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LES PLAISIRS DU VOYAGE

T R O I S I È M E P A R T I E ( 1 )

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De quels atroces calculs la moins cruelle des femmes peut-elle, à certaines heures de sa vie, devenir capable, contre son gré, à son insu ? Quelles furent les p remiè res réac t ions d 'Adèle quand elle connut le d é p a r t imminent d'un homme qu'elle avait presque s û r e m e n t a imé , dont elle ne doutait point de l 'amour, en tout cas, n i du d é v o u e m e n t que, durant sept années , sous toutes ses formes, i l n 'avait cessé, un seul instant, de lu i prodiguer ?

U n soupir de soulagement d 'abord ; le soupir du d é b i t e u r qui apprend le report d'une échéance à laquelle son avenir est suspendu. Oui , mais, cette dette, elle n'est pas remise. B a h ! qui a terme ne doit rien, n'est-ce pas ? E n six mois, d'ailleurs, songez à tout ce qui peut se produire ! Qui peut savoir ? Sans doute vaut - i l mieux à peine é v o q u e r les obsessions auxquelles, en ces ins tan t s - l à , put ê t r e en proie cette misé rab le cervelle. L e pays pour lequel Rober t partait n ' é ta i t - i l point cette terrible jungle marécageuse de Pahang où son g r a n d - p è r e é t a i t mort , d ' o ù son pè re n ' é t a i t revenu que m a r q u é des fièvres auxquelles i l n 'al lai t point tarder de succomber à son tour ? E t voi là que continuait à se dérou le r la cha îne de ces horribles pensées ! Ce Robert , i l n 'avait point d 'hér i t i e r , ap rè s tout. Ce n ' é t a i t point à son vieux maniaque d'oncle, qui n 'avai t m ê m e pas j u g é bon de se dé ranger , alors que c ' eû t é té aussi bien à l u i de s'embar­quer pour là -bas , qu ' i l i ra i t tout de m ê m e laisser sa fortune ! Alors ? Mais oui, alors, mon D i e u ? L u i qui l 'a imait à l a folie,

(1) Voir La Revue du 1" Janvier.

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qui avai t tenu à l u i confier la clef d 'un coffre-fort où i l ne devait pas é v i d e m m e n t se trouver que des bi joux, mais aussi des dispositions testamentaires en bonne et due forme, sans doute.. Oh ! oui, vraiment , ce seraient de bien merveilleuses perspectives que celles qui s 'ouvriraient alors devant Adèle . E l l e n 'aurai t plus à s ' i nqu ié te r d é s o r m a i s des soucis dont M a x serait dé l ivré du m ê m e coup...

E n attendant, de toute façon, pour six mois au moins, elle é t a i t t ranquil le . E l l e g o û t a i t un grand bonheur, celui de la femme qui n'est plus obligée de se partager, ou si peu ! I l y avait bien toujours L é o n a r d , en effet. Mais ses exigences devenaient de plus en plus raisonnables. .

L e soir de cette j o u r n é e du 3 janvier, où elle avai t eu à subir, pour n 'avoir pas accep té de d îne r avec elle, les reproches de M m e Jocou, elle qui t ta M a x vers d ix heures et demie. I l l a raccompagna en t a x i et la déposa au coin de la rue de Vaug i ra rd et de la rue Bonaparte .

— Alors , c'est décidé ? Nous ne dé jeunons pas ensemble demain, chér i ?

— Je viens de t 'expliquer pourquoi, ma poulette. Mais sois sans faute, à trois heures, à notre petit bar de la rue de Ponthieu . D e là, si j ' a i le temps, nous ferons un saut j u s q u ' à la rue d 'Aumale .

— T â c h e de l 'avoir^ ce t e m p s - l à ! — T u penses bien que je ferai de mon mieux !

A y a n t p é n é t r é dans l 'appartement sans faire jouer l 'é lectr ic i té de l ' en t rée , elle r é p r i m a un geste d'humeur en apercevant une raie lumineuse au bas de la porte du bureau de son mar i . Contraire­ment à l ' in tent ion qu ' i l en avait mani fes tée au d é b u t de l ' après -mid i , M . Fer rand n 'avai t donc pas r egagné sa chambre tout de suite a p r è s son d îner . I l devait avoir à l u i parler. De quoi pouvai t - i l encore s'agir ?

— C'est to i , ma L i l i ? — O u i ! dit-elle. E n m ê m e temps, elle apparaissait sur le seuil du cabinet

de t rava i l . — T u n'es pas malade, j ' e s p è r e ? demanda-t-elle s è c h e m e n t . — Malade ? N o n ! Je me serais bien mis au l i t , tout de m ê m e .

Quoi d ' é t o n n a n t , ap rè s des jou rnées de t rava i l pareilles ! Mais

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voi là ! C'est une surprise que t u vas avoir, et dont j ' a i v o u l u ê t re t é m o i n . Regarde ce que le facteur a a p p o r t é , a p r è s ton d é p a r t !

E l l e n 'avai t pas a v a n c é d 'un pas. E l l e n 'avai t pas besoin d 'ouvri r l a petite bo î t e aux cachets de cire rompus q u ' i l é t a i t en t ra in de l u i tendre. I m m é d i a t e m e n t , elle avai t compris.

L u i , avec un sourire qui s ' épanou i s sa i t de plus en plus, poursuivait :

— Regarde ! J ' a i reconnu l ' éc r i tu re de Robert , et j ' a i s igné pour to i . Puis , je n 'a i plus pu y tenir, j ' a i vou lu savoir ce que c ' é ta i t . T u ne m'en voudras pas trop ? Mais regarde donc ! Qu'est-ce que t u attends ? Est-ce jo l i !

— E n effet ! murmura-t-elle, • ne pouvant s ' e m p ê c h e r de sourire, elle aussi.

L é o n a r d , cependant, cont inuai t à s'extasier. — C'est du jade, du jade ancien, et je m ' y connais 1 E t ces

pierres, qui alternent avec les grains de jade, qu'est-ce que cela peut ê t r e ?

E l l e ne r é p o n d i t point . R ê v e u s e m e n t , elle caressait le collier, en faisant glisser une à une les belles boules vertes 1 et or entre ses doigts. « Ses sardoines ont des reflets qui m'ont rappelé tes prunelles », avai t écr i t Rober t dans la lettre qu'elle l isait quelques heures plus t ô t . « J'ai cru, quand je suis passé devant elles, que c'était toi qui me donnait l'ordre de m'qrrêter... » E t , soudain, sur sa joue, elle sentit couler une larme, une larme qu'heu­reusement son mar i ne v i t point .

— I l faudra r é p o n d r e à Rober t . T u ne dois pas l u i écr i re t r è s souvent, le g â t e r beaucoup avec tes lettres. C'est ce dont l a sienne, du moins, m ' a laissé aujourd'hui l ' impression.

— A h ! fit-elle n é g l i g e m m e n t , t u as eu une lettre de lu i ,? — Oui , au courrier de ce soir, d i t - i l , dé s ignan t sur sa table

une enveloppe. J ' au ra i à lu i r é p o n d r e t r è s vite, moi aussi. I l me demande, comme t u verras, un renseignement d'ordre technique assez urgent. I l aurait enfin l ' intent ion de mettre son affaire en société . Sauf une nuance de mélancol ie , bien compréhens ib l e de sa part, le pauvre garçon , i l n 'a pas l ' a i r m é c o n t e n t de la façon dont les choses s'arrangent l à -bas . P a r exemple, i l ne fait encore aucune allusion à son retour. I l y a pourtant plus de deux mois q u ' i l est part i , n'est-ce pas ?

— Oui , dit-elle, plus de deux mois.

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E l l e avait r é p o n d u machinalement, abso rbée qu'elle é t a i t par la contemplation de son collier. Pour lire la lettre de Robert , elle l 'avai t posée sur une console. C 'é ta i t v ra i que ses escarboucles avaient l 'air de prunelles d'or, qui la regardaient.

— L'avantage de la combinaison qu'en octobre dernier j ' avais conseillée à Robert. . . , venait de commencer L é o n a r d .

E l l e l ' interrompit , non sans brusquerie. — Je t 'en supplie, dit-elle, je tombe de sommeil. C 'é ta i t to i

qui projetais d ' ê t r e couché aujourd'hui de bonne heure. F ina le ­ment, t u vas voi r que je le serai avant to i .

— J 'aurais eu pourtant à te parler de certaines choses ! insista-t-il timidement'.

— A demain, si t u le veux bien. E l l e aussi, de son côté , i l y avait au moins deux ou trois

questions dont elle aurait eu à l 'entretenir, puisque i l lu i en offrait l u i -même ainsi l 'occasion. De l'argent à lu i demander, tout d'abord. Oh ! pas pour elle ! Pour la maison. L é o n a r d avait toujours é té distrait, c ' é t a i t entendu. Mais cette distraction, depuis quelque temps, c o m m e n ç a i t à passer les l imites. On é t a i t dé jà le 3 janvier. N i la femme de chambre, n i la cuisinière n 'avaient encore reçu leurs é t r ennes .

— A demain ! répé ta- t -e l le , n é a n m o i n s . — Que je te p r év i enne , tout de m ê m e , reprit- i l . Demain, nous

avons quelqu'un à dé jeuner , M . Po i tev in . — Que je te p r év i enne , à mon tour, rép l iqua- t -e l le . J ' a i

rendez-vous à trois heures, rue Scribe, chez mon coiffeur. I l rqe faudra m'en aller d ' ic i à deux heures et demie au plus tard. Pour le reste, tu es l ibre d ' inviter qui te p la î t . Rappel le-moi : qui est ce M . Poi tev in ?

— Henr i Po i t ev in ! T u sais bien, un ami , un collaborateur de Mor i l lon , qui me l ' a i nd iqué . U n homme d'affaires tout à fait hors ligne. I l se peut que j 'a ie ces jours-ci quelques décisions d'ordre financier à prendre. C'est d'elles dont, p réc i sémen t , dès ce soir, j ' aurais é t é heureux...

E l l e eut un haussement d ' épau les lassé. — A demain, t'ai-je dit, i l me semble ! — En tendu ! f i t - i l p r é c i p i t a m m e n t . Bonne nuit, ma L i l i ! Bonne nui t ! Voilà qui est facile à souhaiter, sans doute !

Adèle, ayant r egagné sa chambre, ne réuss i t à s 'endormir q u ' a p r è s de longues heures, en réa l i té . D 'abord , sans trop de

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retard, elle avai t cru avoir d é c o u v e r t la raison de cette insomnie. I l s'agissait, tout simplement, d'une mult i tude de petits yeux d'or qui paraissaient, dans l 'ombre, fixés sur elle, la regarder i

C'é ta i en t les sardoines du collier de Singapour. E l les se re f l é ta ien t , se mult ipl ia ient , à l ' in f in i , dans le miro i r de l a coiffeuse, sur laquelle Adèle l ' ava i t déposé en se couchant, et dans la glace de son armoire. E l l e se sentait toute e n t o u r é e de ce m y s t é r i e u x irradiement. E l l e é t a i t comme la p r i sonn i è r e d 'un dragon auquel le tendre et lo inta in exilé de Pahang aifrait confié sa surveillance... Toute frissonnante, la jeune femme se dressa sur son séan t .

