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UNIVERSITÉ DE STRASBOURG Mention : Arts du spectacle et audiovisuel Spécialité : Coproduction internationale d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles Mémoire final de Master 2 Timothée EUVRARD Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle Sous la direction de Claude FOREST Soutenu à la session de septembre 2015

Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle

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UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

Mention : Arts du spectacle et audiovisuel

Spécialité : Coproduction internationale d’œuvres cinématographiques et

audiovisuelles

Mémoire final de Master 2

Timothée EUVRARD

Les séries télévisées comme pratique « indistinctive » : vers une nouvelle

logique de la consommation audiovisuelle fictionnelle

Sous la direction de Claude FOREST

Soutenu à la session de septembre 2015

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Déclaration sur l’honneur

Je, soussigné(e) Timothée Euvrard, déclare avoir rédigé ce travail sans

aides extérieures ni sources autres que celles qui sont citées. Toutes les

utilisations de textes préexistants, publiés ou non, y compris en version

électronique, sont signalées comme telles. Ce travail n’a été soumis à

aucun autre jury d’examen sous une forme identique ou similaire, que

ce soit en France ou à l’étranger, à l’université ou dans une autre

institution, par moi-même ou par autrui.

Le 19 août 2015

Signature manuscrite de l’étudiant

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Introduction

Du modèle légitimiste au modèle différentiel, la nouvelle approche des

pratiques culturelles

Dans le cadre de l’appréhension sociologique des pratiques culturelles, le modèle

classique de la légitimité culturelle, élaboré principalement par Pierre Bourdieu, est aujourd’hui

fortement remis en question. Des sociologues comme Hervé Glevarec et Olivier Donnat

soulignent que l’évolution de la structure sociale ainsi que les rapports nouveaux des individus

aux objets culturels ne permettent plus d’envisager les pratiques culturelles selon le modèle

établi par Bourdieu en 1971 dans La Distinction1. Dans cet ouvrage, Bourdieu développait une

théorie de la légitimité culturelle selon laquelle la valeur des objets culturels dépendrait de la

position sociale de leurs pratiquants, et se penserait donc selon un rapport d’homologie avec la

structure sociale, en termes d’oppositions hiérarchiques (dominants/dominés, haut/bas,

fin/grossier etc.). La légitimité des objets culturels proviendrait des valeurs distinctives que leur

attribuent les classes dominantes. Autrement dit, l’expression du goût par le jugement sur des

objets culturels, ou la pratique d’activités culturelles, serait l’un des meilleurs moyens pour les

classes dominantes de se distinguer, et leur permettrait d’imposer à l’échelle sociétale une

légitimité culturelle (arbitraire) qui est celle de la culture dite « classique ». Ce qu’observent les

sociologues comme Glevarec, c’est que cette culture classique est aujourd’hui fortement

relativisée par la montée dans les classes supérieures d’un « éclectisme culturel »2. Au-delà

d’une logique de distinction qui impliquait une légitimité culturelle, nous serions entrés dans

un régime de différenciation. D’un régime de valeur distinctif appliqué aux divers objets

culturels, nous passerions à un régime de valeur différentiel.

La légitimité culturelle bourdieusienne étant associée aux positions sociales et aux styles

de vie des individus, l’hétérogénéisation de la structure sociale et des styles de vie observée

aujourd’hui rend désuet le modèle légitimiste. « L’arbre de la légitimité classique vient occulter

la forêt des éclectismes culturels des catégories supérieures » nous dit Glevarec3. Si cette

légitimité de la culture classique peut encore avoir une pertinence, ce n’est ainsi plus que dans

1 BOURDIEU Pierre, La distinction - critique sociale du jugement, Coll. « Le sens commun », Les Éditions de

Minuit, Paris, 1979. 2 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. «

Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 8. 3 Ibid., p. 37.

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les classes d’âges élevées ; les jeunes générations orientant de plus en plus leurs pratiques « vers

les genres récents et « populaires » »4. Le critère générationnel prend ainsi une importance

nouvelle, qui invite nécessairement à une relativisation du critère historique de la classe sociale.

Mais ce n’est pas l’unique explication de la désuétude du modèle légitimiste. D’une manière

générale, comme le remarque Olivier Donnat, on observe aujourd’hui de fortes différenciations

internes, au sein des classes sociales, et « les individus sont d’une certaine manière de plus en

plus souvent amenés à vivre dans des conditions différentes de celles dans lesquelles ils ont été

produits, et donc à se produire eux-mêmes »5. Danilo Martucelli va dans le même sens lorsqu’il

affirme que « les individus ne cessent de se singulariser et ce mouvement à tendance à

s’autonomiser des positions sociales »6. C’est donc à un travail d’individuation de l’analyse

sociologique qu’invite Martuccelli.

Dans ce contexte, poursuit Glevarec, les préférences sont distribuées en « archipels de

goûts », le champ des pratiques culturelles est articulé « en termes de genres culturels » qui sont

affectés d’une « reconnaissance culturelle », et on observe des « jugements d’indifférence ou

de tolérance entre les pratiquants des différents univers culturels »7. Le constat d’une

« autonomisation des produits culturels par rapport aux positions sociales »8 peut ainsi être fait

par le sociologue Koen van Eijck9. Il n’y a désormais plus une unique situation culturelle où

valent les goûts culturels, une unique légitimité culturelle, mais plusieurs ordres de légitimité,

qui sont hétérogènes car réellement incommensurables. Le gout s’exprime ainsi désormais sur

des « scènes sociales »10 différentes et non comparables entre elles. Il ne s’agit donc plus de se

distinguer par le choix d’une de ces scènes, mais de se différencier au sein d’elles. Cette

cessation de la possibilité de distinction vient en grande partie d’une hétérogénéisation qui est

d’abord celle des milieux sociaux, mais aussi celle des conditions de vie (comme l’observe

Olivier Donnat11), et « elle est aussi articulée à la diversification de l’offre culturelle

institutionnelle […] et – surtout – médiatique, c’est-à-dire au marché »12. Une autre explication

4 Ibid., p. 37. 5 DONNAT Olivier, « Les univers culturels des français », dans Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p.

101. 6 MARTUCCELLI Danilo, « Qu’est-ce qu’une sociologie de l’individu moderne ? Pour quoi, pour qui, comment

? », dans Sociologie et sociétés, vol. 41, n° 1, 2009, p. 17. 7 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 46. 8 Ibid., p. 51. 9 VAN EIJCK Koen, « Social differenciation in musical taste pattern », Social Forces, vol. 79, n°3, 2001, p.

1163-1185. Cité par GLEVAREC, Op. Cit., p. 51. 10 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 56. 11 DONNAT Olivier, Op. cit., p. 101. 12 GLEVAREC Hervé, Op. cit., p. 90.

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– mais tout à fait liée à la première – tient dans le régime contemporain de justice culturelle,

qui,

appuyé sur la reconnaissance du droit des minorités tend à passer, comme de nombreux

autres champ d’action et de justification, du Bien au Juste, d’une définition légitime de la

culture à la reconnaissance égale de toutes les cultures et par là à l’internalisation de la

hiérarchie des valeurs 13.

L’opposition entre dominants et dominés se voyant ainsi dépassée – au moins en ce qui

concerne la culture – « il y a dorénavant un au-delà de la légitimité sociale (i.e. culturelle), la

reconnaissance culturelle, et une diversité des éclectismes culturels des catégories supérieures

qui ne se recoupent que partiellement »14.

Même si les catégories supérieures ne pratiquent pas telle activité culturelle, sa valeur

culturelle sera malgré tout reconnue. La légitimité culturelle se voit ainsi séparée de la légitimité

sociale, et ne s’applique pas de la même manière à l’ensemble de la structure sociale, mais bien

de façon spécifique à l’intérieur de chacun des différents univers sociaux. Ainsi, « la

pluralisation des « scènes sociales » remet en cause le holisme sociologique de la théorie

classique qui soutient qu’une culture dominante s’impose de façon transversale sur toutes les

scènes sociales »15. Seul un légitimisme « institutionnel » demeure, qui a cours sur le marché

scolaire et ne se vérifie que par les « épreuves institutionnelles du monde social »16. « Le

légitimisme social (saisissable dans les scènes de la sociabilité et auprès des acteurs

médiatiques) [quant à lui] est de plus en plus hétérogène, notamment chez les plus jeunes

générations »17.

En constatant que le champ culturel s’est largement diversifié depuis Bourdieu et que

« la référence commune [s’est] pluralisée en ses nombreux genres »18, Glevarec propose ainsi

une nouvelle conception du jugement de goût : quand on juge, ça n’est pas forcément pour se

distinguer et créer une légitimité, mais pour se différencier. Il s’agit de créer un jugement

particulier mais pas nécessairement légitime. En clair, ce qui importe aujourd’hui dans le choix

des pratiques culturelles des individus, et dans leurs jugements de goût, ce n’est pas la

13 GLEVAREC Hervé, « La fin du modèle classique de la légitimité culturelle », dans MAIGRET Éric, MACÉ

Éric, Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Coll.

« Mediacultures », Armand Colin, 2005, Paris, p. 95. 14 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. «

Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 86. 15 Ibid., p. 57. 16 Ibid., p. 57. 17 Ibid., p. 58. 18 Ibid., p. 94.

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distinction, mais la singularité. Il s’agit d’exister, au sens fort du terme, plutôt que de se

distinguer,

la distinction [appartenant] à une société d’aristocrates, l’existence à une société

d’individus. Recourir encore à la distinction comme critère central et totalisant, n’est-ce

pas se tromper d’objet sociologique en prenant la partie (les aristocrates et les plus âgés)

pour le tout (l’immense majorité des individus, qui ne sont pas pris dans des logiques de

distinction mais bien plus dans des logiques d’expression et de singularisation […]) ? 19.

La série télévisée contemporaine, en tant que forme culturelle, nous semble être

l’expression la plus symptomatique de cette tendance à la neutralisation de la distinction et de

la légitimité dans les pratiques culturelles. C’est en étudiant sa forme et sa logique de

consommation que nous entendons appréhender, à l’aune des observations sociologiques dont

nous venons de faire le récapitulatif, le régime de valeur singulier qui s’applique à elle. C’est

aussi un nouveau rapport des individus à la fiction qui se dessinera à travers cette étude.

Laquelle devra dans son ensemble exemplifier le passage tendanciel d’un régime distinctif et

légitimiste des pratiques culturelles, à un régime différentiel et singulariste, mais non distinctif.

Pour étudier cette nouvelle logique de consommation audiovisuelle qu’implique la

pratique des séries télévisées, nous construirons notre travail en deux grandes parties. La

première s’intéressera aux origines et au développement de la série télévisée en tant que forme.

Il s’agira d’analyser le succès de cette forme audiovisuelle aussi bien d’un point de vue interne

(analyse des ressorts narratifs, de la durée, du réalisme etc.) qu’externe (analyse du contexte

dans lequel elle s’est développée et des enjeux autour desquels elle s’est construite…). Cette

partie devra s’appuyer sur des recherches d’ordre historique (histoire de la télévision

(américaine et française), histoire de la forme narrative sérielle), et sur des données statistiques

relatives à la diffusion et à la réception télévisuelle. Des analyses formelles devront également

être mobilisées.

La seconde partie traitera du changement qui s’opère actuellement dans la logique de

consommation des séries télévisées. Cette partie, spécifiquement sociologique, rejoint

directement la problématique de départ relative à la neutralisation de la « distinction » et de la

« légitimité » dans les pratiques culturelles. Il s’agira donc de convoquer les récentes théories

sociologiques sur les pratiques culturelles, et de tenter de les exemplifier à travers les séries

télévisées. Elles devront nous permettre également de re-questionner Bourdieu et sa théorie de

19 Ibid., p. 97-98.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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la légitimité culturelle. Les données d’enquête sur les pratiques culturelles des français

recueillies principalement par Olivier Donnat nous serons ici précieuses pour faire l’analyse de

la pratique des séries télévisées. En outre, les questionnements de Jean-Pierre Esquenazi sur le

rapport individuel à la fiction nous permettront également de relativiser la notion de distinction.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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1) Télévision et séries : genèse d'une forme audiovisuelle

populaire

a) La télévision et le développement des séries : France vs. Etats-Unis

Si l’on veut parler du développement des séries télévisées, il est nécessaire dans un

premier temps d’appréhender les spécificités du médium qui les a vues naître, à savoir la

télévision, et particulièrement la télévision états-unienne. Non pas tellement en tant qu’objet

technique, mais bien en tant qu’institution établie selon un modèle singulier, modèle qui varie

d’un pays à l’autre. Ainsi, les systèmes télévisuels français et états-uniens se sont construits

suivant des manières tout à fait différentes, et c’est dans le second que les séries télévisées ont

véritablement trouvé leur modèle de développement. Comparer ces deux systèmes – qui sont

aussi deux conceptions de la télévision – nous permettra de comprendre les places différentes

qu’ont pu y prendre les séries télévisées.

Il est difficile d’établir une date de naissance exacte de la télévision. Mais l’on peut

situer ses débuts à la sortie de la seconde guerre mondiale. Alors que les années 1930 sont une

période d’expérimentations, la diffusion telle que nous la connaissons est en effet mise en place

dans les années 1950 dans le monde entier. À partir de là, la télévision, en tant qu’institution,

va se construire selon différents modèles en fonction des pays. Nous prendrons donc ici

l’exemple des modèles français et états-uniens.

Télévision publique vs. télévision commerciale

Il existe une différence majeure entre la télévision américaine et la télévision française.

Elle réside dans le fait que, dès sa création, la télévision américaine a été une télévision

commerciale, tandis que la télévision française fut d’emblée une télévision publique d’Etat. S’il

y a aujourd’hui des chaînes commerciales en France, au tout début de la télévision et jusqu’en

1984 (avec l’arrivée de Canal +), les chaînes privées n’existaient tout simplement pas. De

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même, ce n’est qu’en 1968 que la publicité a fait son apparition à la télévision française, alors

qu’aux Etats-Unis, on peut dire qu’elle constitue la base du système.

Au début des années 1950, la télévision remplace la radio dans les salons américains. À

partir de là, le modèle de diffusion télévisuelle est directement modelé sur celui de la radio, et

les réseaux radiophoniques en place deviennent les grands réseaux de télédiffusion, les

networks : NBC, CBS, AMC, et Dumont (qui disparaitra en 1956).

Au départ, les programmes télévisés sont directement sponsorisés par des marques qui

ont le pouvoir de décision sur le contenu.1 Cela signifie que les networks ne contrôlent pas leurs

propres programmes. Durant les années 1950, ce monopole des publicitaires sur la

programmation est brisé et la production est prise en charge par les chaînes elles-mêmes. Malgré

cela, les réseaux télévisés, s’ils veulent perdurer, doivent satisfaire les annonceurs qui les

financent (nous sommes bien dans une télévision commerciale) et rassembler une audience

régulière sur leur chaîne. C’est ici que l’on comprend l’importance des séries télévisées : elles

sont capables de fidéliser une audience, et de la rassembler à heures régulières sur la chaîne.

