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Une favela, des favelas Problème épineux. Comment concilier exode rural et urbanisation ? Site naturel et besoins en logement ? Richesse et pauvreté ? Il y a aujourd'hui 800 favelas dans la ville de Rio, depuis que le premier bidonville fut construit par des militaires noirs, peu après la proclamation de la république en 1889, sur le Morro da Provicencia. Un phénomène unique en son genre qui juxtapose en plein centre-ville des zones résidentielles et des zones de précarité. Si les bidonvilles existent dans toutes les grandes métropoles des pays en développement, à Rio – du fait de la topographie de ces fameux dénivelés abrupts qui ne favorisent pas la construction classique –, ils touchent littéralement les plus beaux quartiers situés sur les zones planes. « Architecture sans architecte », comme le dit l'architecte Christian de Portzamparc, les favelas se développent de manière anarchique selon le principe du fait accompli. Toute zone non urbanisée peut devenir, du jour au lendemain, la terre d'accueil de quelques habitations sauvages qui se transformeront en hameau, puis en quartier, sur plusieurs étages. La municipalité semble dépassée par l'étendue du mouvement. Elle tend même à le favoriser en permettant le raccordement à l'électricité et à l'eau ou en implantant des écoles. Les détracteurs pensent que ces mesures laxistes ne font qu'amplifier la ghettoïsation des favelas, puisque leurs habitants, devenant autonomes, n'ont plus besoin de se mêler aux Cariocas de l'asphalte. Système pervers, car c'est bien l'économie de l'asphalte qui justifie cette présence d'une main d'oeuvre bon marché, apte à saisir toutes les opportunités dans les services aux aisés ou les petits boulots. C'est aussi la bourgeoisie qui fait prospérer les narcotrafiquants qui ont élu domicile dans les hauteurs et qui se substituent parfois aux pouvoirs publics pour apporter un peu de bien-être matériel aux pauvres. C'est encore la corruption d'une partie de la police qui y trouve une matière à profit. Le documentariste João Salles avait fait un reportage sur ces zones de non-droit livrées à la coupe réglée des trafiquants aussi bien que celle des commandos paramilitaires. Il pensait, il y a quelques années, que la bataille était en train d'être perdue. Nul ne sait comment les choses évolueront à l'avenir mais il est sûr que, à ce rythme, la physionomie de Rio ne sera bientôt plus la même. Loin de l'asphalte Tavares Bastos : un exemple

Une favela, des favelas · favela de Rio avec plus de 200 000 habitants. Comme une coulée de lave, sur la route sinueuse qui mène au Corcovado, la favela Morro de Escondidinho dévale

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Page 1: Une favela, des favelas · favela de Rio avec plus de 200 000 habitants. Comme une coulée de lave, sur la route sinueuse qui mène au Corcovado, la favela Morro de Escondidinho dévale

Une favela, des favelas

Problème épineux. Comment concilier exode rural et urbanisation ? Site naturel et besoins en logement ? Richesse et pauvreté ? Il ya aujourd'hui 800 favelas dans la ville de Rio, depuis que le premier bidonville fut construit par des militaires noirs, peu après laproclamation de la république en 1889, sur le Morro da Provicencia. Un phénomène unique en son genre qui juxtapose en pleincentre-ville des zones résidentielles et des zones de précarité. Si les bidonvilles existent dans toutes les grandes métropoles despays en développement, à Rio – du fait de la topographie de ces fameux dénivelés abrupts qui ne favorisent pas la construction classique –, ilstouchent littéralement les plus beaux quartiers situés sur les zones planes. « Architecture sans architecte », comme le dit l'architecteChristian de Portzamparc, les favelas se développent de manière anarchique selon le principe du fait accompli. Toute zone nonurbanisée peut devenir, du jour au lendemain, la terre d'accueil de quelques habitations sauvages qui se transformeront en hameau,puis en quartier, sur plusieurs étages. La municipalité semble dépassée par l'étendue du mouvement. Elle tend même à le favoriseren permettant le raccordement à l'électricité et à l'eau ou en implantant des écoles. Les détracteurs pensent que ces mesures laxistesne font qu'amplifier la ghettoïsation des favelas, puisque leurs habitants, devenant autonomes, n'ont plus besoin de se mêler auxCariocas de l'asphalte. Système pervers, car c'est bien l'économie de l'asphalte qui justifie cette présence d'une main d'œuvre bon marché, apte à saisir toutes les opportunités dans lesservices aux aisés ou les petits boulots. C'est aussi la bourgeoisie qui fait prospérer les narcotrafiquants qui ont élu domicile dans leshauteurs et qui se substituent parfois aux pouvoirs publics pour apporter un peu de bien-être matériel aux pauvres. C'est encore lacorruption d'une partie de la police qui y trouve une matière à profit. Le documentariste João Salles avait fait un reportage sur ces zonesde non-droit livrées à la coupe réglée des trafiquants aussi bien que celle des commandos paramilitaires. Il pensait, il y a quelquesannées, que la bataille était en train d'être perdue. Nul ne sait comment les choses évolueront à l'avenir mais il est sûr que, à cerythme, la physionomie de Rio ne sera bientôt plus la même.