A y a n t a l l umé l 'é lec t r ic i té , elle pr i t le collier, l 'enfouit au fond d'un t i roir . E l l e allait pouvoir ê t r e en paix, maintenant .

Peine perdue ! E s p é r a n c e vaine ! Trop d'occasions, t rop de soucis t i rai l laient cet esprit, cette chair. E n proie à ce double et trouble é t a t de saturation physique et d'angoisse morale, Adè le fut, cette nu i t - l à , ainsi d'ailleurs q u ' à peu p r è s toutes les autres, longtemps, t r è s longtemps sans pouvoir trouver le sommeil .

* * »

— 21, rue de Ponthieu , je vous p r i e ! L e chauffeur d e ' t a x i qui stationnait contre l a grille du

Luxembourg — un t a x i rouge, à capot noir — toucha du doigt le bord de sa casquette. Il dés igna à Mme Ferrand le drapeau blanc de son compteur, qui é t a i t baissé .

— Excusez-moi ! murmura en souriant Adèle . E t elle se mi t à descendre, d 'un pas alerte, la rue Guynemer,

puis l a rue Bonaparte . Place Saint-Sulpice, elle ne fut pas longue à t rouver un

autre t ax i , l ibre, celui-là. — 21, rue de Ponthieu ! ordonna-t-elle de nouveau, tout en

jetant un coup d'oeil sur l 'horloge de la mairie du V I e arron­dissement.

A peine trois heures moins vingt ! E l l e n ' é t a i t pas en retard, comme on voi t .

L e dé j eune r s ' é ta i t bien passé . Marthe, la camér i s t e , et Catherine, la cuisinière, avaient tenu fort consciencieusement

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leur emploi , pour des femmes qui n'avaient point j u s q u ' à p r é s e n t entendu parler de leur petit cadeau de nouvel an. M m e Ferrand , de son cô té , bien que distraite, s ' é ta i t a c q u i t t é e de son mieux de son rôle de ma î t r e s se de maison. D'ai l leurs, l a t â c h e l u i avai t é t é facili tée. Ce M . Po i t ev in — H e n r i Po i t ev in — n 'avai t v r a i ­ment pas l ' a i r d 'un mauvais homme. Adèle avai t entendu va ­guement — oh ! t r è s vaguement — la conversation. C ' é t a i en t des titres, l u i semblait- i l se souvenir, dont i l s'agissait de faire admettre la cotation en Bourse. L ' inf luence de L é o n a r d , et sur­tout celle de son ami M . Demussy, pouvait , en la m a t i è r e , ê t r e p r é p o n d é r a n t e , avai t - i l é té dit .

Adèle s ' é t a i t l ibérée à l 'heure p r é v u e , abandonnant ces messieurs aux joies des liqueurs et des cigares. E l l e avai t tant de h â t e et d ' a l a c r i t é au c œ u r qu'elle ne s ' é ta i t point a p e r ç u e que le t ax i auquel elle avait c o m m e n c é par s'adresser n ' é t a i t pas disponible. Mais qu ' importa i t ! E l l e é t a i t en avance, encore une fois.

— Vous ê tes l a p remière , à votre habitude, madame M a x .

C 'é ta i t Dés i ré , le barman du Broadway, qui l 'accueillait par cette phrase quasi-rituelle. Pou r lu i , Adèle é t a i t devenue presque tout de suite Mme M a x . P r o p r i é t é d 'un Corse taciturne et distant, M . Qui l ich in i , qui n 'y faisait que de rares apparitions, le temps de discuter d'affaires que l 'on pouvai t imaginer impor­tantes, le Broadway, au 21 de la rue de Ponthieu, sans avoir l a p r é t e n t i o n de réal iser ce que le programme de son enseigne suggé ra i t de d é m e s u r é et d'immense, n'en é t a i t pas moins un é t a b l i s s e m e n t de dimensions fort convenables. Des d ix-hui t à v ingt tables qu ' i l comprenait, six é t a i e n t ins ta l lées au premier é t age , auquel donnait accès un escalier en co l imaçon . El les s'arrondissaient autour d'une balustrade à claire voie, d ' où l ' on avai t vue sur le rez -de-chaussée . Les tables d'en bas, r é p a r t i e s en autant de box formant demi-cercle, avaient pour centre le bar, de r r i è re lequel t r ô n a i t Dés i ré , sympathique champion du side-car et du gin-fizz, ainsi que des joutes de poker aux dés qui le mettaient aux prises avec ce qu ' i l pouvai t y 'avoir de plus t r i é pa rmi les v ieux h a b i t u é s de la maison.

— Une .Mar ie -Br iza rd à la glace, comme de coutume, madame M a x ? demandai t- i l , ayant consenti â abandonner son poste

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pour se transporter de sa personne au devant de la nouvelle a r r ivée .

— Avec le temps qu ' i l fait dehors, trois degrés au-dessous de zéro, vous, n 'y pensez pas ! On voi t bien que vous n ' ê t e s pas obligé de sortir, mon pauvre Dési ré .

— C'est juste ! U n grog, alors, bien sucré , bien van i l l é , bien bouil lant ?

— C'est cela I Pou r avoir encore plus froid, quand je vais ê t r e de nouveau dans la rue ! Quoi, alors ? Tenez, je sens que je m'en vais faire une folie. Pourquoi pas, mon D i e u ? U n verre, oui, un bon verre de cette chose que M . Casello m ' a obl igée de g o û t e r dans le sien, mercredi dernier, vous souvenez-vous ?

Dés i ré sourit, fit claquer sa langue. •— Si je me souviens ! D u marc de Champagne ! Pourquoi pas

en effet ? U n marc pareil , vous pourrez toujours en chercher ailleurs. C ' é t a i t mercredi dernier, en effet. L e jour où Childebert a g a g n é à Vincennes !... C'est égal, on se lance, madame M a x , i l n ' y a pas à dire, on se lance !

— I l n'est jamais trop tard pour bien faire, Dés i ré . — Vous avez raison ! Alors , le marc, en haut, ou i c i ? — Ici, Dés i ré , si vous voulez bien. Quand ils ne se donnaient rendez-vous que pour part i r ensuite,

chacun de son côté , Adè le et M a x montaient au premier é t age , où ils avaient plus de chances de demeurer en t ê t e à t ê t e , durant les brefs instants qu i allaient leur ê t r e dévo lus . Mais , au jourd 'hui elle avai t l 'espoir q u ' i l aurait réussi à l iquider ses obligations, afin de pouvoir aller avec elle terminer cet ap rè s -mid i rue d 'Aumale .

— Bonjour , to i ! Dés i ré , bonjour ! Je suis en retard, je crois, hein ?

— Je le crois aussi, dit-elle froidement. D ' u n peu plus d'une heure !

— Ce n'est pas faute d 'avoir couru ! I l ne faut pas m 'en vouloir , ma chér ie .

— Je ne t 'en veux pas. Ce sera, voi là tout, autant de moins qu ' i l v a nous rester à ê t r e ensemble, à p r é sen t .

— A ê t r e ensemble ? A p r é s e n t ? A u j o u r d ' h u i ? H é l a s 1 m a poulette, i l s'agit bien de cela I...

E l l e s ' é t a i t dressée .

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— Quoi ? gronda-t-elle. — Impossible, chérie* impossible ! O n vo i t bien que t u ne te

doutes pas de ce que sont devenues les affa\res, par le temps qui court. T u comprendras, j ' e n suis sûr , lorsque je t ' aura i exp l iqué tout au long. Désiré , une fine, et en vitesse. Ah" ! non, pas de celle-là, c'est du tord-boyaux I T rè s peu pour moi , mon petit v ieux . De la Jouasson, si vous voulez bien !

— A vos ordres, monsieur M a x ! Chez nous, i l n 'y a q u ' à demander pour ê t r e servi. A u premier é t age , alors, n'est-ce pas ?

— A u premier é t age ! A quoi pensez-vous ? Ici , et en vitesse, ai-je dit. Nous repartons, Madame et moi , i m m é d i a t e m e n t .

— Que se passe-t-il ? murmura Adèle , incapable de ne point trahir, m a l g r é le serment qu'elle venait de s'en faire, son i n q u i é t u d e .

— Je t 'expliquerai , t 'ai-je dit, aujourd'hui m ê m e , si t u y tiens ; demain sans faute, en tout cas. Car, j ' a ime autant te p réven i r , demain, on aura beau faire, se liguer contre moi , rien ne nous e m p ê c h e r a , si t u n 'y vois pas d ' i nconvén ien t , d ' ê t r e tout l ' ap rès -mid i l ' un à l 'autre.

— C'est j u r é ? — J u r é ! Dés i ré , qu'est-ce que je vous dois ? A h ! et puis

zut ! Je suis t rop pressé . Je vous paierai demain. Demain , non, puisque nous ne venons pas...

— Voyons, mais quand vous voudrez ! Ce n'est pas urgent, vous le savez bien, monsieur M a x !

— T u viens, poulette ? J ' a i g a r d é mon t a x i . Je peux te jeter où t u voudras, pourvu que ce soit en direction de la rue Vivienne.

-— Rue Viv ienne ? Grand merci ! rép l iqua- t -e l le assez verte­ment, soucieuse m a l g r é tout de conserver, en présence d 'un tiers, quelque apparence de d ign i té . Mais je n 'a i aucune raison de m'en aller, par un temps pareil, errer comme une folle à travers Par is . Souffre que je demeure i c i , à causer avec Dési ré . J ' a i tout mon temps, moi .

— B r a v o ! fit-il. E t t u n'imagines pas à quel point je t 'envie, ma chér ie .

H â t i v e m e n t , i l l a serra dans ses bras. — A demain, donc, trois heures, rue d 'Aumale . E t i l profi ta de ce qu ' i l avait ses lèvres contre son oreille,

l a malheureuse, pour l u i murmurer :

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—- Je n 'a i pas besoin de te jurer qu ' i l me tarde tout au­tant q u ' à to i . . .

D e m e u r é e seule, Adèle garda un moment le silence. Pu i s , eîle sourit, d 'un sourire dont son pire ennemi e û t eu p i t i é .

