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Utopie 3

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Utopies est un Ezine gratuit dédiés aux Mondes imaginaires...#3La Piraterie à travers les agesLes Frères de la côteUtopies PiratesLibertaliaLe code de la piraterieJ’ai vu la mort dans les yeuxPirate au quotidienDu sang et des larmesL’or des conquistadorPiraterie en mer de chineLe hollandaise VolantLa Mary CélesteLe Cryptogramme de la BuseLes Cartes Mystérieuses

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  • VVVV oici donc aprs une longue gesta-tion, le troisime opus dUtopies, consacr cette fois aux pirates, flibustiers et corsaires qui hantrent tou-tes les mers du globes Un grand merci celles et ceux qui ont particip de prs ou de loin btir cette nouvelle Utopies. Merci aux rdacteurs et webmasters qui ont consacr de leur temps et de lner-gie pour laborer ce prsent numro Merci aussi aux lecteurs de ce prsent numro. Nhsitez pas embarquer avec nous pour le prochain!

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    Coordinateur Le Korrigan

    Rdacteurs Keenethic Le Korrigan Raynald Laprise Jean-Pierre Favard Enro William Blanc Roger Cantin Fr.-Xavier Cuende Valrie Bordelais Alain Decayeux Laurent Ehrhardt Cadwell le Boucanier Marc Laumonier Jrmie Le Bouffon

    Illustrateurs

    Ulric Maes Michel Meslet Romain Campioni David Barbry Steinz

    Maquette Kahel

  • Sommaire

    Histoire 4 La Piraterie travers les ages 4 Les Frres de la cte 14 Utopies Pirates 22 Libertalia 36 Le code de la piraterie 39 Jai vu la mort dans les yeux 44 Pirate au quotidien 49 Du sang et des larmes 56 Lor des conquistador 64 Piraterie en mer de chine 69 Le hollandaise Volant 72 La Mary Cleste 74 Le Cryptogramme de la Buse 76 Les Cartes Mystrieuses 80

    Figures 84

    Jeux 114 JdR Mille millions de mille sabords 114 Entretien avec Renaud Maroy 119 Pavillon Noir : Paroles de Joueurs 124 Vapitaine Vaudou 128 Pirates, corsaires & flibustiers (panorama ludique) 130 Critique : Pirate du nouveau monde 140 Critique : Sid Meiers Pirates 143 Critique : Seerauber 146 Dans la peau dun pirate 148

    Inspis 150 Entretien avec Marion Poinsot 150 Chroniques 158 Les hritiers de lle au Trsor 184 Bibliographie commente 190 Entretien avec Florence Magnin 192 Entretien avec Jacques Terpant 206 Une vie 214

  • e pavillon noir, symbole de la piraterie dans limagi-naire collectif moderne, a toujours su flotter entre deux eaux, celle de la rali-t et celle du mythe Cest que lhistoire de la piraterie nat dans les re-

    mous des bouleversements socio-conomiques qui accom-

    pagnent lapparition de la civilisation, et quelle prospre labri dun secret que peu de sources historiques nous auront fi-nalement permis de dvoiler. Paradoxale-ment, cest aussi sur les rares rcits met-tant en scne pirates, corsaires et trsors fabuleux que se dveloppe le fantasme du pavillon tte de mort, alors que nos ima-ginations auront pris plaisir investir les vides quaura laiss lhistoire et oublier le destin tragique ou pathtique de la ma-jorit de ces aventuriers de la mer, plus pousss par la misre et loppression que par une relle soif daventure. Le pirate ne sappartient dj plus : il est un symbole.

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    par Keenethic

    la Legende du Pavillon Noir

    LLLL es illustrations de cet article proviennent du court-mtrage /Pyrats/ (1'27), uvre de cinq lves de l'cole des Gobelins. Diffus comme "virgule" au Festival du film d'ani-mation d'Annecy 2006, il reprend une situation classique : un pirate est sur le point

    d'tre pendu tandis que d'autres sont la recherche du morceau manquant de leur carte au tr-sor. Sauf qu'ici, le traitement la /Tigre et dragon/ ou japanimation la plus moderne est astu-cieux et le lieu commun dpass par beaucoup d'ironie. Le tout servi avec une beaucoup d'effi-cacit et des graphismes trs russis ! dcouvrir immdiatement sur http://www.pyrats.net

  • Une Une antiqueantique forme de criminalit forme de criminalit

    LLLL origine de la piraterie se perd dans les om-bres de lhistoire, mais les tmoignages concordent pour attester lexistence de cette

    forme maritime de criminalit ds lAntiquit, loccasion du dveloppement des techniques de construction et de navigation, et de laccroissement des changes commerciaux. Plus encore, laventure des premiers pirates est de celle qui firent les lgendes, comme en tmoignent certains rcits mythologiques tant parvenus jusqu nous, avant de se voir confirmer par larchologie. La guerre de Troie, parmi tant dautres, tait-elle seulement autre chose quune expdition pirate vi-sant une riche cit orientale, et dont Homre aurait fait le socle de sa clbre Iliade ? Justement, vers le 13me sicle avant J.C et au-del du mythe, plusieurs civilisations mditerranennes mentionnent la menace des fameux peuples de la mer . Les pharaons Mrenptah et Ramss III cl-brent leur victoire sur de mystrieuses ethnies : les Plset, les Tyekker, les Shklesh, les Sherden, les Denyen, les Weshesh et les Teresh. Dj, dans cer-tains de ses noms, on retrouve une intressante cor-respondance avec la gographie moderne : les Sh-klesh, qui furent aussi appels Chakalaches et Sika-las, laissrent sans doute leur nom la Sicile, tandis que les Sherden firent de mme pour la Sardaigne. Il existe dautres peuples de la mer, qui recourent cer-tainement la piraterie pour faire face aux pousses dmographiques plus que par apptit sanguinaire. De fait, le marin se fait opportunment pirate si locca-sion se prsente, lencontre dtrangers, essentielle-ment. Les conditions de vie en mer sont alors plus que jamais difficiles, et la faim comme la solitude ont tt fait daiguiser les apptits des quipages. Et qui saura ?...

    Si les flux dmographiques et la pauvret sont alors les pourvoyeurs essentiels de la piraterie, celle-ci est aussi soumise au cycle des saisons, car la mer se rvle beaucoup moins praticable de lautomne jusquau printemps pour les embarcations dalors. Cette rythmicit saisonnire se maintiendra jusqu lappari-tion de navires plus solides, tel le voilier nordique au 16me sicle de notre re. Mais si la piraterie est dabord

    affaire daventuriers ou dexils, les exactions com-mises vont rapidement lui attirer les foudres des puissants, qui condamnent moralement lacte pi-ratesauf en temps de guerre et sous ltendard du patriote ! Dj, la distinction entre corsaire et pirate relve de la subjectivit, garantissant par l mme la prennit de lacte pirate travers les ges, comme nous le constaterons dailleurs. Athnes, parmi les premires puissances politiques de lHistoire, se dote dune flotte arme consquente pour faire face lennemi, de Cilicie, de Crte ou dailleurs, pas seulement pour sen protger, mais aussi et surtout pour le dominer. Cest en effet sur mer que se consolidera lhgmonie athnienne, comme pour Rome aprs elle. Cest que lune des premires impulsions du dve-loppement de la civilisation occidentale se trouve tre la Mditerrane, la Mare Nostrum des ro-mains, et donc des grecs avant eux, car elle est le cur dans lequel bat le pouls de lconomie et des changes culturels. Le mot mme de pirate pro-viendrait du grec peirats . La Confdration tolienne, au 3me sicle av. JC, regroupe des marins de plusieurs peuples en une vritable hgmonie pirate, qui ranonne les cits et les personnes contre leur protection . Le trait dasylie prserve du pillage, celui dasphaleia ga-rantie la libert et la survie des personnes dans un monde ou lesclavage reste lun des piliers du sys-tme socio-conomique Les imprudents se re-trouvent dans une doulopolis, une cit habite par des captifs attendant le paiement de leur ran-onou leur nouveau matre. Le systme se stabilise quelques dcennies, garantissant la prosprit de tous et le malheur de cer-

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  • tains, mais les querelles intestines abat-tent finalement la Confdration, dont lhritage est perptu nanmoins par les crtois, que la misre pousse la pirate-rie, habilement contrls en cela par les lites locales. Seule Rhodes tente de sopposer pendant prs dun demi-sicle aux redoutables marins-archers crtois. Affaiblie, elle se rsout au secours de Rome. Cette dernire est confronte depuis plu-sieurs sicles aux pirates corses et sardes, qui utilisent la gographie de leurs les pour chapper aux poursuites. Istriens, Dalmates et Ligures de la cte illyrienne ne se privent plus non plus de picorer la fortune romaine. Si la cit tente de draci-ner la piraterie sa base en installant des garnisons sur les territoires refuges des pirates, ces derniers restent lpe de Da-mocls des convois romains. Le jeune Csar lui-mme sera captur dans les Sporades. Les lites elles-mmes sont donc insuffisamment protges contre ces pillards, redoutablement aguerris sur mer. Finalement, en 67 av. JC, la snat confie Pompe 5000 galres et 120000 hom-mes pour radiquer la piraterie de la mer mditerrane.

    Le croissant, la croix Le croissant, la croix et la tte de mortet la tte de mort

    LLLL orsque dcline dfinitivement lEmpire Romain dOccident, au 4me sicle de notre re, Byzance

    reste seule matresse de la mditerrane, source de sa richesse et instrument de sa cohsion. Avec la monte en puissance du monde musulman, partir du 8me si-cle notamment, les souverains de lEm-pire Romain dOrient et toutes les terres du pourtour mditerranen apprennent craindre les maures esclavagistes, qui drainent lor chrtien destin payer les ranons. LEurope doit alors rsister aux coups de boutoir des courses (attaques corsaires) des tats musulmans, qui per-mettent au califat de semparer de la Si-cile vers 827, des Balares en 902, cou-pant par exemple de fait la Corse et la Sardaigne du reste de lOccident par leurs attaques incessantes. En Gaule, ils sim-plantent dans le Massif qui porte leur nom aujourdhui (Massif des Maures). Seule la solidit de lempire carolingien stoppe la pousse musulmane, qui reflue peu peu une fois lEspagne intgre au gigantesque difice sociopolitique maure. Les cits tats italiennes tirent aussi leur pingle du jeu, et la piraterie permet

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  • leurs ports de prosprer allgrement, malgr la me-nace constante du califat (Gnes est prise en 932). Les croiss, censs tre le remde des maux (maures ?) de la chrtient, se rvlent tre plus bar-bares encore, attaquant leurs frres de foi pour sac-caparer leurs richesses, lorsquil ne sagit pas de leurs femmes et de leurs vies. En 1204, loccasion de la 4me croisade, les croiss se dtournent de lE-gypte, sige du califat, pour se tourner vers Byzance et prendre la ville, en proie des troubles de succes-sion internes. Les chefs des expditions sont en effet tenus de payer leur dette de voyage leur armateur (Venise), ce quils font en saccageant lennemi poli-tique de la srnissime (comme la ville de Zara, en Adriatique, quelques semaines plus tt). Les dgts sont terribles, lacte vcu comme une trahison. VikingsVikings !!

