. Je veux que tu le gardes. Tu joues merveilleusement bien pour quelqu’un qui a commencé assez tard. Je te souhaite bon courage pour tout. Au revoir. »

Et elle part. Je me retrouve seul dans la grande maison, qui me semble bien vide soudain. Je retourne au piano, mais je ne joue pas. Je ne jouerai plus jamais. Le piano restera ici, souvenir d’une période qui fut ensoleillée, qui a fait naître une vocation. Dommage que cela s’arrête comme ça. Je passe le reste de la journée allongé sur mon lit à écouter la radio. Me revoilà quelques mois en arrière. Au dîner, mes parents me demandent si ça va. Je leur dis que je me suis senti mieux, et je leur raconte ce qui s’est passé. Ils me disent pour me réconforter qu’Aurore est une grande fille et qu’elle sait sûrement ce qu’elle fait, mais je ressens dans leur voix une touche d’incompréhension. Je ne parle plus pendant le reste du repas. Une fois que j’ai fini de manger, je me brosse les dents et je dis bonsoir à tout le monde. Je me dirige vers ma chambre et allume ma chaîne hi-fi. Je me souviens la première fois qu’Aurore est venue et qu’elle m’a aidée à la régler. Désormais je n’ai plus besoin d’elle. Je mets le CD audio du Seigneur des Anneaux et lance une de mes chansons préférées, celle que j’écoute toujours quand je suis triste, « May It Be » d’Enya. C’est cette chanson, pleine d’espoir mais pleine de tristesse en même temps, qui a accompagné mes ruptures, aussi bien sentimentales qu’amicales. Et ce qui s’est passé aujourd’hui fut bien une rupture.

Je passe un long moment dans mon lit à ne rien faire d’autre qu’écouter la musique. Mais je sens le piano qui m’appelle, je meurs d’envie de jouer. Mais je sais que je ne dois pas. Le piano ne m’appartient pas, il lui appartient à elle. Je me suis juré ne plus y toucher. Finalement je m’en approche et fait semblant de jouer, mes doigts ne touchant jamais les touches, mais étant néanmoins assez proche. Je n’ai pas besoin d’entendre les notes, je les sens qui résonnent dans ma tête au fur et à mesure que mes doigts se déplacent dans l’air. Je passe la nuit ainsi, à faire semblant de jouer. Le cœur déchiré.

Chapitre 4

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C’est ainsi pendant un mois et demi. Je m’entraine toujours au piano, mais sans jamais entendre ce que je joue, mes doigts ne faisant qu’effleurer les touches. Jusqu’à ce jour où ma vie a basculée. Je suis en train de faire semblant de jouer la Nocturne lorsque j’entends quelqu’un qui frappe à la porte. Je parcours alors le chemin que je connais maintenant par cœur et qui mène à la porte de l’entrée. Je ne m’aide plus des murs pour trouver mon chemin, néanmoins, avec le bout de mes pieds, à chaque pas, je cherche si il n’y a pas d’obstacles qui me feraient tomber. Je parviens jusqu’à l’escalier, et j’ouvre la petite fenêtre, geste que je fais désormais à chaque fois que je suis seul à la maison. Je demande qui est là, et personne ne me répond. La seule chose que j’entends, c’est quelqu’un qui pleure. Une fille. Je crois deviner qui.

Je ferme la fenêtre et ouvre la porte. Je me pousse de l’entrée afin de la faire entrer. Mais je ne l’entends pas marcher, elle ne bouge pas. Elle reste sur le palier, et sanglote. Je lui tends la main, et lorsque je sens sa peau sur la mienne, je l’attire à l’intérieur. Cela fait un long moment qu’elle n’est plus venue. Depuis notre dispute à propos de Julien. Je lui demande ce qui se passe, ce qui l’a mise dans cet état. Elle me raconte toute son histoire avec Julien, mais cette fois je l’écoute, du début à la fin.

Julien, après ce qu’il m’a fait, a changé de comportement. Il est devenu tendre, doux, gentil. Il est allé parler à Aurore, afin de s’excuser de son comportement envers elle. Il s’est justifié de son acte en prétextant la fougue d’un amoureux fou. Aurore a d’abord accepté ses excuses. Ensuite, Julien l’a courtisée de façon romantique, en lui envoyant des fleurs, en lui envoyant des lettres, des poésies. L’homme parfait en somme. A force, Aurore est tombée sous le charme de ce beau gentleman célibataire, et elle a cédé à ses avances. Ils sont sortis ensemble. Et comme dans toute histoire d’amour, au début tout est merveilleux, chacun se dépassant afin de plaire à la personne aimée. Mais ensuite, les vraies natures se dévoilent, l’amour s’érode, pour céder la place à la mésentente, à la discorde. Mais dans son cas c’était pire. Vu ce que Julien fut prêt à me faire pour se venger, il fallait s’attendre à ce qu’il règle les problèmes à coup de poing. Aurore a subi ce traitement pendant des mois, masquant les hématomes derrière des crèmes de beauté, avec la peur au ventre qu’un jour il ne donne le coup de trop. Mais parce qu’elle l’aimait, et puisqu’elle avait peur des représailles, elle ne l’a pas quitté. Jusqu’à aujourd’hui. Parce que ce soir, elle devait aller au cinéma avec des copines, sortir entre filles en somme, Julien s’est mis en tête qu’elle le trompait. La dispute avait fini en pugilat. C’en était trop. Aurore a frappé Julien à l’endroit le plus sensible de l’anatomie masculine et s’est échappée de chez lui. Elle a roulé jusqu’à la maison. Ensuite, une fois garée, elle a téléphoné à ses copines pour leur dire d’annuler le rendez-vous car si elle n’y allait pas, Julien se vengerait sur elles. Ensuite elle a réfléchi longuement avant de venir frapper. Elle se demandait comment je la recevrais après notre dernière discussion. Car j’avais raison. Un type comme lui ne peut pas changer.

Elle pleure à nouveau. Je suis sa voix, puis je la prends dans mes bras. Et je sens ses bras se refermer derrière mon dos. Je la serre fort, afin de lui réchauffer un peu le cœur. Elle pleure de plus en plus fort. Je prends conscience que depuis qu’elle vient me voir, la seule qui semble encore savoir que j’existe en dehors de ma famille, elle est ma confidente. Et à force de m’apitoyer sur mon sort, je n’ai jamais pris soin de m’intéresser à elle. Je n’ai jamais cherché à savoir comment elle allait. Je me rends compte qu’à part le fait qu’elle aime le piano au moins autant que moi, je ne sais rien d’elle. Je me sens tout d’un coup minable. Se faire battre par son copain est une mise à mort à petits feux, à la fois physique mais aussi et surtout morale. Aussi je décide d’essayer de lui changer les idées, même si cela risque de ne pas être facile…

« Tu as quelque chose de prévu aujourd’hui ?

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-Non. Je n’ai rien envie de faire. Je n’en ai pas le cœur, répond-t-elle, avec une voix faible.- Alors viens on va se balader. »

Je vais chercher ma veste dans ma chambre, et une fois revenu dans l’entrée, je cherche du bout des doigts mes chaussures. Une fois que je suis prêt à partir, je lui demande si elle est prête. Elle me dit que oui. Je cherche du bout de mes doigts le cendrier, et enfin la clef de la maison. Une fois que mes doigts rencontrent la matière plastique, je me tourne vers Aurore et lui dit « C’est bon on peut y aller. » Je cherche de mes doigts le trou de la serrure. « Veux-tu de l’aide ?- Non merci, je préfère y arriver sans personne. Il faudra bien que sache me débrouiller seul de toute façon, dis-je en souriant.

Il me semble qu’elle me renvoie mon sourire. Je lui demande si cela la gêne de m’aider à marcher, afin que je ne rencontre pas d’obstacles qui me mettent dans des situations délicates. « Si ça m’ennuie, mais comme il me semble que je n’ai pas le choix, je le fais ! dit elle en rigolant, tout en me prenant par le bras. Où est-ce qu’on va ?-Suis mes directions et tu verras. C’est une surprise. »

Je lui fais prendre la première rue à droite, puis aller tout droit. Une fois que mes pieds se posent sur l’herbe, je lui demande d’emprunter le petit chemin qui se dessine à travers les herbes hautes. Puis je lui demande de traverser la grande route, en faisant attention aux chauffards qui roulent excessivement vite à cet endroit. Une fois que je foule les graviers gris de l’autre côté de la route, je lui dis de continuer tout droit sur la droite, jusqu’à une petite ouverture. Elle me fait éviter la grande pierre au milieu du passage en question. Nous arrivons dans la forêt, dans ma forêt.

Tout en la guidant à travers les arbres vers les chemins que je connais par cœur, je lui explique que j’adore cette foret, que je la considère comme une personne à part entière. C’est ici même que j’allais lorsque je ne me sentais pas bien, lorsque j’étais triste. Malheureusement, depuis ma cécité, je n’y suis pas retourné, parce que je pourrai facilement me perdre. Et je ne désire pas y aller avec mes parents car ce ne serait plus la même magie qui opèrerait au fond de moi. Tout en parlant, je la guide vers un tronc d’arbre, gigantesque et parfaitement circulaire. L’arbre à qui appartenait ce tronc était un chêne majestueux, que j’appelais le gardien de la forêt. J’aimais m’arrêter près de ce chêne. C’était sur cet arbre que les amoureux inscrivaient leurs initiales dans un cœur gravé dans le bois à l’aide d’un couteau. Malheureusement, il s’est écroulé pendant la tempête de 1999. Il a finalement été scié, ce qui a fait de sa base une petite table. J’explique à Aurore que j’aimais bien m’asseoir sur ce tronc, à fermer les yeux, et à écouter la forêt. Le vent dans les branches fait comme une sorte de murmure, que je cherche à comprendre, en vain.

Nous nous asseyons sur le tronc, et nous ne disons rien. Nous écoutons. Finalement je romps le silence. « Que vas-tu faire à propos de Julien ?-Je ne sais pas du tout. Je vais le quitter, ça c’est une chose certaine. Mais j’ai peur qu’il s’en prenne à ceux que j’aime pour me mettre la pression.-En tout cas je tiens à te dire que tu as été très courageuse de le quitter. L’année prochaine vous serez dans la même classe ?-Non il redouble et pas moi.-Heureusement. Puisque c’est les grandes vacances, au moins, tu n’auras pas à le voir. Et s’il vient te chercher chez toi, tu seras entourée de ta famille, qui va pouvoir le recevoir comme il le mérite… »

Elle ne répond que par un soupir. Il me semble qu’elle ne veut plus parler de ce type, et je comprends parfaitement. Elle réagit comme moi après mon accident. Par le repli. Et je respecte cela. Nous restons un moment à ne rien dire, mais à écouter chanter les oiseaux, à écouter la mélopée langoureuse du vent. Quand j’avais mes yeux, je me contentais d’entendre

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Page 20: Un voile noir m’entoure à présent, plus profond encore que ...€¦  · Web viewEn me rapprochant de la porte fermée, j’entends des bruits étranges, comme des bruits de lutte

la forêt. Maintenant que je n’ai plus ma vue, mes autre sens se sont fortement développés, notamment mon odorat. Ce qui me permet désormais de sentir la forêt, de deviner les milliers de senteurs, celles des feuilles, celle de l’herbe, celles des fleurs. Pendant que je m’évade loin de mon corps, une question d’Aurore me tire de mes rêveries. « J’ai une question à te poser, j’espère que tu ne le prendras pas mal. Mais ce n’est pas difficile d’être handicapé ? -Si je puis me permettre, dis-je en souriant, je ne me considère plus comme tel. De plus je pense que ce n’est pas moi l’infirme, mais vous.-Comment ça ? Je ne comprends pas.-Lorsque je me suis retrouvé seul, après notre dispute, je n’ai fait que du piano, ne sortant que très rarement. Et j’ai réfléchi longuement à propos de ma condition. La vue ne permet de voir les choses qu’en surface, sans profondeur. Alors que lorsque l’on découvre les choses avec les doigts, on les découvre intimement. Il y’ a un contact physique très fort. Si tu veux une description plus précise de mes propos, tu peux lire Condillac, il explique de façon très juste que le nouveau né découvre le monde et son corps avec ses doigts. Et il règle sa vue en appréciant les distances par le toucher. En plus, cela me permet de ne plus voir la dégénérescence du monde, sa destruction par ses propres enfants. Donc non je ne suis pas handicapé. Mais vous l’êtes, car vous êtes prisonniers de votre vue. »

Le silence s’installe à nouveau. Elle n’a pas besoin de parler pour me faire comprendre qu’elle est d’accord avec mes mots. Nous restons assis là pendant des secondes, des minutes, à ne rien faire d’autre qu’à penser. Finalement, je lui dis que l’on devrait rentrer car il doit se faire un peu tard, et je ne voudrais pas que mes parents s’inquiètent de mon absence. Nous reprenons alors le chemin du retour, elle tenant toujours mon bras. Finalement une fois que nous sommes arrivés à la maison, elle me remercie pour cette balade qui lui a fait un grand bien, qui l’a fait respirer à nouveau. Je lui souhaite bon courage pour les jours à venir, et lui dit qu’elle peut passer absolument quand elle veut, je serai toujours là. Puis je dépose un baiser sur sa joue. Je me sens rougir. Je l’accompagne jusqu’à sa voiture en écoutant ses bruits de pas sur le gravier. Elle rentre dans sa voiture, et allume le contact. Puis au moment où je me retourne, j’entends sa fenêtre s’ouvrir. Elle me lance par l’ouverture : « Merci encore. Et tiens-toi prêt à me voir souvent débarquer chez toi ! ». Je lui réponds en souriant « Je n’attends que ça ! ».

Quand je rentre dans ma chambre, je m’allonge sur mon lit. Je suis très heureux, je ne peux pas le cacher. Le sourire illumine mon visage, chose qui ne m’est pas arrivée depuis de trop nombreuses semaines. Cela me fait du bien. Je me retourne vers mon piano. Je brûle d’envie de jouer, de jouer des chansons gaies. Je me sens le cœur léger. Je me sens bien en sa présence. J’espère qu’elle reviendra vite.

Pendant les jours qui suivent, elle vient me voir au moins trois heures chaque après midi, arrivant en général vers 14 heure pour repartir aux alentours de 17 heures. Nous nous installons au piano, nous jouons tous les deux, nous parlons de plein de choses, d’elle, du monde. Elle me raconte son enfance. Elle n’a pas eu beaucoup de chance. Ses parents se sont séparés quand elle avait 7 ans, car ils passaient le plus clair de leur temps à se battre. Bien que ce soit rare, c’est sa mère qui frappait la première, hystérique qu’elle était. Après leur divorce, Aurore a dû quitter ce père qu’elle aimait pour aller vivre avec cette mère qui la détestait. Cette mère qui croyait fermement qu’Aurore était la cause de son malheur, et qui donc exprimait sa haine envers cette petite fille. Le syndrome de Münchhausen en quelques sortes. Mais Aurore a tenu le coup, noyant sa rage dans la seule chose qui lui était permise, à savoir le piano. A chaque fois qu’elle devait voir son père sa mère s’arrangeait toujours pour trouver une excuse qui retarderait l’échéance. Ce qui eut pour conséquence le départ définitif de son père, qui ne laissa aucune adresse pour qu’elle puisse le joindre. Elle me dit ensuite que cela

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fait presque 2 ans que sa mère a rencontré un autre homme, et depuis Aurore a plus de libertés qu’auparavant, sa mère se souciant plus de son amant que de sa fille. Ce qui, m’avoue t elle, n’est pas pour lui déplaire. Depuis, bien qu’Aurore considère qu’elle n’a plus de famille, elle vit librement sa vie. Elle sourit en me disant ca. Je lui explique à mon tour qu’avant mon accident mes parents se disputaient souvent à propos de choses puériles, une histoire de sucre par exemple. Mais que depuis mon accident leur couple a trouvé une seconde jeunesse. Du moins c’est mon impression. Comme je dis toujours, pour rassembler deux êtres il suffit soi d’un ennemi commun, soit d’un problème commun.

Un jour, alors qu’elle est à la maison, je lui demande ce qu’elle va faire pendant ses vacances. Elle me répond qu’elle va travailler dans une usine où on fabrique des enveloppes, pour payer ses futures études. « Ca va être très difficile. Je suis déjà aller visiter l’usine, ils font un boulot de fou. Ils n’ont pas une minute de repos. Le pire je crois c’est que comme tout est automatisé, c’est la machine qui décide, qui impose son rythme. On dit que les gens qui travaillent sur machine sont conducteurs, mais je penche plutôt pour passager ! Je commence la semaine prochaine.-D’accord. Moi je vais chercher un travail pour la rentrée. J’ai écrit une lettre au ministère de l’éducation en expliquant mon état et en joignant tous mes bulletins de note depuis la première, et ils sont d’accord pour m’accorder un entretien pour devenir prof de maths au collège, sans passer par le capes. C’est dans 2 semaines. On verra bien ce que ça va donner car en étant non-voyant les choix sont plutôt limités !-C’est vrai que tu ferais un bon prof. Tu es patient et tu expliques plutôt bien. -Merci du compliment. Et toi que veux-tu faire plus tard ?-J’aimerai travailler en tant que chercheur en chimie, afin de trouver un vaccin contre le sida. Je crois que la solution se trouve dans la chimie. J’ai réussi à intégrer une école de chimie à Grenoble, ensuite on verra bien ce que ca donnera. Mais j’espère bien réussir. »

Puis nous nous taisons. Je sens le regard d’Aurore sur moi, comme si elle voulait me poser une question mais qu’elle n’osait pas le faire. Je fais semblant de rien, la laissant décider du moment opportun, du moment qu’elle jugera bon. Je n’ai pas à attendre longtemps. « Si ce n’est pas trop indiscret, pourquoi as-tu un bandeau noir sur les yeux ?-C’est parce que mon visage ne serait pas beau à voir sans, dis je en souriant. Le produit m’a brûlé la peau entre les yeux, ce qui n’est pas beau du tout, et je ne veux pas que l’on voit mes yeux. Et puisque je ne supporte pas les lunettes, j’ai préféré le bandeau, plus léger. Et en plus ca me rend charismatique à souhait ! »

Elle rit. « J’ai honte de te le dire comme ca, mais je trouve que ce qui t’es arrivé m’a permis de me rapprocher de toi. Tu es quelqu’un de très courageux et de très attachant. Je ne sais pas si on aurait vraiment pu se parler, tu avais l’air de quelqu’un de platonique vers qui on n’a pas envie d’aller. Mais c’est faux. Ca aurait été dommage que je passe à coté de toi ! ». Je me sens rougir. Toujours mon problème avec les compliments. Je murmure un « merci » timide pour sa gentillesse mais aussi et surtout pour sa sincérité. Puis nous continuons à jouer. Je me sens si bien que j’ose enfin lui demander ce qui me brûle les lèvres depuis ces quelques jours à ses cotés. « Euh, je voulais te demander ce que tu fais ce soir ? Parce que si ca t’intéresse tu peux manger à la maison avec nous ce soir. Ca me ferait vachement plaisir, mais je ne veux pas que tu te sentes obligées.

-Tu rigoles, ce serait avec joie. En plus ce soir ma mère sort dîner avec son pygmalion. Je lui passe juste un coup de téléphone et je reviens tout de suite.

Je l’entends s’éloigner. Je me sens tout chamboulé. C’est la première fois que je propose quelque chose à une fille de vive voix. D’habitude je me sers du téléphone, car si il y’a un refus, celui ci n’est pas direct, il se fait par l’intermédiaire d’un combiné ou encore

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d’un ordinateur, et donc il est plus facile à accepter. Mais à l’instant, j’ai laissé ma peur de coté et j’ai enfin eu le courage d’affronter une fille. A peine ai-je le temps de me remettre de mes émotions qu’Aurore revient. « Y a pas de problèmes pour ce soir. Au contraire je dirai que ma mère est contente de se débarrasser de moi !" Je souris et lui demande quel est son plat préféré. Elle me répond que c’est le riz cantonnais (omelette petit-pois riz comme elle préfère l’appeler). Je lui dis alors, un grand sourire aux lèvres : « Ce soir on mange omelette-petits pois-riz tu aimes ?» Je l’entends rire. Je lui dis que je dois téléphoner à mes parents pour les prévenir, et la laisse seule dans la chambre. J’appelle ma mère pour lui expliquer que j’ai invité Aurore à manger avec nous, elle a l’air ravie de cette annonce. J’entends en bruit de fond le son du piano, la Lettre à Elise, le premier morceau qu’elle m’a joué. Je raccroche et rejoins mon amie virtuose. Je crois que cette soirée va être la plus belle de ma vie.

Le repas se déroule bien. Ma mère avec sa curiosité habituelle n’arrête pas de bombarder Aurore de questions. En plaisantant, je lui ai glissé dans l’oreille : « Ne t’inquiète pas le docteur lui a dit qu’elle est obligée de poser des questions après le coucher du soleil.  ». Elle me fait une petite tape discrète sur la cuisse. Je souris. Après le repas, j’aide mes parents à débarrasser et à faire la vaisselle, en insistant auprès d’Aurore pour qu’elle ne fasse rien, vu qu’elle est invitée. Elle insiste pour se rendre utile, et en riant je lui demande si elle va enfin obéir. Elle rit aussi, ma mère me lance une claque dans le dos en disant que ce n’est pas une façon de parler à une fille. Mon père ajoute que j’ai raison, que ce sont les hommes qui portent le pantalon ! Bref tout le monde rit.

