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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 135–156 151 d’équivalent dans aucune autre langue et que, par exemple, l’anglais distingue, à la différence du franc ¸ais, labor et work. Cette remarque souligne à mon sens les limites d’une anthropologie structurale, qui décrit une société à travers les représentations qu’elle se donne d’elle-même dans son système linguistique. Le « travail », en pays sénoufo comme en pays occidental a-t-il jamais correspondu à la catégorie figurant dans les dictionnaires ou dans les traditions orales plus ou moins formalisées ? Le sociologue préfère saisir le travail dans ses pratiques effectives. Mais, Marianne Lemaire nous montre peu les pratiques effectives des paysans sénoufo des années 1990, période de ces enquêtes dans cette région. Elle cherche en effet à saisir, par delà les Sénoufo d’aujourd’hui, une société « idéale », anthropologiquement définie. Une telle démarche a sûrement son utilité d’un point de vue anthropologique qui n’est pas le mien. Elle n’est pas satisfaisante en revanche à mon sens pour traiter la question par ailleurs posée par l’auteur, sur la possible transposition à notre propre société de ses réflexions sur la société sénoufo. Non qu’une telle question soit infondée ou qu’elle ne fournisse pas des matériaux pour la traiter, mais parce que son choix théorique lui- même n’autorise pas une comparaison fructueuse, chaque société étant ramenée à une cohérence interne, dans un bouclage anthropologique. À l’inverse d’une anthropologie structurale, reposant sur l’analyse des systèmes catégoriels par lesquels une société se pense, laquelle tend à opposer les sociétés les unes aux autres, prises comme des monades, une sociographie attentive aux pratiques, notamment technologiques, tend au contraire à les rapprocher, en montrant comment les hommes, partout sur terre, ont résoudre pour leur survie, hier comme aujourd’hui, des problèmes fondamentalement similaires, s’ils n’ont pourtant cessé de varier. Tel est l’intérêt précisément d’un concept anthropologique large de travail. À cet égard, l’ethnocentrisme des observateurs coloniaux, heureux de trouver au fin fond de l’Afrique des agriculteurs qui leur rappelaient les paysans européens, manifestait une part de bon sens. Les spécialistes d’anthropologie africaine trouveront donc dans cet ouvrage une riche mono- graphie sur une population qui a depuis l’époque coloniale attiré l’œil de l’observateur. Les sociologues et philosophes du travail y trouveront de leur côté matière à prolonger leur réflexion sur cet obscur objet de leur préoccupation : le concept de travail. Franc ¸ois Vatin IDHE, université Paris X, maison Max-Weber, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex 01, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2011.12.009 L’activité en dialogues, Entretiens sur l’activité humaine (II)., Y. Schwartz, L. Durrive (Eds.). Octares, Toulouse (2009). 268 pp. L’ouvrage s’inscrit dans une continuité de publications exposant la démarche ergologique. Outre les ouvrages propres d’Yves Schwartz, un premier volume de dialogues intitulé Travail et ergologie était paru en 2003. Le mode dialogué, repris ici, permet d’échapper à une présentation linéaire et compacte en faisant entrer en conversation des intervenants différents tels que des philosophes, des spécialistes des sciences de l’éducation ou de la prévention en entreprise, un médecin du travail et quelques ergologues. Les uns sont des chercheurs confirmés tandis que d’autres rédigent leur thèse, et une minorité brésilienne s’ajoute aux auteurs franc ¸ais. Aussi, ne faut-il pas chercher ici un résumé des analyses ergologiques, mais la mise en lumière de quelques aspects parmi la diversité des points de vue développés.

Y. Schwartz, L. Durrive,Editors, ,L’activité en dialogues, Entretiens sur l’activité humaine (II). (2009) Octares,Toulouse 268 pp

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d’équivalent dans aucune autre langue et que, par exemple, l’anglais distingue, à la différencedu francais, labor et work. Cette remarque souligne à mon sens les limites d’une anthropologiestructurale, qui décrit une société à travers les représentations qu’elle se donne d’elle-même dansson système linguistique. Le « travail », en pays sénoufo comme en pays occidental a-t-il jamaiscorrespondu à la catégorie figurant dans les dictionnaires ou dans les traditions orales plus ou moinsformalisées ? Le sociologue préfère saisir le travail dans ses pratiques effectives. Mais, MarianneLemaire nous montre peu les pratiques effectives des paysans sénoufo des années 1990, périodede ces enquêtes dans cette région. Elle cherche en effet à saisir, par delà les Sénoufo d’aujourd’hui,une société « idéale », anthropologiquement définie. Une telle démarche a sûrement son utilitéd’un point de vue anthropologique qui n’est pas le mien. Elle n’est pas satisfaisante en revanche àmon sens pour traiter la question par ailleurs posée par l’auteur, sur la possible transposition à notrepropre société de ses réflexions sur la société sénoufo. Non qu’une telle question soit infondéeou qu’elle ne fournisse pas des matériaux pour la traiter, mais parce que son choix théorique lui-même n’autorise pas une comparaison fructueuse, chaque société étant ramenée à une cohérenceinterne, dans un bouclage anthropologique. À l’inverse d’une anthropologie structurale, reposantsur l’analyse des systèmes catégoriels par lesquels une société se pense, laquelle tend à opposerles sociétés les unes aux autres, prises comme des monades, une sociographie attentive auxpratiques, notamment technologiques, tend au contraire à les rapprocher, en montrant commentles hommes, partout sur terre, ont dû résoudre pour leur survie, hier comme aujourd’hui, desproblèmes fondamentalement similaires, s’ils n’ont pourtant cessé de varier. Tel est l’intérêtprécisément d’un concept anthropologique large de travail. À cet égard, l’ethnocentrisme desobservateurs coloniaux, heureux de trouver au fin fond de l’Afrique des agriculteurs qui leurrappelaient les paysans européens, manifestait une part de bon sens.