    PPPP endant ce temps, dans la Baltique et jusque sur les ctes atlantiques de lEurope (Sville brle en 844 !), les hommes du Nord, encore une fois pousss par les flux dmographiques et pa-radoxalement par la prosprit, pillent les ctes la recherche des richesses occidentales et chrtiennes. A bord de leurs embarcations fond plat -les drak-kars (tel que nous les appelons)- ils remontent les fleuves ds la fin du 8me sicle pour piller villages et abbayes, essentiellement. Fixant des ttes de pont lembouchure des grands cours deaux, les norv-giens et danois parviennent tablir des royaumes

    plus ou moins prennes, lexemple de la Normandie (pays des north men ) qui prend le nom de ses conqu-rants, cde au chef viking Rollon par Charles le Simple en 911. Paris elle-mme tremble devant la menace scandinave, lorsque lle de la cit est assige pendant treize mois (en 885). Cest dailleurs cette occasion que le Comte Eudes de Paris sillustre dans la dfense de la ville, renforant son rle de symbole de rsistance, et donc dunit culturelle. Hu-gues Capet choisira la ville comme centre du pouvoir royal et fodal franais, avec le destin que lon sait.

    Les sudois, quant eux, tracent leurs routes vers lOrient travers lEurope de lEst et la Russie, en habiles commerants quils sont. Le trne byzantin bnficie dailleurs des loyaux services dune garde Vargue , ainsi que les sudois sont alors appels en Orient. Les Vargues participent galement, en tant que mercenaires, aux guerres que mne By-zance, de la Syrie la Sicile. La boucle est boucle. Vikings et maures se combattent en Mditerrane. Plus tard, la croissance conomique de lEurope va assurer laugmentation du trafic maritime, des ctes atlantiques de la France la mer Baltique. Londres, Anvers, Bruges ou Lubeck sont alors des ples co-nomiques de premire importance. Au 14me sicle, les Vitalienbrder, une fraternit de pirates bas dans lle de Gotland, fait office de prdateur pour ces dernires. Parfois mme, les pirates sont protgs et mandats par telle ou telle puissance jalouse, navi-guant habilement entre les rivalits pour survivre, comme par exemple en profitant des problmes de succession au Danemark. Leur efficacit est telle que le trafic entre Sude et Europe du Nord est compltement coup en 1392 ! Mme une puissante organisation comme la Hanse des dix-sept villes ne parvient pas les faire disparatre. Il lui faut sallier avec lordre des chevaliers teutoniques en 1397 pour sonner le glas des Vitalienbrder, dont lun des derniers grands capitaines, Klaus Strtebeker, est dcapit Ham-bourg en 1400.

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  • La Mare aux piratesLa Mare aux pirates

    PPPP lus au sud, la mer Mditerrane connat nouveau un regain de piraterie suite au sac de Cons-tantinople, et la Crte devient encore une fois le jardin des esclavagistes, ou Orient et Occident schangent cette force de travail, en mme temps qu-pices et soieries. Ces changes fruc-tueux ne manquent pas dattirer les pauvres paysans siciliens ou catalans sur les mers, la recherche de la for-tune qui leur fait chroniquement d-faut. La Sicile devient un havre pirate dans la deuxime moiti du 14me si-cle, alors quelle est elle-mme cons-tamment menace par les pirates mu-sulmans. Malte devient le port dattache des forbans mditerranens, car lOrdre prfre fermer les yeux sur le lucratif profit que lle dgage de lcoulement des prises. Gnois et Vnitiens en viendront mme lancer des expdi-tions sur lle en 1381. Sans grand suc-cs. Le corso (la course pirate) devient le remde la pauvret des uns au 15me sicle, et fait la richesse de certains ports opportunistes. Cest aussi au 15me sicle quapparat la dfinition du pirate, par rapport celle du corsaire. Charles VIII de France et Alphonse V du Portugal saccordent pour qualifier de pirate des gens qui se mettent en armes pour faire la guerre sur mer tous ceux quils rencontrent, amis ou enne-mis du Roi . Mme lAngleterre de Richard III accepte cette dfinition de la piraterie, et donc cet engagement commun pour lutter contre. Pourtant, la conqute du Nouveau Monde, et la confiscation de ses richesses par lEs-pagne, va inciter les royaumes plus de mansutude envers ceux qui, avec plus ou moins de russite, vont driver une partie de ces trsors dans leurs ports dattache La tolrance sins-talle bien volontiers, avant que le sys-

    tme soit assimil juridiquement. Le corsaire fait alors ses premires armes. Paradoxalement, cest laccord des deux grands puissances dalors, Espa-gne et Empire ottoman, qui va permet-tre la piraterie de se relancer en M-diterrane, puisque ces dernires sac-cordent en 1571 sur le non-interventionnisme en Mer Mditerra-ne afin de se tourner vers leurs objec-tifs respectifs : Nouveau Monde et Perse, respectivement. Les pirates sen donnent cur joie, tant et si bien que par, par exemple, Venise perd au cours du 16me sicle entre 25 et 30% de ses navires ! Les cits font ce quel-les peuvent pour limiter lhmorragie. Si Gnes choisit de rembourser une partie des pertes engendres par ses propres pirates aux victimes mariti-mes, Venise saccorde quant elle avec lEmpire ottoman pour favoriser leurs changes, en assurant laccueil et la protection des bateaux turcs dans ses eaux. Laisance turque en Mditerrane nest cependant pas du got de la puis-sante famille des Habsbourg, qui cau-tionne trs large-ment la piraterie lencontre de lottoman. Les Uscoques ( rfugis en croate) sont des slaves que la-vance musul-mane a priv de leurs terres, et parfois de leurs familles. La cte Nord de ladriatique de-vient leur terre dexil, les op-prims leurs frres darme et les bateaux v-nitiens leurs

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  • moyens de subsistance. Pendant plus de 60 ans, partir de 1540, la menace des rfugis va vam-piriser le commerce vnitien, sans que la srnis-sime puisse y faire quoi que ce soit, malgr une rpression sanglante jusque sur les ctes dalma-tes. Seul un accord avec les Habsbourg en 1617 met fin la menace uscoque, par la dportation massive des pirates autodidactes lintrieur des terres. Pour autant, les autres puissances maritimes m-diterranennes ne sont pas sorties daffaire, puis-que ds le 14me sicle sest constitue une puis-sante course pirate musulmane en Algrie, qui se voit confier par lEmpire ottoman la t-che de servir la cause de lIslam. Seul le dclin de lempire, partir du 17me sicle, poussent les tats bar-baresques entretenir de meilleu-res relations avec les tats euro-pens, au premier rang desquels la France. Le dveloppement du commerce, associ la stabilisation des rgimes europens, permet aux puissants dar-mer dsormais de redoutables flot-tes, conduites par des marins de mtier. La Mdi-terrane, par le jeu des alliances politi-ques et du fait de la proximit des ports et de leurs flottes secoura-bles, devient trop petite pour les pirates. Au-del de Gibraltar, locan leur tend les bras. Sur la route de lorSur la route de lor

    LLLL essor dmographique continu, associ aux progrs de la technologie navale, conduisent une population dextraction

    simple aux origines souvent rurales sembar-quer par del lhorizon. Lespace ocanique et les alas climatiques sont les meilleurs allis de ces pirates que la misre pousse chercher for-tune. Dans un premier temps, la piraterie se pratique principalement prs des ctes, ou des familles et des ports complaisants se chargent encore une

    fois dcouler les prises, lavantage de lcono-mie locale. Puis, cest la haute mer que commen-cent hanter les forbans, pour parasiter le com-merce international. Les rcits faisant tat des trsors du Nouveau Monde parviennent aux oreilles des pirates, qui, pourchasss en Europe par les flottes royales, prfrent risquer la colre espagnole de lautre ct de lAtlantique, o les les des Carabes sont encore leurs meilleur atout, innombrables et

    pourtant vides de leurs occupants par les-clavage, les armes et les maladies euro-

    pennes. Qui plus est, ces mmes les foisonnent souvent de btail et de porcs sems et abandonns par les espagnols, pour assurer les ravitail-lements des navires. Cest particu-lirement le cas pour les grandes les comme Cuba ou Saint-Domingue, o les premiers bouca-niers trouvent refuge en vivant du boucan , la technique de fu-mage au bois vert de la viande quils chassent et changent contre du rhum ou des armes.

    Dj, bien sr, ces margi-naux nhsitent pas piller

    les navires chous ou ranonner les infortuns

    qui croisent leur route. Accueillant les d-soeuvrs, les parias

    comme les dserteurs, les rangs des boucaniers comptent de rudes gaillards, endurants et comba-tifs. Lorsquils se dcident embarquer pour chercher fortune, ces chasseurs changent rsolu-ment de proie : ce sera lor. Boucaniers et fli-bustiers (du hollandais vrijbuiter, libre buti-neur) font bientt cause commune, envers et contre lespagnol. Cest que la Hollande puis lAngleterre ne peuvent se rsoudre abandon-ner lAmrique lapptit espagnol, et se livrent avec assiduit la contrebande et la piraterie dans les Antilles. Mme si les nations se reti-rent, les hommes restent, et passent de cor-saires pirates. La piraterie carabe devra beaucoup lAngleterre et la Hollande. A la premire pour leur tradition mari-

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  • time et pirate remontant lAntiquit ; la seconde parce quelle naquit en tant que nation grce laction des corsai-res Gueux qui se rebellrent contre lEspagne alors matresse des Pays-Bas. Naturellement, les pirates outre-atlantique finissent par se regrouper en une communaut spirituelle : les Fr-res de la Cte ; dont le symbole restera lle de la Tortue, havre de vilenie et plaque tournante des trafics dans les Carabes. Situe au nord de Saint-Domingue, lle est incontournable au milieu du 17me sicle. Elle prsente des caractristiques gographiques qui font delle une forteresse naturelle ac-cessible presque uniquement par le sud, alors que la hanse est elle-mme sise en face des Bahamas. Or, justement, les Bahamas sont le point de passage oblig des flottes es-pagnoles allant La Havane, et de l jusqu Cadix en Espagne. Venus de Carthagne, Porto Bello ou Vera Cruz, les galions ibriques sont gorgs des trsors du nouveau monde, en particu-lier, de mtaux prcieux. En fait, si les bateaux traversaient seuls lAtlantique avant 1530, les in-cessantes attaques pirates et les col-res de la mer et du ciel incitent trs largement la couronne espagnole mettre en place des convois pour assu-

    rer la vuelta, la liaison entre le Nou-veau Monde et lEspagne. Ces flota sont biannuelles le plus souvent et comptent en gnral de dix vingt na-vires, mais il nest pas rare que les convois seffilochent au gr des hu-meurs de lAtlantique, voire disparais-sent compltement, engloutis par lO-can. Par exemple, en 1715, onze ga-lions chargs dor sont jets contre les ctes floridiennes (Cap Canaveral) par un cyclone, donnant lieu une course contre la montre entre les pirates du Capitaine Henry Jennings et les espa-gnols, pour faire main basse sur le tr-sor. Le pirate est sur les lieux le pre-mier, remonte quelques caisses lide pcheurs locaux, mais doit bien vite cder la place aux espagnols, qui ta-blissent un camp pour tout remonter, essuyant attaque pirate aprs attaque pirate. Justement, les vaisseaux des flibus-tiers sont plutt lgers ; maniables et rapides, donc. De fait, ils ne peuvent esprer rivaliser avec les galions espa-gnols pour ce qui est de larmement embarqu. Mais sitt bord, la force et lendurance des forbans fait la diff-rence presque coup sr, en face dune minorit dhommes en armes (nobles et soldats, mais pas marins) et largement paul de leur rputation de cruaut exagre. Aussi, le principal cueil que rencontre le pirate dans son activit reste labordage, moment cri-