— U n autre marc ! ordonna-t-elle. •» Dés i ré ne put se dé fendre d 'un mouvement d ' é t o n n e m e n t , '

qui secoua toute sa majestueuse carrure. Il y eut dans son regard comme un reproche. Obé i s san t , n é a n m o i n s , i l al la à l 'une de ses é tagè res , y pr i t la bouteille de marc, rapporta le verre d e m a n d é *

— Vous auriez tout de m ê m e pu le remplir un peu plus ! plaisanta la jeune femme. '

E l l e eut un rire qui ressemblait à un sanglot. E l l e but d 'un t ra i t les trois quarts de son verre.

— C'est v r a i que c'est bon ! A part un consommateur ins ta l l é au premier é t age , le bar

jusque là avait é t é v ide . C ' é t a i t l 'heure creuse de la j o u r n é e . D e u x clients venaient d'entrer, maintenant. Dés i ré les servit, é c h a n g e a quelques mots avec eux, puis revint vers Adèle . Celle-ci, œil fixe, menton dans les mains, coudes sur la table, n 'avai t pas b o u g é .

— Vous avez du chagrin, madame M a x ? murmura le brave homme.

E l l e n'eut pas l 'air de l ' avoi r entendu. Il s'enhardit. — C'est à cause de M . M a x ? Il ne faut pas lu i en vouloir ,

je vous assure. L a vie est dure pour tout le inonde. N ' impor te , i l vous aime, vous savez bien ! Il faut l 'entendre parler de vous à v s e s amis. I l est fier de vous.

— A h ! fit-elle, avec une sorte de petit ricanement désolé . Comme je voudrais, moi , pouvoir en dire autant de lu i !

Ce fut au tour du barman de faire semblant de ne pas comprendre.

— S ' i l est res té si peu de temps tout à l'heure, j ' a i la certitude que c'est parce qu ' i l n 'a pas réussi à s'arranger autrement.

— Il y a un an, j ' a i la certitude, moi , qu ' i l aurait réuss i ! fit-elle sur le m ê m e ton morne.

Désiré , cependant, ne se tenait pas pour bat tu . — Ne parlez pas ainsi ! M a x , ma parole, est le contraire

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d'un homme mal . Ne seraient-ce que les deux rubans qu ' i l a à l a b o u t o n n i è r e ! On ne donne pas ces petites choses-là au premier venu. Pour le reste, i l n'est pas sans mér i t e , croyez-moi. De la place où je suis, j ' a i de quoi observer, allez ! L a plupart de ces messieurs, qui passent i c i , n'ont pas toujours le c œ u r à gobeloter et à rire, comme ils font. I l faut plus de cran, dans certains cas, pour cacher aux autres ses soucis, que pour...

E l l e s ' é ta i t soulevée à demi. — Des soucis ? I l en a, n'est-ce pas ? fit-elle d'une v o i x

é t rang lée . — Comme tout le monde ! Pas plus ! dit Désiré , qui battai t

déjà en retraite. •— Je le savais ! Lesquels ? Lesquels ? Dites-les moi ! — E h ! chacun a les siens, madame M a x . Tenez, m o i - m ê m e ,

vous pouvez m'en croire : à quoi vous figurez-vous que je pense parfois, tandis que je suis là, à faire l ' imbéci le , à plaisanter, derr ière ce zinc ?

Mais elle ne l ' écou ta i t m ê m e plus. — U n autre marc ! -balbutia-t-elle, t i rant de son sac v un billet

de mil le francs. E t payez-vous ! — Ce n*est pas sér ieux, madame M a x ! L e tout ? M . M a x

ne sera pas content. C'est moi qui vais me faire enguirlander. — -Payez-vous! répé ta- t -e l le simplement.

« L a jonque roule bord sur bord, tant la houle a é té , est encore forte. Que d'aussi é t r anges navires subsistent, à l'heure q u ' i l - est, voi là qu i passe l ' imaginat ion. Personne sur le pont, à part moi et le m a î t r e d ' équ ipage , un Malais demi-nu, é t e n d u a u p r è s de sa lanterne, verte côté droit, rouge cô té gauche, le seul feu B u b â t i m e n t . I l ne daigne d'ailleurs en prendre soin que lorsque i l s'agit d 'y rallumer sa pipe. L a mer, tout alentour, élève et abaisse sans fin ses montagnes, sur lesquelles courent de lugubres lueurs de phosphore, et où, par moments, quand elle vient à surgir entre les nuages, le b lême halo de la lune se met à poudroyer subitement. . /

« Où suis-je ? L e sais-je m o i - m ê m e ? Pourquoi , au lieu du chemin de fer, de l 'automobile, ai-je op t é pour un tel mode de locomotion ? A h ! pour ê t r e plus seul avec to i , sans doute ! Pour ê t r e sûr , une fois de plus, que rien n'existe, si ce n'est toi . Pour avoir l a joie insensée, là où personne ne s'en sera

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av i sé encore, d'inscrire ton nom sur cette enveloppe que les embruns du golfe de S iam vont saler et amoll ir , dont l a gomme b i e n t ô t v a ê t r e desséchée par les ardeurs du morbide soleil m a ­t ina l . Soleil , je te sens déjà qu i r ô d e vers l'est, to i qu i , i l y a quelques heures à peine, v ient de mour i r au-dessus des arbres du Luxembourg , face au balcon où ma b ien -a imée é t a i t ac­coudée . Sur tes rais de feu, je r e c o n n a î t r a i , quand t u r ena î ­tras, un peu du message dont elle t ' aura cha rgé , p e u t - ê t r e . J e tendrai alors mes bras vers to i . J e te saluerai d 'un baiser... »

U n e femme a beau ne pas aimer, ne plus aimer, elle est incapable de lire sans un frisson, un remords aussi, des lettres écr i tes d'une encre pareille, si na ïves soient-elles, ou si forcées .

, I l suffit qu'elle demeure p e r s u a d é e que seule elle a é té , que seule elle en reste la destinataire, l ' inspiratrice. E l l e peut certes redevenir, l ' instant d ' ap rè s , l a p r i sonn iè re du partenaire plus ou moins abject qu'elle s'est choisie. Mais l a t â c h e de ce person­nage ne s'en t rouvera pas, de la j o u r n é e , certes non plus, faci l i tée .

Adèle ne sortit pas, de toute la m a t i n é e du lendemain. E l l e se méf ia i t . E l l e redoutait un coup de t é l é p h o n e du, service de garde des fourrures du B o n M a r c h é la d é c o m m a n d a n t , pour l ' ap rès -mid i . E l l e voula i t se t rouver là, afin de ne pas ê t r e mise en p ré sence du fait accompli , pour pouvoir r é p o n d r e à M a x sur le ton. convenable, bien déc idée cette fois à ne point l u i m â c h e r les mots, à l 'obliger enfin à endosser ses r e sponsab i l i t é s .

Ce ne fut pas l u i qui l 'appela, mais M m e Jocou, ainsi que cette de rn i è re avai t coutume de le faire, chaque fois que l u i parvenai t du courrier de Malaisie. Adèle e û t p u attendre, à son habitude, jusqu 'au lendemain, au surlendemain m ê m e , pour aller l ire cette lettre rue F a l g u i è r e . Or, une force qu'elle ne s ' é t a i t point exp l i ­q u é e l ' ava i t poussée à voulo i r savoir sur-le-champ ce qu'elle contenait. E l l e avai t obtenu de M m e Jocou que sa petite domes­t ique la l u i a p p o r t â t au s s i t ô t rue Guynemer. A y a n t pris connais­sance des pages dont un fragment vient d ' ê t r e c i té , quelques lignes plus haut, avant d'en ressentir une é m o t i o n quelconque, elle c o m m e n ç a par pousser tout de suite un soupir sou lagé . E l l e v iva i t sans cesse plus ou moins, n'est-ce pas, dans l ' a p p r é ­hension d 'un retour imminent .

A une heure, lorsque L é o n a r d rentra, et qu' i ls se mirent à table, on n 'avai t toujours pas t é l é p h o n é du B o n M a r c h é . R a s s u r é e

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et confiante à p ré sen t , certaine de trouver quelqu 'un à trois heures rue d 'Aumale , Mme Fer rand fut d'une humeur exquise durant le dé jeuner . E l l e s'en at t i ra l a remarque ainsi que les compliments de son mar i .

Celui-ci avait rendez-vous 42, rue Notre-Dame-des-Victoires, dans les bureaux de la Cote Desfossés, au sujet de l 'admission en Bourse de la valeur dont i l s ' é t a i t entretenu le jour p r écéden t avec M . Po i tev in . I l qui t ta sa femme vers deux heures, ce qui permit à Adèle de descendre l'escalier presque auss i tô t , der r iè re l u i . E l l e avait le c œ u r aussi o p p r e s s é . qu 'aux temps de ses p remiè res rencontres avec M a x . C'est un pe rpé tue l é t a t de renou­veau et d'ivresse que celui dans lequel nous maintient la passion.

Dehors, elle fut presque éblouie . A u x raisons qu'elle avait de se sentir absolument comblée ce jou r - l à s'ajoutait l ' éc la t d 'un radieux soleil h ivernal . L ' env ie l a pr i t — n'en avait-elle pas tout le loisir ? — de faire à pied quelques pas.

E l l e ne pr i t pas garde — pourquoi l 'aurait-elle r e m a r q u é , puisqu'elle n 'avai t pas besoin de l u i ? — à un autre t ax i , rouge et noir l u i aussi, a r r ê t é contre le t rot toi r opposé , exactement à la m ê m e place que celui de la veil le. U n autre t ax i '? P e u t - ê t r e le m ê m e , ap rè s tout .

Marchant a l l èg remen t , elle at teignit l a rue de Vaugi ra rd , puis ' la rue Bonaparte, s'engagea dans la rue du Vieux-Colombier . E l l e eut subitement dette sensation de déjà vécu , de déjà v u , à laquelle on ne se trompe jamais. C 'é ta i t l ' i t iné ra i re parcouru, i l allait y avoir deux mois et demi, le 22 octobre p r é c é d e n t , en compagnie de Robert , qu'elle é t a i t en t ra in de refaire. Soudain, elle se rappela qu'elle é t a i t v ê t u e exactement de la m ê m e façon ce jour-là, du m ê m e tai l leur Pr ince de Galles gris et violet, à l a m ê m e garniture de castor aux poignets et aux basques, avec le m ê m e shamrok d ' é m e r a u d e . Des gens, p e u t - ê t r e les m ê m e s , se retour­naient sur son passage, avec admirat ion ou envie, selon qu' i ls é t a i e n t des hommes ou des femmes. E l l e en é p r o u v a cette félicité qui ne prendra fin, ppur des ê t res comme elle, que lorsque le monde l u i -même finira.

L 'ombre des p remiè re s maisons de la rue de Grenelle s'empara d'elle. Puis , ce fut le boulevard R a s p a i l , le boulevard Saint-Ger-

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main . Ar r ivée au carrefour de la rue de Bellechasse, Adèle eut comme un éb lou i s semen t . Trois heures et demie, venait-elle de lire à l 'horloge du m i n i s t è r e de la Guerre !