Les spécialistes d’anthropologie africaine trouveront donc dans cet ouvrage une riche mono-graphie sur une population qui a depuis l’époque coloniale attiré l’œil de l’observateur. Lessociologues et philosophes du travail y trouveront de leur côté matière à prolonger leur réflexionsur cet obscur objet de leur préoccupation : le concept de travail.

Francois VatinIDHE, université Paris X, maison Max-Weber, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre

cedex 01, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2011.12.009

L’activité en dialogues, Entretiens sur l’activité humaine (II)., Y. Schwartz, L. Durrive (Eds.).Octares, Toulouse (2009). 268 pp.

L’ouvrage s’inscrit dans une continuité de publications exposant la démarche ergologique.Outre les ouvrages propres d’Yves Schwartz, un premier volume de dialogues intitulé Travail etergologie était paru en 2003. Le mode dialogué, repris ici, permet d’échapper à une présentationlinéaire et compacte en faisant entrer en conversation des intervenants différents tels que desphilosophes, des spécialistes des sciences de l’éducation ou de la prévention en entreprise, unmédecin du travail et quelques ergologues. Les uns sont des chercheurs confirmés tandis qued’autres rédigent leur thèse, et une minorité brésilienne s’ajoute aux auteurs francais. Aussi, nefaut-il pas chercher ici un résumé des analyses ergologiques, mais la mise en lumière de quelquesaspects parmi la diversité des points de vue développés.

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Ergologie : le mot désigne une convergence de savoirs et d’analyses tournée vers l’étude del’activité humaine, initiée à l’université d’Aix-en-Provence dans les années 1980. Au fil descoopérations, cette démarche s’accompagne d’une élaboration théorique à laquelle renvoie un« Manifeste pour un ergo-engagement » situé à la fin de l’ouvrage. Signé par Yves Schwartz, celui-ci rassemble quelques axes forts. C’est le cas des rapports entre l’activité et les normes, élémentessentiel de la théorie. Héritant d’un état de normes en place destinées à guider son déroulement,l’activité procède à leur mise en question et en modifie l’agencement. Cette mise en cause par unepersonne agissante permet de faire germer les ressources d’innovation que l’ergologie nommeréserves d’alternative. Au cœur de l’activité se situe donc un débat de normes, entre les règlesdu métier et les exigences de la tâche et plus largement entre les normes recues et celles que l’ontend à leur substituer. Un tel débat ne peut se jouer que dans les conditions concrètes, situées etpersonnifiées, de la situation. Variable à l’infini, jamais totalement prévisible, ce débat constitue lecœur de l’activité et se noue au sujet de l’usage de soi qui est en jeu. Cette notion, plus complexe quela référence qu’y font certains travaux, renvoie essentiellement à la perception par le travailleur del’usage de sa propre personne dans le cours de l’activité. Usage volontaire de soi-même, ou usagede soi par autrui suivant des normes imposées, le débat évoqué ici peut devenir contradictoire.L’arbitrage entre ces normes pratiques et les logiques qui les sous-tendent mobilise des valeursou des combinaisons de valeurs auxquelles renvoient ces normes, et qui pèsent dans les choixeffectués ainsi que dans l’intensité mise à s’impliquer pour les mettre en œuvre. L’activité estdonc définie comme une déclinaison et une réappropriation de valeurs à travers l’évaluation et leréagencement des normes pratiques. Ainsi toute activité débouche sur une réinterprétation et unerecomposition des normes pratiques de l’activité, la renormalisation.