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  • tique quil lui faut dpasser laide de tous les stratagmes possibles et imaginables : dissimula-tion des hommes, faux pavillon, dguisement, approche de nuit en barque, etc. Pour autant, dautres difficults sont encore venir, puisquil sagit ensuite de partager le bu-tin, ce qui se fait de manire relativement ordon-n la plupart du temps, et surtout de lcouler ! Or et argent se dpense facilement dans tous les ports que frquentent les Frres de la Cte ; mais pour ce qui est des denres ou des produits ma-nufacturs, il faut encore trouver preneuret bon prix. Or, sans prise de risques, les mar-chands ne se gnent pas pour dicter leur loi du march, au dtriment des besogneux pirates. La piraterie : une affaire daudace

    MMMM enac de plus en plus en mer o les na-vires se renforcent en nombre, en hom-mes et en armes, certains pirates nhsi-

    tent pas non plus monter de vritables expdi-tions de pillage la source mme des richesses dont se couvre lEspagne. L o sont groups les minerais dor et dargent des Andes en vue d-tre expdis: Carthagne, Maracabo, Vera Cruz. Franois lOlonnois, Henry Morgan, Francis Drake bien avant eux, tous ont laiss dans lhis-toire le souvenir dincroyables prises de butin par voie fluviale et terrestre. Peu nombreux, moins arms, les pirates sont da-bord des audacieux. Il leur faut dployer des

    trsors dingniosit et faire preuve de tmrit -voire de folie- pour reprendre lapptit des puis-sants ce que eux convoitent. Op-portunistes, misreux, fous furieux, fous de Dieu...toutes les motiva-tions se tlescopent et parfois se croisent, mais la signature reste la mme : la piraterie est un acte ins-pir et incisif, risqu et furtif. Ainsi, Drake est peut-tre le pre-mier oser srieusement passer par le mme chemin que Magellan pour contourner lAmrique du Sud et prendre revers les espa-gnols sur la cte pacifique de leur

    eldorado , l o ils ne sy attendent pas. Ce faisant, il fut le second homme passer par l, aprs la navigateur pionnier. Dun anglais, on nen attendait pas tant. Pour cette entreprise folle, Drake parvnt convaincre les membres de la plus haute noblesse anglaise, dont la Reine Elisabeth elle-mme titre personnel, de partici-per au financement de lexpdition en vue de r-cuprer leur mise au centuple. Plusieurs convois de lamas furent alpagus sur les ctes du Prou, qui amenaient leurs chargements de minerais dor et dargent depuis les mines andines jus-quaux navires espagnols. Point dorgue de ce projet dmesur, la prise de La Nuestra Senra de la Concepcion, transportant les richesses sud-amricaines jusqua Panama : Fruits, conser-ves, sucre, une grande quantit de bijoux et de pierres prcieuses, treize coffres de monnaie dargent, quatre-vingts livres de lingots dor, et trente-six tonnes dargent, en mille trois cents barres . 362.000 pesos de valeur estime l-poque, 75 millions de nos dollars actuels. Six jours pour tout transborder, et remplacer le bal-last par des barres dargent ! Une catastrophe pour lEspagne, qui plus quun trsor, perd son aura dinvulnrabilit sur ses propres terres, et pourra dsormais sattendre dautres auda-cieuses expditions. Aprs bien dautres pri-pties, revenant vers sa terre natale par le Pacifique et la route des Indes Orientales, Drake est anobli par la Reine, autant pour sattacher les talents dun tel ma-

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  • rin que pour justifier la conservation du trsor, rclam par lambassadeur dEspagne. Pensez donc, la Reine y engrangea un bnfice aussi important quune anne de revenus de ltat, tan-dis que les investisseurs profitaient dun retour sur investissement de 4700% ! En ayant forg sa lgende de ses propres mains, souvent dans le sang, Francis Drake passait de pirate corsaire, de brute sanguinaire Vice-Amiral de la flotte anglaise Destin hors-norme, mais qui prfigure dj ce que les pirates apprendront tt ou tard : quil vaut mieux sallier avec un tat que les affronter tous. La fin de laventure ?

    SSSS i les premiers pirates arpenter les Carabes sont assurment europens, les gnrations sui-

    vantes font de plus en plus appel aux enfants de ceux qui se sont installs en Amrique du Nord. Il sagit danglo-amricains pour la plupart, de fils de colon dsoeuvrs et abandonns sur un continent quil sagit de coloniser. Dj, il faudra survivre, et peu peu lconomie nord-amricaine singre dans la piraterie carabe, pour en deve-nir le principal dbouch et le princi-pal pourvoyeur. Esclaves, ivoire, or et argent circulent encore bien. Dans les Antilles, la mainmise des tats sest raffermie, et ds la fin du 17me sicle par exemple, les flibus-tiers de lle de la Tortue sont contraints de reconnatre lautorit du Roi de France. Les anglais, eux aussi, renforcent leur prsence dans la r-gion, pour accompagner le dveloppe-ment de leur colonie nord-amricaine. Aussi, peu peu, des pirates choisis-sent, surtout partir du 18me sicle, de naviguer sans cesse, dun bout lau-tre des ocans. Le tour des pirates dmarre des Carabes pour sachever dans les Indes en passant par le cap de Bonne-Esprance, la pointe sud de

    lAfrique. Ceci permet aux pirates desquiver les foudres de nations en maintenant un mouvement permanent, le temps dtre oubli. Certains se fixent Madagascar et dans les Como-res, mi-chemin de cette route com-merciale essentielle lpoque colo-niale et au cur dun Ocan Indien encore trs faiblement polic. Mais mme l, ils finiront par tre rattraps, quitte pour les nations engager des actions spcifiques envers telle ou telle figure emblmatique de la pirate-rie. Des spcialistes de la chasse aux pirates font leur apparition, et contri-buent largement dsamorcer le ph-nomne. Bartholomew Roberts est lun des derniers grands capitaines pi-rates, et est emport prs des ctes du Gabon par une vole de chanes tire depuis les canons de LHirondelle, le navire du chasseur de pirates anglais Chaloner Ogle. La fin de laventure ? Certes pas. L ou lhistorien se rsout au silence, le romancier, lui, se plat raviver la flamme de laventure et de la libert dans lesprit de nos contemporains. Certes, la vie des pirates fut bien moins romantique que ne le suggre un Defoe ou un Stevenson, mais li-dal dune vie sans dieu ni matre continue davoir une rsonance pour chacun dentre nous. Criminels par dfinition, les pirates sverturent faire silence autour de leurs exploits, et le peu de tmoignages nous tre parvenu a largement t combl par nos attentes fantasmes. Cest pour-quoi, finalement, le pirate est encore prsent. Parce que plus quun person-nage historique, il est un symbole da-venture et de libert. Mais bien loin de limaginaire collec-tif, la piraterie maritime connat de-puis quelques annes un regain dacti-vit qui fait plus quinquiter les pays et les compagnies qui en sont victi-mes, avec prs de 450 attaques en

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  • 2003. Si lAsie du Sud-est est la plus touche (2/3 des attaques recenses), les pays en voie de dveloppement attirent chroniquement les app-tits des plus dsoeuvrs dentre leurs conci-toyens ou voisins, qui se tournent vers le crime pour survivre. De mme, lacte pirate est parfois revendiqu au nom dune une cause ou dune autre, parfois simplement revendicatrice, dautres fois carr-ment terroriste.

    On laura compris, corsaires et pirates seront toujours l, la lisire de nos socits et de nos chimres ; partout o la misre ou le rve vou-dront bien leur laisser une place et gonfler leurs voiles. Souhaitons leur, non pas de disparatre, mais de ne plus naviguer que sur les courants de nos imaginaires

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    SourcesSourcesSourcesSources

    Philippe Jacquin. Sous le

    pavillon noir. Gallimard, 1988

    & 2001.

    Michel le Bris. Dor, de rv

    es et de sang, Lpope de la F

    libuste. Hachette Littratures,

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    Jean-Philippe Genet. Le M

    onde au Moyen Age. Hachette

    Suprieur, 1991.

    Wikipdia, encyclopdie

    libre, http://fr.wikipedia.org/

  • u'est-ce qu'un flibustier ? Est-ce seulement un pirate ? Un corsaire ? Ou les deux la fois ? Trois cents ans aprs la fin de l'ge d'or des fli-bustiers, cette question n'est pas si anodine qu'elle y parat. Dans l'intervalle, ces mots ont chang de

    sens. Pour cause, depuis l'abolition officielle de la qualit de cor-

    saire vers le milieu du XIXe sicle, toute personne vivant du pillage en mer est un hors-la-loi. Auparavant, selon les poques et les pays, il existait nombre de qualificatifs dsignant le mtier de pirate, chacun ayant ses nuances propres. Aujourd'hui ils sont tous devenus synonymes de pirate (lui-mme le hors-la-loi des mers par excel-lence), ce qu'ils n'ont pas toujours t. D'abord le mot pirate . D'origine grecque, il conserve, du moins en franais et ce jus-qu'au dbut du XVIIIe sicle , son sens pre-mier : celui qui tente la fortune sur mer , sens englobant tant l'aspect positif que ngatif de cette dfinition, sans toutefois que l'un ne l'emporte sur l'autre. L'aspect ngatif du mtier de pirate est reprsent par les termes de voleur et brigand que lui appliquent ses victimes, ainsi que par celui de hors-la-loi que lui donne soit l'tat auquel il appartient mais qu'il aura reni ou l'tat dont les posses-sions et les ressortissants subissent ses agres-sions. En franais, l'on qualifie, dans ce cas, le pirate de forban , mot signifiant littrale-ment hors du ban , c'est--dire hors la loi. l'oppos du forban, le corsaire, lui, est un pi-rate patent, dment autoris par un tat ou un

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    par Raynald Laprise, 2000-2006 [email protected]

    Illustrations : Ulric Maes

  • prince souverain exercer son mtier. L'autorisation en question prend la forme d'un document lgal g-nralement nomm commission, qui seul peut conf-rer la qualit de corsaire. En anglais, les corsaires sont appels privateers, que l'on traduit invariable-ment en franais par armateurs . En effet, le pri-vateer est le particulier, la personne prive, qui arme, commande ou monte un navire destin faire la guerre sur mer aux ennemis de l'tat et aussi... aux forbans. Le mot flibustier , quant lui, semble apparatre en franais pour la premire fois dans les annes 1630 sous la forme fribustier . Il provient proba-blement du contact des aventuriers franais avec les corsaires zlandais et hollandais qui sont alors nom-breux cumer la mer des Antilles et le golfe du Mexique. En effet, il tire son origine du nerlandais vrijbuiter, qui signifie libre faiseur de butin . Pa-radoxalement ce mot nerlandais, tout comme son quivalent anglais freebooter, ne s'applique pas ex-clusivement au domaine maritime. Dans son English Dictionary, paru en 1676, Elisha Coles dfinit ainsi le freebooter : soldat qui fait des incursions en pays ennemi pour prendre du btail, etc. ou qui sert (pour le pillage) sans salaire. Dans cette dfinition se retrouve le profil mme des bandes armes prives qui svirent dans les guerre europennes, louant leur services aux divers belligrants, partir de la fin du Moyen ge et qui connatront, au XVIIe sicle, du-rant la guerre de Trente ans, une sinistre renomme. Toutefois, flibustier et freebooter ne seront pas synonymes. Appliqu au monde de la mer, l'an-glais freebooter quivaudra au pirate anglais et au forban franais. Quant son driv franais flibustier , il dcrira plutt une sorte de condot-tiere des mers amricaines, dont les principales ca-ractristiques sont les suivantes :

    1Il est le pirate, trs souvent corsaire, cu-mant les mers en Amrique o sont ses bases, mais aussi le soldat qui tente la fortune terre par l'attaque des bourgs, villages et vil-les ennemis. 2Ses proies comme ses ennemis sont, pres-que toujours, sinon principalement, espa-gnols. 3Il fournit ses propres armes pour faire la guerre et trs souvent son propre btiment. ce titre, il est un entrepreneur de guerre. 4Enfin, il ne vit que sur le butin qu'il fait, ce que rsume bien l'expression anglaise

    alors en usage : no purchase no pay, substi-tu parfois, avec plus de justesse, par no prey no pay.