Une fois toutes ces menues tâches accomplies, je propose à Aurore si elle veut se promener dans le lotissement, histoire de prendre l’air. Nous sortons donc. Elle est accrochée à mon bras pour me guider. Nous marchons quelques mètres quand soudain je sens que son bras descend le long du mien. Puis sa main attrape la mienne, elle entrecroise ses doigts autour des miens. Je rougis. J’ai soudain peur. « Pourquoi tu trembles ? Je ne te plais pas, c’est ca ?-Non au contraire. Mais j’ai peur que tu fasses la plus grosse erreur de ta vie. Je ne veux pas que tu sois prisonnière de moi, je ne sais pas si quelqu’un comme moi te convient vraiment. Un chéri, ça sert avant tout à protéger, et moi je ne le pourrai pas.-Mais tu l’as déjà fait.-Justement. Je ne veux pas que tu sortes avec moi parce que tu me considères comme ton sauveur. Ca s’appelle en psychologie un transfert je crois. Tomber amoureux de son héros. Mais je ne suis pas un héros, Aurore.-Mais pour moi si. Tu m’as donné tant de choses en si peu de temps. Avec toi j’ai l’impression de revivre. Tu me rends heureuse Daniel, et c’est à ca que sert un petit ami. Et aveugle ou pas, je m’en fiche. Je ne te juge pas à ton physique. Je te juge par ton âme. »

Je me sens le cœur lourd Je ne sais plus quoi dire. Alors je la prends dans mes bras, et je l’embrasse. Je sens sa main qui remonte jusqu'à mon visage, et elle me caresse les joues du bout de ses doigts. C’est elle qui m’embrasse maintenant. Puis je glisse dans le creux de son oreille : « J’espère que tu sais ce que tu fais et que tu ne regretteras pas… » Elle me répond : « Aucun risque, parce que je t’aime ». Nous continuons ensuite notre marche, bras dessus dessous. Puis nous revenons vers la maison. Je lui demande si elle veut rentrer, elle me répond qu’elle préfère rentrer car il est tard. Je vais chercher ses affaires dans la maison et les lui ramène à la voiture. Elle me remercie et me donne un long baiser. « Que fais-tu demain après midi ? me demande-t-elle-Rien de spécial. Et toi ?-Rien non plus. Cela te dirait une balade en amoureux en centre ville ? Le samedi après midi c’est très sympa.-Bien sûr que cela me dit. A demain alors.

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-A demain chéri. »Je rentre dans la maison, je me sens bizarre. Je ne sais pas si je dois être heureux ou

triste ? Heureux parce que la fille dont tout le monde est amoureux, à commencer moi, est ma petite amie. Et triste parce que j’ai l’impression que cela ne va pas durer. Elle devra affronter le regard des autres, et ce regard est impitoyable. Ce regard ne me fait plus rien puisque je n’ai pas le moyen de le deviner, mais elle le subira à chaque fois qu’elle sera avec moi. Enfin je sais que demain je la revois, et que peut être que demain, après avoir passé la pire journée de sa vie, elle me quittera, et ses paroles s’envoleront. A plusieurs reprises je veux l’appeler, lui demander de ne plus venir, mais à chaque fois, je repose le combiné. Je me dis finalement que même si elle veut rompre demain, ca me fera quand même du bien de m’aérer un peu, et en plus en si bonne compagnie. Je décide alors de me coucher, afin que le temps qui nous sépare me paraisse moins long. Mais une fois dans mon lit, je ne trouve pas le sommeil. Je me retourne sans cesse, cherchant une position confortable, en vain. Je décide de me lever et de jouer au piano les quelques morceaux que je connais par cœur maintenant, et ce jusqu’à ce que la fatigue ait raison de moi. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi à répéter, quand je me suis soudain endormi. Mon sommeil fut tourmenté par des rêves étranges.

Je me réveille en sueur. Je me dirige vers la salle à manger et salue mes parents qui regardent la télé. A mon avis ils ne sont pas debout depuis longtemps car je sens encore l’odeur du café dans la pièce. Je leur demande l’heure, ils me disent qu’il est 11h30. Je leur explique que cette après-midi je vais avec Aurore en ville, puis je leur demande de m’aider à choisir des vêtements, les plus beaux que j’aie. Finalement ils choisissent un t-shirt blanc avec un Jean bleu foncé. Je les remercie et me dirige vers la salle de bain. J’ouvre la porte et la referme à clef. Je me déshabille et entre dans la cabine de douche. Je défais mon bandeau et le pose sur le rebord. Puis je passe mes doigts le long de mon nez, je ressens l’endroit de mes brûlures, et comme à chaque fois je ressens un sentiment de dégoût pour moi même. Quand j’allume l’eau, et que l’eau touche mon visage, mes souvenirs profondément ancrés resurgissent. Comme à chaque fois que je me douche. Je suis dans la salle de chimie, l’eau pénètre dans mes yeux, me faisant de plus en plus mal. Si je pouvais pleurer, ce serait fait mille fois ce matin. Ce sont comme les tropismes de Nathalie Sarraute. Il suffit du souvenir d’un son, d’une odeur, pour que tout revienne à la surface. Sauf que dans mon cas, ce n’est que la douleur qui me revient.

Je repense à Aurore. Je suis de plus en plus sûr qu’elle fait une bêtise. Elle verra ce que c’est que d être amoureuse d’un infirme. Le monde est ainsi fait. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Aurore est trop parfaite pour être enchaînée aux bras d’un non-voyant. Elle l’apprendra aujourd’hui, et ensuite ce sera à elle de décider de ce qui est bon pour elle. Moi je ne pourrai rien faire… Je sors enfin de sous ma douche, et je m’habille. Je me mets du parfum et du déodorant, je mets mon bandeau dans la corbeille de linge sale, et en reprend un propre dans le meuble sous l’évier. Au lieu d’un trouble clair, je suis maintenant dans un trouble obscur.

Une fois sorti de la salle de bain, je vais dire à mes parents que je ne mangerai pas, et je retourne dans ma chambre. Je m’assois au piano, et décide d’apprendre à jouer quelque chose de gai. Je parcours les différentes partitions du bout des doigts. A force de jouer avec Aurore, j’ai appris à me faire une idée de la mélodie rien qu’avec la partition. Je tombe sur une partition dont le nom est « La Chevaleresque ». C’est un air plutôt entraînant, qui me convient parfaitement. Je fais comme d’habitude lorsque j’apprends un morceau, je joue la mélodie avec la main droite en lisant les notes avec la main gauche, puis lorsque je la connais par cœur, j’inverse les deux mains.

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Je commence à mémoriser la mélodie lorsque j’entends frapper à la porte. Je me dirige lentement vers la porte d’entrée quand j’entends quelqu’un qui dit : « Coucou Daniel tu es prêt ? ». Aurore a tenu sa promesse, elle est venue, et je vais me balader avec elle en centre ville. Je lui réponds que oui, et me dirige vers elle pour lui dire bonjour. Je ne savais pas trop quoi faire, mais elle a mis fin à mes doutes en s’avançant et en m’embrassant. Je me sens à nouveau rougir. Je mets mes chaussures et dis au revoir à mes parents. Je me dirige vers la voiture d’Aurore, elle me tient par la main. Elle m’amène jusqu’à la portière passager, me l’ouvre, et fais à nouveau le tour de la voiture pour s’asseoir coté conducteur. Je m’assois, cherche ma ceinture, puis une fois que la voiture démarre, je sens mes membres se contracter, comme à chaque fois que je suis en voiture depuis la perte de mes yeux. Heureusement je sais que je n’en ai pas pour longtemps. Il n’y a qu’un seul parking vraiment bien placé, grand et surtout gratuit, celui du cinéma, qui n’est qu’à 5 minutes de chez moi. Ce qui me rassure un tant soi peu.

Nous arrivons enfin. Lorsqu’elle coupe le moteur, mes membres se décontractent comme par magie. Je descends de voiture, et attend sur le côté qu’elle me rejoigne. Elle me prend la main et m’embrasse à nouveau. Je l’embrasse à mon tour. Nous marchons maintenant. Je ne sais malheureusement pas où nous allons. Mais je devine néanmoins que nous allons vers le centre ville. Nous avançons sans parler, simplement. Cela fait bien longtemps que je suis sorti aussi loin de chez moi, du moins sans mes parents. Cela me fait tout drôle. Je crois deviner que nous arrivons à la boulangerie au coin de la rue de la librairie, je sens l’odeur du croissant chaud. Nous continuons de marcher, quand soudain j’entends Aurore dire : « Oh non pas ça… ». Je lui demande ce qui se passe, et elle me répond : « La seule personne au monde que je croyais ne plus avoir à croiser dans ma vie se dirige droit vers nous… ». Je comprends de qui elle veut parler. Je commence à trembler, la sueur perle sur mon front. « Coucou chérie alors tu disparais sans me donner de nouvelles ? Je t’ai cherché moi ! Ce n’est pas gentil ça. Et regardez avec qui je la retrouve. Ca va bien Ray Charles ?-Bien et toi Julien ? Ca fait longtemps dit donc. Alors à défaut de pouvoir frapper les mecs tu t’en prends aux filles maintenant ? Tu es décidément plus lâche de jour en jour.-Me parle pas espèce de connard. Avec ton bandeau t’as vraiment l’air de venir d’une autre planète.-Ce bandeau me rappelle quelque chose. Qu’il ne faut jamais tourner le dos à quelqu’un comme toi. Un conseil, laisse Aurore tranquille. Ce n’est pas de quelqu’un comme toi dont elle a besoin.-Tu parles je ne baiserai plus avec une meuf comme ça. Entre nous, elle ne m’a rien excité du tout. Allez salut les bouffons et bonne bourre.»

J’entends Julien et tous ses chiens s’éloigner Je suis encore secoué, mais aussi rassuré. En effet je m’attendais à ce que cet entretien se passe plus mal encore. Je m’attendais à devoir l’affronter à nouveau, mais cette fois ci je ne pourrai pas vraiment me défendre, et je n’aurai pas pu compter sur les autres personnes. Aurore me serre encore plus fort.

« Tu es fou d’avoir provoqué Julien. Il aurait pu te faire du mal !-J’aurai préféré qu’il me fasse du mal à moi plutôt qu’à toi. Et j’avais une chance sur deux. En le provoquant ainsi, je lui montre que je n’ai pas peur, et que je suis prêt à tout faire. Et ainsi, il y a plus de chances pour qu’il ne m’attaque pas. Et ça a marché on dirait.-Tu es décidément l’homme le plus courageux que j’aie jamais connu. Et je suis fier d’être ta chérie. Je ne suis même pas sûre de te mériter.-Tu me mérites, tu peux en être certaine… J’espère que je te mérite aussi. »

Et je l’embrasse. Et je l’enlace. Nous restons un long moment ainsi. Je caresse son visage, j’ai une sensation de mouillé sur sa joue. Je caresse l’autre joue, idem. Elle pleure. Je lui demande pourquoi. Elle me répond que c’est simplement parce qu’elle est heureuse.

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Qu’elle a enfin trouvé l’homme de ses rêves, celui qu’elle espérait quand elle était petite fille. Elle a rencontré son prince charmant, celui qu’elle avait renoncé à chercher depuis bien longtemps, en la personne la plus improbable qui soit. Un intello, asocial, et qui de plus est devenu non-voyant. Elle m’avoue regretter ne pas m’avoir rencontré bien avant. Et c’est pour tout cela que son visage est inondé de larmes de joies. Je ne sais pas quoi lui dire, à part que je suis heureux pour la première fois de ma vie, et que je l’aime de tout mon cœur.

Nous reprenons le cours de notre promenade. Elle me raconte que la ville a bien changé en si peu de temps. Des travaux ont été entrepris pour que cette ville devienne belle. Ils ont installé des fontaines ici et là. J’ai toujours adoré l’eau. Je rêve d’habiter dans une forêt où coule un ruisseau, avec, pourquoi pas une cascade. Je regrette de ne pas pouvoir les admirer, mais avec l’oreille, en entendant le bruit de l’eau, je parviens plus ou moins à deviner la forme du jet, donc la forme de la fontaine. Et ce grâce à la musique selon moi. Je propose à Aurore une glace, j’insiste pour l’inviter. Elle choisit deux boules chocolat, et moi une boule vanille et une boule fraise. Nous nous asseyons sur une des berges aménagées de l’Iton, et nous mangeons, en silence. « Comment fais tu pour te repérer avec l’argent au fait ? Malheureusement les gens sont très malhonnêtes aujourd’hui !-Bah en fait pour les pièces je n’ai pas vraiment de problèmes car elles sont toute différentes au toucher. A cause de leur poids, de leurs finitions. Et de plus le montant est en relief j’arrive donc à le lire. Pour les billets par contre je fais un peu comme Ray Charles. Je l’ai appris dans le film. Il payait et se faisait payer en billets d’un dollar, moi en billets de 5 euros. C’est tout simple. »

Elle rit, et nous continuons de déguster nos sorbets, en discutant de choses et d’autres, de la ville qui change. Nous restons ainsi un long moment, complices, amoureux. Nous n’avons pas besoin de mots pour nous aimer. Je ne sais pas vraiment combien de temps nous restons ainsi à bavarder, assis sur un banc. De temps en temps, j’entends des personnes rire, et leurs rires nous semblent destinés. Ils se moquent d’elle, parce qu’elle est la fiancée d’un handicapé. Je décide enfin de lui dire ce que je meurs d’envie de lui dire : « Tu entends ces personnes qui rient ? Tu te souviens de ce que Julien a dit ? Si tu restes avec moi, ce sera ce que tu subiras tous les jours. Je veux savoir si c’est vraiment ce que tu veux.-Tu sais bien que c’est vraiment ce que je veux. dit-t-elle. C’est toi même qui te considère infirme, et pas moi. Tu m’avais pourtant dit que tu ne te considérais plus comme tel.-Ce n’est pas le cas pour moi mais pour les autres. Je ne veux pas me fâcher avec toi, mais je ne veux pas non plus que tu sois malheureuse à cause de moi. Si tu me dis que tu es sûre alors je te crois, et je ne discuterai plus jamais de cela avec toi. Promis.-J’espère vraiment que tu tiendras ta promesse. Si j’ai dit t’aimer, c’est que c’est la vérité.-Je comprends. Je suis désolé. Je t’aime aussi. De toutes mes forces. »

Je lui prends la main, confus. Je me dis que plus rien ne sera jamais comme avant. Puis mes derniers doutes s’effacent lorsqu’elle m’embrasse tendrement. La fin de la journée se déroule, sans qu’aucun nuage ne vienne cacher la lumière de mon soleil. Lorsque je ressens sur mon visage la fraîcheur du vent, je comprends qu’il commence à se faire tard. Aurore a lu dans mes pensées, et elle me dit qu’on ferait mieux de rentrer. Il est 18h. Nous nous dirigeons vers sa voiture. Une fois dedans elle me dit : « Cela te dirait de venir manger à la maison ce soir ? Et si tu n’as rien de prévu pour demain matin tu peux aussi dormir à la maison. Ma mère n’est pas là elle est chez son copain. Mais je ne veux pas te forcer si tu ne te sens pas prêt. -Bien sûr que ca me dit. Il faudra juste que j’en parle à mes parents en rentrant mais je pense qu’il n’y aura pas de problèmes Je te remercie beaucoup pour ton invitation. Ca me fait très plaisir. »

Une fois arrivé à la maison, j’explique d’abord à mes parents que je suis avec Aurore depuis la veille, mais que j’attendais aujourd’hui pour être sûr, et je leur parle ensuite de la

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proposition qu’elle m’a faite. Ils me disent en rigolant qu’ils acceptent à condition que je sois sage ! Je rigole, et commence à préparer mes affaires. C’est la première fois que je vais dormir chez une fille. Je prends une brosse à dent, mon shampoing et mon savon, ainsi que des affaires de rechanges, et je salue ma famille, en leur disant que je ne sais pas quand je rentrerais. Dans la voiture, Aurore me dit en plaisantant ; « Quel est ton plat préféré ?! » Je ris et je lui avoue que j’ai un faible pour les pizzas ! Elle me dit qu’elle adore aussi les pizzas, car elle n’a pas à les cuisiner. Nous rions ensemble de bon cœur. Nous arrivons enfin près de chez elle. Elle habite dans le pire quartier de la ville. Une cité où règne la violence. Un endroit où il ne faut pas habiter lorsque des émeutes urbaines éclatent. Elle habitait pas loin de chez moi quand ses parents étaient encore ensemble, mais après leur séparation, sa mère a dû trouver un appartement avec un loyer abordable, ce qu’elle n’a pu trouver qu’ici. Je ne peux pas voir la dégradation du lieu, mais je sens quand même la lourdeur de l’atmosphère. Elle me prend la main puis me guide jusqu’à son immeuble. Elle habite au troisième étage, sans ascenseur.

Je m’arrête juste devant l’escalier, et lui demande de me dire combien il y a de marche pour arriver au palier. Je lui explique que c’est pour éviter de me tordre le genou une fois arrivé au sommet. Car si je monte une marche qui n’existe pas, je me fais mal. Très mal ! Elle me répond qu’il y’en a 10, et à chaque fois que je monte une série de marche, je les compte à voix basse. Une fois arrivé à six séries de 10 je sais que nous sommes arrivés. Je l’entends sortir ses clefs, puis les mettre dans la serrure. Elle me dit d’entrer. Je m’exécute. J’enlève mes chaussures et sors les chaussons, que j’ai eu la bonne idée d’amener, de mon sac. Elle prend ensuite ma main et commence à me faire visiter. Mon autre main sur le mur, j’essaie de mémoriser l’emplacement des pièces qui me semblent importantes. Je dépose mes produits dans la salle de bain, et le reste de mes affaires, que je laisse dans le sac, dans sa chambre.

Puis elle m’amène à son piano, qui est juste à côté de son lit, posé contre le mur. Je passe ma main dessus, le bois est doux. Elle me demande ce que je veux entendre, et je lui réponds comme d’habitude, la Lettre à Elise. Elle commence à jouer. C’est encore plus beau que quand elle la joue à la maison. Son piano a un son magnifique, chaud, qui vous prend aux tripes. Une fois qu’elle a fini son morceau, elle me demande si je veux essayer. Je réponds par l’affirmative, et commence à jouer Moonlight. C’est autre chose de jouer avec cette gigantesque pièce de bois. Je peux ressentir la vibration de chaque corde frappée. Nous passons le reste de la soirée à jouer ainsi, chacun son tour. Puis elle me propose un jeu. Elle choisit une partition au hasard, sans même faire attention au titre et chacun joue les notes d’une clé, soit de Sol, soit de Fa. Je choisis de jouer la basse, et elle la mélodie. Elle commence. Une fois qu’elle a terminé, c’est mon tour. Ensuite, nous essayons de jouer en même temps. Ce fut une terrible cacophonie. Je lui dis en rigolant «  Va falloir s’entraîner si on veut y arriver ! ». Nous jouons ainsi jusqu’à l’heure du repas, toujours dans une humeur bon enfant.

Elle me demande si ça me dit que l’on fasse un plateau repas. Au menu : pizza jambon fromage et comme film « Le Pianiste », son film préféré. « Evidemment que cela me tente ! » dis-je en rigolant. Nous nous asseyons sur le divan. Je sens l’odeur du fromage qui chauffe dans le four. Le bip retentit. C’est le moment de passer à table. Il est déjà tard, 21 heures, et nous sommes affamés ! Nous nous installons sur la table basse. Elle nous sert un verre de menthe glacée dans un grand verre, dans lequel baignent deux pailles. Elle lance le film. Je l’ai déjà regardé une fois, mais je n’en ai que de vagues souvenirs. Alors je me laisse transporter par ce que j’entends : la musique, l’émotion dans les voix des acteurs, et aussi l’émotion qu’il y a dans chacune situation. Lorsque l’on n’a pas les images, on ressent pleinement la toute puissance de chaque scène. On vit pleinement le film.

Pendant le film nous parlons. Tout d’abord elle me donne les détails qui se voient et ne peuvent pas s’entendre. Mais nous parlons aussi du film en lui même. Nous parlons de la guerre, de l’ignominie de certaines choses qui sont arrivés. Du pourquoi autant d’hommes, de

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femmes et d’enfants se sont fait tués à cause de la folie d’un seul. Pourquoi le peuple ne s’est il pas opposé à cette folie ? Nous nous demandons si cela pourra un jour recommencer, et nous tombons d’accord que oui, et même que cela est assez imminent.

