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TABLE Prologue 9 I De Binswanger à Szondi 16 II De Lacan à Tosquelles 223 III Complément 338 Hommages 385 Bibliographie des écrits de Jacques Schotte 439 Index des noms cités 455

Vers l'anthropopsychiatrie - un parcours - Rencontrer ...excerpts.numilog.com/books/9782705667474.pdf · été de plusieurs manières mon dernier collaborateur et il laisse derrière

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TABLE

Prologue 9

I – De Binswanger à Szondi 16

II – De Lacan à Tosquelles 223

III – Complément 338

Hommages 385

Bibliographie des écrits de Jacques Schotte 439

Index des noms cités 455

À la mémoire de mes maîtres,de mes amis et de mes élèves trop tôt disparus

À Liliane

Jacques Schotte en actiondans son style habituel

au colloque international de Budapest 1993 :

1 0 0e anniversaire de la naissancede Léopold S z o n d i

Jean-Marc Poellaer, colloqueCEP « Contact » 1988

Prologue

Le projet de ce volume remonte à l’époque où j’aidonné ma leçon d’adieu à l’Université francophone deLouvain. Diverses circonstances qui n’ont plus aujour-d’hui d’importance ayant retardé la date même decette leçon, elle eut finalement lieu le 7 juin 1995,alors que j’avais déjà cessé mes cours en 1988, date àlaquelle je pouvais prendre ma pension. Quoi qu’il ensoit, il importait de marquer l’événement de cette finofficielle de ma carrière universitaire, et le choix de lamanière fit alors l’objet d’une série de discussions entremes collaborateurs de l’époque et moi. On optafinalement pour la réalisation d’une longue interviewdans laquelle je serais mis à la question par lesprincipaux de mes anciens élèves, c’est-à-dire ceux quej’ai eu l’occasion de promouvoir comme docteurs,presque toujours en psychologie, en plus de ceux quipouvaient être considérés comme d’une qualitécomparable tout en ayant renoncé à obtenir ce titreacadémique pour se concentrer sur du travail clinique.

Cette double sélection produisit une liste de quelquequatre-vingts personnes, auxquelles on écrivit pourleur demander de poser chacune trois questions : de

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quoi rassembler quelque deux cent-cinquantequestions. Jean-Marc P o e l l a e r, dont un heureuxhasard a fait qu’il terminait à ce moment un longcongé pour maladie tout en ayant déjà récupéré unecertaine capacité de travailler, se chargea de regrouperces questions en diverses rubriques et de prendre unrendez-vous avec le centre audio-visuel de l’Universitéafin d’enregistrer la séance au cours de laquelle il allaitme les poser – sans que j’en fusse d’ailleurs informé aupréalable –, chose qui me plaça donc dans unesituation forcée d’improvisation. L’enregistrementdura quelque dix heures d’horloge et le montage, oùl’on fit également entrer quelques documents photo-graphiques concernant des personnes, des lieux ou deslivres évoqués au cours de l’entretien, produisit deuxvidéo-cassettes d’un peu moins de cinq heures au total.Comme l’examen des questions fit rapidementapparaître que beaucoup concernaient mes principauxmaîtres, Poellaer en fit la matière d’une vaste premièrepartie de l’interview, la seconde s’en trouvant chargéede réunir le tout-venant des autres questions, d’autantplus variées qu’une totale liberté avait présidé à leurchoix de la part d’élèves que les longues années vécuesdepuis la fin de leurs études avaient très différemmentorientés. Poellaer ayant fait diligence, ces cassettesfurent très rapidement disponibles et connurent lefranc succès qu’elles méritaient par le soin de leur réali-sation1.

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1. Ceux que cela intéresserait peuvent encore les obtenir au Centre dePsychologie Clinique de l’Université de Louvain, Place Cardinal MercierB - 1348 Louvain-La-Neuve (s’adresser au Professeur P. L e k e u c h e ) .

