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Cours d’introduction a la littérature fran§aise Petite anthologie de la littérature de la Renaissance et du premier age baroque (XVIe siñcle)

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Cours d’introduction a la littérature fran§aise

Petite anthologie

de la littérature de la Renaissance et dupremier age baroque (XVIe siñcle)

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TABLE DES MATIÈRES

1. Pic de la Mirandole : Discours sur la dignigé de l'homme........................................................5

2. François Rabelais : Pantagruel................................................................................................7

3. Marguerite de Navarre : L'Heptaméron.........................................................................17

4. Clément Marot : Psaumes de David................................................................................19

5. Joachim Du Bellay: Difense et illustration de la languefiançaise...................................20

6. Pierre de Ronsard: Les Amours de Marie......................................................................26

7. Michel de Montaigne : ESSAIS..........................................................................................27

8. Agrippa d'Aubigné : Les Tragiques.................................................................................42

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ventre de leur mére» (comme dit Lucilius) ce qu’e1les posséderont. Les esprits supérieurs furent d’emb1ée, ou peu aprés, ce qu’ils sont destinés â etre éternelle- ment. Mais a 1’homme naissant, le Pére a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espece de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développe- rout et fructifieront en lui: végétatifs, il le feront devenir plante; sensibles, ils feront de lui une bete; rationnels, ils le hisseront au rang d’etre céleste; intel- lectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. Et si, saris se contenter du sort d’aucune créature, il se recueille au centre de son unité, formant avec Dieu un seul esprit, dans la solitaire opacité du Pére dressé au-dessus de toutes choses, il aura sur toutes la pré- séance.

Qui n’admirerait notre caméléon? Ou, d’une ma- niére plus générale, qui aurait pour quoi que ce soit d’autre davantage d’admiration? Asclépios d’Athénes n’a pas eu tort de dire que dans les mystéres, en rai- son de sa nature changeante et susceptible de se transformer elle-meme, on désigne cet etre par Pro- tée. De la les métamorphoses célébrées ches les Hébreux et les pythagoriciens.

D’une part, en effet, la plus secréte théologie des Hébreux transforme tantfit Hénoch en un saint mes- sager de la divinité, appelé on/né5 Sri-15ré5/ n5, tantfit d’autres personnages en d’autres divinités. Les pytha- goriciens, d’autre part, font des hommes criminels des bétes et, si l’on en croit Empédocle, des plantes; a leur imitation, Mahomet aimait â répéter qu’â s’é1oigner de la loi divine, on tombe dans la bestialité.

z. Pic de la Mirandole : Discours sur la dignité de l’homme,

zg86Et il avait raison. Car ce n’est pas l’écorce gut fait la plante, mais sa nature stupide et insensible; ce n’est pas le cuir qui fart les betes de somme, mais leur anne bestiale et sensible; ce n’est pas son corps arrondi qui fart le ciel, mais la rectitude d’un plan; et ce n’est pas la séparation du corps, mais l’intelligence spirituelle qui fart l’ange. Si doric yous voyez ramper sur le sol un homme livré â son ventre, ce n’est pas un homme que yous avez sous les yeux, mats une buche; si yous voyez un homme qui, la vue troublée par les vaines fantasmagories de son imagination, comme par Ca- lypso, et séduit par un charme sournois, est l’esclave de ses sens, c’est une bete que yous avez sous les yeux et non un homme. Si yous voyez un philosophe discerner toutes choses selon la droite raison, véné- rez-le: c’est un etre céleste et non terrestre; si vous voyez un pur contemplateur se retirer, saris souci de son corps, dans le sanctuaire de son esprit, i1 ne s’agit plus d’un etre terrestre or d’un etre céleste, mais d’une divinité plus auguste enveloppée de chair hu- maine.

Qui doric s’abstiendra d’admirer l’homme? L’homme qui se trouve a juste titre désigné, dans les textes sacrés de Moise et des chrétiens, tantfit par l’expression «toute chair», tantfit par l’expression«toute créature», puisque lui-meme se figure, se fa- tonne, se transforme en prenant l’aspect de n’importe quelle chair, les qualités de n’importe quelle créature. Aussi le Persan Evantes peut-il écrire, lorsqu’il expose la théologie claaldaique, que l’laomme n’a en propre aucune image innée, mais qu’i1 en a

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beaucoup d’étrangéres et d’adventices. D’ou la for- mule des Chaldéens: E o›‘5 for ‘hinnouyim rehummah tebaoth baal hay, «l’homme est un etre de nature va- riable, multiforme et voltigeante».

Mais a quoi tend tout cela? A no us faire com- prendre qu’il no us appartient, puisque notre condition native nous permet d’etre ce que nous voulons, de veiller par-dessus tout â ce qu’on ne nous accuse pas d’avoir ignoré notre haute charge, pour devenir semblables aux betes de somme et aux ani- maux privés de raison. Que l’on dise plutfit, avec le prophéte Asaph: «Vous etes tous des dieux et des enfants du Tres-Haub›; gardons-nous d’abuser de l’extreme bienveillance du Pére, en faisant un funeste usage du libre choix qu’il no us a donné pour notre salut. Qu’une sorte d’ambition sacrée envahisse notre esprit et fasse qu’insatisfaits de la médiocrité, nous aspirions aux sommets et travaillions de toutes nos forces â les atteindre Quisque nous le pouvons, si no us le voulons). Dédaignons les choses de la terre, ne nous soucions pas de celles du ciel et, pour finir, reléguant au second rang tout ce qui est du monde, volons a la cour qui se tient au-deli du monde, prés de la suréminente Divinité. C’est lâ, comme le rap- portent les mystéres sacrés, que les Séraphins, les Chérubins et les Trfines tiennent le premier rang; quant a nous, désormais incapables de battre en re- traite et de supporter la seconde place, efforpons- nous d’égaler leur dignité et leur gloire. Pour peu que nous le veuillons, nous ne leur serons en rien infé- rieurs.

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Francois Rabelais

(I 463-1494)

Patagruel1533

PANTAGRUEL,

ROY DES DIPSODES

AVECSESFAICTZET PROUESSES ESPOUVENTABLES

COMPOSES PAR FEU M. ALCOFRIBAS

Abstracteur de quinte essence

M. D. XLB.

On let vend â Lyon ches F-•ra oys fusu,

Devant Nostre Dome de Contort.

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi’ ct perplexe ? ce fut Gargantua son pere, car, voyant d'un cñté sa femme Badebec morte, ct de l’autre son fils Pantagruel né, tant beau et grand, il ne savait que dire ni que faire. Et ie doute qui troublait son entendement était a savoir s'il dcvait pleurer pour ie deuil de sa femme, ou rire pour In joie de son fiIs. D'un cñté et d’autre, iI avait arguments sophistiques qui ie suffoquaient, car il les faisait trés bien in tiiodo er J,furn', main il rie les pouvait soudre‘. Et, par ce moyen, demeurait empétré comme la souris euipeigée•, ou un milan pris au lacet.

« Pleurerai-je? disait-i1. Our, car, pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ccci, la plus cela qui fit au monde. Jamaii je ne la verrai, jamais je n’en recouvrerai une tche : ce m’est une perte

inestimable! O mon Dieu, que t’avais-je fait pour ainsi me punir• I Que n’envoyas-tu la mort 1 moi premier qu’â elle ? car vivre sans elle

ne m’est que languid. Ha, Badebec, ma mignonne, m’amie, ma ten- drette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha, pauvre Pan-

tagruel, tu as pcrdu ta bonne mere, ta douce nourrice, ta dame tréi aimée. Ha, fausse’ mort, tant tu m’es malivole•, tant tu m’es outra-

geuse• de me tollir‘ celle â laquelle imniortalitc appartenait de droit. • Et, ce disant, pleurait comme une vache. Mais tout soudain riait

comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. « Ho, mon petit fils, disait-il, mon peton, que tu es joli! ct tant je suis tenu• â Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fits, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, to, ho, ho! que Je suis aise! buvons, ho! laissons toute mélancolie;

apporte du meilleur', rince les verres, boute” la nappe, chasse ces chiens, soutfle ce fen, allume cette chandelle, r<rme cette ponc, tnille

ces soupes•, envoie• ces pauvres, baille-leur ce qu’ils de- mandent ; tiens ma robel° que je me niette en pourpoint pour mieuz

festoyer les cornméres. »Ce disant, oult la litanie et les mementos " des pretres qui por-

taient sa femme en terre, dont laissa son propos, et tout soudain fut ravi ailleurs ", disant : « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore * Cela me fache’, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, lc temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fievre, me voilt affolé’. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme •st morte: eh bien, par Dieu (do @rnndi'•), je nc la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour ie morns, si mieux n’est; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos miséres ct calamités. Autant nous en pend â l’‹cil ! Dieu gard'• ie demeurant'•! 11 me faut penser d’en trouser une autre.

Mais voici que'• yous ferez, dit-i1 aux sages-femmes (oii sont-elles ? bonnes gens, je nc yous peux voir) : allez â l'enterrement d’elle, et ccpen- dant je bercerai ici tion fils, car je me sens bien fort altéré, et serais en danger de tomber malade ; mais buv•z quelque bon trait" devant : car vous vous en trouverez bien, et m’en'• croyez sur mon honneur. »Panragreet, ry I des Dlpsod.•s, 34 chapitres, 1532, chap. III Du deeuyiil quuee mmeenna

Gargantua de la mori de sa femme Badebec.

z. Fran ois Rabelais, Pantagruel, 533 7

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■ Encore que mon feu pere, de bonne mémoire, Grandgousier, eilt adonné tout son étude‘ a ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique, et que mon labeur et étude correspondit tres bien, voire encore outrepassat son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, Ie temps n’était tant idoine' ni commode es lettres comme est de présent, et n’avais copie• de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths•, qui avaient mis ñ destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumiere et dignité a été de mon age‘ rendue es lettres, et y vois tel amendement que, de present, a difficulté serais-je re9u en la premiere classe des petits grimauds•, qui•, en mon age viril, étais (non â tort) repute Ie plus savant du dit siecle.

Ce que je ne dis par jactance vaine, encore que je le puisse louable- ment faire en t’écrivant, comme tu as 1’autorité de Marc T ulle• en son livre de Vieillesse, et la sentence” de Plutarque' au livre intitulé : Com- ment on se peut louer saris envie• mais pour te donner affection‘ de plus haut tendre.

Maintenant toutes disciplines’ sont restituées•, les langues instau- rées'° : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant, hébraique, chaldaique", latine. Les impressions‘ tant élégantes et correctes en usancel ', qui ont été inventées de mon age‘ par inspi- ration divine, comme, a contre-fil i°,1’arti11erie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs tres doctes, de librairies” tres amples, et m’est avis que, ni au temps de Platon", ni de Cicéron, ni de Papinien", n’était telle commodité d'étude qu’on y voit maintenant. Et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli‘ en 1’officine'• de Minerve". Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers'•, les palerreniers de main- tenant, plus doctes que les docteurs‘ et précheurs'• de mon temps.

Que dirai-je ? Les femmes et les filles" ont aspire a cette louange*et manne céleste de bonne doctrine’. Tant y a qu’en 1’age oii je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemnées comme Caton*, mais* je n’avais en le loisir de comprendre en mon jeune age. Et volontiers me délecte â lire les Moraux° • de Plu- tarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias", et Ant iquités d’Athéneus ', attendant l’heure qu’il plaira a Dieu mon créateur m’appeler, et commander issir de cette terre.

Par quoi, mon fils, je t’admoneste" qu’emploies ta jeunesse ñ bien profiter en études et en vertus. Tu cs ñ Paris, tu as ton précepteur€pistémon ••, dont l'un par vives‘ et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner . J’entends et veux que tu apprennes 1es langues parfaitement. Preniierement la grecque, comme le vent Quintilien* ; secondement, la latine; et puis 1’hébraique pour les saintes lettres, et la chaldalque et arabique pareillement; et que tu formes ton style, quant a la grecque, a 1’imitation de Platon; quant a la latine, de Cicéron. Qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, a quoi t’aidera la cosmographie” de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique , je t’en donnai

2. Fran ois Rabelais, Pantagruel, 533

quelque goitt quand tu étais encore petit, en l’âge de einq â six ans, poursuis le reste, ct d’astronomie saches-en tous les canons‘; laisse-moi•• 1’astrologie divinatrice, ct l’art de Lullius••, comme abus ct vanités'. Du droit civil, je veux que tu saches par cour les beaux textes ct me les conferes‘ avec philosophie.

Et quant a la connaissance des faits de nature, je veux que tu t'y adonnes curieusement• ' qu’il n’y art mer, riviere, ni fontaine', dont tu ne connaisses les poissons, tons les oiseaux de 1’air, tons les arbres, arbustes et fructices•• des forets, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abimes, les pierreries de tout•• Orient ct Midi, rien ne te soit•• inconnu.

Puis soigneusement revisite•• les livres dcs médecins grecs, arabes ct latins, sans contemner•• les talmudistcs•• et caba1istcs••, ct, par fr£- quentes anatomies‘, acquiers-toi parfaite connaissance de l’autrc monde, qui est l’homme. Et, par quelques heures du jour, commence â visiter•• les saintes lettres. Premierement, en grec, ie Nouoeau Testament, etApfrrri des apñtres, ct puts, en hébreu, ie Kims Testament. Somme, que ssje voie un abime de science. Car, dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir de cette tranquillité et repos d’étude ct apprendre la cheYalerie ct les armes, pour défendre ma maison, et nos amis secourir en tous leurs affaires', contre les assauts des mal- faisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire, que tenant conclusions•• en tout savoir publiquement envers tous et contre tous et hantant les gens lettrts qui sont tant â Paris comme ailleurs.

Mais parce que, selon ie sage Salomon", sapience•• n’entre point en Anne malivole•• et science sans conscience n'est que ruine de l’lme, il IS

te convient servir, aimer et craindre Dieu, ct en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir; et, par foi formée de charité, étre â lui adjoint,en sorte que jamais n’en sois désemparé•• par péché. Aie suspects les abus du monde; ne mets ton ctcur â vanité", car cette vie est transitoire,mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable I tons tcs 8o prochains, et les•• aime comme toi-méme. Révere tes précepteurs, fuis les compagnies des gens esquels tu ne veux point ressembler, ct les graces que Dieu t’a données, icelles ne re9ois en vain. Et quand tu connaitras qu’auras tout le savoir de par delâ•• acquis, retoume vers

nioi, afin que je te voie ct donne ma bénédiction devant que mourir. 8]Mon ñls, la paix et grace de Notre Seigneur soit avec toi. Amen.

D'Utopie•', ce dix-septiéme jour du mois de mars,Ton pére, GnRGAHTUA.

Ces lettres reyes ct vues, Pantagruel prit nouveau courage, ct fut enBambé•• I prohter plus que jamais; en sorte que, le voyant ttudier ct profited, eussiez dit que tel était son esprit entre les livres comme est le fen parmi les branded, tant il l’avait infatignble ct strident••.Pantagrittl, chap. YIII : Merriment Pantagruel, dtanc b Parts, rebut lectres de on

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Dizain de Maistre Huyues Salel'â l’Auteur de ce Livre.

Si, pour mesler profit avec doulceurOn mect en pris un aucteur grandement, PriSe 8flraS, de cela tien toy sceurJe ie congnois car ton entendementEn ce livret, soubz plaisant fondement, L’utilité a si trés bien descripte,Qu’il m’est advis que voy un Democrite2Riant les faictz de nostre vie humaine. Or persevere et si n’en as meriteEn ces bas lieux ’ l’auras au hault dommaine.

z. Francois Rabelais, Pantagruel, 533

PROLOGUE DE L’AUTEUR

Tres illustres ct Tres chevaleureux champions, gen- tile hommes et aultres, qui voluntiers yous adonnez â toutes gentillesses et honnestetez*, vous avez n’a gueres yen, leu, et seu les Gran&i ct inesrima6fes Ghr - nkques de l’enorme geant Gargantua', et, comme vrays fideles, les avez creues gualantement*, et y avez main- tesfoys passé vostre temps avecques les honorables dames et damoyselles, leur en faisans beaulx ct longs narrez*, alors que estiez hors de propos* : dont estez bien dignes de grande louange et memoire sempiter- nelle. Et â la mienne volunté que chascun laissast sa propre besoigne, ne se souciast de son mestier ct mist ses affaires propres en oubly, pour y vacquer entiere- ment, sans que son esperit feust de ailleurs distraict ny empesché* : jusques â ce que l’on les tint par cueur*, aflin que, si d’adventure 1’art de l'imprimerie cessoit, ou en cas que* tous livres perissent, on* temps advents un chascun les peust bien an net* enscigner a ses enfans, et a ses successeurs ct survivens bailler comme de main en main, ainsy que une religieuse Caballe2. Car il y a plus de fruict que par adventure* ne pensent

gean£esses ct honmrsteiez : activités nobles ct honorables guofantr- meni : courtoisement | narrez .- rccits | hon de propos : cent rien é raconter / em cAé ' occupé / n'rit per c‹eur : sache par c‹:cur en ces 9tte .- an cas ou / on : au / an set .' clairement } par adumtiirr :peut-étre

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28 PANTAGRUEL

un tas de gros talvassiers* tous croustelevez*, qui entendent beaucoup morns en ces petites joyeusetés que ne faict Raclet' en l’Ii iituu.

J’en ay congneu de haultz ct puissans seigneurs en bon nombre, qui allant $ chasse de grosses bestes, on voller• pour canes s’il advenoit que la beste ne feust rencontrée par les brisées*, ou que ie faulcon se mist 1 p1aner•, voyant la proye gaigner* â tire d’esle, ilz estoient bien marrys, comme entendez* assez ; mais leur refuge de reconfort, ct affin de nc soy morfondre, estoit A recoler* lee inestimables faictz dudict Gar- gantua. Aultres sont per le Monde (ce ne sont fari- boles) qui estans grandement afRigez du mal des dentz, aprés avoir tous leurs biens despenduz* en medicine sans en rien profiter, ne ont trouvé remede plus expedient que de meMe lesdicies Ghronicques entre deux beaulx linges bien chaulx, ct lee appliquer au lieu de la douleur, les sinapizsnd* avecques un peu de pouldre d’oribus.

Mais que diray je des pauvres verolez ct goutteux• ? O, quantes foys nous les avons veu, 1 l’heure que ilz estoyent bien oingtz ct engressez• $ poinct ct le visaige leur reluysoit comme la claveure* d’un charter*, ct Ice de ntz leur tressailloyent comme font les marchcttcs* d’un clavier d’orgues on d’espinette quand on joue dessus, ct que le gosicr leur escumoit comme a un verrat que lcs vaultrcs* ont aculé entre les toilles• : que feisoyent-ilz aiors 7 Toute leur conso- lation n'estoit que de ouyr lire quelque page dudict livre. Et en evons veu qui se donnoyent â cent pipes* de vieulx diables en caa que ilz n’eussent senty allege- ment manifesto â la lecture dudict livre, lorsqu’on les tenoit es lymbcs•, ny plus ny morns que les femmes

1 czotcszdevea : couvezts de cro9tes / uo//cr :faucon J 6eitJo • briates, branchages qui servant

m arqu e r u nc p ist • l c oig ner : s’c n fu i r / e n re ri dcccomprenez rcc&er : relire I &tpcndua : d penet'a I sinopicand

PROLOGUE DC L’AUTEUR 29

Stans en mal d’enfant quand on leurs leist la vie de aaincte Marguerite.

Est ce rien cela ? Trouve[z] moy livre en quelquelangue, en quelque fnculté ct science que ce soit, qui ayt telles vertus, proprietts ct prerogatives, ct je poieray chopine* de trippes. Non Messieurs non. 11 est sens pair, incomparable et sans parragon•. Je le maintiens jusques au fen exclusive*. Et ceulx qui vouldroient maintenir que si, reputés les* abuseurs*, prestinateurs*,emposteurs, ct seducteurs*. Bien vray est il que 1’ontrouve en aulcuns livres dignes de haulte fustaye' cer- taines proprietés occultes, an nombre desquelx l’on tient F•essepinie, bon‹fo jf rioso, 2toécrt Ie O’able• ’ * bras, Guillaume sans paour› Huon dc B** °* › M°^!*- uieife rr Matabrune•. Mais ilz ne sont comparables $ celluy duquel parlons. Et le monde a bien congrieu par experience infallible ie grand emo1ument• ct utilité quivenoit de ladicte Chronicque Gargantuine : car i1 en aesté plus vendu par les imprimeurs en deux moys, qu’ilne sera acheté de Bibles en neuf ans.

