Zazie Dans Le Metro - Raymond Queneau

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Raymond Queneau Zazie dans le mtro

I Doukipudonktan, se demanda Gabriel excd. Pas possible, ils se nettoient jamais. Dans le journal, on dit quil y a pas onze pour cent des appartements Paris qui ont des salles de bains, a mtonne pas, mais on peut se laver sans. Tous ceux-l qui mentourent, ils doivent pas faire de grands efforts. Dun autre ct, cest tout de mme pas un choix parmi les plus crasseux de Paris. Y a pas de raison. Cest le hasard qui les a runis. On peut pas supposer que les gens quattendent la gare dAusterlitz sentent plus mauvais que ceux quattendent la gare de Lyon. Non vraiment, y a pas de raison. Tout de mme quelle odeur. Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et sen tamponna le tarin. Quest-ce qui pue comme a? dit une bonne femme haute voix. Elle pensait pas elle en disant a, elle tait pas goste, elle voulait parler du parfum qui manait de ce meussieu. a, ptite mre, rpondit Gabriel qui avait de la vitesse dans la repartie, cest Barbouze, un parfum de chez Fior. a devrait pas tre permis dempester le monde comme a, continua la rombire sre de son bon droit. Si je comprends bien, ptite mre, tu crois que ton parfum naturel fait la pige celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes, ptite mre, tu te trompes. Tentends a? dit la bonne femme un ptit type ct delle, probablement celui quavait le droit de la grimper lgalement. Tentends comme il me manque de respect, ce gros cochon? Le ptit type examina le gabarit de Gabriel et se dit cest un malabar, mais les malabars cest toujours bon, a profite jamais de leur force, a serait lche de leur part. Tout faraud, il cria: Tu pues, eh gorille. Gabriel soupira. Encore faire appel la violence. a le dgotait cette contrainte. Depuis lhominisation premire, a navait jamais arrt. Mais enfin fallait ce quil fallait. Ctait pas de sa faute lui, Gabriel, si ctait toujours les faibles qui emmerdaient le monde. Il allait tout de mme laisser une chance au moucheron. Rpte un peu voir, quil dit Gabriel. Un peu tonn que le costaud rpliqut, le ptit type prit le temps de fignoler la rponse que voici: Rpter un peu quoi? Pas mcontent de sa formule, le ptit type. Seulement, larmoire glace insistait: elle se pencha pour profrer cette pentasyliabe monophase: Skeutadittaleur Le ptit type se mit craindre. Ctait le temps pour lui, ctait le moment de se forger quelque bouclier verbal. Le premier quil trouva fut un alexandrin: Dabord, je vous permets pas de me tutoyer.

Foireux, rpliqua Gabriel avec simplicit. Et il leva le bras comme sil voulait donner la beigne son interlocuteur. Sans insister, celui-ci sen alla de lui-mme au sol, parmi les jambes des gens. Il avait une grosse envie de pleurer. Heureusement vl ltrain quentre en gare, ce qui change le paysage. La foule parfume dirige ses multiples regards vers les arrivants qui commencent dfiler, les hommes daffaires en tte au pas acclr avec leur porte-documents au bout du bras pour tout bagage et leur air de savoir voyager mieux que les autres. Gabriel regarde dans le lointain; elles, elles doivent tre la trane, les femmes, cest toujours la trane; mais non, une mouflette surgit qui linterpelle: Chsuis Zazie, jparie que tu es mon tonton Gabriel. Cest bien moi, rpond Gabriel en anoblissant son ton. Oui, je suis ton tonton. La gosse se mare. Gabriel, souriant poliment, la prend dans ses bras, il la transporte au niveau de ses lvres, il lembrasse, elle lembrasse, il la redescend. Tu sens rien bon, dit lenfant. Barbouze de chez Fior, explique le colosse. Tu men mettras un peu derrire les oreilles? Cest un parfum dhomme. Tu vois lobjet, dit Jeanne Lalochre samenant enfin. Tas bien voulu ten charger, eh bien, le voil. a ira, dit Gabriel. Je peux te faire confiance? Tu comprends, je ne veux pas quelle se fasse violer par toute la famille. Mais, manman, tu sais bien que tu tais arrive juste au bon moment, la dernire fois. En tout cas, dit Jeanne Lalochre, je ne veux pas que a recommence. Tu peux tre tranquille, dit Gabriel. Bon. Alors je vous retrouve ici aprs-demain pour le train de six heures soixante. Ct dpart, dit Gabriel. Natrlich, dit Jeanne Lalochre qui avait t occupe. A propos, ta femme, a va? Je te remercie. Tu viendras pas nous voir? Jaurai pas le temps. Cest comme a quelle est quand elle a un jules, dit Zazie, la famille a compte plus pour elle. A rvoir, ma chrie. A rvoir, Gaby. Elle se tire. Zazie commente les vnements: Elle est mordue. Gabriel hausse les paules. Il ne dit rien. Il saisit la valoche Zazie. Maintenant, il dit quelque chose. En route, quil dit. Et il fonce, projetant droite et gauche tout ce qui se trouve sur sa trajectoire. Zazie galope derrire. Tonton, quelle crie, on prend le mtro? Non. Comment a, non? Elle sest arrte. Gabriel stope galement se retourne, pose la valoche et se met espliquer.

Bin oui: non. Aujourdhui, pas moyen. Y a grve. Y a grve. Bin oui: y a grve. Le mtro, ce moyen de transport minemment parisien, sest endormi sous terre, car les employs aux pinces perforantes ont cess tout travail. Ah les salauds, scrie Zazie, ah les vaches. Me faire a moi. Y a pas qu toi quils font a, dit Gabriel parfaitement objectif. Jmen fous. Nempche que cest moi que a arrive, moi qutais si heureuse, si contente et tout de maller voiturer dans lmtro. Sacrebleu, merde alors. Faut te faire une raison, dit Gabriel dont les propos se nuanaient parfois dun thomisme lgrement kantien. Et, passant sur le plan de la cosubjectivit, il ajouta: Et puis faut se grouiller: Charles attend. Oh! celle-l je la connais, sesclarna Zazie furieuse, je lai lue dans les Mmoires du gnral Vermot. Mais non, dit Gabriel, mais non, Charles, cest un pote et il a un tac. Je nous le sommes rserv cause de la grve prcisment, son tac. Tas compris? En route. Il resaisit la valoche dune main et de lautre il entrana Zazie. Charles effectivement attendait en lisant dans une feuille hebdomadaire la chronique des coeurs saignants. Il cherchait, et a faisait des annes quil cherchait, une entrelarde laquelle il puisse faire don des quarante-cinq cerises de son printemps. Mais les celles qui, comme a, dans cette gazette, se plaignaient, il les trouvait toujours soit trop dindes, soit trop tartes. Perfides ou sournoises. Il flairait la paille dans les poutrelles des lamentations et dcouvrait la vache en puissance dans la poupe la plus meurtrie. Bonjour, petite, dit-il Zazie sans la regarder en rangeant soigneusement sa publication sous ses fesses. Il est rien moche son bahut, dit Zazie. Monte, dit Gabriel, et sois pas snob. Snob mon cul, dit Zazie. Elle est marante, ta petite nice, dit Charles qui pousse la seringue et fait tourner le moulin. Dune main lgre mais puissante, Gabriel envoie Zazie sasseoir au fond du tac, puis il sinstalle ct delle. Zazie proteste. Tu mcrases, quelle hurle folle de rage. a promet, remarque succinctement Charles dune voix paisible. Il dmarre. On roule un peu, puis Gabriel montre le paysage dun geste magnifique. Ah! Paris, quil profre dun ton encourageant, quelle belle ville. Regarde-moi a si cest beau. Je men fous, dit Zazie, moi ce que jaurais voulu cest aller dans le mtro. Le mtro! beugle Gabriel, le mtro!! mais le voil!!! Et, du doigt, il dsigne quelque chose en lair. Zazie fronce le sourcil. Essmfie. Le mtro? quelle rpte. Le mtro, ajoute-t-elle avec mpris, le mtro, cest sous terre, le mtro. Non mais. ui-l, dit Gabriel, cest larien. Alors, cest pas le mtro. Je vais tesspliquer, dit Gabriel. Quelquefois, il sort de terre et ensuite il y

rerentre. Des histoires. Gabriel se sent impuissant (geste), puis, dsireux de changer de conversation, il dsigne de nouveau quelque chose sur leur chemin. Et a! mugit-il, regarde!! le Panthon!!! Quest-ce quil faut pas entendre, dit Charles sans se retourner. Il conduisait lentement pour que la petite puisse voir les curiosits et sinstruise par-dessus le march. Cest peut-tre pas le Panthon? demanda Gabriel. Il y a quelque chose de narquois dans sa question. Non, dit Charles avec force. Non, non et non, cest pas le Panthon. Et quest-ce que a serait alors daprs toi? La narquoiserie du ton devient presque offensante pour linterlocuteur qui, dailleurs, sempresse davouer sa dfaite. Jen sais rien, dit Charles. L. Tu vois. Mais cest pas le Panthon. Cest que cest un ostin, Charles, malgr tout. On va demander un passant, propose Gabriel. Les passants, rplique Charles, cest tous des cons. Cest bien vrai, dit Zazie avec srnit. Gabriel ninsiste pas. Il dcouvre un nouveau sujet denthousiasme. Et a, sexclame-t-il, a cest Mais il a la parole coupe par une eurquation de son beau-frre. Jai trouv, hurle celui-ci. Le truc quon vient de voir, ctait pas le Panthon bien sr, ctait la gare de Lyon. Peut-tre, dit Gabriel avec dsinvolture, mais maintenant cest du pass, nen parlons plus, tandis que a, petite, regarde-moi a si cest chouette comme architecture, cest les Invalides Tes tomb sur la tte, dit Charles, a na rien voir avec les Invalides. Eh bien, dit Gabriel, si cest pas les Invalides, apprends-nous cex. Je sais pas trop, dit Charles, mais cest tout au plus la caserne de Reuilly. Vous, dit Zaze avec indulgence, vous tes tous les deux des ptits marants. Zazie, dclare Gabriel en prenant un air majestueux trouv sans peine dans son rpertoire, si a te plat de voir vraiment les Invalides et le tombeau vritable du vrai Napolon, je ty conduirai. Napolon mon cul, rplique Zazie. Il mintresse pas du tout, cet enfl, avec son chapeau la con. Quest-ce qui tintresse alors? Zazie rpond pas. Oui, dit Charles avec une gentillesse inattendue, quest-ce qui tintresse? Le mtro. Gabriel dit: ah. Charles ne dit rien. Puis, Gabriel reprend son discours et dit de nouveau: ah. Et quand est-ce quelle va finir, cette grve? demande Zazie en gonflant ses mots de frocit. Je sais pas, moi, dit Gabriel, je fais pas de politique. Cest pas de la politique, dit Charles, cest pour la crote.

Et vous, msieu, lui demande Zazie, vous faites quelquefois la grve? Bin dame, faut bien, pour faire monter le tarif. On devrait plutt vous le baisser, votre tarif, avec une charrette comme la vtre, on fait pas plus dgueulasse. Vous lavez pas trouve sur les bords de la Marne, par hasard? On est bientt arriv, dit Gabriel conciliant. Voil le tabac du coin. De quel coin? demande Charles ironiquement. Du coin de la rue de chez moi o jhabite, rpond Gabriel avec candeur. Alors, dit Charles, cest pas ui-l. Comment, dit Gabriel, tu prtendrais que a ne serait pas celui-l? Ah non, scrie Zazie, vous allez pas recommencer. Non, cest pas celui-l, rpond Charles Gabriel. Cest pourtant vrai, dit Gabriel pendant quon passe devant le tabac, celui-l jy suis jamais all. Dis donc, tonton, demande Zazie, quand tu dconnes comme a, tu le fais esprs ou cest sans le vouloir? Cest pour te faire rire, mon enfant, rpond Gabriel. Ten fais pas, dit Charles Zazie, il le fait pas exeuprs. Cest pas malin, dit Zazie. La vrit, dit Charles, cest que tantt il le fait exeuprs et tantt pas. La vrit! scrie Gabriel (geste), comme si tu savais cex. Comme si quelquun au monde savait cex. Tout a (geste), tout a cest du bidon: le Panthon, les Invalides, la caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout. Oui, du bidon. Il ajoute, accabl: Ah l l, quelle misre! Tu veux quon sarrte pour prendre lapro? demande Charles. Cest une ide. A La Cave? A Saint-Germain-des-Prs? demande Zazie qui dj frtille. Non mais, fillette, dit Gabriel, quest-ce que tu timagines? Cest tout ce quil y a de plus dmod. Si tu veux insinuer que je suis pas la page, dit Zazie, moi je peux te rpondre que tu nes quun vieux con. Tu entends a? dit Gabriel. Quest-ce que tu veux, dit Charles, cest la nouvelle gnration. La nouvelle gnration, dit Zazie, elle t a va, a va, dit Gabriel, on a compris. Si on allait au tabac du coin? Du vrai coin, dit Charles. Oui, dit Gabriel. Et aprs tu restes dner avec nous. Ctait pas entendu? Si. Alors?