Comme il n’y avait pas grand intérêt à publier unesimple transposition écrite des cassettes, forcémentprivée du concours de la parole vivante (qui a toujoursété mon médium préféré), même si on en a largementmaintenu ici le style parlé, restait à faire le choix d’uneautre formule pour une pareille publication. Je décidaifinalement d’y évoquer mes seules années de formationqui constituent à coup sûr l’une des parties des plusmarquantes de mon curriculum, et somme toute unesérie de pages d’histoire de la psychiatrie et de lapsychanalyse, voire même de certaines autres dis-ciplines, à mes yeux connexes, du XXe siècle, d’autantplus représentatives qu’elles sont ici accompagnéesdes photos présentant concrètement les très nombreuxmaîtres et quelques collègues rencontrés cheminfaisant. Le tout, en somme, évoque une manière donton pouvait aussi choisir à l’époque de se former à lapsychiatrie et à la psychanalyse. Mieux que dans lescassettes, j’ai tenté d’y souligner comment s’est dégagéde cette formation le projet de tout mon travail scien-tifique ultérieur dont le cadre général est situé dans ledernier paragraphe du texte à propos des annéesd’après le retour à Gand et la nomination à Louvain.Pour ce qui concerne la partie enseignement de cetravail, partie demeurée centrale de mon activitéjusqu’à ma retraite, on a choisi de l’évoquer en outre,à la suite de mon propre texte, par la série deshommages qui me furent rendus au moment de cetteretraite, et qui en reflètent chacun un certain aspect.Les quatre premiers furent effectivement prononcéslors de mon cours d’adieu à la Faculté de Psychologiede l’U.C.L. (Université Catholique de Louvain franco-

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phone) où j’étais professeur ordinaire, les deuxsuivants ont trait à ma brève activité en Médecine, etle dernier fut traduit du flamand pratiqué à la K.U.L.(Université Catholique de Louvain néerlandophone)où je suis devenu « extraordinaire » lors de la scissionde l’Université pour continuer d’y disposer d’unetribune afin d’y présenter mes idées personnelles sur lapsychiatrie, à travers quelques thèmes particuliers quece soit. Alors que certaines circonstances indépen-dantes de ma volonté m’amenèrent à interrompre mescours à l’U.C.L. en 1988, je poursuivis ceux donnés àla K.U.L. dans ce sens « personnalisé » jusqu’à messoixante-cinq ans accomplis 2.

Il me faut terminer ce prologue hélas en signalantque mon partenaire de toute cette entreprise qui a eulieu dans le contexte de ma leçon d’adieu, c’est-à-direJean-Marc Poellaer, est décédé à Pâques 2004. Il auraété de plusieurs manières mon dernier collaborateur etil laisse derrière lui de nombreux manuscrits où setrouvent développées ses contributions personnelles àla théorie schicksalsanalytique et à la pratique du test deSzondi. Je ne peux ici que formuler l’espoir que cestextes trouvent dans un avenir proche la publicationqu’ils méritent. Il est en tout cas clair pour moi qu’ils’agit en l’occurrence d’une des contributionsthéoriques, cliniques et testologiques majeures à ladiscipline szondienne. Elle comporte notamment le

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2. Spécialement pour ceux de mes lecteurs qui n’ont pas été des innom-brables auditeurs de mes cours ou de mes conférences, cf. infra la listede mes publications ou éventuellement de mes enregistrements audio-visuels.

seul développement personnel réalisé à ce jour de mathéorie des circuits pulsionnels, et ce développement ya donné lieu, de surcroît, à une nouvelle méthode, plussystématique, de lecture des résultats de tests.

Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans l’aide,autrefois constante, de ma femme Liliane et celle, plusrécemment, de ma fille Anne-Marie qui a repris, com-me dactylo, le rôle de sa mère disparue et surtout cellede la fondatrice et présidente des éditions Le Pli,Élisabeth Naneix-Gailledrat.

Je dois aussi remercier mes deux complices belges delongues années, tous deux médecins et scientifiques,mais hors université : le « docteur Paul » Janssen,ancien condisciple et coéquipier en foot-ball, directeurfondateur de la firme Janssen, le plus génial psycho-pharmacologiste de l’industrie, et son répondantclinique, le généraliste bruxellois Léon Forton,passionné par l’application raisonnée des psychotropesen médecine générale ainsi que par ce qu’il a repris del’enseignement de ma psychiatrie szondienne.