Voulant doncques je, vostre humble esclave accroistre vos passetemps dadvantaige, yous offre de present un aultre livre de mesme billon•, SiftOft QU’ilest un pen plus equitable et digne de foy que n’estoitl’aultre. Car ne croyez (si ne voulez errer ñ votre escient) que j’en parle comme les Juifz de la Loy•. Je ne suis nay en telle planette ct ne m’advint oncques de mentir, ou asseurer chose que ne feust veritable. J'en parle comme un gaillard Onocrotale, voyre dy je CfO-

tenotaire des martyrs amans et croquenotaire de amours'° : Quod vidimus testamur*. C’est des horri- bles faictz et prouesses de Pantagruel, lequel j’ay servy a gaiges djs ce que je fuz hors de paige jusques $ present, que par son congic* je m’en suis venu visiterchopine : chopine (un demi-litre) / sont p•rr•go›i . ° & I "siw : exclusivement I nip tds R traitez-les de I a6izicun <*teurs I t› restinareure : prtdcstineteun f sydycteurs : qui abu-

de chieni coumnta, pour le chose an senglier) um : lilets t Fig :sent * emolument : profit / bif›n ' monnaie I anestone ce que nous avons vu (Jcaft, 3,11) I pcnnission

ffu»d... iertnmur : nous

z. Francois Rabelais, Pantagruel, +533

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oNcrvQnfi›w:crgoame(pmdutpordu

30 PANTSGRURL

mon pals de vache•, ct eGavoir ai en vie estoyt pamnt mien aulcun. Pourtant*, afhn que je face fin $ ce pro- logue, tout einsi comme je me donne é cent mille paner£s* de beauln diables, corpe ct ame, tripped ct boyaulx, en cas que j’en mente en toute l’hystoire d’un aeul mot. Pareillement le fen sainci Antoine* yous arde*, mau de terre* yous vire*, le fancy*, le maulubec* vous trousse*, la caqueeangue* yous viengne, le man fin fen* de ricqueracque*, auasi menu que poil de vache, tout renforeé dc vif argent, vous puisse entrer an fondement ; ct comme Sodome ct Gomorre puisaiez tomber en soulphre, en fen ct en abyeme, en cas que vous ne croyez ferniement tout ce que je yous racompteray en ceste presents Chronic- que I

su jon I mrs ‹fr ' £pilepue ] uire : renversc ] fét ty : foudre / ioau/ubcc : ulcérc dcs jambcs | trousc« : have boi-

cuir contrc cuir

De l’origine tt antiqui i du grand Pantagruel.

Ce ne sera chose inutile ne oysifve, veu que sommes de sejour*, yous ramentevoir* la premiere source ct ori- gine dont nous est né ie bon Pantagruel. Car je voy que tous bons hyetoriographes ainsi ont traicté leurs Chro- nicques, non seullement les Arabes, Barbares et Latins, mais aussi Gregoys, Gentile, qui furent buveurs eter- nelz. Il vous convient doncques noter que, an commen- cement du monde (je parle de loing, il y a plus de qua- rante quamntaines de nuyctz, pour nombrer* $ la mode des antiques Druides') peu aprés que Abel fust occis par son frere Cain, la terre embue* du sang du juste fut certaine année si tres fertile en tous fruictz qui de ses flans nous sont produytz, ct singulierement en Mes1es•, que on l’appella de toute memoirs l’année des grosses Mesles : car les troys en faisoyent le boysseau.

En ycelle les Kalendes fcurent trouvtes par les bre-viaires2 des Grecz, le moys de mars faillit* en Karesme, et fut la my oust en rrtay. On* moys de octobre, ce me semble, ou bien de septembre (affin que je ne erre* car de cela me veulx je curieuscment guarder) fut la sepinaine tant renommée par les annales, qu’on nomme la sepmsine des troys jeudis :

sommes dy szjour : avons notre temps / Ham»ni«t›oir : rap- pclcr nossArer : compter I ezn8uc : imbibYe / AYesfes • n£flcs / /oi0fr : manqua, ne se trouva pas / Qn • au | eene : me crompe

a. Francois Rabelais, Pantagruel, • 533 ••

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car il y en cut troys, d cause des irreguliers bisse pg3$que le Soleil bruncha* quelque peu, comme de6iroriété gauche, ct la Lune varia de son cours plus de cinq. toyzes, et feut manifestement veu le movement de trepidations on firmflment diet aplane* : tellement que la Pleiade moyene , laissant 6DS COf 1)3aignons decline vers l’Equinoctial•, et 1’estoil1e nommé l’Espy laissa la Vicrge se retirant vers la Balance•, qui sont bien espo- ventables ct matieres tant dures ct difficiles que les Astrologues ne y peuvent mordre. Aussy auroient ilz les dens bien longues s’ilz povoient voucher jusques 11.

Faictes vostre compte que le monde voluntiers man-geoit desdites mesles, car elles estoient belles a l’ccil ct

CHAPITRE 1 33

Ie avoyent merveilleusement long, grand, gras, gros, vert, ct acresté*, $ la mode antique, si bien qu’ilz s’en strvoyent de ceinture, Ie redoublans a cinq on A six foys par le corps. Et s’il advenoit qu’il feust en poinct* ct eust vent en pouppe, a les veoir eussiez diet que c’estoyent gens qui eussent leurs lances en l'arrest pour jouster A la quintaine*. Et d'yceulx est perdue la race, ainsi comme disent les femmes. Cer elles lamen- tent continuellement qu’

11 n'cn est plus de ces groe, etc.

yous s9avez la reste de la chanson. Aultres croissoientdelicieuses an goust. Mais tout ainsi comme Noé le en mstiere de couilles si enomement, que les troyssainct homme (auquel tant sommes obliges et tenuz de ce qu’il nous planta le vine, dont nous vient celle nec- taricque, delicieuse, precieuse, celeste, joyeuse et deI- ficque liqueur, qu on nomme ie piot*) fut trompé en le beuvant, car il ignoroit 1s grande verru et puissance d’icelluy, semblablement les hommes ct femmes de celluy temps mangeoyent en grand plaisir de ce beau et gros fruict, mais accident bien divers leurs en advin- drcnt. Car a tous survint au corps une enfleure trés horrible, mais non ñ tous en un meime lieu. Car auicuns enfloyent par ie ventre, ct lc ventrc leur dcvenoit bossu comme une grosse tonne*, desquelz est escript : « Pen- trem omnipotenem• lesquelz furent tous gens de bien ct bon reillars, et de eeste race nasquit eainct Pansart' et Mardy Gras. Les autres enfioyent per les espaules, et tant estoyent bossus qu'on les appelloit inonri/eres, comxne pone montai es, dont yous en voyez encores par le monde en divers sexes ct dignités. Et de ceste race yssit Esopet• : duquel yous avez les beaulx faictz ct dictz

Los aultres enfloyent en longueur par ie membre, qu’on nomme le laboureur de nature : en sorte qu'ilz

emplissoient bien un muy. D’yceulx sont descendues les couilles de Lorraine, lesquelles jamays ne habitent en braguette, ches tombent an fond des chausses.

Aultres croyssoicnt par les jambes, ct â lcs veoir eus- siez diet que c’estoyent grues, on flammans, ou bien gens marchans sus eschasses. Et les petits grimaulx* les appellent en grammaire jumbo*. Es aultres tent crois- soit Ie nez qu’il sembloit la fleute* d’un alambic, tout diapré, tout estincelé de bubeletee• : pullulant, purpurt, a pompettes*, tout esmaillé, tout boutonné* ct brodé de gueules•. Et tel avez veu le chanoyne Panzoult ct Pit- deboys medicin de Angiers, de laquelle race peu furent qui aimassent la ptissane*, mais tous furent amateurs de purée septembrale. Nason et Ovide* en prindrent leur origins, et tous ceulx dcsquclz est escript : + Ne reminiscaris® . » Aultres croissoyent par les aureilles, les- quelles tant grander avoyent que de l’une faisoyent pour- point, chausscs, ct seyon*, de1’autre secouvroyent comme d’une cepe ñ l’Espagnole. Et diet on que en Bourbon-

ocreszi : drcss£ comme une cr0tc dc coq l m yoinc‹ : m fozmc / g•in- toil .• quintaine, mannequin 1 hopper de la lance J yrimaulx : tco- liers ] Jambw .- jeu de mci »uc jombc ct iambc dane la mttriquc critique / jYriur : tuynu / frubWirs : petin bubnns I parapet .- porn- pons J houtoniie : boutonneux | gueules : rouge (terme de blason) / priiso»e : tisane d’orge Nason it Oeidr : Ovide (qui s’ap- pclait Neso) sayon : casaquc

a. Francois Rabelais, Pantapruel, *S33

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34 PANTAGRUEL

noys encores dure l’eraige*, dont sont dictes aureilles de Bourbonnoys•.

Les aultres croissoyent en long du corps : ct de ceulx lñ sont venuz les Geans,

Et par eulx Pantagruel ,Et le premier fut Chalbroth'°, Qui engendra Sarabroth,Qui engendra Faribroth,Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de

souppes ct regna au temps du deluge,Qui engendra Nembroth*,Qui engendra Athlas, qui avecques ses espaulles

garda le ciel de lumber,Qui engendra Goliath,Qui engendra Eryx, lequel fut inventeur du jeu des

gobeletz,Qui engendra Tite, Qui engendra Eryon,Qui engendm Polypheme,Qui engendra Cace*,Qui engendra Etion, lequel premier eut la verolle

pour n’avoir beu frayz en esté, comme tesmoigrie Bartachim,

Qui engendra Encelade, Qui engendra Cee,Qui engendra Typhoe. Qui engendra Aloe, Qui engendra Othe, Qui engendra Ngeon,Qui engendra Briaré, qui avoit cent mains, Qui engendra Porphirio,Qui engendra Adamastor, Qui engendra Antée,Qui engendra Agatho,Qui engendra Pore, contre lequel batailla Alexandre

le Grand,Qui engendra Aranthas,Qui engendra Gabbara, qui premier inventa de

boire d’autant,

eraipe : héritage | Nembroth : Nemrod l Care : Cacus

2. Francois Rabelais, Pantagruel, 533

35

Qui engendra Goliath de Secundille,Qui engendra Offot, lequel eut terriblement beau

nez ñ boyre au baril,Qui engendra Artachées, Qui engendra Oromedon,Qui engendra Gemmagog, qui fut inventeur des

souliers a poulaine,Qui engendra Sisyphe,Qui engendra les Titanes, dont nasquit Hercules,Qui engendra Enay, qui fut trés expert en matiere

de oster les cerons des mains,Qui engendra Fierabras, lequel fut vaincu par Oli-

vier pair de France compaignon de Roland,Qui engendra Morguan, lequel premier de ce

monde joua aux dez avecques ses bezicles,Qui engendra Fracassus duquel a escript Merlin

Coccaie,Dont nasquit Ferragus,Qui engendra Happe mousche, qui premier invents

de fumer les langues de beuf é la cheminée, car au para- vant le monde les saloit comme on faict les jambons,

Qui engendra Bolivorax, Qui engendra Longys,Qui engendra Gayoffe, lequel avoit les couillons de

peuple* et le vit de cormier,Qui engendra Maschefain, Qui engendra Bruslefer, Qui engendra Engolevent,Qui engendra Galehault, lequel fut inventeur des

flacons,Qui engendra Mirelangault, Qui engendra Galaffre,Qui engendra Falourdin, Qui engendra Roboastre,Qui engendra Sortibrant de Conimbres, Qui engendra Brushant de Mommiere,Qui engendra Bruyer, lequel fut vaincu par Ogier le

Dannoys, pair de France,peupb • peuplier

>3

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36 PANTAGRUEL

Qui engendrn Foutaenon, Qui engendra Hacquelebac, Qui engendra Vitdegrein, Qui engendra Grendgoaier,

Qui engendra Ie noble Pantagruel, mon maiatrc.J’entena bien que, lyaena ce psiaaigc, your faictez en

yous meamee un doubte bien raiaonnable. Et demandez comment est il possible que einsi soit : veu que au temps du deluge tout ie monde perit, fon* Not ct sept per- sonnel avecques luy dednns l'Arche, au nombre des- quelz n’est mrs ledict Hurtely 7 La demsnde est bien fécte, aans doubte, ct bien apparente : mets la responce your contentera, ou j'ay le acne mm gellefrett•. Bt, parce que n'estoys de ce temps lâ pour vous en dire $ mon plaisir, je yous allegueray l'autoritt des Maesoretz*, bone couilleua*, ct beeux corriemuscurs Hebralcques : les- quelz sRérment que veriteblement ledict Hurtaly n’es- toit dedans l’Arche de Not ; aussi n’y eust il pen entrer, car il estoit trop grand ; mats il citoit dessus a cheval, jambe de sâ, jambe de lâ, conune sont les petitz enfans sus les chevaulx de boys, ct comme le gros Toreau de &rne, qui feut tué $ Marignan", ehevauchoyt pour sa monturc un gros canon pevier*, c’est une beste de beau et joyeux amble*, sans poinct de faulte. En icelle fason, saulve, aprés Dieu, ladicte Arche de periller* : csr il luy bailloit le branale avecques les jembes, ct du pied la toumoit ou il vouloit, comme on fsict du gouvernail d’une navirc. Ceuln qui dedans estoient luy envoyoient vivres psrune cheminéc â suftisance, comme gens recong- noisssns le bien qu’il leurs faisoit. Et quelquefoys per- lementoyent ensemble comme faisoit Icaromenippe â Jupiter selon Ie raport de Lucian'•. Avts yous bien le tout entendu ? Beuvez donc un bon coup sans eaue. Car, si ne ie croiez, non foys je•, fist elle.

Un jour Pantagruel se pourmenant hors la ville ven 1’abbaye Sainct Antoine devisant ct philosophant avccques ses gtns ct aulcuns escholiers rcncontra un homme, beau de stature ct elegant en tous lineamens• du co[r]pa, mais pitoyablement navrt* en divera lieux : ct tant uial en ordre qu’il sembloit estre eschappé es ehiens, ou mieulx rtsembloit un eueilleur de pommes du pals du Perches. De tant loing que Ie vit Pantagruel, il dist es assistant :

• Voyez yous cest homme qui vient par ie ehemin du pont Charanton 7 Par ma foy il n’esi pauvre que par fortune* : car je yous asseurc que é sa physio- nomic 2'4sture 1’a produict de riche ct noble lignte, mais les adventures des gens curieulx ie ont induici en tche penuric ct indigence. t

Et sinsi qu’il fut au droict* d'entre eulx, il luydemands :

t Mon amy jc yous prie que un pcu vueillez icy arresttr ct me respondrc â ce que yous demanderay, ct voue ne yous en repentirez point, car j’ay election trée grande de yous donner ayde é mon povoir en la cala- mitt oa je voue voy : cer yous me faictes grand pitié. Pour tant mon amy dictes moy qui estes yous, dont•

risen-era : lignes, dessin neurd : bleait / ji›meic : hsenrd (calem- beur) l an drei:i : £ la houtcur done : d’oii

Jon : seuf 1 dhtbrcux de la Bible

ca1£at+ / J\'loss : Maseorcts, iocezpr5ccscm•d/•xx : couilloas / j›•uf•r : £ bouJcts dc

pierrc / em fe : ellurc f prriifer : aombrer / non /oys : moi non plus

z. Francois Rabelais, Pantagruel, •533

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70 PANTAGRUEL

venez yous, oii allez vous, que querez yous, ct quel est vostre nom. s

Le compaignon luy respond en langue Germanic-que• :

funcñer, Gon geb euch gliich unnd he‘d. Z or› lieber Jnc#er, try W r cA uiisen das do ir »iiiâ non Jragr, ter ein arm unnd crt›ori•iglish ding, unnd corr uif dan›on zu sagen, welshes eush vcrr:lruf lk h zu Ixnren ound mir as erse6»t ver, uieool die Poeien unnd Orai:on vorzeiien hoben gesagt in irem Spiirrhen unnd Sentenzert, dci dii Credechmus des Ellenâs unnd Armuot vorlangs erliiten ist ain grosser Lust.

A quoy respondit Pantagruel :i Mon amy je n’entens poinct ce barragouin, pour-

tant, si voulez qu’on vous entende, parlez aultre lan- gaige. i

Adoncques le compaignon luy respondit :Al bai•i1dim gotfono desh min brin alabo dordin fat-

broth ringuam ‹zf6‹ir‹ . Nin ponh zodiñim almucathin m’Who prin of elmim enihoih daI Helen ensouim › Authim at dum alkotim nim broth dechoth ponh min michais im e›idoih, prush daI maisoulum hoI moth dor r iirim lupaldos im ooldemoth. Nin hur diat›osth mnarbotim daI gousch palfrapin duch im scoth prush gnfeth daI Ghinon min foul- chrish al conin butaihen doth dat prim.

— Entendez yous rien la ? • dist Pantagruel es assis- tant.

A quoy dist Epistemon : « Je croy que c’est langaige des Antipodes, lc diablc n’y mordroit mie. »

Lors dist Pantagruel .• Compere, je ne ssay si les murailles vous enten-

dront, mais de nous nul n’y entend note. »Dont dist le compaignon :« Si or mio, voi uidru per exemplo che lo comamuso

non suona mai, s’ela non a ’it ventre pieno ; cost to pari- mente non vi fairer couture ie mie fortune se prima ‘d tribulato ventre non a la solita refectione, al qualc e adviso che Ie mani ct li denti abbui perso “if lore ardine naturals ei del tuto annkhillati. »

A quoy respondit Epistemon : « Autant de 1’un comme de l'aultre. *

2. Francois Rabelais, Pantagruel, z$33

71

Dont dist Panurge :‹ Lard, ghest theft be sua uirtiuss be intelligence ass yr

body schal kiss be namrall rrlvi:hi, tholb culd of me fety hoc›e, for nature hass ules zgualy maids ; hot fortune sum ez‹zfrit hess, an oyis depmMt. Non ye less crore mom rirtits depreefi and oirtiuss men districts, for, anen ye lad end,

— Encores morns », respondit Pantagruel. Adoncques dist Panurgc :« ]ona ondie guaussa goussyetan behar da rrremedio,

6eâarde, eersefn ysser lan da. Anbates oioyyes nousu eyn essassu gourr oy proposion ordine &n. Nno yssena bayia Jascheria egabe, genherassy badia sadns sti noura a@ia. Aran hondooan guolde eydassu nay dassuna. Eston oussyc eguinon soury hin, er darstura eguy harm, Genisoa plasor vadu.

— Estez yous la, respondit Eudemon, Gcnicoa• ? • A quoy dist Carpalin• Sainct Treignsn', foutys vous d’Escoss, on j’ay

failly a entendre ! •Lors respondit Panurge :

Prug freer strinsi sorgdmand sm›chdi drhds peg brle- dand Gravoi Chaeri gny Pomardiere rusih ptatlhdracg. Deeiniere prie Nays, Bcuille halmuch monash drupp del- meupplistrincq dlrnd dodelb up drent Loch mins si:srinquald da mm den cordefii Our jocsuu‹inipenarA. •

A quoy dist Epistemon :« Parlez yous christian, mon amy, ou langaige Pate-

linoys• ? Non, c’est langaige Lanternoys'. »Dont dist Panurge« Herre, ie en sprelee anders gheen iaele dan hersten

fat ; my duvet nochtans, at en set ie v met ecu words, myuen noon v claert ghenonch war i‹ beglere ; gheesi my unyt bermhe rtirheyi yet waer un ie gheooet mach munch.

A quoy reepondit Pantagruel :i Autant dc cestuy la. » Dont dist Penurge :

Sci nor, de tonto hablar yo soy crusade. Por que supplico a Vostro Reoerentia que mire a los preceptos eean- gefi9uos, pars que cms moment Vostra Re erentia a to

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72 PANTAGRUEL

qu ’es de conscientia, y, sy ellos non bastarent para mover Vostra Reverentia a piedad supplico que mire a la piedad natural, la qual yo creo que le movra como es de radon› y con esto non digo mas. •›

A quoy respondit Pantagruel« Dea, mon amy, je ne fais doubte aulcun que ne

sachez bien parler divers langaiges, mais dictes nous ce que vouldrez en quelque langue que puissions entendre. »

Lors dist le compaignon :M yn Herre, endog jeg med inghen tunge talede,

lygesom boeen, ocg uskvvlig creamer ! myne kleebon, och myne legoms magerhed undviser allygue blalig htivad tyng meg meest behoff girereh, som aer sandeligh mad och drycke : hwarfor forbarme teg omsyder o ermeg, och bef ael at gyffuc meg nogeth, aff huylket jeg kand styre myne groeendes maghe, lygeruss son mand Cerbero eti soppe Jor- seithr. Soa shal rue loeffe lenge och lybsalight.

— Je croy (dist Eustenes) que les Gothz parloient ainsi, et, si Dieu vouloit, ainsi parlerions nous du cul. '›

Adoncques dist le compaignon ’‹ Adoni, scofoiti lecha. lm ischar harob hal habdcca,

bemeherah thithen li kih:a lehem, chancathub . « Laah al Adonai chonen ral. »

A quoy respondit Epistemon•« A ceste heure ay je bien entendu, car c’est langue

Hebraicque bien rhetoricquement pronuncée. »[Dont dist le compaignon :‹• Despota ti nyn panagathe, doiti sy mi uc artodotis ?

Horas gar limo analiscomenon eme atlhlos. be en to mctaxy eme uc eleis udomos, setts de par emu he u chre, ce homos philologi pamdes homologusi tote logus te ce rhemeta peritta hyrparchin, opote pragma asto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin hina pragmata, (hon pert amphibetumen ) , me phosphoros epiphenete.

— Quoy, dist Carpalim, lacquays de Pantagruel, c’est Grec, je l’ay entendu. Et comment ? As tu demouré en Grece ? »

CHAPITRE lx 73

farm zamist nous mariston ulbrou, fousquez you brol, tarn bredaguez moupreton den goul houst, daguez daguez non croupys fost bardounnoflist non grow. A gon paston tol nal- priesy hounou los ecbatonous prou dhouquys bool panygou den bascrou condone caguons goulfven goul oust trop- passou.