C’est pourquoi les networks vont développer intensément ce format audiovisuel,

particulièrement adapté pour engranger d’importantes recettes publicitaires. L’acception série

ne se limite alors pas aux séries fictionnelles telles qu’on les entend aujourd’hui : elle regroupe

toutes les formes de diffusion ritualisée et répétées comme les jeux ou les émissions de variétés.

Ce qui importe, c’est de diffuser en série. Cela, les français aussi l’avaient compris, et l’on doit

à Jean d’Arcy, directeur des programmes de la RTF de 1952 à 1959, la formule « la télévision

c’est des séries »2. Pourtant les « séries » se sont développées tout à fait différemment en France

et aux Etats-Unis.

Tout d’abord, il n’est pas inutile de relever que les américains et les français ont démarré

de la même manière : les premières fictions télévisuelles sont des adaptations théâtrales en

direct. Le théâtre est, en France comme aux Etats-Unis, le premier modèle des séries télévisées.

Mais ce genre d’émissions ne dure pas bien longtemps aux Etats-Unis. À la fin des années 1950,

Hollywood commence à produire pour la télévision, et les tournages se déplacent

majoritairement à Los Angeles.3 Le processus de production télévisuelle s’industrialise alors

1 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, Coll. « Cinéma / Arts Visuels », Armand

Colin, Paris, 2ème édition, 2014, p. 54. 2 Cité dans SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, Histoire de la télévision - de 1935 à nos jours,

Coll. « Culture Medias », Nouveau Monde Éditions, Paris, 2012, p. 52. 3 Nous tirons la plupart des données historiques qui suivent de : BUXTON David, Les séries télévisées : Forme,

idéologie et mode de production, Coll. « Champs visuels », L'Harmattan, Paris, 2010 ; 3 ESQUENAZI Jean-

Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit. ; et SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON

Isabelle, op. cit.

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complètement et les séries télévisées se multiplient rapidement. Les Etats-Unis sont entrés dans

la course à l’audience, ce qui n’est pas le cas du service public français : bien qu’elle souhaite

également atteindre le plus grande nombre de personnes, la télévision française ne subit pas la

pression des annonceurs, ces derniers ne constituant qu’une part très relative du financement de

la télévision (financée avant tout par la redevance télévisuelle). On peut ainsi dire que l’intérêt

commercial a sans doute été le point de départ du développement de la fiction télévisée

américaine. Formulé autrement, c’est peut-être parce que la télévision américaine est

fondamentalement commerciale qu’elle a été capable de développer ses compétences en

matière de séries télévisées.

Les américains poursuivent depuis le départ l’audience la plus large et la plus durable

sur leurs réseaux télévisés. Du côté de la télévision publique française, c’est bien l’Etat qui est

le principal financeur de tous les programmes, via la redevance télévisuelle. Aucun enjeu de

concurrence ne s'est de ce fait instauré entre plusieurs acteurs qui aurait pu libérer la créativité

et générer des innovations dans la fiction télévisée. Rappelons-nous qu’il n’y avait à la

télévision française qu’une seule chaîne jusqu’en 1964. L'existence d'une pluralité de chaînes

dès le début de la télévision aux États-Unis a créé une offre de programmes nécessairement plus

diversifiée pour un public de fait plus éparpillé – car ayant le choix entre plusieurs chaînes.

D'où certainement le développement de compétences et d'exigences fictionnelles particulières

de la part du public américain, qui ne se sont pas développées en France.

Mais il faut pointer un autre facteur. En France, il existe une certaine tradition de la

haute culture, une importance de ce qu’on pourrait appeler la « culture cultivée » que l’Etat se

donne aujourd’hui encore pour mission de répandre. Ainsi, la télévision française, dans sa

mission de service public, s’est notamment construite avec l’objectif d’éduquer son public, en

tentant de lui donner goût aux œuvres « de patrimoine ». La télévision publique française s’est

voulue, au-delà du divertissement, culturelle et patrimoniale. Les américains, pour qui la culture

s’entend dans un sens très large, n’ont pas eu cette préoccupation, du moins pas de manière

officielle via une instance étatique chargée de la programmation. Ce pourrait être une raison de

leur créativité. Aux Etats-Unis, contrairement à la France, ce n’est pas la culture qui doit créer

le divertissement, mais plutôt le divertissement qui crée de la culture. On peut faire l’hypothèse

que cette « décomplexion » vis-à-vis du patrimoine culturel a pu constituer un moteur pour

l’essor de formes fictionnelles sérielles, telles qu’on les connait aujourd’hui.

Pour mieux comprendre, revenons plus en détails sur le développement de la fiction au

sein des deux systèmes télévisuels.

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Deux places différentes accordées à la fiction dans la programmation

Le cas américain

Aux Etats-Unis, comme l’explique Jean-Pierre Esquenazi, les premiers programmes de

télévision « s’inscrivent naturellement dans la principale tradition du divertissement américain,

le spectacle de vaudeville né à la fin du XIXe siècle. » Il s’agit alors pour les networks de

parvenir à rassembler les familles devant l’écran. Esquenazi poursuit :

[Le vaudeville] est évidemment adapté au nouveau médium et surtout à sa localisation

familiale : ‘’En mélangeant les traditions du divertissement vivant avec des narrations à

propos de sages familles américaines’’4, les grands réseaux trouvent une première solution

pour rassembler les familles devant le petit écran.5

Le programme emblématique de cette époque sera le Texaco Star Theatre (diffusé de 1948 à

1956), animé par l’acteur Milton Berle et adapté d’une émission de radio à succès. Il connaît à

l’époque un succès immense. Mais l’on réclame rapidement une plus grande continuité

narrative pour les comédies familiales – genre dominant de ces premières années de la télévision

– et la tradition vaudevillesque laisse place à des « familles télévisuelles »6 comme celle des

Ruggles, sitcom jouée en direct et démarrée en 1949. C’est donc à une narrativisation des

programmes de divertissement que l’on assiste dès le début des années 1950.

Vers 1951 apparait le genre des « dramatiques », des captations théâtrales tournées en

direct et insérées au sein d’anthologies. Entièrement détachées de la tradition du vaudeville, et

malgré leur reconnaissance critique, elles connaissent néanmoins un succès public moins

important que les comédies familiales, plus populaires et plus festives. C’est en 1952 qu’une

direction majeure est prise par la fiction américaine : deux programmes tirés de créations

radiophoniques, la sitcom I love Lucy et la série policière Dragnet sont réalisées selon un mode

de production cinématographique, et non plus emprunté au théâtre ou à la radio. Ils deviennent

des références pour toute la production de fiction télévisée américaine et plus particulièrement

bien sûr pour les séries à venir.

Il y a, dans le développement des séries télévisées aux Etats-Unis, l’idée par les

programmateurs de la télévision d’essayer d’inscrire le médium dans la ritualité familiale. La

4 SPIEGEL Lynn, Make room for TV, The University Press of Chicago, Chicago, 1992, p. 151. 5 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 17. 6 Ibid.

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régularité du déploiement des programmes se veut effectivement en accord avec la vie de

famille : il faut que le spectacle télévisuel puisse s’insérer au mieux au sein de la vie familiale

nous dit Esquenazi7. Et c’est notamment pour cela que la programmation fictionnelle est dès le

départ répartie entre genres féminins et genres masculins. Les premiers sont ce qu’on a appelés

des soap-operas : fictions à tendance sentimentale, ils se destinent spécifiquement à un public

féminin et occupent la programmation de journée. Les seconds, fictions d’aventures à

destination des hommes, occupent le prime time. Cette bipartition qui intervient dès les années

1950 est alors spécifiquement américaine. La France n’a pas du tout procédé de cette manière

sur sa chaîne publique unique à l’époque, nous y reviendrons. Le genre qui occupe le prime

time à la fin des années 1950 est le western ; c’est donc, pourrait-on dire, le genre roi. Bonanza

(1959-1973), Au nom de la loi (1958-1961), Rawhide (1957-1966) ou encore Gunsmoke (1955-

1975) sont de grands succès et des futures stars du cinéma comme Clint Eastwood (dans

Rawhide) ou Steve McQueen (dans Au nom de la loi) y sont révélées. Dans les années 1970,

alors que les cops shows8 – successeurs toujours à tendance masculine des westerns en prime

time – battent de l’aile, c’est par leur surprenante alliance avec la forme dramatique du soap-

opera que les séries vont trouver un nouvel élan. Cette alliance s’exprime dans une série

emblème : Dallas diffusée pour la première fois en 1978. Alors que cette série s’inscrit avant

tout dans la mouvance du soap-opera, des éléments de « suspense presque policier »9 dans

l’intrigue font qu’à partir de cette date « nous allons nous trouver dans ce cas rare où les deux

lignées fictionnelles vont non seulement se combiner mais aussi se féconder l’une l’autre. »10

Cette fusion des genres témoigne d’un regain d’intérêt pour le genre féminin du soap-

opera de la part des producteurs, mais intervient également au moment où se développent des

travaux universitaires ciblés sur le soap-opera. Le courant des gender studies voit dans le soap

une façon opportune d’appréhender la représentation de la femme au sein de la société, et les

études de Tania Modleski11, Richard Dyer12 ou encore Ien Ang13 (sur Dallas justement), sont

restées célèbres en ce domaine. Ces études élaborent le premier discours universitaire sur les

séries télévisées, qui va mener à leur légitimation en tant que forme artistique. C’est aussi cette

première reconnaissance des séries télévisées qui va conduire à un développement « qualitatif »

très important (ou tout du moins à une revendication de qualité par les producteurs), amorcé

7 Ibid. p. 23. 8 Tels que Mannix, Kojak, Baretta (exemples empruntés à ESQUENAZI, Op. cit., p. 71.) 9 ESQUENAZI, op. cit., p. 72. 10 ESQUENAZI, op. cit., p. 71. 11 MODLESKI Tania, « The search for tomorrow in today’s soap-opera », dans Film Qualerty, 33/1, 1979. 12 DYER Richard, Coronation Street, BFI, Londres, 1981. 13 ANG Ien, Watching Dallas: Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Routledge, Londres, 1991.

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dans les années 1980 par les chaînes du câble, HBO en tête.

En France, le soap-opera ayant toujours été méprisé, le processus de reconnaissance par

les élites des séries télévisées ne pourra avoir lieu si rapidement. Car c’est bien par une

légitimation du caractère populaire des séries, via l’exemple du soap-opera, que va se créer

l’intérêt académique que nous venons de décrire. Un intérêt qui ne pouvait advenir qu’en dehors

de tout mépris pour les formes artistique populaires, dont en l’occurrence le soap-opera. C’est

en effet au moment où la forme subalterne du soap-opera est non seulement intégrée à un

discours critique, mais aussi mélangée à la forme sérielle « masculine », et qu’elle accède par

là à la diffusion de prime time, que les séries américaines s’ouvrent la voie vers ce qui sera une

consécration esthétique. La qualité que l’on reconnaît aujourd’hui aux séries américaines s’est

donc construite notamment à partir de l’existence d’un genre auquel l’élite culturelle n’a jamais

prêté aucune noblesse, mais sur lequel une poignée d’universitaires ont décidé de se pencher :

celui de la fiction sentimentale, hérité d’une certaine littérature populaire du XIXe siècle, et qui

a donné le soap-opera.

C’est ce qui nous pousse à dire que la qualité des séries américaines provient

fondamentalement de leur teneur populaire. Car là où les français n’ont pu assumer le mariage

entre qualité esthétique et forme populaire, les américains n’y ont pas vu de contradiction. Cette

forme de liberté et de détachement à l’égard d’un prétendu manque de grandeur culturelle des

séries télévisées, les a conduit à investir sans honte d’immenses efforts créatifs dans cette forme

artistique. Et cela sans jamais manifester la volonté – qui est constamment celle des français –

de « rehausser le niveau culturel ».

Cela n’a pas empêché certains représentants du champ culturel aux Etats-Unis de décrier

la série télévisée comme l’ont fait les intellectuels français. Il y a derrière cela l’idée d’une

« grande culture » qui serait menacée par une forme artistique indigne et illégitime. On retrouve

l’opposition entre haute culture et culture vulgaire, ou populaire, qui est au fondement de tout

discours légitimiste, un type de discours que l’essor mondial des séries télévisées a aujourd’hui

largement remis en question, comme nous le verrons par la suite. Quoi qu’il en soit, si l’on

conserve l’opposition culturelle entre le « populaire » et le « cultivé », c’est bien le populaire

qui est devenu dominant à la télévision américaine via la forme elle-même populaire de la série.