Une fois que nous avons fini de manger, le film n’étant pas terminé, Aurore s’étend sur le canapé, sa tête s’appuyant sur mon torse, juste sous ma tête. J’embrasse ses longs cheveux. Elle relève la tête lentement, et pose ses lèvres contre les miennes. Nous nous embrassons ainsi, chaudement, quand elle prend ma main et la glisse sous son t-shirt, mes doigts effleurant sa peau douce. Je caresse sa poitrine, tandis qu’elle glisse son autre main dans mon pantalon. S’ensuit des caresses de plus en plus sensuelles. Elle se lève soudainement et me lève du canapé, pour me diriger vers ce que je crois être sa chambre. Nous tombons sur son lit, puis nous continuons nos caresses. Elle retire mon t-shirt, je retire le sien, et décroche son soutien-gorge. Je lui baise ensuite la poitrine. Je l’entends enlever le bouton de son jean, et fait la même chose avec le mien. Puis nous nous abandonnons l’un à l’autre, lentement, tendrement. Amoureux.

Elle est allongée à côté de moi, ses bras m’entourant la taille. Je demande si je peux prendre une douche, elle me dit que oui. Elle me guide jusqu’à la salle de bains. Quand j’entends la porte se fermer, j’enlève mon bandeau que je n’ai pas voulu enlever auparavant. Je le dépose sur le coin de l’évier pour pouvoir le retrouver. A peine rentré dans la cabine de douche, la porte s’ouvre et Aurore dit : « Je te ramène une… ». Je ferme aussitôt les yeux et mets une main sur le haut de mon nez. Il s’est passé ce que je voulais à tout prix éviter. J’ai peur de l’avoir dégouté. Je l’entends marcher vers moi, elle m’enlève la main du front et me dit « Ouvre les yeux. Je n’ai pas peur. ». J’hésite, mais finalement accepte. Je sens sa main, elle me caresse le visage et me dit : « Je t’ai apporté une serviette. » Elle m’embrasse, et sors.

Je me sens un peu bête de m’être caché, mais je crois que c’est une réaction naturelle que j’ai eu. On ne sait jamais comment un tiers, même proche, peut réagir face à des blessures trop apparentes. Je pense que pour sa part, ce n’était pas une réaction de dégoût mais de surprise. Et elle avait de quoi être surprise. J’allume le jet d’eau et pour une fois son contact est doux. Mes problèmes me semblent bien loin tout de suite. Une fois ma douche terminée, je la rejoins dans la cuisine, où j’ai entendu le bruit de la vaisselle. « Veux-tu de l’aide ? Je peux finir la vaisselle si tu veux prendre ta douche.- Que dois-je comprendre Môssieur ? Que je sens mauvais c’est ça ? dit-t-elle d’un ton hautain.-Euh bah on peut dire ça comme ça, dis-je en essayant de prendre le même ton. -C’est toi qui m’a dit que les invités ne font rien n’est ce pas ? Alors va t’asseoir ou je vais rugir.-Hors de question, chérie. Je vais essuyer si tu veux. »

Une fois la vaisselle terminée, elle m’embrasse, et va prendre sa douche. Je l’attends assis sur son lit. Je repense à cette magnifique journée. Les philosophes disent que les choses viennent à ceux qui ne les attendent pas, et je crois qu’ils ont raison. Si on m’avait dit un jour que je serai aussi heureux, je ne l’aurai pas cru. Mais voilà, la vie nous réserve toujours des surprises, et surtout quand on s’y attend le moins. Cela m’apprend une chose : il ne faut jamais désespérer. Il y’a toujours de l’espoir, même dans les moments difficiles. J’ai souvent pensé au suicide, mais ça aurait été une vulgaire erreur. La vie, bien que souvent difficile, a toujours des choses merveilleuses à nous apporter. Il suffit d’être patient.

Je suis encore dans mes pensées lorsque j’entends Aurore arriver, le bruit de ses pas légers se rapprochant. Je sens ses cheveux sur son visage, et elle dépose un baiser sur mon cou. Nous nous glissons sous la couette, et je l’entends éteindre la lumière. Elle me saisit la main, l’embrasse, et me souhaite une bonne nuit. Je me rapproche d’elle et l’embrasse, et lui murmure à l’oreille : « Je suis le plus heureux des hommes ». Nous restons un long moment

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ainsi, je sais qu’elle ne dort pas, je sens son regard sur moi. Mais nous ne parlons pas. Je ne sais pas combien de temps cela a duré avant que nous ne sombrions, mais ce fut quand même trop court.

Quand je me réveille, la première chose que je fais, c’est parcourir le lit avec mes doigts afin de chercher Aurore. Mais je ne la trouve pas. Je fais le vide et cherche à me concentrer sur les bruits. Je crois deviner qu’elle se trouve dans la cuisine. Je me guide avec l’aide des murs, et je sais que j’approche du but lorsque je sens l’odeur du chocolat chaud et du pain grillé. Puis je l’entends se diriger vers moi à grands pas. Elle m’attrape par le cou et m’embrasse. Je lui rends son baiser. « Coucou toi. Ca fait longtemps que tu es debout ?-Non je viens juste de me lever. Je pensais t’apporter le petit déjeuner au lit ! Tu aimes le pain grillé ? -Oui j’adore. As-tu besoin d’aide ?-Non ça va aller je te remercie. Tu veux quoi dedans ? Beurre, confiture, Nutella ?-Beurre s’il te plait. Tu es sûre que tu n’as besoin de rien ?-Chut. Si c’est pour être ennuyeux, tu peux aller te recoucher monsieur. Dit-elle en riant-D’accord je n’insiste pas madame. »

Nous déjeunons, et ensuite je demande à Aurore si je peux emprunter sa salle de bain. Elle me répond que je n’ai même pas à demander. Je me dirige vers sa chambre, prend mes vêtements, et me rend à la salle de bain. Je me brosse les dents, puis prends ma douche. A peine le jet d’eau commence à s’écouler que j’entends des bruits de voix dans l’appartement. Je crois distinguer un « maman ». Cela doit être sa mère qui revient, peut être avec son copain. Je m’habille en vitesse, enfile mon bandeau, et sors de la pièce. Je suis ensuite les voix, et lance un timide bonjour. Je n’obtiens aucune réponse en retour, mais le silence. Je sens sur moi cette intense observation que je subis à chaque fois que je rencontre quelqu’un de nouveau. Aurore brise le silence la première. « Laissez-moi-vous présenter Daniel, mon petit chéri. Daniel, ma mère est à ta droite, et son copain, Thierry est à ta gauche ». Je me dirige vers eux lentement, la main tendue. Je m’arrête assez vite pour ne pas les heurter, et j’attends qu’ils viennent vers moi pour la serrer. Une fois les salutations faites, le silence s’installe. Ils me jugent sans me connaître, attitude malheureusement classique aujourd’hui. Aurore m’entraîne vers sa chambre. Une fois à l’intérieur, elle me dit qu’elle va sous sa douche, et me propose de patienter en jouant au piano, ce que j’accepte avec plaisir. Je l’embrasse sur la joue, et attend que la porte se referme pour m’installer derrière l’instrument. Je commence à jouer, lorsque j’entends la mère d’Aurore discuter avec force avec son amant. Pour ne pas éveiller l’attention, je continue de jouer, mais je me concentre sur le dialogue qui semble provenir de la cuisine, les non-voyants bénéficiant d’une ouïe au dessus de la moyenne.

« Non mais t’as vu ce mec ? Aurore a toujours eu un sale goût pour ses copains ! Sauf ce Julien au moins c’était un mec qui ressemblait à quelque chose ! T’as vu son bandeau ? Si il est aveugle j’aurai plutôt pris des lunettes parce qu’avec son bandeau il a l’air d’un con. Et il est tout petit, tout timide. Si Aurore a des problèmes il n’est pas du genre à tout faire pour l’aider mais plus à se cacher derrière. Je lui en parlerai seule à seule, mais il faut vraiment qu’elle quitte ce mec là. C’est pas un type pour elle il lui faut plutôt un homme qui en a dans le calbute ! Décidément celle là elle ne sait plus quoi inventer ! »

Thierry a l’air d’essayer de la convaincre, en lui faisant comprendre que si elle est avec moi, c’est que je vaux quelque chose. Mais sa mère ne veut rien entendre, ne le laissant même pas finir ses phrases. Tout en écoutant, je suis bouleversé. Je savais que j’aurai à entendre ça un jour, mais je n’avais jamais envisagé que cela vienne d’aussi près d’Aurore. Je suis tout dans mes pensées quand je n’entends plus leur voix, mais des pas qui se dirigent vers

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la chambre. Je me retourne vers le piano, et reprend l’attitude de quelqu’un qui joue, et non de quelqu’un qui écoute aux portes.

Aurore arrive, en disant : «C’est moi. Ca va je ne t’ai pas trop manqué j’espère ? Qu’est ce qui se passe tu n’as pas l’air bien.-Si si ça va. Peux-tu me ramener s’il te plaît ?-Tu ne veux pas rester manger avec nous ce midi ? Il est 11 heures.-Non je te remercie. J’ai entendu ta mère discuter avec son copain, et elle lui a dit qu’elle avait besoin de te parler quand je ne serai pas là. -C’est si important ? C’est à propos de quoi ?-Oui ca l’est assez disons… Mais je préfère que ce soit ta mère qui t’en parle.-D’accord dans ce cas. Tu es sûr que tu ne veux pas me dire de quoi il s’agit ? »

Je refuse à nouveau. Je commence à rassembler mes affaires, elle me donne un coup de main. Je vais vers la salle de bain, afin de chercher mes produits et ma brosse à dents. Puis nous retournons vers la salle à manger, et je m’approche des adultes, et comme il y’a quelques dix minutes, je leur sers la main, et leur dit au revoir. La mère d’Aurore dit sur un ton qui sonne faux de surprise : « Oh vous partez déjà ? Quel dommage ! J’espère qu’on se reverra bientôt. ». Je souris aussi faussement qu’elle. Puis Aurore me prend par la main afin de me guider vers la sortie.

Une fois dans la cage d’escaliers, nous marchons lentement, moi comptant toujours les marches à voix basse. Nous sortons dans la rue, et marchons vers sa voiture. Comme à chaque fois, elle m’amène devant la porte passager avant de s’installer dans son « cockpit ». Je ne dis aucun mot, me contentant d’essayer de deviner les obstacles qui se trouvent sur notre route, essayant de chercher par où viendrait le danger. La voiture me fera décidément toujours aussi peur ! Une fois que la voiture s’arrête définitivement devant chez moi, je peux enfin respirer. Je remercie Aurore de m’avoir raccompagné, et me penche sur elle pour l’embrasser. Puis je me baisse afin de ramasser mon sac, et cherche la poignée de la porte. Je l’ouvre et lui dis : « Appelle moi dès que tu auras envie de me revoir. » Et je lui envois un baiser de ma main. Je m’arrête sur le pas de la porte, et ne rentre que lorsque j’entends la voiture s’éloigner. Je fais un coucou discret de la main.

Je rentre chez moi et salue ma famille. Ils veulent bien sûr tout savoir si ma soirée s’est bien passée. Je réponds que oui, leur raconte ce qu’on a fait dans la soirée, en oubliant bien sûr quelques détails qui n’appartiennent qu’à Aurore et à moi. Je vais dans ma chambre et commence à vider mon sac. Je n’arrive pas à oublier les derniers mots de sa mère. Et surtout la lâcheté dont elle a fait preuve. Mais les gens sont comme ça aujourd’hui, je le sais depuis bien avant mon accident, et bien sûr rien n’a changé aujourd’hui. Pourquoi les gens ne peuvent pas assumer leurs pensées ? C’est pourtant simple. Si ils pensent A, c’est qu’ils ont de bonnes raisons. Et donc ils n’ont pas à faire semblant de croire B.

Mes parents m’appellent pour manger. Je me dirige vers la salle, bien que l’appétit me manque. Au menu, saucisse purée, le plat préféré de ma sœur. Je mange rapidement, afin de pouvoir me rendre dans ma chambre, seul, pour réfléchir. Je me mets au piano ; et continue d’apprendre « La Chevaleresque ». J’ai à peine le temps de finir la mélodie, que je connais par cœur à présent, que le téléphone sonne. J’entends ma mère dire : «  Pas de problèmes je te le passe. ». Je l’entends venir vers moi. Elle frappe à la porte, l’ouvre et m’annonce que c’est Aurore qui veut me parler. Je tends la main, et elle y dépose le combiné. « Allo Aurore ? Tu vas bien depuis tout à l’heure ?-Ca va moyennement. Je suis rentré chez moi et j’ai demandé à ma mère ce qu’elle avait à me dire. Elle m’a expliqué que tu n’étais pas fait pour moi. Mais je lui ai raconté tout ce que tu as fait pour moi, tout ce que tu m’as apporté, et surtout je lui ai fait comprendre que je t’aime. Je crois lui avoir fait entendre raison. Et je voulais savoir si tu ne lui en voulais pas trop. Je sais

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qu’après ça tu peux avoir envie de me quitter, et c’est pour ça que ca ne va pas si bien. J’ai peur de te perdre.-Tu ne me perdras jamais. C’est de toi que je suis amoureux, pas de ta mère. Même si elle ne m’aime pas, ca ne changera rien pour nous deux. »

Je l’entends pleurer, et au travers de ses soupirs, j’entends : « Je suis tellement désolée ». Je lui dis que ce n’est rien, et qu’elle n’a pas à s’en faire pour cela. Qu’elle n’a pas à se morfondre pour une faute qu’elle n’a pas commise. Et que je l’aime. Je lui propose ensuite de dormir à la maison le soir même, et ajoute qu’elle peut arriver cette après midi à l’heure qu’elle veut, je l’attendrai avec impatience. Elle me dit qu’elle finit de manger et qu’elle arrive aussitôt.

Nous passons la fin de la semaine sans nous quitter. Nous nous promenons dans la journée, en foret ou en ville ; et le soir nous jouons au piano chez l’un ou chez l’autre, et dormons ensemble. Avec sa mère cela se passe mieux. Je ne l’apprécie toujours pas, mais nous supportons tant bien que mal être dans la même pièce en même temps, bien que nous soyons gênés tous les deux. Aurore commence bientôt à travailler dans l’usine dont elle m’a parlé, j’essaie donc de faire abstraction des problèmes pour profiter de l’instant présent... Le samedi soir, alors que nous sommes chez moi, j’ouvre la fenêtre de ma chambre et mets la main dehors. Je crois qu’il n’y a pas de nuages dehors, et demande la confirmation à Aurore, qui me l’affirme. Je lui demande de me suivre. Je lui prends la main et la guide jusqu’à la porte de derrière. Je l’emmène au jardin, et nous nous allongeons dans l’herbe. Je lui dis de regarder le ciel et les étoiles. Elle reste silencieuse, visiblement admirative. « C’est beau n’est-ce pas ?-Magnifique-Tu vois je regrette de ne pas avoir pu les regarder plus quand je le pouvais. Il y a des plaisirs si simples, et personne n’en profite. C’est dommage.-Oui je suis d’accord avec toi. Le bonheur est si simple mais malheureusement tout est pourri par l’argent. On ne profite pas assez de la beauté du monde.-Oui en effet.

Nous restons un petit moment sans rien nous dire puis je poursuis : « Euh tu commences à travailler lundi c’est bien ca ?-Oui m’en parle pas j’ai la trouille ! Je commence à 7 heures du matin ça va être dur !-Je te crois ! Tu vas beaucoup me manquer. J’espère que tu seras libre les week-ends !-Mais oui bien sûr. Je ne connais pas encore mes horaires mais je t’appellerai pour te les donner. », dit-t-elle en m’embrassant tendrement. 

Soudain elle s’écrie : « Oh une étoile filante ! » Je lui dis de faire un vœu, mais elle me répond qu’elle n’en a pas besoin car ils se sont tous réalisés par eux même. Je souris.

Et nous profitons de notre soirée assis l’un à coté de l’autre, mon bras autour de sa taille. Et le dimanche se déroule lentement, comme les autres jours merveilleux de cette semaine. Nous profitons pleinement de cette entière journée que nous passons ensemble. Puis vient le moment que je ne voulais pas, à savoir le soir, ce moment où elle doit partir, afin d’être en forme pour demain. Je la serre dans mes bras, je l’embrasse tendrement, et lui souhaite bon courage pour le travail. Et j’entends sa voiture démarrer, s’éloigner. Je reste un long moment devant la maison, à écouter, mais je n’entends plus rien. Cette rue me semble bien vide à présent…

Je rentre ensuite à la maison et me couche. Je suis heureux. Je me demande comment va se dérouler le mois qui va venir si Aurore et moi travaillons. Nous allons avoir très peu de temps pour nous voir. Mais même si on se voit peu je ferai en sorte de vivre pleinement l’instant.

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Je me lève le lendemain matin. Je lis l’heure sur la petite montre sans verre sur le cadran, ce qui me permet de toucher les aiguilles. Il est 10 heures 15. Je crois qu’Aurore finit le travail à 15 heures. Je déjeune et me lave, et décide ensuite de me préparer pour mon entretien de la semaine prochaine. Je m’imagine face à des élèves, et fait semblant de donner un cours sur le théorème de Pythagore, sans bafouiller. Puis je change de sujet et essaie d’expliquer ce qu’est une racine carrée.

C’est en faisant ces petits tests que je me rends compte de la difficulté de ce métier. En effet, peu de gens ignorent le théorème de Pythagore, tout le monde connaît son énoncé, et pourtant personne ne peut vraiment l’expliquer. Bien sûr on y arrive en passant par la norme, racine carrée du produit scalaire de l’objet par lui même. Cependant il faut admettre que la longueur d’un segment est bien cette norme, ce qu’on ne peut pas expliquer visuellement.

Je fais ces petits exercices jusqu’à trois heures et quart de l’après midi, quand je reçois un appel. Je me dirige vers le téléphone et réponds. «Coucou mon cœur c’est moi. J’ai enfin fini le travail. Je peux venir te voir ?-Oui bien sûr tu n’as même pas à demander.-Par politesse. Mais je comptais bien que tu me répondes oui ! Je rentre d’abord à la maison me doucher, et je pars te rejoindre. J’arriverai vers 16 heures 15 ou 16 heures 30. Bisous mon chéri-Gros bisous princesse.

Je poursuis ce que j’avais commencé, toujours en changeant d’objet d’étude, en essayant de me souvenir tant bien que mal du programme de collège, qui me semble déjà si loin. Quand j’entends quelqu’un marcher dans l’allée. Je me précipite vers la porte, monte sur l’escalier et ouvre la petite fenêtre, pour être sûr de ne pas ouvrir à n’importe qui. « Dis donc tu es un rapide toi… Même pas le temps de frapper que tu surgis comme un diable de ta boîte. » Je réponds en souriant : « Bah c’est parce que j’attends une visite avec impatience… » Je lui ouvre et l’embrasse.

Elle me raconte sa journée. Je la plains. Le travail en usine est vraiment dur. Elle travaille sur une machine. La machine fabrique les enveloppes en masse. Et son travail consiste dans l’ordre à : coller l’étiquette sur le carton, monter le carton, y mettre 500 enveloppes, puis monter le carton sur une palette. Ensuite il faut scotcher des coins en carton pour stabiliser le tout, puis déplacer la palette qui contient 52000 enveloppes, le tout pendant que la machine continue de fonctionner ! «  Les gens qui travaillent en usine, me dit-t-elle, sont très souvent dénigrés, mais il n’y a aucune raison, car il font un travail d’Hercule, et quasiment personne ne se plaint… »

Elle m’explique qu’il y a trois équipes : matin, soir et nuit. Et elle m’a dit qu’elle sera soit du matin, soit du soir, et qu’elle le saura le vendredi pour le lundi d’après. Le matin, elle travaillerait de 6h à 13h25 et l’après midi de 13h25 à 21h. Elle me dit que si elle est du matin on se verra l’après midi, et vice versa.

Le mois qui a suivi fut le même que le précédent, à la différence que nous ne nous voyions pas pendant 8h chaque jour. J’ai passé mon entretien, qui fut plutôt une évaluation qu’autre chose, avec tests psychologiques et tests de savoir. Je dois avouer que je crois avoir convaincu, car ils m’ont offert pendant 2 ans de rester dans une classe, avec un professeur, afin de me remémorer le programme, et aussi afin de savoir comment gérer une classe. Ensuite la rentrée arriva, trop rapidement. Aurore a emménagé à Grenoble, moi je suis resté ici, car je voulais apprendre au collège de mon quartier. Nous nous voyions le weekend end. Soit elle venait à Evreux en train, soit c’est moi qui allais là-bas. Notre amour, malgré la distance, est resté celui du premier jour, ce qui est rare de nos jours.

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Elle continuait ses études de chimie. Après mes deux ans de « stage accéléré », je me suis vu offrir des postes de remplacement dans les différents collèges de l’Eure, dans lesquels j’allais en taxi le plus souvent. Ce fut parfois assez difficile à gérer, mais je m’en sortais plutôt bien, en tout cas mieux que je ne l’aurai cru. Cela a duré deux ans. Entre temps, Aurore a obtenu son diplôme d’ingénieur, et a entamé des études doctorales à Paris. Cela m’a donné l’idée de demander un poste fixe dans un collège de Paris, n’importe lequel. Et par chance, je fus embauché !