    Mais la meilleure dfinition revient encore au sieur de Pouancey qui les connaissait fort bien pour les avoir accompagn dans leurs expditions et qui, de-venu gouverneur de Saint-Domingue (principal lieu de retraite des flibustiers franais), crivait en mai 1677 :

    Il y a encore ici plus d'un millier de ces hom-mes qu'on appelle flibustiers... Ils ne vont en descentes sur les Espagnols et en courses que pour avoir de quoi venir boire et manger au Petit-Gove et la Tortue, et n'en partent jamais tant qu'il y a du vin ou qu'ils ont de l'argent ou des marchandises ou crdit pour en avoir. Aprs quoi ils font choix du capi-taine ou btiment qui leur convient le mieux, sans en pouser aucun, car ils n'embarquent que pour huit jours de vivres ordinairement. Ils quittent partout o il leur plat ; ils obis-sent trs mal en ce qui concerne le service du vaisseau, s'estimant tous chefs, mais trs bien dans une entreprise et excution contre l'en-nemi. Chacun a ses armes, sa poudre et ses balles. Leurs vaisseaux sont ordinairement de peu de force et mal quips et ils n'ont proprement que ceux qu'ils prennent sur les Espagnols.

    Les origines du flibustier remontent aux premiers voyages entrepris par les Franais et les Anglais destination de l'Amrique espagnole. Ces voyages, qu'ils eussent pour but la contrebande ou le pillage, taient qualifis de voyages la grosse aventure , aventure tant ici pris dans le sens de risque encouru par les armateurs, donc de voyages trs hasardeux et fort risqus. D'o, par extension, le nom d' aventuriers que l'on applique parfois aux flibus-tiers. De l aussi un assouplissement forc des rgles rgissant le voyage en mer qui va donner naissance la grande apparence de libert qui caractrise le mtier de flibustier. Avec le temps, le nombre de corsaires et de contre-bandiers trangers sillonnant les voies maritimes de l'Amrique espagnole alla en augmentant. Des liens d'amiti se nourent avec certaines populations, no-tamment avec des tribus indiennes hostiles l'Es-pagnol mais aussi avec des sujets rebelles de l'Espagne, qu'ils fussent Indiens, noirs, mul-tres, mtis, voire Espagnols. De plus, comme l'Espagne ne pouvait contrler ni

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  • occuper la moindre des ctes et des les de la mer des Antilles, les navires tran-gers en vinrent privilgier certaines es-cales plutt que d'autres pour leurs ravi-taillements, par exemple les Petites An-tilles et des endroits comme l'le Vache, la cte sud-est d'Hispaniola. Ces esca-les devinrent bientt trs frquentes, sinon obliges. En arrivant l'une d'elles, une partie de l'quipage d'un navire (ainsi que ses soldats s'il s'agissait d'un corsaire) pouvait facilement, si elle ju-geait que le voyage ne leur profitait pas, se dgrader volontairement terre pour attendre le passage d'un autre vaisseau sur lequel ces hommes pourraient mieux trouver leur compte ou retourner simple-ment en Europe plus rapidement. Ces marins et soldats s'estimaient alors dga-gs du contrat initial les liant l'arma-teur. Dans les premires annes du XVIIe sicle et sans doute bien avant , cette pratique se rpand. la fin des annes 1620, l'tablissement de colonies permanentes par les Anglais et les Franais dans les Petites Antilles sera donc surtout l'oeuvre d'aventuriers tant corsaires que contrebandiers, tel Pierre Belain d'Esnambuc, qui les connaissent fort bien. Mais le principal dsavantage de ces nouvelles colonies rsident dans leur position gographique. Les Petites Antilles sont, en effet, com-pltement en dehors des voies maritimes du commerce espagnol. Plus justement, ces les ne sont que la porte d'entre de la mer des Antilles, tant pour les Espagnols que pour les corsaires qui les chassent. Or ceux-ci ne frquenteront gnrale-ment qu' l'aller les Petites Antilles pr-frant ensuite relcher en Europe, le voyage de retour vers les premires, cause du rgime des vents, tant presque plus long. L'autre dsavantage des Petites Antilles comme escale corsaire est constitue par leur pauvret en ravitaillement notam-ment en vivres. Il n'y a pas l de gros gi-biers, source de viande sale et sche, denre indispensable au voyage en mer. En revanche, les grandes les, sous contrle espagnol, en sont pourvues abondamment : les bufs, chevaux et

    porcs, imports par les Espagnols qui sont retourns l'tat sauvage ds le XVIe sicle et se sont depuis multiplis. L, Cuba, Hispaniola, la Jamaque et Puerto Rico, se sont dveloppes de peti-tes industries de chasse qui attirent des esclaves fugitifs, quelques Indiens, des multres surtout et parfois aussi des Es-pagnols. Ces hommes, souvent en rup-ture de ban, chassent principalement le buf sauvage pour son cuir d'une grande valeur commerciale, et accessoirement le porc pour sa viande. De l'un et l'autre, ils ont pris l'habitude de ravitailler les cor-saires et contrebandiers anglais, franais et nerlandais qui font escale aux ctes des Grandes Antilles, notamment His-paniola et Cuba. Au fil des annes, ces chasseurs sujets de l'Empire espagnol vont tre graduellement remplac par ces mmes Franais, des Anglais et des Nerlandais qu'ils approvisionnaient. Ces trangers chasseront le btail sauvage ce que l'on appelera, en franais, la cte de Saint-Domingue , qui correspond la partie occidentale de l'le Hispaniola que les Espagnols ont compltement abandonne ds le dbut du XVIIe sicle pour justement tenter de rduire le com-merce illicite pratiqu par ses habitants avec les trangers.

    Les boucaniers LLLL

    es nouveaux chasseurs apparais-sent dans les annes 1630. Ils dif-frent de leurs prdcesseurs et

    bientt concurrents par leur technique de chasse. Alors que les sujets en rupture de ban du monarque espagnol utilisaient la lance en forme de croissant pour tuer les bufs, les trangers privilgient le fusil de chasse de trs gros calibre. Trs tt, en franais, on donne ces chasseurs ou ils adoptent eux-mmes un nom particulier : boucaniers , lui-mme driv de boucan , mot indien du Br-sil dsignant le lieu o l'on fume la viande. L'adresse au tir de ces hommes va les faire grandement apprcier des corsaires, mtier que plusieurs bouca-niers ont d'ailleurs exerc avant de se lancer dans la chasse. Mme s'il est faux de croire que tous les boucaniers furent

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  • des flibustiers ou l'inverse, leur implication, dans la flibuste, les rend incontournables. Comme les flibustiers, ils sont souvent dcrits comme turbulents, indisciplins et rfractaires toute forme d'autorit. Mais ils ne sont pas pour au-tant coups du reste du monde. Le temps passant, plusieurs boucaniers auront leurs propres correspon-dants, un associ ou un parent, dans les ports de France, de Hollande ou de Zlande. Quelques uns deviennent mme de vritables entrepreneurs de chasse. C'est le cas d'un certain Minedorge que l'on retrouve, en 1664, Dieppe pour vendre ses cuirs et qui, dix ans plus tard, y revient pour recruter des chasseurs. Leur mtier demeure nanmoins l'un des plus durs qui puissent s'exercer en Amrique. La chasse au boeuf sauvage n'est pas de celle qui se pratique en soli-taire. Les boucaniers s'asso-cient souvent en groupe, de 10 30 hommes, incluant les matres chasseurs et leurs engags (car l'exemple des colons ils viennent poss-der aussi des serviteurs), tou-jours accompagns d'une meute de chiens.

    Saint-Domingue, leur nombre atteindra son maxi-mum dans les annes 1660, de 700 800 chasseurs. Les boucaniers sont alors en majorit franais et quelques uns d'entre eux ont dj commenc jeter des bases de colonisation le long des ctes de la par-tie occidentale de Saint-Domingue, en fondant de petites habitations aux vieilles escales corsaires que sont Logane et le Petit-Gove o, entre les ex-

    pditions de chasse, ils cultivent du tabac. Mais les boucaniers iront en di-minuant au fil des ans, suite la rar-faction du btail sauvage, presque exter-min par la chasse intensive pratique tant par les boucaniers eux-mmes que par leurs homologues espagnols : une trentaine d'annes plus tard, le mtier aura d'ailleurs pratiquement disparu dans l'le. Le nom de boucanier prendra, surtout en anglais (buccaneer), une connotation telle-ment pjorative qu'il en viendra dsigner

    aussi le pirate. Dans les annes suivant la conqute de la Jamaque, les An-

    glais font pourtant appel ces chasseurs pour les aider vaincre les der-niers foyers de rsis-tance espagnole dans

    l'le; ceux-ci prendront ensuite part aux premiers

    armements en flibuste de la jeune colonie anglaise.

    Mais les boucaniers de Saint-Domingue n'ont pas

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  • besoin des Anglais pour s'engager dans le brigandage sur mer qu'il pratique dj, bord parfois de simples canots, en volant des btiments marchands venus traiter aux ctes de Saint-Domingue ou en pillant, vi-demment, les Espagnols qui s'y risquent. Dans la dcennie 1660, le nombre d'anciens boucaniers composant les quipages des flibustiers sera assez important pour que mme en franais le nom tende devenir synonyme de flibustiers. Mais, tel que mentionn ci-dessus, les bou-caniers ne sont pas impliqus seulement dans l'armement des corsaires et pirates. Ils

    le sont aussi dans la colonisation de la partie occidentale de Saint-Domingue peut-tre plus encore car le nom est sou-vent appliqu aux colons, que l'on nomme

    habitants , c'est--dire les hommes qui se sont habitus vivre dans les nouvelles co-lonies amricaines et qui gnralement le font en sdentaires. Mme plus, la cte de Saint-Domingue, les intrts des habitants, des boucaniers et des flibustiers sont telle-ment lis qu'un trs fort esprit de corps se dveloppe, lequel donnera naissance l'ex-pression Frres de la Cte .