Alors, je confirme. Y a pas confirmer, puisque ctait entendu. Alors, disons que je te le rappelle des fois que taurais oubli. Javais pas oubli. Tu restes donc dner avec nous. Alors quoi, merde, dit Zazie, on va le boire, ce verre? Gabriel sextrait avec habilet et souplesse du tac. Tout le monde se retrouve autour dune table, sur le trottoir. La serveuse samne ngligemment. Aussitt Zazie esprime son dsir: Un cacocalo, quelle demande. Y en a pas, quon rpond. a alors, sesclame Zazie, cest un monde. Elle est indigne. Pour moi, dit Charles, a sera un beaujolais. Et pour moi, dit Gabriel, un lait-grenadine. Et toi? demande-t-il Zazie. Jlai dj dit; un cacocalo. Elle a dit quy en avait pas. Cest hun cacocalo que jveux. Tas beau vouloir, dit Gabriel avec une patience estrme, tu vois bien quy en a pas. Pourquoi que vous en avez pas? Demande Zazie la serveuse. a (geste). Un demi panach, Zazie, propose Gabriel, a ne te dirait rien? Cest hun cacocalo que jveux et pas autt chose. Tout le monde devient pensif. La serveuse se gratte une cuisse. Y en a ct, quelle finit par dire. Chez lItalien. Alors, dit Charles, il vient ce beaujolais? On va le chercher. Gabriel se lve, sans commentaires. Il sclipse avec clrit, bientt revenu avec une bouteille du goulot de laquelle sortent deux pailles. Il pose a devant Zazie. Tiens, petite, dit-il dune voix gnreuse. Sans mot dire, Zazie prend la bouteille en main et commence jouer du chalumeau. L, tu vois, dit Gabriel son copain, ctait pas difficile. Les enfants, suffit de les comprendre.

II Cest l, dit Gabriel. Zazie examine la maison. Elle ne communique pas ses impressions. Alors? demanda Gabriel. a ira? Zazie fit un signe qui semblait indiquer quelle rservait son opinion. Moi, dit Charles, je passe voir Turandot, jai quelque chose lui dire. Compris, dit Gabriel. Quest-ce quil y a comprendre? Demanda Zazie. Charles descendit les cinq marches menant du trottoir au caf-restaurant La Cave, poussa la porte et

savana jusquau zinc en bois depuis loccupation. Bonjour, meussieu Charles, dit Mado Ptits-pieds qui tait en train de servir un client. Bonjour, Mado, rpondit Charles sans la regarder. Cest elle? demanda Turandot. Gzactement, rpondit Charles. Elle est plus grande que je croyais. Et alors? a me plat pas. Je lai dit Gaby, pas dhistoires dans ma maison. Tiens, donne-moi un beaujolais. Turandot le servit en silence, dun air mditatif. Charles clusa son beaujolais, sessuya les moustaches du revers de la main, puis regarda distraitement dehors. Pour ce faire, il fallait lever la tte et on ne voyait gure que des pieds, des chevilles, des bas de pantalon, parfois, avec de la chance, un chien complet, un basset. Accroche prs du vasistas, une cage hbergeait un perroquet triste. Turandot remplit le verre de Charles et sen verse une liche. Mado Ptits-pieds vint se mettre derrire le comptoir, ct du patron et brise le silence. Meussieu Charles, quelle dit, vztes zun mlancolique. Mlancolique mon cul, rplique Charles. Eh bien vrai, scria Mado Ptits-pieds, vous tes pas poli aujourdhui. a me fait marer, dit Charles dun air sinistre. Cest comme a quelle cause, la mouflette. Je comprends pas, dit Turandot pas laise du tout. Cest bien simple, dit Charles. Elle peut pas dire un mot, cette gosse, sans ajouter mon cul aprs. Et elle joint le geste la parole? Demanda Turandot. Pas encore, rpondit gravement Charles, mais a viendra. Ah non, gmit Turandot, ah a non. Il se prit la tte deux mains et fit le futile simulacre de se la vouloir arracher. Puis il continua son discours en ces termes: Merde de merde, je veux pas dans ma maison dune petite salope qui dise des cochoncets comme a. Je vois a dici, elle va pervertir tout le quartier. Dici huit jours Elle reste que deux trois jours, dit Charles. Cest de trop! cria Turandot. En deux trois jours, elle aura eu le temps de mettre la main dans la braguette de tous les vieux gteux qui mhonorent de leur clientle. Je veux pas dhistoires, tu entends, je veux pas dhistoires. Le perroquet qui se mordillait un ongle, abaissa son regard et, interrompant sa toilette, il intervint dans la conversation. Tu causes, dit Laverdure, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. Il a bien raison, dit Charles. Aprs tout, cest pas moi quil faut raconter tes histoires. Je lemmerde, dit Gabriel affectueusement, mais je me demande pourquoi tu as t lui rpter les gros mots de la ptite. Moi je suis franc, dit Charles. Et puis, tu pourras pas cacher que ta nice elle est drlement mal leve. Rponds-moi, est-ce que tu parlais comme a quand

ttais gosse? Non, rpond Gabriel, mais jtais pas une petite fille. A table, dit doucement Marceline en apportant la soupire. Zazie, crie-t-elle doucement, table. Elle se met verser doucement des contenus de louche dans les assiettes. Ah ah, dit Gabriel avec satisfaction, du consomm. Negzagrons rien, dit doucement Marceline. Zazie vient enfin les rejoindre. Elle sassied lil vide, constatant avec dpit quelle a faim. Aprs le bouillon, il y avait du boudin noir avec des pommes savoyardes, et puis aprs du foie gras (que Gabriel ramenait du cabaret, il pouvait pas sen empcher, il avait le foie gras aussi bien droite qu gauche), et puis un entremets des plus sucrs, et puis du caf rparti par tasses, caf bicose Charles et Gabriel tous deux bossaient de nuit. Charles sen fut tout de suite aprs la surprise attendue dune grenadine au kirsch, Gabriel lui son boulot commenait pas avant les onze heures. Il allongea les jambes sous la table et mme au-del et sourit Zazie raide sur sa chaise. Alors, petite, quil dit comme a, comme a on va se coucher? Qui a on? demanda-t-elle. Eh bien, toi bien sr, rpondit Gabriel tombant dans le pige. A quelle heure tu te couchais l-bas? Ici et l-bas a fait deux, jespre. Oui, dit Gabriel comprhensif. Cest pourquoi quon me laisse ici, cest pourque a soit pas comme l-bas. Non? Oui. Tu dis oui comme a ou bien tu le penses vraiment? Gabriel se tourna vers Marceline qui souriait: Tu vois comment a raisonne dj bien une mouflette de cet ge? On se demande pourquoi cest la peine de les envoyer lcole. Moi, dclara Zazie, je veux aller lcole jusqu soixante-cinq ans. Jusqu soixante-cinq ans? rpta Gabriel un choua surpris. Oui, dit Zazie, je veux tre institutrice. Ce nest pas un mauvais mtier, dit doucement Marceline. Y a la retraite. Elle ajouta a automatiquement parce quelle connaissait bien la langue franaise. Retraite mon cul, dit Zazie. Moi cest pas pour la retraite que je veux tre institutrice. Non bien sr, dit Gabriel, on sen doute. Alors cest pourquoi? demanda Zazie. Tu vas nous espliquer a. Tu trouverais pas tout seul, hein? Elle est quand mme fortiche la jeunesse daujourdhui, dit Gabriel Marceline. Et Zazie: Alors? pourquoi que tu veux ltre, institutrice? Pour faire chier les mmes, rpondit Zazie. Ceux quauront mon ge dans dix

ans, dans vingt ans, dans cinquante ans, dans cent ans, dans mille ans, toujours des gosses emmerder. Eh bien, dit Gabriel. Je serai vache comme tout avec elles. Je leur ferai lcher le parquet. Je leur ferai manger lponge du tableau noir. Je leur enfoncerai des compas dans le derrire. Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes. En hiver. Hautes comme a (geste). Avec des grands perons pour leur larder la chair du derche. Tu sais, dit Gabriel avec calme, daprs ce que disent les journaux, cest pas du tout dans ce sens-l que soriente lducation moderne. Cest mme tout le contraire. On va vers la douceur, la comprhension, la gentillesse. Nest-ce pas, Marceline, quon dit a dans le journal? Oui, rpondit doucement Marceline. Mais toi, Zazie, est-ce quon ta brutalise lcole? Il aurait pas fallu voir. Dailleurs, dit Gabriel, dans vingt ans, y aura plus dinstitutrices: elles seront remplaces par le cinma, la tv, llectronique, des trucs comme a. Ctait aussi crit dans le journal lautre jour. Nest-ce pas, Marceline? Oui, rpondit doucement Marceline. Zazie envisagea cet avenir un instant. Alors, dclara-t-elle, je serai astronaute. Voil, dit Gabriel approbativement. Voil, faut tre de son temps. Oui, continua Zazie, je serai astronaute pour aller faire chier les Martiens. Gabriel enthousiasm se tapa sur les cuisses: Elle en a de lide, cette petite. Il tait ravi. Elle devrait tout de mme aller se coucher, dit doucement Marceline. Tu nes pas fatigue? Non, rpondit Zazie en billant. Elle est fatigue cette petite, reprit doucement Marceline sadressant Gabriel, elle devrait aller se coucher. Tu as raison, dit Gabriel qui se mit concocter une phrase imprative et, si possible, sans rplique. Avant quil et eu le temps de la formuler, Zazie lui demandait sils avaient la tv. Non, dit Gabriel. Jaime mieux le cinmascope, ajouta-t-il avec mauvaise foi. Alors, tu pourrais moffrir le cinmascope. Cest trop tard, dit Gabriel. Et puis moi, jai pas le temps, je prends mon boulot onze heures. On peut se passer de toi, dit Zazie. Ma tante et moi, on ira toutes les deux seules. a me plairait pas, dt Gabriel lentement dun air froce. Il fixa Zazie droit dans les yeux et ajouta mchamment: Marceline, elle sort jamais sans moi. Il poursuivit: a, je vais pas te lespliquer, petite, ce serait trop long. Zazie dtourna son regard et billa. Je suis fatigue, dit-elle, je vais aller me coucher. Elle se leva. Gabriel lui tendit la joue. Elle lembrassa.