— J’entends, se me semble, dist Pantagruel ; car, on c’est langaige de mon pays de Utopie, ou bien luy ressemble quant au son. »

Et, comme il vouloit commenced quelque propos, le compaignon dist :

]am tories vos per sacra perque deos deasque omnis obtestaius sum ut, si qua vos pietas permoret, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans ei ejulans. Sinite, queso, siniie, viri impii,

Quo me fata vocani

abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagi quo venter Jamelicus auriculis carere diciiur.

— Dea mon amy, dist Pantagruel, ne s9avez yous parler Fran9oys ?

— Si faictz tres bien Seigneur, respondit le compai- gnon, Dieu mercy. C’est ma langue naturelle, et matemelle, car je suis né et ay esté nourry* jeune an jardin de France, c’est Touraine.

— Doncques dist Pantagruel, racomptez nous quel est vostre nom, ct dont vous venez. Car par ma toy, je vous ay jd prins en am our si grand que, si vous condescendez a mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compaignie, et yous et moy ferons un nouveau pair d’amitié telle que feut entre Enée et Achates•.

— Se igneur dist ie compaign on, mon vray et propre nom de baptesme, est Panurge, et a present viens de Turquie, ou je fuz rnene prisonnier 1orsqu’on alla a Metelin ' en la male heure*, et voluntiers vousracompteroys mcs fortunes, qui sont plus merveil-

74 PANTAGRUEL

lenses que celles de Ulysses ; mais puisqu’il vous plaist me retenir avecques yous, et je accepte voluntiers l’offre, protestant* jamais ne vous laisser, et alissiez yous* a tous les diables, nous aurons en aultre temps plus commode assez loysir d’en racompter, car pour ceste heure j’ay necessité bien urgente de repaistre*, dentz aguiis, ventre vuyde, gorge seiche, appetit strident*, tout y est deliberé. Si me voulez mettre en auvre, ce sera basme* de me veoir briber*, pour Dieu donnez y ordre. »

Lors commenda Pantagruel qu’on le menast en son logis et qu’on luy apportast force vivres, ce que fut faict, et mangea tres bien a ce soir : et s’en alia vou- cher en chappon ' ', et dormit jusques an lendemain heure de disner, en sorte qu’il ne feist que troys pas et un sault du lict a table.

proiesiant . promeitant | alissiez ziotz3 .- méme si vous alliez repaisire .’Donc dist le compaignon

Agonou dont oussys von denagisez algarou non den

2. Francois Rabelais, Pantagruel, 533

notzrry : éduqué / en fa mule terre : an mauvais momentmanger f sin’deni . aigu basme baume, d'‹i ñ pl aisir / 6nt›er . dévorer

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Marguerite de Navarre (1492-1549)

L'Heptaméron1533

CINQUANTE ET UNIÈME NOUVELLE

Perfidie et cruauté d'un duc italien.Le duc d'Urbin nommé le Préfet, lequel épousa la

sœur du premier duc de Mantoue 1, avait un fils de l'âge de dix-huit à vingt ans qui fut amoureux d'une fille d'unebonne et honnête maison, sœur de l'abbé de Farse.

Et pource qu'il n'avait pas la liberté de parler à elle comme il voulait, selon la coutume du pays, s'aida

du moyen d'un gentilhomme qui était à son service, lequel était amoureux d'une jeune demoiselle servant

sa mère, fort belle et honnête, par laquelle faisait déclarer à s'amie la grande affection qu'il lui portait.

Et la pauvre fille n'y pensait en nul mal, prenant plaisir à lui faire ce service, estimant sa volonté si bonne et honnête qu'il n'avait intention dont elle ne pût avec honneur faire le message. Mais le duc, qui

avait plus de regard au profit de sa maison qu'à toute honnête amitié, eut si grand peur que ces a propos

menassent son fils jusqu'au mariage qu'il y fit mettre un grand guet. Et lui fut rapporté que cette pauvre

demoiselle s'était mêlée de bailler quelques lettres de la part de son fils à celle que plus il aimait. Dont il fut

tant courroucé qu'il se délibéra d'y donner ordre. Mais il ne put si bien dissimuler son courroux que la

demoiselle n'en fût avertie, laquelle, connaissant la malice du duc qu'elle estimait aussi grande que sa

conscience petite, eut une merveilleuse* crainte. Et s'en vint à la duchesse, la suppliant lui donner congé* de se retirer en quelque lieu hors de la vue de lui, jusqu'à ce

que sa fureur fût passée. Mais sa maîtresse lui dit qu'elle essaierait d'entendre la volonté de son mari

avant que de lui donner congé.Toutefois, elle entendit bientôt le mauvais propos que le

a. les (A)

3.Marguerite de Navarre, L'Heptaméron, 1559

SIXl ME JOURNÉE� - LI 391

duc en tenait et, connaissant sa complexion, non seule ment donna congé, mais conseilla à cette demoiselle de s'en aller en un monastère jusqu'à ce que cette tempête füt passée. Ce qu'elle fit le plus secrètement qu'il lui fut possible, mais non tant que le duc n'en fût averti qui, d'un visage feint et joyeux, demanda à sa femme où était cette demoiselle. Laquelle, pensant qu'il en sût bien la vérité, la lui confessa; dont il feignit être marri, lui disant qu'il n'était besoin qu'elle fit ces contenances*-là, et que de sa part il ne lui voulait point de mal, et qu'elle la fit retourner car le bruit* de telles choses n'était point bon. La duchesse lui dit que, si cette pauvre fille était si malheureuse d'être hors de sa bonne grâce, il valait mieux pour quelque temps qu'elle ne se trouvât point en sa présence. Mais il ne voulut point recevoir toutes ses raisons, lui commandant qu'elle la fit revenir.

La duchesse ne faillit* à déclarer à la pauvre demoi selle la volonté du duc; dont elle ne se put assurer, la suppliant qu'elle ne tentât point cette fortune*, et qu'elle savait bien que le duc n'était pas si aisé à pardonner comme il en faisait la mine. Toutefois la duchesse l'as sura qu'elle n'aurait nul mal, et la prit sur sa vie et son honneur. La fille, qui savait bien que sa maîtresse l'aimait et ne la voudrait point tromper pour rien b, prit confiance c en sa promesse, estimant que le duc ne vou drait jamais aller contre telle sûreté* où l'honneur de sa femme était engagé. Et ainsi s'en retourna avec la du chesse. Mais sitôt que le duc le sût, ne faillit à venir en la chambre de sa femme où, sitôt qu'il eut aperçu cette fille, disant à sa femme: .. Voilà une telle qui est revenue! ,., se retourna devers ses gentilshommes, leur commandant la prendre et la mener en prison. Dont la pauvre duchesse, qui sur sa parole l'avait tirée hors de sa franchise*, fut si désespérée, se mettant à genoux devant lui, lui supplia que, pour l'honneur d de lui et de sa maison, il lui plût ne faire un tel acte, vu que, pour lui obéir, elle l'avait tirée du lieu où elle était en sûreté. Si• est-ce que, quelque

b. pour un rien (A)c. prit sa fiance (A)d. l'amour (A)

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392 HEPTAMÉRON

PRIÈRE qu'elle sOt faire ni raison qu'elle sOt alléguer, ne sut amollir le dur cœur, ni vaincre la forte opinion qu'il avait prise de se venger d'elle; mais sans répondre à sa femme un seul mot, se retira incontinent le plus tôt qu'il put et, sans forme de justice, oubliant Dieu et l'honneur de sa maison, fit cruellement pendre cette pauvre demoi selle. Je ne puis entreprendre de vous raconter l'ennui• de la duchesse, car il était tel que doit avoir une dame d'honneur et de cœur* qui, sur sa foi, voyait mourir celle qu'elle désirait de sauver. Mais encore moins se peut dire l'extrême deuil du pauvre gentilhomme qui était son serviteur, qui ne faillit de se mettre en tout devoir qu'il lui fut possible de sauver la vie de s'amie, offrant mettre la sienne en lieu. Mais nulle pitié ne sut toucher le cœur de ce duc, qui ne connaissait autre félicité que de se venger de ceux qu'il haïssait. Ainsi fut cette demoiselle inno cente mise à mort par ce cruel duc, contre toute la loi d'honnêteté, au très grand regret de tous ceux qui la connaissaient.

« Regardez, mesdames, quels sont les effets de la ma lice quand elle est jointe à la puissance! ,. - «J'avais bien ouï dire, ce dit Longarine, que les Italiens étaient sujets à trois vices par excellence; mais je n'eusse pas pensé que la vengeance et cruauté fOt allée si avant que, pour· une si petite occasion*, elle eOt donné si cruelle mort. ,. Saffredent, en riant, lui dit: « Longarine, vous nous avez bien dit l'un des trois vices, mais il faut savoir qui sont les deux autres. ,. - « Si vous ne les saviez, ce dit-elle, je les vous apprendrais! Mais je suis sore que vous les·savez tous. ,. - « Par ces paroles, dit Saffredent, vous m'estimez bien vicieux! ,. - « Non fais, dit Longa rine, mais si bien connaissez la laideur du vice que vous le pouvez mieux qu'un autre éviter. ,. - "Ne vous éba hissez, dit Simontaut, de cette cruauté : car ceux qui ont passé par l'Italie en ont vue de si très incroyables que cette-ci n'est au prix qu'un petit peccadille. ,. - "Vrai ment, dit Géburon, quand Rivotte fut pris des Français 2,

e. ont dit en

3. Marguerite de Navarre, L'Heptaméron, 1559SIXIÈME JOURNÉE - LI 393

il y avait un capitaine italien que l'on estimait gentil* compagnon, lequel, voyant mort un qui ne lui était en nemi que de tenir sa part contraire de Guelfe à Gibelin, lui arracha le cœur du ventre et, le rôtissant sur les charbons, à grand hâte le mangea; et répondant à quel ques-uns qui lui demandaient quel goOt il y trouvait, dit que jamais n'avait mangé si savoureux ni si plaisant morceau que cettui-là; et non content de ce bel acte, tua la femme du mort et, en arrachant de son ventre le fruit dont elle était grosse, le froissa contre les murailles; et emplit d'avoine les deux corps du mari et de la femme, dedans lesquels il fit manger ses chevaux. Pensez si cettui-là n'eOt bien fait mourir une fille qu'il eût soup çonnée lui faire quelque déplaisir!» - « Il faut bien croire f, dit Ennasuite, que ce duc d'Urbin & avait plus de peur que son fils fOt marié pauvrement qu'il ne désirait lui bailler femme à son gré. ,. - « Je crois que vous ne devez point, répondit Simontaut, douter que la nature de )'Ita lien est d'aimer plus que nature ce qui est créé seulement pour le service d'icelle. » - «C'est bien pis, dit Hircan, car ils font leur dieu des choses qui sont contre nature. »- « Et voilà, ce dit Longarine, les péchés que je voulaisdire, car on sait bien qu'aimer l'argent, sinon pour s'en aider, c'est servir les idoles 3• » Parlamente dit que saint Paul n'avait point oublié les vices des Italiens et de tous ceux qui cuident • passer* et surmonter les autres en honneur, prudence et raison humaine, en laquelle ils se fondent si fort qu'ils ne rendent point à Dieu la gloire qui lui appartient: parquoi le Tout-Puissant, jaloux de son honneur, rend plus insensés que les bêtes enragées ceux qui ont cuidé* avoir plus de sens que tous les autres hommes, leur faisant montrer par œuvres contre nature qu'ils sont en sens réprouvés. Longarine lui rompit la parole pour dire que c'est le troisième péché en quoi ils sont sujets. •Par ma foi, dit Nomerfide, je prenais grand plaisir à ce propos car, puisque les esprits que l'on estime les plus subtils h et grands discoureurs ont telle punition

f. dire (A)g. duc Urbin (A)h. sujets ( A)

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HEPTAMÉRON

de devenir plus sots que les bêtes, il faut donc conclure que ceux qui sont humbles et bas et de petite portée comme le mien sont remplis de la sapience des anges!»- « Je vous assure, dit Oisille, que je ne suis pas loin de votre opinion, car nul n'est plus ignorant que celui qui cuide* savoir. » - « Je n'ai jamais vu, dit Géburon, moqueur qui ne fOt moqué, trompeur qui ne fOt trompé et glorieux qui ne fOt humilié. » - « Vous me faites souve nir, dit Simontaut, d'une tromperie que, si elle était honnête, je l'eusse volontiers contée. » - « Or puisque nous sommes ici pour dire vérité, dit Oisille, soit de telle qualité que vous voudrez, je vous donne ma voix pour la d• ire!» - Puisque la place m'est donnée, dit Simontaut, je la vous dirai. »

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Clément Marot

(1496—1544)

paraphrase en vers)

5. Cl é ment Ma rot : Psaumes de David

O notre Dieu ct Seigncur amiable‘, Combien ton nom est grand ct admirable Par tout ce vol terrestre spacieuxQui ta puissance éleve sur lesi cieux!

En tout se voit ta grand• vertu‘ parfaite, Jusqu’â la bouche aux enfants qu’on allaite, Et rends par 1â confus" et abattuTon ennemi qui nie to vertu‘.

Mais quand je vois ct contemple en courage° Tes cieux, qui sont de tee doigts haut ouvrage, Ltoiles, lune, et signes” différents (différentz) Que tu as faits ct assis” en leurs rangs, (rentz)

Adonc }e dis â part moi (ainsi comme Tous tbahi’) : Et qu’cst-ce que de l’homme, D’avoir• daigné de lui te souvenir,Et de vou1oir• en ton soin” le tenir?

Tu l'as fait tel que plus il ne 1ui reste Fors étre Dieu, car tu 1’as, quant au rcste, Abondamment de gloire environné, Rempli de biens ct d’honneur couronné.

Régner 1e fais sur 1cs oeuvres tant belles De tee deux mains, comme seigneur d’ice11es. Tu as, de vrai, sans quelque exceptionMrs sous ses pieds tout en sujétion.

Brebis ct bmufs, ct leurs peaux et leurs laines, Tous 1es troupmux des hauts monts et des plaines, En général toutes bétes cherchans•A pâturer par les bois et les champs,

Oiseaux de 1’air, qui volent et qui chantent, Poissons de mer, ceux qui nagent et hantent Par lms sentiers de oier grands ct petits,Tu les as tous â 1’homme assujettis.

O notre Dieu ct Seigneur amiable’, Comme I bon droit est grand et admirable L’exce11ent biuit‘ de ton nom précieux, Par tout ce va1 terrestre spacieux.

Psaumes, Vltl (Domine, Dominos nosier)› 1541.

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traduiti

s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la languefran§aise, s49

Joachim Du Bellay (1522—1560)

Défense et illustration de la langue franJ:aise1549

Je n’estime pourtant notre vulgeire, tel qu'il eit mainteoant, étre at vil et abject, coouñe Ie font ceo ambiticux admirateurc dci langues grecque et latine, qui ne peoeeraient, ct fussent-ilc la mime Pythh, déccse de persuasion, pouvoir rien dire de hon, st n’éteit en langege Stranger ct non entendu du vulgnire. Et qui vou- dm de bien prie y regarded trouvcra que notre langue flan se n’est si pauvre qu’clle ne puicse rendre fidtle- ment ee qu’e1le emprunte dcs autrcs, si infertile qu’clle ne puisse produire de soi quelque fruit de bonne inven- tion, an moycn de l'industrie et diligence dcs cultivateurs d'icclle, si qudques-uns se trouvent tent einie de leur pays ct d’eux-mGmcs qu'ils s’y veuillent employer. Mñz k gut apz ts Dieu, rendronc-none graces d’un tel bfnéfice, ainon â notre fcu bon cor ct ptre Fzanpotn, premier de ce nom ct de toutes vettus2 Je dii pm ler, d’iutnnt qu’il a en son noble zoyaume pmtril£remeot reititué tous les bone arts et sciencti en leur ancienne dignité : ct st 1 notre langnge, auparavant scebzeux ct mat poli, xcndu 4légant, ct cinon at copieua qin'il pourra bien ttre, pour le moim fidtte interpJtn de tous Ice autres P Bt qu’ainsi soit, pMocopheo, historians, m6decins, po tee, orateurt grecs ct letins, ont apprii â parler franc. Que direr-je dev Hébreua7 Los Saintca Lettres donaent ample témoignagc de ce que jc dis.Je laiscerai en cet endroit Ice superstitieuccs raisoni de

s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la Ianguefran§aise, sk9

ccux gut soutiennent que les mysttres de In théologie ne doivent étre découverta ct quasi comme pxofaa&

en langege rulgaire, et ce que vont elttguaat ceua girl sont d’opinion contiaire. Car cette disputation n’est

pxopce que j’ai entrepzis, qui est seulcment de montiez que notre langue n’n point eu 1 sa naissance let dieuz ct

lea metres fli ennemis qu’elle ne puisse us joue pacveoir on point d’excellence et de perfection aussi

bien que let autres, entendu que toutes sciences se pcuvcnt fidtieinent ct copieusement traitor en icelle,

comme on peut vote ea st gmnd nombre de livxes gcccs ct latins, voire bien

itfliC£2S, cspagnols et autres,maintcs excellences plumes de

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gut,

s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la languefran§aise, s49

ceux de leur langue, qu'siiront ^ les Latins outre Enniui on Lucrtce, outre Crassus on Antoine ?

Se compose donc celui qui voudta eorichli sa lsngue k l'imltation des meilleurs auteuis green ct latins : ci â toutes leurs plus gmndes verrus, comme â un certain

nun aucteur de bien invented, aussi mt-oe le plus utilc

d'un hon zutnur, ct quasi comme sc tmoafo r eg 1ui,

premier regard, ct, s’amusant £ la btauté dev mon, peedcnt lv force dci chosea. Bt certea, comme oe n’eoc polot chose vicieuse, mois grendement loueble, emprun- ten d’unc langue étrnngtco lti xntcocei ct let mots. ct let appioprier £ la sieone, eucsi eit-oc chore gre dcment â icprcndre, voice odicuse â tout lccteuz de libérale ni e, voir en une ii mc que unc e imi on, cnmme nelle d’aucuoi savants inémee, gut c'estiment ttre dci meilleurs, quand plus ils rcssemblcnt un Hero6t ou un Mezot. Je t’admoneste donc (‹b toi qui deiirci l’aocroisietnent de tn langue, ct veux excelled en icellc) de non imitcr â pied 1evd, comme nngutrc a dit qncl- qu’ua, let .plus lumens auteuri d'icellc, ainsi que font ordionircment la plupcrt dc not pottcs fren@s, chore csxtzs avaot yicicucc, comme dc ztut pro6t é aotm velgaicc : ytt que cc zs*est aotre ckose (d gmzzdc Iib5• zalitg fij fiinoa tui dozzacc cc qul Stait â lui. }c youdrats\zim qac aozzc Inziguc Est I ztcI›c d'ezsmpIcs dozncsti-gess qoc a’caseiozis besoia d’avoiz xscouzsaM 5 .

s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la Ianguefran§aise, sk9 21

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$. Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la languefran§aise, s‹9

his dons ct rclis prcmiererricnt, ‹i pciétc futur, feuillctte de main nocturne ct journelle lcs exeniplaires Grccs ct Latins; puis me laisse toutes ccs vieillcs poésies fran- Raises aux Jeux. Floraux de Toulouse ct au Puy de kouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons ct autres tcllcs • r iceries, gut corroni-}ient ie gout dc not re langue, ct ile scrvent #inon I por-ter téinoigiiage dc notrc ignorance. Jette-toi â ces plai- sants épigranimcs, non point comme font aujourd’hui un tas dc faiseurs dc contcs nouvcaux, qui en un dizain sont contents n’avoir rien dit qui vaille aux ncuf pre- miers vcrs, pourvu qu’nu dixiémc i1 y art ie petit mot pour rire : ups .a l’imitation d’un hfartial, on de quelque auWe bien approuvc, st la lascivité nc tc plait, méle lc profitable avec ie dour Distillc avec un style coulant et non scabreux ccs pitoyables clégies, 5 1’cxemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Propcrce, y entrcmélant quclquefois de ccs fables ancienncs, non pctit orncmcnt de poésic. Chantc-rnoi ces odes incotinues encore de la Muse fran$aise, d’uri luth bien accorde su son dc la lyrc grecque ct Montaine : ct qu’i1 n’y ait vcrs on n’appa- raisse quelque x estige de rare ct antique Erudition. Et quant 3 ce, te fourniront de matiérc les louanges des‹lieux et dcs hotnrnes vertucu.x, lc discours fatal dcs choses inondaines, lii sollicitudc des jeuncs homines, comme l’aniour, lcs vins; gardc c]uc ce qcnre de pocmc

5. 1 oachim Du Bellay, Dé fense et illustration de la langue franqaise, •s‹9

soit éloigné du vulgaire, enrichi ct illustré de mots pro- pres et épithetes non oisifs, orné de graves sentences, ct varié de toutes maniéres de couleurs et ornements poétiques, non comme un La/zzy ñ verde coulenr, Amour

ouvrages, mieux dignes d’etre nommés chansons vul- gaires qu’odes on vers lyriques. Quant aux épitres, ce n’est un pWme qui puisse grandement enrichir notrc vulgaire, pource qu’elles sont volontiers de choses familiéres et domestiques, si tu nc lcs voulais faire fi l’imitation d’élégies, comme Ovide, ou sentencieuses et graves, comme Horace. Autant te dis-je des satires, que les Fran$ais, je ne sais comment, ont appelées coq-â-l’âne : és quels je te conseille aussi peu t’exercer, comme je te veux étre ali£ne de mal dire, si tu ne you- lais 5 1’exemple des ancient, en vets héroiques (c’est- 1-dire de x â xi, et non sculement de vlri â ix), sous le nom de satire, et non de cette inepte appellation de coq-1-1’fine, taxer modestemerit les vices de ton temps, et pardonner aux noms des personnel vicieuses. Tu as pour ccci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les satiriques. Sonne-moi ces beaux sonnets, non tnoins docte que plaisante invention italicnne, conforoie de nom â l’odñ ^, et difiérente d'elle seulcment pource que le sonnet a certains vers réglés ct limités, et 1’ode peut courir par toutes maniéres de vers libre- rent, voire en invented 5 plaisir, â l’exemple d'Horacc, qui a chanté en dix-neuf sortes de vers, comme disent let grainmairiens. Pour Ie sonnet donc tu as Pétrarque et quelques modernes Italians. Chante-moi d'une musette bien résonnante et d'une flute bien jointe ces plaisnntes eglogues rustiques, â 1’exemple de Théocrite ct dc Vir- gile : marines â 1’cxemple de Sannazaf, gentilhomme napolitain. Que plilt aux Muses qu'cn toutes les esptces

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s Joachim Du Bellay, Défense er illustration de la languefran§aise, s‹9

de poésie que j’ni nommées nous eussione beaucoup de telles imitntions qu'est cette Jglogue sur ln naissance du file de Mnnseigneur ie Dauphin, â mon grt un dea meilleurs petiti ouvrages que fit onqucs Maro6 Adopte- moi aussi en la famille franpaise ccs coulants ct mignardi hendécasyllabes, â 1’exemple d’un Catulle, d'un Pontan et d’un Second : ce que tu pourras faire, sinon en quaa- tité, pour ie morns en nombre de syllzbcs. Quant aux comédies ct tragédies, si les rois ct Ice républiquei Ice voulaient restituer en leur ancienne dignity, qu’ont usur- pée les farces et moralités, je serais bien d'opiaion que tu t’y employasses, et si tu le reux faire pour 1’ornement de ta langue, tu sais of tu en dois trouser les archétypee.