Cela s’explique notamment par le fait, déjà souligné, qu’aux Etats-Unis contrairement à la

France, l’Etat n’a pas été aux commandes de la programmation télévisuelle. Dès lors, la

télévision étant dès le départ un média de masse, il semblait inévitable que la programmation

dominante y soit de tendance populaire.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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La série télévisée pousse en fait la logique de la programmation télévisuelle à un point

d’accomplissement. Cette logique est celle qui vise à fidéliser l’audience et à régulariser ses

contacts avec les programmes. Comme le souligne effectivement Jean-Pierre Esquenazi, « la

série comme genre correspond exactement aux exigences de la programmation télévisuelle ;

elle est l’exemple d’une programmation idéale »14 dans la mesure où elle est

le seul genre fictionnel capable d’entretenir la régularité téléspectatorielle […] Elle est

même conçue afin de s’inscrire dans la ritualité réceptive : sa programmation obéit à la loi

du retour au même, chaque épisode constituant une promesse faite aux téléspectateurs

d’obéir exactement et sans état d’âme à une formule narrative toujours parfaitement

respectée.15

Ainsi, la série répond au « désir de capter le public d’une façon régulière et potentiellement

‘’infinie’’ »16. Ce désir dont parle le chercheur est purement commercial et a présidé à la

constitution d’une télévision de ce type. On comprend alors sans difficulté l’aubaine qu’ont

d’emblée constitué les séries télévisées pour les annonceurs au sein de ce système télévisuel

commercial : elles offraient aux marques un public nombreux et toujours renouvelé, donc

particulièrement facile à cibler. De là, on ne s’étonnera pas non plus que dès la fin des années

1950, la production de ce type de programmes – commandés incessamment par les

programmateurs, qui sont aussi des vendeurs d’espaces publicitaires – se soit déplacée de New

York vers Hollywood, où les séries ont connu une véritable industrialisation.17

Le cas français

Alors que les dramatiques ont, comme nous le disions, très tôt disparu de la télévision

américaine, en France, les choses ont évolué différemment. Dans les années 1950, la télévision

met en place des collections de fictions regroupées par sous-genres, tels que les fictions

policières, juridiques ou encore les dramatiques historiques. Dans la catégorie juridique, se

distingue notamment En votre âme et conscience, de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et

Claude Barma, une série d’émissions mettant en scène de célèbres affaires judiciaires, et

diffusée de 1956 à 1969. Une des anthologies les plus célèbres demeure néanmoins la

14 ESQUENAZI, op. cit., p.26. 15 Ibid., p. 26. 16 Ibid., p. 29. 17 BUXTON David, op. cit., p. 31.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

16

dramatique historique La caméra explore le temps, de Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain

Decaux, diffusée de 1957 à 1965, et qui propose des reconstitutions d’événements historiques

commentées par deux historiens (Castelot et Decaux). Comme le note Esquenazi, « ces

anthologies reflètent le ‘’devoir de culture’’ qui guide techniciens et producteurs, […] la

télévision doit alors transmettre un patrimoine ‘’culturel’’ qui lui préexiste. » Les ambitions

artistiques de ces programmes sont donc hautes, et elles ne sont pas contrariées par les exigences

d’annonceurs en quête de la meilleure audience. Le service public autorise en France presque

par nature ce type d’ambitions. Aucune politique ne vient ainsi guider à l’époque la production

de séries en France, la logique commerciale semblant alors secondaire dans les réflexions des

programmateurs de la chaîne unique. L’essentiel pour la télévision française est de favoriser la

diffusion de la culture et de rechercher une authentique qualité artistique18, au-delà des

contraintes mercantiles. Pour cela, de même qu’elle se tourne abondamment vers les

événements du passé, elle s’appuie largement sur les arts éprouvés du théâtre et de la littérature

pour alimenter son répertoire. Elle prend également pour exemple le cinéma dont elle essaye

de reproduire la qualité avec les moyens qui sont les siens. Une citation de Jean d’Arcy

s’adressant à ses réalisateurs est à ce sujet éclairante : « fabriquez-moi, avec les caméras de la

vidéo, les deux studios que vous avez, plus des décors et des acteurs, quelque chose qui

ressemble autant que possible aux films que je ne peux programmer »19. La télévision française

des années 1950 recherchant la qualité artistique ne se positionne donc pas dans une perspective

d’innovation, mais s’appuie sur des valeurs du passé qu’elle entend plutôt perpétuer que

réinventer. On peut dire que la télévision française a des valeurs, elle les revendique, et c’est

toute une tradition artistique qu’elle défend et transmet, par devoir institutionnel. Sur ce terrain,

la qualité de ses programmes est d’ailleurs largement reconnue par l’intelligentsia française.

Qui dit recherche de qualité, dit peut-être également rareté, ou en tout cas parcimonie.

Parcimonie du divertissement au sein de la culture qui doit rester la notion dominante. On peut

ainsi diviser la télévision française des années 1950 en deux types de programmes : d’un côté

les émissions culturelles telles que le cinéma, le théâtre filmé (dans lequel on peut encore inclure

les dramatiques), les émissions de variétés ; de l’autre les programmes éducatifs et informatifs.

Si la notion de divertissement est incluse dans les missions de la télévision française, on ne

l’envisage que couplée avec des ambitions plus élevées. Le divertissement pour lui-même

n’intéresse pas les programmateurs, le seul divertissement n’est pas français. L’entertainment

18 On se réfèrera à ce sujet à DELAVAUD Gilles, L’art de la télévision, : Histoire et esthétique de la dramatique

télévisée (1950-1965), Coll. « Medias recherches », De Boeck, Paris, 2005. 19 Cité par ESQUENAZI, op. cit., p. 8, citant lui-même DEVALAUD Gilles, op. cit., p. 57.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

17

en revanche est américain. C’est pourquoi la fiction à épisodes est méprisée par les pionniers

de la RTF alors que les américains lui font d’emblée une place de premier choix dans les grilles

de programmes. La série telle qu’elle s’est élaborée aux Etats-Unis est en effet parfaitement

représentative du « divertissement ». Comme le dit Marjolène Boutet20, Hollywood devient

rapidement un « robinet à séries », la fiction s’en écoulant de façon intarissable sur les antennes,

en journée (soap-operas) et en prime time (westerns et séries d’aventures). Le principe de la

série lui-même rejoint cette idée de l’écoulement, du flux, puisqu’elle n’est pas conçue pour

finir mais pour durer le plus longtemps possible. Une telle surabondance de la fiction remplit

parfaitement les critères de la vulgarité du point de vue français : hors de question sur l’antenne

nationale de pratiquer le gavage fictionnel dont la fiction à épisodes représente la plus évidente

manifestation. Si ce raisonnement n’est pas nécessairement mené par les responsables des

programmes, il se vérifie dans les faits.

Alors que c’est immédiatement le divertissement qui occupe les soirées de la télévision

américaine, en France la « grille de programmes [est] uniquement scandée par les rendez-vous

de 13h et 20h pour les informations télévisées »21, et face aux émissions éducatives et culturelles

« le feuilleton fait figure de parent pauvre, au mieux diffusé juste avant ou après le journal

télévisé. »22 C’est donc ce que l’on pourrait nommer un réalisme à la française qui se déploie

sur les ondes ; l’information, l’actualité, l’éveil de l’esprit, la culture de l’esprit, face, outre-

Atlantique, à la conquérante fiction américaine, à la culture de l’imaginaire. Les séries ne se

développent pas en France car la grille de programmes ne leur laisse pas la place ; les ambitions

françaises sont tout autres. Il n’y a donc qu’au début des années 1950 que la production

française et celle américaine sont apparentées (nous paraphrasons ici Esquenazi23), grâce aux

anthologies. Lesquelles disparaissent définitivement à la fin des années 1950 aux Etats-Unis

pour laisser la place aux séries, mais continuent d’occuper une bonne partie de la

programmation fictionnelle française. La France développe malgré tout également des

feuilletons au début des années 1960, tels que Le Temps des copains (1961-1963) ou Thierry la

Fronde (1963-1966), mais toujours avec peu de moyens face aux séries britanniques

d’aventures (Destination danger (1960-1968), Chapeau melon et bottes de cuir (1961-1969))

qui connaissent un grand succès. Marjolène Boutet parle d’un caractère « artisanal » pour

20 BOUTET Marjolaine, « Soixante ans d'histoire des séries télévisées américaines », in Revue de recherche en

civilisation américaine [En ligne], n°2, 2010, mis en ligne le 03 avril 2010, consulté le 23 août 2014, URL :

http://rrca.revues.org/248. 21 Ibid. 22 Ibid. 23 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 9.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

18

qualifier les feuilletons français des années 196024 ; un genre dont le financement est négligé

par les programmateurs car « considéré comme mineur à l’intérieur d’un média lui-même tenu

pour subalterne »25, comme le remarque Esquenazi. Et même lorsque, face au désintérêt

croissant d’une partie de son public pour sa programmation parfois jugée élitiste, l’ORTF décide

dans la deuxième moitié des années 1960 de diffuser plus de séries télévisées, la production

française est alors essentiellement composée de séries historiques, souvent tirées de romans

populaires du XIXe siècle26. On citera, en reprenant les exemples de Boutet, Belphégor,

D’Artagnan, Vidocq, ou encore Jacquou le Croquant. Elles alternent en soirées avec des séries

américaines telles que Mission : Impossible, La Quatrième Dimension, Les Envahisseurs.

Même si la télévision commence à miser sur le divertissement, les productions françaises les

plus ambitieuses restent donc en bonne partie axées sur le passé.

Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson confirment à ce titre que des adaptations

du patrimoine littéraire et théâtral continuent d’être produites en quantité importante dans les

années 197027. Les deux auteures rejoignent Boutet lorsqu’elles notent que « la part des

feuilletons en costumes est considérable. Plusieurs sont des adaptations de romans écrits au

XIXe siècle comme ‘’Rocambole’’, réalisé par Jean-Pierre Decourt d’après Ponson du Terrail,

ou des adaptations des romans historiques d’Alexandre Dumas […] »28. Outre cet attrait

confirmé pour les choses du passé, c’est néanmoins une véritable appétence pour la fiction

romanesque (en tout cas de la part du public) qui se dessine à travers le développement des

séries et feuilletons que nous avons relevé. Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson nous

indiquent à ce sujet qu’« à partir de 1964, le volume de leur diffusion double, passant de 136

heures à 362 en 1971, et à 804 en 1976. »29 La fiction devient donc rapidement le genre le plus

volumineux à la télévision française, et la production nationale en la matière ne peut rester

prépondérante face à l’augmentation du nombre d’espaces de programmation sur les trois

chaînes à la fin des années 1970. D’où la place nouvelle que vont alors prendre les séries

américaines : « l’augmentation du nombre d’heures diffusées sur les trois chaînes nécessite un

recours aux fictions étrangères. »30 La production fictionnelle américaine dépassera ainsi en

1990 la diffusion de fiction française avec 44,2% de la fiction diffusée contre 40,2%.31

24 BOUTET Marjolaine, op. cit. 25 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p.9. 26 BOUTET Marjolaine, op. cit. 27 SAUVAGE Monique, VEYRAT-MASSON Isabelle, op. cit., p. 108. 28 Ibid., p. 111-112. 29 Ibid., p. 109. 30 Ibid., p. 151. 31 Ibid., p. 240.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

19

On constate donc qu’avec l’apparition de nouveaux espaces de programmation

concomitants de l’arrivée des deux nouvelles chaînes de l’ORTF en 1964 puis 1972, la

télévision française – en tant qu’institution à caractère initialement public – a dû « accepter »

l’installation progressive des séries télévisées sur ses grilles, principalement de provenance

américaine. Suite à la loi Fillioud de 1982 mettant fin au monopole d’Etat sur la télévision,

l’arrivée de Canal Plus en 1984, la privatisation de TF1 en 1987, et l’ouverture des fréquences

à de nouveaux acteurs privés (d’abord TV6 et La Cinq en 1986) ont créé par étapes un

environnement télévisuel de plus en plus commercial – car concurrentiel – propice au

développement des séries. La démultiplication de l’offre de chaînes engendrée par la TNT est

également allée dans ce sens. Et la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui en retard sur

les américains en termes de production de séries télévisées, est peut-être que nos chaînes privées

sont encore jeunes comparées à celles états-uniennes. La télévision commerciale est

relativement récente en France (elle date donc de 1982 et de la loi Fillioud qui a ouvert la voie

à Canal +, Arte, et M6) tandis qu’elle a toujours été installée aux Etats-Unis. Ce qui nous amène

à nous demander si les séries télévisées ne seraient pas un phénomène libéral.

Toujours est-il que même si cette télévision française a toujours un goût prononcé pour

la fiction unitaire, la série télévisée y est devenue la forme fictionnelle dominante32. Dans le

chapitre suivant, nous allons analyser concrètement la place qu’occupe aujourd’hui cette forme

fictionnelle à la télévision française.

32 « En 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales historiques

(83,1 % en 2012). » BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les

études du CNC, avril 2014, p. 19.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

20

b) Du roman-feuilleton aux séries télévisées : le succès de la sérialité

Les séries bénéficient aujourd’hui d’une place de choix dans les grilles de programmes

de la télévision française, et se classent chaque année en nombre parmi les meilleures audiences

télévisuelles. Mais pour comprendre le succès actuel des séries télévisées, et avant d’analyser

en détails cette place qu’elles occupent à la télévision, nous voudrions revenir aux origines de

la forme fictionnelle sérielle. C’est en effet en mesurant l’héritage de la fiction littéraire

populaire du XIXe siècle, et en comprenant dans un premier temps le succès de cette forme

sérielle fondatrice, que nous pensons pouvoir comprendre le succès actuel des séries télévisées.

Pour le formuler clairement, nous allons tenter ici d’établir un lien entre le succès populaire du

roman-feuilleton du XIXe siècle et celui des séries télévisées contemporaines. Nous nous

appuierons ensuite sur des données chiffrées pour appréhender de façon précise la place

qu’occupent les séries et la fiction en général à la télévision.

Retour sur la forme sérielle : un héritage de la fiction littéraire populaire du XIXe

siècle

Les principes du roman-feuilleton reconduits dans les séries télévisées

On peut dire aujourd’hui des séries télévisées qu’elles constituent une forme culturelle

populaire, et que le terme « populaire » s’entend au même sens qu’appliqué à une certaine

littérature du XIXe siècle. Comme l’annonce Jean-Pierre Esquenazi, la production des séries

est « l’héritière des genres narratifs fabriqués petit à petit depuis le début du XIXe siècle. Les

fabricants de séries sont les descendants des romanciers et dramaturges inventeurs d’aventures

et de romances […] »1. Esquenazi s’appuie ensuite sur les travaux du chercheur Marc Angenot

pour caractériser la fiction populaire née à cette époque et l’origine de son développement.

[…] Marc Angenot2 a bien montré combien la fiction populaire est attachée à l’’’âge

industriel’’, c’est-à-dire, en fait, à l’émergence d’un public alphabétisé disposant d’un peu

de temps et d’un peu d’argent, et affamé de littérature et de spectacle. Sous l’impulsion

1 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 84. 2 ANGENOT Marc, Le roman populaire, Presse de l’Université du Québec, Montréal, 1975.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

21

d’entrepreneurs de presse ou de théâtre audacieux ont été mis à disposition de publics de

plus en plus nombreux des récits de fiction de plus en plus populaires. Même si les élites

rechignent devant ce débordement de publications nouvelles, même si la censure tente

souvent de l’arrêter, le goût pour les narrations parfois rocambolesques, toujours excitantes,

ne se dément pas. Il correspond à des nécessités profondes […]3.

Et ce sont ces mêmes nécessités qui motivent aujourd’hui la consommation des séries

télévisées, qui alimentent une demande intarissable de récits de la part d’un public très large,

dont le temps de loisir est globalement important.

Pour cerner la nature de ce qu’on nomme fiction populaire, Esquenazi fait encore le lien

avec les travaux de Peter Brooks sur la naissance du mélodrame théâtral au XIXe s.4 Selon ce

dernier (rapporté par Esquenazi), la naissance du mélodrame fait suite au chamboulement

idéologique provoqué par les Lumières au XVIIIe siècle, et à la

mise à mal de la conception usuelle du Sacré intangible et inébranlable, source de toute

valeur morale. Ce nouvel état d’esprit aurait rendu archaïques et désuets les principes de

l’écriture tragique. Le besoin d’une nouvelle conscience morale serait la source de la

réflexion politique et aussi d’un nouveau type de représentation théâtrale : le genre

mélodramatique, ses fondements comme ses motifs et ses formes, en seraient issus. […]

Bien sûr, le mélodrame ne pouvait pas rompre avec l’ensemble de l’organisation ancienne

du monde. Par exemple, le monde mélodramatique est lui aussi fortement polarisé entre les

notions de bien et de mal ; mais le premier n’est plus localisé dans un ciel dégagé de toute

impureté mais confondu avec un certain nombre de vertus repérables chez quelques

individus partageant notre réalité concrète5.