    Les effectifs de la flibuste

    EEEE n tout, durant la priode com-prise entre le trait de Westpha-lie (1648) et le dbut de la

    guerre de la ligue d'Augsbourg (1689), un minimum de 1500 2000 hommes

    exercent chaque anne, en Amrique, le m-tier de piller sur mer et sur terre les Espa-gnols. Pour la plupart, ils frquentent, de prfrence, soit la colonie anglaise de la Ja-

    maque ( partir de 1655) soit sa rivale franaise de l'le de la Tortue et cte de Saint-Domingue (ds 1648), toutes deux situes au centre des principales voies maritimes de la mer des Antilles. Ils y ont souvent acquis des intrts ou des obligations, qui, outre les avantages que ces lieux de relche leur offrent, les incitent y revenir, car le pirate qui erre sur les mers, sans attache et sans protection aucune, se condamne lui-mme la mort.

    Bien sr, plusieurs flibustiers sont marins de profession, ayant auparavant servi soit la course, au commerce et la pche, par-fois mme la guerre sur un navire du roi. Quelques uns, surtout chez les Anglais, car ils sont plus nombreux dans ces mers, sont des dserteurs qui profitent de l'escale Port Royal (le principal port de la Jama-que), la Tortue ou la cte de Saint-Domingue pour passer la flibuste. Parmi eux vont se recruter les spcialistes de la navigation et de la manoeuvre du vaisseau, et souvent aussi (mais pas toujours) le capi-taine. D'autres, sans tre de vritables ma-rins, ont exerc des mtiers essentiels pour un voyage en mer en gnral : surtout ceux de charpentier et chirurgien, l'un prenant soin du navire et l'autre de l'quipage. Mais une trs grande proportion de flibustiers n'entrent pas dans ces catgories. Ces hommes, sans exprience pralable de la mer ou d'un mtier qui puisse tre utile la navigation, sont venus en Amrique soit volontairement pour y chercher fortune et aventures soit par obligation pour fuir la potence, des cranciers, la perscution reli-gieuse, etc. Une minorit, ceux qui poss-dent assez d'argent, a pu monter une habita-tion c'est--dire une plantation et s'tablir ds le dbut comme habitants avant d'tre contraints, pour diverses rai-sons, de se joindre aux flibustiers. Quant aux autres, la seule solution possible pour faire le voyage vers l'autre ct de l'Atlanti-que consiste se vendre littralement pour servir pendant trois ans un planteur, un chasseur ou marchand aux Antilles, d'o le nom de trente-six mois que l'on leur donne parfois en franais par drision. Ces gens sont appels plus gnralement engags ; les Anglais nomment les leurs indentured servants, ce que l'on peut tra-duire par serviteurs engags . La condi-tion de ces engags est aussi peu enviable que celle d'un esclave : les tmoignages d'Exquemelin et de Raveneau qui commen-crent ainsi leurs aventures en Amrique le prouvent. Cette condition a si mauvaise r-putation que certains, l'exemple de Dam-pier, prfrent payer leur passage en Amri-que par divers services qu'ils rendent au ca-pitaine du navire qui les y porte plutt que d'essayer ce genre de vie. Alors beaucoup

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  • d'engags, l'expiration de leur contrat ou mme avant en s'enfuyant de chez leur matre, viennent grossir les rangs des flibustiers. Pour quelques uns, mme ce passage la flibuste n'est pas un choix per-sonnel, puisque les colons envoient souvent certains de leurs serviteurs en course, histoire de tirer le maximum de profit de leurs trente-six mois lors-que la plantation ne requiert par leur prsence. S'ils ne connaissent pas les choses de la mer, ces an-ciens boucaniers, habitants et engags en apprennent les rudiments sur le tas. En effet la vieille distinction, souvent rivalit, entre marins et soldats qui prvalait bord des corsaires arms en Europe avant la forma-tion de colonies non-espagnoles dans les An-tilles n'existe plus chez les flibustiers o tous sont gaux en principe. Il en va autrement des diffrences nationa-les. Dans les quipages relevant de la Jama-que, l'lment anglais domine. Mme constat, partir de 1672, pour certains fli-bustiers ayant pour port d'attache l'le de la Tortue puis le Petit-Gove, principale rade de la cte de Saint-Domingue. Mais cette prpondrance anglaise est difficile chiffrer. Une liste incomplte value les flibustiers frquentant la Jamaque, la fin de 1663, environ 1200, dont les deux tiers sont Anglais et le tiers restant Franais. De mme, lors de l'expdition de Panama (1670), les quipages franais re-prsentent aussi environ un tiers des effectifs de l'amiral jamaquain Mor-gan. Cette proportion deux tiers un tiers se retrouve parfois aussi l'chelle du btiment. Ainsi en 1678, l'quipage du capitaine Le Moing est compos aux deux tiers par des Anglais, venant pour la plupart de la Nouvelle-Angleterre. Mais il demeure impossible, sinon diffi-cile, d'en tirer une rgle. Durant la guerre de Hol-lande (1672-1679), la tendance semble quelque peu inverse, probablement parce que les grands arme-ments anti-espagnols sont franais, l'Angleterre tant alors en paix avec l'Espagne et ce jusqu'au dbut du sicle suivant. En fvrier 1678, sur rquisition du comte d'Estres en prvision de l'expdition de Cura-ao, le gouverneur de Saint-Domingue lve 1200 flibustiers, boucaniers et habitants relevant de sa co-lonie. De ce nombre environ 200 seront identifis comme sujets britanniques par le gouverneur gnral des Leeward Islands.

    Parmi les Anglais, il y a, au dbut de l'occupation britannique de la Jamaque, beaucoup d'anciens sol-dats de l'arme du gnral Venables qui a fait la conqute de l'le. L'on retrouve la trace de l'un de ces hommes dans le livre de Dampier, un certain John Swan qui avait combattu en Irlande sous les ordres de Cromwell lui-mme et qui mourut en 1686 en combattant les Espagnols sur les ctes pacifiques des Amriques 84 ans, longvit presque exception-nelle pour l'poque. Les colonies anglaises plus vieil-les que la Jamaque, celles des Petites Antilles, de la Barbade, des Bermudes et surtout, celles de la Nou-velle-Angleterre fournissent aussi beaucoup de fli-bustiers, trs souvent des croles, c'est--dire des blancs ns en Amrique. La mtropole elle-mme n'est pas en reste : le Sussex, le Kent et le pays de Galles (Henry Morgan videmment) sont des r-gions d'origine frquemment mentionnes ; de grands ports tels que Bristol, Plymouth et Londres aussi.

    Ct franais, les flibustiers qui possdent

    dj une exprience maritime sont originaires des cits portuaires de

    l'Atlantique : surtout Dieppe, Le Havre, Saint-Malo, Nan-tes et La Rochelle, toutes trs impliques dans le commerce avec les Antil-les. Les Normands marins ou non sont d'abord trs prsents : les Trbutor (de Dieppe), Vauquelin (probablement de Rouen) et Duglas (du Havre) tous fameux corsaires

    des annes 1660 en sont des exemples. Les autres proviennent des

    provinces et villes du continent, quelques fois de Paris mme. Saint-Domingue, il y a ainsi beaucoup d'Angevins que le gouverneur Ogeron, lui-mme un petit seigneur d'Anjou, a fait venir dans la colonie pour la peupler et qui participeront aux armements flibustiers. Par extension, les ma-rins originaires des ports bretons sont aussi trs pr-sents, car les navires affrts par Ogeron partent de Nantes. Les relations de ces aventuriers franais avec leurs homologues anglais ne sont pas toujours des meilleures, sources de maintes entrepri-ses avortes. Des affinits religieuses peu-vent aplanir la vieille rivalit entre les

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  • deux nations. En effet, grand nombre de protestants franais ont migr dans les co-lonies amricaines o ils sont trs actifs et souvent source de troubles. En 1640, le che-valier de Poincy, gouverneur gnral des Antilles franaises, n'avait-il pas envoy Levasseur faire la conqute de la Tortue pour se dbarrasser de ce huguenot trop in-fluent ? Chez les flibustiers mme, les exemples sont nombreux. Pierre Lagarde, contrematre sur le vaisseau du sieur de Grammont, appartenait la Religion prten-due rforme. Mose Vauquelin, associ de l'Olonnais, si l'on en juge par son prnom, l'tait aussi, de mme qu'une autre capi-

    taine, Nicolas Brigaut, originaire de Royan. En importance, juste aprs la majorit

    franco-anglaise, se retrouvent beaucoup de Nerlandais, venant sur-tout de Hollande et de Zlande, mais aussi des colonies amri-caines de ces deux provin-ces des Pays-Bas. Depuis, que le trait de Westpha-lie a rendu leur nation amie et allie

    de l'Espagne, ils se joignent aux fli-bustiers. Ils sont trs rputs pour

    leur connaissance de la mer et fournissent sou-vent les chefs des flibus-tiers tant chez les Anglais que les Franais. D'autres

    sujets du roi anglais, comme les cossais et les Irlandais, ainsi

    que les Anglo-normands, se font aussi fli-bustiers. Des Scandinaves, sujets de la Sude ou du Danemark, qui jouent alors tous deux un rle, quoique mineur, en Am-rique, sont aussi reprsents. D'autres sont Portugais, puisque de 1640 1667, le Portu-gal lutte contre l'Espagne pour retrouver son indpendance et que plusieurs Portugais sont tablis depuis longtemps en Amrique, notamment au Venezuela o ils forment un bonne partie de la population. Car l'ennemi aussi fournit des effectifs : des multres sur-tout, dont le modle le plus achev fut le