J’ai aussitôt téléphoné à Aurore, pour lui demander si ça l’intéresserait que l’on se mette en ménage, ce à quoi elle répondit qu’elle n’attendait que ça. J’ai donc annoncé la nouvelle à mes parents, qui furent ravis pour moi, même si je sentais dans leur voix de la tristesse. Ils m’aidèrent dans mon déménagement. J’emménagerais dans l’appartement qu’Aurore a trouvé, un appartement minuscule mais qui nous suffisait largement.

Nous vivions heureux ensemble. Aurore poursuivait ses études et moi je travaillais déjà à temps plein, avec l’aide d’une assistante, du nom peu commun de Nina. C’est elle qui m’aidait pour la correction des copies par exemple. A mes débuts dans l’enseignement, je n’ai jamais hérité d’une classe difficile, seulement en difficulté, et je crois les avoir aidé un peu. En tout cas je sais que j’ai tout fait pour.

A la fin de son doctorat, obtenu avec brio, Aurore a réussi à intégrer le CNRS, aboutissement de son courage et de son intelligence. Nous sommes allé fêter sa réussite au restaurant, je l’ai invité manger ce qu’elle adore, une crêpe sarrasin. Nous étions définitivement entrés dans la vie active. Nous allons vraiment profiter de la vie désormais.

Chapitre5

Nous habitons désormais dans un appartement beaucoup plus grand que le précédent, le salaire de chercheur d’Aurore n’étant pas étranger à cela. Et nous continuons notre vie, comme depuis le jour où nous nous sommes embrassés la première fois.

L’année 2011 fut une année assez difficile pour moi, mais à la fois la plus heureuse. Quelques jours avant la rentrée, je reçois un coup de fil du principal de mon collège, qui m’invite à déjeuner le midi afin de discuter de quelque chose d’important. J’accepte avec plaisir. Il vient me chercher vers 11h30 et nous arrivons au restaurant à midi.

Je lui demande de quoi il veut que nous parlions. Il m’explique qu’à mon collège, il y a une classe très difficile, qu’on appelle la 6eme techno. Et il me demande si je suis prêt à m’en occuper en tant que prof de maths, mais aussi et surtout en tant que professeur principal. Il me raconte qu’ils sont de moins en moins nombreux à vouloir s’en occuper, et que vu les résultats que je suis parvenu à obtenir avec mes classes précédentes, j’ai des chances de réussir à faire de ces enfants des êtres responsables. Il ajoute qu’évidemment je n’aurai pas d’autres classes dans l’immédiat. J’accepte avec plaisir de relever ce défi, espérant pouvoir sauver ces élèves. S’ils le souhaitent.

J’annonce la nouvelle à Aurore le soir lorsqu’elle rentre du travail. Elle est heureuse pour moi, me disant que c’est enfin l’aboutissement de mon travail. Je l’embrasse. Elle me dit ensuite qu’il faut que l’on discute d’une chose dont on n’a jamais parlé. J’ai soudain assez peur, me demandant de quoi il s’agit. Elle me dit : « Tu sais, cela fait bientôt 8 ans que nous sommes ensemble, nous habitons ensemble depuis 2 ans aujourd’hui. Je suis la femme la plus comblée qui soit. Et aussi je voulais te demander… Je croyais que ce serait plus facile que cela à dire…Voilà Daniel je me lance : veux tu m’épouser ? Si tu ne le veux pas rassure toi

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cela ne changera rien je t’aimerai toujours autant. ». Je lui réponds que je ne pense qu’ cela depuis le premier jour. Elle se jette à mon coup et m’embrasse, en criant. J’ajoute : « Puisque tu me tends un peu la perche, je voulais te demander quelque chose aussi. Aimerais-tu devenir maman ? » Elle me répond : « Bien sûr que j’aimerai. J’y pensais moi aussi, mais j’imaginais que tu ne serais pas prêt. Je suis tellement heureuse Daniel. ». Je l’embrasse ensuite, tendrement.

C’est la rentrée. Je me prépare pour affronter ces élèves qui ont l’air si terrible. Je m’habille du mieux que je peux, enfile mon bandeau. Je suis fin prêt. Je descends les marches de l’immeuble, lentement. Je ressens la même peur que le matin de chaque rentrée. Mais là c’est différent, cela m’étouffe, je commence à avoir du mal à respirer. Le taxi me dépose au collège, et je me dirige directement vers ma salle de classe. Je frappe, personne. Je sors le trousseau de clef, ouvre la porte et rentre, en prenant le soin de laisser ouvert derrière moi. Je réfléchis à ce que je vais pouvoir leur dire pour qu’ils m’écoutent dès le début du cours. Je cherche un exemple d’application des maths, pas très difficile à comprendre, mais assez impressionnant pour les clouer sur leurs sièges.

Puis il me vient à l’idée de leur démontrer la valeur de la distance terre-lune avec la géométrie du collège, en m’aidant de la méthode assez proche de la méthode d’Hipparque. J’ai lu cela quand j’étais étudiant, et j’ai tellement adoré que je m’en souviens encore aujourd’hui. C’est basé sur la durée maximale d’une éclipse de lune (2.5 heures), avec l’aide du diamètre angulaire du Soleil vu de la Terre (0.5° appelé « a »). Je prépare les calculs dans ma tête, quand j’entends Nina arriver. Elle me salue, et je lui rends son salut, puis je dessine la figure suivante au tableau, en lui demandant de la redessiner mieux que moi. Ce qu’elle fit

avec plaisir.

Une fois que le schéma est terminé, j’écris mes différents calculs, et ensuite je referme les tableaux, et sur le « verso » j’écris le nom de mon assistante, et le mien en dessous. Je crois que nous sommes fin prêt pour accueillir les élèves. Nina m’accompagne en bas, nous allons dans la cour où les élèves attendent dans le bruit. Nous nous arrêtons devant le couloir où sont rangés les 6 ème technos. Je leur demande de nous suivre, ce qu’ils font. Je les entends dans mon dos se moquer de mon bandeau, comme chaque année !

Une fois que nous rentrons dans la salle de classe, tous les élèves crient, chantent, bref aucun n’a l’air de vouloir écouter. Nina essaie tant bien que mal d’obtenir le silence, en vain. Alors j’ouvre le tableau sur mon calcul. Ce qui a l’effet attendu. En effet tous se sont tus, leur curiosité ayant pris le dessus. L’un d’eux demande : « Eh monsieur Kenshi, c’est quoi, du chinois ? ». « Non mon gars ce sont des maths appliqués. Je t’expliquerai ce que c’est tout à l’heure, mais d’abord commençons les présentations. Voici Nina Levy, mon assistante, qui

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m’aidera dans ma tâche. Quand à moi, je suis Daniel André, votre professeur de maths. ». Je crois que c’est le même garçon qui dit : « Ca vous gêne si on vous appelle Kenshi, comme l’aveugle de Mortal Kombat ? Z’avez le même bandeau ! » Je souris et lui réponds que si ça peut lui faire plaisir ça ne me gêne pas. Je commence enfin l’appel, personne n’est absent, ce qui est plutôt un bon point.

« Bon c’est bien il ne manque personne. Puisque vous avez l’air d’attendre que je vous explique ce qu’il y au tableau, je vais vous l’expliquer. Comme je dis toujours, un petit exemple vaut mieux qu’un grand discours, et je me doute que vous en avez assez d’entendre la même chose à chaque rentrée. Alors aujourd’hui je vais un peu changer. Tout d’abord plusieurs petites questions. Qui connaît la distance de la Terre à la Lune ? Personne ? Normal, je ne la connais pas non plus. Quelqu’un connaît la durée du mois synodique, c’est à dire combien de temps s’écoule entre deux pleines lunes par exemple ? Ah je l’entends c’est presque ça. En fait ce n’est pas 29 jours exactement mais 29 jours et demi. Bon maintenant qui connaît la durée maximale d’une éclipse de lune ? Bon je vous la donne, c’est 2.5 heures. Je vous donne aussi l’angle « a », appelé diamètre apparent du soleil. Maintenant pouvez vous me dire la distance Terre-Lune en fonction du rayon de la terre ? Non ? C’est normal, car il faut appliquer des connaissances que vous n’aurez qu’au cours de votre scolarité dans ce collège. Aussi je vais vous donner la solution. Je vous demanderai de noter afin d’essayer de comprendre l’application de telle ou telle formule lorsque vous la verrez. Alors c’est parti !

« Tout d’abord on va faire un peu de proportionnalité ou produits en croix si vous préférez. Si la lune fait un tour, soit 360° en 29.5 jours, ou encore 708 heures, en faisant un produit en croix, comme vous le voyez, on calcule que l’angle « b » mesure 1.27°. Si on fait l’hypothèse que le soleil se situe très loin de la terre, ce que j’ai représenté en dessous, on remarque que « e » est à peu près un angle droit, c'est-à-dire 90°. Maintenant en utilisant la géométrie, on remarque que la somme « a/2 +b/2+d+e » fait une droite, soit un angle de 180°. On déduit par différence que « d » vaut en fait 89.12° Finalement en appliquant les formules de trigo que vous verrez en 3eme, mais que j’ai écrite en dessous on en déduit que la distance de la terre à la lune vaut à peu près 65 fois le rayon de la terre, qui est de 6400 kilomètres.

Voilà. Tout ça pour vous faire comprendre qu’avec le peu de choses qu’on apprend au collège, on peut déjà faire de grandes choses, et ce dans tous les domaines. Alors imaginez quand vous serez plus grand. Pensez à toutes les choses que vous pourrez découvrir, comprendre… C’est pour cela que l’école existe, pour que vous vous intéressiez au monde autour de vous, que vous soyez curieux de tout. J’espère avoir réussi à vous convaincre. Et on va commencer tout de suite. »

Je crois que ça a réussi. Nous pouvons entendre une mouche voler. Ils sont captivés. Une fille me demande : « Eh m’sieur c’est bien beau la science tout ça mais y a pas que ça. Moi je préfère lire que compter ! ». Je lui réponds : «  Mais il y a aussi des mystères que j’appelle littéraire. Par exemple croyez-vous en un dieu quelconque ? Alors Nina qui lève la main ? Personne ? Ah alors je vais vous prouvez qu’il y’en un. Qui croit que l’homme est parfait ? Nina ? Personne. Donc c’est que vous avez une idée précise de la perfection, mais comment des êtres imparfaits peuvent ils avoir l’idée de cette perfection ? D’un être parfait, Dieu. Voilà mais sachez que cette preuve aussi parfaite soit-elle a une contre-preuve. Un philosophe a même écrit un livre dans lequel il donne 10 preuves de l’existence de Dieu, avec les 10 contre-preuves qui vont avec. Pour plus de détails vous demanderez à votre professeur de français. »

L’année se déroule bien, sans aucun problème avec un seul de mes élèves. Je crois que c’est ainsi qu’il faut procéder avec les enfants, il ne faut plus aujourd’hui leur parler de travailler pour leur avenir, car comme tout le monde ils regardent les informations, ils ont au courant de la précarité de l’emploi. Je crois que la solution se trouve dans leur égo et leur grande curiosité. En leur montrant qu’ils ne savent rien, par un exemple à la fois simple et

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compliqué, je leur ai donné la rage d’apprendre, afin de ne plus se considérer comme ignorants. De plus, ils vivent aujourd’hui dans leur monde, le monde moral de nos ancêtres ayant disparu depuis longtemps. En acceptant par exemple qu’ils m’appellent Kenshi, je rentre dans leur monde à eux, et donc ils accepteront plus facilement dans le mien. Le contact avec l’élève doit de faire sous forme d’un dialogue constant, et non seulement au niveau du cours mais au niveau du tout qui constitue leur vie, même les jeux vidéo.

Je rentre le soir, satisfait de la journée que j’ai passée. Je prépare le repas en attendant Aurore. Je dresse en même temps la table, quand j’entends la porte s’ouvrir. « Coucou chéri tu vas bien ? ». Je lui raconte ensuite ma journée. Une fois mon récit terminé, elle m’embrasse. « Je t’avais dit que tu ferais un bon prof. Je le savais. ». Puis elle me raconte sa journée au laboratoire, une journée de chercheur est plus éprouvante que celle d’un professeur, rien qu’à en juger par les horaires de travail. Elle me raconte qu’elle est allée à l’hôpital faire des prélèvements sanguins, et m’explique que c’est très difficile de rencontrer quelqu’un qui va mourir, d’essayer de le réconforter alors que l’on est impuissant. Elle a rencontré un adolescent de 20 ans qui est séropositif depuis l’âge de 16 ans, et ce dernier lui a demandé si il pouvait mourir sur le champ.

Sur ces mots, Aurore éclate en sanglots. Je lui prends la main et lui dit qu’elle est très courageuse de faire ce qu’elle fait. Et que même si elle ne trouve pas le vaccin tant attendu, ses recherches ouvriront la voie à d’autres, et qu’un jour on sauvera des milliers de gens grâce à elle. Mais pour cela il faut qu’elle tienne le coup.

Nous finissons de manger, et après avoir fait la vaisselle, nous nous installons chacun à un des deux pianos, et nous jouons. Aurore pour décompresser, et moi pour répéter les morceaux que l’on jouera à la chorale. En effet, chaque midi, je mange rapidement au collège et ensuite je vais dans la salle de musique emprunter le piano. Un jour, la prof de musique est arrivée et m’a écouté à travers la porte. Elle, son instrument de prédilection est le violon, donc elle m’a demandé d’entrer dans la chorale en tant que pianiste, afin qu’elle puisse enfin reprendre son archet en main. J’ai accepté sans hésiter. Ensuite elle est venue me donner les partitions pour piano, et je les ai faites transposer en braille. La chorale se déroule le mercredi après midi, ce qui ne gêne pas Aurore vu qu’elle travaille.

En parallèle à nos vies professionnelles, nous préparons le mariage. Nous avons décidé de nous marier dans la ville où nous nous sommes rencontrés. Nous nous marierons un 2 septembre, à la mairie. Nous ne voulons pas nous marier à l’Eglise. Nous voulons rester simples. Nous louerons une salle des fêtes pour le week-end, pas très loin de la maison de mes parents, celle où Aurore et moi passions nos journées d’été. Nous envisageons d’aller dans la forêt, à la clairière de l’arbre aux amoureux où je l’ai emmené une fois, pour la séance photo après la cérémonie. Puis, toujours au même endroit, nous ferons chacun un discours, en quelques sortes des vœux. Pour ce qui est de repas, nous ne comptons pas faire appel à un traiteur, préférant faire nous même à manger. Déjà cela coûte moins cher, et ensuite ce sera une partie de nous même que nous offrirons à nos invités. Parmi eux, de la famille principalement. J’ai aussi envoyé une lettre en braille à Sam pour l’inviter à participer à ce grand évènement. Nina et sa famille seront aussi de la partie. Aurore invite quand à elle Mylène, sa collègue de travail et avant tout sa meilleure amie.

Un samedi nous allons à la boulangerie pour commander la pièce montée. La vendeuse nous passe un catalogue, et je laisse à Aurore le soin de le commander pour nous, car je ne peux pas donner mon avis. Je demande à la dame s’il est possible de choisir la représentation des mariés qu’on met traditionnellement au dessus du gâteau. Elle me répond que c’est possible, à condition d’avoir une idée précise, et pas impossible. Je demande à Aurore ce qu’elle pense des mariés assis à un magnifique piano à queue. « Oh oui ce serait magnifique ! ». J’entends la vendeuse qui prend note, et me dit que ce sera fait.

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L’année s’écoule lentement, chaque jour nous rapprochant de notre union. Les préparatifs vont bon train. Un mois avant le mariage, alors que nous mangeons tous les deux au restaurant indien, où nous adorons aller, elle me dit : « Daniel, j’ai une merveilleuse nouvelle à t’annoncer. Quand nous avons discuté du mariage, nous avons discuté d’autre chose tu te souviens ?-Oui bien sûr, dis-je, dissimulant tant bien que mal mon excitation. La machine est en route ?-Oui. J’en suis sûr depuis hier. J’avais du retard, alors j’ai fait un test de grossesse. Et le test était positif ! Daniel tu vas être papa ! »

J’ai du mal à retenir ma joie. Je me lève d’un bond et me penche, afin d’embrasser ma future épouse. Je suis le plus comblé des hommes. Je vais me marier avec la plus belle et la plus intelligente femme du monde, qui attend un bébé dont je suis l’heureux père. Quand je me souviens que je voulais en finir avec la vie, fatigué par les épreuves qu’elle m’a infligées. Je n’avais plus goût à rien quand cette magnifique personne est venue frapper à ma porte, m’offrant son amitié. Et aujourd’hui c’est son amour qu’elle me donne, sous sa forme la plus aboutie.

Nous rentrons enfin, marchant dans la rue l’un au bras de l’autre, souriant, confiant en l’avenir. Nous parlons du bébé, des aménagements que l’on va faire dans nos vies respectives. Nous évoquons les choses que l’on devra acheter, de la chambre d’ami qui deviendra la chambre du bébé, que l’on devra redécorer.

Nous rediscutons ensuite du mariage. Aurore envisage d’amener dans la salle des fêtes un piano, celui qu’elle m’a offert il y a déjà tant d’années, afin que l’on joue un morceau commun, appelé «  Wedding March. ». C’est, m’explique-t-elle, le morceau que l’on entend classiquement dans une église. Mais comme nous n’irons pas à l’Eglise, nous allons leur jouer ce morceau symbolique en direct. Et ensuite nous lirons nos vœux de mariage. Nous discutons de nos projets, comblés, nos secrets protégés par la nuit noire, nos pas nous emmenant de plus en plus loin dans l’avenir.

Le mariage a lieu dans deux jours maintenant. Je suis en vacances depuis 2 mois déjà, quant à Aurore, elle a pris ses deux jours de vacances, afin que nous puissions tout préparer. Nous partons de chez nous avec nos bagages afin d’emménager chez mes parents pour le weekend end. Nous passons ces deux jours dans la cuisine, à préparer des petits plats, à faire des toasts. Nous nous partageons les tâches. Par exemple j’étale le beurre sur le pain, et elle rajoute la tomate. Je fais tout mon possible pour l’aider, même s’il y a plein de choses que je ne peux pas faire sans mes yeux. Au menu nous avons fait différentes salades : salade de riz, salade piémontaise, salade verte ; différentes viandes : rôti de porc, rôti de bœuf ; différentes charcuteries, et évidemment nous avons une réserve de chips assez importante, met particulièrement apprécié des plus jeunes…

Heureusement, nous nous sommes assez bien organisés. En effet nous avons fait faire à mes parents des courses tout au long de l’année pour la fête, et nous les avons remboursés au fur et à mesure évidemment. Ce qui fait qu’aujourd’hui nous n’avons pas à courir les magasins à la recherche des choses qui nous manqueraient. Ce qui est plutôt rassurant !

Nous faisons ensuite un gâteau au chocolat, car les enfants n’aiment pas forcément les choux. Une fois terminé, je demande en riant : « Dis donc il sent bon le gâteau. Je peux le goûter ? » Aurore me répond par une tape sur la main : « Hors de question monsieur. S’il en manque une part je saurai que c’est vous ! ».

Bref ce sont deux jours de folie qui s’écoulent, nous arrêtant de cuisiner seulement pour manger et dormir. Mais nous sommes heureux du résultat accompli. Si les gens apprécient, ce sera grâce à nous et non grâce au traiteur plus ou moins bon à qui on aurait fait appel.

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Le samedi matin arrive enfin. Nous avons eu un mal fou à nous endormir, la tête envahie par mille pensées. Je me prépare rapidement, mettant plus de temps à prendre ma douche que pour tout le reste. Nous mangeons ensemble le midi, avec mes parents et ma petite sœur, qui est devenue bien grande maintenant ! Après avoir mangé, j’embrasse Aurore. Je pars avec ma mère chez le tailleur, et nous rejoindrons tout le monde devant la mairie. En effet nous avons réussi à cacher nos vêtements pour la noce, et nous comptons bien que cela reste le cas jusqu’à l’ultime instant. Bien que je ne verrai jamais la magnifique robe d’Aurore. Mais je pourrai toujours deviner sa forme en la touchant…

Dans la voiture, ma mère me félicite encore pour ce que je suis devenu, malgré tout ce que j’ai traversé. Nous discutons de ce que fut ma vie, et de ce qu’elle va devenir, sur la route du magasin et au-delà. Je revêts la chemise blanche et le costume noir. Je me sens vraiment bien. Nous discutons un peu avec le tailleur à propos des noces, puis nous partons.

Sur le chemin, je commence à me sentir flapi. Je demande à ma mère de stopper la voiture le temps que je prenne un peu l’air. Avec mon mouchoir, j’essuie la sueur qui commence à perler le long de mes joues. J’ai la respiration haletante. J’ai soudain peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être capable de lui apporter ce qu’elle mérite dans la vie. Je rentre enfin dans la voiture, décidant que si elle m’a choisi, c’est qu’elle croit en moi. Il ne me reste plus qu’à croire en moi-même.