C H A PI T RB V

Donc, d toi, qui, doué d’une exccllente félicitf de nature, instruit de tous bons arts et sciences, princi- paleinent oaturclles et mathématiques, versé en tous genits de bons auteurs grccs et latins, non ignorant des panies ct offices de la vie humaine, non de trop haute condition, on appdé au régime public, non aussi object ct pauvre, non tioublé d'a8aires domcstiqucs, mais en repos ct tranquillité d’csprit, acquire premitre- ment par la magoanimité de ton courage, puis cntrcte- nue par tn prudence et sage gouvcrnement, ti toi (dis-je), ornñ de taoi de grâces ct perfections, si tu as quclque- fois pitié de ton pauvre langnge, si tu daigocs 1’earicbir de tes trésors, ce sera toi véritablement qui Int fens

s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la languefran§aise, zs19

hausser la tetc, ct d’un brave sourcil s’égaler aux super- bee langues grecque et latine, comme e fait de notrc

temps en son vulgaire un Arioste italien, ijue j'oserais (n’était la sainteté des vieux poémes) comparer â un

Homme et Virgile. Comme lui donc, gut a bien voulu emprunter de notre langue les noms et l’histoire de son

poéme, choisis-nioi que1qu’un de ces beaux vieux romans tran ais, comme un Lancelot, un Trz?on, ou nutrcs : ct en fais renaitre au monde une admirnble

Iliade ct laborieuse Kifide. Je veux bien en passant dim un mot â ceux qui nc s’emploient qu’â orner ct ampli- fier nos romans, et en font des livres, certainement en beau ct fluide langage, mais beaucoup plus propre â bien entretenir damoisclles qu’â doctement écrire : je vou- drais bien (dis-je) les avertir d’emp1oyer cette

grande Elo- quence â remieillir ces fragments de vieilles chroniques fran$aises, et comme a fait Tite-Live des annales ct autres anciennes chroniques romaines, en

bâtir le corps cntier d’une belle histoire, y entremélaiit â propos ces belles concions ct harangues â l’imitation de celui que je viens de noiumer, de Thucydide, Salluste, ou quelque autre bien approuvé, selon ie genre d’écrire

of ils ee sentiraient propres. Tel ceuvre certainement serait fi leur immortelle gloire, honneur de la Prance, ct

grande illustration de notre langue. Pour reprendre ie propos que j’avais laissé, quelqu’un (Jacut-étre)

nouvera Strange que je requiére une si exacte perfection en celui qui vou- dra faire un long poéme, vu aussi qu’â peine se trouve- raient, encore qu’ils fussent instruits de toutes ces choses, gut voulussent entreprendre un ouvre

de si laborieuse longueur, ct quasi de la vie d’un homme. 11 semblera â quelque autre que, coulant

bailler les moyens d’enri- chir notre langue, je fassc Ie contraire, d’autant que je retards plutht et refroidis

l'étude de ceus qui éteient

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5. Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la lanpuefran aise, i§ 49

zqz La D@imi ct I/rsZr<ii«n...

bien alfectionnés â leur vulgaire, que je ne les incite, pource que, débilités par dcsespoir, ne voudront point eesayer ce â quoi ne s’attendront de pouvoir parvenir. Mais c’est chose convenablc, que toutes choses soient eapérimentées de tous ceua qui désirent atteindre â quelque haut point d'excellence et gloire non vulgaire. Que si quelqu'un n’a du tout cette grande vigueur d’esprit, cette parfaite intelligence des disciplines, et toutes ces autres commodités que j’ai nommées, tieone ponrtant le cours tel qu’il pourra. Car c’est chose hoanéte â celui qui aspire an premier rang, demeurer an second, roire an troisiéme. Non Homére seul entre 1es Grtcs, non Virgile entre Ice Latins, ont acquis los et xéputn- tion. Mais telle a éte la louange de beaucoup d’autrcs, chnrun en son genre, que pour admirer les choses hautes, on ne laissait pourtant de loner les inférieures. Ccrtai- nement si nous avions des Mécénes ct des Augustas, Ice cieux ct la nature ne sont point si ennemis de notre sidcle que n’eussioiis encore des Virgiles. L’hooneur nourrit les nrts, nous sommes tous par la gloire enBnm- més 1 l'étude des sciences, ct ne s'éltvcnt jnmais les choses qu'on voit étre déprisées de tous. Les rois ct les princes devraient (ce me aemble) avoir mémoire de ce grand empereur °° qui voulait plutfit la vénérxble purs- uance des lois etre rompue, que les oeuvres de Virgile, condamnées au fen par le testament de 1’auteur, fussent brtilées. Que dirai-je de cet autre grand monarque ^, qui désirait plus le renaitre d'Homére que Ie gain d’une grosse bataille 2 et quelquefois, étant prés du tombeau d’Achille, s’écria hauteinent : O bienheureux adolescent, gut as trouvc un ttl buccinateur de tes louanges1 Pvt 1 In vérité, sans la divine Muse d'Homére, Ie ménie tom- beau qui couvrait ie corps d'Achiile edit aussi accsbl6 son renom. Ce qu’advicnt â tous ceux qui mettcnt

M Dlfius ct Illmlrafion... z4$1'assuranee de ltur imniortalité au marbre, an cuivze, aux colosses, auz pyramides, aua laborieux Edifices, et autres choses non moins sujettes aux injures du -cid ct du temps, de la flamme et du fer, que de frais excessifs et perpétuelle sollicitude. Les alléchements de Vénus, la gueule et les otieuses plumes ont chassé d’entre les hommes tout désir de 1’immortalité : mais encore est-ce chose plus indigne, que ceux qui d’ignorance ct toutes esptces de vices font leur plus grande gloire, se moquent de ceux qui en cc tant lovable labeur poétique emploient les heuies que les autres consument sux jeux, aux barns, aux banquets, et autres tels menus plaisirs. Or iiéanmoins quelque infélicité de siecle oit nous soyons, toi â gut let dieux et les musee auront été si favorables comme j’ai dit, bien que tu sois dépourvu de la faveur des hommes, ne laisse pourtant I entreprendre un‹cuvre digne de toi, friars non dix â ceux qui, tout ainsi qu”ds ne font choses louables, aussi ne font-ils cas d’étre loués. Hspére ie fruit de ton labeur de l’incorruptible et non envieuse postérité : c’est la gloire, seule échelle par les degrés de laquelle les moitels d’un pied léger montent au ciel et se font compagnons des dieun

C H Ar i r R r. v i

Mais de peur que le vent d’a1fection nc poussc monnavire si avant en cette mer que je sois en danger

s Joachim Du Bellay,

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et illustration de la langue flan(aise, z5 q9

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s Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la languefrangaise, s‹9

du naufrage, reprenant la coute que j’avais laissée, je veux bien avertir cdui qui entreprendra un grand‹:cuvre qu’il ne craigne point d’inventer, adopter et composer â l’imitation des Grecs quelques mots fran- cs, comme Cicéron se vantc d'avoir fait en sa langue. Mets si les Grecs et Latins eussent été superstitieux en cet endroit, qu’auraient-ils ores de quoi magnifies si hautement cette copie qui est en leurs langues 7 Bt si Horace pere ct qu’on puiase en un long pMme dormir quelquefois, est-il défendu en ce méme endroit user dc quelques tnots nouveaux, méme quand la néces- sitc nous y contraint 7 Nul, s’il n’est vraiment du tout ignare, voire privé de sens commun, ne doute point que les choses n’aient premiérement été : puis uprés, les mots avoir été inventés pour les signifier; et par consé- quent aux nouvelles choses étre nécessaire imposed nouveaux mots, principalement és arts dont 1’usage n’est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arrives souvent â notre poéte, auquel sera nécessaire cmprunter beaucoup de choses non encore traitées em notre langue. Les ouvrieis (afin que je ne parle des sciences libérales) jusques aux laboureurs mimes, et touter sortes de gens mécaniques, ne pourraient conser- ves leurs métiers s’ils n’usaient de mots â eux usités ct â nous inconnus. Je suis bien d’opinion que les pro- cureurs ct avocats usent des termes propres â leur pro- fession sans rien innover : mais vouloir 6ter la liberté â un savant homme qui voudra enrichir sa langue d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riclie, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et Romains se sont donnée. Lesquels, combien qu’ils fussent sans comparaison plus que nous copieux ct riches, néanmoins ont concédé aux doctes hommes

usex souvent de mots non accoutumés és choses non accoutumées. Ne crains donc, poéte futur, d’innover

quelques termes, en un long poéme principalement, avec modestie toutefois, analogie et jugement de

l’oreille, et ne tc soucie qui ie trouvc bon ou mauvais : espérant que la postérit‹i 1’approuvera, comme celle qui donne for aux choses douteuses, luniiére aux obscu-

res, nouveauté aux antiques, usage aux non accoutumées, ct douceur nux apres et tudes. Entre autres choses °*, se garde bien notre poéte d’user de noms propres latins on grecs, chose vrniment aussi absurde que si tu appli- quais unc piéce de i•e1ours vert it une robe de valours rouge. blais scrait-cc pas une chose bien plaisante,

user en un ou vragc latin d’un nom propre d’homme on d'autre chose en franyis 2 comme Jan ciirril, Litre J«*J, et autres seniblables. Accommode donc tels noms propres, de quelque langue que ce soit, â 1’usage de

ton vulgaire °^ : suivant les Latins, qui pour ’HpaWJi ont dit Hercules, pour O9«eJs, Theseus : et dis Herciile

Tblsée, Achille Ulyssz, Uirgile, CicWn, Hororz. Tu doin pourtant user en cela de jugement et discrétion, car il y a beaucoup de tels noms qui ne se peuvent approprier en fran$ais : les uns monosyllabes, comme Mars :

les autres dissyllabes, comme line : aucuns de plusieurs syllabus, comme /zpiJzr, si tu ne voulais dire Jon :

et autres infinis, dont je ne te saurais bathes certaine régle. Par quoi je renvoic tout an jugement de ton oreille. Quant au reste, use dc mots purement fran$ais, non tou-

tefois trop commune, non point aussi trop inusitfis, si tu ne voulais quelquefois usurper, et quasi comme

cnchfisser, ainsi qu’une pierre précieuse ct rare, quelqucs mots antiques en ton poéme, â 1’exeinple de Virgile,

qui a usé de ce inot o/i pour oy/ 7 pour old/a, ct autres. Pour ce faire, tc fau‹lrsit tous ces dieux

romAns

ct poétes fran$ais, on tu trouveras un aJoiims pour faire /o»r (que les praticiens se sont fait propre), n»ifrr pour/‹rirr uni?, nizczrr pour Jrn$pir elf on rizaii, ct pro- prement d’un coup de main, rat/ pour lager ct mille autres bons mots, que nous avons perdus par notre négligence. Ne doute point que Ie modéré usage de tels vocables ne doone grande majesté tant au vets comme â la prose : ainsi que font les reliques des saints aux croix ct autres sacrés joyaux dédiés aux temples.

s d oachim Du Bellay, Défense et illustration de la langue fran(aise, •s 9 2S

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Pierce de Ronsard

(15S3—1592)

1555—1578

J’aime la fleur de Mars, j’aime la belle rose, L’une qui est sacrée a Venus la Deesse, L’autre qui a ie nom de ma belle mNstresse, Pour qui trouble d’esprit en paix je ne repose.

J’aime trois oiselets, 1’un qui la plume arrose De la pluye de May, et vers ie Ciel se dresse : L’autre qui veuf au bois lamente sa destresse :L’autre qui pour son fils rnille versets compose.

J’aime un pin de Bourgueil, ou Venus apendit Ma jeune liberté, quand prise elle renditMon cour qui doucement un be1 oil empiisonne.

J’aime un jeune laurier de Phebus 1’arbrisseau, Dont ma belle maistresse en pliant un rameau Lié de ses cheveux me fist une courorine.

6. Pierre de Ronsard : Les Amours de Marie, zsss z6

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Prof. Dr. Patrick Suter & Prof. Dr. Michèle Crogiez -Anthologie de la littérature française du XVIe siècle

Michel de Montaigne

(1533-1592)

Essais1580 - 1588 - 1592

7. Michel de Montaigne, Essais, 1580-1588-1592

Au Lecteur

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis: à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me presanterois en une marche estudiée. Je veus qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence pu blique me l'a permis. Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre: ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quatre vingts.

27

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°

ESSAIS ■Je voudrais premièrement' bien savoir ma langue, et celle de

mesvoisins, où' j'ai plus• ordinaire commerce•. C'est un bel et grand agen

sle d'éducation. 6 averti.

■Quant au grec, duquel je n'ai quasi du tout po t� d'intelligence,

cement• sans doute que le grec et latin, mais on l'achète trop cher. Je dirai ici une façon d'en avoir meilleur marché que de coutume,

7 la relative qui ne leur coûtaient rien est une ad<lition de l'exemplaire

mon père desseigna11 me le faire apprendre par art•, mais d'une voie 50 nouvelle, par forme d'ébat et d'exercice. Nous pclotions21 nos décli 17

L'ÉDUCATION

UNE MÉTHODE OR!-GINALE Ces souve nirs sur son enfance et son éducation se placent vers la fin du chapitre que Moncaigne a consacré à exposer ses idées pédagogiques (cf. pp. 230-233). Suivant son habitude, Mon taigne s'appuie sur sa propre expérience : après avoir expliqué que la philosophie, qui est méditation sur l'homme, convient mieux à un jeune noble que des sciences trop particu lières, et notamment que l'étude gramma cicale des langues, après s'êcre moqué de la méthode autoritaire des collèges qui maintient trop longtemps les élèves dans les livres et les mots au lieu de les plonger dans la vie, Montaigne réfléchit sur le genre de parler qui lui plaît le plus : c'esr une langue popu laire, toute proche de la réalité et de l'action.

1 avant tout. 2 avec LESQUELS. 3 gr. n 1 e.4 ornement. 5 pour trouver une forme choi-

qui a été essayée en moi-même. S'en servira qui voudra.Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu'homme peut

faire, parmi les gens savants et d'entendement, d'une forme d'insti tution exquise•, fut avisé• de cet inconvénient qui était en usage; et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues, qui' ne leur• coûtaient rien, est la seule cause pourquoi nous ,o ne pouvions arriver à la grandeur d'âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c'en soit la seule cause. Tant y a que l'expédient• que mon père y trouva, ce fut que,en nourrice et avant le premier dénouement10 de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin ,5 en France, du tout• ignorant de notre langue, et très bien versé enla latine. Celui-ci, qu'il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé", m'avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres moindres en savoir pour me suivre, et soulager le premier. Ceux-ci ne m'entretenaient d'autre langue que 20 latine. Quant au reste de sa maison•, c'était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière ne parlaienten ma compagnie qu'autant de mots de latin que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C'est merveille• du fruit• que chacuny fit. Mon père et ma mère y apprirent assez de latin pour l'entendre, 2, et en acquirent à suffisance pour s'en servir à la nécessité•, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient plus• attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant qu'il en regorgea" jusques à nos villages tout autour, où il y a encore et ont pris pied par l'usage plusieurs appellations latines d'artisans et d'outils. i0 Quant à moi, j'avais plus de six ans avant que j'entendisse non plusde français ou de périgourdin que d'arabesque18

• Et, sans art•, sanslivre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avais appris du latin, tout aussi pur que mon maître d'école le savaitcar je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. Si, par essai", on me voulait 35 donner un thème, à la mode des collèges, on le donne aux autres en français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy'", qui a écrit De comitiis Romancrum", Guillaume Guérente10, qui a commenté Aristote",George Buchanan15, èe grand poète écossais, Marc18-Antoine Muret'", 4° que la France et l'Italie reconnaît10 pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs domestiques•• m'ont dit souvent que j'avais ce langage, en mon enfance, si prêt et si à main21 qu'ils craignaientà m'accoster. Buchanan, que je vis depuis à la suite de feu monsieur

le Maréchljl de Brissac, me dit qu'il était après à" écrire de l'insti- ,s turion• des enfaitts, et qu'il prenait l'exemplaire• de la mienne : caril avait lors en charge" ce Comte de Brissac .. que nous avons vu depuis si valeureux et si brave.

de Bordeaux (nous signalerons DANS les notes par la lettre B les addi tions de l'édition de 1588 et par la lettre C les additions POSTÉRIEURES à l'édition de 1588, sauf naturellement dans les cas où la typographie permettra de DISTINGUER les trois états du texte).8 aux ANCIENS. 9 tou JOURS EST-IL que la solu tion. 10 action de se dénouer. 11 payé. 12 reflua. 13 arabe. 14 ma nière d'exercice. 15 hu MANISTE, PROFESSEUR au Collège de Guyenne. 16Sur les comices des Ro mains (1555), c'est-à-dire sur les ASSEMBLÉES électo rales ROMAINES. 17 il tra duisit, avec Grouchy, la Logique d'Aristote. 18 1. 40-41 : Marc... Muret, B;q

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vés. 21 SI bien en main. 22 en train d'. 23 il était précepteur de. 24 fils du Maréchal; fut tué.à 1'âge de 26 ans (1569) en assié geant Mussidan, place forte protestante, non loin du château de Mon taigne. 25 décida. 26 NOUS nous lancions comme DES BALLES. 27 jeux d'échecs ou de dames. 28 SCRUPULE.29 DANS le texte de l'édition de 1580 (que NOUS désignerons, le cas échéant, par la lettre A), cette phrase était pri mitivement : Et avait un joueur d'épinette ( = petit clavecin) pour cet effet. 30 choisie. 31 avec. 32 PAS même. 33 idées.34 en PLUS de. 35 où il avait participé aux· guerres. 36 répétiteurs.37 gr. n• 5f 38 me faire arriver tout de suite.

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Prof. Dr. Patrick Suter & Prof. Dr. Michèle Crogiez -Anthologie de la littérature française du XVIe naisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier ,apprennent l'arithmétique et la géométrie. Car, entre autres choses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir par une volonté non forcée et de mon propre

désir, et d'élever mon 55 lme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstitionl8que, parce qu'aucuns tiennent• que cèla trouble la cervelle tendre• des enfants de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés· beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il 60 me faisait éveiller par le son de quelque instrument; et11 ne fus jamais sans homme qui m'en servît.

Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence• et l'affection d'un si bon père, auquel il ne se faut nullement prendre s'il n'a recueilli aucuns uits• répondant à 65 une si exquise.,

culture. Deux choses en furent cause : le champ stérile et incommode; car, quoique j'eusse la santé ferme et entièreet quant et quant• un naturel doux et traitable, j'étais parmi81 cela si pesant, mol et endormi, qu'on ne me pouvait arracher de l'oisiveté, non pas11 pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien, et, 10 sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations•• hardieset des opinions au-dessus de mon âge. L'esprit, je l'avais lent, et qui n'allait qu'autant qu'on le menait•; l'appréhension•, tardive; l'invention, lâche; et après" tout

un incroyable défaut de mémoire. De tout cela il n'est pas merveille• s'il ne sut rien tirer qui vaille. 15 Secondement, comme ceux que presse un furieux• désir de guérisonse laissent aller à

toute sorte de conseil, le bon• homme, ayant extrême peur de faillir en chose qu'il avait tant à cœur, se laissa enfin emporter à l'opinion commune, qui suit toujours cewi: qui vont devant, comme les grues, et se rangea à la coutume, n'ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premières ins_titu tions•, qu'il avait apportées d'ltalie86 ; et m'envoya, environ, mes six ans, au collège de Guyenne, très florÎSSl!fit pour lors et le meilleur de France. Et là, il n'est. possible de rien ajouter au soin qu'il èµ � et à me choisir des précepteurs de chambrci"' suffisants• et.à toutèi les autres circonstances de ma nourriture•, en laquelle .il ·réserv•• plusieurs façons particulières contre l'usage des collèges. Mai tant� y a que c'était toujours collège. Mon latin s'abAtardit inèouti nent•, duquel depuis par désaccoutumance j'ai pj:t'du tout usage.Et ne me servit cette87 mienne nouvelle institution• que de me faire 90 enjamber d'arrivée•• aux premières classes : car, à"trc:izè ans que je sortis du collège, j'avais achevé mon cours (qq'ils

ppènent),� ét �la vérité sans aucun fruit• que je pusse à présent mettre en compte.