— M o n Dieu ! se murmura-t-elle. L a m ê m e heure que ce jou r - l à , é g a l e m e n t !

L a station de m é t r o de la rue de Solférino s 'ouvrait ainsi que ce jour - là devant elle. E l l e se mi t en devoir d'en descendre les marches machinalement.

A u m ê m e instant, un t ax i , rouge et noir comme celui qui stationnait une demi-heure auparavant rue Guynemer, p e u t - ê t r e le m ê m e , fit halte devant la m ê m e station. Quelqu 'un en sortit , qu i , en toute h â t e , s'engagea lu i aussi dans le m ê m e escalier.

A la station de la T r i n i t é , d ix minutes plus tard, A d è l e ressortait. E l l e continuait à ne point se presser, sachant qu'elle n 'ava i t pas le droit d 'arriver en avance là où elle é t a i t attendue. Comme le por t i l lon d 'accès allait se refermer, un monsieur âgé , qu i avait p récédé la jeune femme, le retint poliment, et s'effaça devant elle.

Inclinant l a t ê t e , elle le remercia d 'un sourire distrait .

II

— Que veudriez-vous, encore une fois, que je vous raconte de mon patron, v é n é r a b l e lady ? Sans doute aimeriez-vous mieux que je vous invente à son sujet des histoires, p l u t ô t que de ne vous en rien dire du tout ? Mais puisque je me tue à vous r é p é t e r que je ne sais de l u i guère plus que vous n'en savez v o u s - m ê m e ! Ce qui ne signifie point que, si je venais à apprendre un secret le concernant, je m'amuserais, toute affaire cessante, à veni r vous le confier, oh! mais non. D i c k a son honneur, belle dame. Cela posé , i l n ' é p r o u v e aucune difficulté à avouer que votre r h u m est excellent, et de nature à me décider à me mettre en quatre pour satisfaire le bienveil lant i n t é r ê t que vous portez à M . Middle ton , si j ' e n avais le pouvoir .

— Reprenez-en, reprenez-en, puisqu ' i l vous p la î t à ce point, monsieur D i c k ! Mais que vous ê tes donc enfant de me croire à ce point ind i sc rè te , mon D i e u ! Je vous l ' a i dé jà dit, mo i aussi. S ' i l a pu m'arr iver de vous poser quelques questions sur M . Silas, ce n'est point par cur ios i té , croyez-le ! C'est pour ê t r e à m ê m e ,

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le cas é c h é a n t , de river leur clou à des gens que son genre de vie pourrai t intriguer, et qui auraient tendance à faire courir des bruits sur l u i , dans le quartier.

A u cours des p r emiè re s semaines qui avaient su iv i l ' instal la­t ion square de L a Tour-Maubourg de l 'oncle de Rober t Labeyr ie , si Mme Saint-Gui l laume, à force de p r é v e n a n c e s , avai t pu espérer contraindre ce taciturne usager à sortir de son indiffé­rence à son égard , elle se voyai t maintenant obligée d'admettre qu'elle en avai t é t é pour ses frais.

Son échec , i l est v ra i , ne l 'avai t point découragée . E l l e é t a i t de ces p e r s o n n a l i t é s robustes chez qui l 'obstacle d é v e l o p p e le g o û t de l'effort. E l l e avait la persuasion que D i c k finirait , t ô t ou tard, par ê t r e acquis à sa cause. E l l e s ' é ta i t , en conséquence , déjà d o c u m e n t é e sur les formal i tés religieuses et civiles auxquelles se subordonne le mariage d'une F r a n ç a i s e avec un Ecossais. O n attendrait , comme de juste, le retour de M . Labeyr ie . Celui-ci ne pourrai t refuser d'assister à l 'église et à l a mairie la fiancée, D i c k ayant de son côté M . Silas Midd le ton pour t é m o i n , perspective i n g é n u e et charmante, qu ' i l é t a i t , au moins pour une raison, difficile à M m e Saint-Gui l laume de supposer aussi m a l a i s é m e n t réa l i sable .

E n attendant, elle avai t fait rentrer une nouvelle douzaine de bouteilles de ce r h u m des t iné , dans la course au bonheur en question, à jouer un rôle dont sa modestie consentait à ne pas sous-estimer l ' importance.

D i c k avai t r eçu ses consignes une fois pour toutes. El les é t a i e n t d'une s impl ic i té exemplaire. I l ne devait y apporter de modifications que lorsqu ' i l en avai t l 'ordre préc i s et formel. Chaque jour, à hui t heures, i l s'assurait que M . Silas é t a i t révei l lé . A neuf heures, une tasse de t h é , sans rô t ies n i beurre, at tendait celui-ci, dans l a salle à manger. I l avertissait alors, par monosyllabes, le valet de chambre de son intent ion de dé jeu­ner ou de d îner là, — toujours seul, naturellement. L e repas de m i d i se é o m p o s a i t de façon invariable d'une grillade, d 'un l égume , d 'un morceau de Chester et d'une demi-bouteille de Lis t rac . L e soir, r é a p p a r i t i o n à peu près constante de la grillade, du vegetable, du Chester et du Lis t rac . C 'é ta i t au cours de ces brefs instants que D i c k parvenait, non point à converser avec

LA B E V U E N ' 2. * 2

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son m a î t r e , mais à se l ivrer en p ré sence de cet insensible gen­t leman à des espèces de monologues récap i tu la t i f s des événe ­ments de la m a t i n é e ou de l ' ap rès -mid i .

Les absences de M . Middle ton , dans la j o u r n é e et m ê m e l a nuit , se faisaient d'ailleurs plus f r équen tes . D i c k ne mentai t point quand, un peu vexé , i l se voyai t contraint d'avouer devant une Mme Saint-Guil laume p l u t ô t sceptique qu ' i l ignorait tout du but et des raisons de ces mys t é r i euse s sorties. E n dehors d'elles, celui qui continuait d ' ê t r e pour tout le quartier l 'oncle de M . Rober t Labeyr ie , n 'abandonnait guère le bureau de son neveu. 11 y demeurait des jours entiers enfermé à t ravail ler , un t rava i l dont son valet de chambre n 'avai t pas davantage idée , v u l ' in terdict ion qui lu i é t a i t faite de franchir une porte à laquelle i l n 'avai t le droit de frapper que pour annoncer que les repas é t a i e n t servis. Lettres et papiers, quand M . Silas qui t ta i t la pièce, é t a i e n t serrés par ses soins dans un t i ro i r dont i l conservait invariablement la clef sur l u i . I l y avait sans cesse dans la cheminée un feu de bûches qu ' i l s 'occupait l u i - m ê m e d'alimenter. Quant au t é l é p h o n e , la m ê m e discré t ion l u i é t a i t imposée . Au tan t eû t v a l u en résilier l 'abonnement, certes! Sa sonnerie, en deux mois, n 'avai t é té a c t i o n n é e q u ' à trois ou quatre reprises, par des gens qui avaient d e m a n d é un faux n u m é r o .

E t pour les visites, mieux vaut , n'est-ce pas, ne pas m ê m e soulever la question. Il n 'y en eut qu'une à ê t r e admise square de L a Tour-Maubourg ( < durant le sé jour de M . Silas, et encore tout à la fin.. . O n verra dans quelles conditions. E m p l o y é s de la semaine des é t r ennes , petites s œ u r s quê teuses jume lées , dames du denier de Saint-Pierre, D i c k dép loya à les maintenir sur le palier la m ê m e inflexible rigueur que s ' i l se fût agi de l ' i n fo r tunée M m e Saint-Gui l laume. N i les uns ni les autres ne perdirent au change, d'ailleurs, puisque les oboles dont tous repartirent nantis furent toutes comme par hasard de la m ê m e valeur que celles auxquelles on é t a i t h a b i t u é du temps de M . Labeyr ie . '

— L a plus âgée de ces deux religieuses dont j ' a i déjà eu l 'oc­casion de parler à Votre Honneur m'en a fait une fois de plus la remarque. E l l e a a jou té que, certainement, Votre Honneur avai t tenu à prendre, a u p r è s de son neveu, des renseignements sur les tarifs app l iqués par l u i . C'est S œ u r Marie-Camil le qu'elle

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se nomme. Une bien brave petite personne, je dois le r e c o n n a î t r e , bien que nous n'ayions point la m ê m e m a n i è r e de rendre g râce au Seigneur pour les qua l i t é s q u ' i l a bien vou lu nous impar t i r .

B a v a r d autant et plus p e u t - ê t r e que M m e Saint-Guil laume, peu importa i t à D i c k que son m a î t r e lu i r é p o n d î t , l ' é cou t â t m ê m e . L'essentiel é t a i t pour lu i de parler.

— C'est comme elle, cette excellente et digne dame de la loge. Vot re Honneur ne saura jamais à quel point i l m ' a é té difficile de la dissuader de venir l u i p r é s e n t e r ses remerciements et ses v œ u x , au moment des cadeaux de Jour de l ' A n . C'est à croire qu'elle a un v é r i t a b l e sentiment pour Vo t re Honneur . E t i l ne faudrait pas venir lu i objecter qu'elle n 'a jamais pu apercevoir Vot re Honneur distinctement, encore moins qu'elle ne lu i a jamais adressé la parole. E l l e p r é t e n d au contraire qu'elle a é t é conquise aus s i t ô t par la dist inction, par la jeu­nesse d'allure de Vot re Honneur . E t , sur ce point, toute ques­t ion de flagornerie mise à part, je serais t e n t é d'affirmer que je suis absolument de son avis.

L a concierge et D i c k n ' exagé ra i en t - i l s pas quelque peu, quand ils vantaient l 'extraordinaire juvén i l i t é de M . Silas Middle ton ? I l n 'aurait certes point fallu sous ce rapport consulter Robert . L e t rava i l de vieillissement auquel i l s ' é t a i t l ivré sur sa personne avait abouti en effet à une transformation dont i l avait tout l ieu de demeurer é p o u v a n t é . Chaque fois — et c ' é t a i t à plusieurs reprises par jour — qu ' i l se regardait dans une glace, i l se deman­dait avec effroi s ' i l pourrait , au moment opportun, redevenir c o m p l è t e m e n t l 'homme qu ' i l avait é t é jadis. E t , d'ailleurs, devai t- i l m ê m e souhaiter le retour de ce m o m e n t - l à ? L e lugu­bre spectacle qui é t a i t en t ra in de se dérou le r devant l u i depuis deux mois, auquel i l avai t eu l'affreux courage de clandestine­ment se convier, paraissait de moins en moins des t iné à l 'en convaincre.