Nous arrivons enfin. J’entends tout le monde parler, rire, sourire. Je suis les voix, en essayant de deviner à qui elles appartiennent, je serre les mains, je fais des bises. J’entends le rire caractéristique d’Aurore, ce rire que je connais si bien. Je me dirige vers elle, et je lui passe la main dans le dos et l’embrasse sur l’épaule.

Nous entrons enfin dans la salle de la mairie, elle se tient à mon bras. Le maire nous lit le cérémonial, avec la présentation des concernés, des parents. Puis vient la demande : « Mademoiselle Floury Aurore, voulez vous prendre pour époux monsieur Daniel André ici présent ? » J’ai soudain peur qu’elle dise non et qu’elle s’enfuit. Mais elle répond oui, d’une voix si douce qu’elle ferait pleurer le soleil. « Monsieur André Daniel voulez vous prendre pour épouse mademoiselle Floury Aurore ici présente? » Je réponds oui, le cœur battant la chamade. « Vous êtes maintenant unis par les liens sacrés du mariage. Vous pouvez embrasser la mariée. » Ce que je fais avec ardeur.

J’aurais tout donné pour pouvoir voir son visage rien qu’une seule fois, afin de savoir si elle était aussi heureuse que moi. Voir son sourire radieux illuminer son visage angélique. Mais je ne le peux pas. Alors je m’accroche à l’idée qu’elle l’est vraiment. Nous sortons de la mairie, main dans la main, sous une pluie de grain de riz et une averse d’applaudissements…

Ensuite tout le cortège s’ébranle en direction de la salle des fêtes. Les klaxons carillonnent tout le long du chemin. Lorsque nous amorçons la traversée du centre ville, j’ouvre la fenêtre et passe la tête en dehors et hurle de toutes mes forces : « Je t’aime Aurore ! ». Elle rit et fait la même chose à son tour : « Je t’aime Daniel ! ». Puis nous éclatons de rire, d’un rire franc et insoucieux. Un rire qui respire la joie de vivre, et la tendresse d’un amour sincère.

Nous arrivons enfin dans la clairière aux amoureux pour les traditionnelles photos de mariage. Nous avons choisi cet endroit car il nous correspond vraiment. C’est à cet endroit que notre amour a bourgeonné, et c’est ici qu’il s’est épanoui. Nous posons, Aurore et moi, au milieu de toute une catégorie de gens : famille de mon coté, du coté d’Aurore, les amis, les enfants… Dire que je ne verrai aucun de ces clichés. Mais au moins notre enfant en profitera. Il verra à quel point sa mère est belle.

Une fois la séance terminée, nous repartons, en direction de la salle des fêtes. Dans le jardin fleuri qui se situe devant, nous avons installé quelques tables, sur lesquelles se trouvent

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les verres et les bouteilles pour le vin d’honneur, ainsi que quelques hors d’œuvres. Nous continuons à prendre la pose pour quelques photographes avides de clichés.

Nous allons de personnes en personnes, discutant avec tous. Chacun nous souhaitant un avenir radieux. Puis nous allons voir la mère d’Aurore, qui est venue aussi. Depuis notre première rencontre, rien n’a vraiment changé. Nos relations sont toujours restées figées, aucun de nous deux ne voulant parler à l’autre. Et quand Aurore a emménagé à Grenoble, puis à Paris, elle a commencé à couper les ponts avec sa maternelle. Mais nous l’avons invité car elle reste sa mère, et maintenant elle est ma belle-mère.

Elle embrasse sa fille, et la serre dans ses bras. « Félicitations trésor. Je te souhaite une longue vie heureuse. ». « Merci Maman. Je t’aime ». Puis elle se tourne vers moi, m’embrasse et me dit : « Je suis désolée de n’avoir pas cru en vous. J’ai été moche, et je m’en excuse. Aurore vous a choisi, donc vous êtes une grande personne. J’espère que vous me pardonnerez. ». Je la serre dans mes bras et lui dit que tout est oublié. «  Encore toutes mes félicitations mes enfants. »

Nous rentrons maintenant dans la salle. Alors que je discute avec mon frère, j’entends, venant du milieu de la pièce, une musique que je connais bien. Une musique sur laquelle j’ai appris à revivre. Je reconnais bien là le style de Sam. « What'd I Say » retentit dans toute la pièce. « Allez Daniel chante avec moi ! » Et j’obéis. Je me dirige vers le piano, et nous chantons en cœur. Puis nous faisons reprendre le refrain à toute l’assemblée.

Lorsque plus personne n’a la force de crier, Sam arrête de jouer en concluant le morceau avec un dynamisme à faire trembler les murs. Puis je le sers dans mes bras. « Allez mon vieux à toi de jouer ! ». Je m’installe au piano, Aurore me rejoint. Nous entamons le moreau symbolique des mariages. C’est le silence total dans la salle, tout le monde nous écoutant attentivement. Une fois que nous avons terminé, la salle applaudit. Nous nous levons, nous prenons la main et faisons une révérence à notre public.

La soirée se poursuit ensuite, tranquillement. Nous passons à table, avec pour musique de fond des morceaux de Chopin et Beethoven. Tout le monde semble passer une bonne soirée. Je crois que nous avons bien réussi notre truc avec Aurore. Je suis enchanté. Nous parlons de tout, politique, voitures, cinémas. Certaines personnes semblent être plus dégrisées que d’autres, l’alcool commençant à agir sur les comportements. Les premières blagues en dessous de la ceinture commencent à tomber. Nous rions de bon cœur malgré tout.

Puis la pièce montée arrive. D’après ce que j’entends, elle est magnifique. Aurore enlève le piano à queue qui se trouve sur le sommet, et me le met dans la main, m’embrassant la joue. Nous faisons le service à deux, elle coupant le gâteau, et moi l’offrant aux gourmands qui me tendent la main. La pâtisserie est exquise, nous nous régalons.

Une fois que le dessert est englouti, j’entends Sam qui crie : « Un discours ! Un discours ! », ce qui est aussitôt repris par tout le monde. Nous montons sur notre table, main dans la main. C’est Aurore qui prend la parole en premier, une touche de peur et d’appréhension au fond de la voix.

« Tout d’abord je voudrais tous vous remercier d’être venus aussi nombreux, notamment ceux qui viennent de très loin. Et il y’en a. On a décidé, Daniel et moi, de faire un peu original. En effet, en général les mariés n’ont pas prévu de discours, et ils disent ce qui leur vient en premier à l’esprit. Mais on a décidé d’écrire quelques mots destinés à l’autre, et que l’on vous lirait, vous prenant ainsi à témoin. On dirait que c’est moi qui vais m’y coller la première.

Daniel, te rappelles-tu le jour de notre première rencontre ? Moi je n’en ai aucun souvenir. Et je le regrette. Savoir que j’ai failli passer à côté de toi me rend malade. Mais heureusement, tu as veillé sur moi, et tu m’as sauvé de toutes les manières dont une femme peut être sauvée. Depuis ce jour là, je sais que tu es de ceux qui se dévouent corps et âme pour

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Page 39: Un voile noir m’entoure à présent, plus profond encore que ...€¦  · Web viewEn me rapprochant de la porte fermée, j’entends des bruits étranges, comme des bruits de lutte

venir en aide aux autres, ce qui est la plus belle des qualités. Et je suis extrêmement fière de porter ton nom aujourd’hui. Je t’aime. »

Tout le monde l’applaudit, moi de même. Je la sers fort dans mes bras, et l’embrasse. Je sens au contact de ses joues de l’humidité. Je passe mes doigts sur ses joues, sèche ses larmes et l’embrasse sur le front. Puis je prends le relais.

« J’ai longtemps réfléchi à ce que j’allais pouvoir vous dire ce soir. Je me souviens des longs moments passés, accoudé à mon bureau, cherchant mes mots. J’ai finalement laissé tomber, décidant que je me laisserai guider par le bonheur qui me submerge. Pendant longtemps je n’ai cru en rien, ni en personne. Jusqu’au jour où j’ai rencontré cette princesse, qui m’a redonné goût en la vie, et en l’amour. Tu as dit que je t’ai sauvé, mais c’est faux. C’est toi qui m’as guéri. Il y’a un poème Elfique qui semble avoir été écrit pour toi, et que j’aimerai te conter. »

Et je commence à chanter :

« O môr henion i dhu:Ely siriar, el síla

Ai! Aníron Undómiel

Tiro! El eria e mor.I 'lir en el luitha 'uren.Ai! Aníron Undómiel

Qui pourrait se traduire par :

Des ténèbres je comprends la nuitLes rêves me submergent, les étoiles brillent

Ah je désire l’Etoile du Soir

Regarde! Une étoile s’élève au dessus des ténèbresLa chanson de l’étoile enchante mon cœur

Ah je désire l’Etoile du Soir

Tu es mon étoile, Aurore, et tu as illuminé ma vie… Merci pour tout ma chérie. Je t’aime. »

Puis je la prends dans mes bras. J’entends des « Hourrah » tonitruants, des « Vive les mariés ! » sonores. Je suis retourné. Je ne savais pas que l’émotion me submergerait à ce point. Je me sens vaciller doucement. Je descends de la table, aidé par les amis. Je m’assois sur une chaise, essuyant mon front trempé de sueur. Aurore me rejoint. « Tu vas bien mon cœur ? Tu n’as pas l’air bien.-Si si ca va. Un petit coup de chaud. Mais ca va passer. L’émotion. »

Elle rit et m’embrasse le front. Je me lève et lui prend la main. Je lui demande où se trouve Sam, vers qui elle m’amène. Je lui demande de m‘attendre une minute. J’appelle Sam. Lorsque celui-ci s’approche de moi, je lui murmure quelques mots à l’oreille. « Bien sûr que je connais ! Eh mon gars tu oublies que tu parles à Sam là ! Let’s go ! »

Il se dirige vers le piano. Je me retourne vers Aurore, lui prends la main, et lui demande de m’emmener sur la piste de danse. « Qu’est ce que tu mijotes là ? » Je souris sans lui répondre. Une fois que nous nous arrêtons, je fais signe à Sam, et demande à Aurore : « Madame, m’accorderiez vous cette danse ? » pendant que l’air de Nocturne envahit

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Page 40: Un voile noir m’entoure à présent, plus profond encore que ...€¦  · Web viewEn me rapprochant de la porte fermée, j’entends des bruits étranges, comme des bruits de lutte

la salle. Elle me prend dans ses bras, et nous dansons un slow langoureux, doucereux, amoureux.

La soirée suit son cours, tranquillement, merveilleusement. Nous nous relayons au piano, un coup c’est Aurore, puis moi, puis Sam, offrant ainsi à nos invités un petit concert privé. Nous essayons de varier les plaisirs, jouant parfois de la musique douce pour les slows, parfois des musiques dynamiques pour défouler l’auditoire. Nous profitons de la plus belle soirée de notre vie, emportés par la vague d’allégresse qui nous mènera à la plus belle des existences…

Le soir après la fête, nous rejoignons notre chambre. Je suis allongé sur le lit, la tête dans le prolongement de mes épaules. Aurore vient s’allonger près de moi, passant son bras droit autour de mon torse. « Qu’est ce qui ne va pas Daniel ? Tu as l’air d’avoir du souci.-Non rassure toi ce n’est rien. J’ai juste un peu le trac c’est tout. Savoir que maintenant tu es liée à moi, j’ai peur de ne pas être à la hauteur. -Oh non Daniel, tu ne vas recommencer avec ca ? On en a déjà parlé! Aie un peu confiance, bon sang ! Si je t’ai choisi toi, c’est que j’ai de bonnes raisons. Crois en toi un petit peu.-Ne t’inquiète pas ca va passer. Ca doit être dû à la tension qu’il y a eu aujourd’hui. C’est vrai qu’on ne se rend pas compte à quel point c’est éprouvant un mariage ! »

Elle sourit, et je l’embrasse, m’excusant de lui causer du tracas. Elle passe sa main sur mon visage, me caresse la joue. Puis elle m’enlève le bandeau du bout des doigts, caressant mes pommettes. Je prends sa main dans la mienne, et l’embrasse. Et nous nous abandonnons à l’obscurité de la nuit, unis par le mariage, unis par l’amour, jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Chapitre 6

Nous sommes mariés depuis 6 mois déjà. J’ai senti jour après jour son petit ventre grossir, de plus en plus. Je me souviens d’un soir où je passais ma main sur sa peau, ce qui était devenu une tradition au fil des jours, et que j’ai senti pour la première fois un petit être bouger. Nous ne savons toujours pas si c’est une fille ou un garçon, car nous préférons avoir la surprise en temps voulu. Le soir, avant de nous endormir, Aurore nous lit des prénoms, afin que nous choisissions. Nous avons fini par nous mettre d’accord. Si c’est une fille, elle s’appellera Sally. Et Eric si c’est un garçon. Nous avons cherché des prénoms qui sortent de l’ordinaire, je crois que l’on a réussi notre coup.

Nous avons déjà préparé l’arrivée du bébé. Le weekend nous allons faire la chasse aux meubles et autres accessoires utiles. Nous avons déjà trouvé son petit lit, ainsi qu’une armoire. Nous ne savions pas quel style choisir pour sa chambre, ne voulant pas qu’il ait un environnement trop riche, afin de ne pas le rendre fou. Alors nous nous sommes mis d’accord pour une décoration plutôt sobre. Les murs de sa chambre seront peints en jaune pâle, et les meubles seront en bois de pin très clair, ce qui ira très bien avec la couleur des murs. Nous avons mis une applique blanche, pour qu’il y’ait un bon éclairage. Et nous avons ajouté ici et là quelques petites peluches, ainsi que quelques petits jouets d’éveil, comme un petit tapis avec des objets à toucher.

Aurore, en parallèle, suit un programme pour les futures mères. Elle fait cela le samedi matin, de huit heures à midi. On lui apprend comment tenir un bébé, comment le nourrir, comment le changer, bref toutes ces choses essentielles qu’une maman doit savoir faire.

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Choses qui peuvent sembler facile, mais qui ne le sont pas toujours… Bref en un mot nous sommes prêts à accueillir notre enfant.

Ce 20 février, sur le coup de 10 heures, j’entends frapper à la porte de la classe. Le principal entre et vient vers moi, m’annonçant au creux de l’oreille qu’Aurore a eu des contractions et qu’elle est partie en urgence à la clinique. Il me dit que je peux aller la rejoindre, que le taxi m’attend dehors. Je le remercie, et dit à mes élèves que je dois m’absenter, car Kenshi va être papa !

Sur le chemin de la clinique, je suis plein d’appréhension. J’ai soudain très peur. Peur de mal faire, peur d’être inutile, comme toujours. Pire encore, peur d’être une charge en plus pour Aurore. En plus de son travail qui occupe une grande partie de son temps, elle devra s’occuper du bébé. Et moi je ne pourrai peut être pas l’aider.

La voiture s’arrête devant la barrière de l’hôpital. Le chauffeur ouvre sa fenêtre et explique au gardien qu’il emmène quelqu’un qui va devenir père. Le gardien lui explique où se trouve le département « Maternité », puis la voiture redémarre. Peu de temps après, le taxi s’arrête. Je prie le chauffeur de m’accompagner devant la porte d’entrée, ce qu’il accepte volontiers. Je descends et il me prend doucement par le bras, et me guide.

Une fois que nous sommes arrivés, je lui paie la course et rentre dans le bâtiment. J’avance, sans vraiment savoir où je vais. «S’il vous plaît il y’a quelqu’un ?-Oui c’est pour quoi ?-Voilà. Ma femme doit être en salle de travail. Madame André Aurore.-Oui en effet. Patientez je vais appeler quelqu’un qui va vous emmener. »

Alors j’attends. Je me rends compte que je commence à trembler. C’est aujourd’hui le grand jour. Chaque seconde passée dans le hall me semble aussi longue qu’une existence sur la Terre. Des bruits de pas précipités m’arrachent à mes pensées. Je redresse la tête. Un homme s’approche de moi et me dit : « Bonjour Monsieur André. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous emmener.»

Il me donne la main afin de m’aider à avancer sans heurter de lits ni de gens. Il marche beaucoup trop vite pour moi, je dois lui faire entière confiance. Il est mes yeux. Au fur et à mesure que nous avançons, les odeurs de l’hôpital se font de plus en plus fortes. Depuis mon accident, j’ai cet endroit en horreur.

« Nous sommes arrivés. Avant de rentrer je dois vous faire mettre une blouse. Tendez les bras s’il vous plaît.» Une fois que je suis habillé, il m’emmène à nouveau. Je commence à entendre des cris. C’est la voix d’Aurore.

Je rentre enfin dans la salle de soins. A peine ai-je franchi la porte que je me précipite vers Aurore. «Tu vas bien ma chérie ?-Bof c’est pas le top ! C’est douloureux. Daniel, j’ai mal !-Allez mon cœur tiens bon. Attrape ma main et sers la fort si ca peut te défouler. »

Je sens le contact de sa main sur la mienne. Et aussitôt une forte pression. Aurore doit beaucoup souffrir pour concentrer ainsi sa force. Je ne sais pas combien de temps nous passons ainsi, elle hurlant sa douleur, et moi essayant de minimiser sa souffrance par des mots doux.

Puis j’entends les premiers cris du bébé. Au son de sa voix, je pense que c’est une petite Sally qui vient de prendre sa première respiration. Et les infirmières nous le confirment. On me demande si je veux couper le cordon ombilical, ce que je refuse par peur de faire une bêtise. Puis ils emmènent notre fille pour la nettoyer.

Je reste avec Aurore. Je lui reprends la main et l’embrasse. «Je suis le plus heureux des hommes ! Ca y’est Aurore nous voilà parents ! -Oui Daniel c’est magique. On a une petite fille !

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-Je suis sûr qu’elle sera aussi belle que sa maman ! »

Je l’entends qui commence à pleurer. Je sèche ses larmes du dos de la main. Je lui demande pourquoi elle pleure, et elle me répond que c’est parce qu’elle est heureuse. Tout simplement. Je me redresse et l’embrasse sur la joue. Je lui dis dans l’oreille qu’elle doit se reposer pour reprendre des forces.

Je m’assois à côté d’elle, lui tenant la main, la caressant de mes gros doigts malhabiles. Je sens de moins en moins de force dans son bras. Elle est en train de sombrer dans le sommeil. Quant à moi je suis encore tout retourné. Tout cela s’est passé si vite. Des tas de choses vont désormais changer dans notre vie, mais je n’ai pas encore conscience de comment elles vont effectivement être bouleversées.

J’entends la porte qui s’ouvre. La sage femme tient ma petite Sally dans ses bras. « C’est une véritable fée que vous avez là, monsieur André. A l’image de papa et maman.  Elle dort si paisiblement.» Je souris. Elle dépose notre bout de choux dans son petit lit, et s’en va sans un bruit. Je reste un long moment ainsi, n’osant pas me lever de peur de trébucher et de la faire tomber de sa couche.

Soudain je me décide enfin. Je repense à ce que m’a dit Aurore la dernière fois. Il me faut avoir confiance en moi. Je lui ai dit il y a une dizaine d’années que je ne me considérais plus comme un handicapé. Mais si je reste là à douter, cela signifie que je lui ai menti. Alors je lâche sa main, et commence à me lever prudemment. Je me rappelle d’où parlait l’infirmière, ce qui me permet de localiser plus ou moins l’endroit où je trouverai mon trésor.

Je tends mon pied très lentement dans sa direction, afin de déceler les obstacles potentiels qui se trouveraient sur le sol. En même temps je balaie tout l’espace devant moi afin d’éviter de heurter quelque chose. Et je commence à avancer, lentement, patiemment mais sûrement, sans prendre aucun risque.

Mes doigts rencontrent soudain le bord du petit lit. A pas de souris je m’en approche le plus possible. Puis je me penche par dessus. Et je l’entends. J’entends sa petite respiration régulière, douce mélodie. Elle a l’air si calme. Guidé par la sensation de l’air qui s’échappe de sa petite frimousse, je parviens à m’approcher de son petit abdomen. Puis je me concentre, essayant de faire abstraction de tous les autres sons.

Au bout de quelques minutes, je parviens enfin à entendre son cœur battre. Cela m’émeut au plus haut point. Dire que cette petite pousse va devenir une magnifique rose. Je me laisse bercer par ses battements, comme un musicien se laisse guider par le son de son métronome. Entendre notre petite vivre est la plus belle chose qu’il puisse m’être donné.

Je n’ai plus mes yeux pour voir sa petite bouille. Alors je la regarde à ma façon. Je n’ose toujours pas la toucher, mais j’ai vaincu ma peur. Je reste près d’elle, lui faisant sentir que ses parents sont tout près et pensent très fort à elle.

Je reste ainsi je ne sais combien de temps, quand j’entends Aurore bouger. Elle est en train de se réveiller. Je ne pense pas qu’elle ait dormi longtemps, mais j’espère assez pour s’être reposée. «Vous êtes beau tous les deux, dit-t-elle-Je l’entends vivre. C’est magnifique. Tu vas un peu mieux ? Ca t’a fait du bien un petit somme ?-Oh oui ça m’a fait du bien. Je me suis endormi comme une masse. Et je t’interdis de me répondre que oui ! »

Je ris et lui réponds que jamais, Ô grand jamais je n’oserai dire une chose pareille. Elle rit à son tour. Je retourne prudemment vers le lit d’Aurore, laissant Sally à ses premiers rêves. »

Les deux jours suivants, je vais enseigner, et au lieu de rentrer directement à la maison, je vais à la clinique afin de voir les filles, apportant à ma femme quelques friandises

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et pâtisseries dont je la sais friande. J’ai même offert le petit déjeuner au personnel médical qui s’occupe de mes deux reines, juste avant de partir au collège.