Tu as la peau douce, remarqua-t-elle. Marceline laccompagne dans sa chambre et Gabriel va chercher une jolie trousse en peau de porc marque de ses initiales. Il sinstalle, se verse un grand verre de grenadine quil tempre dun peu deau et commence se faire les mains; il adorait a, il sy prenait trs bien et se prfrait toute manucure, il se mit chantonner un refrain obscne, puis, les prouesses des trois orfvres acheves, il sifflota, pas trop fort pour ne pas rveiller la petite, quelques sonneries de lancien temps telles que lextinction des feux, le salut au drapeau, caporal conconcon, etc. Marceline revient. Elle a pas t longue sendormir, dit-elle doucement. Elle sassoit et se verse un verre de kirsch. Un petit ange, commente Gabriel dun ton neutre. Il admire longle quil vient de terminer, celui de lauriculaire, et passe celui de lannulaire. Quest-ce quon va bien pouvoir en faire de toute la journe? demande doucement Marceline. Cest pas tellement un problme, dit Gabriel. Dabord, je lemmnerai en haut de la tour Eiffel. Demain aprs-midi. Mais demain matin? demande doucement Marceline. Gabriel blmit. Surtout, quil dit, surtout faudrait pas quelle me rveille. Tu vois, dit doucement Marceline. Un problme. Gabriel prit des airs de plus en plus angoisss. Les gosses, a se lve tt le matin. Elle va mempcher de dormir de rcuprer Tu me connais. Moi, il faut que je rcupre. Mes dix heures de sommeil, cest essentiel. Pour ma sant. Il regarde Marceline. Tavais pas pens a? Marceline baissa les yeux. Jai pas voulu tempcher de faire ton devoir, dit-elle doucement. Je te remercie, dit Gabriel dun ton grave. Mais quest-ce quo pourrait bien foutre pour que je lentende pas le matin. Ils se mirent rflchir. On, dit Gabriel, pourrait lui donner un soporifique pour quelle dorme jusqu au moins midi ou mme mieux jusqu son quatre heures. Parat quy a des suppositoires au poil qui permettent dobtenir ce rsultat. Pan pan pan, fait discrtement Turandot derrire la porte sur le bois dicelle. Entrez, dit Gabriel. Turandot entre accompagn de Laverdure. Il sassoit sans quon len prie et pose la cage sur la table. Laverdure regarde la bouteille de grenadine avec une convoitise mmorable. Marceline lui en verse un peu dans son buvoir. Turandot refuse loffre (geste). Gabriel qui a termin le mdius attaque lindex. Avec tout a, on na encore rien dit. Laverdure a gob sa grenadine. Il sessuie le bec contre son perchoir, puis prend la parole en ces termes: Tu causes, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. Je cause mon cul, rplique Turandot vex. Gabriel interrompt ses travaux et regarde mchamment le visiteur. Rpte un peu voir ce que tas dit, quil dit. Jai dit, dit Turandot, jai dit: je cause mon cul. Et quest-ce que tu insinues par l? Si jose dire. Jinsinue que la gosse, quelle soit ici, a me plat pas.

Que a te plaise ou que a neu teu plaiseu pas, tu entends? Je men fous. Pardon. Je tai lou ici sans enfants et maintenant ten as un sans mon autorisation. Ton autorisation, tu sais o je me la mets? Je sais, je sais, dici ce que tu me dshonores causer comme ta nice, y a pas loin. Cest pas permis dtre aussi inintelligent que toi, tu sais ce que a veut dire inintelligent, espce de con? a y est, dit Turandot, a vient. Tu causes, dit Laverdure, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. a vient quoi? demande Gabriel nettement menaant. Tu commences tesprimer dune faon repoussante. Cest quil commence magacer, dit Gabriel Marceline. Tnerve pas, dit doucement Marceline. Je ne veux pas dune petite salope dans ma maison, dit Turandot avec des intonations pathtiques. Je temmerde, hurle Gabriel. Tu entends, je temmerde. Il donne un coup de poing sur la table qui se fend lendroit habituel. La cage va au tapis suivie dans sa chute par la bouteille de grenadine, le flacon de kirsch, les petits verres, lattirail manucure. Laverdure se plaint avec brutalit, le sirop coule sur la maroquinerie, Gabriel pousse un cri de dsespoir et plonge pour ramasser lobjet pollu. Ce faisant, il fout sa chaise par terre. Une porte souvre. Alors quoi, merde, on peut plus dormir? Zazie est en pyjama. Elle bille puis regarde Laverdure avec hostilit. Cest une vraie mnagerie ici, quelle dclare. Tu causes, tu causes, dit Laverdure, cest tout ce que tu sais faire. Un peu pate, elle nglige lanimal pour Turandot, propos duquel elle demande son oncle: Et ui-l, qui cest? Gabriel essuyait la trousse avec un coin de la nappe. Merde, quil murmure, elle est foutue. Je ten offrirai une autre, dit doucement Marceline. Cest gentil a, dit Gabriel, mais dans ce cas-l, jaimerais mieux que ce soit pas de la peau de porc. Quest-ce que tu aimerais mieux? Le box-calf? Gabriel fit la moue. Le galuchat? Moue. Le cuir de Russie? Moue. Et le croco? Ce sera cher. Mais cest solide et chic. Cest a, jirai me lacheter moi-mme. Gabriel, souriant largement, se tourna vers Zazie: Tu vois, ta tante, cest la gentillesse mme. Tu mas toujours pas dit qui ctait ui-l?

Cest le proprio, rpondit Gabriel, un proprio exceptionnel, un pote, le patron du bistro den bas. De La Cave? Gzactement, dit Turandot. On y danse dans votre cave? a non, dit Turandot. Minable, dit Zazie. Ten fais pas pour lui, dit Gabriel, il gagne bien sa vie. Mais Singermindpr, dit Zazie, quest-ce quil se sucrerait, cest dans tous les journaux. Tu es bien gentille de toccuper de mes affaires, dit Turandot dun air suprieur. Gentille mon cul, rtorqua Zazie. Turandot pousse un miaulement de triomphe. Ah ah, dit-il Gabriel, tu pourras plus me soutenir le contraire, je lai entendu son mon cul. Dis donc pas de cochoncets, dit Gabriel. Mais cest pas moi, dit Turandot, cest elle. Il rapporte, dit Zazie. Cest vilain. Et puis a suffit, dit Gabriel. Il est temps que je me tire. a doit pas tre marant dtre gardien de nuit, dit Zazie. Aucun mtier nest bien marant, dit Gabriel. Va donc te coucher. Turandot ramasse la cage et dit: On reprendra la conversation. Et il ajoute dun air fin: La conversation mon cul. Est-il bte, dit doucement Marceline. On peut pas faire mieux, dit Gabriel. Eh bien, bonne nuit, dit Turandot toujours aimable, jai pass une agrable soire, jai pas perdu mon temps. Tu causes, tu causes, dit Laverdure, cest tout ce que tu sais faire. Il est mignon, dit Zazie en regardant lanimal. Va donc te coucher, dit Gabriel. Zazie sort par une porte, les visiteurs du soir par une autre. Gabriel attend que tout se soit calm pour sortir son tour. Il descend lescalier sans bruit, en locataire convenable. Mais Marceline a vu un objet qui trane sur une commode, elle le prend, court ouvrir la porte, se penche pour crier doucement dans lescalier: Gabriel, Gabriel. Quoi? Quest-ce quil y a? Tu as oubli ton rouge lvres.

III

Dans un coin de la pice, Marceline avait install une sorte de cabinet de toilette, une table, une cuvette, un broc, tout comme si avait t une cambrousse recule. Comme a Zazie serait pas dpayse. Mais Zazie tait dpayse. Elle pratiquait le bidet fixe viss dans le plancher et connaissait, pour en avoir us, mainte autre merveille de lart sanitaire. cure par ce primitivisme, elle shumecta, se tamponna un peu deau ici et l plus un coup de peigne un seul dans les cheveux. Elle regarda dans la cour: il ne sy passait rien. Dans lappartement de mme, il y avait lair de ne rien se passer. Loreille plante dans la porte, Zazie ne distinguait aucun bruit. Elle sortit silencieusement de sa chambre. Le salonsalamanger tait oscur et muet. En marchant un pied juste devant lautre comme quand on tire celui qui commencera, en palpant le mur et les objets, cest encore plus amusant en fermant les yeux, elle parvint lautre porte quelle ouvrit avec des prcautions considrables. Cette autre pice tait galement oscure et muette, quelquun y dormait paisiblement. Zazie referma, se mit en marche arrire, ce qui est toujours amusant, et au bout dun temps extrmement long, elle atteignit une troisime et autre porte quelle ouvrit avec de non moins grandes prcautions que prcdemment. Elle se trouva dans lentre quclairait pniblement une fentre orne de vitraux rouges et bleus. Encore une porte ouvrir et Zazie dcouvre le but de son escursion: les vcs. Comme ils taient langlaise, Zazie reprend pied dans la civilisation pour y passer un bon quart dheure. Elle trouve lendroit non seulement utile mais gai. Il est tout propre, ripolin. Le papier de soie se froisse joyeusement entre les doigts. A ce moment de la journe, il y a mme un rayon de soleil: une bue lumineuse descend du vasistas. Zazie rflchit longuement, elle se demande si elle va tirer la chasse deau ou non. a va srement jeter le dsarroi. Elle hsite, se dcide, tire, la cataracte coule, Zazie attend mais rien ne semble avoir boug, cest la maison de la belle au bois dormant. Zazie se rassoit pour se raconter le conte en question en y intercalant des gros plans dacteurs clbres. Elle sgare un peu dans la lgende, mais, finalement, rcuprant son esprit critique, elle fint par se dclarer que cest drlement con les contes de fes et dcide de sortir. De nouveau dans lentre, elle repre une autre porte qui vraisemblablement doit donner sur le palier, Zaze tourne la cl laisse par illusoire prcaution dans lentre de la serrure, cest bien a, voil Zazie sur le palier. Elle referme la porte derrire elle tout doucement, puis tout doucement elle descend. Au premier, elle fait une pause: rien ne bouge. La voil au rez-de-chausse; et voici le couloir, la porte de la rue est ouverte, un rectangle de lumire, voil, Zazie y est, elle est dehors. Cest une rue tranquille. Les autos y passent si rarement que lon pourrait jouer la marelle sur la chausse. Il y a quelques magasins dusage courant et de mine provinciale. Des personnes vont et viennent dun pas raisonnable. Quand elles traversent, elles regardent dabord gauche ensuite droite joignant le civisme leccs de prudence. Zazie nest pas tout fait due, elle sait quelle est bien Paris, que Paris est un grand village et que tout Paris ne ressemble pas cette rue. Seulement pour sen rendre compte et en tre tout fait sre, il faut aller plus loin. Ce quelle commence faire, dun air dgag. Mais Turandot sort brusquement de son bistro et, du bas des marches, il lui crie: Eh petite, o vas-tu comme a? Zazie ne lui rpond pas, elle se contente dallonger le pas. Turandot gravit les marches de son escalier: Eh petite, quil insiste et quil continue crier. Zazie du coup adopte le pas de gymnastique. Elle prend un virage la corde. Lautre rue est nettement plus

anime. Zazie maintenant court bon train. Personne na le temps ni le souci de la regarder. Mais Turandot galope lui aussi. Il fonce mme. Il la rattrape, la prend par le bras et, sans mot dire, dune poigne solide, lui fait faire demi-tour. Zazie nhsite pas. Elle se met hurler: Au secours! Au secours! Ce cri ne manque pas dattirer lattention des mnagres et des citoyens prsents. Ils abandonnent leurs occupations ou inoccupations personnelles pour sintresser lincident. Aprs ce premier rsultat assez satisfaisant, Zazie en remet: Je veux pas aller avec le meussieu, je le connais pas le meussieu, je veux pas aller avec le meussieu. Extra. Turandot, sr de la noblesse de sa cause, fait fi de ces procurations. Il saperoit bien vite quil a eu tort en constatant quil se trouve au centre dun cercle de moralistes svres. Devant ce public de choix, Zazie passe des considrations gnrales aux accusations particulires, prcises et circonstancies. Ce meussieu, quelle dit comme a, il ma dit des choses sales. Quest-ce quil ta dit? demande une dame allche. Madame! scrie Turandot, cette petite fille sest sauve de chez elle. Je la ramenais ses parents. Le cercle ricane avec un scepticisme dj solidement encr. La dame insiste; elle se penche vers Zazie. Allons, ma petite, naie pas peur, dis-le-moi ce quil ta dit le vilain meussieu? Cest trop sale, murmure Zazie. Il ta demand de lui faire des choses? Cest a, mdame. Zazie glisse voix basse quelques dtails dans loreille de la bonne femme. Celle-ci se redresse et crache la figure de Turandot. Dgueulasse, quelle lui jette en plus en prime. Et elle lui recrache une seconde fois de nouveau dessus, en pleine poire. Un type senquiert: Quest-ce quil lui a demand de lui faire? La bonne femme glisse les dtails zaziques dans loreille du type: Oh! quil fait le type, jamais javais pens a. Il refait comme a, plutt pensivement: Non, jamais. Il se tourne vers un autre citoyen: Non mais, coutez-moi a (dtails). Cest pas croyab. Ya vraiment des salauds complets, dit lautre citoyen. Cependant, les dtails se propagent dans la foule. Une femme dit: Comprends pas. Un homme lui esplique. Il sort un bout de papier de sa poche et lui fait un dessin avec un stylo bille. Eh bien, dit la femme rveusement. Elle ajoute: Et cest pratique? Elle parle du stylo bille. Deux amateurs discutent: Moi, dclare lun, jai entendu raconter que (dtails). a mtonne pas autrement, rplique lautre, on ma bien affirm que (dtails). Pousse hors de son souk par la curiosit, une commerante se livre quelques confidences: Moi qui vous parle, mon mari, un jour voil t-il pas quil lui prend lide de (dtails). O quil avait t dgoter cette passion, a je vous le demande. Il avait peut-tre lu un mauvais livre, suggre quelquun.