Loin de l'asphalte Tavares Bastos : unexemple

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La vie à Tavares Bastos

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Loin de l'asphalte

Le mince littoral et les zones planes de la ville voient grandir les immeubles des classes moyennes et supérieures, que l'on a fini parappeler « les gens de l'asphalte », mais la côte escarpée limite leur développement. En réaction, pressés par l'exode rural, lespauvres s'installent sur les morros et les collines boisées, les seuls terrains disponibles. Des constructions anarchiques grignotent lamontagne dans un mouvement lent et progressif que rien ne semble arrêter. L'agglomération de Rio compterait autour de 800bidonvilles dans lesquels vivrait près du tiers de sa population. À un kilomètre des plages, Rocinha est réputée être la plus grandefavela de Rio avec plus de 200 000 habitants.

Comme une coulée de lave, sur la route sinueuse qui mène au Corcovado, la favela Morro deEscondidinho dévale la montagne.

Le phénomène dépasse la ville de Rio au sens strict. Toute concentration urbaine favorisantl'activité humaine entraîne la construction de favelas : ici à Niterói.

Habituellement, les murs en briques ne présentent aucune finition. Cette favela se distinguepar sa peinture monochrome.

Depuis une autoroute, au sortir d'un tunnel, le spectacle banal de l'urbanisme sauvage.

À la tombée de la nuit, les plus pauvres, résidents des collines, dominent les habitants de «l'asphalte ».

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Panneau publicitaire sur les murs de la station de métro de Maracanã : de l'autre côté de lavoie, qui relie le centre chic, commence un autre monde.

Une dizaine de Land Rover sillonnent les rues escarpées et pittoresques de Santa Teresa.Venu de Rocihna, et organisé par des barons de la favela, le « jungle tour » permet à destouristes obscènes de découvrir à la fois les lieux phares de la ville mais aussi les bidonvilles, àla manière d'un safari. Il paraît que les habitants tireraient un bénéfice direct de ceconsumérisme déplacé.

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Tavares Bastos : un exemple

Située dans le quartier de Catete, Tavares Bastos est réputée être la seule favela où le trafic de drogue a été éradiqué. Si bienque le visiteur peut s'aventurer dans le dédale de ruelles étroites en toute sécurité. La raison de cette réussite ? Depuis 2000, lebâtiment du Batalhão de Operações Policiais Especiais (BOPE : Bataillon des opérations spéciales de police) s'est installé sur leshauteurs de la colline. Impossible de rater l'immense caserne en béton qui trône au-dessus du bidonville. Une manière radicale deprévenir des trafiquants que, ici, ils ne feront plus la loi. Du coup, des superproductions cinématographiques (Hulk, 2007), des tournages de fictions (Troupes d'Élite, 2007, Maré, 2007), dedocumentaires (Mondovino, 2004) ou de clips (Snoop Dogg, Pharell) peuvent s'y dérouler en toute tranquillité. Une manière originalede percevoir de l'argent sur les droits de tournage, en toute légalité.

Paradoxe des favelas de Rio : situées sur les collines, elles offrent les plus beaux panoramasde la ville. Rarement aménagés pour l'agrément, les toits terrasses reçoivent une cuve d'eau,une antenne parabolique ou un séchoir pour le linge.

Vue sur la baie de Guanabara et la ville de Niterói. Les bords de mer sont occupés par lesclasses moyennes et les classes supérieures.

L'immense bâtiment du Bataillon des opérations spéciales de police domine la favela. Véritablearmée de combat urbain, le BOPE dispose de moyens impressionnants en armes,équipements et véhicules. Réputé pour ses interventions violentes et répressives, le BOPE apu commettre des débordements dénoncés par Amnesty International.

Au cœur de la favela, une aire de jeu bétonnée accueille les enfants du quartier.

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Une droguerie-parfumerie propose des livraisons gratuites et informe qu'elle accepte les cartesde crédits.

Les compteurs individuels d'électricité signalent que les propriétaires se sont déclarésauprès de la municipalité.

Un vendeur signale que son logement est vendu 65 000 reais avec une terrasse. Mais pour 30000 reais de plus il vend aussi la structure permettant l'élévation d'une nouvelle habitation.L'absence de titre de propriété légale n'empêche pas le commerce immobilier.

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La vie à Tavares Bastos

La vie dans les favelas est loin d'être une suite ininterrompue de drames violents. Le cinéma et les médias ont dressé un tableau dubidonville beaucoup plus sombre qu'il n'est. Bien sûr, les règlements de comptes entre factions mafieuses et descentes musclées –aussi bien de la police que de celles des divers commandos paramilitaires – causent la mort de très nombreux habitants, victimes leplus souvent de balles perdues. Mais la vie continue, presque aussi proche que dans n'importe quel village des pays du Maghreb oude Méditerranée. Il y flotte un parfum de médina, troublé seulement par le passage de jeunes filles décomplexées. On peut yexercer une activité commerciale, y ouvrir même des chambres d'hôtes, comme c'est le cas à Tavares Bastos, avec le « Maze ». Onpeut aussi y flâner en respectant quelques notions de savoir-vivre et en étant attentif à ce qui se passe. Tavares est sans doute uneexception, mais elle confirme la règle que la normalité est possible dans un pays où les règles semblent souvent ne plus exister.

Salon de coiffure : on travaille même en nocturne.

Pour améliorer son image auprès de la population, le BOPE s'investit dans un projet d'écolede football.

Sur la terrasse, des jeux d'enfants comme partout ailleurs.

Le snack s'est approprié le trottoir. On y vient pour boire un verre, discuter et parfois grignoter.

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Il faut avoir de bons mollets : ici tout monte... ou descend.

Une vieille dame digne tue le temps.