Le deuxième soir, alors que nous sommes seuls, Aurore dans le lit avec Sally, je lui demande : «Décris la moi s’il te plaît. Que je puisse essayer d’imaginer son visage.-Alors elle a des yeux bleus très clairs, très intense. Et elle a des cheveux blonds, quasiment blancs. On pourrait presque la croire chauve au premier regard. Une petite tête bien ronde, des traits très fin. Elle tiendrait presque dans une main tant elle est petite ! C’est une petite crevette. Et elle est très curieuse. Elle fixe tout avec une grande attention. Comme si elle était en train de tout analyser. -Et elle est très calme. Je ne l’ai pas encore entendue vraiment faire de colères, sauf quand elle a faim. Elle ne pleure pas beaucoup, si ?-Non ça va. En tout cas jusqu’à maintenant. C’est un vrai petit ange que nous avons là. »

Je souris. Aurore me prend la main, et la tire doucement jusqu’à Sally. Je sens sa toute petite main entre mes doigts. Elle la referme autour de mon index. Mon cœur bat la chamade. Elle joue avec, bougeant sa main dans tout les sens. Je l’entends émettre un son, je crois bien que c’est un petit rire de nouveau né. Puis elle met mon doigt dans sa bouche, s’en servant comme d’une tétine. Je ris, Aurore aussi. C’est vraiment merveilleux. A ce moment là, plus rien ne compte à part ma femme et ma fille, et je tiens à profiter d’elles à chaque instant de ma vie.

Trois jours après la naissance de Sally, les filles rentrent enfin à la maison. J’ai préparé leur arrivée avec grand soin, faisant un brin de ménage. J’ai préparé aussi le repas, afin qu’Aurore n’ait à s’occuper de rien en arrivant. J’entends la voiture arriver, je me précipite vers la porte d’entrée. Je l’ouvre et accueille ma famille sur le pas de la porte. « Bienvenue chez toi, Sally. » dis-je sur un ton officiel. J’embrasse Aurore, et j’embrasse la petite main de Sally.

Les premiers jours sont difficiles. Je sens qu’Aurore est épuisée, à force de se lever toutes les 3 heures pour donner le biberon à notre fille. Je voudrais tant l’aider. Un soir, dans le lit, elle éclate en sanglots. «Je n’en peux plus Daniel ! Je suis fatiguée, épuisée ! Je n’en peux vraiment plus ! Je me lève sans arrêts, je bosse comme une tarée. Je ne tiendrai pas longtemps à ce rythme là ! »-Je veux bien essayer de t’aider, moi. Il suffit juste que tu m’apprennes à faire le biberon. En revanche, je ne pourrai pas me déplacer avec Sally dans mes bras, car j’ai besoin de mes bras. Je ne lui donnerai le biberon que dans sa chambre. Si tu veux tu vas m’apprendre tout de suite comment on fait et où se trouve le nécessaire, et au prochain biberon, tu te lèves avec moi et tu me dis si je m’y prends bien. Ca te convient ? »

Alors elle m’apprend à me débrouiller seul. Elle m’explique où se trouvent les biberons, le lait en poudre, et l’eau spécialement pour les bébés. Elle me dit qu’il faut mettre 3 dosettes de lait en poudre, et qu’il faut ensuite compléter avec de l’eau. Je lui demande de remplir la quantité d’eau qu’il faut dans le biberon, afin que je sache à peu prés jauger le volume en fonction du poids. Une fois fait, je tiens le biberon, et je le garde ainsi un petit moment, afin de bien jauger de sa masse. Puis nous allons dans la chambre de Sally. Je demande à Aurore si elle peut aller me chercher une chaise afin que je sois le plus à l’aise possible.

Puis l’heure du biberon arrive. Sally nous chante sa chanson du ventre creux. Nous nous levons tous les deux. Aurore me suit, me laissant me débrouiller, examinant mes moindres gestes. Je me dirige vers la cuisine, et commence à préparer le biberon. Une fois que j’ai mis le lait en poudre, je rajoute l’eau très doucement, et m’arrête une fois que le poids me semble être atteint. Je me dirige, nerveux, vers la chambre de Sally. Je rentre enfin, et me dirige vers le lit, guidé par la douce voix de ma chère petite fille… Je coince ensuite le

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biberon contre le pied droit de la chaise, ayant bien pris soin de le déboucher avant. Ensuite, je me penche au dessus de son lit, et lentement, du bout de mes doigts, je cherche son petit ventre. Puis je passe mon bras sous elle, et la soulève, très lentement. C’est la première fois que je la prends dans mes bras, et je suis tout chamboulé.

Je retourne ensuite vers la chaise, et m’assois, tenant toujours Sally dans mes bras. Je tends mon bras droit afin de me saisir du biberon. Je maintiens fermement Sally de ma main libre. Puis je commence à lui donner à manger. Je demande à Aurore si je m’y prends bien, et elle me répond que je me débrouille comme un chef. Une fois que je sens que le biberon est vide, je lui retire la tétine du bec. Puis je la redresse afin de lui faire faire son rôt. Une fois que c’est chose faite, je la remets soigneusement dans son lit. Et je la borde dans ses petits draps.

Puis nous sortons de la pièce. Je dis à Aurore que désormais, je me lèverai pour lui donner son biberon, car je ne suis pas un gros dormeur. Elle m’embrasse, et me remercie de lui venir en aide. « Voyons tu n’as pas à me remercier. Je suis son père et cela fait partie de mon devoir. Allons nous coucher maintenant, trésor, tu dois te reposer. » Je l’embrasse à mon tour.

Les jours passent ainsi, calmement, lentement, distillant le bonheur chaque jour un peu plus. Je ne vois pas ma petite grandir, mais je l’entends. Elle pleure de moins en moins, et elle commence à émettre des petits sons. Son langage articulé se met en place lentement. Elle gazouille en somme. Et commence à s’épanouir.

Parfois je regrette de ne pas avoir mes yeux pour pouvoir voir tout cela. Je suis un peu triste de savoir que je ne pourrai jamais voir ma petite rose éclore. Et je suis étouffé par la nostalgie. Je passerai à côté de son enfance, à côté des meilleurs moments d’un père.

Heureusement qu’Aurore est là pour me décrire un peu ce qu’elle voit. Me guider dans mes moments de tristesse. Alors je tiens la route, je maintiens le cap, et finalement je suis heureux malgré tout. Quand je tiens mon enfant dans mes bras, que je la sens vivre, et parfois rire, je me sens vraiment quelqu’un.

Le 11 avril 2015, Aurore joue avec Sally, toutes les deux assises sur le tapis. Et moi je suis là, assis dans le canapé, à deux pas d’elles. Aurore met la petite debout, la tenant à bout de bras. Soudain Aurore me crie : « Daniel elle marche ! C’est merveilleux ! Elle marche vers toi ! ». Alors je descends du divan et me met à genoux, écartant les bras. J’entends ses petits pas se rapprocher, suivis par ceux d’Aurore qui la suit de près pour éviter qu’elle ne tombe. Et je sens son petit son petit être se blottir dans mes bras. Je suis complètement bouleversé. Je la sers fort dans mes bras, et dépose un baiser sur sa petite joue. Que c’est bon d’être papa…

Sally a maintenant sept ans. Elle est en CP. C’est devenu une véritable princesse, aux yeux toujours aussi bleus, et aux magnifiques cheveux blonds. Elle est en âge d’apprendre des choses, autres que celles qu’elle apprend à l’école, et qu’elle maitrise déjà très bien pour son âge.

Et aussi étrange que cela puisse paraître, elle déteste jouer du piano. Aurore aimerait la forcer à pratiquer, ce à quoi je m’oppose, argumentant que si elle n’a pas envie de jouer, elle fera en sorte de mal faire, pour que nous abandonnions. Alors autant la agir faire à son aise.

En revanche, elle semble irrésistiblement attirée par la comédie. Aussi quand nous lui demandons ce qu’elle veut faire comme loisir a-t-elle aussitôt répondu « Du théâtre ! ». Evidemment. Alors nous l’inscrivons.

Et elle se débrouille plutôt bien ! Je vais la chercher tous les soirs à l’école à pieds, et le mardi, je la dépose au théâtre. Puis je vais au café du coin en attendant la fin de son cours. Un soir elle me demande pourquoi est-ce que je ne reste pas. « Mais parce que quand tu joueras pour de bon, devant une salle complète, je veux avoir la surprise comme tout le monde… Si je restais aux répétitions, il n’y aura pas de magie ! »

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Son premier spectacle a lieu pendant les vacances de la Toussaint. Nous ne voulons louper cela sous aucun prétexte. Nous pénétrons dans l’Auditorium préparé à cet effet, et nous nous installons. Nous avons de la chance, car nous parvenons à obtenir des places au premier rang. Elle joue Peter Pan, une pièce classique j’ai envie de dire. Elle joue le rôle clé de Wendy bien sûr. La pièce commence. Je me concentre évidemment sur les voix, l’intonation et l’émotion qui s’échappe de chaque acteur en herbe. Quand j’entends enfin la voix de Sally, je suis complètement surpris. Sa voix est d’une justesse prodigieuse. Chaque mot qui s’échappe de sa bouche est bouleversant, nous faisant presque oublier que nous sommes au théâtre, et non dans la réalité. Aurore me glisse dans l’oreille : « C’est la plus belle de toutes ». Je souris et lui prend la main.

Une fois la représentation achevée, nous restons dans le hall du théâtre, discutant avec les autres parents de la pièce, et de nos chères têtes blondes en général. Les stars en herbe arrivent enfin. Sally se jette dans mes bras. « Alors papa tu as aimé la pièce ? C’est vachement chouette hein ?-En effet princesse c’était très joli. Tu es vachement douée dis donc. Tu as presque failli faire pleurer ton pauvre père ! En tout cas j’espère que tu vas continuer car tu as beaucoup de talent.-Merci papa c’est très gentil. Et toi Maman tu as aimé ? -Tu parles que j’ai aimé ! C’était très joliment mis en scène. Vous avez tous bien travaillé. C’était très chouette. Et en plus je vais te dire un secret: j’adore vraiment l’histoire de Peter Pan. »

Nous rions tous les trois ensemble. Le soir nous allons manger au restaurant pour fêter la première apparition de Sally sur la scène. Nous laissons le choix du lieu à Sally, celle-ci décidant que ce sera dans une crêperie. Et la soirée s’achève ainsi, dans la simplicité, dans la félicité. Il n’y a aucune ombre au tableau. Et je voudrais que ce bonheur soit éternel.

Chapitre 7

C’est bientôt Noël. Aurore est partie en séminaire aux Etats-Unis. Elle m’a promis de rentrer pour le réveillon. Alors nous passons le début de nos vacances, Sally et moi, nous occupant de la maison, et vaquant à nos occupations, elle répétant encore et encore, cette fois ci « Romeo et Juliette », et moi jouant du piano, le thème de « Titanic ».

Puis nous allons faire les courses ensemble, achetant de quoi préparer le repas du 24 décembre. Nous le ferons à la maison avec la mère d’Aurore ainsi que mes parents. Alors nous nous tenons prêts. Sally ne croit plus au père Noël, car un soir, maligne comme elle est, elle a décidé d’attendre le papa Noël, et pour cela elle s’est cachée dans un placard, qu’elle a laissé entrouvert. Ah l’intelligence des enfants… On peut difficilement imaginer la tête qu’elle a faite quand elle nous a vus déposer les cadeaux au pied du sapin… Nous l’avons consolé de notre mieux. Mais ce sont les cadeaux qui y sont le mieux arrivé.

Cette année, nous lui avons pris une grande maison de Barbie, ainsi que des films. Aucune fille de 7 ans normalement constituée ne demande des films comme cadeaux. Sally si. Elle a demandé « Hook » avec Robin Williams, et nous lui avons pris en plus la série des Harry Potter, dont elle est fan. Comme tous les enfants de son âge.

Quant à Aurore, j’ai dû pas mal me creuser la tête, mais j’ai enfin trouvé ce que je cherchais tant. Elle est fan inconditionnelle des « Enfoirés ». Tous les ans nous assistons à leur concert à la télévision. Et après le concert de l’année dernière, je me suis renseigné sur la façon dont on pouvait obtenir des places. J’ai dû remuer ciel et terre, mais je les ai enfin. Je

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m’y suis pris très à l’avance, et c’est une chance car il ne restait plus beaucoup de places… En prime je lui ai acheté un bracelet, que j’ai fait faire par un bijoutier. Il est argenté, et dessus est gravé :

Estelio Han, Estelio Veleth, Undómiel.

Ce qui signifie : « Crois en ceci, Crois en l’Amour, Etoile du Soir » en Sindarin. J’espère que ça lui plaira…

Aurore m’appelle ce mercredi soir, pour me dire qu’elle repart le lendemain. Elle a un avion à 15heures, donc elle rentrera sûrement sur Paris le vendredi midi. « Si tout se passe bien, car j’ai entendu qu’il se peut qu’il y’ait des retards un peu partout. De toute façon dès qu’on décolle je t’appelle de l’avion. Je vous fais plein de gros bisous à tous les deux, et pas de bêtises d’ici mon retour. Gros bisous je vous aime. ». Je me rappellerai toute ma vie de ce 21 décembre.

Le soir, je mange avec Sally devant la télé. Si Aurore nous voyait elle ne serait pas contente ! «Surtout tu ne diras rien à maman, d’accord hein ? Sinon elle va gronder ! Alors ça reste un secret entre nous, promis ?-D’accord papa je dirai rien. Motus et bouche cousue ! »

Alors nous mangeons devant Lucky Luke, l’un de ses personnages préférés. En fait ce n’est pas tant le héros qu’elle aime, mais ce sont les personnages qu’il y’ a autour. Nous sommes d’accord sur un point, c’est qu’Averell Dalton et Rantanplan sont nos personnages préférés ! Et coup de chance, ce soir il y’a justement ces deux olibrius. Alors nous rions des bêtises de l’un et de l’autre, tout en mangeant.

Une fois que nous avons terminé, je débarrasse la table et fais prendre la douche à ma petite princesse. Puis je la dépose dans son lit, en lui lisant une histoire d’un livre pour enfants écrit en braille. Ce soir c’est l’histoire de la Belle au Bois Dormant.

Quand l’histoire se termine, je dépose un baiser sur sa joue, et elle m’attrape par le cou et m’embrasse à son tour. Je lui souhaite une bonne nuit, et éteint sa lumière. Puis je retourne m’installer au piano, jouant jusqu’à ce que la fatigue l’emporte sur ma volonté. Quand je me sens vaciller, je monte me coucher.

J’ai le sommeil agité, troublé par de mauvais rêves. Je marche dans ma forêt, celle où j’aimais me promener quand j’étais jeune, celle où nous nous sommes mariés. J’arrive dans la clairière de l’arbre aux amoureux. Quand soudain, le tronc de l’arbre gardien s’embrase, ne laissant plus que des cendres. Alors je m’enfuis en courant, sans même me retourner. Je veux rentrer à la maison ! Lorsque j’arrive enfin, je vais voir si les filles vont bien. J’entends Sally gazouiller dans son petit cosy, posé dans la salle à sa place habituelle. Mais je ne sens aucun signe de ma femme. Alors je commence à appeler. Je fais le tour de toutes les pièces. Mais je ne la trouve pas. Et soudain, je trébuche sur quelque chose. Un corps. Glacial. Je reconnais par le toucher le corps d’Aurore, inerte. Je prends son pouls, et ne sens rien. Elle n’est plus. Soudain, un bras m’agrippe le poignet.

Je me réveille en sursaut, trempé de sueur, retourné par ce rêve. Effrayé. Je reste assis dans mon lit, essayant de reprendre mon souffle, tant bien que mal. Une fois ma respiration ayant repris un rythme normal, je descends à la cuisine, afin de préparer mon petit déjeuner. Mais mon esprit ne peut se détourner des images du corps d’Aurore gisant sur le sol.

Finalement je suis rejoint par ma petite princesse, dont la démarche gracieuse est caractéristique de sa légèreté. Nous déjeunons ensemble, cherchant quelque chose à faire pour occuper notre journée. Sally a envie d’aller au zoo, et je ne peux rien faire contre sa petite voix si attendrissante. Alors je téléphone afin d’avoir les horaires. Le zoo ouvre sans

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interruptions de 10 heures à 17 heures. Nous décidons de partir aussitôt que nous sommes prêts et d’y passer la journée. Nous mangerons sur place un sandwich.

Je n’ai jamais vraiment aimé les zoos. Je trouve absurde l’idée d’enfermer des pauvres bêtes dans une cage, et de les laisser à la merci des badauds. Quand j’entends quelqu’un jouer avec un singe, je ne peux m’empêcher de me poser la question : « Est-ce l’humain qui joue avec l’animal, ou est-ce l’animal qui joue avec l’humain ? ». Ce n’est pas toujours très évident ! Il y’a une symétrie entre nous et eux. Nous savons être du bon coté du grillage, mais l’animal sait qu’il n’est pas forcément du mauvais coté.

Je parle de cela avec Sally, lui demandant si elle aimerait finir dans une cage, où elle devrait tout faire en étant sans cesse observée, devenant un vulgaire joujou. Elle me répond que non elle n’aimerait pas finir ainsi, mais que si les animaux sont bien traités, ils n’ont aucune raison de se plaindre. Je souris devant son intelligence. La journée s’écoule lentement, gentiment. Ensoleillée. Vers 15 heures, Aurore m’appelle sur mon téléphone portable, pour me dire qu’elle a bien décollé. Je lui passe Sally, qui est ravie d’avoir sa mère au bout du fil.

Puis nous rentrons à la maison, fatigués, mais satisfaits. Il est 19 heures passées. Sally remonte dans sa chambre, et moi à mon piano. Je commence à bien maitriser le morceau à présent. Je suis assez fier de moi je dois dire. Je suis tout à fait concentré quand le téléphone sonne…

« Monsieur André ?-Euh oui lui-même. A qui ai-je l’honneur ?-Je suis le chef des pompiers de Paris, monsieur David. J’ai une très mauvaise à vous annoncer. L’avion de votre femme s’est écrasé dans l’Océan Atlantique il y’a deux heures environ. Nous avons été dépêchés sur les lieux du sinistre. Il n’y a aucun survivant… Je suis désolé. »

Je ne dis plus rien. Je suis complètement bouleversé. Je me demande si je ne rêve pas encore… Ce n’est pas possible. Il a dû se tromper d’avion, de personne… Ca ne peut pas être vrai ! J’essaie de le croire, et pourtant, je sais au fond de moi que c’est arrivé.

Je repense à mon cauchemar de la veille. Dire que je ne croyais pas aux rêves prémonitoires, c’était une grossière erreur ! Si j’avais pris tout cela au sérieux, je l’aurais appelé, je lui aurai demandé de ne pas monter dans ce cercueil volant. Mais seulement je pensais que ce n’était qu’un vulgaire rêve. Quelle grosse erreur. La voix du pompier, lointaine, m’arrache à ma culpabilité. «Allo ? Vous êtes toujours là monsieur ?-Oui je suis toujours là. Comment est-ce arrivé ?-Nous ne savons rien dans l’immédiat, mais une enquête a été ouverte par les instances de police. On privilégie la thèse de l’accident, mais nous ne sommes sûrs de rien. »

Après un long silence, il poursuit : «Nous sommes basés à Quimper, pour avoir un accès plus direct à l’épave. Aussi je vous demande s’il vous est possible de vous déplacer. Il vous faudra l’identifier. -D’accord j’arrive tout de suite. Avez-vous appelé sa mère ?-Non malheureusement nous n’avons pas son numéro. Nous vous avons retrouvé grâce à sa carte d’identité.-Je préfèrerai l’appeler moi-même.-Merci Monsieur, et encore toutes mes condoléances. »

Je raccroche le combiné, et je m’écroule. Pourquoi une telle chose ? Qu’est ce que nous avons fait pour mériter cela ? Je sers les poings aussi fort que possible pour ne pas me mettre à hurler. Pour la première fois depuis mon accident, je sens des larmes couler le long de mes joues, me brulant les paupières. Je tombe sur le sol, le souffle coupé… Ce n’est

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vraiment pas juste. Je m’assois, le dos posé contre un des pieds du piano. Je prends mes genoux entre mes mains, me balançant d’avant en arrière afin de me calmer. Je reste ainsi une éternité, cherchant à admettre l’impossible. Comment vais-je pouvoir annoncer cela à sa mère ? Et pire encore, comment vais-je le dire à sa fille ? J’inspire un grand coup, puis expire, et inspire à nouveau, essayant de calmer ma respiration suffocante.