A u dehors, durant ces huit semaines, M . Silas n 'avai t jamais pu ê t r e ape rçu , par M m e Saint-Guil laume ou toute autre relation de rencontre, qu'avec ses épaisses lunettes et une coiffure, feutre ou casquette de voyage, rabattue o b s t i n é m e n t sur les yeux. Dans l 'appartement, bien entendu, i l n'en é t a i t plus de la sorte. L'enthousiasme de D i c k en profitait pour se dép loyer à perte de vue sans que son m a î t r e d a i g n â t y mettre le holà , soit que M . M i d -

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dleton é p r o u v â t un certain plaisir à se sentir r a s su ré ainsi sur son propre compte, soit qu ' i l fût p ro t égé contre toute cette géné­reuse d é b a u c h e d ' é loquence par une s u r d i t é qui n 'avai t pas l ' a i r d'aller en diminuant .

— J 'en atteste les m â n e s de toute la famille de Hanovre ! S i Vo t re Honneur consentait seulement à se raser, ce ne serait point avec le roi Edouard , de glorieuse m é m o i r e , que sir Silas pourrait sur le champ ê t r e confondu, mais avec son petit-fils, le t r è s charmant duc de Gloucester, à qu i j ' a i eu, moi , D i c k Bradley, l 'honneur de confectionner, i l n 'y a pas un an, lors d'une chasse p rès de Glasgow, chez mon ancien m a î t r e , un welsh rarebit pour lequel Son Altesse Royale a consenti à me féliciter. Mais je m ' a p e r ç o i s que je bavarde, que je bavarde !... Vo t r e Honneur a bien de la b o n t é de perdre son temps à m ' é c o u t e r . Puisque Vot re Honneur ne doit pas d îner ce soir à la maison, qu'elle m'autorise à lu i donner un conseil. L e temps menace de se remettre au froid. I l serait prudent de se couvrir davantage, m ê m e de se muni r d 'un parapluie. Ce sont là des dé ta i l s dont un serviteur digne de ce nom a pour plus é l émen ta i r e devoir de se p r éoccupe r . Je ne sais pas l'heure à laquelle Vot re Honneur est r e n t r é e la nuit dern ière , et j 'ajoute que je n 'a i pas à le savoir. Mais , ce mat in , j ' a i eu le chagrin de constater que ses chaussures et son pardessus d é g o u t t a i e n t l i t t é r a l e m e n t d'eau. J ' a i la res­ponsab i l i t é de Vot re Honneur . Vot re Honneur a certes le droit d'aller et venir, d'entrer et sortir comme bon l u i semble, mais, moi , je n ' a i pas celui de ne pas veil ler sur l a s a n t é de Vot re Honneur .

En t r e r et sortir ! A l l e r et venir comme bon nous semble ! O u i , qui n 'a point, un jour au moins dans son existence, ambi ­t i o n n é d ' ê t r e seul, afin de pouvoir errer comme au hasard, comme à l 'abandon, dans une vi l le redevenue subitement inconnue, surtout si cette vi l le est Paris ? Retrouver les endroits qui nous ont accueillis i l y a v ingt -c inq ans, lorsque nous sommes a r r ivés pour l a p r e m i è r e fois, et par lesquels nous avons l ' impression de n ' ê t r e depuis jamais plus repasses, l 'humble restaurant du coin du boulevard de P o r t - R o y a l et de la rue Berthollet , le modeste hôte l de la rue des Feuil lantines d 'où l 'on gagnait, par l a rue d ' U l m , l 'Ecole de Dro i t , cette c rémer ie de l a ' r u e Royer -Col la rd où l 'on avait, pour dix-hui t sous, un petit pa in ,

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deux œufs sur le plat, une grande tasse de chocolat au lait , cette Taverne du P a n t h é o n h a n t é e de jeunes femmes aussi belles et a l t ières certes que Pen thés i l ée et qu 'Ata lante , et surtout cette subite, cette totale, cette divine i n d é p e n d a n c e qui nous fait soudain tout trouver magnifique, qui nous rend injuste pour tout ce qui a é t é avant, pour les enfances les plus choyées , pour les parents les plus aimants...

Mais cet homme, dites-moi donc, ce vie i l lard presque, à la barbe blanchie, à l 'ample houppelande écossaise, et qui vient d 'ô te r , i l n 'y a pas un instant, pour b i e n t ô t les remettre, les sombres lunettes qui lu i cachent les yeux, qu 'a- t - i l besoin, l u i , je vous le demande, de h â t e r le pas? Pourquoi ne s'attarde-t-il point nulle part ? Qu i donc semble-t-il redouter ? Quelqu 'un qui le r e c o n n a î t r a i t p e u t - ê t r e ? I l aurait bien tort . Reconnu, l u i ! E t par qui , mon Dieu ? Est-ce qu ' i l ,les r e c o n n a î t r a i t l u i -m ê m e , ces pauvres servantes du restaurant et de la crémerie , ces porteuses de chocolat au lait et d'oseille au jus ? Il faudrait, d 'abord, qu'elles fussent toujours là. Or, le v é r i t a b l e monde où l 'on ne v i t guère plusieurs fois v ingt ans, c'est celui auquel elles ont appartenu. E t l 'hô te l de la rue des Feuil lantines ? L u i , i l est fermé, A sa place, i l y a 'un c inéma . Ici, au moins, on peut ralentir, faire halte. Il n 'y a plus à craindre d ' ê t r e authen­tifié par cette blonde caissière bouclée qui rendait deux louis d'or à Rober t sur le billet de cent francs avec lequel, chaque premier du mois, i l s'en venait, bien sagement, payer sa chambre. E t quant aux belles c réa tu res de la Taverne du Pan théon^ que M . Middle ton s'abstienne surtout de s'acharner à retrouver une seule de ces contemporaines d'un soir. E l l e ne manquerait pas de lu i r é p o n d r e : « M o n cher enfant, ce fut un dur m é t i e r que le n ô t r e , crois-moi ! I l vaut mieux que nous abandonnions tout espoir de rendez-vous. terrestre, crois-moi encore. E t , pour mieux t 'a ider à te faire une raison, apprends d'ailleurs que nous t 'attendons, déjà réunies , au pays d 'Echo parlant, quand brui t on m è n e , d 'Arch ip iada et de T h a ï s . »

Des pè le r inages de ce genre n'absorbaient, i l est v ra i , qu'as­sez peu du temps que M . Silas Middle ton, alias Rober t Labeyr ie , passait hors du square de L a Tour-Maubourg. L e reste, on ne sait que trop à quoi i l le consacrait. Quoi d'ailleurs de plus expl i ­cable ? A u r a i t - i l imag iné sans cela cette extravagante comédie ,

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des t inée , i l c o m m e n ç a i t à s'en douter de plus en plus, à s'ache­ver en t r agéd ie non moins extravagante, aus s i t ô t qu ' i l aurait atteint son but maudit , la vé r i t é , cette vé r i t é , biche r é t i ve qu 'on traque, qu 'on harcèle , qu 'on finit par d é b u s q u e r du tail l is ?

Cette paradoxale existence d'espion, de f a n t ô m e , de som­nambule, combien de fois Rober t ne fut-i l pas t e n t é de s'y dé robe r , d 'y mettre fin ! Combien de fois, se réve i l lan t en sur­saut l a nuit, ne fut- i l pas sur le point de s'habiller, de s'en aller sonner à la porte de la rue Guynemer. R e p a r a î t r e ainsi, brusque­ment, ne serait-ce pas, a p r è s tout, le meilleur service à rendre à Adèle , et à l u i aussi par c o n s é q u e n t ? C 'é ta i t ce qu ' i l se disait au d é b u t . A p résen t , non ! A mesure que les jours passaient, i l se rendait compte qu ' i l é t a i t t rop engagé , qu ' i l lu i fallait aller jusque au bo'ut. A u bout de quoi, hé las ! grand Dieu ? Quelle question ! I l y aurait tant d'horreur dans l a r éponse qu ' i l e û t p e u t - ê t r e é t é obligé d 'y faire qu ' i l a imait mieux ne pas se la poser, l âche­ment 1

Savoir, en tout cas, savoir ! E t que, désormais , aucun com­promis, aucune d é r o b a d e ne fû t plus possible ! A v o i r l a preuve,

/ en un mot. L a preuve de quoi ? Celle de la trahison, de la double vie m e n é e par Adèle ? Comme s ' i l ne s'en doutait point déjà , m ê m e avant d 'ê t re - devenu Silas Midd le ton ! Il n ' é t a i t devenu Silas Middle ton q u ' à cause de cela. Ou i , mais, à cette é p o q u e , c ' é t a i e n t les dé ta i l s , les affreux, les abjects dé ta i l s qui l u i man­quaient. Aujourd 'hu i , sous ce rapport, i l n 'avai t pas à se p la in­dre. I l é t a i t servi !... C'est entendu ! C'est entendu 1 Oui , mais, tout de m ê m e , qu i pouvait savoir ? Qu i peut jamais ? L a pauvre enfant ! P e u t - ê t r e que, parfois, entre les bras de l 'autre, elle se prenait à le regretter, à garder une m a n i è r e de sentiment pour l u i . A p r è s sept années de bonheur, oui , de bonheur, le contraire e û t é t é par trop monstrueux, n'est-ce pas ? Oh ! mon Dieu , ce s e n t i m e n t - l à , si minuscule qu ' i l p û t ê t re , à cause de lu i , Rober t aurait sans doute p a r d o n n é , tout p a r d o n n é . . . E t elle, ap rè s tout ? P e u t - ê t r e aussi n ' é ta i t -e l le qu'une vic t ime in for tunée , une m a l ­heureuse qui réuss i ra i t à se reprendre, au dernier moment, et d 'autant mieux qu'elle serait al lée plus avant dans l 'horreur. O n n 'avai t pas le droit de négl iger une possibi l i té , une chance pareille 1 Pour ces motifs- là , et pour tant d'autres, M . Middle ton é t a i t bien résolu à ne rien brusquer, à attendre encore...

Ce fut Adèle qui , n ' y tenant plus, perdant la t ê t e pa rmi les

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orages qu'elle sentait de toutes parts s'accumuler, p r é c i p i t a e l le -même les é v é n e m e n t s .

* * *

Raffles Hô te l , 2 février 1933.

« Pour c o m m é m o r e r , — fêter serait un mot bien impropre, — ce jour du 2 d é c e m b r e dernier où le Rawalpindi m 'a d é b a r q u é à Singapour, vo ic i que j ' a i tenu à y revenir. Je n ' a i pas eu grande difficulté à vaincre vis-à-vis de m o i - m ê m e . Lors de mon précé­dent voyage, i l s'agissait de commander une pompe à gravier. Aujourd 'hu i , ce sont des tracteurs, et puis aussi du pé t ro l e et de l 'iode à rapporter en q u a n t i t é s suffisantes, car, à Pahang, nous sommes en pleine crise de malaria, et l ' hôp i t a l de Serembam, le plus proche, ne peut me fournir assez de m é d i c a m e n t s pour mes pauvres diables qui risquent, avec l ' hyg iène qu'est l a leur, de mourir b i e n t ô t comme des mouches.