Essa/3, Livre 1, chap. XXVI : De l'lns/llr,tion des enf<J!lts.

7. Michel de Montaigne, Essais, 1580-1588-1592

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d’ou tout d’unedétoume' un peu plus souvent â ma librairie‘,

commands â mon ménage'. Je suis sur l’entrée•

ESSAIS ■ Messieurs de Bordeaux' m’élurent maire de leur ville, étant* éloigné de France, et encore plus éloigné d’un tel pensement ’. Je m’en excusai•, mais on m’apprit que j’avais tort, le commandement du Roi

LA LIBRAIRIE DE MO MTAI GNB ñfon-teigne se prtoccuf›ait, ners 1586, d’esquisser In définition d’un type

et vois sous moi mon lardin, ma basse-cour, ma cour, ct dans la pm-part des membres• de ma maison. Lâ, je feuillette â cette heure un livre, â cette heure un autre, sans ordre ct sans dessein, â pieces décou- sues; tantfit je rave‘, tantñt j'enregistre ct dicte•, en me promenant, mes songes que voici.

Elle• est an troisieme• étage d'une tour. Le premier, c’cst ma cha- pelle, le second une chambre et sa suite, on je me couche souvent, pour

« LE MA IRE ET MON - TA IGNE ONT TO UJ OURS

aussi s’y interposant•. C'est une charge qui en doit sembler d’autant plus belle, qu’elle n’a ni loyer’ ni gain autre que 1'honneur de son exécution. Elle dure deux ans ; mais elle peut étre continuée par seconde Election, ce qui advient tres rarement. Elle le fut â moi ; et ne l’avait été que deux fois auparavant : quelques années y avait•,a Monsieur de Lansac•; ct fraichement a Monsieur de Biron', Maréchal de France, en la place duquel je succédai ; ct laissai la mienne a

d’homme de fioniie com- Etre seul. An-dessus, elle a une grande garde-robe. C’était an temps ' ° LTD DEUx » Fragment Monsieur de Matignon •, aussi Maréchal de France. Brave de si noblepognie, qiii nnnoiice

Ie former : la corruer- saiiozi dev hommes d’élite (cf. iexte 16) ,la société des femmes

Ie gout des fierce, que Montaigne cultive pour son compte meme en voyage, main surtaut

I retire. 2 d*ou je surveille toute ma maison a la Fois. 3 la tour de Montaigne est juste /t coté de la porte qui donne accts dans la grande cour. 4 parties. 5 1. 7-39 £IJe esr...pos voir jsrnuf* i•£re, C.6 deux it me, car ce qu ’il appelle le prerriier est Ie rez-de-chaussée. ’7 gr. n" ie. 8 comfortable.9 de fen8tres. 10 as- sicds. IN dc la gorde- zo6'e, transform5c en bi- bliothéque. t2 sum cinq rayons. t3 perspective.14 Louie. I5 de mes concitoyens. t6 en réa- lit+ douteuse. 73 en vue. IB « C’est une Grande servitude qu’un sort tle-

l9 recherchent. 20 con- grégations. 21 gr. n° l4d. 22 communauté.

passe•ieitifls, C. 24 gt. n° I I d. 25 si on me permet de Ie dire. 26 gain.

passé ie lieu plus' inutile de ma maison. Je passe lâ et la plupart des)OuFS de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. A sa suite est un cabinet • assez poli•, capable a recevoir du feu pour l’hiver, trés plaisamment percé•. Et, si je ne craignais non plus ie soin‘ que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne, je pourrais facilement coudre â chaque cñté une galerie de cent pas de long et douze de large, â plain-pied, ayant trouvé tous les murs montés pour autre usage, $ la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiem un promenoir. Mes pensées dormant si je les assis'°. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent. Ceux qui étudient sans livre en sont tous ld. La figure• en" est ronde et n’a de plat que ce qu'il faut $ ma table ct fi mon siege, et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mcs livres, rangés â cinq degrés" tout â 1’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect'•, ct seize pas de vide en diametre. En hiver, j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom, ct n’a point de piece plus éventée que cette-ci, qui me plait d’étre un pen pénible ct â l’écart, tant pour le fruit’ de l’exercice que pour reculer de moi la presse'•. C’est lâ mon siége. J’essaie â m'en rendre la domination pure, ct â soustraire ce seul coin â la communautéct conjugale, et filiale, ct civile'•. Partout ailleurs je n'ai qu’une autorité 0 vcrbale, en essence confuse". Misérable‘ â mon gré, qui n’a chez soi on étre â soi, on se faire particulierement la cour, oti se cacher! L’am- bition paie bien ses gens de les tenir toujours en montre", comme la statue d’un marché : « Magna servitus est magna fortuna'•. • Jc n’ai rien jugé de si rude en l’austérité de vie que nos religieux effectent'•, que ce que je vois en quelqu’une de leurs compagnies*, avoir" pour régle une perpétuelle société•' de lieu et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement • plus sup- portable d’étre toujours seul que ne ie pouvoir jamais ttre.

Si que1qu’un me dit que c’est avilir les muses de s’en servir seu- lement de jouet ct de passe-temps, i1 ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le" jeu ct ie passe-temps. A peine • que je ne die'• toute autre fin • étre ridicule. Je vis du jour â la journée; ct, parlant en révé-rence••, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent lâ. y’ttudiai, jeune, pour l’ostentation; depuis, un peu, pour m'assagir; â cette heure, pour m’ébattre; jamais pour le quest".

Essois, Livre III, chap. III : De trots commences.

d’un Essai sans doute compost t'ers 1'"›86-7 .id 7.

I les tchevins (on les appela it yura/s a Bor- d eau x), membres du Conseil de Ville que prtsidait ie maire. 2 gr. n ° \ 2 a. 3 d é c I i n ai I *off re. 4 intervenant (une lett re person nelle de Henri 1 I I ñ Montaigne ie poussa a aece pter).5 auparavant. 6 ancienambassadeur de Char- les I X. 7 t ué a u sing v d ’£ pcrnay en 1 592. S lieutena nt-gouvernetir de 1 a G uyenne, a 1’époque ou Montai gne fut maire de Bordeaux. 9 je suis fier d ’u ne si glorieuse compagnie. 10 citatio n ajoutée sur l’exemplairc de Bordeaux « Tous deux bons administra- teurs en temps de pai x et bons chefs a la guerre » (Virgile, Lnéide, X I, v. 658). 11 droit de citt. 12 * ur la liste des cito- yens d’honneur de Cc- rinthc. t3 Plutazque, Let Trots Formes de gou•veriiertient, chap. i. 14 afin qu’ils. 15 la mairie. 16 1’a dminist ration de sa maison et de ses biens.17 venait. 18 l’hypo- crisie, la comtdie. 19 occupatio ns. 20 en tir e r parti. 21 gr. n ° 4e. 22 en mettant de cfitt ses fonctions pu bliques. 23 se confier .

assistance•,uterque bonus pacis bellique minister'° !

La fortune’ voulut part â ma promotion, par cette particuliere circons- tance qu’elle y mit du sien. Non vaine‘ du tout ; car Alexandre

dédaigna les ambassadeurs corinthiens qui lui offraient la bourgeoisie" de leur ville; mais quand ils vinrent a lui déduire’

comment Bacchus et Hercule étaient aussi en ce registre", illes en remercia gracieusement '°. A mon arrivée, je me déchiffrai fidelement

et consciencieusement, tout tel que ye me sens étre : sans mémoire, sans vigilance, sans experience et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans avarice’ et sans violence, i ce qu’ils' • fussent

informés et instruits de ce qu’ils avaient a attendre de mon service. Et parce que la connaissance de fen mon pere les avait seule incites a

cela, et l’honneur de sa mémoire, je leur ajoutai bien clairement que je serais tres marri’ que chose quelconque fit autant d’impression” en

ma volonté comme avaient fait autrefois en la sienne leurs affaires et leur ville, pendant qu’il l’avait en gouvernement, en ce méme lieu'• auquel ils m’avaient appelé. II me souvenait de 1’avoir vu vieil en

mon enfance, l’ame cruellement agitée de cette tracasserie publique, oubliant le doux air de sa maison, on la faiblesse des ans 1’avait

attaché longtemps avant, et son ménage'• et sa santé, et, en méprisant certes sa vie qu’il y cuida perdre, engage pour eux â des longs et

pénibles voyages. Il était tel; et lui partait' ' cette humeur’ d’une grande bonté de nature : i1 ne fut jamais ame plus charitable et

populaire‘. Ce train‘, que je loue en auuui, je n’aime point â ie suivre. [...) Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une separation

bien claire. Pour‘ étre avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaitre la fourbe" qu’il y a en telles vacations ' •. Un honnéte’

homme n’est pas comptable du vice ou sottisede son métier , et ne doit pourtant en refused l’exercice : c’est 1’ usage 0de son pays, et i1 y a du profit. 11 faut vivre du monde et s’en prévaloir'° tel qu’on le trouve. Mais Ie jugement d’un empereur doit étre au-dessus de son empire, ct ie voir et considérer comme accident' étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi'' a part" et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins a soi-mtme. Je ne sais pas m’enga- ger si profondément et st entier.

Essais, Livie III, chap. X : De nNnager sa volonté.

LA G ESTI O N CVI U NICIPA

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y. Michel de Montaigne, Essais, zg8o- s88 -+59* 3O

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PM YSIO UE

ESSAIS

MONTAIGNE PE2NT P3jtLUI-Mhz Le chapitre De la présomption a sans daute étt écrit entre 1578 ct 1580. Mon-taigne sent répandre â

part de i' céremonie », c’est-â-dire de conven- tiozrs saciales, dans l’embarras qu’on a de por/er de ter, il affirms que› loin de se router, il aurait plutât tendance â se déprécier : rien de

lui plait nroiment â cdté des productions dev Ancient,- iJ o i’impres- sion de mong tzer d’élé- ganse dans san style ei

1 « Aussi mcs jambes et ma poitrine sont-elles htrissées de poils » (Mar- tial, Epigrammes, II, xxxvi, v. 5). 2 « Peu a peu l’age brise les forces ct la vigueur de la maturity, et glisse ñ la d4crépitude » (Lucréce, De /o Noture, II, v. 1131-1132). 3 « Lesanntes qui passent nous dérobent nos biens un a un » (Horace, Epltres, II, ii, v. 55). 4 ttat de

R J’ai la taille forte ct remasste; ie viuge, non pas gras, mais plein, la complexion, cure Jeyoei«f ei fe zc loncof , moyenneneitf sanguine et chaude.

Unde rigent setts mihi crura, ct pectora villis',la santé forte et atlegre’, jusque bien avant en mon tge’ rareme itroublée per fee maladies. J’€tnis tel, car je ne me considdre pas â.cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillcsse, ayant pié ‘ fmnchi let quarante ans :

mimitatim xnres ct rod adultumPrangit, et in pnrtem p«jorem fr‹pziiur netm•. sa

Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-étre, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours et me dérobe fi moi,

Singula de nobis anni praedantur euntes•.D’adresse et de disposition•, je n'en at point en; ct si‘ suis fils d’un pire tres dispos et d’une allégresse’ qui lui dura jusques â son extréme vieillesse. II ne trouva guére homme de sa condition qui s’éga1at a lui en tout eiercice de corps : comme je n’en at trouvé guere aucun qui ne me surmontât, sauf au courir (en quoi j’étais des médiocrcs•). De la musique, ni pour la voix que j’ai tres inapte, ni pour les instruments, on ne m’y a jsmais su• rien apprendre. A la danse, â la paume', â la lutte, je n’y ai pu acquérir qu’une bien fort légere et vulgaire‘ suffisance”, â nager, d escrimer, â voltiger• ct $ sautcr, nulle du tout‘. Les m.ains, je les at st gourdes• que je ne sais pas écrire seulement pour moi : de fa9on que, ce que j’ai barbouillé, j'aime mieux ie refaire que de me donner la peine de le déméler'•, rt u /i.i (ucre mi!eux. ]‹• me seats yeser uux ’commute. Aiitrement, hon clerc“. Je ne sais pas clore ’a droit'• une lettre, ni ne sus jamais tailler p1ume'•, ni trancher'• â table, qui vaille",

le lick, oi pvi rle r”’ bus c/Urns, ‹itr r tc ir‹ , ‹zi‹x c/m‹'‹iI‹.v.Mcs conditions" corporelles sont en somme trés bien accor-

dantes'• $ celles de 1'$me. 11 n’y a rien d’allégre : il y a seulement une liqueur pleine et ferme. Je dure bien a la peine; eiiis j’y dure, si je m’y porte moi-méme, et autant que mon désir m’y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem'•.Autrement, si je n’y suis alléche par quelque plaisir, ct si j’ai autre guide que ma pure ct libre volonté, je n’y vaux rien. Car j’en suis lâ que, sauf la santé ct la vie, il n'est chose J'›«r qui› I je i'euilIe ranyer mes onyles, rr que je veuille acheter an prix du tourment d’esprit ct de la contrainte,

Omnii areas 2"egf, §uod§ue in more oofuitur ourum••• e u rétnement orst/, exi rénmmeni libre, ei yar nat iire ci yar art‘. ]e yréterais'-’' ‹must i ol‹intiers mon sand que mon soin’

J’ un‹ âme toute sienne, accoutumée â se conduite â sa mode. N’ayant en jusques â cette heure, ni commandant ni maitre forcé,

zz8

des ezercices d’équita- tion. 9 maladroites. 10 déchiffrer. 11 fin lettré.12 convenablemtnt. 13 d’oie, pour 6crire. 14 dt- couper les viandes. 15 de proie; dressé pour la chasse. 16 donner des ordres. 17 dispositions. 18 gr. n• 12 e2. 19 « Car 1’ardeur abuse douce- ment l’austére labeur » (Horam, Satires, IT, rl, v. 12). 20 « 3e ne vou- drais point â si grand prix de tout Ie sable du Tage bourbeux ni de tout 1’or qu’i1 roule vers la mer » (Juvénal, Satires, III, v. 54-55). 21 four- nirais. 22 ct méme pour mon propre service. 23 que j’ai pu m’en satis- faire. 24 que je me suis rendu compte que je pouvais (m’en contenter). 25 « Nous ne sommes pas poussés, voiles gonflées, par l’aquilon favorable; nous ne passons pour- tant pas notre vie sous des vents contrairesen force, intelligence, beauty, m+rite, rangs, biens, nous sommes les dernicrs des premiers, mais les premiers chez les derniers » (Horace, Epitres, II, ii, v. 201- 204). 26 regarded commecontent. 27 discipline morale. 28 comme pour l’évolution de. 29 d’au- tres. 30 â la. 31 mandaté.32 prtoccupation pro- fonde. 33 dtpenses. 34 place. 35 négligence. 36«C'est 1â ce superAuqui echappe a ux yeux du maitre et profite aux vo- yeurs » (Horace, Epitres, I, vi. v. 45-46). 37 quand. 38 preuves concrétes d’af- fection. 39 et parce que je ne peun me. 40 de m’attendre toujours an pire.

j'ai marché noasi avant ei Ie pcs qu"d m's phs Gela m’a amolli et rendu rumble nu service d'autrui, ct ne m’a fcit hon qu’â moi. Et pour uioi••, il n’a cté besoin de forcer ce natural pesant, pâresseuxet fainéant. Car, m’étant trouvé en tel degrt de fortune dts ma i• naissance que j'ai eu occasion de m’y arréter••, et en tel degré de sens• que j’ai senti en avoir occasion'•, je n'ai rien cherché et n’ai aussi rien pris

hon sgimur tumidis velis Aquilone secundo; Won tamen adversis aetatem ducimus austris : Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re, Eztremi priniorum, extremis usque priores••.

Je n’ai en besoin que de la sufiisance de me contenter". yui eat pourtant un réglement d’â me ’ â le bien prendre, également difficile en toute sorte de condit ion, ct que par usage“ nous joyous se trouser plus facilement encone en la nécessite’ qu’en l’abondance; d’autant â l’aventure‘ que, selon Ie cours de°• nos autres passions, la f‹iim des richesses esi plus aiguisée par leur usage que par leur disette, ct la rertu de la modération plus rare que celle de la patience‘. Et n’aien besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéra- *s lité m’aveit mrs entre mains. Je n’ai gofité aucune sorte de travail ennuyeux‘. Je n’ai eu guere en maniement que mcs affiiires; .'ii. ‹ij’en ai eu -’”, re a été en•' corid!i t ion de let m‹inier â mon heure ei â mu faf:on, commis°' par gens qui s’en fiaient â moi ct qui ne me pnessaieni pas eI me connaissa ient. Gar encore tireni les experts quelque ser ziice d’un cdi:‹f/ rrtif ct poxssi/.

ivion enfance mime a été conduite d’une fa9on molle ct libre, et cxempte de sujétion rigoureuse. Tout cela m’a formé unc complexion délicate ct incapable de sollicitude••. usque lâ quej’aime qu’on me cache mcs pertes et les désordres qm me touchent:an chapitre de mes mises••, je loge•• ce que ma nonchalance•• mecoiite â nourrir et entretenir,

Haec nempe supersunt,Quae dominum fallant, quae prosint fun4us••.

J’aime â ne savoir pas le compte de ce que j’ai, pour sentir moins 8o

exactement ma perte. Je prfe crux §ui eieeei oeeclefts maniyie st let bonsrences. A faute d’avoir assez de fermeté pour souffrir• l’importunité des accidents” contraries auxquels nous sommes sujets, ct pour ne me pouvoir•• tenir tendu I régler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moi cette opinion, m’abandonnant du tout‘ I la fortune', de prendre toutes choses au pis••; ct, ce pis lâ, me résoudre â le porter‘ doucement ct patiemment. C’est fi cela seul que je travaille, et ie but auquel j’achemine tous mv discours•.

fais, Livre II, chap. XVII : Pte to prdmmptfpn.

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7. Michel de Montaigne, Essais, z58o- s -*59* 3+

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230-233 ) .

ESSAIS

UNE M THODE ORI -GINALE Ces soure- nirs sur son enfance er son Education se placent vers ia fin du chapiire que Montaigne a consacré â exposes ses idees pédagogiques (cf.

Suirant

■ Je voudrais premiérement' bien savoir ma langue, et celle de mes voisins, one j’ai p1us• ordinaire commerce”. C’est un bel ct grand agen- cement• sans doute que Ie grec ct latin, mais on I’achete trop cher. Je dirai ici une fa9on d’en avoir meilleur marché que de coutume,qui a été essayée en moi-méme. S’en servira qui voudra. ,

Feu mon pere, ayant fait toutes les recherches qu’homme peut faire, parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’insti- tution exquise•, fut avisé• de cet inconvénient qui était en usage; et lui disait-on que cette longueur que nous mentions â apprendre les langues, qui' ne leur• coutaient rien, est la seule cause pourquoi nous '• ne pouvions arriver â la grandeur d’âme ct de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c’en soit la seule cause. Tant y a que l’ezpédient• que mon pere y trouva, ce fut que,en nourrice et avant Ie premier dénouement'° de ma langue, i1 me donna en charge fi un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin »

see d'6ducation. 6 averti.

cofitaient rien est uno addition de l’exemplaire de Bordeaux (nous signa- lerons dans les notes par la lettre B lms addi- tions de l’tdition de 1588 et par la lettre Clos additions posttrieures $ l’tdition de 1588, sauF naturellement dans les eas oti la typographie permottra de distinguer les trots états du texte).8 aux Anciens. 9 tou-UOn. l0 action de

■ Quant au grec, duquel je n’ai quasi du tout point d’inte11igence, mon pére desseigna•• me ie faire apprendre psrart•, msis d'une voie nouvcllc, par forme d’ébas ct d’exercice. Nous pelotions" nos dtcli- unisons â la maniére de ceua gut, par curtains jeux de teblier•', apprennent l’arithmétique ct la géométrie. Car, entre autres choses, i1 avait été conseillé de me faire gofiter la science ct Ie devoir par unc volontt non forcée ct de mon propre désir, ct d’é1cver mon âme en toute douccur ct liberté, sans rigueur ct contrainte. Je die jusques fi telle superstition•• que, parce qu’aucuns tiennent• que ccli trouble Ie cerrelle tendre• des enfance de let tveiller le matin en sursaut, ct de les amcher du somm.eil (auquel ils sont plongts ’ beaucoup plus que nous ne sommes) tout $ coup ct par violence, ilme faisait tveiller par ie son de quelque instrument; ct" ne fus jsmsis sans homme qui m’en servit.Mon-

taigne s’appuie sur sa propre expérience apres avoir expli'qué

en France, du tout‘ ignorant de notre langue, ct tres bien versé enla latine. Celui-ci, qu’il avait fait venir exprés, ct qui était bien chérement gagé", m’avait continuellement entre les bras. 11 en cut

dénouer. 11 payt. 12 Set example sutfua pour en juger Ie reste, ct pour recommander reflua. 13 arabe. 14 ma- Aussi ct la prudence• ct l’affection d’un si bon pére, auquel il ne se nitre d’enereice. IS °*- feut nullement prendre s’il n’a recueilli aueuns fruits • répondant $maniste, proFesseurque la philosophie, gut

est médiiaiion sur I’homme, corniest mieux a un jeune noble que des sciences trop particu- litres, ct notammeni que l’etude grammo-ticale des langues, apres

aussi avec lui deux autres moindres en savoir pour me suivre, etsoulager le premier. Ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que •• latine. Quant au reste de sa maison‘, c’était une régle inviolable que ni lui-méme, ni ma mere, ni valet, ni chambriére ne parlaienten ma compagnie qu'autant de mots de latin que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille’ du fruit’ que chacuny fit. Mon pure ct ma mire y apprirent assez de latin pour l’entendre, ›

Colltge de Guyenne. l6 Sztr fe* cornices des do- main* (1555), c’est-ñ-dire sur let assemblies tlecto- rales romaines. lf il tra- duisit, avec Grouchy, la

2.ng‘i!g«e dm’Apri.stote.e1p8, 1.,-

une si exquise• culture. Deux choses en furent cause : le champstérile ct incommode, car, quoiquc j’eusse la santé fcrme ct enDére et quant ct quant• un natural doux ct traitable, j’étais parmi•' cela si pesant, mol ct endormi, qu’on ne me pouvait arracher de l’oisiveté, non pas•• pour me faire jouer. Ge que je voyais, jc ie voyeis bien, ct,sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations" hArdies ct des opinions an-dessus dc mon £gc. L’esprit, je l’avais lent, cts’étre moqué de la

méthode autoritaire des colleges qui maintient

et en acquirent â suftisance pour s’en servir â la nécessité‘, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient p1us• attachés d mon

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gut n’a1lait qu’auunt qu’on Ie men it•; l’apprthension•, tsrdive,l’invention, fache; ct aprés•• tout un incroyable déftut de mémoire.De tout eels il n’est pas mervei1le• s’i1 ne sut rien tirer qui veille.

trap longtemps lestiles dans les livres ct let moth an lieu de les plonger dans ia c›ie, Montaigne réfléchii sur le genre de parier qui tui plait le plus . c’est une langue popu-laire, tonie proche dela réalité ci de i’action.