Dit autrement, les conflits se déplacent sur terre, et le lien social remplace le divin. Pour Brooks,

cité par Esquenazi, le mélodrame est « le principal mode de la découverte, de la manifestation

et de l’efficacité de l’univers moral fondamental à l’ère de la désacralisation.»6. Ainsi, « le

mélodrame ne constitue pas une forme fictionnelle subalterne ou médiocre mais une tentative

pour répondre aux changements sociaux en cours. »7 Ces changements s’expriment notamment

dans la fin de l’autorité du Sacré, et l’on peut faire l’hypothèse que c’est peut-être précisément

cela qui a permis le triomphe du populaire.

Le roman populaire dérivera directement de ce mélodrame théâtral tel que le décrit

3 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 85. 4 Ibid., p.85. 5 Ibid., p. 85. 6 Ibid., p. 87. citant BROOKS Peter, The melodramatic imagination, Yale University Press, New Haven, 1995, p.

15. 7 Ibid., p. 87.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

22

Brooks. Esquenazi décèle en effet dans les premiers romans d’aventures des éléments

semblables au récit mélodramatique tel que Brooks l’a défini. Il en va de même pour le genre

du roman gothique, également développé au XIXe siècle. Le roman-feuilleton, qui connaît un

grand succès dans les gazettes à partir des années 1830, tendrait, quant à lui, à conjuguer

parfaitement les apports du mélodrame et des récits d’aventures, en plus d’introduire la notion

de sérialité.

Emergera ensuite, à partir des années 1860, une segmentation de la fiction populaire en

différents genres et notamment une division entre genres féminins et genres masculins, qui

accompagne la naissance d’une société bourgeoise. Ces évolutions font ainsi écho au

développement économique et aux segmentations sociales grandissantes à l’époque. La fiction

populaire (à tendance donc mélodramatique) commence alors à devenir massivement accessible

et à s’ancrer profondément dans les habitudes culturelles de la population. Ce qui fera d’elle un

support d’observation privilégié des évolutions sociétales.

Les séries reprendront ce rôle, s’inscrivant dans la division des genres qui leur

préexistait, et tentant d’en adapter les conventions aux contraintes de la télévision par le système

de la formule, telle que la définit Esquenazi. La formule d’une série est « non pas scénario, mais

machine à fabriquer des scénarios, non pas ensemble de personnages, mais réserve de modèles

de personnages, non pas mise en scène, mais définition d’un cadre de mise en scène. »8 Ainsi,

« une série n’est pas un récit mais un grand nombre de récits situés de façon plus ou moins

analogue »9. Ces récits, pour faire série ensemble, doivent donc s’inscrire dans un genre, et

suivre un modèle stable qui est défini par la formule de la série, laquelle est détaillée dans un

document que les scénaristes appellent la Bible. Cette formule, en imposant un format narratif

spécifique ainsi que des formes stylistiques récurrentes, contribue à étendre et à détailler

l’univers fictionnel, lui donnant une densité qu’il ne saurait atteindre au cinéma. C’est en fait

cette stabilité de la formule qui permet aux séries d’innover continuellement au fil de leurs

épisodes. Sans elle, la répétition – qui est le second principe moteur des séries – ne pourrait

avoir de cohérence ; or c’est ce qu’exige tout univers diégétique. L’innovation dans les séries

se pense ainsi toujours en relation à la répétition, au retour du même, qui est la marque de la

cohérence, de la familiarité d’un univers reconnaissable.10

Cela rejoint l’observation de Clément Combes sur l’importance, aussi bien pour le

8 Ibid., p.91. 9 Ibid., p. 93. 10 Pour aller plus loin sur le dualisme innovation/répétition dans l’art, cf. ECO Umberto, GAMBERINI Marie

Christine [trad.], « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », dans Réseaux,

1994, volume 12 n°68. pp. 9-26.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

23

roman-feuilleton que pour la série télévisée ensuite, de « la similarité avec le déjà connu [qui a

été dès le XIXè siècle] un argument largement utilisé par les producteurs et diffuseurs pour

vendre une nouvelle fiction »11. Le feuilleton doit avoir cette base de familiarité auquel le

lecteur s’attache, ce cadre initial reconnaissable qui permettra justement les développements les

plus libres. Le fait que les séries télévisées actuelles fonctionnent toujours ainsi, démontre la

pérennité des règles élaborées dans la presse il y a 150 ans, et aujourd’hui transférées à la

télévision.

En lisant les observations que fait Clément Combes sur la nature du roman-feuilleton,

on remarque immédiatement d’autres similitudes directes entre cette forme fictionnelle et la

série qui lui a succédé sur le médium télévisé.

[…] le roman-feuilleton est un genre fictionnel romanesque, en tension intime et contigüe

cependant avec la ‘’réalité’’ des faits d’histoire et faits divers relatés dans les journaux ; un

roman dramatique fort d’intrigues, de suspens et de coups de théâtre, le tout d’autant plus

mis en valeur par le principe à la fois frustrant et captivant de ‘’la suite demain’’. C’est un

récit d’où émerge enfin la figure d’un héros tantôt surhomme invulnérable, tantôt fragile

victime, clé de voute d’un dispositif identificatoire et répétitif.12

On retrouve en effet tout ceci à propos de la série, comme nous allons nous en rendre compte

au fil de ce mémoire. Mais d’une forme à l’autre, quelque chose change par rapport à la figure

du héros, très importante dans le roman feuilleton et dans les séries télévisées :

Si le feuilleton populaire a consacré le héros singulier, tantôt surhomme (Monte-Cristo,

Rodolphe, Fantômas), tantôt victime (Jeanne Fortier, Rémi « sans famille », Jeanne

Jousset), la série contemporaine offre des personnages plus complexes à l’image de Tony

Soprano, ce parrain de la Mafia également mari et père de famille, occupé à gérer une

dépression.13

Par ailleurs, le roman-feuilleton, tout comme le soap-opera plus tard, fonctionne sur le

principe de la ramification, par une multiplication des intrigues secondaires qui lui permet de

prolonger indéfiniment son récit.14 La série – entendue ici dans son sens premier de forme

itérative – fonctionne d’une manière sensiblement différente, puisque

11 COMBES Clément, La pratique des séries télévisées. Une sociologique de l’activité spectatorielle, thèse de

doctorat, dir. Cécile Méadel, ENS des Mines de Paris, 12 septembre 2013, p. 120. 12 Ibid., p. 102. 13 Ibid., p. 103. 14 Ibid., p. 120.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

24

[…] contrairement aux feuilletons et soap operas, la série propose à chaque épisode un récit

différent mais partageant toutefois des traits communs (personnages, thèmes, etc.) avec les

autres épisodes/récits, ceci l’identifiant comme partie d’un tout qu’est la série.15

Elle ne suit donc pas la logique « glosante » du « à suivre » caractéristique du feuilleton et que

reprend le soap opera, mais fonctionne plutôt sur la déclinaison d’un canevas narratif plus

« nerveux » et toujours remis à zéro. Mais, comme nous l’avons vu, c’est par l’alliance de la

série (masculine) avec le soap-opera (féminin), au moment de Dallas, que se créera la série

télévisée contemporaine comme genre artistique reconnu et analysé. Si donc la série itérative a

hérité du sens dramatique et du coup de théâtre du roman-feuilleton, c’est le soap-opera qui a

donné une continuité à sa logique feuilletonesque, par la ramification indéfinie des intrigues.

L’alliance de ces deux formes qui caractérise aujourd’hui ce qu’on nomme « séries télévisées »,

peut en ce sens être vue comme une véritable reconduction des principes de base du roman-

feuilleton.

Sérialité et massification culturelle

Il est essentiel enfin de rappeler que le roman-feuilleton s’est développé parallèlement

à l’industrialisation massive de la société au milieu du XIXe siècle. « Avec la société

industrielle, rappelle Esquenazi, naît une période nouvelle où une part de plus en plus

importante de la population est alphabétisée et dispose d’un peu de temps et d’argent à consacrer

au loisir. » Dès lors, poursuit le chercheur, « le plaisir de la lecture ou du spectacle s’est

développé rapidement »16. Une certaine inquiétude de la bourgeoisie s’exprime alors devant le

goût vulgaire des classes populaires, devant l’indistinction dont ils font preuve dans leur

consommation culturelle, laquelle dérive pourtant d’un progrès social. La lecture des romans-

feuilletons participe bien sûr pleinement du mouvement de massification des pratiques

culturelles ; lequel va à l’encontre d’un certain rapport raffiné à la culture que revendique la

bourgeoisie.

La remarque suivante de Jean-Pierre Esquenazi permet d’établir un lien extrêmement

intéressant entre le statut actuel des séries télévisées, et celui de l’ensemble de la littérature

populaire qui a vu le jour au XIXe siècle :

15 Ibid., p. 120. 16 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, Coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2003, p. 30.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

25

Les jugements portés à cette époque [le XIXe siècle et la révolution industrielle] sont

décisifs : ils vont perdurer jusqu’à aujourd’hui et définir de façon stéréotypée le public des

mass media et ses goûts. Ceux-ci seraient déterminés par l’inclination des masses

populaires pour la fiction, ses imaginaires, ses symboliques récurrentes, ses stéréotypes et

ses répétitions. Dominique Kalifa donne de nombreux exemples du portrait acide de cette

« mauvaise culture » délivrée par le livre ou ces médias qu’on appelle modernes. L’on y

vilipende à la fois l’illusion qu’elle procure et les « effets de réel » sur lesquels cette illusion

serait fondée : ainsi, le grand public, dupé par le double jeu de la fiction (littéraire,

cinématographique, bientôt radiophonique et télévisuelle), serait la victime de sa volonté

d’oublier une dure réalité pour se plonger dans les fantaisies de la fiction.17

Ce type de jugement est en effet encore assez largement répandu aujourd’hui parmi les

« élites culturelles », si tant est que l’expression ait encore un sens (nous développerons cette

réflexion dans la seconde partie de ce mémoire). On peut également effectuer un rapprochement

avec les nombreux débats culturels autour du médium télévisuel qui parcourront la seconde

moitié du XXe siècle. La massification culturelle ferait ainsi « obstacle à la réalité »18, et c’est

avec ce statut parfaitement illégitime que prospèreront, jusqu’à nos jours, les formes

feuilletonesques et sérielles initiées au XIXe siècle. C’est même cette illégitimité qui est au

principe de leur destin populaire, dans le sens où leur succès n’est pas provenu d’abord d’une

reconnaissance esthétique, mais d’une consommation divertissante répétée de la part d’un

public élargi. Les industries du divertissement ont fondé et fondent encore les formes

fictionnelles sérielles.

Avant d’atteindre la télévision, la sérialité fictionnelle se sera développée sur trois

médias différents : les journaux de presse dans lesquels s’écrivaient les romans-feuilletons au

XIXe siècle, le cinéma avec les serials, et la radio avec les soap-operas qui connaîtront leur âge

d’or à la télévision. C’est avec le roman-feuilleton qu’est apparue la formule « à suivre… » qui

rythmait sa consommation culturelle du lecteur, et lui donnait envie d’acheter le journal suivant.

Il ne s’agissait pas de segmenter un roman pré-écrit ; l’écriture fictionnelle était pensée dès le

départ pour s’échelonner sur plusieurs numéros et créer des habitudes, un besoin renouvelé de

fiction romanesque chez le lecteur. S’adressant également aux classes les moins pourvues

culturellement et économiquement, le roman-feuilleton a contribué non seulement à

démocratiser la lecture romanesque, mais également à instaurer la presse comme premier média

de masse.19

17 Ibid., p. 31. 18 Ibid., p. 34. 19 Nous paraphrasons Combes (Ibid. p. 103.), qui s’appuie lui-même sur THIESSE, Anne-Marie, Le Roman du

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

26

L’abaissement des tarifs de la presse, la création de collections populaires à bas coût (en

livre ou fascicule) ainsi que la politique d’alphabétisation menée durant la seconde moitié

du XIXe siècle, l’amélioration des conditions ferroviaires et de fabrication des imprimés

vont conduire à un accroissement exponentiel des publics. C’est alors au roman-feuilleton

en particulier que reviendra la tâche de séduire ces nouveaux lecteurs, et à travers eux, des

annonceurs publicitaires, compensant en cela l’abaissement des coûts de production et le

prix d’abonnement des journaux.20

On retrouve donc ici ce qui sera la logique des séries télévisées plusieurs décennies plus tard, à

savoir la fidélisation d’un public récupérable par des annonceurs. C’est à partir des Mystères de

Paris d’Eugène Sue en 1842 que le genre du roman-feuilleton va véritablement dominer le

« rez-de-chaussée » des journaux. À partir de cette période, l’œuvre littéraire s’intègre à une

« double logique de périodicité et de flux », en devenant un objet médiatisé21. C’est aussi à cette

époque que naît une véritable demande de fiction de la part du public, qui s’habitue

massivement à ce qu’on lui raconte des histoires, via ce média de masse qu’est la presse. Celle-

ci bouscule ainsi radicalement le rapport des personnes à la fiction, en l’inscrivant dans un

prolongement idéalement indéfini. Ce prolongement est exactement celui de l’information

médiatique. Selon Migozzi, le roman-feuilleton résulte ainsi d’« une lente mais irrésistible

colonisation de la littérature par la presse »22. Aujourd’hui que la télévision hérite de la sérialité

fictionnelle, c’est plus généralement d’une colonisation de la fiction par les médias dont il

faudrait parler.

La place de la fiction et des séries à la télévision française

La place prépondérante de la fiction

De nos jours, la demande de fictions est toujours massive, et s’est déplacée de la presse

écrite vers la télévision, lieu où se situe l’héritage du roman-feuilleton. La fiction constitue le

genre dominant de ce mass media qui est le plus consommé de tous23, ce qui démontre son

quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, dir. Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant, Seuil,

Paris, 2000. 20 COMBES Clément, op. cit., p. 105. 21 Ibid., p. 106. 22 Cité par Combes, dans COMBES, op. cit., p. 107. 23 En 2013, selon le CSA, la durée d’écoute moyenne de la télévision par individu était de 3h46 par jour (CSA,

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

27

importance toujours fondamentale dans la captation des audiences. Plus que jamais, la fiction

est intégrée au flux médiatique, à cet inachevé permanent que le défilement des images

télévisuelles instaure de façon bien plus marquante que ne pouvait le faire la succession des

numéros des journaux papiers. Pour mieux nous en rendre compte, revenons concrètement sur

la place qu’occupe cette fiction dans les grilles de programmes de la télévision française.