« Deux mois, dé jà , que je suis dans ce pays, et dire que je ne vois encore que mal le moment d ' où j ' e n pourrai repart i r! Cela n 'a d'ailleurs guère d'importance, car, soit di t sans reproche, au ton de tes lettres, quand i l en arrive, mon absence n'a pas l 'a i r de te peser autrement, ma chér ie . Mais p e u t - ê t r e n'est-ce, entre tant d'autres, qu'une preuve de dél icatesse de plus de ta par t? T u ne veux pas diminuer mon courage. P a r l ' é ta lage d e l à tienne, t u aurais trop peur d'augmenter la peine que j ' a i à ê t r e séparé de to i . De cela aussi, a p r è s tant d'autres choses, je te remercie. Sache-le, en effet : m a l g r é la folie que c ' eû t é té , que ce serait, si t a v o l o n t é s ' é ta i t exp r imée de façon tant soit peu formelle, je crois bien que je ne serais pas part i , et aujour­d 'hui encore, je crois bien que je planterais tout là au moindre signe de to i me rappelant. Merc i donc une fois de plus, d 'avoir é té , d ' ê t r e de nous deux la plus forte.

« Je suis descendu à l'Adelphi Hôtel, en face de la c a t h é d r a l e S a i n t - A n d r é , parce que l 'on y est tout de m ê m e plus tranquil le , et que son directeur, M . Waser, à qui j ' a i é t é r e c o m m a n d é , est plein de p r é v e n a n c e s pour moi . T u ne peux imaginer l ' importance de ces menues attentions, quand on est dans un é t a t d'esprit comme le mien, avec des larmes que seule parvient à retenir l a pensée qu 'on est tout de m ê m e un homme. Ce soir, cependant, ce n'est point de l'Adelphi que je t ' éc r i s , mais du Raffles. J ' ava is

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besoin de mouvement, d 'oubli de tout, de moi en premier. Où trouver tout cela, sinon au Raffles ? L e Raffles, i l faut l ' avoir v u , Adèle chér ie , pour savoir ce que c'est. Y compris les morts, vous pouvez vous attendre à y voir surgir n' importe qui , à l ' impro-viste, à votre table. Imagine-toi qu'en 1819, i l y avai t à Penang un humble emp loyé de la Compagnie des Indes orientales. N e voi là- t - i l pas que cet employé- là se met en t ê t e d 'obtenir du sultan de Johore la cession d 'un petit î lot de rien du tout, sis à hui t cents k i lomèt res plus au sud. Que voulez-vous ? Si c'est son idée, à ce ga rçon ! A u x indiscrets qui veulent c o n n a î t r e la raison qu ' i l a de se passionner pour cet amas de p a l é t u v i e r s t rempant dans une mer d'huile sombre, i l se borne à r é p o n d r e , inlassablement : « You may take my word for it, Singapour' is by far the most important station in the East, » car le petit î lot en question s'appelle en effet Singapour. H u i t ans plus tard, le commis dont i l s'agit, Stamford Raffles, meurt à Londres, dans l ' obscur i t é la plus absolue, comme i l sied. C'est à l u i , je l 'avoue, que ce soir je suis un peu venu penser, dans le palace dont l ' éc la t universel a dé f in i t ivemen t achevé de rejeter son nom dans l 'oubl i , à lu i Stamford Raffles, à la v a n i t é qu ' i l peut y avoir à recher­cher dans l'existence autre chose que le bonheur le plus égoïs te , le plus terre à terre, le plus personnel.

« Mais i l faut pouvoir !... I l y a gala, cette nuit , au Raffles, en l 'honneur d'une escadre bri tannique de passage. Les belles ladies de l 'Empi r e valsent avec des officiers de marine c h a m a r r é s , aux bras disparaissant sous les lourds galons d'or en torsade. Tou t le menu peuple des boys et des m a î t r e s d ' hô te l , Bengalis, K l i n g s , Javanais , Bougis des Célèbes, s'affaire avec des sourires silencieux. I l y en a un, un Cinghalais, qui s ' é tonne de voir , assis à l ' éca r t , dans un coin de l ' immense v é r a n d a , entre deux mas­sifs de fleurs aux couleurs inouïes , cet é t r a n g e r qui , en arrivant, a r é c l a m é de l'encre et du papier à lettres, et qui vient tout juste de s ' a r r ê t e r d 'écr i re . A u c u n de ces bril lants convives, j u s q u ' à p r é s e n t , n 'a paru faire attention à lu i , et i l a eu l 'a i r de fort bien s'en accommoder. In t r igué , gu idé par l 'espoir d 'un pourboire, ou tout simplement par un sentiment d'obscure c o m m i s é r a t i o n , pourquoi pas, notre serviteur cinghalais s'approche : « Qu'est-ce qui pourrait faire le plus de plaisir au Sahib ? » murmure- t - i l , en excellent anglais, ma foi ! M a réponse a j a i l l i , i m m é d i a t e : « Me faire le plus de plaisir, mon ami ? Savoir ce que peut faire,

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ce que peut penser, en cette minute, quelqu'un qu i habite le t ro i s i ème é t age de la rue Guynemer, 18, à Par is . » D 'abord , i l a paru hés i t e r ; ensuite, i l a souri d 'un air entendu ; puis, s 'écl ip-sant quelques instants, i l est revenu en m'apportant un double whisky.

« Les grands projecteurs blancs des cuirassés tournent comme des pales de lumiè re , ventilateurs monstrueux brassant à qui mieux mieux les merveilleuses t é n è b r e s équa to r i a l e s . Deux des danseuses, me semble-t-il , ont fini, elles aussi, par me remarquer, jetant de temps à autre un regard indifférent par-dessus l ' épau le de leurs cavaliers, un splendide lieutenant de vaisseau, un capi­taine aux dragons d 'Al lahabad, aide de camp sans doute du lord gouverneur. Quelles sont charmantes toutes les deux, l 'une rousse avec une peau de lait , l 'autre t r è s brune avec des lèvres aussi pourpres que le letchi ! Mais pourquoi leurs robes, coû­teuses, d'ailleurs, corroborent-elles la hardiesse parfois s ingul ière que les filles de ma nation maternelle aiment mettre dans leur m a n i è r e de se v ê t i r ? J ' a i l ' impression, plaisanterie à part, qu'en retournant, de l 'endroit à l'envers, les magnifiques tissus dont sont faites leurs préc ieuses tuniques, i l n ' y aurait plus aucune critique à leur adresser, on arriverait à quelque chose de t r è s bien. Comme je voudrais te voi r au mil ieu d'elles, cette nuit, habi l lée n ' importe comment, ô toi , mon cher cô té paternel ! J ' a i besoin de rire, t u le sens bien, mon amie lointaine, de rire, si je ne veux pas, subitement, éc la te r en sanglots. Ce broui l lard de chaleur m 'a n o y é le c œ u r dans une immense mélancol ie . . .

Tuan, temjok, tuan, tengok ! Soomah coolies adda. bunyok tahkoot, tuan ! Tuan, dia harimau, kaapi punyah adda bunyah...

« Maintenant , c'est le jazz qui se décha îne , accompagnant un chanteur t amoul qui module d'une vo ix d é c h i r a n t e le lugubre pantoum que vo i là . Je ne t 'en donnerai point l a t raduction. Je ne t 'en dirai que ce qu ' i l importe que t u retiennes. C'est l 'appel désespéré du malheureux g u e t t é dans la nuit par le tigre, qu ' i l devine et q u ' i l ne voi t pas. C'est tout l 'atroce drame de la m e n a c é qui plane sur.nous, et qui v a s'abattre, on ne sait pas quand, on ne sait pas d 'où . . . »

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— Il me semble qu ' i l vous écr i t aujourd'hui encore plus longuement que les autres fois !

C ' é t a i t l a bonne Mme Jocou, é m u e et souriante, qui venait de se l ivrer à cette constatation. E l l e ne qui t ta i t point Adè le du regard, tandis que celle-ci poursuivait la lecture de la lettre dont, l a veille, elle l u i avait , par t é l é p h o n e , a n n o n c é l ' a r r ivée rue Fa lgu i è r e .

M m e Fer rand s'efforça de sourire, elle aussi. — E n effet, chère Valent ine. Mais c'est qu ' i l é t a i t en vacan­

ces. I l avai t plus de temps, vous comprenez. — E t i l ne vous annonce pas la d a t é de son retour ? — Que vous ê tes pressée ! Je n 'a i pas achevé de lire, vous

voyez bien. P e u t - ê t r e à la f in. . . E n tout cas, d'ores et dé jà , je peux vous dire qu ' i l ne vous oublie pas, vous non plus.

— Est-ce possible ? — É c o u t e z p l u t ô t ! « Il est v ra i aussi que j ' a i l ' âme bour re l ée

de remords à propos d 'Hector , le neveu de notre chère Valent ine, qu i en est toujours à attendre les t imbres sur lesquels i l comptai t pour sa collection. Ou i , t u as eu raison de me rappeler l ' injustice q u ' i l y aurait à ce que ce pauvre petit fût la v ic t ime des perfec­tionnements que nous avons a p p o r t é s à notre m é t h o d e de cor­respondance, afin de la rendre plus sûre et plus rapide. En t r e p a r e n t h è s e s , sous ce rapport, i l t ' a é té loisible de vo i r à quel point notre agence londonienne aura bien rempli son office. Je suis sûr que t u as toujours eu mes lettres plus vi te que par l a voie ordinaire. Quant aux tiennes, ce n'est pas la faute de l'agence si, parfois... Mais t u m'en voudrais de recommencer mes récr i ­minations, n'est-ce pas, ma chér ie ? Donc, pour en revenir au jeune Hector , dès demain, avant de repartir pouf la plantat ion, je m'occuperai à Singapour m ê m e de faire le nécessaire , et en admettant qu'i ls n 'y soient pas déjà, t u peux annoncer dès aujour­d 'hu i l a prochaine a r r ivée rue F a l g u i è r e d 'un petit échan t i l ­lonnage de timbres de par i c i qui me vaudra, je l ' espère , mon pardon.. . »

— Comme i l est gentil ! Comme i l pense à tout ! E t que d i t - i l d'autre ?