Mon père, Raphaël Schotte, chirurgien en première ligne lors

de la mobilisitation de 1940

Le docteur Joseph G u i s l a i n,célèbre psychiatre gantois du X I Xe

siècle, promoteur des ordres desFrères et des Soeurs de la Charité,constructeur à Gand d’un hôpital

psychiatrique modèle qui fonctionne toujours

Trois figures tutélaires de médecins

Le vieux Freud en exil à LondresDédicace de Freud au Musée Juif

de Nikolsburg. Bronze d’après un plâtre de Nemo

I - De Binswanger à Szondi*

Jean-Marc P o e l l a e r : Bonjour, cher Professeur Schotte. Nousavons élu le principe d’un entretien cheminant à bâtonsrompus plutôt qu’un dialogue strictement académique. Envue de notre dialogue d’aujourd’hui, nous avons suscitébeaucoup de questions auprès de vos anciens élèves et colla-borateurs ou même ex-assistants de tous les horizons possibleset imaginables. Dès lors, c’est Jacques Schotte lui-même quenous mettons à la question tout en évitant, autant que fairese peut, de le soumettre à la torture ! Vous avez ouvert votreenseignement à un public très divers en vous laissant inter-peller par des questions même très élémentaires, votre publicvous en étant très reconnaissant. Cette invitation à l’inter-pellation – que vous reprenez ici-même – répond-elle à untype d’échange stimulant dans lequel, sous une forme« i n t e r a c t i v e », vous cherchez la relance d’un question-nement toujours à reprendre ?

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* C’est une répartition du matériel en deux chapitres qui a paru lemieux faire droit à l’allure parfois entrelacée de mon curriculum deformation. La chronologie générale n’est donc qu’approximative, maissurtout le double « De.. à » ne signifie aucunement l’effacement dupremier nom par le second : simplement, ceux-ci s’ajoutent à ceux-là.

Jacques Schotte : Votre question suscite en moi denombreuses résonances, et la première chose que jevoudrais dire c’est qu’en me voyant ainsi « mis à laquestion », c’est comme si je repassais une deuxièmefois l’un de mes doctorats devant le jury de mes élèves,élèves qui en outre, m’interrogent sur leurs questionsplutôt que sur celles que j’aurais énoncées moi-mêmedans une thèse. Eh bien, je vais retrouver ainsi, parvotre médiation, quelque chose comme ce dialogueque j’ai perpétuellement tenu à renouer in vivo etnotamment avec les plus anciens de mes élèves quisont forcément maintenant les plus expérimentés et lesplus capables de poser des questions, qui furent les plusprompts et enthousiastes aussi à s’engager dans lesvoies alors inédites pour leur Université que jeproposais à leur travail, gonflé comme je l’étais moi-même à bloc au retour de quelque douze annéesd’études prolongées dans plusieurs centres étrangers.Car il y a en effet quelque chose d’essentiel pour moidans ce principe d’une ouverture dialoguante que nousallons ici mettre en application.

Ce dialogue, je m’y vois sans cesse comme chaînonmédiateur entre les maîtres que j’ai pu avoir, nombreuxdans plusieurs disciplines : occasion de les faire déjàdialoguer entre eux, et les élèves, ou simples auditeurs,chaque fois destinés à relancer le mouvement de mapropre pensée. Je dirais volontiers que je n’ai jamaisrien cherché autant que de réouvrir toujours à nouveauces multiples dialogues à l’occasion de chacun de mescours, voire de chacune de mes conférences. Aussi bienn’y ai-je jamais amené de texte tout écrit et donc ainsidéjà fixé, tandis que dans les congrès, par exemple,

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j’aime assez parler vers la fin en me référant à tout cequi a été dit avant. Un collègue bienveillant a mêmesuggéré un jour qu’il fallait m’inviter non pas pourprésenter quelque topo à moi, mais pour occuper lafonction du chœur antique dans la tragédie : celle decommenter l’action, sans s’interdire d’ailleurs de s’yimpliquer à l’occasion. Je trouve que cette formule dehaute envolée désigne exactement la manière dont j’aitoujours tenté de rencontrer les autres et de les faire serencontrer entre eux dans ce genre de circonstances.Cette « technique » ne constitue-t-elle d’ailleurs pas unparadigme du type même de psychologie clinique et depsychiatrie de l’homme que j’ai tenté de promouvoirjusque dans ses nombreux échos trans-disciplinaires ?