1 avant tout. 2 avec lesquels. 3 gr. n° 1 e.4 ornement. 5 pour

service. Somme, nous nous latinisâmes tant qu’il en regorgea"jusques â nos villages tout autour, oii il y a encore ct ont pris pied par l’usage plusieurs appellations latines d’artisans et d’outils. s• Quant I moi, j’aVais plus de six ans avant que j’entendisse non plusde francs ou de périgourdin que d’arabesque". Et, sans art‘, sans lime, sans grammaire ou précepte, sans fouet ct sans larmes, j’avais appris du latin, tout aussi pur que mon maitrc d’école ie savait : car je ne ie pouvais avoir mélé ni altéré. Si, par essai'•, on me voulait donner un theme, â la mode des colleges, on le donne aux autres en fran‹;ais, mais â moi il me Ie fallait donner en mauvais latin, pour ie mourner en bon. Et Nicolas Grouchy", qui a écrit De comiliis Aotrintinruzn", Guillaume Guérente'•, qui a commenté Aristote'’,George Buchanan", ce grand poéte écossais, Marc'•-Antoine Muret", i• que la France ct 1’Italic reconnait'• pour ie meilleur orateur du temps, mcs precepteurs domestiques' m’ont dit souvent que j’avais ce langage, en mon enfance, si prét et si â main" qu’ils craignaientâ m’accoster. Buchanan, que je vis depuis â la suite de fcu monsieurle Maréchal de Brissac, me dit qu’il était apres â* écrire de l’insti- u tution‘ des enfants, et qu’il prenait l’ezemplaire° de la mienne : caril avail lors en charge" ce Comte de Brissac•• que nous avons vu

22 on train d’. Z3 il traitpr6ccpteur de. 24 fils du Martchal ; fut tut ii l'âge de 26 ans (1569) en assié- geant Mussidan, place forte protestante, non loin du chateau de Mon- taigne. 25 dtcida. 26 nous nous lancions comme des balles. 27 jeux d’6checs on de dames. 28 scrupule.29 aans Ie texte de 1’édition de 1580 (que nous dtsignerons, le cas

cette phrase ttait pri- mitivemcnt : Eiyn joyeur d’épinetiepetit clavecin) pooreQet. 30 choisie. 3132 pas mtmo. 33 idtes.34 en plus de. 3S oñ

37 gr. n° 5/. 38 mefaire arriver tout dc suite.

Secondement, comme eeux que pressc un furieux• dtsir de gudrison se laissent aller I toute sorte de conseil, le bon• homme, ayant extrtme peur de fsillir en chose qu’il avait tant fi our, se laissa enfin importer fi l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues, ct se rangea $ la couture, n'ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premitrec institu- tions•, qu”d avait spportées d’Italie••, ct m’envoya, cnviron mv six one, au college de Guyenne, trés florissant pour lors ct ie meitleur de France. Et lt, il n’est. possible de rien ajouter •u soin qu’il cut, ct â me choisir des précepteurs de chambrf suffisants• ct â toutu les autres circonstanccs de ma nourriturc•, en laquelle il réserva plusieurs fa9ons particuliéres contre l’ueage dev colltges. Mais tant y a que c’était toujours college. Mon latin s'abâtardit inconti- neat°, duquel depuis par désaccoutum8ttce j’8i pCrdu tout csage. Et ne mc servit cette•' mienne nouvelle institution• que dc me faire cnjamber d'arrivte•• aux premiéres classes : car, I treize ans qun Je sortis du collége, j’avais achevé mon cours (qu'ils sppellent), ct I la vérité sans aucun fruit• que je pusse $ présent inenrc en oompte.

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trouser une forme choi- depuis si valeureux et si brave.

y. Michel de Montaigne, Essais, s* o- s* -+59• 32

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SUR LE REPENTIR'

Les autres [écrivains] fa9onnent* 1’homme ; moi je le raconte, et je peins un homme particuJier bien mat formé, et si j’avais a ie fa9onner de nouveau, je In ferais vraiment bien autre qu’il n’esL Mais désormais c’est fait. [Disons] maintenant que les traits de ma peinture ne sortent pas de leur xzai chemin • bien qu’ils se changent et 9e diversifient. Le monde n’est qu’une balan9oire perpétuelle. Toutes choses y sont sans cesse en mouvement: la terre, les rochers du Caucasc, les pyramides d’kgypte, et sous l’effet du inouvement général et en vertu de leur pro- pre agitation. La constance elle-méme n’est pas autre chose qu’uil mouvement plus languissant. Ie ne peux pas fixer l’objet de mon étude'. II va trouble et chancelant, dans une ivresse naturel1e^. Ie Ie prends dans cette situation, comme il est, dans I’iristant oil je m’occupe de fur. Je ne peins pas l’étre^, je peins le passage, non un passage d’un Age â un autre, ou, comme dit le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. 11 faut adapter mon histoire a l’heure. je pourrai changer non seulement de destin 7, mais aussi d’intenfion. [Ce que je fais,] c’est un eaamen d’événements divers et variables et de perishes indécises et, ie cas échéant, contraries, soit que je sois moi-inéme autre, soit que je saisisse les sujets dans d’au- tres circonstances on avec d’autres considerations. Ce qui fait qu’i1 m’arrive bien de me contredire, mais la vérité, je ne la contredis pas,

1. Ivlontaigne clierche maintenant a se peindre par ses caracttres les plus généraux.2. tea pjy•a3t* $ i'yantg incite â comprepdre : les autres ecrivains donnent une toime on une for- mation (morale) â l’hoinme tundis que moi je me contente d’en dtcrire iui tel qu’i1 est : i1 est désormais trop tail pour Ie laire autre qu'il n’esL5. C’est-â-dire : du cliemin ‹le la xtrité.1. C'esta‹)bt: moi-mPmt, qul nt,17fjetde mon é1u‹tu (£: ccstmoiQue je peins,dansl’Avis au lecteur).5. Le tezte art : • cliancelan b d’une ivresse naturelle °, c'est-â-dire : du fait d'une ivreuse.fi. Lidée du passage est, semble I-il : je ne peins pas l’ttre en inoi, stir i» aevenir ; je ne fais pas un portrait, une analyse statique de mci-rnéme, mois je donne mes observations an jour ie jotir - et les o bservations de ties variations. héanmoins, il se peint ; cf. ce passage (Livre 11, chap. vi), postérieur ñ 1588 : • Ie dépeins principalemeiit ines penstes. [...] Ce ne sont pns mes actes que je décris, c’est nioi, c'e8t mon essence. •7. On peut comprendre : du fait du sort.

comme disait Déua ade '. Si mon âme pouvait se fixer, je ne m’éprou- verals pas, je me déc*d erais : elle est too jours en train d’apprendre et de faire des expériences.

J’expose une vie mumble et sans gloire ; cela n’a pas d’importance : on attache aussi bien toute la philosophie morale â une vie ordinaire et privée qii’ñ une ie de plus ricbe étolfe : chaque homme porle (en fur) la forme eiitiere de la condition* humaine.

Les autetirs se font connaitre ari public par quelque marque qui leur est parliculiere et qui est étrangére [â ce public] ; inoi, je ine suis fait connaitre, le premier (de cette fapon], par moti essence nniverselle, en tant que Michel de Montaigne', not en qualité de grainmairien, de pocte ou de jurisconsultc. Si les gens se plaignent de cc que je parle trop de moi, moi je me plains de ce qti’ils ne pensent méme pas â eux-mémes.

flats est-il lépitime que, meuant une vie aussi privée, je prétende me faire cnnnaitre de tout ie monde ? Est- 1 léyitime que je fasse paraftre bevant ie m code, ou le fa onnement el l’art ont tant de prestige et d’au- torité, de simples ct nues productions riamrelles - et venant d’une nature encore bien faiblette ? ñ’est-ce pas faire une muraille sans pierre, on une chose semblable, que de construire des livres sans science et sans art ? lies créations musicales sont dirigées par Yes régles de] I’ar\ les miennes par le hasard. J’ai au moins ceci de eonforine aux régles ensei- gnées : c’est [premiérer e*.I] J':e jamais homme ne traila tin sujet qu’i1 comprit et connut mieux que je ne ie fais de celui que j’ai entrepris, et qu’en celui-la je suis le plus savant homme qui vive ; secoudement que jamais aucun [auteur] ne pénétra plus profondément dans sa matiere ni n’en éplucha tle fapon plus détaillée les parties ct ce qui en dépend, ct n’ar- riva plus cxactcrnent ct plus pleinement au but qu’i1s'était propost pour son ouvrage. Pour ie porfairc, je n’ai bcsoin d'y apporter que In fidélité' : celle-la y est, la plus sincere et la plus pure qui peut se trouser. Je dis la vérité, non pas tout mom saoul, rnais autant que j’ose la dfi e, et je 1’ose ijn peu plus en vieillissant car il semble que la couttime eoneéde a eel itge plus de liberté de bavarder et 1u1 r ose moins de réserve pour parler de

J. Orate ur athénien du lemps de DñmoSâlene eL aâver$wire 0e t cItti-ci (i1 Ie fit rneme condam- ner *i mtirt, miils fur-mime', eunvaincu de trahison J›ar les hJacérlonieris, rim mrs fi mort avet• son fits). Le p‹issage fait allusion a une reponse qu'il fit a Démoslliéue 0u a son parti : • 11 art qu’i1 s’estoit bien contredit fi st›ymcsmc asscz de furs selon les occurrences ties aifaircs, iljais centre ie liien de la chose publique jamais, i› (Plutarque, Déincrs£/2éne, US, trad. ,tmyot).2. Nous gardens Ie inot He Montaigne dans cette phrase trés connue : of fiit habltuellement lanature huniaine.5. .\utrement dit : en Jaeignant \IicheI rte h4ontaigne, représentant de la nature lnunaine iut- verselle, de 1’homme en générsl.4. Au sens de conlormité an modtle.

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soi. E ne peut pas arrives en ce cas ee que je vois arriver souvent, [â savoir] que l’artisan et son ouvrage ne se ressembIeht pas : un homme d’un commerce aussi distingué a-t-il fait un écrit aussi sot ? ou : des écrits aussi savants sont-ils sortie d’un homme d’un commerce aussi médiocre 2

Si quelqu’un a une conversation commune et a fait des écrits d’une rare valeur, cela vent dire que sa capacité est dans un lieu d’oñ il l’em- prunte, et non en lui. Un personnage savant n’est pas savant en tous mais l’homme de talent est capable en tous méme dans l’ignorance.

Ici, nous allons en conformité et d’une méme allure, mon livre et moi. Ailleurs on peut louer et bl&ner 1’ouvrage â part de l’ouvrier ; ici, non : qui touche l’un, touche 1’autre. Celui qui jugera de l’ou+zage sans le connaltre se fera plus de tort qu'â moi ; eelui qui l’aura connu, m’aura entiérement satisfait Heureux, outre mon mérite, si j’ai seulement oette part de l’approbation publique, [â savoir] que je fasse sentir aux gens de bonne intelligence que j’étais capable de faire mon proat de la science, st j’en avais en, ct que je méritais que la mémoire me secouriit mieua.

Excusons ici ce que je dis eouvent, [â savoé] que je me repens rarement, et que ma conscience est contente d’elle, non comme la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme la conscience d'un homme, en ajou- tant toujours ce refrain' — non pas refrain de civilité, mais refrain de sincére ct réelle soumission: c’est que je parle en homme ignorant et qui cherche, et en me rapportant, en ce qui concerne la conclusion [et la décision], purement et simplement aux croyances communes et légi- times. Je n’enseigne pas, je raoonte.

fi n’y a pas de vice véritablement vice qui ne blesse pas et qu’un juge- ment inttgre ne b1âme pas : il a, en e8et, dev traits de laideur et d'im- portunité si apparents que peut-étre ceux-lA ont raison qui disent qu’il est prineipalement produit par la bétise et l’ignorance°, tant il est difficile d'imaginer qu’on Ie connaisse sans ie hair. lihumeur malfaisante absorbe la plus grande partie de son propre venin' et s’en empoisonne. Le vioe laisse, comme un uloére dans la chair, une repentance* dans l’âme, qui toujours s’égratigne et s’ensanglante elle-méme. Car la raison efface les autres afflicfions et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance,

t. Voir i ce sujet Los Unit, Livre I, chap. cvi et Livre 11, ctlap. in. fi. G. la maxima de Socrate : • hut n’est méchant voIontairemenL •5.An sens du latin ueneruiin (poison). Ct. Sénéque, z d Lurtfiiu, LIXXI.4. C£ i'tutarque, be f4 e iupilfiif dr films; lX (trad. myot) :• Lr records dela conscience laisse comme un uloére en la chair, une repentance en1’Arne qui toujours s’egrattigne ct s'eneang1ante elie ineeme : ear la raison efface let autres lristesses, ungoisaes eI douleurs, mais eile enten- dre celle de la repentance, laquelle Ie inord avec honte et Ie punit elle mesme... •

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gut est plus profonde parce qu’elle nalt au-detlans [de nous], comme ie ft oid et ie chaud des fiévres sort plus pénibles que ceux gut viennent du dehors. Je coiisidere comme vices (mais cliacun selon son degré de grandeur) non seulemeut ceux que la Maison et la nature condamuent, mais aussi ceux que l’opinion des hommes, méme fausse et erronée— a créés [comme tels], si les lois et1’usage lui donnent autorité.

Pareillement il n’est conduite louable gut ne réjouisse une namre bien née. 11 v a assuréinent je ne sais quelle satisfaction â agir correctement qui nous réjouit en nous-mémes, et une noble fierté qui accoinpagne la bonne conscience. Une âme courageusement vicieuse peut se munir peut-étre de sécurité ; mais cette satisfaction de soi-méme, elle ne peut pas sela procurer. Ce n’est pas un mince plaisfi que de se sentir préservé de la contagion d’un siecle aussi corronipu et de dire en soi-méme: • Si l’on me voyait jusque dans I’ve, méme alors on ne metroui'erait cou- pable ni de la rhute et de la ruine de personne, ni de vengeance on de haine, ni de violence publique aux lois, ni d’)nnovatit›n' et de trouble, ni de manquement ñ ma parole ; et, quoi que la licence du temps permtt et apprlt a chaeun, je n’ai pourtant niis la main ni sur les biens ni dans la bourse d’homme de France, et je n’ai vécu que sur la mienne aussi bien en guerre qu’en paix ; je n’ai, en outre, utilisé ie travail de personne sans lui payer ses pages. • Ces témoignages de la conscience plaisenb ct c’est pour nous un grand bienfait que cette réjouissance naturelle ; c’est aussi ie seul paiement qui ne nous fasse jamais défauC

Fonder la récompense des actions verttieuses sur 1’approbation des autres, c’est prendre un fondement trop incertain et trop trouble. Particulierement dans un siecle corrompu et ignorant comme celui-ci, la bonne esfime flu public ne fait pas honneur ; d gut yous fiez-yous pour voir ce qui est louable ? Dieu mo préserve d’étrc homme de bien selon la description que je vois tnus les jours faire de soi par chacun pour se faire valoir. • Quue fuerant uitia, mores suiit2. [Les vices d’autivfois sont les muirs de ce temps.] Tels de mes amis ont parfois entrepris de me chapitrer et de me répriinander sincérement, on de leur propre mouvement, en pensant s’acquitter d’un devoir, ou sollieités par moi de me rendre un service gut, pour une ame bien trite, surpasse tous les [autres} services de 1’amitié, non seuleinent par son utilité, mais aussi par sa douceur. J’ai toitjours accueilli cela en ouvrant le plus largement les bras de la courtoisie et de la reconnaissance. Mais, pour en parler â

1. Montaigne dit ter qu’i1 n'a pas fait comme fee pmtestants qui par leurs • nouvelletés • ont sus- cité ct fomeoté les trou blos qui ensanglantent In i'rance.2.Séiiéque, Retired g I sorties, XXXIk,

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l’heure actuelle en conscience, j’ai souvent trouvé dans leurs reproches et leurs louanges tant de fausse mesure que je n’aurais pas fait beaucoup plus mal en agissant mat d’aprés leur fapon de voir qu’en agissant bien [selon leurs mémes piincipes}. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée que nous sommes les seuls a voir, nous devons avoir établi un modele au-dedans de nous qui serve de pierre de touche i nos actions et, d’aprés ce modéle, nous devons tant6t nous caresses, tantdt nous chatter. J’ai mes lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y adresse plus qu’ñ d’autres. Je restreins bien mes actions selon les autres, mais je ne les étends que selon moi.11 n3 a que yous qui sachiez si yous etes llche et cruel ou loyal et plein de dévofion ; les autres ne yous voient pas, ils yous devinent par d’incertaines conjectures ; ils ne voient pas tant votre nature que votre art'. Par conséquent ne vous arrétez pas a leur jugement, tenez-yous-en an vfitre. • Tuo tibi judicio utendum est. Vinutis et rifiorum joue ipsius conscicntiae pondus est : qua sublata, jaeent omnio°. • [C’est de votre jugement que yous devez faire usage. La conscience de la vertu et du vice est d’un grand poids : si vous la sup- primez, tout est par terre.]

Mais ce que I’on dit, [ñ savoir] que la repentance suit de prés Ie péché, ne semble pas concerner le péché qui est bien armé^, qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut désavouer et renier les vices qui nous surprennent etvers lesquels les passions nous emportent ; mais ceux qui du fait d’une longue habimde sont enraeinés et ancrés dans une volonté forte et vigoureuse ne sont pas sujets â etre reniés. Le repentir n’est qu’une action de notre volonté qui se dédit, et une opposition de nos pensées, ct cela nous proméne dans tous les sens. D fait désavouer par celui-ci• sa vertu passée et sa continence:

Quae mans est hodie, cur eadem non puero fun ? Vel car his aniinis incolumes non redeunt genae ?[Les pensées que j’ai aujourd’hui, pourquoi ne furent-

elles pas celles de mon adolescence ? Ou pourquoi, maintenant que j’ai ces sen- timent, ne me revient-il pas des joues thatches ?]

C’est une vie rare que celle qui se mainfient en ordre jusque dans son intimité. Chacun peut avoñ' part aux r6les de bateleurs ct représenter un personnage honorable stir la scene [publique] ; mais étre réglé au-dedans

et dans sa poitrine, ou tout est permis, cii tout est caelié, c’est IN le point important. L• *°6•é voisin', c'est de 1’étre dans sa maison, dans ses actions ordinaries dontnous n’avons ñ rendre compte fi personne, ou rien n’est étudié, ou rien n’est artificiel. Et c’est pour cette raison que Bias' pei- gnant une excellente fa9on d’étre d'une maison*, dit • use maison. dans laquelle le maitre soit tel an-dedans, par lui-méme, qu'i1 est an dehors parce qu’il craint les lois et ce que pensent dire les hommes •. Voici aiissi une noble parole de Drusus' aua ouvriers qui ltu offraient pour trots mille écus de mettre sa maison dans une situation telle que ses voisins u’auraient plus stir elle la vue qu’ils avaient: « Je vous en donnerai, dit- il, six mille, ct faites que chacun art cue sur elle de tous cñtés. » On remarque, en considérant que e’est honorable, chez Agésilas, son halt- tude, en vovage, de choisir de loger dans les églises^ afin que Ie peuple ct les dieus eux-mimes pussentvoir dans ses actions privées. Tel hommea été extraordinaire pour le public, ehez cour sa femme et son valet n’ont rien Eni de seulement notable. Peu d’homines ont été admits par lesgens de leur maison.