Peut-tre bien. En tout cas, moi qui vous cause, je lui ai dit mon mari, tu veux que? (dtails). Pollop, que je lui ai rpondu. Va te faire voir par les crouilles si a te chante et memmerde plus avec tes vicelardises. Voil ce que je lui ai rpondu mon mari qui voulait que je (dtails). On approuve la ronde. Turandot na pas cout. Il se fait pas dillusions. Profitant de lintrt technique suscit par les accusations de Zazie, il sest tir en douce. Il passe le coin de la rue en rasant le mur et rejoint en hte sa taverne, se glisse derrire le zinc en bois depuis loccupation, se verse un grand ballon de beaujolais quil cluse dun trait, ritre. Il se tamponne le front avec la chose qui lui sert de mouchoir. Mado Ptits-pieds qui pluchait des patates lui demande: a va pas? Men parle pas. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Ils me prenaient pour un satyre tous ces cons. Si jtais rest, ils mauraient miett. a vous apprendra faire le terre-neuve, dit Mado Ptits-pieds. Turandot rpond pas. Il fait fonctionner la petite tv quil a sous le crne pour revoir ses actualits personnelles la scne quil vient de vivre et qui a failli le faire entrer sinon dans lhistoire, du moins dans la factidiversialit. Il frmit en pensant au sort quil a vit. De nouveau la sueur lui coule le long du visage. Nondguieu, nondguieu, bgaie-t-il. Tu causes, dit Laverdure, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. Turandot sponge, se verse un troisime beaujolais. Nondguieu, rpte-t-il. Cest lexpression qui lui parat la mieux approprie lmotion qui le trouble. Enfin quoi, dit Mado Ptits-Pieds, vous ntes pas mort. Jaurais voulu ty voir. a veut rien dire a: jaurais voulu ty voir. Vous et moi, a fait deux. Oh! discute pas, chsuis pas dhumeur. Et vous croyez pas quil faudrait avertir les autres? Cest vrai, a, merde, il y avait pas pens. Il abandonne son troisime verre encore plein et fonce. Tiens, dit doucement Marceline un tricot la main. La ptite, dit Turandot assouffl, la ptite, hein, eh bien, elle sest bare. Marceline rpond pas, va droit la chambre. Gzakt. Lagoamilbou. Je lai vue, dit Turandot, jai essay de la rattraper. Ouatt! (geste). Marceline entre dans la chambre de Gabriel, le secoue, il est lourd, difficile remuer, encore plus rveiller, il aime a, dormir, il souffle et sagite, quand il dort il dort, on len sort pas comme a. Quoi quoi, quil finit par crier. Zazie a foutu le camp, dit doucement Marceline. Il la regarde. Il fait pas de commentaires. Il comprend vite, Gabriel. Il est pas con. Il se lve. Il va faire un tour dans la chambre de Zazie. Il aime bien se rendre compte des choses par luimme, Gabriel. Elle est peut-tre enferme dans les vcs, quil dit avec optimisme. Non, rpond doucement Marceline, Turandot la vue qui se barait. Quest-ce que tas vu au juste? quil demande Turandot. Je lai vue qui se barait, alors je lai rattrape et jai voulu te la ramener. Cest bien! a, dit Gabriel, tes un pote.

Oui, mais la ptite a ameut les gens, elle gueulait comme a que je lui avais propos de me faire des trucs. Et ctait pas vrai? demande Gabriel. Bien sr que non. On sait jamais. Dacor, on sait jamais. Tu vois bien. Laisse-le donc continuer, dt doucement Marceline. Alors voil autour de moi tous les gens qui se rassemblent tout prts me casser la gueule. Ils me prenaient pour un satyre les cons. Gabriel et Marceline sesclaffent. Mais quand jai vu un moment donn quils faisaient plus attention moi, jai fil. Tas eu les jetons? Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Mme pendant les bombardements. Moi, dit Gabriel, jai jamais eu peur pendant les bombardements. Du moment que ctait des Anglais, moi je pensais que leurs bombes ctait pas pour moi mais pour les Fridolins puisque moi je les attendais bras ouverts les Anglais. Ctait un raisonnement stupide, fait remarquer Turandot. Nempche que jai jamais eu peur et jai mme jamais rien reu sur le coin de la gueule tu vois, mme pendant les pires. Les Frisous, eux, ils avaient une ptoche monstre, ils fonaient dans les abris, les coudocors, moi je me marais, je restais dehors regarder le feu dartifice, bam en plein dans le mille, un dpt de munitions qui saute, la gare pulvrise, lusine en miettes, la ville qui flambe, un spectacle du tonnerre. Gabriel conclut et soupire: Au fond on avait pas la mauvaise vie. Eh bien moi, dit Turandot, la guerre jai pas eu men fliciter. Avec le march noir, je me suis dmerd comme un manche. Je sais pas comment je my prenais, mais je dgustais tout le temps des amendes, on me barbotait mes trucs, ltat, le fisc, les contrles, on me fermait ma boutique, en juin 44 cest tout juste si javais un peu dor gauche, et heureusement parce qu ce moment-l une bombe arrive, et plus rien. La poisse. Heureusement que jai hrit de la baraque ici, sans a. Tas pas te plaindre en fin de compte, dit Gabriel, tu te la coules douce, cest un mtier de feignant que le tien. Je voudrais ty voir. reintant quil est mon mtier, reintant, et malsain pardessus le march. Quest-ce que tu dirais alors si tu devais bosser la nuit comme moi. Et dormir le jour. Dormir le jour, cest excessivement fatigant sans xa en ait lair. Et je parle pas quand on est rveill une heure invraisemblable comme aujourdhui. Je voudrais pas que a soit comme a tous les matins. Faudra lenfermer cl cette petite, dit Turandot. Je me demande pourquoi elle a foutu le camp, murmura pensivement Gabriel. Elle a pas voulu faire de bruit, dit doucement Marceline, alors pour pas te rveiller, elle est alle se promener.

Mais je veux pas quelle se promne seule, dit Gabriel, la rue cest lcole du vice, tout le monde sait a. Elle a ptte fait ce que les journaux appellent une fugue, dit Turandot. a serait pas drle, dit Gabriel, faudrait alerter les roussins, probab. Alors moi de quoi jaurais lair? Tu ne crois pas, dit doucement Marceline, que tu devrais essayer de la retrouver? Moi, dit Gabriel, moi, je retourne me coucher. Il soriente direction plumard. Tu ferais que ton devoir en la rcuprant, dit Turandot. Gabriel ricane. Il minaude et imitant la voix de Zazie: Devoir mon cul, quil dclare. Il ajoute: Elle se retrouvera bien toute seule. Suppose, dit doucement Marceline, suppose quelle tombe sur un satyre? Comme Turandot? demande Gabriel plaisamment. Je trouve pas a drle, dit Turandot. Gabriel, dit doucement Marceline, tu devrais faire un petit effort pour la rattraper. Vas-y, toi. Jai ma lessive sur le feu. Vous devriez donner votre linge aux trucs automatiques amricains, dit Turandot Marceline, a vous ferait du travail en moins, cest comme a que je fais moi. Et, dit Gabriel finement, si a lui fait plaisir elle de faire sa lessive ellemme? Hein? De quoi que tu te mles? Tu causes, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. Tes trucs amricains je les ai l. Et il se frappe le derche. Tiens, dit Turandot ironiquement, moi qui te croyais amricanophile. Amricanophile! sesclame Gabriel, temploies des mots dont tu connais pas le sens. Amricanophile! Comme si a empchait de laver son linge sale en famille. Marceline et moi, non seulement on est amricanophiles, mais en plus de a, petite tte, et en mme temps, tentends a, petite tte, en mme temps, on est lessivophiles. Hein? a te l coupe, a (pause) petite tte. Turandot ne trouve rien rpondre. Il revient au problme concret et prsent, la liquette ninque, celle quil nest pas si facile de laver. Tu devrais courir aprs la gamine, quil conseille Gabriel. Pour quil marrive la mme chose qu toi? Pour que je me fasse linnecher par le vulgue homme Pcusse? Turandot hausse les paules. Toi aussi, quil dit dun ton mprisant, tu causes, tu causes, cest tout ce que tu sais faire. Vas-y donc, dit doucement Marceline Gabriel. Vous memmerdez tous les deux, ronchonne Gabriel. Il rentre dans sa chambre, shabille mthodiquement, passe tristement sa main sur son menton quil na pas eu le temps dpiler, soupire, rapparat. Turandot et Marceline ou plutt Marceline et Turandot discutent des mrites ou dmrites des machines laver. Gabriel embrasse Marceline sur le front. Adieu, lui dit-il avec gravit, je men vais faire mon devoir. Il serre

vigoureusement la main de Turandot; lmotion qui ltreint ne lui permet pas de prononcer dautre mot historique que je men vais faire mon devoir, mais son regard se voile de la mlancolie propre aux individus que guette un grand destin. Les autres se recueillent. Il sort. Il est sorti. Dehors il flaire le vent. Il ne sent que les odeurs habituelles et tout particulirement celles qui de La Cave manent. Il ne sait sil doit aller au nord ou au midi car la rue est ainsi oriente. Mais un appel transvecte ses hsitations. Cest Gridoux le cordonnier qui lui fait signe de son choppe. Gabriel sapproche. Vous cherchez la petite fille, je parie. Oui, grogne Gabriel sans enthousiasme. Je sais o elle est alle. Vous savez toujours tout, dit Gabriel avec une certaine mauvaise humeur. uil, quil se dit lui-mme avec sa petite voix intrieure, chaque fois que je cause avec lui, il megzagre mon infriorit de complexe. a vous intresse pas? demande Gridoux. Cest bien oblig que a mintresse. Alors jraconte? Cest marant les cordonniers, rpond Gabriel, ils arrtent jamais de travailler, on dirait quils aiment a, et pour montrer quils arrtent jamais ils se mettent dans une vitrine pour quon les admire. Comme les remmailleuses de bas. Et vous, rplique Gridoux, dans quoi est-ce que vous vous mettez pour quon vous admire? Gabriel se gratte la tte. Dans rien, dit-il mollement, moi chsuis un artiste. Je fais rien de mal. Et puis cest pas le moment de me causer comme a, a urge lhistoire de la gosse. Jen cause parce que a me fait plaisir, rpond Gridoux avec calme. Il lve le nez de sur son travail. Alors, quil demande, sacr bavard de mes deux, vous voulez savoir quque chose ou rien? Puisque je vous dis que a urge. Gridoux sourit. Turandot vous a racont le dbut? Il a racont ce quil a voulu. En tout cas ce qui vous intresse, cest ce qui sest pass ensuite. Oui, dit Gabriel, quest-ce quisest pass ensuite? Ensuite? Le dbut vous sufft pas? Cest une fugue quelle est en train de faire cette gosse. Une fugue! Cest gai, murmura Gabriel. Vous navez qu prvenir la police. a me dit rien, dit Gabriel dune voix trs affaiblie. Elle rentrera pas toute seule. On sait jamais. Gridoux haussa les paules. Aprs tout, ce que jen dis, moi jmen fous. Et moi donc, dit Gabriel, au fond. Vous avez un fond, vous? Gabriel son tour haussa les paules. Si ui-l se mettait encore en plus tre insolent. Sans mot dire, il retourna chez lui se recoucher.