J.-M. P. : Pour beaucoup de vos élèves, leur patrie intellec-tuelle n’existe plus, disent-ils. Comment expliquer leurdiaspora, ces élèves pourtant formés par un enseignement« inter » : inter-disciplinaire, inter-linguistique et déjà auniveau de notre pays inter-communautaire, inter-universi-taire, international enfin ?

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De Louvain-Leuven à une double diaspora

J. S. : Dans certaines des questions qui m’ont étéposées dans cette direction, il y a au fond deux sens àcette diaspora.

Il y a, d’une part et, ô combien je la comprends, lanostalgie de toute la première génération de mesélèves, celle qui a occupé de 1964 à 1975 ou un peuplus, la première moitié de ma carrière universitaire,pour la vieille ville de Louvain : Louvain-L e u v e n,L o u v a i n - l a - V e u v e comme disent certains depuisqu’existe Louvain-la-Neuve. Car c’est bien là qu’ils ontvécu des années d’une effervescence considérable sur leplan intellectuel et même existentiel, et ces annéesfurent également les plus mémorables pour moi, par laqualité de ces élèves en même temps que par leurnombre particulièrement élevé à cette époque autourde moi. Pour resituer les choses dans leur contexteglobal, il faut se rappeler que leur rassemblement àl’Université a coïncidé avec la phase d’explosiondémographique dans l’enseignement supérieur, et plusspécialement avec le vrai départ en force de ce qui allaitdevenir rapidement des Facultés autonomes dePsychologie et des Sciences de l’Éducation, Facultésdéveloppant en leur sein des sections de psychologieclinique. Les premiers de mes élèves furent ainsi lespremiers étudiants de toute la Belgique à se profiler enprécurseurs de ces futures sections. Et tout cela n’eûtjamais pu se faire ailleurs qu’à Louvain, la ville univer-sitaire par excellence du pays, celle qui avait toujourscompté de loin le plus d’étudiants et la seule où existaitdéjà au temps de mes propres études un Institut

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autonome de Psychologie. Or, cette vieille Universitén’existe plus en tant que telle et sa moitié francophone,qui a été la première où j’ai pu enseigner et qui estrestée de loin celle où je l’ai fait le plus, a dû quitter elle-même la vieille ville de Louvain : ce qui a entraîné pourla plus grande part de mes premiers élèves leur diasporapar rapport à ce qui demeure pour leurs études et leurscarrières – elles aussi de pionniers – la ville originaire.

Je crois, en ce qui me concerne, avoir été nomméencore comme l’un des derniers, sinon le tout dernierpour une charge plein-temps répartie sur les deuxrégimes linguistiques dans la vieille Université unitairemais déjà promise à se diviser. La chose était fréquenteautrefois, et j’ai continué jusqu’à ces toutes dernièresannées d’enseigner aussi en flamand comme « e x t r a o r d i-n a i r e », autrement dit à temps partiel, une fois la scissionconsommée, qui m’a fait bientôt trouver en français macharge accrue comme « o r d i n a i r e » ou titulaire d’unechaire. Je suis de ceux qui, comme disait Alphonse D eW a e l h e n s avec son sens toujours aigu des formules éclai-rantes, ont regretté qu’en ces temps maintenant dépassésl’on ne se soit pas attaché à souligner, plutôt que lesinconvénients, les bénéfices que pouvait réserver àchacun ce creuset plurilinguistique et pluriculturel queconstituait alors la vieille ville universitaire.

Il faut dire que dans le processus de cette scissiondestinale, une bonne part de responsabilité revient àceux des francophones en cause, qui ne cessèrentjamais de se montrer rétifs à toute connaissance de lalangue d’une majorité de leurs compatriotes. L’exilétait donc programmé, et avec lui la diaspora géogra-phique.