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  • fameux capitaine Diego. Il y a aussi quelques noirs, affranchis aprs service rendu des flibustiers. Des Indiens s'embarquent aussi avec les flibustiers, mais, les diffrences tant trop grandes, ils agissent en quelques sortes d'auxiliaires et ne sont pas consid-rs comme des associs part entire. Pour ces gens aux origines diverses, ce mtier de-meure un pis-aller. La plupart s'y engagent parce qu'il n'y a pas pour eux d'autres manire de survivre, comme le remarquait Pouancey, en 1677 : Ils ne vont en descentes sur les Espagnols et en courses que pour avoir de quoi venir boire et manger au Pe-tit-Gove et la Tortue, et n'en partent jamais tant qu'il y a du vin ou qu'ils ont de l'argent ou des marchandises ou crdit pour en avoir. Certes quel-ques uns viennent la flibuste pour y acqurir de la gloire militaire, car elle demeure un mtier guerrier. D'autres, dans l'espoir de devenir riches, mais ceux-l sont le plus sou-vent dus. Rares sont, en effet, les flibustiers qui s'enrichissent la course. Le sont moins ceux qui rus-sissent amasser un petit capital, en argent ou en esclaves, leur permettant de consolider une modeste plantation de tabac dj existante ou de se lancer dans les cultures plus lucratives comme l'indigo ou le sucre. Outre par des pertes imputables aux Espagnols, aux maladies et aux naufrages, les flibustiers voient leur effectifs diminuer durant les priodes de paix de la France ou de l'Angleterre avec l'Espagne. Cette ten-dance se remarque pour la Jamaque, o partir de 1671 la course anti-espagnole est officiellement pro-hibe, mais officieusement encourage tant la tradi-tion demeure tenace. Comptant plus de 2000 hom-mes dans les annes 1660, la flibuste jamaquaine voit alors ses effectifs fondre au cours de la dcennie suivante et se stabiliser au nombre de 1000 hommes environ. Quelques flibustiers se recyclent alors dans la pche la tortue, que l'on partique surtout aux les Caymans et dans les petites les au sud de Cuba. Cer-tains se risquent faire du commerce avec les colo-nies espagnoles, qui est plutt de la contrebande puisque les lois d'Espagne interdisent les changes avec les trangers. Plusieurs s'tablissent planteurs dans les colonies anglaises et franaises. D'autres retournent vivre de la chasse ou, surtout partir de la fin des annes 1660 et pour les Jamaquains , ils deviennent bcherons pour aller couper du bois

    de teinture dans la baie de Campche ou dans le golfe des Honduras, travail qu'ils agrmentent sou-vent de coups de main contre des bourgades indien-nes tributaires des Espagnols. l'inverse, une entreprise couronne de succs, dont les participants rentreront la Jamaque ou Saint-Domingue chargs de richesses, suscitera des voca-tions : l'espoir de richesses enflamme alors les es-prits. En 1667, aprs l'affaire de Maracabo, plu-sieurs planteurs de Saint-Domingue abandonnent ainsi leurs champs de tabac pour joindre l'Olonnais dans son entreprise suivante au Honduras. Trois ans

    plus tard, Morgan, fort de sa rputa-tion de chef heureux, attire pour son expdition de Panama, prs de deux mille hommes, dont plusieurs n'ont jamais t flibustiers. Des difficults lis l'exercice des mtiers de plan-teurs, de boucaniers ou de bche-rons, contribueront aussi l'accrois-sement du nombre de flibustiers. Ce sera particulirement le cas Saint-Domingue dans les annes 1680, suite la chute de la petite industrie de tabac locale. Plusieurs planteurs prendront, ou repren-dront, alors la mer. Ce qui expli-quera, entre autres, l'augmenta-tion du nombre de flibustiers d-pendant de cette colonie, qui pas-

    sera de 1000 prs de 3000 hommes en campagne. Les effectifs de la flibuste sont donc en continuel renouvellement. D'ailleurs, la moyenne d'ge des quipages se situe vingt-cinq ans, car ce mtier guerrier exige des hommes jeunes, dans la force de l'ge. La plupart font rarement plus de trois ou quatre campagnes, chacune durant en moyenne six mois. Cependant, les cas de flibustiers ayant fait ce mtier dix, quinze et parfois mme plus de vingt ans ne sont pas rares, mais ils ne constituent pas la majo-rit. Ils forment le noyau qui perptue les diffren-tes coutumes et traditions que les flibustiers ont fait leurs au cours des dcennies. Lors des conseils de guerre, l'avis de ces anciens sera prpondrant, de mme dans le choix des chefs, quand ils ne le seront pas eux-mmes.

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    UTOPIE

    par Jean-Pierre Favard

    Illustration : Michel Meslet

    documentation generale et points de vue particuliers

    intresser aux pirates aujourdhui, cest avant tout sintresser leur mode de vie, de fonctionnement, ce que lon pourrait nommer, un peu pompeuse-ment, leur philosophie. Chacun connat par cur le personnage du pirate et ce, depuis sa plus ten-dre enfance. Le plus souvent, il sagit dun homme, unijambiste et borgne, affubl dun cro-chet la place de la main, dun perroquet sur l-

    paule et dont le visage, firement balafr, se barre dun large sourire dent au plus fort de

    labordage. Si je ne remets nullement en cause ici laspect catastrophique de lhygine buccale de ces

    hommes, je souhaiterai en revanche revenir sur un certain nombre de prjugs qui, eux, auraient plutt tendance avoir la dent dure. Le pirate est un tre sanguinaire, sans foi ni loi, une brute paisse dnue de jugement et incapable de sorganiser convenablement. Un gibier de potence. Un gueux. Une fripouille. Certes, ces termes pourraient les qualifier - du moins si lon sen tenait aux seuls por-traits dresss par le cinma hollywoodien. Car les vritables pirates taient, pour leur part, assez loigns de ces clichs. Bien sr, ils tripaient plus souvent qu leur tour, volaient ds que loccasion sen prsentait et ne renclaient jamais la rapine mais qui na pas ses petits dfauts, je vous le demande. Lge dor de la piraterie se situe entre le XVme et le XVIIIme sicle. Des noms aussi illustres que Francis Drake, Samuel Bella-my, Monbars lExterminateur, Edward Teach dit Barbe Noire ou encore Jack Rackham lmaillent. Mais il faut remonter la Grce antique pour en trouver les premires traces. Et ds lorigine, la collusion entre pirates et manuvres politiques semble tablie. Ain-si, nombre de cits se servaient des pirates pour affaiblir leurs enne-mis et asseoir un pouvoir avant tout commercial. Les Etrusques, pour ne citer queux, usrent et abusrent de ce stratagme contre les colonies Grecques entre le VIIIme et le VIIme sicle avant JC. A tel point que les Athniens se virent contraints de construire une vritable armada qui, la fin du IVme sicle avant JC, allait leur permettre non seulement de se dbarrasser des pirates mais aussi dinstaurer une vritable thalassocratie (1) sur toute la mer Ege. Ds lors, la lutte contre la piraterie devint un thme civilisa-teur majeur. Ainsi, pour lhistorien Thucydide, le progrs ne pou-vait saccomplir que sil saccompagnait de la disparition de la pira-terie alors que pour Xnophon, en revanche, la piraterie ne devait pas disparatre car elle savrait particulirement utile, notamment en temps de guerre.

  • Cette ambivalence qui les rend la fois indsirables et indis-pensables ne cessera de coller la peau de ces hommes. Entre le IVme et le XIIIme sicle, la piraterie prospra dans tout le bassin Mditerranen. Sous couvert de religion, lempire Byzantin souvent qualifi de bouclier de la foi chrtienne - est soumis aux attaques incessantes des pirates musulmans. Ce dveloppement est tel quentre le XIVme et le XVme sicle, on ne parle plus simplement de piraterie mais de courses et ces dernires deviennent ce point rentable que lon peut les comparer, aujourdhui, une vri-table industrie. Seul moyen de subsistance pour des popula-tions entires, raison dtre de ports voire dtats, la piraterie se dveloppe et se rpand. Outre la Mditerrane, les pirates cument dsormais la Manche, la Baltique et lAtlantique. A la fin du XIVme sicle, une organisation pirate, les Vita-lienbrder, apparat dans lle de Gotland, en Sude. Cette organisation, soutenue par les Mecklembourg, en lutte contre le Danemark, sattaque principalement aux navires Danois et ceux de la Hanse (2) et son hgmonie ne pren-dra fin quen 1400 avec lintervention des chevaliers Teuto-niques. Klaus Strtebecker, le capitaine de Vitalienbrder, un vritable colosse digne des meilleurs rcits mythologi-ques, mourra dcapit en compagnie dune centaine de ses hommes. Mais le mal tait dj fait et dimportants change-ments sapprtaient voir le jour. En effet, pour nombre de pirates, il ne semblait plus envisageable dtre exploit par les uns et radiqus par les autres (quand ce nest pas par les uns eux-mmes, une fois leurs services devenus uti-les), aussi dcidrent-ils de prendre leur indpendance et de ne plus combattre que pour eux mme. Ds lors, les pirates nauront plus aucun alli, seulement des ennemis. Face ce chaos annonc, les armateurs de la Hanse tentrent de mettre un peu dordre dans la course . Franais et Anglais limitrent alors sa lgitimit aux seules priodes de conflits, sous couvert dune commission autorisant les pirates courir sus aux ennemys du roy (XIVme sicle). Mais face aux conti-nuelles exactions dont leurs navires taient victimes, le roi du Portugal et celui de France signrent, en 1485, un accord dfinissant les pirates comme des gens qui se mettent en armes pour faire la guerre sur mer tous ceux quils rencontrent, amys ou ennemys du roi , signifiant par l mme leur condition de hors-la-loi. Mais l encore, les choses ntaient pas aussi simples quil ny parat. En effet, avec la dcouverte des Indes et le dbut du commerce des pices, les apptits saigui-srent et la piraterie se spara en deux camps - pas tou-jours distincts lun de lautre, il faut bien le reconnatre. Dun ct, les forbans, en guerre contre tous et de lautre les corsaires, pilleurs au service du roi. Au XVme sicle, lorsque Christophe Colomb ouvrit la voie vers le nou-veau monde en dcouvrant les les des Antilles, celle de Trinidad puis Panama, le Costa Rica et le Hon-

    duras, il offrit par l mme de formidables sources de riches-ses lEspagne et au Portugal. Or la France, lAngleterre et la Hollande nentendaient pas laisser chapper une telle manne aussi sempressrent-elles dengager nombre de cor-saires leur service. Corsaires quelles envoyrent sans plus attendre par del les mers la recherche lor des temples Aztques et Incas. Dans les annes 1525, les colonies Espa-gnoles des Antilles virent ainsi dbarquer ces hommes que lon nommait, selon le terme Franais, les flibustiers (3). Loin de leurs ctes, le plus souvent livrs eux mme, ils stablirent dans les les, fondrent de vritables tats ind-pendants. Une confdration pirate vit mme le jour, au cur des Carabes (4). Elle regroupait plusieurs les entre elles dont la fameuse le de la Tortue (au large de Hati) ou encore la Jamaque. Dsunis par les conflits mais unis par lexistence dun ennemi commun, lEspagnol au service du roi en temps de guerre et leur propre service en temps de paix les pirates et les corsaires Anglais, Hollandais et

    Franais, semrent la terreur dans toutes les Carabes et jourent un rle important dans la colonisation des Antilles mais aussi de lAmrique.