— Chut ! Je crois que le reste est pour moi , Valentine, dit Adèle avec un sourire un peu forcé. Pou r vous prouver à quel point i l est en effet gentil, je continue tout de m ê m e à lire à haute vo ix , quitte à m ' a r r ê t e r si je m ' a p e r ç o i s que cette gentillesse

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se met à devenir trop a p p u y é e . Tenez, que dites-vous de cela ? « Au t r e chose : je cons idérera is que j 'aurais perdu mon temps dans cette vi l le si je n ' é t a i s point repassé devant le magasin d'Upper Pickering Street d 'où je t ' a i e n v o y é le collier de sar-doines dont t u n'as pas encore eu le temps de me dire s ' i l t ' ava i t p lu . Posant en principe l 'affirmative, je me suis p r éoccupé de savoir si je n 'y trouverais pas autre chose. B i e n m'en a pris. On a dû l iquider ces temps derniers, dans la région, l a déf roque de quelque mahrana disgraciée . Les usuriers sont les m ê m e s , où qu'on aille. Ils n 'ont pas l a m ê m e religion, voi là tout. Mais l'ache­teur n 'a pas à par t i r en guerre contre ce genre d'ignominies. L'essentiel est que la chose qu'on l u i propose soit belle. Or, celle qui est partie hier à ton adresse m 'a paru ainsi. I l s'agit d 'un bracelet de l ' époque de Baber , venu échouer i c i des Hautes Indes qui peut savoir quand et comment! I l est en cristal gui l loché d'or, avec pour fermoir un rond saphir du Tchi t ra l , à l ' i n t é r i eu r duquel scintille une larme, une larme, m 'a affirmé sans pouvoir me dire pourquoi le vendeur, qui a l 'a i r de s ' é te indre , de mouri r une fois chaque a n n é e , dans la nuit du trois au quatre av r i l . T u ne man­queras pas de me rendre compte de la réa l i té de ce p h é n o m è n e , si je ne suis pas, cette nu i t - l à , a u p r è s de to i pour l 'observer. Mais je m ' a p e r ç o i s de quelque chose, c'est que c'est moi , tou­jours, toujours, qui t ' impose mes choix, ma fille chér ie , alors que ce devrait ê t r e le contraire. J 'at tends sans faute de ta pro­chaine lettre qu'elle m'apprenne quelle pierre, é m e r a u d e ou diamant, t u tiens à avoir à ton doigt, le jour où t u viendras me chercher à la gare de L y o n ; ou m ê m e à Marseille, au paquebot... je n 'y vois aucun inconvén ien t . . . »

— Q u ' i l est bon ! Jamais on ne le r é p é t e r a assez. Une femme plus a imée , plus choyée que vous, ça ne doit guère courir les rues. Mais qu'est-ce q u ' i l y a ? Ce que vous lisez là ne vous ferait-i l pas plaisir, m a jolie ?

— Voyons , Valent ine, comment pouvez-vous !... — I l faudrait ê t r e bien difficile !... — B i e n difficile, en effet ! M m e Fer rand , c ' é t a i t l a vé r i t é , venait de r é p r i m e r un haus­

sement d ' épau l e s d'agacement, un sourire amer qu i n 'avai t point é c h a p p é à Valent ine . Ils sont tous les m ê m e s , déc idémen t , Rober t en t ê t e , ces hommes qui , de l'existence, n 'ont connu que les bons côtés , que leur fortune, lorsqu'ils sont nés , a aus s i tô t

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mis à l ' abr i de tout. R i e n n ' éga le l a façon charmante qu' i ls ont de nous offrir le superflu. Oui , mais ils n'ont pas la moindre idée du gouffre où la lutte pour le nécessai re risque de nous p r é ­cipiter demain.

Sur l 'emplacement de l 'ancien hô te l de la Guiche, i l y a, au coin du boulevard Raspa i l et de la rue de Rennes, un solide b â t i m e n t d'officielle apparence, aimable pendant de celui qu i occupe, plus bas, le coin du m ê m e boulevard et de la rue du Cherche-Midi . C 'é ta i t là que, sans doute pour la p r emiè re fois de sa vie, un mois auparavant, par une pluvieuse m a t i n é e de fin janvier , s 'efforçant de ne pas ê t r e reconnue dans ce quart ier qu i é t a i t .tout de m ê m e bien r a p p r o c h é du sien, s'en é t a i t venue Adè le Ferrand, toute tremblante. E l l e en é t a i t ressortie au bout d'une vingtaine de minutes, plus riche de trente-cinq mil le francs en billets, mais ayant a b a n d o n n é pour une année , aux mains des é v a l u a t e u r s patentes de l ' é t ab l i s semen t en question, son collier de perles.

E l l e ne le portait pas t r è s souvent. E l l e savait que son absence ne serait point r e m a r q u é e par L é o n a r d , qui avait , tous ces temps-ci, le pauvre homme, l u i aussi, bien d'autres sujets de p r é o c c u p a t i o n . E l l e n 'avai t donc m ê m e pas pris l a p r é c a u t i o n d 'en.faire faire un faux, comme i l est d'usage en pareil cas. D 'au t re part, cette du rée d 'un an, elle n ' ignorait point qu ' i l ne d é p e n d a i t que d'elle de la r édu i r e à six mois, à quinze jours, à r ien. I l ne s'agissait que d ' ê t r e en é t a t de rembourser le p r ê t . Ces préc is ions , ainsi que celles qu i r é g l e m e n t a i e n t les renouvel­lements et le boni , é t a i e n t é n u m é r é e s tout au long sur le t i tre de reconnaissance que l u i avai t remis l ' employé du Crédi t M u n i ­c ipal , moderne e u p h é m i s m e , d é n o m i n a t i o n à l a fois narquoise et pudique de notre M o n t - d e - P i é t é national . Cette poss ib i l i té de retrait an t i c ipé expliquait q u ' A d è l e ait fini par se déc ider à venir dans ce morne endroit. E l l e n 'avai t pas a b a n d o n n é toute e spé rance en y entrant. E l l e avai t pu en ressortir sans trop chan­celer, le visage tout simplement un peu cr ispé , un peu pâ l i . Aurai t -e l le pu imaginer que moins de deux mois a p r è s elle repas­serait sous cette m ê m e porte, non pour dégager ses perles, mais pour engager la bague au rubis, la bague de M m e Jean Labeyr ie , celle que son fils l u i avait offerte la veille de son d é p a r t , avec le v œ u qu'elle n 'ai t jamais à s'en défaire ? Reculan t devant l a

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difficulté d'en expliquer la provenance, elle ne l 'avai t jamais m o n t r é e à son mar i . I l é t a i t compréhens ib le , dans ces conditions, que, m a l g r é la parole d o n n é e à Robert . . . Mais, encore une fois, tout ce qu i arr ivai t là, n ' é t a i t - ce pas la faute de ce dernier, ap rès tout ?

P a r négl igence, sans doute, et certainement pas à dessein, Robert n 'avai t pas pris, avant de s'en aller, les dispositions qui eussent, p rése rvé M m e Ferrand des soucis d'ordre ma té r i e l qui , l u i par t i , n 'avaient point t a r d é à fondre sur elle. Adè le en avait é t é é tonnée , mais, avec cette fierté dont personne ne l 'avai t encore vue se dépa r t i r , elle n 'avai t r i squé aucune allusion à ce sujet. E l l e avai t dû s'imaginer que c ' é t a i t par dél ica tesse que Robert s ' é t a i t tu . I l n 'avait pas voulu assombrir leurs der­niers instants par des conversations d ' i n t é r ê t aussi p iè t re . D'Ecosse ou de Londres, pendant les quelques jours q u ' i l al lai t avoir à y passer avant de s'embarquer, i l r é p a r e r a i t cette omis­sion. R i e n n ' é t a i t venu, cependant, n i d'Angleterre, n i des diffé­rents ports où le Rawalpindi avait fait escale, n i finalement de Malaisie.

Les complications pécunia i res dont Adèle se t rouvai t main­tenant accab lée de toutes parts avaient eu pour r é s u l t a t d ' é t a ­bl i r de façon à peu p rès i r récusable l ' importance de ce q u ' é t a i t devenue, durant ces dernières années , la contr ibut ion de Robert Labeyrie aux dépenses non seulement de Mme Ferrand, mais aussi de la rue Guynemer, contribution que, bien entendu, L é o n a r d avai t toujours superbement ignorée , importance dont sa femme e l le -même, de la meilleure foi du monde d'ailleurs, ne s ' é ta i t p e u t - ê t r e pas toujours absolument rendu compte.

E n attendant, dans le mé na ge , à certaines dates, c ' é t a i t de plus en plus cruellement que l 'argent se mettait à faire défau t . Or, Adèle ne pouvait songer à en demander que de moins en moins à son mar i . E l l e savait qu'aucune des affaires sur les­quelles i l avai t cru pouvoir compter depuis un an n 'avai t de chance i m m é d i a t e d'aboutir. Quant à L é o n a r d , qui avait jusque alors a b a n d o n n é à sa femme ïe soin exclusif d'assurer l ' équi l ibre du budget famil ia l , i l n 'al lai t certes point encore jusque à l u i reprocher des dépenses exagérées . I l se bornait à manifester de temps en temps quelque surprise à propos d'une certaine mes­quinerie dans leur t ra in de vie qui lu i semblait remonter à une

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date r é c e n t e et ne l 'avai t point f rappé auparavant. Adè le sen­tai t que le jour n ' é t a i t plus éloigné où i l f in i ra i t par lu i en faire la remarque. De là à lu i demander des explications, oh! bien dis­crè tes , bien timides, mais qu'elle serait tout de m ê m e incapable de fournir, i l n 'y aurait plus é v i d e m m e n t qu 'un pas ! N ' a y a n t pas é t é sans remarquer la lassitude dont les marques se mu l t i ­pliaient d ' i n q u i é t a n t e façon sur le visage de la jeune femme, ne l u i é ta i t - i l pas, d e r n i è r e m e n t , à plusieurs reprises, a r r ivé de l u i dire :

— T u sais, ma L U i , i l y a quelque chose qui ne v a pas. Je te sens i n q u i è t e tous ces temps-ci. Est-ce au sujet de mes affaires ? É v i d e m m e n t , cela pourrait mieux marcher. Mais ce n'est qu 'un mauvais cap à doubler. L a victoire est de l 'autre cô té . E t puis, pour peu que ce marasme persiste, nous avons toujours une res­source, part ir pour un petit voyage d ' a g r é m e n t et nous en aller retrouver Rober t en Malaisie. Nous, je dis bien, moi , et toi aussi. Souviens-toi qu ' i l nous y a formellement inv i t é s . I l sera p l u t ô t heureux, je te le certifie, quand i l nous verra arriver. M o i , parce que, en quelques jours, je l u i aurai mis sur pied sa société ; to i , parce que t u es to i , et parce que, mon Dieu , i l n'est jamais désa­g réab le de vo i r entrer chez soi quelqu'un qu i apporte avec l u i l 'espoir et le bonheur, partout où i l v a . Il ne doit pas s'amuser tous les jours, ce pauvre ga rçon ! D'ores et déjà , t u pourrais, dans t a prochaine lettre, l u i faire prévoi r . . . D 'aut re part, dans les compagnies de navigat ion, où je ne compte que des amis, on m ' a toujours fait gracieusement des offres de passage dont je n 'a i pas songé à profiter jusque à p résen t . Réf léchis donc, sans trop attendre, à ce projet, q u i n'est pas si b ê t e qu ' i l en a l 'air, T u me diras, dans deux ou trois jours, ce que t u en penses.