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Mais vous vouliez, bien entendu, évoquer aussi sousce terme la distribution sinon l’éparpillement de mesanciens élèves dans différentes directions surtout intra-disciplinaires, puisqu’on peut dire que j’ai formé desesprits extrêmement variés : en tout cas des freudiens –car cela, ils le sont tous dans une certaine mesure, misà part quelques renégats –, mais encore, au départ decette base freudienne, différents lacaniens, qu’ils soientdes purs et durs ou bien plus réservés, à coup sûr desszondiens, voire même l’un ou l’autre kleinien, desphénoménologues, surtout « existentiels » ou daseins-analystes, des psychothérapeutes « institutionnels » etj’en passe, jusqu’aux derniers venus que sont cesmédiationistes convertis à sa doctrine par la rencontrede Jean Gagnepain, le linguiste rennais promoteurd’une « théorie » globale des phénomènes humainsrapportés à leurs cliniques spécifiques, théorie danslaquelle j’avais pu repérer des parallèles saisissants avecl’un des grands axes de mes propres conceptions,toujours ouvertes sur de nouveaux échanges et denouvelles confrontations : l’axe freudoszondien, nouspourrons y revenir. Quoi qu’il en soit, il y a donc euaussi cette diaspora-là, marquée dans le fait qu’au fildes années, ces anciens qui d’abord s’étaient retrouvés,après la fin de leurs études, pour des réunionsrégulières au sein du groupe Pathei Mathos, se sont deplus en plus installés dans autant de cercles différents,une certaine phase de lacanisme intolérant ayant jouéson rôle dans cette « splitsing » : division ou scission,Spaltung, clivage, « refente » ou encore schize venuerelayer celle de l’Université de Louvain en deux entitéslinguistiques séparées. Il est clair que cet état de choses

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a dépendu de choix personnels qui relèvent des droitsde chacun : aussi bien était-il peut-être difficile pourtous de reprendre l’ensemble de l’héritage extrê-mement multiple que j’ai moi-même mis ma vie àunifier dans le projet qui porte maintenant les deuxnoms de patho-analyse et d’anthropo-psychiatrie.

J.-M. P. : Eh bien, justement. Pour progresser dans notrepréliminaire, revenons-en à vous. Après vos études demédecine, vous avez entrepris un parcours initiatique excep-tionnel. Parmi les êtres d’exception que vous avezrencontrés, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?

J. S. : Je crois qu’il faut là revenir encore un petit peuen arrière de la fin que vous évoquez, de ces études demédecine. Car c’est à leur début qu’a eu lieu le chocdécisif ou le primum movens de tout ce parcours, lemoment moteur comme on dit dans la théorie drama-turgique. Ce moment décisif fut une rencontreinattendue et dès lors d’autant plus réelle que mysté-rieusement tout était déjà prêt pour elle. Cetterencontre eut lieu déjà au début de ma première annéede médecine et a dès lors retenti sur la suite de mesétudes universitaires et autres, comme sur ce qui en estissu.

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Gand 1945 ou le moment décisif d’une première rencontre

Nous sommes dans les derniers mois de 1945, et jeviens de m’inscrire à l’Université de Gand, ma villenatale. Toute l’activité du pays et à tous les égards, cellede l’Europe Occidentale reprenait son élan après lesannées de guerre, et en ce qui me concerne, mon pèrevenait de réchapper du camp de Buchenwald où l’avaientfait échouer ses activités de résistant. Il était chirurgien etil allait le redevenir, et sans doute ai-je commencé desétudes de m é d e c i n e avec l’idée de le devenir à mon tour,comme l’était également encore un de mes oncles, parmid’autres médecins dans la famille des deux côtés. Or,celui qui a fini par devenir chirurgien, c’est mon frèrecadet et non moi. Que s’est-il donc passé ? Eh bien, j’aifait cette rencontre que dans l’enseignement belge on nepeut pas faire en quelque sorte automatiquement auniveau secondaire : celle de la p e n s é e sous sa forme la plusstricte et la plus impérieuse, soit sa forme philosophique.Celle-ci n’était d’ailleurs pas totalement étrangère àl’atmosphère familiale, dans la mesure où mon père – quiavait été aussi poète en sa jeunesse – évoquait de tempsen temps, avec une petite pointe d’envie, l’universalité del’homme de la Renaissance à la manière d’un L é o n a r d o ud’un Pic de la Mirandole, incarnations d’une sorted’idéal définitivement, hélas, impossible à réaliser euégard à la multiplicité éclatée des disciplines contempo-raines… H i p p o c r a t e n’était pas loin, « m é d e c i n -p h i l o s o p h e », à l’aube à la fois de la pensée qui prendra lenom de philosophie, et de la première médecine scienti-fique de l ’ O c c i d e n t .