IV Comme concitoyens et commres continuaient discuter le coup, Zazie sclipsa. Elle prit la premire rue droite, puis la celle gauche, et ainsi de suite jusqu ce quelle arrive lune des portes de la ville. De superbes gratteciel de quatre ou cinq tages bordaient une somptueuse avenue sur le trottoir de laquelle se bousculaient de pouilleux ventaires. Une foule paisse et mauve dgoulinait dun peu partout. Une marchande de ballons Lamoricire, une musique de mange ajoutaient leur note pudique la virulence de la dmonstration. merveille, Zazie mit quelque temps sapercevoir que, non loin delle, une uvre de ferronnerie baroque plante sur le trottoir se compltait de linscription mtro. Oubliant aussitt le spectacle de la rue, Zazie sapprocha de la bouche, la sienne sche dmotion. Contournant petits pas une balustrade protectrice, elle dcouvrit enfin lentre. Mais la grille tait tire. Une ardoise pendante portait la craie une inscription que Zazie dchiffra sans peine. La grve continuait. Une odeur de poussire ferrugineuse et dshydrate montait doucement de labme interdit. Navre, Zazie se mit pleurer. Elle y prit un si vif plaisir quelle alla sasseoir sur un banc pour y larmoyer avec plus de confort. Au bout de peu de temps dailleurs, elle fut distraite de sa douleur par la perception dune prsence voisine. Elle attendit avec curiosit ce qui allait se produire. Il se produisit des mots, mis par une voix masculine prenant son fausset, ces mots formant la phrase interrogative que voici: Alors, mon enfant, on a un gros chagrin? Devant la stupide hypocrisie de cette question, Zazie doubla le volume de ses larmes. Tant de sanglots semblaient se presser dans sa poitrine quelle paraissait ne pas avoir le temps de les trangler tous. Cest si grave que a? demanda-t-on. Oh voui, msieu. Dcidment, il tait temps de voir la gueule quavait le satyre. Passant sur son visage une main qui transforma les torrents de pleurs en rus bourbeux, Zazie se tourna vers le type. Elle nen put croire ses yeux. Il tait affubl de grosses bacchantes noires, dun melon, dun pbroque et de larges tatanes. Cest pas possib, se disait Zazie avec sa petite voix intrieure, cest pas possib, cest un acteur en vadrouille, un de lancien temps. Elle en oubliait de rire. Lui, fit une sorte de grimace aimable et tendit lenfant un mouchoir dune tonnante propret. Zazie, sen tant empare, y dposa un peu de la crasse humide qui stagnait sur ses joues et complta cette offrande par une morve copieuse. Allons, voyons, disait le type dun ton encourageant, quest-ce quil y a? Tes parents te battent? Tu as perdu quelque chose et tu as peur quils te grondent? Il en faisait des hypothses. Zazie lui rendit son mouchoir trs humidifi. Lautre ne manifesta nul dgot en remettant cette ordure dans sa fouillouse. Il continuait: Il faut tout me dire. Naie pas peur. Tu peux avoir confiance en moi. Pourquoi? demanda Zaze bredouillante et sournoise. Pourquoi? rpta le type dconcert. Il se mit racler lasphalte avec son pbroque.

Oui, dit Zazie, pourquoi que jaurais confiance en vous? Mais, rpondt le type en cessant de gratter le sol, parce que jaime les enfants. Les petites filles. Et les petits garons. Vous tes un vieux salaud, oui. Absolument pas, dclara le type avec une vhmence qui tonna Zazie. Profitant de cet avantage, le meussieu lui offrit un cacocalo, l, au premier bistro venu, en sous-entendant: en plein jour, devant tout le monde, une proposition bien honnte, quoi. Ne voulant pas montrer son enthousiasme lide de se taper un cacocalo, Zazie se mit considrer gravement la foule qui, de lautre ct de la chausse, se canalisait entre deux ranges dventaires. Quest-ce quils foutent tous ces gens? demanda-t-elle. Ils vont la foire aux puces, dit le type, ou plutt cest la foire aux puces qui va-t--z-eux, car elle commence l. Ah, la foire aux puces, dit Zazie de lair de quelquun qui veut pas se laisser pater, cest l o on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend un Amerlo et on na pas perdu sa journe. Y a pas que des ranbrans, dit le type, y a aussi des semelles hyginiques, de la lavande, des clous et mme des vestes qui nont pas t portes. Y a aussi des surplus amricains? Bien sr. Et aussi des marchands de frites. Des bonnes. Faites dans la matine. Cest chouette, les surplus amricains. Si on veut, y a mme des moules. Des bonnes. Quempoisonnent pas. Izont des bloudjinnzes, leurs surplus amricains? a fait pas un pli quils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans loscurit. Je men fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence). On peut aller voir, dit le type. Et puis aprs? dit Zazie. Jai pas un rond pour me les offrir. A moins den faucher une paire. Allons voir tout de mme, dit le type. Zazie avait fini son cacocalo. Elle regarda le type et lui dit: Je vous vois venir avec vos pataugas. Elle ajouta: On y va? Le type paie et ils simmergent dans la foule. Zazie se faufile, ngligeant les graveurs de plaques de vlo, les souffleurs de verre, les dmonstrateurs de nuds de cravate, les Arabes qui proposent des montres, les manouches qui proposent nimporte quoi. Le type est sur ses talons, il est aussi subtil que Zazie. Pour le moment, elle a pas envie de le semer, mais elle se prvient que ce sera pas commode. Y a pas de doute, cest un spcialiste. Elle sarrta pile devant un achalandage de surplus. Du coup, a boujplu. A boujpludutou. Le type freine sec, juste derrire elle. Le commerant engage la conversation. Cest la boussole qui vous fait envie? quil demande avec un aplomb. La torche lectrique? Le canot pneumatique? Zazie tremble de dsir et danxit, car elle nest pas du tout sre que le type ait vraiment des intentions malhonntes. Elle ose pas noncer le mot disyllabique et anglo-saxon qui voudrait dire ce quelle

veut dire. Cest le type qui le prononce. Vous auriez pas des bloudjnnzes pour la petite? quil demande au revendeur. Cest bien a ce qui te plairait? Oh voui, vuvurre Zazie. Si jen ai, des bloudjnnzes, dit le pucier, je veux que jen ai. Jen ai mme des qui sont positivement inusables. Ouais, dit le type, mais vous imaginez bien quelle va continuer grandir. Lanne prochaine elle pourra plus les mettre ces trucs, alors quest-ce quon en fera ce moment-l? Ce sera pour le ptit frre ou la ptite sur. Elle en a pas. Dici un an, a peut venir (rire). Plaisantez pas avec a, dit le type dun air lugubre, sa pauvre mre est morte. Oh! escuses. Zazie regarde un instant le satyre avec curiosit, avec intrt mme, mais cest des -cts approfondir plus tard. Intrieurement, elle trpigne, elle y tient plus, elle demande: Vous auriez ma taille? Bien sr, mademoiselle, rpond le forain talon-rouge. Et a cote combien? Cest encore Zazie qui a pos cette question-l. Automatiquement. Parce quelle est conome mais pas avare. Lautre le dit combien a cote. Le type hoche la tte. Il a pas lair de trouver a tellement cher. Cest du moins ce que conclut Zazie de son comportement. Je pourrais essayer? quelle demande. Le bazardeur est souffl: elle se croit chez Fior, cette petite connasse. Il fait un joli sourire pleines dents pour dire: Pas la peine. Regardez-moi ui-la. Il dploie le vtement et le suspend devant elle. Zazie fait la moue. Elle aurait voulu essayer. Isra pas trop grand? quelle demande encore. Regardez! Il vous ira pas plus bas que le mollet et regardez-moi a encore sil est pas troit, tout juste si vous pourrez entrer dedans, mademoiselle, quoique vous soyez bien mince, cest pas pour dire. Zazie en a la gorge sche. Des bloudjinnzes. Comme a. Pour sa premire sortie parisienne. a serait rien chouette. Le type tout dun coup prend un air rveur. On dirait que maintenant il pense plus ce qui se passe autour de lui. Le marchand remet a. Vous le regretterez pas, allez, quil insiste, cest inusable, positivement inusable. Je vous ai dj dit que je men foutais que ce soit inusable, rpond distraitement le type. Cest pourtant pas rien linusabilit, quil insist le commerant. Mais, dit soudain le type, au fait, propos, il me semble, si je comprends bien, a vient des surplus amricains, ces bloudjinnzes? Natrlich, quil rpond le forain. Alors, vous pourrez peut-tre mespliquer a: y avait des mouflettes dans leur arme, aux Amerlos? Y avait de tout, rpond le forain pas dconcert. Le type sembla pas convaincu.

Bin quoi, dit le revendeur qui na pas envie de louper une vente cause de lhistoire universelle, faut de tout pour faire une guerre. Et a? demande le type, a vaut combien? Ce sont des lunettes antisolaires. Il se les chausse. Cest en prime pour tout acheteur de bloudjinnzes, dit le colporteur qui voit laffaire dans le sac. Zazie en est pas si sre. Alors quoi, i va pas se dcider? Quest-ce quil attend? Quest-ce qui croit? Quest-ce quil veut? Cest srement un sale type, pas un dgotant sans dfense, mais un vrai sale type. Faut smfier, faut smfler, faut smfier. Mais quoi, les bloudjinnzes Enfin, a y est. Il les paie. La marchandise est emballe et le type met le paquet sous le bras, sous son bras lui. Zazie, dans son dedans, commence rler ferme. Cest donc pas encore fini? Et maintenant, dit le type, on va casser une petite graine. Il marche devant, sr de lui. Zazie suit, louchant sur le paquet. Il lentrane comme a jusqu un caf-restaurant. Ils sassoient. Le paquet se place sur une chaise, hors de la porte de Zazie. Quest-ce que tu veux? demande le type. Des moules ou des frites? Les deux, rpond Zazie qui se sent devenir folle de rage. Apportez toujours des moules pour la petite, dit le type tranquillement la serveuse. Pour moi, ce sera un muscadet avec deux morceaux de sucre. En attendant la bouffe, on ne dit rien. Le type fume paisiblement. Les moules servies, Zazie se jette dessus, plonge dans la sauce, patauge dans le jus, sen barbouille. Les lamellibranches qui ont rsist la cuisson sont forcs dans leur coquille avec une frocit mrovingienne. Tout juste si la gamine ne croquerait pas dedans. Quand elle a tout liquid, eh bien, elle ne dit pas non pour ce qui est des frites. Bon, quil fait, le type. Lui, il dguste sa mixture petites lampes, comme si ctait de la chartreuse chaude. On apporte les frites. Elles sont exceptionnellement bouillantes. Zazie, vorace, se brle les doigts, mais non la gueule. Quand tout est termin, elle descend son demi-panach dun seul lan, expulse trois petits rots et se laisse aller sur sa chaise, puise. Son visage sur lequel passrent des ombres quasiment anthropophagiques sclaircit. Elle songe avec satisfaction que cest toujours a de pris. Puis elle se demande sil ne serait pas temps de dire quelque chose daimable au type, mais quoi? Un gros effort lui fait trouver a: Vous en mettez du temps pour cluser votre godet. Papa, lui, il en avalait dix comme a en autant de temps. Il boit beaucoup ton papa? I buvait, quil faut dire. Il est mort. Tu as t bien triste quand il est mort? Pensez-vous (geste). Jai pas eu le temps avec tout ce qui se passait (silence). Et quest-ce qui se passait? Je boirais bien un autre demi, mais pas panach, un vrai demi de vraie bire. Le type commande pour elle et demande une petite cuiller. Il veut rcuprer ce qui reste de sucre dans le fond du glasse. Pendant quil se livre cette opration, Zazie liche la mousse de son demi, puis elle rpond: Vous lisez les journaux? Des fois.