Nu1n’a été prophéte non seulement dans sa maison, mais aussi dans son pays, dit 1’expérience de l’liistoire. De méme pour les choses sans importance. Et dans un humble exemple [comme Ie mien] on voit1'image des grands. Dans mon pays de Gascogne on considere comme une drfi- lerie de me voir iinprimé. .Autant la connaissance que l’on prend de moi s’éloigne de mon gite, autant ma valeur s’amé1iore". 4e paie les impri- meurs en Guyenne 7, ailleurs ils me paient. Sur ce phénomeue se ba*ent

t. C’esl-a-dire : le degré i'oisin de la vie inttrieure, intermédiañ’e par eonséquent entre ce1le- ci et la vie pulilique.2, Bias de Pri'cue (toute), etait l’un des Sept Sages de la C›réce ; let six antres étaient : Chilori

5'’Le moths ten Ie Cst'1‹ i Ie, qiie'hloIilalgne prend an‘ set is Ialia l’Pnsflinlile his’geils de la

4. 6'farcu.s Liz i us Drusu s, trihun du peuple en 9 4 ai!a iit I.-C., 2ta il fler de ses m iP urs austeres.5. hone gai9oiis ie mol de Montaigne ; pourtan b sa source tTlularque. .JgfisiW, V., tram. .\rnyo1) dnnnail • trrnpli*s •. On ‹›hsr•rve Stltiv‹*n J. ‹*hrz h4riillzigH e ‹:e stiu‹•i rle mtitlerii iser les choses, Ics gens, les lieux Qcs Helvñtes deviennent • Its Souisses •, les Gaulois, « Yes franpais , I:i Germarue,• l’Alleniaguc , les Nt rviens, • ceux de Tourniii • etc. ; ct. dans le mtme param aphe. quelques lignes plus haut, I'empIoi du mot écus, ehez les Remains).

1.Montaigne oppose assez souvent nature (ter: ce que vous Hes) fl art(ici: l’apparence que vous

yous donnez, par artifice).;,°e ,- i'a "' ’i“ e

talon de dire : p]us les gens qui me lisent sont lain de mon doini-

2. Cicéron, suecessi*erlient : fl*scu/ones, 1, 2S ; be nature duirum, III, 55.

5. • EH soo haut ayTiareil •, dtt ie texle.

a l e ujays de Gascu ne M“n' so i c fiteau est en Cuvert e G eurs il’d”su u‘ iiiel p’ ! d st

4. Celui-ci : le personnage que le poéte Horace fait parIer dans la citation latine suis•ante :Odd fV, 10.

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7 Michel de Montaigne, Essais, z58o-z588 -+59* plc, « son [dialecte] périgotirdin • • inou, prolixe » et ie gnscon, plus vigoureuz (cl. Livre II, chap. x›'ii).

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ceux qui se cachent, vivants ct présents, pour se faire estiiner du public{en faisant eroL e] qu’ils sont trépassés et absents. J’aime mieux é0 e moins estimt. it je ne répands mon mu re dans Ie monde que pour la part d’estime que j’en tire acttiellement Le jour on je le quitterai, je ie dis- pense de m'accorder quelque gloire.

Le peuple reconduit tel homme, au cours d’une cérémonie publique, jusqu’a sa porte : avec sa robe, ccliii-ci quitte ce r0le : i1 retomlie d’autant plus bas qu’il était plus haut monté ; au-dedans, chez ltti, tout est trou- blé et misérable. Quand bien ineine i1 j aurait un certain réglement dans sa vie retirée, i1 faut un jugement vif et rare pour 1’apercevoir dans ces humbles actions privées. Sans compter que l’urdre est une i ertu morne et sombre. Emporter une breche, conduite une ambassade, admi- nistrer un peuple, ce sont des actions éclatantes. Réprimander, rire, ven- dre, payer, aimer, hari et avoir commerce avec les siens ct avec soi-méme avec doucettr et equité, ne pas se laisser alter, ne pas se ctintredire ' par ses actes, c’est une chose plus rare, plus diJficile ct moins remarquable. fees vies retirées reitiplJssent par lâ, quoi qu’on dise, des dev oirs aussi riides on plus et demandant autant ou plus d’eftorts que ne font Yes autres ties. Et les hommes privés, dit .\ristote", servent la vertu plus diltieilenient et plus hautement que ne tont ceux qui occupent les hautes charges ^. Nous nous préparons aux occasions éminentes plus par [désii de] gloire que par conscience. La plus silre fa9on d’arriver a la gloire, ce serait de faire par conscience ce que nous faisons pour 1 loire. Et la vertu dmexandre me semble représenter beaucoup moins de liqueur dans son theñtre' i]ue ne fait celle de Socrate dans cette activité humble et obscure [qui est la sienne] ^. Je condors aisement Socrate ñ la place d'AIexandre ; Alexandre a celle de Socrate, je ne ie peux r as. Si l’on demands â celui- lñ ce qu’il sait faire, il r‹ pondra : « Subjuguer le mt›nde. » Si on Ie demands ñ celui-ci, i1 dira : « Conduire la vic humaine c‹informément •a sa condi- tionnaturclJc », science bien plus genérale, plus tlifficile et plus lépi- time. La valour de l’flme ne consiste pas fi iller haut, mais ñ alter d’un pas reglé. la granrJeur ne s’exerce pas dans la grandeur, elle s’exerce dan.s ie inoyen degré. He méme que ceux r}uJ nous jugent ct nous eproirvent an-dedans comme a la pierre de touche me tont pas grand compte de

1. Se desmentir », dit le lextc.fi. ñrist‹ite, 6iñi‹¿«e ri \':crinriyur, 1, l7.3. « Qtii sont en inagistrals ». dit ie texte, c’est-ñ dire : qui sont dans les inagistratiii’es au sens latin ‹le hautes charges (consul, préteur. tribun de la plebe. censeur, etc.).4'. C’est-i-dire : quand elle est érlatante.. vue par tous.5. En l56G-1588, Socrate cs[ devenu potir ñloii1ai•ne Ie graJid lioinine par excellence (cf. YesIsssois .x ii et xiii du Livre 111).

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1’éclat ‹le nos actions publirtues et voient que ee ne sont que des filets ct Yes jets d’eau pure rejaillie tl’un fond an deiiaeurant limoneilx ct lourd, de inéme ceiix qui nous jugeii I par ie he1 éclat [de nos actions piibliques] continent semblableiii ent au sujet de n otre constitution interne et ne peuvent pas accoupler des tacultés ordinaires ct pareilles aux leurs a ces autres facultés qui les frappent d’étonnen1ent ct sont st loin de lein visée'. De la méme facon nous attrihuons aux démons des lormes sau- vage.s. El qtii ne donne pas â 'fanierlan des sottrcils broussailleux, des narines ouvertes, tin visage affreu.\ et une taille dñinesurée comme est la taille de 1’iina,•c qu'il a con ue de fur en écoutant sa renommée ? Si l’on m’avait fait voir Erasine autrcfois, i1 cut été ‹lifficile gins je nc prisse pas pour des adages ct dcs apophteymes - tout ce qu’i1 ‹iurait dit ft son valet ct â son hotesse. Nt›us inlaginons bien plus aisément un artisdll Stlr Sil cliaise percée ou sur sa ferrite tJti’un grand Président, vénérable par son mNnticn et sa rompétence. 11 nous semlile que de ees trones émñients ils ne s’abaissent pas jusqu’a vivre.

De méme que les ârries vicieuses sont inritées souvent ñ faire bien par quelque impulsion ét angere, de méme let ‹ames vertuetises, ñ ical faire. 11 faut donc les juger d’apres leur état calrne, quand elles sort ches ches, si ches j sont quelquefois, ou au moins quand elles sont le plus voi- sines du repos ct de leur position native, Les inclinations nattirelles sont aidées ct fortiliées par 1"éducatiou, mais on ne les change guere ct ten n’en1rio••i• •• s• ére. ñlille natures, de mon tent ps, ont glissé vers la vet'tu on vers Ie vice â travers des ieicons coiitraires :

5I‹in sutrerc fet’ae, t tultus posarre mina'es, thus hoinilicm didicerc pali, si toI+iclu pari!us l'enii in oI’a cruor, re‹lrunt t’‹ibiesque fii,rot’‹ ur..Hdinonit,arque turnout {'u.stato san(uin.e faucrs , t"eizet ct n treyido ri:s uhstinet run ntngistro“".[\iiis1 lorsrJue les betes sausages, déshabituees

Yes fonts, se sont adoucies en captivité, qu’elles ont perdn leur regard nienapant et qu’e1les one appris ‹a supporter 1’hoinine, si un pen rle swig vient a tou- chier leur gueule ardente, alors leur rage et leur tei’ocite se reveilleiit ; an gout de ce sang leur foster se gonlle ; elles brulent de colere ct â peine épargnent-elles ie maitre épouvanté.]

1. lci, leur visée : le fiut que peut alteindre leur vue.2. Les dits notables, les sentences. Erasme ( 1466-15 o6) est 1'éruâi1 ñumaniste par excellence, considéré comme tel an \v i' siécle.

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On. n’extirpe pas res manieres d’étrc originelles, on les recouvre, on les cache. Le latin ns’est poiR ainsi dire natural', je lc comprends mieux que Ie francaJs, nears il y a quarante ans que je ne m’en suis plus du tout servi pour parler ni pour écrire: et pourtant lors d’extrémes et soudaines Emotions ou je suis tombé deux on trots tois dans ma vie, 1’une en voyanl mon pure en pm lâite santé tomber ñ la renverse, évanoui, sur rnoi, les pre- miers inots que j’ai lancés, du fend des enBailles, ont été des mots latins, la nature s’écliappant et s’exprimant de foi’ce uialgré une longue pratique contraire. Et on raconte cela de beaucoup d’autres'.

Ceitx qui ont essayé de réforiner les mteurs ‹les lioiiinies, de mon temps, par des o}iinions nouvelles, réforment les vices de 1’apparencc ; ceux tle l’essence, ils les laissent comme ils sont, s’ils ne les augmentenl pas : et1’augmcntation y est méme a craindre : on se dispense habitual- lement de toute autre facon de bien faire avs:c ces reformations externes ct arbitraires qui coutent moins ct auxquelles on die un plus grand rnérite› ; ct on bonne par lñ satisfaction â bon marrhé 5 ces autres vices naturels consubstantiels et internes*. he arrlez un pew coinnient se conduit a ce sujet notre experience : il u’y a personne, s*1 s’écoute, gut ne découvre en lui une forme sienne, une forme maltresse gut ltiite contre 1’education et conue la tempéte des impressions qui fur sont contralres. in ce qui inc concerne, je ne me sens guere agité par quelque secotisse, je me troupe presque ioujours en place, comme font les corps lourds et pesants. Si je ne suis pas chez mci*, j’en suis toujours bienprés. lies dére¿lements de conduite ne m’emportent I›as lien loin. II n’y a rien {alors] d’extréme ct d’extiaordiiiaire, et Pourtant j’ai des chan- Cements forls ct i igotueu x.

La vraie condemnation, ct qui s’a}ap1iqtte a la fapou d’agir courante de ntis conteHapoizins, c’cst que leur retraite elle memo est pleine de corruption ct d’impureté" ; l’idée qu’ils out de leur amcntlcmcnt est confuse, leur pénitelice est inalade et coupalale. a peu pres autant que leur peché. 9ue1r}ues-uns, uu parce qu’iJs sont collés au vice par line attache nature]1e, ou du l‘ait rl’une lorpue accontumance, n’en potent plus la laldeur. :\ d’autres (ct je suis de leur régirneut) ie vice est pesant

a\'ant qu’il connfi I ie fr‹in§ais.2. Dans Priitiop’ruet l’éctilier limtiusin qui contreI'aisait '‹ le lan;age franpeys ›, prie a la gotgepar Paiita;rue1, se met ‹a parler limtiiisiii.5. .. parce qti’on les tort, explique l'édilion \’i1lev.t. C’est-a-dire : on ne les combat pas, on tee considers comme léjitimes.5. tous cornyenons : si je tie suis pas dans inon état naturel Ot Calms.6.Le met de hlontaigne eat : « ordure •

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8 I'R L F. R F. P E TI R

mais ils be contrebalancent year ie plaisir o u aiitre chtise, ct its Ie snp- portent et s’y prétent â certaines condi0ons : vicieusem ent pourtant ct honteusenient. On poiu-rait dependant petil-étre imagin er u• °• •• *• vue st exTréme que le plaisir excuserait sans injustice Ie vice, commenous Ie disoiis â propos de l’utilite ', non seulement dans Ie eas cii ce plaisir serait accessoire et hors du péché, comme dans ie larcin, mais dans ie cas oii il serait dans 1’exercice niéme du peché, comme dance les relations charnelles avec les feiiiines, of 1’impulsion est v iolente ct parfois, dit-on, invincible.

Dans ie domaine d’un be mes parents, lâutre juur que j’étais dans 1’.Armagnac, jc vis un paj••• •i•e chacun surnoiume lc lan on". Il faisait comme suit ie récit de sa i ie : étant, c1isait-i1, ne mentliant, ct troui''ant

qu’â ¿agner s‹in pain par le travail de scs mains il n arriverait jamais a se protéper sulfisaminent conO'e 1’indigence, il

s’avisa de se faire larron ; ct il avait employe toute sa jeunesse â exercer ce méfier en toute sécu rité, prfire fi sa forre physique : iI m oisstiiina it, en effet, ct v endan cart une partie] des terres des autres, mais c’etait an loin et par st gros mon- ceaux qij’il ñtait inimaginable qu’irn seul homme eli cut uutani rap- porté

er. ime seule nuit sur ses épaules ; et il avait som en mitre tl’égaliser et de disperser le dommage qu’il faisait en sorte ‹Jue ie dégfit était moins ins upportable pour chaque parficulier. Cet

homme se trouve ñ I’heu re acmellc, dans sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, grime ñ ce trafic dont il se

confesse ottvertement ; ct pour se nietlre d‘accordavec Dieu au sujet de ses acquéts, il dit qu’il est occliI•e tous les jours â doimer satisfaction par etes bienfaits aux successeurs de ceux qn’i1 a volés ; il ajoute que, s’i1 n’y parvient pas tout a fait (car y point olr en fai- sant tout â la fois, il nc ie peut pas), il en chargers scs héritiers, snlon ie compte, tel que lui seul Ie connait, du mal qu’i1 a fait â chacun. Par cette description, qu’clle soit vraie on faiisse, cet hommc regai’dc ie vol commeune action malhonnéte, et ille hait, mais mt›ins que l’infli ence ; il s’en repeat bien siirp1ement^, mais tlans la mesure ou cette action etait ainsi conuebalancée et coinpensée [par l’iniligerice], if me s’er repent pas. Cela, ce n’est pas l’habitudc {dont je parlors plus haut'] quo ners incor- pore au vice ct lui conforme n otre intelligence elle-méme ; ce n’esl pas

1. C'est-‹i-dire : quaint no us disons que 1’utiliIé cxr'use ie p†ché. r|uc la fin justip c les iroyens (c’est Ie sujet du chapitre prérrden I).2. C’était, a u Moyen Age et an xi r" siécle encore, le ternie courant pntir désigner le v

u1t•iir, leinaraudeur (cf. plus haut : le lai'ein).5. On : ingeiiumeuL avec une sincéritt natve ct ptn’e.4'. Cf. un pen plus haut : « (Quelques-uns |...J sont collés a u vice [...] du tail d'une lrangiie u eeoi- tuiaance, n'en voieiit plus la laidetir. '›

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£fS £ SSJ/S, L11'R E ///, C fñf/T/t I //

not pms ce cut im}iétueux qui trt›uble ct aveugle uotre anne pal’ des secousses et irons précipite, pour l’heui-e [or il nous assaille], sous la puissance du vice.

Ie fais d’hahiturle pJeinement ce que je fais et je marche tout d’unepiéce ; je n’ai guére d’action qui se cache et se dérube â ma raison ct qui ne soit pas conduite h pre I••es avec ie ctinsentement dc toutes les par- ties de inoi-inéme, sans division, sans sédition intestine : mon jugement en ressent on toute la faute ou la louange entiere ; ella faute qu’d ressent une fois, illa ressent toujours car, presque depuis ma naissance, iI est lemime : inline inclination, méine route, méme force. Et en matiere d’idées yénérales, dés 1’enfancc je me plapai au point on j’avais a me tenii:

Il y a des péchés impetuetix, prompts ct subits : laisstins-les â parL Mais dans les autres pñcliés tant de fois repétes, déci lés ct médités, ou péchés de tempérament, voire péchés de profession d’occupation, je ne peux pas roncevoir r@ils soient plantés aussi longte ps dans un méme rum sans que la raison et la conscience de celui qui fes posséde ie veuil- lent constammeiit et 1’acceptent ainsi. Et Ie repenhr qti’il ' proclaine en ressentir a tin moment déteFminé et fixé a l’avance est pour moi un pen diliicile â iinaginer ct â concevoii:

Je ne suis pas J’école fle Pythagore [1orsqu’el1e dit] que les hommes prennent uiie true nouvelle quand ils approclient ies statues des dieux portr recueillir leurs oracles°. A thorns que [le Maitre] n’ait voulu dii'e pré- cisemeiit qu’il faut bien que {cette Anne-lâ) soit étrangere, nouvelle et prétée pour ce moment, leur âme ‹ir‹linaire montrant si peu de marques de purification ct de propreté corn cnant ñ cette ccrémonie.

[Ceux qui sc vanteut d’épr0nver **°1•cntir*] font tout a fait ñ l'opposé‹les prércptcs stoicicns qui n‹ius ordonnent bien ale corriger les im}icr-fcctions ct les défauts quc nous rect›nnaissons en nous, mais nous défen- dent d’en étre marris ct chagi inés. Ces hommes nous rlonnent a croire qu'ils ont grand regret et pvaiid remords an dedans ; naais en fait d’ameri- dement et correcñon et d’interruptinn, ils ne nous font rien apparaitre. Pourtant re n’est pas une guét ison st l’on ne se délivre pas dv ical. Si la repentance pesait sur le plateau de la balance, elle l’emporterait sur Ie peché (et ie supprimerait]. Ie ne trouve aurune inaniere d’étre aussi facile a imiter que la dévotion, st l’on n’y conforme pas la conduite et la

2. Sotirce : Sénéqtie, Le/mes ri L«cifius, XCI ¥' If. Plutarr|ue, hc‹ oracles get owl cessñ, \'.5. he tex te ‹lit sirn plernent : Its. be pron our ne peut représenter, fi notre avis, que ceux qui par lent du repeiitir ; noir plus li aux avant ie passage sur l’école de f'y tliagore gut a etc ajouté aprés 1386.

y. Michel de Montaigne, Essais, s* o- s* -+59•

vie : son essence est difficile a comprendre ct cachée ; let aJiparences laciles ct poinpelises.

Quant a moi je peux desirer d’une maniere générale étre autre (9ue je ne suis] ; je peux b1‹amer ma facon gñiicrale d’éti’e ct supplier

Dieu pour mon entiére réfonnation et pour qu’il excuse ma faiblesse nalurelle. Nlais cela, je ne dois pas 1’appe1er repentir, me semb1e-t-i1,

pas plus que le déplaisir de n’étre ni un ange ni Catou '. lies actions sont bien réglées ct confurmcs ñ ce que je suis ct h ma condition. Et

le retaentir uc cuncerne pas proprement lcs choses qiii ne sont pas en notrc priuvoir, mars c’est le regret qni les concerne. J’imapine une infinité dc natures plus hautes et mleux réglées que la mienne ; jc

n’amcliore pas pour cela mes facul- tés. de la mime facon que ni mon bras ni m‹in esprit ne deviennent plus vigt›ureux parce qu’ils en

conpoivent d’auti’es r|ui le soient. Si imaginer ct désirer une labor d’aqir plus noble que la n0B e produisait la repentance de Ia notice,

nous ain‘ions ñ nous repentii’ de nos actions les plus inno- centes parre que nous jugeons tres bien que chez l’étre d’une nature plus

érninente qtie la nhtre elles auraient été condtiites a› ec une plus grande perlFction et une plus grande dignité ; et nous voudrions faire de niéine. Lorsque je rédéchis sur les compuilements de ma jeunesse

en les comparaiil avec ceiix de rna vieillessc, jc trouve que je les at ordinaire- meet conduits avec ordi’e, selon mcs capacités : c’est tuut

ce que peut ma résistance°. Je ue inc flatte pas : dans des rireonstances parcilles, je set ais toujoui's ie mime. Ce n’est pas une tache, c’est plutfit une teinttire générale gut me tache. Jc ne connais

pas dc repentir s• i»••t'eiel, de rcpentir moyen ct de retaentir de rértmonie. 11 faut qu’il m’atteigne de toutes parts avant que je ie

nomme ainsi et qu’il pince mcs entrailles ct les affects ‹mssi profondément que Dieu me void ct aussi completenient. En ce itui

concertie les affaires, plusieilrs honnes occasions [de reus- site] m’ont echappe, faute d’tine heirrei:se direction. isles réflexJons ont

pourtant bien ch‹iisi, selon les cas qtt’on leur proposait : leur facon de faire est de prendre toujours ie parti le plus facile ct le plus stir. Ie

trouve que, lors de mes décisions passées, j’ai, selon rna régle, sagement pro- cédé d’aprés 1’état de la chose que l’on me proposait ; et j’cn ferais autant jusqu’fl rnille ans d’ici en pareilles occasions. 4e

ne reparde pas tJuelle est cette chose a l’lieure actuelle, mais comment elle élait quand je

1’exaniinais.