    Si les flibustiers noprrent quaux Cara-bes, les pirates quant eux ne connurent

    aucune frontire. Ils taient de tous les ocans, de toutes les mers. Traver-

    sant lAtlantique, ils doublrent le Cap de Bonne Esprance, remon-trent vers la mer Rouge, le Golfe Persique, stablirent dans locan Indien. A limage de leurs frres darmes des Amri-ques, ils crrent de nombreuses cits o lorganisation politique sapparentait ce que lon pour-rait nommer de nos jours des idaux libertaires (5). Pas de loi, pas de Dieu (6). Ces villes, libres

    et ouvertes - du moins pour eux ne furent pas trangres la diffu-sion du mythe du pirate mme si elles sont aujourdhui beaucoup moins connues que leurs exactions

    maritimes. Un mythe qui trouva sa plus belle expression sous la plume dun certain Robert Louis Stevenson et de sa fameuse Ile au trsor . Au XVIIIme sicle, lessor des marines Europennes mit un terme dfinitif lhgmonie des pirates (7) et nombre dentre eux auraient sans doute sombr dans loubli le

    plus complet si, dans le mme temps, la littrature ne stait pas empare de leur histoire pour en faire un mythe. La fin du XIXme sicle fut ce titre particulirement fertile. Robert Louis Ste-venson et son Long

    23

  • John Silver figrent, pour de nombreuses an-nes, le portrait robot du pirate parfait jambe de bois, caractre irascible, perroquet pos sur lpaule, fivre de lor Au cours du XXme sicle, ce fut au cinma de prendre le relais. Les studios Disney (avec le capi-taine crochet de Peter Pan ou, plus rcem-ment, la mise en scne dune des attractions phare de leurs parcs, pirates des carabes ) mais aussi Roman Polanski et son film Pirates . Pourtant, si lon se rfre souvent ces per-sonnages hauts en couleurs et finalement pas si inhumains que cela (8), on oublie en re-vanche la plupart du temps de citer lune de leurs plus belles ralisations, ces Utopies pirates comme les nomme Peter Lamborn Wilson (9) dans son ouvrage ponyme. Pour-quoi cet oubli ? Sans aucun doute parce que les historiens se querellent, aujourd-hui encore, leur sujet lgende ou ralit ? et que leur existence mme va lencontre de bien des usages tablis (10). Lun des premiers sintresser ce sujet fut Daniel Defoe auteur, entre autre ouvrage, du roman Robinson Cru-so , publi en 1719 (11). Or on accusa rapidement Defoe davoir tout invent ou tout du moins largement romanc ses descriptions de la rpu-blique pirate de Libertalia, ta-blie dans la baie de Diego Suarez Madagascar. Au-jourdhui encore, nombreux sont les historiens douter de lexistence relle de Libertalia. Mme si les guides touristiques de Madagascar sen font les chos plus que convaincus et par l mme convain-cants (12). Quoi quil en soit, le texte de Daniel Defoe reprsen-tait, lpoque, un vritable manifeste politique, sorte de contrat social davant lheure (13). Il y dcri-vait en effet et avec force dtails, les conditions de vie dans une socit idale en cela il rejoignait un cou-rant littraire trs en vogue son

    poque mlant habillement ralit et fiction et faisant la part belle aux rcits de voyages (14). Cette construction ne semble dailleurs pas trangre au genre lui mme. En effet, sil est reconnu que lutopie (15) reprsente conventionnellement une construction pure-ment imaginaire dont la ralisation est, prio-ri, hors de notre porte, cela ne veut pas dire pour autant quelle est et doit demeurer im-possible btir. Le recours la fiction, dans ce domaine particulier, est cela fort instructif. Non seulement, il permet de prendre une cer-taine distance par rapport au prsent et donc lordre tabli mais il donne galement lauteur la possibilit de dcrire le plus prci-sment possible ce qui pourrait tre et ce quil serait souhaitable quil soit. En ce sens, les descriptions que lon retrouve dans ce genre douvrages et le Libertalia de Daniel Defoe ne fait bien videmment pas exception

    la rgle font voir des cits heureuses, bien gouvernes et

    visent avant tout convaincre un lectorat potentiel que dautres modes de vie sont bel et bien possibles.

    Si lexistence de la communaut de

    Libertalia soulve les plus grands doutes, dautres en re-vanche sont avres. Daniel Defoe dont on sait quil fr-

    quentait assidment les tavernes marins et les geles des pirates afin dy prendre ses notes basa

    sans aucun doute son his-toire sur ce quil y avait entendu. Et ce quil y avait entendu

    portait pour nom le de la Torture, New Provi-

    dence ou encore Sal.

    La cit de Sal connut son apoge entre 1614 et 1640 envi-

    ron. Contrairement dautres cits corsaires du Maghreb, telles Tunis ou Alger, Sal tait compltement indpen-

    dante de lempire Ottoman. Elle avait sa propre organi-

    sation politique consti-tue par un gouverneur, lu pour un an et se-cond par un conseil

    de quatorze capitaines nomm le divan. Dix

    pour cent de tous les butins rapports par les pirates revenaient cette autorit

    locale, le reste

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  • tant partag entre larmateur et lquipage du navire. Au-tant dire que lon tait loin de lorganisation alors en vi-gueur en Europe (16). De lorganisation mais aussi de la population. En effet, Sal regroupait en son sein toute sor-tes de brigands, corsaires dfroqus, soufis, juifs hrti-ques et rebelles catholiques Irlandais, rvolts de tous poils, libertaires fanatiques, hros secrets de la classe ouvrire et adeptes des communauts insurrectionnel-les (17), tous convertis lislam, ceux que Peter Lam-born Wilson regroupe sous lappellation gnrique de renegados , les rengats. Ces hommes nont malheureu-sement laiss aucune trace crite de leur exprience beaucoup dentre eux taient analphabtes et les rares ins-truits, peu disposs spancher sur eux mme par crit, ce luxe tant lapanage des classes dominantes, quelles soient nobles ou bourgeoises. Les travaux des historiens ne nous en apprennent gure plus sur ces hommes et les rai-sons de leur conversion (point essentiel lpoque, mais nous aurons loccasion dy revenir) car ils ne semblent pas avoir su capter leur attention, ou tout du moins pas suffi-samment pour leur inspirer des travaux digne de ce nom. Pour les historiens Europens, en effet, lexistence des re-negados ne sert qu expliciter limpuissance des grandes nations Europennes radiquer les pirates de barbarie durant plus de trois sicles (car, comme chacun le sait, la technique militaire et navale des musulmans tait bien in-frieure celle des Europens) quant aux historiens isla-miques, ils rpugnent tout autant que leurs confrres occi-dentaux admettre linfriorit de leur propre camp. Car les renegados ntaient daucun bord, mis part le leur. Une autre explication quant ce silence repose sur dau-tres faits, beaucoup plus anciens et dune nature bien diff-rente, il faut bien ladmettre. Ainsi, comme le rappelle Pe-ter Lamborn Wilson dans son ouvrage Utopies pirates , lide dun islam sotrique commena sinfiltrer en Europe ds lpoque des croisades. On pensait notamment que des initiations secrtes taient pratiques en Orient (ce qui pourrait expliquer, tout du moins en partie, la haine froce qui accompagna lradication des chevaliers de lOrdre du Temple, au XIVme sicle). Quoi quil en soit, crit Peter Lamborn Wilson, que ces contacts aient rellement eu lieu ou non, au dbut du XVIIme sicle, certains intellectuels dEurope croyaient quils avaient eu lieu et quune sagesse secrte stait rellement trans-mise . Ce qui explique pourquoi une partie dentre eux dveloppa, la fin de la Renaissance, une vritable forme dislamophilie. Et dans un contexte plus large encore, pourquoi lislam a pu exercer un vague attrait pour nombre dEuropens qui taient avant tout anti-religieux ou, tout du moins, anti-clricaux (mouvement bas sur le fameux principe selon lequel les ennemis de mes ennemis sont mes amis , et le syllogisme suivant : les prtres hassent lislam, je hais les prtres donc jaime lislam. ) et ce, faute dtre rellement athes (18). La seule certitude que lon ait lheure actuelle ce sujet est la suivante : si nom-bre de marins se convertir lislam aprs leur capture, tant pour chapper la mort que pour se faire pirates, rares fu-rent en revanche les captifs musulmans se faire chrtiens. Le flot des rengats tait, comme le rappelle Peter Lam-born Wilson, dans une trs large mesure, sens unique .

    Mais au del de ces seules questions dobdiences, capita-les une poque o la religion guidait la socit et o la-thisme ntait encore quune vague ide tout juste envisa-ge par un petit nombre, la Rpublique de Sal forma un Etat indpendant dont les seules traces nous parvenir le sont par le truchement de ceux qui sy sont rendus. Marins, commerants mais aussi, et cela peut paratre plus surpre-nant, diplomates. Ainsi est-il rapport quen 1630, Mourad Ras (gouverneur de Sal) reu une ambassade Franaise en ses salons (dont on a une description assez prcise grce aux crits du scribe de lambassade, un pre capucin). On sait, par ailleurs, que des accords de non agression exis-taient avec la Hollande (bien quils aient t quelque peu mal mens par certains) et qu partir de 1643, il y eut un consul Hollandais Sal (et un Franais compter de 1648). Sal apparat donc comme une vritable cit, ind-pendante, certes, gre par les pirates eux mme selon leurs propres rgles mais ouverte sur le monde et en rela-tion avec lui. Lessentiel des accords avec les gouverne-ments Europens portaient sur les questions de piraterie et de commerce (avec, notamment, linstauration de droits perus sur les importations et les exportations et assurant aux Etats qui les rglaient, la protection de leurs navires et de leurs chargements). Ce sont ces accords et ententes qui scelleront la fin de la Rpublique de Sal en tant que telle. Le joug de Sidi Abdullah, surnomm le prince de Sal , pesait alors de plus en plus lourd aux Andalous et aux pira-tes qui voyaient samenuiser leurs droits en mme temps que leur libert. Aussi ces derniers cherchrent-ils un moyen de revenir leur tat antrieur de totale indpen-dance. Mais les questions politiques taient de plus en plus prgnantes. En 1668, les derniers vestiges de la libert de Sal furent balays par la monte en puissance de la dynas-tie Alaouite sous le rgne du sultan Moulay Rachid qui devait finalement russir runifier le pays (ce qui ntait plus le cas depuis 1603). Les pirates Maures se firent pour la plupart capitaines de la flotte du sultan, tout comme cer-tains Renegados, quant aux autres, ils reprirent la mer et sen allrent rejoindre les Carabes ou Madagascar o la piraterie commenait se dvelopper. De ltude de cette exprience, Hakim Bey (Peter Lam-born Wilson) tira un concept, celui des TAZ, les Zones Autonomes Temporaires. Selon lui, il existe des endroits, hors du temps et des rgles, o la vie peut se dvelopper de manire autonome sans que lEtat, quel quil soit, ne puisse rien y faire. Ces zones trouvent leurs origines au cur des rpubliques pirates mme si des expriences antrieures viennent attester de lexistence dune histoire beaucoup plus ancienne que celle-l (19). Lun des fon-dements de ces TAZ repose sur leur caractre foncire-ment phmre (20). Hakim Bey avance notamment la thse selon laquelle, une poque o le terme rvolution ne veut plus dire grand chose, les TAZ reprsentent, pour bon nombre dindividus, la seule piste de survivance et donc despoir. Elles peuvent, en ce sens, prendre tou-tes sortes de formes, un jour ici, le lendemain ail-leurs, elles sont la fois volatiles et changeantes, mouvantes limage mme de ceux quelles regroupent. Bien plus quun concept, les TAZ re- prsentent en fait une v-