Puis je me relève et décroche le téléphone. Je compose le numéro de téléphone de Madame Floury, mes doigts tremblant, dérapant sur les touches. Une fois que j’entends la tonalité, je réfléchis à la façon dont je vais lui expliquer qu’elle ne reverra jamais sa petite fille chérie. «Allo ?-Madame Floury ? C’est Daniel à l’appareil. Excusez-moi de vous déranger. Voilà je… Ce n’est pas facile à dire mais… On vient de m’appeler pour me dire que… Aurore est décédée il y’a deux heures. Son avion s’est… »

Je ne parviens pas à finir ma phrase. Je m’écroule. J’entends de l’autre coté du fil que madame Floury sanglote aussi… Le silence s’installe, seulement entrecoupé de cris de désespoirs. Puis je poursuis en lui racontant l’entretien que j’ai eu avec le pompier, puis je lui parle de Quimper. Elle me dit qu’elle n’aura pas le courage d’y aller elle-même, alors elle gardera Sally le temps qu’il faudra. Je la remercie et nous nous quittons ainsi, sur des plaintes, accablés.

Il me reste encore à prévenir ma fille. Je ne me sens pas capable d’y aller. Je me sens effondré, alors comment vais-je faire pour rassurer ma fille, si je ne suis même pas capable de me rassurer moi-même ? Je décide quand même de prendre mes responsabilités. Je me dois de me montrer courageux, pour faire honneur à Aurore.

Je monte les escaliers, m’appuyant de tout mon poids à la rambarde, pour ne pas chanceler. Chaque pas en plus que je fais m’effraie un peu plus, me rapprochant de la plus terrible des épreuves : annoncer à une petite fille que sa mort est partie rejoindre les anges. Quand je suis devant sa porte, prêt à frapper, je m’arrête d’un coup. Je reste immobile, n’osant pas entrer. Car une fois que je serai à l’intérieur, je ne pourrai pas faire demi-tour. Alors je l’écoute. Elle est en train de répéter sa pièce, « Romeo et Juliette ». Une histoire d’amour qui finit par la mort de l’un et de l’autre… Rien qu’à cette pensée, je suis secoué de spasmes.

Afin d’étouffer les tremblements, je me mords les lèvres avec une telle force que je sens un mince filet de sang couler au coin de ma bouche. La douleur est fulgurante, mais elle m’apaise l’esprit. La souffrance physique pour éviter l’affliction mentale. Mes doigts cognent contre le doux bois de la porte.

« Coucou princesse. Excuse-moi de te déranger mais j’ai quelque chose de très important à te dire… Ta maman devait prendre l’avion pour nous retrouver, tu te souviens ? Mais il arrive parfois qu’un avion ait des problèmes, et qu’il tombe. Eh bien l’avion de maman est tombé aujourd’hui… »

Je reste silencieux, des larmes coulant à nouveau le long de mes joues. « Maman s’est endormie, ma chérie. Elle est partie dans le ciel…. ». Je m’effondre, prenant Sally dans mes bras. Nous pleurons tous les deux. Je lui caresse la joue droite du bout de mes doigts, essayant de la consoler du mieux possible. Mais je me sens totalement impuissant face à tant de peine.

Je lui explique que je dois partir voir des gens pour parler de ce qu’il s’est passé, et qu’elle ira vivre chez Mamie en attendant, mais que je reviendrai vite. Je la sers dans mes bras, et lui demande de préparer ses affaires.

Je retourne dans ma chambre, afin de préparer ma valise. A peine ai-je pénétrer dans la pièce qu’une douleur profonde envahit mon cœur. Cette pièce a perdu toute sa chaleur, emportée avec Aurore. Tout s’est écroulé autour de nous. Aurore était tout ce qui comptait, et maintenant qu’elle n’est plus, nous n’avons plus rien… Je prépare mes bagages, le cerveau

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inondé de tristes pensées. Je mets à la hâte quelques pantalons et quelques chemises dans la valise, avec quelques sous-vêtements, et je la ferme.

J’appelle un taxi, puis retourne dans la chambre de Sally afin de l’aider à préparer sa valise. Je la laisse choisir les affaires qu’elle veut prendre, que je range dans sa mallette. Je lui dis de prendre aussi de quoi passer le temps chez mamie, car je ne sais pas pour combien de temps j’en aurai là bas.

Une fois que nous sommes prêts, nous attendons dans le couloir l’arrivée de la voiture. Nous ne parlons pas, nous n’en avons pas envie. Du moins pas dans l’immédiat.

Le klaxon retentit enfin. Nous sortons, valises sous les bras. Je ferme la porte à clé. « Prend les, comme ça, si jamais tu as besoin de quelque, tu demandes à mamie qu’elle t’amène à la maison. ». Je prends les deux valises, et suit Sally, me servant du bruit de ses pas, jusqu’au taxi.

Nous ne parlons pas pendant tout le trajet. J’ai le visage plaqué contre la vitre, et je pense à toutes les épreuves que j’ai eu à subir. De toutes, celle-ci est la pire. Pourquoi est-ce que ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers ? Pourquoi Aurore ? Qu’a-t-elle bien pu faire pour mériter cela ? Je ne sais que répondre, et me torture l’esprit, rongé par le remord… Si seulement je l’avais appelé pour lui dire de ne pas monter dans l’avion, lui dire d’attendre encore un peu. Et même si elle ne m’avait pas cru j’aurais au moins essayé. Je m’en voudrai toute ma vie.

Je n’ai jamais cru aux rêves prémonitoires, mais le sujet me passionnait. J’ai vu, quand j’avais encore mes yeux pour cela, un reportage sur le Titanic, et ils avaient abordé ce thème. Ils ont raconté l’histoire d’un homme, dont la femme était infidèle au plus haut point, qui s’était enfui avec ses enfants à bord du paquebot. La femme s’est réveillée en pleine nuit, en hurlant : « Mes enfants sont morts ! ». Je n’y avais pas cru, riant de cela. Je me disais que c’était facile d’inventer de pareilles histoires après qu’ait survenu l’accident.

Evidemment je ne pensais pas que cela allait m’arriver un jour. J’aurai réagi d’une toute autre façon. Je ne m’étais pas posé la question de la culpabilité qui survenait après coup. D’avoir vu, mais ne pas avoir pu ou voulu agir. Ce long poison qui pénètre dans les veines, jusqu’à atteindre le cœur.

Le taxi s’arrête devant la vieille maison. Je sors de la voiture, et me dirige vers le coffre, dont j’enlève la valise de Sally. Je demande au chauffeur de patienter. J’accompagne mon enfant jusqu’à la porte. Je sonne, puis entend les bruits de pas. « Bonjour Mamie… ». Ma belle mère rend le salut de Sally, et je lui dis bonjour à mon tour. Je l’embrasse, et la prend dans mes bras. «Va voir ma fille, et essaie de savoir ce qu’il s’est passé, s’il te plait… -Je le ferai, je vous donne ma parole. Prenez bien soin de ma petite. Et toi Sally, tu restes bien sage, promis ?-Oui papa je te le promets. »

Je les embrasse toutes les deux. Je me dirige vers le taxi d’un pas pesant, fatigué, éprouvé. Je lui demande de m’emmener à la gare. Sur le chemin, je sanglote, encore et toujours. Me voilà seul désormais pour cette épreuve. J’essaie de ne plus penser, de faire abstraction de tout. Mais je n’y parviens pas. Je ne sais pas si je vais être capable de bien m’occuper de ma petite fille, de lui apporter ce dont elle a besoin. Car selon moi, rien ne peut remplacer l’amour d’une mère. Même le plus tendre des pères. En plus, sans la vue, je risque d’avoir des difficultés. Je ne pourrai pas faire grand-chose avec. Je pourrai toujours essayer, mais ca ne sera pas facile.

La voiture s’arrête enfin sur le parking de la gare. Je le paie, et descend de la voiture, embarquant mes bagages. J’avance lentement, évitant les voitures, me servant de mes oreilles comme d’un radar. Je rentre, et suis assaillis aussitôt par la cacophonie ambiante. Je demande à quelqu’un qui passe à côté de moi de m’indiquer la direction des guichets.

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J’avance lentement, prenant soin de ne pas heurter les gens qui courent de ci de là. J’arrive dans un endroit où les gens ne semblent pas marcher, et j’en déduis que je ne suis pas loin. Je demande à quelqu’un, qui me dit que je suis bien arrivé. Je commence à faire la queue. Le bruit m’insupporte au plus haut point. J’ai besoin de calme, de tranquillité.

Vient enfin mon tour. Je demande à la guichetière un billet de train pour Quimper. Malheureusement, il n’y a pas de trains directs. Je prends donc un billet de train pour Paris. Là bas, je prendrai un taxi pour changer de gare, et alors je prendrai la route de Quimper. Une fois fait, je descends sur les quais, attendre mon train qui devrait arriver d’ici une vingtaine de minutes. Je reste assis sur un banc, le froid d’hiver pénétrant chaque parcelle de mon corps.

Le trajet me menant jusqu’à Quimper se déroule sans encombres. J’en profite pour ressasser tous mes souvenirs. Et je me rends compte à quel point la vie est injuste. Nous ne naissons que pour travailler. Nous commençons à l’école. Et le mieux tu travailles à l’école, meilleur sera ton travail. Et meilleur sera ton travail, plus il occupera ton temps, te faisant passer à côté de l’ensemble de ton existence. Et quand enfin tu es à la retraite, en général, tu ne peux pas en profiter. Soit parce que tu n’en as plus la force et la vigueur, soit parce que tu meurs avant d’avoir pu. A quoi peut servir une existence où nous sommes condamnés, prisonniers par des obligations sans cesse plus strictes. A quoi peut bien servir une vie si nous ne pouvons pas jouir de chaque instant pleinement ?

Le culte d’aujourd’hui est tout entier à la réussite et au Dieu Argent. Mais quand je vois quelqu’un comme monsieur Gates, multimilliardaire, mais travaillant 18 heures par jour, je me demande si c’est-ce cela une vie ? Si j’avais su ce qui allait arriver, j’aurais démissionné, j’aurais fait démissionner Aurore, et nous aurions vécu, pauvre peut être, mais heureux néanmoins. Mais il est trop tard à présent, nous ne pouvons plus faire machine arrière. Alors je suis là, assis dans le train, avec mes regrets, dans un train qui m’emmène vers tout ce qui me reste d’Aurore. L’amour de ma vie…

Je finis par m’endormir, bercé par le bruit du TGV. Mais mon sommeil reste superficiel, mon esprit étant trop torturé pour que je puisse fermer les yeux. Je suis comme un insomniaque, fatigué mais ne pouvant pas dormir. C’est finalement la voix du chauffeur, provenant des haut-parleurs, qui achève de me réveiller.

Je sors du train, et suit les bruits de pas, espérant trouver ainsi les escaliers qui me mèneront dans le hall. Lorsque mes pieds rencontrent enfin une marche, je demande à quelqu’un si c’est bien la direction de l’entrée de la gare. Il me répond que non, que cet escalier mène au parking. Gentleman, il me propose de m’accompagner jusqu’au hall, ce que j’accepte volontiers.

Je lui demande de m’amener aux cabines téléphoniques, ce qu’il fait volontiers. Je le remercie, et fouille dans ma poche afin de chercher une pièce, que j’introduis dans l’appareil. Je sors le numéro que l’on m’a dit d’appeler en arrivant, et je tape sur les touches du combiné. Une femme répond : «Police nationale, j’écoute ?- Monsieur Lebouder je vous pris. Je suis monsieur André.-Un instant je vous prie. »

Je l’entends taper sur le combiné. Puis la tonalité revient un cours instant, et j’entends à nouveau une voix, masculine cette fois, mais aussi tristement familière. «Commissaire Lebouder. -Bonjour, c’est monsieur André. Je suis arrivé à la gare de Quimper comme convenu.-D’accord je vous envois quelqu’un tout de suite. -Je vous attends dans la gare, près des téléphones.-Ok. A tout de suite. »

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Je raccroche, et m’adosse contre le mur. Et j’attends. Les minutes me paraissent aussi longues que des heures. J’ai peur de ce qui m’attend, peur à l’idée qu’aujourd’hui la femme de ma vie n’est plus qu’un nom sur un grand sac noir. La mort est injuste… Je reste un long moment ici, avec pour seule compagnie ma peine et mes pleurs.

J’entends un homme à la voix fluette demander à un homme si c’est monsieur André. En entendant mon nom, je me détache du mur et dit d’une petite voix : «Je suis là. C’est moi.-Ah vous êtes monsieur André ? Vous êtes… Enfin je veux dire…-Aveugle. Bah oui. Vous savez vous pouvez le dire ce n’est pas une honte de ne plus voir…-Ce n’est pas ce que je voulais dire. En fait c’est pour l’identification ca va pas être possible !-Ecoutez je connais ma femme mieux que quiconque. Je connais chaque parcelle de son corps, chaque grain de beauté, chaque creux sur son visage. Je pourrai l’identifier sans mes yeux. A moins que ca vous gêne et dans ce cas je suis navré pour vous et je repars tout de suite.-Il faudra voir cela avec le chef. C’est la première fois que j’ai à faire à ce genre de situations. J’ai été maladroit et je m’en excuse. Je ne me suis pas présenté. Je suis le brigadier Bourgine. »

J’excuse son manque de tact, et lui sers la main. Il me demande si il doit m’aider afin d’avancer, je lui réponds que non, qu’il lui suffit juste de marcher en faisant suffisamment de bruit, pour que j’arrive à le suivre. Et nous partons. Malgré le bruit des passants, j’arrive à maintenir mon cap.

J’ai la tête retournée. Je suis à peine arrivé que je suis déjà considéré comme inutile, comme une tare. Parce que je n’ai plus mes yeux, je suis jugé comme étant incapable de reconnaître ma femme. C’est tout à fait inadmissible à notre époque. Un peu plus et on retourne à l’époque où l’eugénisme était un but avoué. Une race parfaite. Mais on se trompe trop souvent sur l’idée de la perfection.

« C’est ici. Nous sommes arrivés monsieur. » Je sors de la voiture. L’agitation ambiante est terrible. Des gens courent de-ci de-là, secoués par l’urgence. Dans l’atmosphère plane une odeur de brûlé qui me prend à la gorge. Ils ont commencé à rassembler les morceaux de l’épave, afin de pouvoir ouvrir une enquête visant à déterminer ce qui s’est passé.

« C’est bon Luc je m’occupe de monsieur André. Merci. Commissaire Lebouder. C’est moi que vous avez eu au téléphone. J’aurai aimé vous rencontrer dans de meilleures circonstances. Avant toute chose, je veux vous présenter mes plus sincères condoléances. Vous vous sentez prêt ? Ce que je vais vous demander ne va pas être facile… » Je hoche la tête. « Bien dans ce cas veuillez me suivre je vous pris ».

Je suis surpris de sa réaction. Il ne m’a rien dit à propos de ma cécité. Aucune remarque. Je le suis à travers le chantier. Au-delà du bruit des métaux et des gens qui crient, j’entends la mer. Je m’imagine avec ma reine et ma princesse au bord de l’eau, Sally courant au creux des vagues, Aurore et moi marchant derrière elle, main dans la main, sa tête reposant sur mes épaules. Puis le soir tombé, nous serions assis sur une dune, surplombant l’eau azur où s’éteint un soleil rouge, Sally s’endormant, sa tête reposant sur mes genoux.

Je ne peux retenir mes larmes. A ces pensées, j’ai le cœur qui saigne. J’essaie quand même de garder mon attention sur le pas du commissaire. J’essuie mes joues d’un revers de manche. Nous entrons enfin dans l’hôpital de Quimper. L’odeur me rappelle le jour de la naissance de Sally, quand je suis arrivé en taxi. Aujourd’hui c’est la même chose, sauf que je suis arrivé trop tard. Trop tard pour la sauver.

Nous sommes aussitôt accueillis par le médecin légiste. Il me sert la main et me sort le refrain des condoléances. Je déteste cela, car c’est devenu une sorte de protocole qu’il faut

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suivre. Même si ils pensent tout le contraire, ils se doivent de se sentir désolés. Cette pensée me répugne. Il nous guide dans le dédale de couloirs jusqu’à la morgue.

Nous entrons dans une petite pièce, une sorte de bureau. J’entends un bruit de tiroir. Le médecin me tend des gants, Et il me demande si je veux mettre ce qu’il appelle du « gel miracle ». C’est une sorte de gel à la menthe que l’on dépose juste en dessous du nez, afin de rendre l’odeur d’un corps supportable. Je refuse, ne voulant pas avoir mon odorat troublé. Une fois que nous sommes « habillés », le commissaire me demande si je suis prêt. Je prends une grande respiration, et hoche la tête. Nous rentrons alors dans la morgue à proprement parler.

Il y règne un froid effrayant, qui me mord à chaque endroit de mon corps. Je prends conscience que je suis dans une pièce où des dizaines de corps sont sans âmes. Des dizaines d’inconnus, et ma femme. Au bruit des pas et à l’écho qu’ils donnent, j’imagine à peu de choses près la longueur de la pièce. J’ai envie de pleurer, de me jeter par terre, mais je ne peux pas. Parce que j’ai dit être prêt, et surtout parce que je me dois de garder la tête sur les épaules.

Le médecin s’arrête, et j’entends les bruits du fer sur le fer lorsqu’il ouvre le tiroir qui contient le corps d’Aurore. Une grande bouffée de froid me pénètre tout entier, attaquant mon corps comme une multitude de couteaux aiguisés comme des rasoirs. Cette fois ci je ne peux retenir mes larmes. Je recule, et m’effondre. Je reste ainsi quelques minutes. Ni le médecin ni le commissaire n’osant essayer de me consoler. Ils savent que tous leurs efforts seront vains, et que lorsque je serai réellement prêt, je reviendrai.

Une fois toute ma détresse extériorisée, je retourne auprès des deux hommes qui m’attendent. Je m’excuse auprès d’eux. Je leur donne toutes les caractéristiques propres à Aurore. Elle est blonde aux yeux bleus, des yeux très clairs. Et la peau un peu mât, comme après un léger bronzage. Elle mesure 1m70 pour 57 kilos. Elle a trois grains de beauté alignés sur la joue gauche, et un quatrième juste au dessus de celui le plus en bas. L’ensemble forme comme une crosse de Hockey dirigée de l’oreille à la joue. De l’autre côté, elle a une cicatrice juste sous l’œil, vestige de l’amour que lui portait Julien. Elle a un tatouage sur l’omoplate gauche, représentant un corbeau, tatouage que je n’ai jamais vu autrement que par mes doigts et ses yeux. Elle a aussi une cicatrice au niveau du genou, une sorte de tâche blanche, qu’elle s’est faite la première fois qu’elle a essayé de faire du roller sur une rampe. En tombant, elle s’est planté un clou qui sortait du bois.

Pendant que je parle, j’entends que le médecin prend note de ce que je dis. Une fois que j’ai terminé, il y a un moment de silence. Le commissaire chuchote quelque chose à l’oreille de l’autre homme. Puis ce dernier dit enfin les mots que je ne voulais pas entendre. « C’est bien votre femme, monsieur. Je suis vraiment désolé. ». Je demande au docteur si je peux toucher ma femme une dernière fois. Après une longue hésitation, celui-ci accepte enfin.

Ma main approche, tremblante. Ma respiration s’arrête. Je touche enfin son visage, glacial. Je pleure à nouveau, pendant que je passe mes doigts dans ses cheveux blonds. Puis je caresse son beau visage du revers de la main, comme autrefois. Je me penche lentement et lui susurre au creux de l’oreille, même si je sais qu’elle ne m’entend plus, « Je t’aime… ».

Je me redresse et essaie de parler pour leur dire que j’ai terminé, mais aucun son ne sort de ma bouche. Ils ont compris et s’empressent de me faire sortir. J’entends le même bruit que tout à l’heure, sauf que cette fois c’est pour enfermer ma femme à nouveau dans sa boîte métallique.

Je discute ensuite avec le commissaire à propos de l’enquête. Je lui demande de me tenir au courant de chaque nouvelle découverte à propos de cet accident, quelle que nouvelle que ce soit. Je le dis avec une telle force que le commissaire reste un court instant sans voix.

Puis je lui pose la question que je ne veux pas lui poser. Mais à laquelle je ne peux échapper. «Et pour le corps d’Aurore ? Que va-t-il se passer ? Nous avons discuté une fois de ce que nous voudrions comme dernière demeure, et elle m’a dit qu’elle ne voulait pas être

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enterrée mais incinérée, et que ses cendres soient déposées dans une forêt, sous un tronc symbolique pour nous. Et je voudrais exaucer ses dernières volontés…-Oui je comprends. La mort est toujours une question délicate à aborder, et pourtant il le faut. Une fois que le légiste aura procéder à l’autopsie, le corps sera rapatrié dans l’hôpital le plus proche de chez vous. Il vous faudra alors aller vous renseigner auprès des pompes funèbres, pour qu’ils aillent y chercher le corps.-L’autopsie va durer longtemps ? -Je ne sais pas. Il y’a eu beaucoup de victimes, que nous devrons toutes autopsier, ce qui risque d’être assez long.-Prenez le temps qu’il faudra, mais trouvez ce qui est arrivé à ma femme. S’il vous plaît. -Je vous le promets… »

Chapitre 8

Je suis dans ma grande maison, bien vide à présent. Sally est à l’école, tandis que moi je n’ai pas cours aujourd’hui. Alors je suis là, jouant au piano. Depuis que je suis rentré de Quimper, je n’ai quasiment pas quitté le petit tabouret. Quand je joue, j’ai l’impression de me rapprocher de ma femme. C’est comme une communion avec son âme. Je passe mes nuits entières à jouer, ne trouvant pas le sommeil. Je suis en train d’apprendre la chanson « Elsa » de Renaud, une chanson sur la mort. Ce qui ne m’aide pas à retrouver le goût à la vie.