À partir du nœud que constitue l’activité singulière, l’ouvrage procède à différents ajuste-ments. L’accent mis sur les arbitrages effectués par les personnes permet de distinguer l’ergologied’analyses centrées sur la souffrance au travail, ou sur l’activité empêchée. La première est vuecomme fermant la porte aux possibilités d’alternative inhérentes à l’activité. La seconde paraîtà certains intervenants négliger le fait que l’activité est toujours empêchée par les décalagesentre tâche et service, entre tradition professionnelle et demande concrète, et que la résolutionde ce problème n’est pas toujours source de souffrance. C’est même le propre de l’effort qued’effectuer le rapprochement entre ces termes et de réunir les différents aspects du métier. Àcet égard, l’ergologie paraît proche de l’ergonomie. De fait, des ergonomes comme JacquesDuraffourg ont contribué à la formation de cette démarche. Certes, ses références fortementancrées dans la philosophie, la volonté d’étendre son champ d’intervention à l’ensemble del’activité et la large pluridisciplinarité indiquent des traits spécifiques, tandis que les interventionsne répondent peut-être pas à la même technicité. Toutefois, la démarche consistant à comprendreles situations de travail pour les transformer en impliquant les acteurs ainsi que l’éthique de laresponsabilité correspondent aux orientations de l’ergonomie. La relation entre ces deux modesd’étude du travail, sans doute étudiée de facon circonstanciée dans d’autres ouvrages, est plutôtesquissée dans celui-ci.

Centrées sur l’espace de travail, les analyses ne s’y cantonnent pas, comme pourraient le fairecroire les indications théoriques évoquées plus haut. Mentionnées en des termes parfois voilés,les valeurs du capitalisme (argent, marché) et celles des travailleurs (justice, santé, etc.) entrenten conflit au cours du travail. Cette imbrication des valeurs dans les activités concrètes apparaîtau fil des dialogues pour la majorité des cas exposés. Au Brésil comme en France, la dureté voirela violence des rapports sociaux ressort dans bien des situations présentées, issues de milieux detravail très divers. Au final, ce livre apporte sous une forme accorte des éclairages sur la proposition

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ergologique. De plus, en les mettant en système, il enrichit des notions qu’on utilise sans toujoursen saisir les ressources.

Nicolas HatzfeldLaboratoire d’histoire économique sociale et des techniques (LHEST),

université d’Évry-Val-d’Essonne, boulevard Francois-Mitterrand, 91025 Évry cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2011.12.005

École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école francaise, S. Broccolichi,C. Ben Ayed, D. Trancart (Eds.). La Découverte, Paris (2010). 312 pp.

Les auteurs de cet ouvrage, à la présentation résolument accrocheuse, entendent nous convain-cre que la quasi-suppression de la carte scolaire, officielle depuis 2007, mais larvée depuis lemilieu des années 1980, est une mauvaise chose. La forme est très didactique : l’usage des ques-tions rhétoriques rend la problématique toujours très explicite et autorise une lecture superficielle.Et pour ceux qui la suivront en détails, la démonstration est implacable. L’ouvrage est divisé encinq parties.

La première montre que dans la période d’unification progressive du collège, soit entre 1959 et1985, on a procédé essentiellement par suppression progressive des paliers d’orientation (épreuved’accès à la sixième, sorties vers le CAP ou les classes technologiques en cinquième et en qua-trième) et par diminution du redoublement. En l’absence de véritable réforme pédagogique,cette unification formelle a entraîné des désordres scolaires dans les collèges populaires quijusque-là éliminaient drastiquement lors de l’accès en quatrième. Or, assez cruellement, c’estau moment où se sont creusées ces inégalités entre les collèges qu’un changement idéologiquemajeur est intervenu : on a commencé à considérer les établissements comme le siège de l’efficacitépédagogique.

La deuxième partie consiste, en s’appuyant sur les évaluations de CE2, de sixième et sur leDNB (ancien brevet des collèges), à démontrer que la concurrence entre les collèges renforce lesinégalités de performances et fait baisser l’efficacité globale du système. Les auteurs ont choiside comparer les départements francais. La performance de chaque département est caractériséepar une « sur-réussite » ou une « sous-réussite », c’est-à-dire un écart entre les résultats réels etles résultats attendus, compte tenu de leur composition sociale. Globalement, la sous-réussite estassociée à une forte ségrégation scolaire, elle-même fonction de la ségrégation socio-spatiale, liée àson tour au degré d’urbanisation du département. Non seulement la ségrégation spatiale se traduit« mécaniquement » en ségrégation socio-scolaire, mais l’urbanisation favorise les pratiques dedérogation ou d’évitement, ne serait-ce que parce que les divers collèges sont géographiquementplus proches qu’en milieu peu urbanisé.

Pourquoi la ségrégation socio-scolaire est-elle associée à une faible réussite ? Parce que lesétablissements les plus stigmatisés constituent de mauvaises conditions d’apprentissages (voirpartie 3) et que les élèves issus des catégories sociales les plus défavorisées ont une plus grandesensibilité aux conditions pédagogiques. En cas de forte ségrégation sociale, l’impact négatif surles collèges très défavorisés est plus fort que l’impact positif sur les collèges très favorisés. Laségrégation sociale fait donc baisser la performance moyenne du département.

La troisième partie montre le mécanisme par lequel la concurrence conduit à l’échec : lastigmatisation sociale d’un collège (de ZEP, par exemple) provoque l’évitement ou la fuite des