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  • ritable forme de vie alternative. Une solution la mondialisation conomique de la socit. A sa standardisation. Mais aussi son extrme violence. Les expriences, en ce domaine, furent nom-breuses tout au long du XXme sicle. Le chercheur Yaacov Oved (21) voit ainsi dans les communauts qui se dvelopprent au tout dbut du XXme sicle bien plus que la simple lubie dun petit nombre. Pour lui, il sagissait en fait de vritables laboratoires o taient ex-priments dautres modes de vie en socit. Des laboratoires ciel ouvert qui ne reposaient pas tous sur les mmes idaux, loin sen faut. Ainsi, aux Etats-Unis et en Allemagne, les as-pirations taient avant tout religieuses, libertai-res et anarchistes en Russie, coopratives et laques dans lancienne Palestine. Certaines de ces communauts allrent jusqu supprimer lusage de la monnaie, comme en Espagne, tandis que dautres pratiquaient la collectivisa-tion des terres et des biens, comme au Mexi-que. Mais ces premires tentatives se virent soit rprimes par des gouvernements qui encourageaient la proprit prive, soit dstabi-liss par la seconde guerre mondiale . Ce mouvement demeura en sommeil jusquau d-but des annes 1960. A cette poque, la jeu-nesse dore Amricaine, choque par les as-sassinats politiques et la guerre du Vietnam se rebelle et sorganise en groupes orients vers la pratique dune socit diffrente . Beaucoup de ces expriences ne survcurent quune petite poigne dannes et presque toutes se soldrent par un chec cuisant (22). De nouvelles formes de communauts voient le

    jour lheure actuelle. Le plus souvent vir-tuelles, elles reposent sur lun des lments essentiels mis en exergue par Hakim Bey

    dans son travail de rflexion, savoir le trans-fert de linformation. Il fait notamment une distinction entre le Web et le Net dans laquelle il prsente le Net comme tant la partie offi-cielle du rseau mondial et le Web, une sorte de contre-net , champ infini offert au dve-

    loppement de toutes les Zones Autonomes Temporaires possibles (23). Grce aux logi-ciels mis disposition gratuitement (quand ils ne sont pas purement et simplement pirats), le rseau mondial fait non seulement exploser les cadres classiques du commerce mais il permet galement de mettre en relation des groupes entiers dindividus dont personne naurait entendu parler sans cela. Il est ce propos amusant de noter lanalogie des ter-mes employs. Pirate. Navigation. Difficile de ne pas faire le lien avec les valeureux an-ctres de ces pirates des temps modernes. Dautant plus que ces pirates des temps mo-

    dernes, tout comme leurs valeureux anctres, naviguent sur le net la recherche de proies arraisonner. De bateaux aborder. De pro-grammes saisir. Alors de l dire que eux aussi btissent, travers leurs ordinateurs, des rpubliques autonomes (24) il ny a quun pas, mais il est loin dtre franchi. En effet, Internet est et demeure un outil, qui plus est, un outil virtuel. Et si le rseau mondial permet effectivement quelques uns de se runir et davoir des projets communs (ou plus exacte-ment, des centres dintrts communs, sur le modle de la bande (25)), il ne peut pas servir de projet de socit en tant que tel. Quelques chiffres suffisent sen convaincre. Internet est un rseau mondial qui ne touche que 580 mil-lions de personnes dans le monde (pour m-moire, la population mondiale se situe un peu plus de six milliards de personnes, soit un taux de pntration dun peu moins de 10 %) (source : Nielsen / Netrating, sur le site www.journaldunet.com, dernire mise jour : 05/01/2003). Les principaux continents en ma-tire de connexions sont lAsie, lEurope et lAmrique du nord. A titre dexemple, les Etats-Unis comptaient, en Novembre 2002, une population totale de 278 millions dhabitants pour 166 millions de connects (soit environs 60 % de la population totale). Dans le mme temps, le Bangladesh comptait une population totale de 125 millions dhabitants pour seule-ment 150 000 connects, lArgentine, 37 mil-lions dhabitants pour 3 millions de connects (8 % de la population totale), la Chine 1.3 mil-liards dhabitants pour 46 millions de connec-ts (4 % de la population totale). On le cons-tate, le changement, sil sen sert et sy appuie, ne peut pas en revanche sincarner dans le seul Net. Dautant plus que les excs, dans ce do-maine, sont tout aussi nombreux que dans la vie relle (pornographie, pdophilie, extrmis-mes de tous poils, violences relles ou mises en scne, informations, dsinformations, rumeurs et calomnies, extorsion, exploitation, la liste est bien trop longue pour pouvoir prtendre tre exhaustive). Faut-il pour autant en conclure que la vie en collectivit est impossible lhomme si tant est quelle ne soit pas accompagne de rgles pr-cises fixant la fois les interdits, les limites, les droits mais aussi les obligations ? Et peut-on affirmer par l mme quune socit libre et gnreuse, dveloppe lchelle de la plante, est de lordre de lutopie ? Sans aucun doute possible. Tout du moins, en ltat actuel des choses. Et pourtant

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    Cent ans avant que les rvolutions Franaise et Amricaine, puis les rvolutions librales de 1848, eussent concrtis les principes du libralisme, ceux-ci avaient dj t codifis et mis en pratique par certaines communauts de pirates. Voici une citation extraite de lou-vrage de Don C. Seitz, Under the black flag :

    Le capitaine Misson a t un des anctres de la rvolution Franaise. En avance dun sicle sur son temps, il fonda dabord sa carrire sur le dsir de rgler plus justement les affaires de lhumanit, avant den venir, comme il arrive si souvent, galiser avec libralit sa propre fortune. On raconte quayant remport la victoire sur un btiment de guerre Anglais, la capitaine Misson en fit runir lquipage. Ceux qui dsiraient le suivre seraient les bienvenus et traits en frres ; les autres seraient sans dommage dposs terre. Tous sans exception rallirent la Nouvelle Libert. Certains taient partisans de hisser sans retard le drapeau noir, mais Misson sy opposa, en expliquant quils ntaient pas des pirates mais des amoureux de la libert, luttant pour lgalit des droits face toutes les nations assujetties la tyran-nie des gouvernements, et il recommanda un pavillon blanc comme emblme plus appropri. Largent se trouvant bord fut plac dans un coffre afin d-tre utilis comme proprit commune. On distribua ensuite des vtements tous ceux qui en avaient besoin, et la Rpublique des mers entra en vigueur. Misson recommanda ces hommes de vivre dans la plus stricte harmonie, leur expliquant que la socit, mal faite, les tiendrait toujours pour des pira-tes. Cest donc pour se protger eux-mme, et non par cruaut naturelle, quils se voyaient contraints de dclarer la guerre toutes les nations qui leur fermeraient leurs ports. Je dclare cette guerre mais je vous enjoins en mme temps de faire preuve dhumanit et de gnrosit lgard de vos pri-sonniers, ce qui paratra dautant plus leffet dune me noble que nous som-mes assurs de ne pas recevoir le mme traitement si la malchance ou le manque de courage nous livraient leur merci Le Nieustadt dAmster-dam fut captur, livrant deux mille livres ainsi que de la poudre dor et dix sept esclaves. Ceux-ci vinrent sajouter lquipage et reurent les habits des Hollandais ; Misson rdigea une allocution dnonant lesclavage et affir-mant que les hommes qui vendent dautres hommes comme des animaux r-duisent leur religion des simagres, personne nayant le pouvoir dter sa libert un autre.

    Misson explora la cte Malgache et dcouvrit une baie dix lieues au nord de Diego Sua-rez. Il fut dcid dy tablir la base terrestre de la Rpublique, de btir une ville, des docks et davoir un lieu eux. La colonie fut baptise Libertalia et place sous lautorit darticles rdigs par le capitaine Misson. Ces articles dcrtaient entre autre chose ; obligation de soumettre toutes les dcisions concernant la colonie au vote ; abolition de lesclavage pour tout motif y compris les dettes ; abolition de la peine de mort ; libert de pratiquer toute croyance ou tout culte religieux sans sanction ou voies de fait. Mais la colonie du capitaine Misson, qui comptait quelque trois cents sujets, fut rase par une attaque surprise des indignes et le capitaine Misson prit peu aprs dans une bataille

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    navale. Dautres colonies du mme genre virent le jour dans les Indes oc-cidentales, en Amrique centrale et du sud mais, insuffisamment peuples, elles ne purent soutenir les attaques et survivre. Dans le cas contraire, lhistoire de la plante aurait pu changer de cours. Imaginez quun certain nombre de places fortifies se soient tablies dans toute lAmrique du sud et les Antilles, stendant de lAfrique Madagascar, aux Indes et la Ma-laisie, offrant un refuge tous ceux qui auraient fui lesclavage et lop-pression : venez avec nous vivre selon les articles . Nous trouvons immdiatement des allis en tous ceux quon a rduits en esclavage et quon opprime dans le monde entier. Depuis les plantations de coton dAmrique du sud jusquaux plantations de canne sucre des Indes occidentales, en passant par toute la race Indienne de lArctique au Cap Horn que les Espagnols ont abaisse au rang de pons dune pauvret et dune ignorance sous-humaine, que les Amricains ont extermine en linfectant de leurs maladies et de leurs vices, sans oublier les noirs de lA-frique colonise : tous sont nos allis. Des places fortes que soutiennent et qui soutiennent des bandes de gurilleros se livrant des accrochages, que les populations locales approvisionnent en troupes fraches, en armes, en mdicaments et en renseignements : une telle formule serait imbattable. Si toute larme Amricaine na pu battre le Vit-cong une poque o artillerie et attaques ariennes rendent dsutes les fortifications, il ne fait pas de doute que des armes Europennes, oprant en territoires mal connu et sujette toutes les maladies des pays tropicaux qui pourraient les mettre hors de combat, nauraient su lemporter sur des tactiques de gu-rilla plus des places fortes. Envisagez les difficults que rencontreraient une arme dinvasion de cette sorte : harclement continuel des gurille-ros, population totalement hostile toujours prte empoisonner, indiquer de fausses directions, glisser serpents et araignes dans le lit du gnral, envoyer des tatous mortels porteurs de la maladie qui ronge la terre, sape les baraquements, et que le rgiment a adopts comme mascottes tandis que la dysenterie et la malaria prennent leur quote-part. Les siges ne pourraient aboutir qu une srie de dsastres militaires. Rien narrte ceux qui savent. Lhomme blanc est rtroactivement soulag de son far-deau. Les blancs seront les bienvenus en tant que travailleurs, dfricheurs, professeurs et techniciens mais pas comme colons ou comme matres. Nul ne peut enfreindre les articles. Imaginez un tel mouvement lchelle de la plante. Confrontes une authentique pratique de la libert, les rvolutions Franaise et Amricaine seraient contraintes dtre fidles leurs principes. De plus, un frein serait

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    mis aux consquences dsastreuses dune industrialisation incontrle, car les ouvriers des usines et les habitants des taudis chercheraient refuge dans les rgions rgies par les articles. Tout homme aurait le droit de stablir dans la rgion de son choix. La terre appartiendrait qui la cultiverait. Pas de patron blanc, pas de colonies, pas de Pukka Sahib , pas de Patrons . La production en masse et la concentration de population dans les zones urbaines cesseraient de grimper car qui irait travailler dans leurs usines et acheter leurs produits si on peut vivre des champs et des mers et des lacs et des rivi-res de rgions dune incroyable abondance ? Et vivre de la terre pousserait en prot-ger les ressources. Je fais appel cet exemple dutopie rtroactive parce que la chose aurait pu rellement exister compte tenu des techniques et des ressources humaines disponibles ce moment l. Si le capitaine Misson avait vcu assez longtemps pour crer un prcdent que dau-tres eussent pu suivre, lhumanit aurait pu se librer de limpasse mortelle de probl-mes insolubles o nous nous trouvons aujourdhui. Loccasion tait l. Loccasion a t manque. Et les principes de la rvolution Fran-aise et Amricaine ne furent plus que du vent et des mensonges dans la bouche des po-liticiens. Les rvolutions librales de 1848 crrent les prtendues rpubliques dAmri-que centrale et du sud avec leur sinistre histoire de dictatures, doppression, de corrup-tion et de bureaucratie, fermant cet norme continent sous-peupl toute possibilit des