Ce qu'elle en pensait ? Quit ter M a x ? Sa réponse e û t tenu en un mot : jamais 1

Or , en ce qui concernait celui-ci, bien qu ' i l la t î n t farouche­ment en dehors de tout, que ce fût dans le m y s t è r e le plus absolu que tout se t r a m â t , Adèle , si dés i reuse qu'elle e û t é t é de se leur­rer, n'apercevait plus autour d'elle qu'indices terrifiants. Dési ré , l e ' ba rman du Broadway, qui , le mois p récéden t , se fût encore l ivré aux confidences, d é t o u r n a i t maintenant la conversation. I l avai t une toux gênée de brave homme pris en faute, une toux

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qui en disait long. Ecr i re à Robert , conseillait L é o n a r d . Ecr i re à Rober t ? Si Adèle se rés ignai t à une d é m a r c h e a u p r è s de lu i , ce ne serait point celle que lu i suggéra i t son mar i . Ce serait pour l u i demander de l 'argent ! De l'argent qui pourrai t servir à venir à bout des difficultés au mil ieu desquelles se d é b a t t a i t la rue Guynemer, mais pas avant, en tout cas, que n'eussent é t é conju­rées celles, autrement tragiques et sans merci, où allait sombrer la rue d 'Aumale .

Pourquoi pas, ap rès tout ? L a p r e m i è r e fois que cette idée l 'avai t effleurée, Adè le en

avait frémi d'horreur. E l l e c o m m e n ç a i t à s'y faire, à p ré sen t . Mais oui, mais oui ! I l fallait voi r les choses en face. I l n ' y avait plus que Rober t qui fût capable de conjurer, ic i et là, la catas­trophe. Qui , mais alors, i n s t a n t a n é m e n t , une pensée lu i venait qui la faisait claquer des dents, la poignait à la gorge, y coupait net la respiration. Une r e q u ê t e de ce genre, elle en é t a i t sûre , é q u i v a u d r a i t à provoquer le retour i m m é d i a t de Rober t . Quand i l serait là , ce serait f ini ! I l faudrait l u i dire.. Te l é t a i t le dilemme hallucinant devant lequel l ' i n fo r tunée n 'a r r iva i t plus à savoir ni à qui n i à quoi se vouer. A h ! vraiment, i l est des journées , dans l'existence où l ' a quoi bon, le n é a n t de tout nous apparais­sent. Il semble qu ' i l n 'y ait plus qu'une chose à faire : ne pas sortir, laisser aller, rester couché !...

Il y avait aujourd'hui une phrase dont ne réuss issa i t plus à se déba r r a s se r la misé rab le m é m o i r e d 'Adèle , et c ' é ta i t celle dont Robert , dans sa lettre du 2 février, d a t é e de Singapour, lu i avait c o m m e n t é le pantoum entendu par l u i au Raffles Hôtel : « C'est tout l 'atroce drame de la menace qui pèse sur nous, et qui v a s'abattre, on ne sait pas quand, on ne sait pas d 'où . . . »

Ne pas sortir ! Laisser aller ! Rester couché !

— Madame ! Que Madame m'excuse de la d é r a n g e r !

C'est Mar the , la femme de chambre, qui frappe à la porte.

— Q u ' y a-t-il ?

— L e t é l é p h o n e ! L e service de garde des fourrures du B o n Marché , qu i r éc lame Madame.

— Je viens '

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A h ! m ê m e mourante elle serait tout de suite sur pied !

* * *

— Monsieur n'est pas là, Dés i ré ? — Ce n'est pas de chance, Madame M a x ! Il vient tout

juste de sortir. — Comment se fai t - i l ?... I l m ' a t é l é p h o n é ce mat in d ' ê t r e

i c i sans faute à trois heures. Je ne suis pas en retard pourtant ? — Pour cela non. I l est exactement trois heures. C ' é t a i t

M . Casello qui é t a i t en avance. I l est a r r i vé à deux heures et demie. Puis , à trois heures moins le quart environ, on l 'a a p p e l é à l a cabine t é l é p h o n i q u e , où i l est bien res té cinq minutes. I l ne paraissait pas t r è s satisfait, quand i l en est ressorti. I l a m ê m e j u r é , ma parole. « Quelque chose d'assez important , Dés i ré , m 'a - t - i l di t . Excusez-moi a u p r è s de Madame. Di tes- lu i de ne pas s ' impatienter, que je serai là dans trois quarts d'heure, tout au plus. Qu'elle veuille bien m'attendre, surtout ! »

Adè le eut un haussement d ' épau l e . — L 'a t tendre ? fit-elle avec un sourire rés igné. Voilà une

recommandation dont je ne vois pas bien l 'u t i l i t é . Comme si je n 'en avais pas l 'habitude !

L e bar, à cette heure - là , é t a i t absolument dése r t . L a jeune femme s'assit à leur place a c c o u t u m é e , tout au fond. C 'é ta i t là qu 'on é t a i t le moins en vue.

— Vous ne faites g u è r e recette, aujourd 'hui ! r e m a r q u â ­t-elle.

E l l e avai t pa r l é à v o i x haute, se croyant seule avec le bar­man . Celui-ci mi t un doigt sur ses lèvres , et la p r é v i n t , d 'un coup d'ceil au plafond, qu ' i l y avait quelqu 'un, un client, à l 'entresol, dont on n'apercevait que les jambes, à travers la claire-voie de la balustrade.

A d è l e fit signe qu'elle avai t compris. — E t est-ce que vous savez qui vient d'appeler Monsieur

à la cabine ? demanda-t-elle. — Absolument pas, madame M a x . E l l e secoua la t ê t e , sourit de nouveau, à p r é s e n t avec un peu

de tristesse. — Je suis sotte de vous questionner ainsi. M ê m e si vous le

saviez, vous ne m% le diriez point, n'est-ce pas ?

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L E S P L A I S I R S D U V O Y A G E 241

Dés i ré devint cramoisi : — Madame M a x , je peux vous en donner ma parole... E l l e eut un petit geste, un petit rire. — N o n ! non ! N e vous mettez pas en peine, Dési ré . Je vous

aime bien, tout de m ô m e , vous savez. E l l e soupira. Il y eut un silence. Dés i ré se donnait une conte­

nance en fourbissant son shaker, qu ' i l ne cessait de "démon te r et de remonter.

Pou r avoir l ' a i r de s ' in téresser à quelque chose, elle aussi, M m e Fer rand dés igna du doigt le premier é t a g e .

— Qui est-ce qui est là ? demanda-t-elle tout bas. L e barman eut une moue d'ignorance. — Je n'en sais rien. Quelqu 'un qui ne doit pas ê t r e du quar­

tier. A u c u n de nos clients ne le c o n n a î t . L u i - m ê m e n 'a ad ressé la parole à personne. Il vient i c i , mon Dieu , depuis quand ? Il y a bien un mois. P e u t - ê t r e plus. Ce sont toujours les m ê m e s con­sommations qu ' i l commande. U n grog, rhum et k i rsch, quand le temps est froid. Autrement , un punch mart iniquais .

Adèle se pencha de côté , à toucher de la joue la moleskine de la banquette. I l l u i fut alors possible d'apercevoir, par dessous la rampe de la balustrade, le personnage dont i l s'agissait. Dans l 'encadrement du col de pardessus relevé, elle distingua un visage à peu près hirsute. D ' épa i s ses lunettes voilaient les yeux. U n vieux bonhomme, comme on en voi t tant à Paris , de préférence sur les quais, plongeant dans les bo î t e s des bouquinistes. Celui-ci avait un journal dép loyé devant l u i . U n crayon à l a main, i l l 'annotait .

D e l ' index, Dés i ré se tapota le front. — Je le crois un peu d é r a n g é de ceci, si vous voulez c o n n a î t r e

mon sentiment, Madame Max, murmura- t - i l . Ce sont des a p r è s -m i d i parfois entiers qu ' i l passe l à - h a u t . E t à quoi les emploie-t - i l , devinez ? E h bien ! justement à ce qu ' i l est en t ra in de faire ! Des mots croisés.

Il y avai t pas mal de temps déjà q u ' A d è l e ne p r ê t a i t plus at tention à ce que lu i racontait le barman. E l l e avait a c h e v é é g a l e m e n t le verre à d é g u s t a t i o n de marc de Champagne que, sans qu'elle ait eu besoin de le réc lamer , i l avait posé devant elle. E l l e paraissait réfléchir .

— Dés i ré 1 dit-elle soudain. — Madame M a x , fit-il, sans excès d'enthousiasme.

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242 L A R E V U E

— Dés i ré , écoutez-moi bien. Je n 'a i , croyez m'en, aucune intent ion de vous mettre dans l 'embarras. E t , d'ailleurs, si vous estimez inopportune la question que je vais vous poser, vous aurez toujours la ressource de ne pas r é p o n d r e . Mais je ne pense pas que...

— Madame M a x , je suis pe r suadé . . . — I l faut aller vi te . Je connais M . Casello. I l est exact. I l v a

ê t r e de retour d'un moment à l 'autre. N'avez-vous pas l ' impres­sion q u ' i l est soucieux, t r è s soucieux, tous ces temps-ci ?

— Oui , peu t - ê t r e . . . J 'avoue que je n 'ai pas... — Dési ré , je vous en conjure. Comprenez bien que ce que

je vous supplie de me dire là, c'est dans son i n t é r ê t ! Soucieux, donc, i l l'est. E t à propos de quoi ?

— A propos de quoi, madame M a x ? Mais , voyons, c'est bien simple ! A propos de tout ! Comme vous et moi ! Comme tout le monde ! Avec ce qui se passe, avec cette existence que l ' É t a t nous fait !... E t puis, vous connaissez assez M . M a x . I l n'est pas prodigue de ses confidences. S ' i l ne dit rien à quelqu'un comme vous, qui êtes l 'intelligence, la gentillesse m ê m e , et son amie, sa vraie femme, quoi, par dessus le m a r c h é , comment voudriez-vous que ce fût à un pauvre diable de barman.. .

Adè le le regarda. E l l e compri t qu'elle n'en t irerait décidé­ment rien. E l l e en eut p i t ié .

— M o n pauvre Dési ré , dit-elle d'une vo ix t r è s douce, vous avez raison. Excusez-moi !

P I E R R E B E N O I T .

(La quatrième partie au prochain numéro.)


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