Vous vous souvenez de la couturire de Saint-Montron qua fendu le crne de son mari dun coup de hache? Eh bien, ctait maman. Et le mari, naturellement, ctait papa. Ah! dit le type. Vous vous en souvenez pas? Il nen a pas lair trs sr. Zazie est indigne. Merde, pourtant, a a fait assez de foin. Maman avait un avocat venu de Paris esprs, un clbre, un qui cause pas comme vous et moi, un con, quoi. Nempche quil la fait acquitter, comme a (geste), les doigts dans le nez. Mme que les gens izz applaudissaient maman, tout juste sils lont pas porte en triomphe. On a fait une fameuse foire ce jour-l. Y avait quune chose qui chagrinait maman, cest que le Parisien, lavocat, il se faisait pas payer avec des rondelles de saucisson. Il a t gourmand, la vache. Heureusement que Georges tait l pour un coup. Et qui tait ce Georges? Un charcutier. Tout rose. Le coquin de maman. Cest lui qui avait refil la hache (silence) pour couper son bois (lger rire). Elle senvoie une petite lampe de bire, avec distinction, tout juste si elle ne lve pas lauriculaire. Et cest pas tout, quelle ajoute, moi, que vous voyez l devant vous, eh bien, jai dpos au procs, et huis clos encore. Le type ne ragit pas. Vous me croyez pas? Bien sr que non. Cest pas lgal un enfant qui dpose contre ses parents. Dabord, des parents y en avait plus quun, primo, et ensuite vous y connaissez rien. Vous auriez qu venir chez nous Saint-Montron et je vous montrerais un cahier o jai coll tous les articles de journaux o il est question de moi. Mme que Georges, pendant que maman tait en tle, pour mon petit Nol, il ma abonne lArgus de la Presse. Vous connaissez a lArgus de la Presse? Non, dit le type. Minable. Et a veut discuter avec moi. Pourquoi aurais-tu tmoign huis clos? a vous intresse, hein? Pas spcialement. Ce que vous pouvez tre sournois. Et elle senvoie une petite lampe de bire, avec distinction, tout juste si elle ne lve pas lauriculaire. Le type ne bronche pas (silence). Allons, finit par dire Zazie, faut pas bouder comme a. Je vais vous la raconter, mon histoire. Jcoute. Voil. Faut vous dire que maman pouvait pas blairer papa, alors papa, a lavait rendu triste et il stait mis picoler. Quest-ce quil descendait comme litrons. Alors, quand il tait dans ces tats-l, fallait se garer de lui, parce que le chat lui-mme y aurait pass. Comme dans la chanson. Vous connaissez? Je vois, dit le type. Tant mieux. Alors je continue: un jour, un dimanche, je rentrais de voir un match de foute, y avait le Stade Sanctimontronais contre ltoile-Rouge de Neuflize, en division dhonneur cest pas rien. Vous vous intressez au sport,

vous? Oui. Au catch. Considrant le gabarit mdiocre du bonhomme, Zazie ricane. Dans la catgorie spectateurs, quelle dit. Cest une astuce qui trane partout, rplique le type froidement. De rage, Zazie assche son demi, puis elle la boucle. Allons, dit le type, faut pas bouder comme a. Continue donc ton histoire. Elle vous intresse, mon histoire? Oui. Alors, vous mentiez tout lheure? Continue donc. Vous nervez pas. Vous seriez plus en tat de lapprcier, mon histoire. V

Ltipstu et Zazie reprit son discours en ces termes: Papa, il tait donc tout seul la maison, tout seul quil attendait, il attendait rien de spcial, il attendait tout de mme, et il tait tout seul, ou plutt i se croyait tout seul, attendez, vous allez comprendre. Je rentre donc, faut dire quil tait noir comme une vache, papa, il commence donc membrasser ce qutait normal puisque ctait mon papa, mais voil quil se met me faire des papouilles zozes, alors je dis ah non parce que je comprenais o cest quil voulait en arriver le salaud, mais quand je lui ai dit ah non a jamais, lui il saute sur la porte et il la ferme cl et il met la cl dans sa poche et il roule les yeux en faisant ah ah ah tout fait comme au cinma, ctait du tonnerre. Tu y passeras la casserole quil dclamait, tu y passeras la casserole, il bavait mme un peu quand il profrait ces immondes menaces et finalement immbondit dssus. Jai pas de mal lviter. Comme il tait rtam, il se fout la gueule par terre. Isrelve. Ircommence me courser, enfin bref, une vraie corrida. Et voil quil finit par mattraper. Et les papouilles zozes de recommencer. Mais, ce moment, la porte souvre tout doucement, parce quil faut vous dire que maman elle lui avait dit comme a, je sors, je vais acheter des spaghetti et des ctes de porc, mais ctait pas vrai, ctait pour le feinter, elle stait planque dans la buanderie o cest que cest quelle avait gar la hache et elle stait ramene en douce et naturellement elle avait avec elle son trousseau de cls. Pas bte la gupe, hein? Eh oui, dit le type. Alors donc elle ouvre la porte en douce et elle entre tout tranquillement, papa lui il pensait autre chose le pauvre mec, il faisait pas attention quoi, et cest comme a quil a eu le crne fendu. Faut reconnatre, maman elle avait mis la bonne mesure. Ctait pas beau voir. Dgueulasse mme. De quoi mdonner des complexes. Et cest comme a quelle a t acquitte. Jai eu beau dire que ctait Georges qui lui avait refil la hache, a na rien fait, ils ont dit que quand on a un mari quest un salaud de skalibre, y a quune chose faire, qu lbousiller. Jvous ai dit, mme quon la flicite. Un comble, vous trouvez pas? Les gens dit le type (geste). Aprs, elle a rl contre moi, elle ma dit, sacre conarde, quest-ce que tavais besoin de raconter cette histoire de hache? Bin quoi jlui ai rpondu,

ctait pas la vrit? Sacre connarde, quelle a rpt et elle voulait me drouiller, dans la joie gnrale. Mais Georges la calme et puis elle tait si fire davoir t applaudie par des gens quelle connaissait pas quelle pouvait plus penser autre chose. Pendant un bout de temps, en tout cas. Et aprs? demanda le type. Bin aprs cest Georges qui sest mis tourner autour de moi. Alors maman a dit comme a quelle pouvait tout de mme pas les tuer tous quand mme, a finirait par avoir lair drle, alors elle la foutu la porte, elle sest prive de son jules cause de moi. Cest pas bien, a? Cest pas une bonne mre? a oui, dit le type conciliant. Seulement, y a pas bien longtemps elle en a retrouv un autre et cest ce qui la amene Paris, elle lui court aprs, mais moi, pour pas me laisser seule en proie tous les satyres, et y en a, et y en a, elle ma confie mon tonton Gabriel. Il parat quavec lui, jai rien craindre. Et pourquoi? a jen sais rien. Je suis arrive seulement hier et jai pas eu le temps de me rendre compte. Et quest-ce quil fait, le tonton Gabriel? Il est veilleur de nuit, il se lve jamais avant midi une heure. Et tu tes tire pendant quil roupillait encore. Voil. Et o habites-tu? Par l (geste). Et pourquoi pleurais-tu tout lheure sur le banc? Zazie rpond pas. Il commence lemmerder, ce type. Tu es perdue, hein? Zazie hausse les paules. Cest vraiment un sale type. Tu saurais me dire ladresse du tonton Gabriel? Zazie se tient des grands discours avec sa petite voix intrieure: non mais, de quoi je me mle, quest-ce qui simagine, il laura pas vol, ce qui va lui arriver. Brusquement, elle se lve, sempare du paquet et se carapate. Elle se jette dans la foule, se glisse entre les gens et les ventaires, file droit devant elle en zigzag, puis vire sec tantt droite, tantt gauche, elle court puis elle marche, se hte puis ralentit, reprend le petit trot, fait des tours et des dtours. Elle allait commencer rire du bonhomme et de la tte quil devait faire lorsquelle comprit quelle se flicitait trop tt. Quelquun marchait ct delle. Pas besoin de lever les yeux pour savoir que ctait le type, cependant elle les leva, on sait jamais, cen tait peuttre un autre, mais non ctait bien le mme, il navait pas lair de trouver quil se soit pass quoi que ce soit danormal, il marchait comme a, tout tranquillement. Zazie ne dit rien. Le regard en dessous, elle egzamina le voisinage. On tait sorti de la cohue, on se trouvait maintenant dans une rue de moyenne largeur frquente par de braves gens avec des ttes de cons, des pres de famille, des retraits, des bonnes femmes qui baladaient leurs mmes, un public en or, quoi. Cest du tout cuit, se dit Zazie avec sa petite voix intrieure. Elle prit sa respiration et ouvrit la bouche pour pousser son cri de guerre: au satyre! Mais le type tait pas tomb de la dernire pluie. Lui arrachant le paquet mchamment, il se mit la secouer en profrant avec nergie les paroles suivantes:

Tu nas pas honte, petite voleuse, pendant que javais le dos tourn. Il fit ensuite appel la foule samassant: Ah! les jitrouas, rgardez-moi cquelle avait voulu mfaucher. Et il agitait le pacson au-dessus de sa tte. Une paire de bloudjinnzes, quil gueulait. Une paire de bloudjinnzes quelle a voulumfaucher, la mouflette. Si cest pas malheureux, commente une mnagre. De la mauvaise graine, dit une autre. Saloperie, dit une troisime, on lui a donc jamais appris cette petite que la proprit, ctait sacr? Le type continuait houspiller la mme. Hein, et si je temmenais au commissariat? Hein? Au commissariat de police? Tu irais en prison. En prison. Et tu passerais devant le tribunal pour mineurs. Avec la maison de redressement comme conclusion. Car tu serais condamne. Condamne au massimum. Une dame de la haute socit qui passait daventure dans le coin en direction des bibelots rares daigna sarrter. Elle senquit auprs de la populace de la cause de lalgarade et, lorsque, non sans peine, elle eut compris, elle voulut faire appel aux sentiments dhumanit qui pouvaient peuttre exister chez ce singulier individu, dont le melon, les noires bacchantes et les verres fums ne semblaient pas tonner les populations. Meussieu, lui dit-elle, ayez piti de cette enfant. Elle nest pas responsable de la mauvaise ducation que, peut-tre, elle reut. La faim sans doute la pousse commettre cette vilaine action, mais il ne faut pas trop, je dis bien trop, lui en vouloir. Navez-vous jamais eu faim (silence), meussieu? Moi, madame, rpondit le type avec amertume (au cinma on fait pas mieux, se disait Zazie), moi? avoir eu faim? Mais je suis un enfant de lAssistance, madame La foule se fit frmir dun murmure de compassion. Le type, profitant de leffet produit, la fend, cette foule, et entrane Zazie, en dclamant dans le genre tragique: on verra bien ce quils disent, tes parents. Puis il se tut un peu plus loin. Ils marchrent quelques instants en silence et, tout coup, le type dit: Tiens, jai oubli mon pbroque au bistro. Il sadressait lui-mme et mi-voix encore, mais Zazie ne fut pas longue tirer des conclusions de cette remarque. Ctait pas un satyre qui se donnait lapparence dun faux flic, mais un vrai flic qui se donnait lapparence dun faux satyre qui se donne lapparence dun vrai flic. La preuve, cest quil avait oubli son pbroque. Ce raisonnement lui paraissant incontestable, Zazie se demanda si ce ne serait pas une astuce savoureuse de confronter le tonton avec un flic, un vrai. Aussi, quand le type eut dclar que ctait pas tout a, o cest quelle habitait, elle lui donna sans hsitation son adresse. Lastuce tait effectivement savoureuse: lorsque Gabriel, aprs avoir ouvert la porte et stre cri Zazie, sentendit annoncer gament tonton, via un flic qui veut tparler, sappuyant contre le mur, il verdit. Il est vrai que ce pouvait tre lclairage, il faisait si sombre dans cette entre, cependant le type prit lair de rien remarquer, Gabriel lui dit comme a entrez donc dune voix dsquilibre. Ils entrrent donc dans la salle manger et Marceline se jeta sur Zazie en manifestant la plus grande joie de retrouver cette enfant. Gabriel lui dit: offre donc quelque chose au meussieu, mais lautre leur signifia quil ne voulait rien ingurgiter, ctait pas comme Gabriel qui demanda quon lui apportt le litre de grenadine. De sa propre initiative, le type stait assis, cependant que Gabriel se versait une bonne dose de sirop quil agrmentait dun peu deau frache.

Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose? (geste). Gabriel senvoya le rconfortant, posa le verre sur la table et attendit, lil fixe, mais le type navait pas lair de vouloir causer, Zazie et Marceline, debout, les guettaient. a aurait pu durer longtemps. Finalement, Gabriel trouva quelque chose pour amorcer la conversation. Alors, quil dit comme a Gabriel, alors comme a vous tes flic? Jamais de la vie, scria lautre dun ton cordial, je ne suis quun pauvre marchand forain. Le crois pas, dit Zazie, cest un pauvre flic. Faudrait sentendre, dit Gabriel mollement. La petite plaisante, dit le type avec une bonhomie constante. Je suis connu sous le nom de Pedro-surplus et vous pouvez me voir aux Puces les samedi, dimanche et lundi, distribuant aux populations les menus objets que larme amerloquaine laissa traner derrire elle lors de la libration du territoire. Et vous les distribuez gratuitement? Demanda Gabriel lgrement intress. Vous voulez rire, dit le type. Je les change contre de la menue monnaie (silence). Sauf dans le cas prsent. Quest-ce que vous voulez dire? demanda Gabriel. Je veux dire simplement que la petite (geste) ma fauch une paire de bloudjinnzes. Si cest que a, dit Gabriel, elle va vous les rendre. Le salaud, dit Zazie, il me les a repris. Alors, dit Gabriel au type, de quoi vous vous plaignez? Je me plains, cest tout. I sont moi, les bloudjinnzes, dit Zaze. Cest lui qui mles a fauchs. Oui. Et, en plus de a, cest un flic. Mfie-toi, tonton Gabriel. Gabriel, pas rassur, se versa un nouveau verre de grenadine. Cest pas clair, tout a, quil dit. Si vous tes un flic, je vois pas pourquoi vous rlez et, si vous en tes pas un, y a pas de raisons pour que vous me posiez des questions. Pardon, dit le type, cest pas moi qui pose des questions, cest vous. a cest vrai, reconnut Gabriel avec objectivit. a y est, dit Zazie, i va se laisser faire. Cest peut-tre mon tour maintenant de poser des questions, dit le type. Rponds que devant ton avocat, dit Zazie. Fous-moi la paix, dit Gabriel. Je sais ce que jai faire. I va te faire dire tout ce quil voudra. Elle me prend pour un idiot, dit Gabriel en sadressant au type avec amabilit. Cest les gosses daujourdhui. Y a plus de respect pour les anciens, dit le type. Cest curant dentendre des conneries comme a, dclare Zazie qui a son ide. Je prfre men aller. Cest a, dit le type. Si les personnes du deuxime sexe pouvaient se retirer un instant.

Comment donc, dit Zazie en ricanant. En sortant de la pice, elle rcupra discrtement le pacson oubli par le type sur une chaise. On vous laisse, dit doucement Marceline en se tirant son tour. Elle ferme doucement la porte derrire elle. Alors, dit le type (silence), cest comme a que vous vivez de la prostitution des petites filles? Gabriel fait semblant de se dresser pour un geste de thtrale protestation, mais se ratatine aussitt. Moi, msieu? murmure-t-il. Oui! rplique le type, oui, vous. Vous nallez pas me soutenir le contraire? Si, msieu. Vous en avez du culot. Flagrant dlit. Cette petite faisait le tapin au march aux puces. Jespre au moins que vous la vendez pas aux Arabes. a jamais, msieu. Ni aux Polonais? Non pus, msieu. Seulement aux Franais et aux touristes fortuns? Seulement rien du tout. La grenadine commence faire son effet. Gabriel rcuprait. Alors vous niez? demanda le type. Et comment. Le type sourit diaboliquement, comme au cinma. Et dites-moi, mon gaillard, quil susurre, quel est votre mtier ou votre profession derrire lequel ou laquelle vous cachez vos activits dlictueuses. Je vous rpte que je nai pas dactivits dlictueuses. Pas dhistoires. Profession? Artiste. Vous? un artiste? La petite ma dit que vous tiez veilleur de nuit. Elle y connat rien. Et puis on dit pas toujours la vrit aux enfants. Pas vrai? A moi, on la dit. Mais vous ntes pas un enfant (sourire aimable). Une grenadine? (geste). Gabriel se sert un autre verre de grenadine. Alors, reprend le type, quelle espce dartiste? Gabriel baisse modestement les yeux. Danseuse de charme, quil rpond. VI

Quest-ce quils se racontent? demanda Zazie en finissant denfiler les bloudjinnzes. Ils parlent trop bas, dit doucement Marceline loreille appuye contre la porte de la chambre. Je narrive pas comprendre. Elle mentait doucement la Marceline, car elle entendait fort bien le type qui disait comme a: Alors cest pour a, parce que vous tes une pdale, que la mre vous a confi cette enfant? et Gabriel rpondait: Mais puisque je vous dis que jen suis pas. Daccord, je fais mon numro habill en femme dans une bote de tantes mais a

veut rien dire. Cest juste pour faire marer le monde. Vous comprenez, cause de ma haute taille, ils se fendent la pipe. Mais moi, personnellement, jen suis pas. La preuve cest que je suis mari. Zazie se regardait dans la glace en salivant dadmiration. Pour aller bien a on pouvait dire que les bloudjinnzes lui allaient bien. Elle passa ses mains sur ses petites fesses moules souhait et perfection mls et soupira profondment, grandement satisfaite. Tentends vraiment rien? elle demande. Rien de rien? Non, rpondit doucement Marceline toujours aussi menteuse car le type disait: a veut rien dire. En tout cas vous allez pas nier que cest parce que la mre vous considre comme une tante quelle vous a confi lenfant; et Gabriel devait bien le reconnatre. Iadssa, iadssa, quil concdait. Comment tu me trouves? dit Zazie. Cest pas chouette? Marceline, cessant dcouter, la considra. Les filles shabillent comme a maintenant, dit-elle doucement. a te plat pas? Si donc. Mais, dis-moi, tu es sre que le bonhomme ne dira rien que tu lui aies pris son paquet? Puisque je te rpte quils sont moi. Il va en faire un nez quand il va me voir avec. Parce que tu as lintention de te montrer avant quil soit parti? Je veux, dit Zazie. Je vais pas rester moisir ici. Elle traversa la pice pour aller coller une oreille contre la lourde. Elle entendit le type qui disait: Tiens o donc jai mis mon pacson. Dis donc, tata Marceline, dit Zazie, tu te fous de moi ou bien tes vraiment sourdingue? On entend trs bien ce quils se racontent. Eh bien, quest-ce quils se racontent? Renonant pour le moment approfondir la question de la surdit ventuelle de sa tante, Zazie plongea de nouveau son tiquette dans le bois de la porte. Le type disait comme a: Ah a, i faudrait voir, jespre que la petite me la pas fauch, mon pacson. Et Gabriel suggrait: vous laviez peut-tre pas avec vous. Si, disait le type, si la mme me la fauch, a va barder un brin. Quest-ce quil peut rler, dit Zazie. Il ne sen va pas? demanda doucement Marceline. Non, dit Zazie. Via maintenant quil entreprend le tonton sur ton compte. Aprs tout, disait le type, cest peut-tre vott dame qui me la fauch, mon pacson. Elle a peut-tre envie de porter des bloudjinnzes elle aussi, vott dame. a srement non, disait Gabriel, srement pas. Quest-ce que vous en savez? rpliquait le type, lide peut lui en tre venue avec un mari qui a des faons dhormosessuel. Quest-ce que cest un hormosessuel? Demanda Zazie. Cest un homme qui met des bloudjinnzes, dit doucement Marceline. Tu me racontes des blagues, dit Zazie. Gabriel devrait le mettre la porte, dit doucement Marceline. a cest une riche ide, Zazie dit. Puis, mfiante: Il serait chiche de le faire? Tu vas voir.

Attends, je vais entrer la premire. Elle ouvrit la porte et, dune voix forte et claire, pronona les mots suivants: Alors, tonton Gabriel, comment trouves-tu mes bloudjinnzes? Veux-tu vite enlever a, scria Gabriel pouvant, et les rendre au meussieu tout de suite. Les rendre mon cul, dclara Zazie. Y a pas de raisons. Ils sont moi. Jen suis pas bien sr, dit Gabriel embt. Oui, dit le type, enlve a et au trot. Fous-le donc la porte, dit Zazie Gabriel. Ten as de bonnes, dit Gabriel. Tu me prviens que cest un flic et ensuite tu voudrais que je tape dessus. Cest pas parce que cest un flic qui faut en avoir peur, dit Zazie avec grandiloquence. Cest hun dgueulasse qui ma fait des propositions sales, alors on ira devant les juges tout flic quil est, et les juges, je les connais moi, ils aiment les petites filles, alors le flic dgueulasse, il sera condamn mort et guillotin et moi jirai chercher sa tte dans le panier de son et je lui cracherai sur sa sale gueule, na. Gabriel fermit les yeux en frmissant lvocation de ces atrocits. Il se tournit vers le type: Vous entendez, quil lui dit. Vous avez bien rflchi? Cest terrible, vous savez les gosses. Tonton Gabriel, scria Zazie, je te jure que cest h moi les bloudjinnzes. Faut mdfendre, tonton Gabriel. Faut mdfendre. Quest-ce quelle dira ma moman si elle apprenait que tu me laisses insulter par un galapiat, un gougnafier et peuttre mme un conducteur du dimanche. Merde, ajouta-t-elle pour son compte avec sa petite voix intrieure, chsuis aussi bonne que Michle Morgan dans La Dam aux camlias. Effectivement touch par le pathtique de cette invocation, Gabriel manifesta son embarras en ces termes mesurs quil pronona mdza votch et pour ainsi dire quasiment in petto: Cest tout de mme embtant de se mettre dos un bourin. Le type ricane. Ce que vous pouvez avoir lesprit mal tourn, dit Gabriel en rougissant. Non mais, vous voyez pas tout ce qui vous pend au nez? dit le type avec un air de plus en plus vachement mphistophlique: prossntisme, entlage, hormosessualit, onisme, hypospadie balanique, tout a va bien chercher dans les dix ans de travaux forcs. Puis il se tourne vers Marceline: Et madame? On aimerait avoir aussi quelques renseignements sur madame. Lesquels? demanda doucement Marceline. Faut parler que devant ton avocat, dit Zazie. Tonton a pas voulu mcouter, tu vois comme il est emmerd maintenant. Tu vas te taire? dit le type Zazie. Oui, reprend-il, madame pourrait-elle me dire quelle profession elle exerce? Mnagre, rpond Gabriel avec frocit. En quoi a consiste? demande ironiquement le type. Gabriel se tourne vers Zazie et lui cligne de loeil pour que la petite se prpare savourer ce qui va suivre. En quoi a consiste? dit-il anaphoriquement. Par exemple, vider les ordures. Il saisit le type par le col de son veston, le tire sur le palier et le projette vers les