Référons nous d’abord à la dernière étude du CNC sur L'économie de la télévision –

financement, audience, programmes24. En 2013, l’offre de programmes sur les chaînes

nationales gratuites (TF1, France 2, France 3, France 5, M6, Arte, D8, W9, TMC, NT1, NRJ12,

France 4, D17 et Gulli) est composée de 23 % de fiction TV (fiction hors cinéma).25 Si l’on y

rajoute les 4 % de cette même offre que représentent les films cinématographiques, cela porte

le volume global d’offre de fiction à 27 %. De plus, bien que les magazines et documentaires

représentent 30,5 % de la diffusion, « la fiction TV capte 25,0 % de l’audience sur ces chaînes,

contre 24,6 % pour les magazines et documentaires »26. Avec les films cinématographiques, le

volume total d’audience de la fiction atteint 30,5 % de l’audience globale. Pour reprendre les

observations de Benoît Danard et Nicolas Besson, le poids de la fiction TV dans la

consommation est supérieur à son poids dans l’offre de programmes. Le succès d’audience de

la fiction TV est donc le plus important malgré sa diffusion moins volumineuse.

Il est important de relever que la fiction occupe une large place en soirées, autrement dit

durant le prime time, la case rassemblant le plus d’audience dans la journée. La chaîne qui

diffuse le plus de fictions en première partie de soirée est TF1. Elle occupe ainsi « 24,4 % des

soirées dédiées à la fiction sur les six chaînes nationales historiques »27 et les soirées de la

chaîne sont consacrées à 57 % de fictions. La seconde chaîne est France 3 qui consacre 40,8 %

de ses soirées à la fiction, suivie de M6 (40,3 % de ses soirées). Toujours selon les chiffres du

CNC, on observe depuis plusieurs années une hausse du nombre total de soirées de fictions sur

les chaînes nationales historiques gratuites. Depuis 2008, il est en effet passé de 690 à 742.

Par ailleurs, Danard et Besson notent qu’« en 2013, la fiction capte 58,1 % des

investissements totaux » des chaînes dans la production audiovisuelle aidée par le CNC.28 Cette

Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er semestre 2014, p. 8.).

24 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les

études du CNC, novembre 2014. 25 Ibid., p. 29. 26 Ibid., p. 29. 27 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, Les études du CNC,

avril 2014, p.14. 28 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, op.

cit., p. 39.

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28

donnée achève de démontrer que la fiction constitue l’un des enjeux essentiels des chaînes de

télévision.

Succès commercial de la fiction américaine

Aussi bien au niveau de la reconnaissance publique que du volume de diffusion, c’est la

fiction américaine qui domine aujourd’hui à la télévision française, les séries ne faisant bien sûr

pas exception. Avant d’examiner les séries, tentons donc de mettre au jour l’incidence de la

fiction états-unienne sur le paysage global de la fiction à la télévision française.

Malgré le fait que l’offre de fiction américaine en soirées ait baissé de 4 % entre 2012

et 2013 sur les chaînes nationales historiques29, au profit d’un développement notamment des

fictions étrangères hors Etats-Unis (+ 48,8 %) et européennes (+ 16,1 %), la fiction américaine

occupe tout de même en 2013 41,7 % des soirées dédiées à la fiction (soit 355) sur les chaînes

nationales historiques (TF1, France 2, France 3, Canal+, M6, Arte). La fiction française, quant

à elle, en occupe 37,4 %, et la fiction étrangère hors Etats-Unis 20,9 %30. Malgré une légère

perte de terrain, on peut donc toujours parler d’une domination de la fiction américaine à la

télévision française par rapport aux fictions d’autres origines. Il faut d’ailleurs relever que la

fiction américaine a augmenté de 6 soirées sur TF1 et de 3 soirées sur Canal +. Le CNC précise

que « l’offre de fiction américaine en première partie de soirée atteint ainsi un record sur

TF1 »31. Nous ajoutons le constat qu’il s’agit de la chaîne engrangeant le plus de recettes

publicitaires de la télévision française32, et possédant la plus large part d’audience avec 22,8 %

en 201333. Ce qui semble montrer que si elle recourt si abondamment à la fiction américaine,

c’est que c’est celle-ci qui lui permet d’alimenter le plus efficacement sa puissance

commerciale.

Continuons avec l’exemple de cette chaîne, la plus puissante de toutes

commercialement. TF1 programme en 2013 41,8 % de fictions françaises en soirées, et 56,3 %

de fictions américaines (les 1,9 % restants vont aux fictions européennes non françaises)34. En

29 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.10. 30 Ibid. p. 9. 31 Ibid., p. 5. 32 « Les quatre chaînes gratuites du groupe TF1 (TF1, TMC, NT1, HD1) représentent 46,2 % des recettes

[publicitaires] totales en 2013 », M6 n’en cumule pas moins de 20 %, et France Télévisions n’en représente

que 10,3 %. Source : BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement,

audience, programmes, op. cit., p. 14. 33 CSA, Les chiffres clés de l’audiovisuel français, 1er semestre 2014, p. 10. 34 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p.21.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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termes d’audience, même si les fictions françaises réunissent sur cette même chaîne une part

d’audience relativement semblable à celle des fictions étrangères (23,4 % contre 25,4 % pour

les fictions étrangères)35 ; parmi les 5 meilleures audiences de fictions de TF1 figurent en 2013

4 fictions états-uniennes, et une seule française.36 En outre, ces 5 meilleures audiences sont des

séries. Si donc les fictions françaises fonctionnent bien auprès du public de TF1, les pics

d’audience générés sur la chaîne sont en majeure partie le fait des fictions américaines. Si l’on

prend maintenant les 10 meilleures audiences de fictions sur l’ensemble des chaînes nationales

gratuites en 2013, seules 2 sont françaises, et 8 sont états-uniennes37. Ce qui confirme la plus

grande capacité des fictions américaines à réunir massivement des téléspectateurs. Par ailleurs,

ces 10 programmes sont des séries.

Succès commercial des séries

Venons-en à présent à la question des formats de fictions. Les fictions de 52 minutes,

plus courtes donc que les films de long-métrage, prennent une place très importante dans la

programmation fictionnelle des chaînes françaises. Bien que l’étude du CNC ne le stipule pas,

il est clair pour nous que les formats fictionnels de 52 minutes sont le plus souvent des séries

télévisées. Quoi qu’il en soit, c’est un format relativement court – comparé aux standards

cinématographiques – autorisant en soirée une programmation de plusieurs fictions

consécutives. La chaîne qui en diffuse le plus est TF1 : « en 2013, TF1 est le premier diffuseur

de fictions de 52 minutes en première partie de soirée (29,3 % du total en nombre de soirées),

devant M6 (23,5 %), Canal+ (15,3 %) »38. Il s’agit donc de trois chaînes privées dont les recettes

publicitaire sont élevées et/ou qui tirent leurs revenus de leur nombre d’abonnés (pour Canal

+). Observation intéressante, alors que « les chaînes privées (TF1, Canal+, M6) diffusent ainsi

68,2 % de l’offre de fiction de ce format […] les chaînes publiques concentrent 81,0 % de l’offre

de fiction de 90 minutes de l’ensemble des chaînes nationales historiques en première partie de

soirée »39. Ainsi, alors que France 3 représente 40,1 % de l’offre de fiction de 90 minutes en

soirées, TF1 n’en représente que 12,4 %, Canal + 5,4 % et M6 1,2 %. Les chaînes du service

public sont celles qui se positionnent le plus sur le format 90 minutes, c’est même le format

35 Ibid., p. 29. 36 Ibid., p. 33. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 17. 39 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

30

majoritaire des soirées fiction de France 3 avec 65,1 % de l’offre fictionnelle en soirée. Chez

France 2 et Arte les fictions de 90 minutes occupent respectivement 39,6 % et 44,7 % de l’offre

de fiction en soirée. Mais dans l’ensemble, c’est bien le format 52 minutes qui domine l’offre

de fiction en soirées : « en 2013, les fictions de 52 minutes composent 95,9 % de l’offre de

soirées de fiction sur M6, 84,6 % sur TF1, 84,4 % sur Canal+, 60,4 % sur France 2, 55,3 % sur

Arte »40. Les deux derniers pourcentages nous montrent que toutes les chaînes de service public

n’accordent pas, à la manière de France 3, une primauté au format 90 minutes mais attirent

principalement leur audience de fiction par le format 52 minutes – à la manière des chaînes

privées.

On observe donc que le format 52 minutes est le plus développé sur les chaînes

poursuivant une logique commerciale sans volonté de service public. Alors qu’une chaîne à

vocation plutôt patrimoniale et culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le

format consacré (symboliquement) de 90 minutes, la chaîne la plus puissante commercialement,

TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le format 52 minutes. Pour

simplifier sans vouloir caricaturer, là où l’audience prime, le format 52 minutes aussi. Les

chaînes de service public bénéficient des ressources de la redevance audiovisuelle qui leur

permettent une certaine indépendance vis-à-vis des annonceurs. Cela engendre également une

conception de l’audience différente des chaînes privées, dont les recettes publicitaires – et la

survie – dépendent justement de l’audience de façon directe. On peut ainsi dire que la recherche

d’audience n’a pas la même importance sur Arte ou même France télévisions, que sur TF1 ou

M6. Ce qui s’observe en tout cas, c’est que seules les premières maintiennent un niveau

important de fictions de 90 minutes, tandis que les secondes se consacrent prioritairement au

format fictionnel de 52 minutes.

Mais le format consacré de 90 minutes peut également être un format sériel. C’est une

chose importante à relever. On l’observe en regardant les données du CNC selon lesquelles

en 2013, les séries occupent 85,1 % des soirées dédiées à la fiction sur les chaînes nationales

historiques (83,1 % en 2012). Cette proportion s’établit à 99,3 % sur M6, 99,0 % sur TF1,

93,6 % sur Canal+, 77,8 % sur France 2, 69,8 % sur France 3 et 57,4 % sur Arte.41

Nous avons vu que France 3 diffuse 65,1 % de formats 90 minutes parmi son offre fictionnelle

en soirée. Or nous voyons ici qu’elle diffuse également 69,8 % de série au sein de cette même

offre. Cela nous montre qu’une partie non négligeable des fictions de 90 minutes sont des séries.

40 Ibid. 41 Ibid., p. 19.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

31

On observe également la domination écrasante du format sériel dans l’ensemble de l’offre

fictionnelle (85,1 %), et particulièrement sur les chaînes privées M6, TF1 et Canal +. Les trois

chaînes de service public (France 2, France 3, Arte), sur les six chaînes nationales historiques

ici indiquées, occupent les trois dernières places en termes d’offre de séries. Inversement, ce

sont celles qui programment le plus d’unitaires. En nombre, c’est sans surprise la chaîne TF1

qui présente le plus de soirées de séries, avec 206 soirées en 2013.42

On peut ici reprendre exactement les termes de la comparaison établie plus haut à propos

des formats 90 et 52 minutes, en disant qu’une chaîne à vocation plutôt patrimoniale et

culturelle comme France 3 se positionne majoritairement sur le format unitaire (avec 69,8 % de

ses soirées fictions consacrées à ce format en 2013), tandis que la chaîne la plus puissante

commercialement, TF1 (positionné plutôt sur le divertissement), favorise très largement le

format sériel en y consacrant 99 % de ses soirées fictions en 2013.

Les séries comme événements télévisuels

Depuis plusieurs années maintenant, la série tend donc à devenir la norme commerciale

de la fiction télévisuelle. La quête d’audience et de ressources publicitaires trouve de manière

générale ses plus grandes réussites dans les séries, et non dans les films de cinéma. Les chaînes

de la TNT, à leur arrivée et aujourd’hui encore, ont opposé une solide concurrence aux chaînes

nationales historiques sur le cinéma. C’est en partie ce qui peut expliquer que l’offre de films a

reculé de 21,7 % entre 2004 et 2013 sur les chaînes nationales historiques, hors Arte, alors

qu’elle a triplé sur l’ensemble des chaînes nationales gratuites sur la même période (passant de

1 209 diffusions à 3 812)43. L’hypothèse que l’on peut en tirer est la suivante : les films étant

disponibles sur de nombreuses autres chaînes, la programmation d’un film ne fait plus

événement, d’où peut-être la tentative de se démarquer par les séries, qui ont justement un fort

potentiel événementiel. On parle d’ailleurs aujourd’hui souvent de « série événement » pour

annoncer la diffusion d’une nouvelle série.

Outre la captation de l’audience sur plusieurs semaines, qualité et nouveauté sont deux

facteurs clefs sur lesquels jouent les chaînes en programmant des séries télévisées. Les chiffres

de la programmation de nouvelles séries confirment l’importance de ce dernier critère de la

42 Ibid. 43 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, L'économie de la télévision – financement, audience, programmes, Les

études du CNC, novembre 2014, p. 31.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

32

nouveauté : « en 2013, les chaînes nationales historiques diffusent 48 nouvelles séries en

première partie de soirée (14 séries françaises et 34 séries étrangères) »44. Ces chiffres et ceux

que nous avons mobilisés plus haut montrent clairement que les chaînes nationales historiques

opèrent un déplacement du cinéma (qui n’est pas pour autant délaissé) vers les séries télévisées.

Par cette sérialité dominante, la télévision vient ainsi à la fois générer et répondre au

même besoin de fiction que celui qui a accompagné l’essor du roman-feuilleton au XIXe siècle.

Nous allons poursuivre notre réflexion sur ce besoin, en tentant dans le chapitre suivant

d’expliquer spécifiquement les raisons esthétiques et culturelles du succès des séries télévisées

auprès du public, pour pouvoir ensuite conclure sur l’aubaine commerciale qu’elles constituent

aujourd’hui pour les chaînes.

44 BESSON Nicolas, DANARD Benoît, La diffusion de la fiction à la télévision en 2013, op. cit., p. 12.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

33

c) Quelles raisons trouver au succès du genre sériel ?

Logiques narratives des séries

Pour appréhender les différents paramètres qui font le succès des séries télévisées, il

nous faut d’abord caractériser leur fonctionnement narratif. Les séries se construisent suivant

deux grands modèles, que Jean-Pierre Esquenazi définit ainsi : d’un côté les séries immobiles,

de l’autre les séries évolutives. En réalité, ces deux modèles s’interpénètrent dans la plupart des

séries, et il est difficilement envisageable qu’une série ne soit qu’évolutive ou qu’immobile.