1. Caton d'l/ tiqrie, que ñlontaigne admire.2.11 lint prohablement compreiidre : jc trouve que j’ai conduit 1es premiers, comme les seconds, aver ‹ir‹lre, selon ir es capat:ites.5. C’est-n—dire :i}›parem ment : mon en du i’ance, rn a ir›rr e.

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La force de tout projet réside dans ie temps : les occasions et les matieres [des projets] moment et changent sans eesse. J’ai encouru quelques lourdes erreurs dans ma vie - etimportantes —, non par manque de bon jugement, mais par manque de chance. fl y a des parties secrétes et imprévisibles dans les affaires que l’on manie, notamment en ce qui concerne la nature des hommes, des facteurs iguorés, qui n’apparaissent pas, ignorés parfois du sujet lui-méme, ct qui se manifestent et s’éveil- lent sous I’effet d’6vénements qui surriennenL Si ma prévoyance n’a pas pu les découvrir et les prophétiser, je ne lui en sais nul mauvais gré ; son rdle se maintient dans ses limited ; 1’événement l’emporte sur moi, ct s’il favorite Ie pnrti que j’ai refusé [de prendre], i1 n’y a pas de remede ; je ne m’en prends pas â inoi: j’aceuse ma • fornme' », non mon ouvrage: cela ne s’appe1le pas repentir.

Phocion avait donné aux Athéniens certain. avis q i ne fut pas 8uivi". Laffaire pourtant se passant favorablement contr rement â l’opinion qu’il avait émise, quelqu’un lui dit:• Eh bien ! Phoci n, es-tu content que la chose aille aussi bien ? - Ie suis bien content, fit-il, qu’il soit arrivé ceci, mais je ne me repens pa6 d’avoir conseillé cela.

Quand mes amis s’adressent â moi pour que je les conseille, je le fais librement ct clairement, sans m’attarder, comme presque tout le monde le fait, â leur dire que, la chose étant hasardeuse, iI peut arrives le contraire de ce que je presseixs, en vertu de quoi ils pourraient me faire reproche de mon conseil : je ne me 9oucie pas de cela. Car (s’ils me font des reproches,) ils auront tort, et moi je ne dcvais pas leur refused ce service.

Je n’ai guere lieu, au sujet de mes fautes et de mes insuccés, de m’en prendre â un autre qu’i moi. Car, en réalité, j’ai raremeut recours aux avis des autres [si ce n’est par politesse de pure forme], sauf loFsque j’ai besoin d’une information précise^ on de la connaissance du fait {en cause]. Mais dans les choses on je n’ai ñ employer que ie jugement, les Maisons des autres peuvent servir a étayer [mon opinion], mais pen â m’en détour- ner. Ie les écoute toutes favorablement et poliment, mais, autant qu'il m’en souvienne, je n’ai jamais cru jusqu’â cette heure que les miennes.

1. Mon sort (ici c'est la maui'aise fortune, ln malchance).2. Plutai•que, airs dos anciens roy-s, princes ct ymnds cayitaines (traa. Amyot). Phocion : ora- teur et homme d'£tat athénien (409-517) réputé pour sa simplfcitt., sa probité, son Eloquence un peu rude. Mets, pris dans I’imbroglio des luttes comme les Macédoniens et des négocia- tions qui interv•euaieut, il fut accusé de trahiaon, livré au parti antimactdonien ct condamné ñ boire la cigue.

de science •, dit Montaigne. On pourrait traduire aussi bien : d'une infor-

mation terhntque.

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7 Michel de Montaigne, Essais, z58o-z588 -+59*

D’apres mci, ce ne sont lfi que des mouches et des atomes gut amusent' la pensée. Ie prise peu mes opinions, rnais je prise aussi peu celles des autres. « La Fortune » me paie honnéteinent : si je ne repois pas de conseils, j’en donne encore moins. Ie suis tort pen sollicité d’eii donner, mais je suis encore moins cru quand j’en donne ; et je ne vois nulle entreprise faite par l’Etat ou un particulier que inou avis art remise d’aplom14 ct rameriée [dans la bonne vote]. Méme ceux que ie hasard avait en tJuclquc talon amcne's ñ reconrir â mcs avis se sont plus volon- tiers laisscs manier par tout autre ccrveau". En homme bien aussi jaloux des droits dc mon repos true des droits de mon influence, j’aime mieux qu’i1 en soit ainsi : en me laissant de c‹ith, tin agit selon la ligne de conduite que je professe ct gut concrete â me fixer et â me tenir entiére- ment er moi : c’est pour moi un plaisir de ne plus etre mélé aux affaires cles autres et. d’éo-e dégage [du souci] de leur protection.

Hans toutes les affaires, quand elles sont passées, et quelle que soit la facon dont cela s’est Hit, j’ai pen de regret. Lidée qui in’bte, en effet, toute peine, c’est qu’e11es devaient ainsi se passer: les voila

dans le grand cours de 1’univers et dans 1’enchalnement des causes stolciennes' : votre pensée ne peut, par souhait et par' imagination, en

changer un seul point sans que tout1’ordre des choses en soit bouleversé, et le passé et l’avenir. Au ilemeurant je déteste ce

repentir gut n’est pas inliérent [â l’homine], et que l’age [fur] apporte. Celui" qui, dans l’antiquité, disait qti’il était reconnaissant

aux années de l’avoir débarrassé de la volupté avait une a ienne : je ne sauraI jamais Art â 1'impuissance de

quelque bien quelle puisse me faire. « Nec tarn u:ueisa unquuni ridebi,tun ab opere Duo pi o tdentia, ut debilitas inter optima interim sit'. » [Et la Providence n’apparaitra jamais st ennemie de son ceuvre que la faiblesse puisse étre mise an ranj des meilleures choses.] Nos désirs sont rares dans la vieillesse . uue profonde satiété nous saisit apres [l’acte] : en cela je tae vois rien gut appartienne ñ la conscience : ie chagrin ct la fai- blesse nous inspirent une vertu molle et moi4ondue". Il ne faut pas nous laisser emporteF si entiers par les détériorations naturelles que notre

1. « Qui prominent • ait ie texte : peut-eti e lanteineut (la penste), Int font perdre son temps.27. C’esi apparemment une confi dence désabusée de âlontaigne sur Ie snccés - ou plutbt l’in- succes — ‹ie ses missions diplomatiques. Et la suite niontre peut-ttre un pen de dépit.5. Pour les stoiciens, to tit est lie dans 1’univers gt tout est soumis a la fotalité. €jf. Cieéron,Fe.l'aio, 1 X.4. II s’a@t de Sophocle.5. Quintilien, Institu.tion r rnf oirr, \', 12.ft. Le teste dit : • natarrheuse • ; inorfondue, an sen s ancien, signifie également : qui a pris froid,ct a ie niéme .sens figure : attristé par une dtception.

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jugement en soit abâtardi. La jeunesse et ie plaisir ne m’ont pas empé- ché autrefois de reconnaltre ie visage du vice acs la volupté ; et I’inap- pétence que le3 ans m’apportent ne m’empéche pas non plus de reconnaltre celui de lavolupté dans le vice. Maintenant que je ne suis plus â eet Age, je juge de cela comme si j’y étais. Moi qui secoue vivement et adentivement ma raison, je trouve qu’elle est celle méme que j’arais âl’âge le plus licencieux, si ce n’est peut-étre qu’elle s’est affaiblie et qu’e1le a décliné en vieillissant ; et je trouve que si elle refuse en quelque mesure de m’engager dans ce plaisir en consideration de l’intérét de ma santé cor- F°*e1le, elle n’agirait pas plus qu’autrcfois pour la santé spirihielle. Parce que je la vois hors de combat, je ne l’estime pas plus valeureuse. Mes ten- tafions sont si brisées et mortifiées qu’elles ne méritent pas qu’el1e s’y oppose. En tendant seulement les mains devant elles, je les conjure'. Que l’on remette en face (d’el1e] oette anci.enne concupiscence, [ma rdi- son] aurait moins de force, je ie erains, pour so nir son assaut qu’elle n’en avait autrefois. Je ne 1ui vois rien juger en*elle-inéme autrement qu’elle n’ebt alor6 jugé, ni aucune nouvelle clarté. C’est pourquoi s’il y a un boii état de santé [en elle], c’est une santé [déjâ] aoeinte.

Pitoyahle sorte de remede que de devoir sa santé a la maladie ! Ce n’est pas d notre malheur â remplir cet oifice ; c’est au bonheur de notre jugement'. On ne me fait rien faire avec les maux et les a0lietions, st ce n’est les maudire. Cela est bon pour les gens qui ne sont c'veillés qu’â coups de fouet â4a raison a son tours bien plus libre dans la prospérité. Elle est bien plus détournée [de son cours normal] et plus occupée quand il Int faut digérer les manx que [l0rsqu’elle jouit] des plaisirs. Ie vois bien plus clair par temps serein. La santé me conseille plus gaiement, plus utilement aussi, que la maladie. Je me suis avaneé le plus que j’ai pu vers mon amendement et vers u.ne vie réglée lorsque j’avais â en jouir. Ie serais honteux et dépité que la miséte et la mauvaise fortune de ma décrépitude dussent étre préférées âmes bonnes années, saines, allégres, vigoureuses, et que l’on dut m’estimer non par ce que j’ai été, mais par ce que j’ai cessé d’étre. .t mon ads, c’est la vie heureuse et non, comme disait Anfisthéne', la mort heureuse qui fait la félicité humaine. Je ue me suis pas efforcé d’attacher de facon monstrueuse la queue• d'un philo-

1.Au sens religieux : écarter les esprits malfaisanu.2. C’est-â-dire : ñ notre esprit qui juge soinement et aver bonhenr.5. .1ntistbt'ne : philosophe né â /tthénee en 444 want J.-C., foo4ateur de l*écoJe cyoique, songrand principe était: • Le bonheur est dans la pratique de la vet • Diogéne faeroe, dntiitMrt*;

4. Nous pardons ie mot: c’est l'image animate traditionnelle, au sens figuré : ct. de la iéte â la queue : dii commencement â la fin.

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7- Michel de Montaigne, Essais, z58o-• s -+59*

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sophe a la téte et au corps d’un homme perdu ' et de faire que ce chétif bout eilt a désavouer et démentir la plus belle, la plus longue partie de ma vie et celle on j’étais le plus intact Ie veux me présenter et me faire voir uniformément d’un bout â l’autre. Si j’avais â revivre, je revivrais comme j’ai vécu ; et je ne regrette pas ie passé ni ne crains l’avenir. Et si je ne m'abuse, il en est allé au-dedans [de moi] comme au dehors. tJun des principaux sujets de reconnaissance que j’aie â • ma fortune •, c’est que lc cours de mon état corporal art été conduit de fawn que chaque chose [a eu lieu] en son temps. J'en at vu l’herbe' ct les flenrs etle fruit ; et maintenant j’en vois l’état de sécheresse. C’est heureua, puisque c’est naturel. Ie stipporte bien plus commodément les maux que j’ai parce qu”ils arrivent en leur Kemps et qu’ils me font aussi plus agréablementsou- venir de la longue félicité de ma vie passée.

PareilJement ma sagesse peut bien étre tle méine tuille dans l’un etdens l’auo e temps, mars elle était [antérieurement] capable de plus belles actions, et plus gracieuse, vigoureuse, gaie, naturelle qu’elle n’est ñ pré- sent [ou on la voit] : croupissante, grondeuse, pénible. Ie renonce donc ñ ces amendements * liés aux circonstances et douloureux.

11 faut que Dieu nous touehe Ie cour. Il faut que notre conscience s’amende d’elle-méme par renforcement de notre raison, non par l’af- faiblissement de nos désirs. La volupté n’est en soi ni pile ni décolorée parce qu’el1e est p ue par des yeux chassieua et troubles. On doit aimer la tempérance pour elle-méme ct par respect pour Dieu qui nous 1’a ordonnée ; de méme pour la chasteté ; celles que les caiarrhes nous apportent et que je dois an blenfait de mee coliques [néphrétiques], ce n’est ni de la chasteté ni de la tempérance. On ne peut pas se vanter de mépri- ser et de combattre la volupté st on ue la voit pas, si on l’it,more ainsi que ses grñces et ses forces et sa beauté la plus am-ayante. Ie connais ]’un et 1’autre Age: je peux en parler ; mais iI me semble que dans la vieillesse nos times sont sujettes i des maladies et a des imperfecfions pltls impor- tunes que dans la jeunesse. Je le disais quand j’étais jeune: alors on me tan‹;aitvertement en me disant que je n’avais pas de barbe au menton•. Je ie dis encore â l’hetire acmelle out ma barbe grise me donne, sur le

4.Cela désigne l’homme désorrnais fini. Le sens paralt étre : je ne me suis pas niis d faire un peu de philosophie 8 la fin de ma vie, quand mom corps est perdu, pour dtsa*ouer la plus saine partie de cette vie.

pousses.

5.Pour : ces amélioiztious (apporlées, dit-on, par la vieillesse).4. Le texte est • Lore on me donnait de mon menton par Ie nez • : donner 1 que1qu'un par le iiez on flu* ie tiez, c’egt Ie li'appei' ct, an figuré, Ie tancer. Le sens est en soinme : on me disait que j'ttais un lilanc-bee.

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sujet, Ie r11‘oit d’étre rru. Noms appelons • sagesse » nos caracteres diffi- cries. le dégotit etes choses présentes. NJais, la la vérité, nous n’abandon- nons pas autant les › ices que nous les changeons et, a mon a› is, en pire. 0uti‘e one sotte et tea iIe fierté, rim bavardage ennuveuz, ces caract“eres désagréables ct insociables ct la superstition ct us sr›rici ridic.ule des richesses afore qu’on en a perlu 1’usoge, jc L oiive dans la vieillesse plus d’envie, d’injustice et dc méchanceie. Elle tous attache plus de rides dans l’esprit que sur ie visage . ct on ne soit pas d’amcs ou elles sont fort rares — gut en vieillissant nc sentcnt l’aigrc ct le moist. Lhomme marclic tout cntier vcrs sa t:ri›issancc et l1^tiis] vers .son déclin.

A voir la sagesse de Secrete et)i1usirurs circumstances ‹le sa ronclam-nation, j’oserais rroire qu’iJ s’y preta quelque pcu hit méme par eonni- ien‹'e [aver see accusateurs], ñ desseJn, vu qu’il devrait A tres bi et déJai, âgé de soixante-dix ans, subir J’engourdissement des riches all ures de son esprit ct l’éblouissernent de son haliituelle elarté.

Quelles métaniorphoses sois-je faire tous les jours â la vieillesse chez plusieurs personnes de ma connaissance ! f3’est une puis5RIitc maladie et qui s’insinue naturelleinent et imperceptibleinent [en nous]. II faut alors faire de constants efft›rts ct prendre de grandes précautions pour éviter les imperfections dont elle nous accalale ou au moins affaiblir leurs progrés. Ie sees que inalgré tous les retraiicliernents que j’édifie elle Hague pied â pied sur n oi. Ie resiste tant que je peu.x. En tout cas, je suis heureux que I’on saclae ' d’tiii je serai tornl4e.

y. Michel de Montaigne, Essais, s* o- s* -+59•

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Je n'

Agrippa d’Aubigné

(1552—1630)

bra1578—1616

plus les feux d’un amour l inconnu 55

1 cf. textes 2 et 3. 2 parce qu’il n’a pas encore publit son Printemps.3 les malheurs. 4 celui des guerres civiles ct des biichers. 5 par exemple l’Hippocrtne, cf. p. 131, note 15. 6 qui rivalisent d’éc1at avec les saphirs et les perles. 7 annonce ce qui suit. 8 pendant une guerre ptnible. 9 la vall o de Tempt (cf.p. 141, note 26) par exemple. 10 en dtIa9ant la partie de la cuirassekbrassardsj qui couvrele bras. 11 cf. p. 36.

Fasse noircir'• du ciel les voutes éloignées,Qu’elle éparpille en l’air de son sang deux poignées'• Quand, épuisant ses flancs de redoublés sanglots,De sa voix enrouée elle bruira" ces mots :

« O France désolée’! 6 terre sanguinaire,Non pas t•rre, rnais cendre! 6 mére, si c’est mere" Que trahir ses enfants aux" douceurs de son sein Et, quand on les meurtrit‘, les serrer de sa main! Tu leur domes la vie, et dessous ta mamclle S’émeut‘ des obstinés la sanglante querelle;Sur ton pis" blanchissanP• ta race se débat",Lâ le fruit de ton flanc•• fait Ie champ du

combat. » Je veux peindre la France une mere•• afiligée,

Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.Le plus fort••, orgueilleuz, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers; puis, fi force de coupsMais, par l’af8iction• plus sage devenu,

J'entreprends bien plus haut, car j’apprends â ma plume Un autre feu•, auquel la France se consume.Ces ruisselets d'argent•, que les Grecs nous feignaient‘, On leurs poetes vains‘ buvaient et se baignaient,Ne courent plus ici : mais les ondes si claires, Qui eurent les saphirs ct les perles contraires•,Sont rouges de nos morts; le doux bruit de leurs flots,Leur murmure plaisant heurte contre des os. zo

Telle' est en écrivant ma non-commune image :Autre fureur‘ qu’amour reluit en mon visage; Sous un inique Mars•, parmi les durs labeurs’, Qui gâtent ie papier et 1’encre de sueurs,Au lieu de Thessalie aux mignardes° vallées' , *SNous avortons ces chants au milieu des armées, En déla9ant nos bras'° de crasse tous rouillés, Qui n’osent s’é1oigner des brassards dépouillés.Le luthll que j’accordais avec mcs chansonnettes l•Est ores étouffé de 1'éc1at des trompettes; eo

Ici le sang n’est feint’, Ie meurtre n’y défaut'•,La Mort joue elle-mime en ce triste échafaud'•, (échafaut) Le juge'• criminel i• tourne ct emplit son urne".D’ici la bottei8 en jambe, et non pas le cothurne'•,J'appe1le Me1pomene•° en sa vive fureur‘, *S

Au lieu de l’Hippocrene" éveillant cette sour Des tombeaux rafraichis••, dont i1 faut qu'e11e sorte Lchevelée, affreuse, et bramant en la sorteQue fait la biche apres le faon qu'elle a perdu. Que la bouche lui saigne, et son

front" éperdu

8. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, s y8-z6z6

12 dont j’accompagnaismcs potmes d’amour.13 n’y manque pas.l4 sctne de tht$tre.15 catholique. 16 gr. n° 2 d. 17 tire au sort les noms des protestants qui remplissent son urne et qu’iI va envoyer a la mort. 18 du merrier.19 chaussure de l’ac- teur tragique. 20 muse de la tragtdie. 21 cf. note 5. 22 faisant sortir cette Muse, non pas des sources mythoIogi- ques, mais dos tombes toutts marches. 23 et que son front. 24 obscurcisse. 25 geste de deuil. 26 fera retentir. 27 etre mtre. 28 quand ils sont encore dans les. 29 poitrine. 30 a cause du lait rtpandu. 31 se bat. 32 dépend $ la fois de fruit ct de fait. 33 comme une mtre. 34 ie pani 35 la

37 fisaii, frtre de Jacob; its ne cessaient de s’opposes, mais c’était Jacob l’tlu

catholiques. 38 accablt.39 aujourd’hui. 40 rani-més. 41 aberration. 42 sefait. 43 sinistre. 44 gr.

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D’ongles, de poings, de pieds, i1 brise ie partage" Dont nature donnait â son besson" 1’usage;Ce voleur acharné, cet Esau" malheureux,Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si’ que, pour arracher â son frere la vie,II méprise la sienne ct n’en a plus d’envie. Mais son Jacob, pressé•• d'avoir jeilné meshui••,Ayant dompté longtemps en son cour son ennui’, A la fin se défend, et sa juste colereRend â l’autre un combat dont le champ est la inére. Ni les soupirs ardents, lcs pitoyables‘ cris,I fi les pleurs réchauffts•• ne calmest leurs esprits; Mais leur rage les guide et leur poison•' les trouble,Si bien que leur eourroux par leurs coups se redouble. Leur eonflit se rallume et fait" si furieuxQue d’un gauche" malheur ils se crévent les yeux. Cette femtoe éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe 1 la douleur, mi-vivante, mi-morte; Ellt voit les mutins tous déchirés, sangIans••,Qui, ainsi que du cour, des mains se vont’ cherchens;Quand, pressant â son sein d’une amour matemelleCelui qui a Ie droit ct la juste querelle••, Elle veut le sauver, 1’autre qui n’est pas las Viole en poursuivant l’asile de ses bras.Adonc se perd lc lait, ie suc de sa poitrine; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine’, Elle dit : « Vons avez, felons, ensanglantéLe sein qui vous nourrit et qui vous a porté;Or, vivez de venin’ sanglante géniture••,Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture! »

Iss Tragiques, Livre premier : Misérez

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