rgions infrieures. a fait du bruit: un bruit feutr. Le bada suit le mme chemin. Il fait moins de bruit quoiquil soit melon. Formi, sesclama Zazie enthousiasme cependant quen bas le type se ramassait et remettait en place sa moustache et ses lunettes noires. a sera quoi? lui demanda Turandot. Un remontant, rpondit le type avec -propos. Cest quil y a des tas de marques. Mest gal. Il alla sasseoir dans le fond. Quest-ce que je pourrais bien lui donner, rumine Turandot. Un fernet-branca? Cest pas buvable, dit Charles. Tu ny as peut-tre jamais got. Cest pas si mauvais que a et cest fameux pour lestomac. Tu devrais essayer. Fais voir un petit fond de verre, dit Charles conciliant. Turandot le sert largement. Charles trempe ses lvres, met un petit bruit de clapotis quil shunte, remet a, dguste pensivement en agitant les lvres, avale la gorge, passe une autre. Alors? demande Turandot. Cest pas sale. Encore un peu? Turandot emplit de nouveau le verre et remet la bouteille sur ltagre. Il fouine encore et dcouvre autre chose. Y a aussi leau darquebuse, quil dit. Cest dmod a. De nos jours, ce quil faudrait, cest de leau atomique. Cette vocation de lhistoire universelle fait se marer tout le monde. Eh bien, scrie Gabriel, en entrant dans le bistro toute vapeur, eh bien vous vous embtez pas dans ltablissement. Cest pas comme moi. Quelle histoire. Sers-moi une grenadine bien tasse, pas beaucoup de bouillon, jai besoin dun remontant. Si vous saviez par o je viens de passer. Tu nous raconteras a tout lheure, dit Turandot un peu gn. Tiens bonjour toi, dit Charles Gabriel. Tu restes djeuner avec nous? Ctait pas entendu? Jte lrappelle, simplement. Ya pas me lrappeler. Jlavais pas oubli. Alors disons que je te confirme mon invitation. Ya pas mla confirmer puisque ctait daccord. Tu restes donc djeuner avec nous, conclut Gabriel qui voulait avoir le dernier mot. Tu causes tu causes, dit Laverdure, cest tout ce que tu sais faire. Bois donc, dit Turandot Gabriel. Gabriel suit ce conseil. (soupir) Quelle histoire. Vous avez vu Zazie revenir accompagne par un type? Vvui, vuvurrrent Turandot et Mado Ptits-pieds avec discrtion. Moi chsuis arriv aprs, dit Charles. Au fait, dit Gabriel, vous lavez pas vu rpasser, le gars? Tu sais, dit Turandot, jai pas eu le temps de bien le dvisager, alors je ne suis

pas tout fait sr de le reconnatre, mais cest peut-tre bien le type quest assis derrire toi dans le fond. Gabriel se retourna. Le type tait l sur une chaise, attendant patiemment son remontant. Nondguieu, dit Turandot, cest vrai, escuses, je vous avais oubli. De rien, dit poliment le type. Quest-ce que vous diriez dun fernet-branca? Si cest a ce que vous me conseillez. A ce moment, Gabriel, verdtre, se laisse glisser mollement sur le plancher. a fera deux fernet-branca, dit Charles en ramassant le copain au passage. Deux fernet-branca, deux, rpond mcaniquement Turandot. Rendu nerveux par les vnements, il narrive pas remplir les verres, sa main tremble, il en fout ct des flaques bruntres qui mettent des pseudopodes qui vont sen allant souiller le bar en bois depuis loccupation. Donnez-moi donc a, dit Mado Ptits-pieds en arrachant la bouteille des mains de lmu patron. Turandot sponge le front. Le type suppe paisiblement son remontant enfin servi. Pinant le nez de Gabriel, Charles lui verse le liquide entre les dents. a dgouline un peu le long des commissures labiales. Gabriel sbroue. Sacre cloche, lui dit Charles affectueusement. Petite nature, remarque le type requinqu. Faut pas dire a, dit Turandot. Il a fait ses preuves. Pendant la guerre. Quest-ce quil a fait? demande lautre ngligemment. Lessto, rpond laubergiste en versant la ronde de nouvelles doses de fernet. Ah! fait le type avec indiffrence. Vous vous souvenez pttt pas, dit Turandot. Scon oublie vite, tout dmme. Le travail obligatoire. En Allemagne. Vous vous souvenez pas? a prouve pas forcment une forte nature, remarque le type. Et les bombes, dit Turandot. Vous les avez oublies, les bombes? Et quest-ce quil faisait des bombes, votre costaud? Il les recevait dans ses bras pour quelles clatent pas? Elle est pas drle votre astuce, dit Charles qui commence snerver. Vous disputez pas, murmure Gabriel qui reprend contact avec le paysage. Dun pas un peu trop hsitant pour tre vrai, il va seffondrer devant une table qui se trouve tre celle du type. Gabriel sort un petit drap mauve de sa poche et sen tapote le visage, embaumant le bistro dambre lunaire et de musc argent. Pouah, fait le type. Elle empeste vott lingerie. Vous allez pas recommencer memmerder? demande Gabriel en prenant un air douloureux. Il vient pourtant de chez Fior, ce parfum. Faut comprendre les gens, lui dit Charles. Y a des croquants qui naiment pas squi est raffin. Raffin, vous me faites rire, dit le type, on a raffin a dans une raffinerie de caca, oui. Vous croyez pas si bien dire, sesclama Gabriel joyeusement. Il parat quil y en a une goutte dans les produits des meilleures firmes.

Mme dans leau de Cologne? demande Turandot qui sapproche timidement de ce groupe choisi. Ce que tu peux tre lourd, toi alors, dit Charles. Tu vois donc pas que Gabriel rpte nimporte quelle connerie sans la comprendre, suffit quil lait entendue une fois. Faut bien les entendre pour les rpter, rtorqua Gabriel. As-tu jamais t foutu de sortir une connerie que taurais trouve toi tout seul? Faut pas egzagrer, dit le type. Egzagrer quoi? demande Charles. Le type, lui, snerve pas. Vous ne dites jamais de conneries? quil demande insidieusement. Il se les rserve pour lui tout seul, dit Charles aux deux autres. Cest un prtentiard. Tout a, dit Turandot, cest pas clair. Do cest quon est parti? demande Gabriel. Jte disais que tu nes pas capable de trouver tout seul toutes les conneries que tu peux sortir, dit Charles. Quelles conneries que jai sorties? Je sais plus. Ten produis tellement. Alors dans ce cas-l, tu ne devrais pas avoir de mal men citer une. Moi, dit Turandot qutait plus dans le coup, je vous laisse vos dissertations. Le monde se ramne. Les midineurs arrivaient, daucuns avec leur gamelle. On entendit Laverdure qui poussait son tu causes tu causes cest tout ce que tu sais faire. Oui, dit Gabriel pensivement, de quoi quon causait? De rien, rpondit le type. De rien. Gabriel le regarda dun air dgot. Alors, quil dit. Alors quest-ce que je fous ici? Tes venu mchercher, dit Charles. Tu te souviens? Je djeune chez toi et aprs on emmne la petite la tour Eiffel. Alors gy. Gabriel se leva et, suivi de Charles, sen fut, ne saluant point le type. Le type appela (geste) Mado Ptits-pieds. Pendant que jy suis, quil dit, je reste djeuner. Dans lescalier Gabriel sarrta pour demander au pote Charles: Tu crois pas que aurait t poli de linviter? VII

Gridoux djeunait sur place, a lui vitait de rater un client, sil sen prsentait un; il est vrai qu cette heure-l il nen survenait jamais. Djeuner sur place prsentait donc un double avantage puisque comme nul client napparaissait asteure, Gridoux pouvait casser la graine en toute tranquillit. Cette graine tait en gnral une assiette de hachis parmentier fumant que Mado Ptits-pieds lui apportait aprs le coup de feu, lenviron dune heure. Je croyais que ctait des tripes aujourdhui, dit Gridoux en plongeant pour attraper son litron de rouge planqu dans un coin. Mado Ptits-pieds haussa les paules. Tripes? Mythe! Et Gridoux le savait bien.

Et le type? demanda Gridoux, quest-ce quil branle? I finit de croter. I parle pas. Il pose pas de questions? Rien. Et Turandot, il lui cause pas? Il ose pas. Il est pas curieux. Cest pas quil est pas curieux, mais il ose pas. Ouais. Gridoux se mit attaquer sa pte dont la temprature avait baiss jusqu un degr raisonnable. Aprs? demanda Mado Ptits-pieds, ce sera quoi? Du brie? du camembert? Il est beau le brie? Il va pas trs vite. Alors de lautre. Comme Mado Ptits-pieds sloignait, Gridoux lui demanda: Et lui? quest-ce quil a crote? Comme vous. Gzactement. Elle courut pour faire les dix mtres qui sparaient lchoppe de La Cave. Elle rpondrait plus amplement tout lheure. Gridoux jugeait en effet le renseignement fourni nettement insuffisant, cependant il semble en nourrir sa mditation jusqu la prsentation dun fromage morose par la servante revenue. Alors? demanda Gridoux. Le type? Il termine son caf. Et quest-ce quil raconte? Toujours rien. Il a bien mang? De bon apptit? Plutt. Il peine pas sur la nourriture. Quest-ce quil a pris pour commencer? La belle sardine ou l salade de tomates? Comme vous que jvous dis, gzactement comme vous. Il a rien pris pour commencer. Et comme boisson? Du rouge. Un quart? une demie? Une demie. Il la vide. Ah ah! ft Gridoux nettement intress. Avant dattaquer le frome, dun habile mouvement de succion, il sextirpa pensivement des filaments de buf coincs en plusieurs endroits parmi sa dentition. Et du ct vcs? demanda-t-il encore. Il nest pas all aux vcs? Non. Pas mme pour pisser? Non. Pas mme pour se laver les pognes?

Non. Quelle gueule il fait maintenant? Aucune. Gridoux entame une vaste tartine de frome quil a mthodiquement prpare, en refoulant la crote vers lextrmit la plus lointaine, rservant ainsi le meilleur pour la fin. Mado Ptits-pieds le regarde faire, lair distrait, plus presse du tout, et pourtant le service est pas fini, y a des clients qui doivent rclamer leur addition, le type peut-tre par exemple. Elle sappuya contre lchoppe et, profitant de ce que Gridoux bouffant ne pouvait discourir, elle aborda ses problmes personnels. Cest un type srieux, quelle dit. Un homme qua un mtier. Un bon mtier, car cest bon, le taxi, pas vrai? (geste). Pas trop vieux. Pas trop jeune. Bonne sant. Costaud. Srement des conocroques. Il a tout pour lui, Charles. Y a quune chose: il est trop romantique. a, reconnut Gridoux entre deux dglutitions. Ce quil peut magacer quand je le vois en train de dcortiquer un courrier du cur ou la ptite correspondance dun canard pour dames. Comment que vous pouvez croire, que je lui dis, comment vous pouvez croire que vous allez trouver l-ddans loiseau rv? Sil tait si bien xa loiseau, il saurait se faire dnicher tout seul, pas vrai? (geste). Gridoux en est sa dernire dglutition. Il a fini sa tartine, il cluse posment un verre de vin, range sa bouteille. Et Charles? quil demande, quest-ce quil rpond a? Il rpond des trucs pas srieux comme: et ton oiseau toi, tu te les fait dnicher souvent? Des blagues, quoi (soupir). I veut pas mcomprendre. Faut te dclarer. Jy ai bien pens, mais a se prsente jamais bien. Par exemple je le rencontre quelquefois dans lescalier. Alors on tire un coup, sur les marches du palais. Seulement ce moment-l je peux pas lui parler comme il faut, jai pas lesprit a (silence) lui parler comme i faut (silence). Faudrait que je linvite un soir dner. Vous croyez quil accepterait? En tout cas a serait pas gentil de sa part de refuser. Bin voil, cest quil est pas toujours gentil, Charles. Gridoux ft un geste de contestation. Sur le pas de sa porte, le patron criait: Mado! On arrive! rpondit-elle avec la force voulue pour que ses paroles fendissent lair avec la vitesse et lint