Les séries immobiles se distinguent des séries évolutives en ce que les différents épisodes

n’affichent pas de continuité directe, mais se présentent plutôt comme des réitérations d’un

même schéma narratif. Une série comme Colombo en est un très bon exemple. A l’inverse, ce

qui caractérise les séries évolutives est la continuité narrative observable sur l’ensemble des

épisodes, et qui s’exprime notamment dans la mémoire des personnages d’un épisode à l’autre.

Lost serait un bon exemple. En somme, les premières essayent de retenir l’écoulement narratif,

les secondes visent à le déployer. Mais comme le souligne Esquenazi « on pourrait dire que

toute série possède au moins un noyau immobile et un noyau évolutif […] »1. Clément Combes

relève même une tendance particulière à l’articulation entre formes immobiles (qu’il nomme

pour sa part « itératives) et évolutives (qu’il désigne comme « feuilletonantes ») dans les séries

actuelles, qui se caractériseraient de plus en plus par leur hybridité.2 Le chercheur l’explique

ainsi :

Tout en prenant garde de conserver une structure relativement fixe et des intrigues courtes

afin de ne pas fermer la porte au spectateur occasionnel, les séries n’hésitent pas à s’engager

sur la voie des arcs narratifs et du feuilletonnement. Ce mariage semble être de raison pour

les diffuseurs puisqu’il permet de s’attacher un public de fidèles, récompensés par des

éléments cumulatifs, sans pour autant freiner les nouveaux venus qui souhaiteraient prendre

le récit en cours de route.3

Si cette remarque s’avère vérifiable pour de nombreuses séries policières telles que NCIS, Les

experts, Mentalist, ou encore pour des séries médicales comme Dr House et Grey’s anatomy,

on trouve cependant des contre-exemples marquants de séries ne permettant que très

1 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p.138. 2 COMBES Clément, op. cit., p. 53. 3 Ibid. p. 54.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

34

difficilement de « prendre le récit en cours de route » mais qui connaissent un succès

retentissant : l’on pense notamment au phénomène Game of Thrones.

On remarque dans tous les cas que le feuilletonement et les « effets cumulatifs » qu’il

permet sont un facteur clef de l’attachement des spectateurs aux séries. Les « grandes » séries

d’aujourd’hui, plébiscitées à la fois par la critique et le public, jouent toutes sur cette formule,

d’une manière ou d’une autre. Car c’est bien le feuilletonement qui autorise ce que Clément

Combes, citant les travaux de Kim Schrøder, lie au plaisir sériel, à savoir

un plaisir [qui] serait lié au fait d’avoir à faire avec un « interminable puzzle herméneutique

» auquel viennent s’ajouter continuellement de nouvelles pièces à intégrer dans le tableau

fictionnel d’ensemble. […] Relatif à une dimension ludique, le plaisir réside pour Schrøder

dans la capacité à prévoir la suite des évènements à partir des multiples indices dont le

téléspectateur dispose déjà.4

C’est en effet précisément cela qu’autorise la logique évolutive des séries et qui semble pouvoir

expliquer en partie leur succès. L’on comprend néanmoins la nécessité d’une constituante

« immobile » (ou réitérative) de la série dans le sens où, comme nous l’évoquions au chapitre

précédent, il s’agit pour elle de créer un équilibre délicat entre innovation et répétition, celui-là

même qui place le spectateur dans un rapport à la fois de proximité et de distanciation vis-à-vis

de la représentation. Car c’est de cette dialectique proximité-distanciation que naît la dimension

ludique que met en avant Schrøder. La série évolue ainsi à partir d’un socle répétitif

indispensable à la stimulante anticipation par le spectateur des événements à venir. Si la série

innove constamment (par son caractère évolutif), elle se répète également continuellement (par

son caractère itératif). Ainsi le spectateur est situé dans un rapport à la fois de familiarité avec

le programme, mais aussi de découverte continuelle. C’est bien ici que François Jost voit se

jouer le succès des séries américaines, dans l’espace incertain qui sépare la proximité et la

distanciation : « l’univers de référence américain, doublé de l’esthétique audiovisuelle nord-

américaine inhérente aux conditions d’élaboration d’une séries […] offre au téléspectateur ce

mélange de réalisme et d’extraordinaire, de familiarité et d’étrangeté qu’il apprécie. »5

4 Ibid. p. 66, citant SCHRØDER Kim C., “The Pleasure of Dynasty : The Weekly Reconstruction of Self-

Confidence”, International Television Studies Conference, Londres, 1986. 5 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Coll. « Débats », CNRS éditions,

2011, p. 137-138.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

35

L’univers fictionnel : un enjeu prééminent

Il n’est selon nous pas anodin que Jost emploie le terme d’« univers ». Car c’est bien

autour de l’univers fictionnel que le spectateur construit son rapport à la série. Quelle que soit

la stratégie narrative de la série, c’est au final toujours son univers fictionnel qui en exprime en

effet l’identité, et c’est à lui que s’attache directement le spectateur. C’est dans lui et par lui que

le spectateur s’immerge – puisque c’est bien essentiellement sur l’immersion que repose la

consommation de séries.

En témoigne l’importance secondaire donnée à la mise en scène dans l’élaboration et

l’appréciation des séries, une attitude qui diffère ainsi beaucoup du cinéma. Analysant la série

NYPD Blue, Esquenazi y remarque que « la visibilité des effets visuels de la série ne cherche

pas à célébrer ou à entretenir une politique d’auteur fondée sur la ‘’mise en scène’’ mais à

intensifier la crédibilité de son univers fictionnel. »6 Cette observation nous semble tout à fait

généralisable à l’ensemble du genre sériel. Illustrant parfaitement son idée, le chercheur

poursuit en comparant le rôle de la mise en scène dans un clip vidéo et dans une série :

de même que les mises en scène complexes du clip vidéo prétendent seulement exprimer

l’univers musical personnel du chanteur, les mises en scène sérielles constituent la marque

identitaire d’un univers fictionnel et non d’un auteur-réalisateur.[…] L’art de la mise en

scène au sens cinématographique du terme est présent à la télévision ; mais il n’est plus au

service des auteurs-cinéastes, mais des créateurs de série, […] inventeurs d’univers

fictionnels.7

Le projet esthétique des séries serait ainsi dans son ensemble subordonné à la consistance de

leur univers fictionnel. L’immersion dans l’histoire doit primer, devant la délectation distante

des procédés artistiques. Si la mise en scène n’est pas négligeable et s’avère même parfois

virtuose, elle serait donc au service d’une velléité immersive qui la dépasse (sans l’annuler,

insistons sur ce point). Hervé Glevarec va dans le même sens lorsqu’il définit la sériephilie

comme un « attachement à des univers fictionnels », par opposition à la cinéphilie qui se conçoit

plutôt comme « ‘’l’invention d’un regard’’ ou un ‘’voir autrement’’ »8. Glevarec poursuit :

Au modèle sémiologique de la cinéphilie, [la sériephilie] oppose l’effet de réel, à la

‘’morsure’’ (être ‘’mordus de cinéma’’ dit Antoine De Baecque) ‘’l’addiction’’, à la

6 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 146. 7 Ibid., p. 146-147. 8 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, Coll. « Culture Pop », Ellipses

Marketing, 2012, p. 24.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

36

‘’forme’’ (‘’souverain souci formel’’) le ‘’personnage’’ ; les passionnés de séries

contemporaines ne sont pas des militants mais des existentialistes.9

On retiendra particulièrement l’opposition entre le souci formel propre à l’art

cinématographique (nous appuyons le terme art car il implique ici une consécration) et ce que

Glevarec nomme l’effet de réel propre aux séries. L’expression « effet de réel » est parlante car

elle nous laisse déjà comprendre que plutôt que la forme, c’est bien l’effet qui compte. La

représentation (le représentant) a pour qualité première d’être transparente à l’effet du

représenté. Dire que les sériephiles sont des existentialistes, c’est par ailleurs insister sur

l’intensité de l’immersion dans l’univers fictionnel d’une série, c’est littéralement faire de la

seule existence de l’univers fictionnel la préoccupation majeure des spectateurs de séries. Si

l’on veut, il ne s’agit pas de se battre socialement pour une certaine forme de l’art, mais de

s’immerger asocialement dans un monde qui n’appartient pas au réel. Vivre pleinement et

individuellement une expérience, plutôt qu’apprécier extérieurement une œuvre en se plaçant

dans la mécanique collective de la distinction sociale. L’univers fictionnel se suffit à lui-même

et, à la limite, est indifférent à toute critique extérieure. L’enrichir, c’est enrichir la série et

renforcer sa capacité à s’attacher des spectateurs.

Esquenazi observe que les univers fictionnels des séries peuvent ainsi être consolidés en

permanence grâce à la durée étendue du format sériel, qui permet de jouer efficacement sur la

quantité, la crédibilité et la qualité du monde fictionnel.10 Esquenazi, s’appuyant sur les travaux

de Lubomir Dolezel11 explique :

Les séries peuvent augmenter presque indéfiniment le nombre de personnages, et aussi

affiner les caractéristiques ou modeler les tempéraments de chacun d’entre eux au fur et à

mesure de leurs participations à l’action. Multipliant les personnages, elles multiplient en

même temps les points de vue possibles sur le monde fictionnel […] Enfin, elles peuvent

épaissir leur ‘’encyclopédie fictionnelle’’ : la narration peut suivre des chemins imprévus

et souvent fertiles […]12

Dans la mesure où elle donne une continuité temporelle à l’univers fictionnel, on se rend compte

ici à quel point la composante évolutive des séries est décisive.

En somme, plus le monde fictionnel d'une série est cohérent, plus le spectateur peut y

investir son imagination. Et c'est bien de cela dont il s'agit en premier lieu. Les séries sont des

9 Ibid. 10 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 163. 11 DOLEZEL Lubomir, Heterocosmica, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1998. 12 Ibid.

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« vues sur des univers »13 dit Glevarec, univers dans lesquels il s’agit d’investir le spectateur.

Elles « élargissent le point de vue ordinaire » pour creuser en profondeur leurs univers et étendre

ce faisant le domaine de la fiction.14 C'est pourquoi l'on peut dire que les séries sont cosmo-

centrées, même si, nous allons le voir, leurs univers sont loin d’être coupés de la réalité. C'est

aussi en ce sens qu'Esquenazi décrit les séries comme étant « particulièrement aptes à la

profusion fictionnelle », en évoquant l'opulence et la luxuriance de leurs univers, qui permettent

par ailleurs « de placer les personnages sous une loupe grossissante capable de détailler

sentiments et émotions. »15 D'où également la prédisposition des séries, que relève Esquenazi,

pour la « description intimiste » que nous allons bientôt analyser.

Réalisme et effets de réel

Mais avant cela, il nous faut nous arrêter sur la question du réalisme des séries, lequel

nous semble tout à fait lié au développement foisonnant de leurs univers fictionnels, tel que

nous venons de le décrire. Pour François Jost, le principal intérêt des séries réside dans leur

apport cognitif, couvrant trois domaines de savoir, et porté par le réalisme de leur discours. Ces

trois domaines sont « le savoir encyclopédique du monde (par l’ensemble des sciences) ; le

savoir-faire et les compétences professionnels ; le savoir-être (la gestion de comportements) »16.

Le discours des séries, nous dit Jost, est réaliste en ce qu’il est « ostentateur de savoirs », venant

combler justement le désir de savoir du spectateur, « que les scholastiques appelaient la libido

cognoscendi, en nous donnant l’impression de découvrir des continents inconnus ».17 Le

traitement des personnages joue un rôle fondamental dans cette articulation des savoirs

transmis, et donc dans le réalisme des séries, puisque c’est par eux que se créent des points de

vue sur les univers fictionnels, comme l’indiquait Esquenazi.

Outre le réalisme, on peut aller jusqu’à dire avec Glevarec que les séries créent leur

propre niveau de réalité, en ce sens que le monde réel n’y serait plus radicalement séparé de la

fiction, mais s’y penserait de plus en plus conjointement à elle. Une porosité se créerait donc

entre réel et fiction.

Depuis les années 1990, les séries télévisées contemporaines, particulièrement les séries

13 GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 114. 14 Ibid. 15 Ibid. p. 162. 16 JOST François, op. cit., p. 29. 17 Ibid. p. 30.

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américaines, semblent avoir provoqué un changement dans le rapport entre le monde d’un

côté et la fiction de l’autre, non pas tant en resserrant ce lien au profit du réalisme, mais en

créant un niveau propre, leur niveau de réalité.18

Les séries se situeraient ainsi dans un au-delà du simple réalisme, selon le chercheur, qui préfère

pour le caractériser l’expression de « réalisme fictionnel » plutôt que de « fiction réaliste » :

« […] des séries contemporaines comme Urgences, Six feet under ou Les Sopranos sont telles

dans notre temps historique qu’elles ont créé leur état, celui d’un ‘’réalisme fictionnel’’ ».19

Dans ce contexte de réalisme fictionnel, les séries procèdent par ce que le sociologue propose

d’appeler des effets de réel, qu’il définit ainsi :

L’effet de réel émerge d’une sortie du code, code partagé par des récepteurs compétents,

maîtres d’une grammaire cinématographique, littéraire, télévisuelle, voire ordinaire. […]

L’effet de réel n’est ni plus ni moins qu’un trouble dans la représentation. Le spectateur ne

dispose plus d’un code conventionnel […] pour comprendre ce qu’il a devant les yeux.20

Pour Glevarec, cet effet n’est pas stylistique mais bien « pragmatique et social »21. C’est

d’ailleurs en ce sens qu’il se distingue du réalisme : « tandis que le réalisme désigne un rapport

de correspondance de la représentation avec le réel, l’effet de réel désigne, lui, un rapport

d’insertion du réel dans la représentation, son point de contact. »22 L’« attachement social des

séries à leur temps de consommation »23 va justement dans ce sens – il est la création d’un point

de contact de la représentation avec le réel – et renforce donc la capacité des séries à engendrer

de l’effet de réel. Glevarec étend par ailleurs sa réflexion sur les séries à la télévision dans son

ensemble, où selon lui l’effet de réel remplace aujourd’hui l’effet de vérité. C’est-à-dire que la

télévision n’entretiendrait plus un rapport mimétique au réel mais y serait intégrée : c’est ce qui

a été appelé la « post-télévision ».24 Selon cette idée, il ne s’agirait donc plus pour les

programmes d’être réalistes et de « faire vrai », comme c’était le cas avant, mais l’enjeu serait

dorénavant de participer directement du réel. Le réel et sa représentation se mélangeraient donc

pour créer une réalité spécifique à la télévision, qui ne serait pas imitative, mais où la

représentation télévisuelle s’immiscerait directement dans le réel, en même temps qu’elle s’en

nourrirait. De là naîtrait ce trouble que Glevarec observe dans le pur produit télévisuel que sont

18 GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 65. 19 Ibid. p. 68. 20 Ibid. p. 72. 21 Ibid. 22 Ibid., p.74. 23 Ibid., p. 89. 24 Ibid., p. 91, terme emprunté à François Jost dans JOST François, Introduction à l’analyse de la télévision,

Coll. « Infocom », Ellipses, Paris, 1999.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

39

les séries, et qu’il désigne comme « effet de réel »25, ce moment où pendant une durée limitée,

la fiction de la représentation sérielle entre en contact « avec le monde réel et social ».