Le téléphone sonne. Je me lève d’un bond, et me dirige le plus vite possible vers le petit meuble sur lequel il repose. Je décroche. C’est l’hôpital d’Evreux. Pour me dire que le corps d’Aurore est arrivé. En entendant ces mots, je me mets à trembler. J’attendais cela depuis mon arrivée, et maintenant je ne suis plus sûr de ce que je veux. Je les remercie et raccroche. Puis je reprends le téléphone, et appelle les renseignements, afin qu’ils m’indiquent le numéro d’une pompe funèbre pas loin de la maison. Je suis mis en relation. A l’autre bout du fil, une voix effrayante, indescriptible répond. Une voix à la fois rauque et aigue, étrange. J’explique à cette personne ce que je veux, et nous fixons une date. Aurore retournera à la poussière le 11 Janvier, à 14 heures. Il y’aura une cérémonie le jour de l’incinération, puis ensuite, avec le cortège, nous irons dans la forêt, à la clairière aux amoureux, afin de disperser ses cendres.

Puis j’appelle ensuite le commissaire Lebouder. C’est la quatrième fois depuis que je suis rentré. Celui-ci a eu l’amabilité de me laisser une carte, où son nom et son numéro de portable sont écrits en trois dimensions. Je tombe sur son répondeur. Je lui demande de me rappeler quand il le peut, afin de me donner les dernières nouvelles.

Puis j’appelle toute la famille, afin de leur indiquer le lieu et le moment de l’incinération d’Aurore. C’est un devoir très douloureux. A la fois pour moi, mais aussi pour eux. Dès le premier appel, je ne retiens plus mes larmes. Et quand je pleure, je fais pleurer les autres, qui me font pleurer à leurs tours. Cercle sans fin… J’appelle la mère d’Aurore en dernier, car c’est pour elle que ce sera le plus dur à entendre. «Allo madame Floury ? C’est Daniel à l’appareil. -Salut Daniel. Alors quelles sont les dernières nouvelles ?-Voilà. Je viens d’avoir l’hôpital. Le corps d’Aurore est arrivé. J’ai appelé les pompes funèbres. Les obsèques auront lieu jeudi 11 Janvier, près du lycée Aristide Briand. Dans la rue Spilzman.

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-Je vois à peu près où c’est. Et ils en sont où au niveau de l’accident ? Est-ce qu’ils savent enfin ce qui s’est passé ?-J’ai appelé plusieurs fois le commissaire qui s’occupe de l’enquête, mais ils n’ont toujours pas d’idée. J’ai essayé de rappeler aujourd’hui, mais je suis tombé sur sa boîte vocale. Je lui ai demandé de me rappeler. Si il y’a du nouveau, je vous tiendrai au courant.-D’accord Daniel. Sinon je vous dis à jeudi.-A jeudi madame. »

Je retourne au piano. Je joue sans cesse, pendant des heures. Apprenant la partition de la main droite par cœur, ensuite celle de la main gauche, et enfin en combinant les deux. Puis enfin le morceau en entier, que je joue des dizaines, des centaines de fois.

Quand soudain je me mets à pleurer. Je me lève d’un bond et me mets à hurler. Puis je me jette sur le sol, les mains frappant sur le sol carrelé, jusqu’à ce que je sente le sang couler entre mes doigts. Je m’adosse ensuite contre le piano, sanglotant de plus belle.

Quand je sens une petite main se poser sur mon visage. Je reconnais le toucher de Sally. Je n’ai pas fait attention à l’heure, et il est 16h30 passé. La voisine l’a ramené, comme tous les jours depuis qu’elle est en école primaire, et je ne l’ai pas entendu. «Qu’est ce que tu as, papa ?-Rien, ne t’inquiète pas mon trésor. Ca va très bien…-Elle te manque beaucoup maman ? »

Je pleure de plus belle. «Plus que jamais. Et à toi elle te manque aussi ?-Beaucoup. Vraiment beaucoup. Mais je sais qu’elle nous regarde du ciel, et qu’elle veut que l’on continue de vivre. Elle sait qu’on l’aime très fort, et je sens qu’elle nous aime aussi beaucoup de là haut. Elle veille sur nous.-Tu crois ?-J’en suis sûre… »

Puis elle me prend dans ses bras. Je la sers fort à mon tour, et dépose un baiser sur son petit front. Une fontaine de pleurs s’écoule de mes yeux. Elle chuchote dans mon oreille : « Je t’aime mon papa… » . Je lui réponds que je l’aime aussi, et je l’embrasse à nouveau.

Nous restons un long moment ainsi, l’un contre l’autre, sans rien nous dire mais essayant néanmoins de nous apporter mutuellement la chaleur qui a disparu depuis qu’Aurore est partie pour toujours…

Nous sommes tous réunis au crématorium. Les gens viennent nous voir, Sally et moi, nous embrassent et nous apportent leur soutien. Mais nous ne pouvons cesser de pleurer. Et en nous voyant ainsi, ils pleurent aussi. C’est ainsi que ça se passe lors de ce genre de cérémonie. Il y’a une atmosphère un peu particulière, très lourde et pleine de tristesse. Ce qui fait que même lorsqu’on ne connaît pas beaucoup la personne décédée, on ne peut s’empêcher de sangloter…

Je tiens la main de Sally, que je ne quitte pas un seul instant. Je l’entends pleurer aussi. Je me mets à genoux devant elle, et lui sèche les larmes, puis dépose un baiser sur sa joue encore humide. Nous nous dirigeons maintenant vers les sièges qui ont été disposés juste devant le four crématoire. Sally et moi sommes aux premières loges pour voir le départ d’Aurore. Pour la première fois de ma vie, je suis heureux de ne plus avoir mes yeux. Je sers fort la main de Sally. La mère d’Aurore vient s’asseoir à côté de moi. Je lui prends la main aussi.

La cérémonie commence par de la musique. « Missing », du groupe Evanescence envahit la pièce, rajoutant à l’atmosphère un peu plus de tristesse encore. Une fois la dernière note éteinte, je me lève, tremblant, chancelant. Je me dirige tant bien que mal derrière le petit pupitre, et cherche le micro. Puis je commence à parler d’une voix faible, semblant provenir

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des plus sombres profondeurs de mon être : « Nous sommes tous réunis en ce funeste jour pour célébrer la mémoire d’Aurore, ma femme, votre mère, votre fille, votre nièce, votre amie. Aurore nous a quittés, nous laissant à tous un immense vide. » Je ne parviens plus à continuer, ma respiration est de plus en plus haletante. J’essaie de rétablir son rythme normal, en prenant de profondes inspirations, et des expirations lentes. « Excusez-moi. Aurore a laissé un immense vide, et il est inutile de chercher à le combler. En revanche, ce qu’elle aurait voulu que nous fassions, c’est que nous enjambions cette immense fosse, et que nous poursuivions notre chemin, nous retournant de temps en temps afin de nous rappeler d’elle. Ca ne sera facile pour aucun de nous, mais je sais que tel serait son désir, alors puissions nous avoir la force d’accomplir ses dernières volontés. Je te promets d’essayer Aurore…Voici une poésie que j’ai écrite pour toi mon amour…

Ton sourire joliA illuminé ma vie

Et tu as réparéMon âme déchirée

Chaque instant près de toiEtait remplie de joie

Quand tu jouais du pianoT’écoutaient les oiseaux

Tu n’as jamais cesséDurant ta vie passéeD’aider ton prochainPartout faire le bien

Mais tu es partieRejoindre l’infini

Rejoindre les angesAdieu ma mésange.

Je t’aime Aurore, et t’aimerai toujours… »

Mes derniers mots étaient à peine dits que je m’effondre. Je me dirige pantelant vers ma chaise, et me laisse aller à ma peine. J’entends beaucoup de gens pleurer aussi. Je savais que cela serait dur, mais je n’imaginais pas que ça le serait à ce point. Sally reprend ma main, et la sert fort, afin de me la réchauffer. Je la lui embrasse.

Maintenant c’est Daniel Balavoine qui chante « SOS d’un terrien en détresse ». C’est une très belle chanson, mais triste. En un mot la chanson qui correspond bien à un enterrement. Bien que ce soit une chanson qui corresponde plus à l’état d’esprit dans lequel on se trouve après des obsèques que pendant. La dépression.

Ensuite c’est Sally qui se lève afin de prendre la parole. « Maman tu es partie dans le ciel, rejoindre tous ceux qui sont déjà partis. J’espère que tu es heureuse de les retrouver. Parfois je suis triste car je me dis que je n’ai pas assez profité de toi. Tu as voulu m’apprendre le piano, mais moi je ne voulais pas. Alors que si j’avais dit oui, nous aurions eu plus de temps pour tous les deux. Mais le passé reste au passé, et on ne vit pas avec des regrets. Alors je ne regretterai rien. Et attendrai patiemment la fin de mes jours où je pourrai te retrouver...»

Je suis complètement ému par ses paroles. Comment une petite fille de sept ans peut avoir des mots aussi beaux, et aussi justes ? Je ne sais pas. Elle retourne à sa place, tout doucement, élégamment. Cette petite enfant est une fée. Je lui prends la main, comme elle a pris la mienne. La musique repart, cette fois ci sur « Evenstar », la musique du film « Le Seigneur des Anneaux, Les Deux Tours ». Une chanson en Sindarin qui commence par « U i

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vethed na i onnad. » ce qui veut dire «  Ce n’est pas la fin mais le commencement. » Puisse cela être vrai.

Enfin c’est la mère d’Aurore qui prend la parole, en larmes. « Ma chérie, je sais que je n’ai pas toujours été à la hauteur. J’ai souvent dit des méchancetés, envers toi et envers tes proches. Mais tu m’as ouvert les yeux, tu m’as montré mes erreurs, et nous sommes devenues complices. Je regrette de ne pas avoir été présente quand tu avais besoin de moi. Alors je suis là maintenant, beaucoup trop tard c’est vrai. Mais je suis là quand même. Et tu seras toujours présente dans mon cœur. A jamais. »

C’est maintenant le piano de Ben Woody qui entame la mélodie de « My Immortal ». C’est la dernière chanson avant le dernier instant. La plus belle chanson jamais écrite selon moi. « But you still have… all of me ». C’est ainsi que la musique se termine.

Et le silence. Quand soudain j’entends le bruit des flammes, dévorant le cercueil de bois et le corps de ma femme. Je ne peux pas m’imaginer le feu avalant Aurore toute entière. Je baisse la tête, essayant de respirer le plus régulièrement possible. Je sens l’étreinte de Sally se resserrer un peu plus fort. Je lui caresse les mains du bout de mes doigts. Une fois qu’Aurore est toute entière retournée à la poussière, je m’écroule. La salle se vide, nous laissant, Sally et moi, seule avec notre mère et épouse.

Nous nous levons à notre tour. Nous allons voir le directeur des pompes funèbres, qui nous donne le vase funèbre, dans lequel Aurore tient toute entière. Nous retournons ensuite aux voitures, direction le Bois de Saint Michel, la clairière aux amoureux. Pour un dernier hommage.

Nous marchons tous dans la forêt. Je guide le cortège vers le tronc de l’arbre aux amoureux. J’ai pris une petite pelle dans le coffre de ma voiture, afin de creuser un trou et d’y répandre ses cendres. Personne ne parle plus, chacun restant enfermé dans son moi pour conjurer sa peine. Je tiens toujours la main de Sally, afin de lui montrer que son père reste présent pour elle. Elle me dit qu’elle est fatiguée, alors je la porte dans mes bras. Et nous avançons.

Quand nous arrivons enfin, je dépose ma fille sur l’herbe. Et je brandis la pelle, et commence à creuser, sous les yeux de ceux qui sont venus jusqu’ici. Une fois que le trou est assez profond, je m’essuie le visage trempé de sueur d’un revers de manche. Et je me dirige vers Sally, qui a gardé le vase dans ses petites mains. Je dis : « Voilà. Ca y’est. Nous sommes tous à nouveau réunis dans cette clairière, où Aurore et moi nous sommes mariés. Et aujourd’hui nous sommes ici pour de plus sombres raisons. Aurore, nous allons accomplir tes dernières volontés et répandre tes cendres dans la terre. Je t’ai dit la première fois que nous sommes venus ici toi et moi que les amoureux gravaient leurs noms sur l’arbre aux amoureux. A partir d’aujourd’hui je graverai chaque 21 décembre un trait sur le tronc, afin de savoir à chaque instant depuis combien de temps tu es partie déjà… »

Puis j’ouvre le vase funèbre, et me penche sur le trou que j’ai creusé. J’y dépose doucement les cendres de ma femme, sous les regards attentifs des gens autour de moi. Une fois que celui-ci est vide, je sors de ma poche des graines de fleurs de lys, la fleur préférée de ma chérie. Je les rajoute aux cendres. Puis je rebouche le trou, enfermant Aurore à jamais dans sa tombe de terre.

Je suis en train de préparer le repas pour ce soir, pendant que Sally est dans sa chambre, en train de travailler sa pièce pour le théâtre. Quand soudain j’entends sonner. Je me dirige vers la porte d’entrée. J’ouvre la petite fenêtre et demande qui est là. La réponse me surprend : « Catherine Lamarre, Aide Sociale à l’Enfance. » J’ouvre la porte, me demandant ce qu’il se passe encore. «Bonjour. Vous êtes monsieur André c’est bien cela ?-Euh oui c’est ca. C’est à quel sujet ?-Vous avez une petite fille de sept ans, Sally, c’est ca ?

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-Oui c’est ca. Est-ce que vous allez enfin me dire ce que vous me voulez ?-Voilà. Quelqu’un de votre entourage a déposé plainte à votre égard. En effet cette personne vous juge incapable de vous occuper de votre petite fille dans l’état dans lequel vous êtes ?-Comment ca « dans l’état où je me trouve » ? Qu’est ce que ca veut dire ?-Je suis simplement venu faire le constat. Puis je voir votre fille ?-Vous n’avez pas répondu à ma question ! Qu’est ce que ca veut dire ? Parce que je suis aveugle, je suis incapable de m’occuper de mon enfant ! Vous vous foutez de la gueule du monde !-Je suis désolé mais je fais mon travail.-Cette personne, dont vous devez taire le nom je suppose, vous a-t-elle apporté des preuves de ce qu’elle avance ? Non bien sûr. Mais je vais vous laisser accomplir votre tâche. Prenez l’escalier qui se trouve dans l’entrée. Sally est dans sa chambre, qui se trouve à droite une fois que vous serez en haut. »

Je l’entends grimper les escaliers. Je fulmine. Qui peut, dans mon entourage, être

capable de faire une chose pareille ? Je n’en ai aucune idée. Même parmi les gens avec qui il y’a quelques tensions, je n’en imagine pas un ou une capable de faire une telle chose. Encore moins après l’épreuve que nous venons de traverser. Elle a voulu commencer un jeu, et je sais que je ne perdrai pas. Pas cette fois. J’ai beau réfléchir, je ne trouve rien à me reprocher. Sally ne manque de rien, elle a à manger, à boire, un lit, et de l’amour. Peut être que je fais des choses que je ne dois pas faire, mais dans ce cas, je ne sais pas de quelles choses il s’agit… J’ai besoin de m’occuper l‘esprit pour ne pas me torturer inutilement. Aussi je retourne à ma cuisine.

Après une vingtaine de minutes, j’entends madame Lamarre redescendre. Je lui lance, amer : «J’espère qu’elle a pu répondre à vos réponses, et que vous avez ce que vous cherchiez !-Oui monsieur. En effet je suis désolé de vous avoir dérangé inutilement. Cette accusation s’est révélée infondée. Excusez-moi pour le dérangement. Mais sachez que je ne fais que mon travail. Mieux vaut avoir fait le déplacement et constaté que vous êtes un père attentionné plutôt que d’avoir pris le risque de laisser une petite fille souffrir…-Bien sûr, je comprends, dis-je d’une voix plus douce à présent. Excusez-moi d’avoir été si dur, mais ce n’est pas facile, après avoir perdu sa femme, d’être accusé de mauvais père…-Bien sûr, je suis entièrement d’accord avec vous. Je vous dis au-revoir monsieur, et ne changez pas. Bon courage.

Je lui tends la main, qu’elle sert volontiers. Je referme la porte derrière elle, et je m’adosse. J’ai eu peur pendant un moment, peur qu’elle vienne en me disant que ma fille me sera retirée. Ses mots résonnent au plus profond de moi : «  vous êtes un père attentionné ». Aurore avait finalement raison quand elle me disait d’avoir confiance en moi. Il m’a fallu attendre un certain moment avant de me rendre compte. Je me sens heureux pour la première fois depuis qu’Aurore est partie. Je souris. Des larmes s’écoulent de mes yeux. Des larmes d’amertumes, de tristesses et de joies mélangées. Je ne sais plus très bien comment je me sens. Je suis incapable de dire si je me sens heureux ou triste. Je monte les escaliers, et frappe doucement à la porte de Sally. Elle vient m’ouvrir. Quand elle me voit, elle se jette dans mes bras. Je souris et l’embrasse tendrement. Je lui demande si elle avance dans sa pièce, et elle me répond que oui, mais qu’elle ne jouera jamais devant moi ailleurs qu’au théâtre, car elle veut entretenir la magie… Je ris et la chatouille au niveau des côtes. Je lui dis dans l’oreille : « Je t’aime ma princesse… »

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Epilogue

Voici mon histoire. Une destinée d’homme ordinaire, parsemée d’embuches, d’épreuves auxquelles il a fallu faire face. Mais grâce à Sam, Aurore et Sally, j’y suis parvenu. J’ai pu affronter mes démons en toute tranquillité. Confiant.

Nous n’avons jamais su ce qui est arrivé ce 21 décembre, quand l’avion de ma femme s’est écrasé. Le dossier a été classé « Sans suite ». J’ai appelé sans relâches le commissaire Lebouder, jusqu’au jour où il m’a dit qu’ils n’avaient pas assez d’éléments pour conclure à une thèse plutôt qu’à une autre. Je suis quand même parvenu à lui faire avouer son sentiment profond. Il pense que c’est une négligence lors de la vérification de l’avion qui a provoqué l’accident. En effet, selon lui, un joint aurait été légèrement abîmé, mais l’avion a quand même décollé. Et la chaleur a fait le reste.

Je n’ai jamais su non plus qui a porté plainte contre moi. J’ai longtemps hésité quant au comportement que je me devais d’adopter. Fallait-t-il que je joue la distance avec tous ou plutôt faire semblant de rien ? J’ai finalement opté pour la deuxième option. J’ai eu assez de problèmes comme ça dans ma vie pour me tourmenter avec cette histoire grotesque. Je n’ai rien changé à mon comportement envers les autres, afin de montrer à celui où celle responsable de cette ignominie que cela ne nous atteignait pas, ma fille et moi.

Sally est logiquement devenue actrice, étoile montante du cinéma français, une magnifique rose aux doux pétales. Son nom d’artiste est Aurore Floury C’est le plus bel hommage qu’une fille fuisse rendre à sa mère. Elle a reçu le César du meilleur second rôle féminin l’année de ses vingt ans. Elle jouait le rôle d’une jeune mère se battant pour survivre avec son bébé. Drôle d’ironie. J’ai assisté à la cérémonie. Bien que je n’aie rien vu, je sais au fond de moi qu’elle était la plus belle. Quelle fierté pour un père d’assister à la récompense de sa fille pour son travail de toute une vie. Et je suis d’autant plus heureux que malgré la célébrité, elle n’a pas pris la grosse tête et est restée ma petite fille chérie. Elle s’est mariée et a deux enfants. Je suis vraiment très fier d’elle.

Chaque 21 décembre, nous allons tous les deux à la clairière aux amoureux, rendre hommage à Aurore. Nous nous recueillons, pleurons, et nous rappelons les merveilleux moments passés tous les trois. Puis nous gravons sur le bois, avec un couteau, un trait, un de plus, rajoutant ainsi une année passée sans notre ange pour nous aimer. Puis nous replantons du lys à l’endroit même où reposent ses cendres. J’aime venir ici l’été afin de toucher les merveilleuses fleurs qui ont poussés. J’ai l’impression, quand je passe ma main sur les pétales, de caresser la peau douce de ma femme.

Aujourd’hui je m’éteins, heureux d’avoir vécu pleinement, et fier de ce que fut ma vie, et de l’homme que je suis devenu. Enfin je vais retrouver ma femme, mon amour, mon trésor. Mon étoile du soir.

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