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Toujours est-il qu’en cet automne 1945, certainsamis me signalent que, dans le train de la reprisegénérale de l’après-guerre, allait aussi rouvrir ses portesune institution para-universitaire en notre ville,appelée « École des Hautes Études », sur l’histoire delaquelle je ne n’ai pas à insister ici, mais qui coïncidaità Gand avec un Institut Français. Les Français faisaientalors une offensive de reprise culturelle –, maintenant,c’est plutôt devenu une offensive de reprise ou de prisetechnologique, mais ceci est une autre affaire –.

À l’époque, la visée était nettement culturelle et c’estpourquoi l’État français renomma deux professeurs(comme c’était le cas avant la guerre) à cet Institutsitué au centre de la « cuve » de Gand, cette ville delangue flamande, mais limitrophe de la France. Et cesamis de me demander : « Est-ce qu’on n’irait pas yécouter quelques cours ? Nous sommes en train decommencer des études universitaires, les uns de médecine, lesautres d’ingénieur, d’autres encore de droit, et notre culturegénérale risque d’en pâtir, en même temps que le polyglot-tisme dans lequel nous avons étudié jusqu’ici. On ne feraitpeut-être pas mal d’aller un peu tâter de ce qui se dit là-bas. ». J’assiste donc aux premiers cours offerts danscette institution, et d’abord par le plus connu de cesdeux professeurs, parce qu’il était déjà sur place avantla guerre, Pierre-Henri Simon, qui allait s’illustrer plustard comme professeur de littérature française àl’Université de Fribourg en Suisse, avant de devenircritique littéraire au M o n d e. Et il y avait, pourl’épauler, quelqu’un que personne ne connaissait, uncertain Henri M a l d i n e y. Selon une tradition quej’ignorais encore, celui-ci se présentait comme un

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« Ancien élève de l’École Normale Supérieure », cetteécole, entendrai-je dire plus tard par l’un ou l’autrejaloux, où l’on entre une fois, mais dont on sort toutesa vie. Maldiney était philosophe. Il avait connuSimon en captivité et Simon l’avait invité à le rejoindreà Gand puisqu’il n’avait pas encore trouvé de poste.Maldiney accepta, et c’est ce qui a fait que j’ai entendupour la première fois de ma vie tout juste à l’âge de 17ans, un philosophe en acte : in actu exercito, dans lemouvement d’une pensée supportée, de plus, par unverbe d’un éclat et d’une force de conviction qu’onrepère même sur des photos comme celles qui setrouvent dans ce volume. Cet éclat et cette force sontrestés égaux à eux-mêmes depuis plus d’un demi-siècle,et tous ceux qui ont pu voir et entendre Maldineydepuis, par exemple à Louvain par mon intermédiaire,ont pu se faire à leur tour une idée de l’impression qu’apu exercer sur mes 17 ans cette machine à penser enmarche, inexorablement en marche.

Il parlait, pour cette reprise, des « grandes avenues dela philosophie française », programme auquel figuraient,à leur place, certains auteurs que nous avions déjà, mescamarades et moi, pu apprendre à connaître au coursde nos années de collège. Ainsi, bien sûr, Pascal et entout cas Montaigne, mais Descartes à peine. Quant àBergson, voire à Malebranche ou à Maine de Biran, àcette époque bien sûr « connais pas » ! Le résultat detoute l’affaire, menée tambour battant sous l’emprisedu verbe que j’ai déjà dite, fut ce dont j’ai maintes foisparlé longtemps après dans le cadre de mes proprescours, en évoquant que ce premier jour, je n’avais« rien compris – mais non sans me jurer que je ferais ce

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Jacques Schotte et Henri Maldiney à l’époque de leur première rencontre peu de temps après la guerre

Les mêmes en visite chez leur ami sculpteur E. Poetou en compagnie de J. Linschoten,

successeur présomptif de Buydendijk

Henri Maldiney à Louvain