Explorer l’intimité : la prédisposition des séries

Ce souci de réalisme – ou plus encore d’effets de réel – dont participe l’attention portée

à l’enrichissement constant de leurs univers fictionnels, rend les séries particulièrement

propices à la description de l’intimité. L’intimité est définie ainsi par Esquenazi, qui s’appuie

sur les travaux de sociologues comme Alfred Schütz26 et Norbert Elias27 :

L’intimité est ce travail continuel de coordination entre image publique et présence d’une

continuité personnelle. La présence d’un écart entre ma présence devant la communauté

sociale, ou plutôt mes présences successives devant différentes sortes de communautés

sociales et ma propre tentative de les unifier donne naissance au sentiment d’intimité et

nécessite son entretien.28

Le chercheur poursuit :

La possibilité d’offrir le spectacle de l’intimité d’autrui est l’une des plus extraordinaires

possibilités offertes par la fiction : elle est la source de nombreux procédés comme la voix

intérieure ou la narration subjective. Sans aucun doute, la série télévisée est

particulièrement friande de cette forme de spectacle.29

De plus, le fait que la télévision s’immisce directement dans le foyer du spectateur est en soi un

critère déterminant de l’attention du spectateur à ce « spectacle de l’intimité ». Esquenazi le

souligne, la télévision est un médium de proximité qui éloigne de l’espace public et prédispose

le public à un retour sur soi.30 Outre cet aspect que l’on peut qualifier d’exogène, on peut voir

dans le temps long des séries un des aspects essentiels de sa prédisposition au traitement de

l’intimité.31 Les personnages de séries, parce qu’ils se développent sur des durées très étalées,

deviennent nécessairement familiers pour les spectateurs. En fait, pour le dire prosaïquement,

le véritable atout des séries dans le traitement de l’intimité est d’être des fictions prolongées.

25 Ibid. 26 SCHÜLTZ Alfred, Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, Paris, 1994. 27 ELIAS Norbert, La société des individus, Fayard Pocket, Paris, 1991. 28 ESQUENAZI Jean-Pierre, op. cit., p. 164. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ibid., p. 165.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

40

Nous nous expliquons : seule la fiction permet d’accéder à l’intimité32, nous dit Esquenazi, car

toute fiction est fondée sur un écart à l’intérieur du personnage entre son existence décrite

comme celle de l’un des protagonistes de la fiction et cette même existence devenue un

point de vue général sur l’univers fictionnel […] La fiction est donc constitutivement

attachée à la présentation de l’intimité.33

Les séries ne peuvent donc qu’amplifier ce phénomène « d’intimisme » qui appartiendrait à la

fiction, dans la mesure où elles sont un prolongement fictionnel perpétuel. Au-delà de cela, on

remarque que les séries ne font pas que présenter l’intimité de manière « naturelle », suivant le

mécanisme fictionnel que décrit Esquenazi, mais que l’intimité est souvent le sujet essentiel de

leurs récits, via « l’exploration scrupuleuse de leurs personnages ».34 Les personnages se

retrouvent donc comme point déterminant à la croisée de ces trois éléments qui caractérisent

profondément les séries : l’univers fictionnel opulent, le réalisme (ou les effets de réel), et

l’exploration de l’intimité.

On observe effectivement que, sur le modèle du soap-opera, les séries en viennent

souvent à privilégier le personnage sur l’action. Leur temps long est aussi une ouverture au

temps mort, où la description des caractères peut prendre toute son ampleur et surpasser l’action

en cours. C’est la feuilletonisation – procédé narratif aujourd’hui fondamental dans le succès

des séries – qui permet en fait aux personnages de prendre une telle importance, en ouvrant la

représentation à la vie privée.35 Car la feuilletonisation autorise à ne pas conserver dans la

représentation que ce qui est essentiel à l’action, au drame, mais à entrer dans le détail, dans

l’insignifiance dramatique pour explorer les soubassements de l’action. Ces soubassements se

trouvent précisément dans l’intimité des personnages, qu’un film n’a pas le temps d’explorer,

mais qu’une série feuilletonée à tout loisir de traiter. Car la feuilletonisation offre justement des

espaces dans l’action, espaces nécessaires au surgissement de l’intime. Ainsi, grâce au temps

long, les personnages de séries peuvent avoir beaucoup plus de consistance que ceux du cinéma,

car leurs interactions avec l’environnement et les autres, du fait qu’elles ne soient pas toujours

essentielles à l’action, sont plus nombreuses.36 De plus, les spectateurs ont le temps d’assimiler

toutes leurs évolutions.37 Hervé Glevarec insiste également sur l’importance du lien qui se

constitue entre spectateurs et personnages, remarquant qu’« une banalité des situations et une

32 Ibid., p. 171. 33 Ibid. 34 Ibid., p. 172. 35 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit.,p. 35. 36 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 178. 37 Ibid., p. 181.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

41

fréquentation au long cours des univers sériels semblent rapprocher les personnages de la vie

de leurs spectateurs. »38 Ceux-ci, d’après certains témoignages39, en viendraient même à

connaître ceux-là parfois mieux que leurs propres proches. Et le sociologue voit à l’œuvre dans

les séries une problématique identitaire décisive : pour lui, en effet, « l’intérêt des séries pour

les jeunes adultes semble résider dans les identités labiles qu’elles mettent en scène à travers

leurs personnages. »40 Ce serait donc aux personnages que s’attachent le plus les spectateurs de

séries, dans lesquels ils reconnaissent certaines de leurs préoccupations fondamentales. Tout

ceci concourt bel et bien à créer, pour reprendre les mots de Jost, un « mouvement centripète

de la fiction vers l’intimité »41.

Les séries seraient alors une voix d’accès à l’invisible, au caché, à l’intime, dans une

société où justement l’intimité occuperait selon Jost (spécialiste de la télévision) une place

croissante « et, spécialement, dans les programmes télévisés ou dans la presse »42. Les séries

répondraient donc, si l’on suit cette idée, à un besoin général d’expression de l’intimité. Quoi

qu’il en soit, cette intimité à l’écran mène à une appropriation très forte des « univers fictionnels

sériels qui deviennent des mondes possibles imaginés et très vivants, au point d’interférer sans

cesse avec la vie réelle. »43 Cette observation d’Esquenazi rejoint tout à fait l’idée d’effets de

réel de Glevarec. Et par ces effets de réel justement, les séries rejaillissent dans la vie sociale

des individus, et contribuent grandement à questionner les identités, en générant un dialogue

autour des formes de l’intime. Car comme le souligne François Jost, c’est bien sur une

connaissance de l’intimité des spectateurs qu’ouvrent les savoirs mis en exergue par les séries,

et non sur une vérité officielle et légitimable.44 Les séries pensent en effet l’intime et le donnent

à penser au spectateur plutôt qu’elles ne lui fournissent des savoirs vérifiables. Dans l’intime

se situe ainsi la dissidence du discours sériel : il se fonde sur l’individu en tant qu’être singulier,

et non sur l’exposition d’une prétendue vérité générale et impersonnelle. C’est précisément ce

qui lui permet de soulever des questionnements identitaires forts. En mettant directement en

relation la subjectivité du spectateur avec celle de personnages, les séries offriraient en fait selon

Jost une « compensation symbolique » à ce qu’il désigne comme une perte de transparence dans

nos sociétés. Une perte de transparence qu’un réinvestissement de l’intimité pourrait donc venir

contrebalancer. Les séries américaines particulièrement seraient ainsi le lieu où peut se

38 GLEVAREC Hervé, op. cit., p. 101. 39 Ibid., p. 113. 40 Ibid., p. 111. 41 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit., p. 36. 42 Ibid., p. 38. 43 ESQUENAZI, Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 184. 44 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit., p. 60.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

42

construire une « vérité à visage humain » ou, si l’on veut, une vérité plus individualisée, tout

du moins une compréhension plus individualisée du monde.45

Spectature sérielle et communautés d’interprétation

Cette compréhension individualisée, par l’expérience de l’intime, n’empêche pas la

constitution de communautés d’interprétation autour des séries. Au contraire, c’est même cette

individualisation qui préside à l’existence de ces rassemblements de singularités que sont les

communautés, et que Clément Combes définit simplement comme « des groupes plus ou moins

importants dont les membres partagent des conditions et des gestes interprétatifs communs .»46

On les retrouve pour l’essentiel sur Internet (sites de fans, forums, chats…), où leurs membres

échangent de longues discussions interprétatives sur leur série préférée. Elles témoignent de la

capacité des séries à influer sur la vie sociale, en rassemblant des personnes étrangères autour

d’un univers commun, celui de la série et de ses personnages. Les séries joueraient ainsi le rôle

de réservoirs d’imaginaire alternatifs47, en parvenant à fédérer des individus autour d’une

expérience pourtant fortement singularisante (car axée sur l’intimité, nous l’avons vu). Si les

communautés d’interprétation sont collectives, elles restent donc en même temps très

individuelles, car elles se basent justement sur ces récits intimistes que sont les séries (et non

sur des grands récits collectifs). Ces communautés naissent en fait vraisemblablement d’un

bénéfice symbolique commun aux spectateurs de séries, qui tient au plaisir de la répétition

trouvant ses racines dans l’enfance48, et qu’Umberto Eco explique comme un « besoin infantile

d'entendre encore et toujours la même histoire, d'être consolé par le ‘’retour de l'identique’’,

sous des déguisements superficiels. »49 Ce serait là une explication de ce fort attachement

spectatoriel aux univers sériels, et de la tendance des fans à vouloir les faire vivre, à vouloir les

étendre en dehors des seules limites de la série, par la discussion et le partage. Les univers

fictionnels des séries ne se clôturant pas, les spéculations à leur propos – qui fondent les

communautés d’interprétation – sont particulièrement ouvertes.

Nous l’avons évoqué, c’est donc l’échange conversationnel qui fonde les communautés

45 Ibid., p. 62. 46 COMBES Clément, op. cit., p. 77. 47 ESQUENAZI Jean-Pierre, Les séries télévisées - l'avenir du cinéma ?, op. cit., p. 39. 48 JOST François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit., p. 6. 49 ECO Umberto, GAMBERINI Marie-Christine [trad.], « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et

post-moderne », dans Réseaux, 1994, volume 12 n°68. P. 15.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

43

d’interprétation. Comme le remarque Combes,

il s’agit d’échanges souvent anecdotiques comme le confesse un enquêté, mais qui

ne sont pas dénués d’importance puisqu’ils participent du sentiment d’appartenance

à une ou plusieurs communautés d’expérience, quand ce n’est pas à la communauté

nationale.50

Les communautés se fondent donc sur des échanges générés autour de programmes, qui créent

un sentiment d’appartenance dans la mesure où ils participent d’un « patrimoine commun ».

D’après Dominique Boullier, en effet, la télévision participerait d’un « univers supposé

commun qui fonctionne comme tel dans les arrangements conversationnels », elle serait

constitutive d’un « patrimoine commun », aisément mobilisable dans les conversations.51

Malgré la remise en cause aujourd’hui de ce patrimoine commun par l’essor des pratiques

délinéarisées et la multiplication des chaînes, « la baisse de la probabilité d’avoir la même

expérience spectatorielle que son entourage est compensée, selon Ross, par Internet où

s’élaborent et s’organisent de multiples collectifs d’intérêt. »52 C’est exactement ce qui

s’observe dans le cas des séries et de leurs communautés d’interprétation.

Les communautés sont aussi l’expression d’une absence de lieu « officiel », ou légitime,

où se développerait une réflexion sur les séries. Le discours à propos des séries relève en effet

pour l’essentiel de l’informel, de la même manière encore une fois que les discussions sur les

programmes télévisés en général. Les séries, contrairement au cinéma ou aux autres arts

consacrés, échappe encore largement à la critique officielle (bien que certains magazines

culturels y attachent de plus en plus d’importance). Les communautés d’interprétation, qui

s’expriment majoritairement sur Internet et dans les discussions quotidiennes, restent ainsi le

principal lieu – informel – où se crée le discours sur les séries. Ce discours est partage de

références et entretien de l’univers fictionnel plutôt que critique artistique.

Ainsi, malgré leur consommation individualisée, les séries se présentent comme un

moyen d’expression d’un « goût en commun » 53. Elles sont paradoxalement une occasion de

partage.

50 COMBES Clément, op. cit., p. 339. 51 BOULLIER Dominique, La Télévision telle qu’on la parle, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 25, cité par

COMBES Clément, op. cit., p. 340. 52 COMBES Clément, op. cit., p. 340. 53 GLEVAREC Hervé, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit., p. 59.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

44

Une pratique délassante et domiciliaire

Car il faut bien noter l’importance, comme facteur de succès, de la consommation à

domicile des séries. La spectature sérielle se définit en effet avant tout par son aspect

domiciliaire, et « la consommation sérielle est d’abord un plaisir intime qui, s’il est partagé,

l’est avec des personnes proches. En cela, elle se distingue de la consommation filmique dont

l’un des modes spectatoriels – la sortie cinéma – revêt avant tout une dimension conviviale. »54

Par ailleurs, les séries bénéficient d’une relative aisance de visionnage pour leur public, dans la

mesure où elles ne réclament pas de coût d’entrée, elles fonctionnent selon un processus

répétitif, et leurs narrations sont toujours transparentes, favorisant l’immersion et

l’identification sans grand effort. Clément Combes l’explique clairement :

Le caractère domiciliaire et répétitif du feuilleton, diffusé jour après jour à la même heure,

sa grande « lisibilité », loin des codes cultivés, ne réclamant ni coût d’entrée important ni

concentration dispendieuse pour le suivre, favorisent son inscription dans l’expérience

quotidienne et intime des individus.55

La pratique des séries est donc liée à un certain confort. Combes ajoute : « regarder une série

est l’occasion d’un moment, non seulement de détente (une sortie cinéma l’est aussi), mais aussi

de retour à soi et de coupure avec le monde extérieur. »56 Cela rejoint nos réflexions précédentes

sur l’intimisme des séries, qui inscrit en quelque sorte le spectateur dans un cocon domestique

confortable. On peut voir, comme le fait Glevarec, dans cette manière de regarder les séries en

solitaire, le symptôme d’une volonté d’échapper à une contrainte collective.57 C’est déjà ce

qu’on a observé avec Jost en développant l’idée d’un réinvestissement de l’intimité contre la

perte de transparence du monde. Il y a indubitablement une forme de repli et de pas de côté du

spectateur dans la pratique des séries.

Comme le remarque Gevarec, « il y a une libération de la consommation dans la pratique

des séries télévisées »58, alors que la sortie cinéma nécessite en elle-même une certaine

organisation. Le chercheur ajoute que « la possibilité de regarder des séries en dehors de leur

programmation télévisuelle (en VOD, en DVD, en streaming ou via le téléchargement) est un

trait décisif du goût pour les séries. »59 La consommation des séries est donc libre et a l’avantage

54 COMBES Clément, op. cit., p. 148-149. 55 Ibid., p. 78. 56 Ibid., p. 336. 57 GLEVAREC Hervé, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, op. cit., p. 57. 58 Ibid., p.62. 59 Ibid, p. 63.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

45

de la facilité. On les regarde quand on veut, où on veut, avec qui on veut et de la manière qu’on

veut. L’individu est sans contraintes face aux séries, il est maître de son expérience.

Et cette expérience s’appuie beaucoup sur le critère du délassement. On regarde bien

souvent des séries pour se changer les idées, pour se délasser.60 Cela fait partie de ce confort de

réception des séries. Se couper du monde extérieur, c’est bien s’offrir un moment de

délassement. La facilité d’immersion dans les univers sériels facilite largement cela, et ce n’est

pas par hasard si le fait que « ça ne prend pas la tête » est souvent évoqué comme critère

d’appréciation du visionnage des séries en général. Pour Combes,

l’effet délassant de la spectature sérielle, […] contraste non seulement avec le temps du

travail mais aussi avec les loisirs extra-domiciliaires. Dans certains cas, il s’agit plus

précisément de « poser le cerveau » […] suspendre son jugement à propos de la série

regardée.61

Les éléments abordés dans ce chapitre permettent en fait de créer un rapprochement

entre l’expérience de visionnage des séries et la lecture de romans. Clément Combes observe

les amateurs de séries effectuer eux-mêmes cette comparaison.62 Le côté intime et souvent

solitaire de la pratique sérielle est sans doute le point de concordance le plus remarquable, mais

l’on peut évoquer aussi la similarité entre la structure en épisodes et celle en chapitres, ainsi

que la ressemblance des systèmes narratifs, basés chacun sur une temporalité longue. Ce qu’on

observe en définitive, c’est que les séries parviennent à lier d’une certaine manière le traitement

de l’intériorité propre à la littérature romanesque, avec le relâchement attentionnel, la relative

détente qu’autorise le défilement cinématographique. Et ce faisant, elles parviennent à donner

accès à l’intimité dans un effort relativement minime. C’est sans doute là une raison majeure

de leur succès.

60 Ibid., p. 122. 61 COMBES Clément, op. cit., p. 184. 62 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

46

Synthèse conclusive de la première partie

Nous avons donc essayé dans cette première partie de définir les spécificités de la série

télévisée comme forme artistique populaire, d’en comprendre les origines et d’en analyser le

succès. Pour mieux poursuivre notre réflexion et aborder la notion d’indistinction des séries,

imposons-nous un bref retour synthétique sur ce que nous avons observé jusqu’ici.

Nous avons vu tout d’abord quel avait été l’intérêt premier des séries télévisées pour les

programmateurs de télévision : leur capacité à fidéliser une audience, et à la rassembler à heures

régulières sur la chaîne. Autrement dit, elles sont l’accomplissement idéal de la logique de la

programmation télévisuelle. C’est pourquoi elles ont été dès le départ une source de recettes

publicitaires très importante, ce qui a conduit aux Etats-Unis à une rapide industrialisation de

leur production, et ce qui explique en partie pourquoi la fiction est reine à la télévision

américaine. Une télévision commerciale de divertissement, assumée comme telle, opposée à

une télévision « culturelle » française peu encline au développement de formes fictionnelles

prolongées. Car la surabondance fictionnelle représentée par les séries, ce « gavage fictionnel »

divertissant, remplit aisément les critères de la vulgarité. Et le divertissement est une notion en

elle-même fortement opposée à l’idée de distinction, symboliquement plus importante en

France qu’aux Etats-Unis, où c’est le pragmatisme qui l’emporte. D’où les immenses efforts

créatifs investis Outre-Atlantique dans cette poule aux œufs d’or que constituent les séries.

Face au réalisme (télévisuel) français fait d’information, d’actualités et de culture, la fiction

américaine se déploie, à travers les séries, comme culture de l’imaginaire. Et aujourd’hui, des

spectateurs du monde entier se passionnent pour cet imaginaire.

En France, cependant, l’environnement télévisuel est lui aussi devenu de plus en plus

commercial, avec l’augmentation des espaces de programmation dans les années 1970, et plus

encore après l’arrivée en 1984 de la première chaîne privée, Canal +. Ce qui a créé un terrain

propice au développement du marché des séries, immédiatement dominé par les américains,

largement en avance en termes de production. Leur domination se poursuit aujourd’hui, alors

que la fiction constitue l’un des enjeux essentiels des chaînes de télévision françaises. Et,

comme nous l’avons relevé, les chaînes poursuivant une logique commerciale sans volonté de

service public (TF, Canal +, M6) sont celles qui investissent le plus dans le format 52 minutes

et le format série, ce qui confirme l’efficacité commerciale des séries, assimilée bien avant nous

par les américains, et aujourd’hui mise à profit par les chaînes françaises. Les séries sont, en

outre, capables de créer l’évènement, chose qui fonctionne de moins en moins pour les films.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

47

Et dans un contexte de concurrence télévisuelle de plus en plus débridée en France, c’est

absolument cela que recherchent les chaînes de télévision.

Concernant le succès de la forme sérielle en elle-même, nous avons par ailleurs établi

que les séries contemporaines reconduisaient les principes de base du roman-feuilleton. Lequel

s’est développé au sein du mouvement de massification des pratiques culturelles à la fin du

XIXe siècle, mouvement qui remettait alors en cause le rapport raffiné (ou « cultivé ») à la

culture, revendiqué par la bourgeoisie. De sévères reproches contre cette forme fictionnelle

populaire étaient lancés, les mêmes qui viseraient par la suite les séries télévisées, comme celui

de constituer un « obstacle à la réalité ». Les formes feuilletonesques et sérielles nées au XIXe

siècle dans l’illégitimité, ont prospéré jusqu’à nos jours avec cette même réputation, qui est plus

largement celle des industries du divertissement.

En outre, nous avons vu que les séries fonctionnent encore aujourd’hui suivant le même

principe que le roman-feuilleton, à savoir en alternant l’innovation et de la répétition narrative

continuelle. La découverte permanente est mêlée à une familiarité confortable centrée autour

d’un univers fictionnel prééminent. Cet univers fictionnel exprime la véritable identité de la

série et c’est à lui que s’attache directement le spectateur. Il invite à une immersion dans

l’histoire, plutôt qu’à une appréciation distante de la représentation. Les séries proposent donc

un contact direct avec la représentation, avec un monde, qui lui-même s’appuie sur le monde

réel et social. Par des « effets de réel », et par des personnages très proches du public du fait de

leurs identités très détaillées, elles plongent leurs spectateurs dans leurs univers. Elles

fonctionnent ainsi dans une grande proximité avec leurs spectateurs, et leur médium d’origine,

la télévision, est lui-même un médium de proximité prédisposant son public à un retour sur soi,

en marge de l’espace public. De ce fait, et du fait que « la fiction est constitutivement attachée

à la présentation de l’intimité », les séries – qui sont des fictions en prolongement continuel –

sont particulièrement efficaces dans le traitement de l’intimité, et partant, dans l’exploration de

l’identité individuelle. Et ce que traduit leur succès actuel, c’est bien un besoin général

d’expression de l’intimité, qui rime avec une volonté tout aussi générale de manifestation de la

singularité. Cette exaltation de la singularité que l’on peut trouver dans la pratique des séries

explique sans doute en partie le fait que le discours à leur propos demeure pour l’essentiel

informel, et que contrairement aux arts consacrés (comme le cinéma) elles échappent encore

largement à une critique officielle.

Malgré le fait que les séries relèvent dans leur nature première du divertissement, et

malgré la distraction (par immersion) et la détente qu’elles représentent et par lesquelles elles

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

48

alimentent une industrie très lucrative, leur atout principal est sans doute de parvenir à lier cela

à un traitement aigu des identités par l’exploration de l’intime, de l’intériorité, à la manière de

la littérature romanesque. Divertissement et pertinence artistique viennent ainsi se conjuguer

sans contradiction, dans une exaltation de la singularité individuelle.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

49

2) Vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle

fictionnelle

a) Télévision et distinction : une antinomie fondamentale ?

Il serait presque un euphémisme de dire que les oppositions de classe s’expriment peu

à travers la pratique télévisuelle, tout du moins la pratique télévisuelle traditionnelle, via le

téléviseur. Pour comprendre cette idée, il nous faut tout d’abord revenir à Bourdieu. Ce dernier

observe en 1979 que « les rapports sociaux [sont] objectivés dans les objets familiers, dans leur

luxe ou dans leur pauvreté, dans leur ‘’distinction’’ ou leur ‘’vulgarité’’, dans leur ‘’beauté’’ ou

leur ‘’laideur’’ […] »1 Outre les objets, cette analyse vaut pour toutes les pratiques culturelles.

Ce que nous observons en revanche, c’est que ce phénomène semble se relativiser sur le plan

de la pratique télévisuelle. La raison est simple, mais s’explique difficilement : la télévision n’a

en tant que pratique culturelle aucune légitimité, et, comme le rappelle Esquenazi, « […] le

degré de légitimité des objets accentue ou diminue le poids des hiérarchies sociales […] ».2

Cela signifie que dans un médium illégitime comme la télévision, les rapports sociaux ne se

manifesteraient que de façon très relative. Cette légitimité ou illégitimité va de pair avec le

principe de la distinction développé par Bourdieu, et que nous avons déjà évoqué dans notre

introduction. Le sociologue résume ce principe comme suit : « Le goût classe, et classe celui

qui classe : les sujets sociaux se distinguent par les distinctions qu’ils opèrent entre le beau et

le laid, le distingué et le vulgaire, et où s’exprime ou se traduit leur position dans les classements

objectifs. »3 Si la télévision n’est pas légitime, cela veut donc dire qu’elle n’offre pas à son

spectateur de possibilité de distinction, c’est-à-dire que le jugement de goût s’y neutralise, et

que la position dans les classements objectifs ne s’y traduit pas, ou peu. Mais pourquoi cette

illégitimité ?

1 BOURDIEU Pierre, La distinction - critique sociale du jugement, Coll. « Le sens commun », Les Éditions de

Minuit, Paris, 1979, p. 84. 2 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, Coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2003, p. 64. 3 BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 6.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

50

Une vulgarité intrinsèque

En premier lieu, car (presque) tout le monde regarde la télévision. Le téléspectateur ne

peut donc pas se distinguer par le simple fait de visionner le petit écran. A contrario, le simple

fait de se rendre au théâtre ou à l’opéra – pour citer ces deux arts à la légitimité consacrée et au

public largement plus restreint – est en soi distinctif. Un spectateur de télévision ne peut ainsi

se distinguer que par les programmes qu’il regarde, sachant encore que la plupart des

programmes sont destinés à toucher le plus grand nombre. De par cette seule ambition, la

télévision est réputée « vulgaire ». Aussi les rapports sociaux ne peuvent s’y observer que dans

la mesure où les classes dominantes acceptent de se plier à la vulgarité intrinsèque du médium.

Ce qu’elles font… comme tout le monde. Ce sont pourtant elles qui véhiculent en premier lieu

ce discours méprisant sur la télévision que l’ensemble de la société a désormais intériorisé.

Cette vulgarité proclamée tend ainsi à niveler l’expression des jugements de goût et à faire de

la télévision un lieu social relativement consensuel. Tous les spectateurs, pour ainsi dire, y sont

logés à la même enseigne. Si la télévision est vulgaire, alors l’acte de la regarder l‘est tout

autant, et ne nécessite donc guère de discours ou de jugement. Quel que soit le programme

regardé, chacun regarde la même chose, à savoir la culturellement médiocre télévision. Si

certains regardent certaines émissions plutôt que d’autres, des programmes plus « esthétisants »

que d’autres, le langage courant associe « regarder la télé » à quelque chose de très général et

relativement indistinct. Regarder un programme culturel, ce sera toujours regarder la télé. Ainsi,

plutôt que dans une classe sociale distincte, c’est dans un ensemble indistingué, massifiant

pourrait-on dire, que l’on s’inscrit en regardant la télévision. Un lieu frustre où les jugements

n’ont guère de valeur.

Plaisir direct vs. distance ascétique : l’évidence de la télévision à l’encontre de

l’affirmation du goût

Pourtant, Suzanne K. Langer, citée par Bourdieu dans La Distinction4, observe que le

jugement a bien sa place dans la pratique télévisuelle de masse. Seulement, ce jugement est

d’une autre nature que le jugement de distinction : « aujourd’hui, dit-elle, où chacun peut lire,

4 BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 32.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

51

visiter les musées, écouter de la grande musique, au moins à la radio, le jugement des masses

sur ces choses est devenu une réalité »5. Mais ce jugement est différent de celui des élites : le

fait est que le jugement des masses porterait sur la réalité dépeinte par l’œuvre, tandis que c’est

la réalité de l’œuvre en tant qu’œuvre qui préoccuperait les élites. Le premier type de jugement

est neutre puisqu’il renvoie à une réalité partagée par tous et sur laquelle le consensus se crée

aisément. Le second prête beaucoup plus à débat puisqu’il implique l’expression d’une opinion,

d’une position, littéralement. La réalité de l’œuvre en tant qu’œuvre c’est le « grand art » des

élites, qui se mérite et surtout naît dans la distance : il ne saurait se limiter au plaisir facile de la

reconnaissance du « réel » dans la représentation. Cette autre façon d’appréhender une œuvre

– par le plaisir de la reconnaissance du monde réel représenté dans l’œuvre – c’est « l’illusion

naïve des masses », et cette illusion est effectivement avant tout un « plaisir ». On remarque en

effet une relation directe entre l’art populaire (le spectacle populaire) et le potentiel de plaisir

des œuvres. Tandis que « le regard pur [, lui,] implique une rupture avec l’attitude ordinaire à

l’égard du monde qui est par là même une rupture sociale. »6. Plaisir direct, contre distance

ascétique. La télévision fonctionne clairement selon le premier principe, celui du plaisir et de

la relation directe au monde représenté. Elle tend à lier le plus directement possible le réel et la

représentation qu’elle en donne. De même qu’elle établit une connexion extrêmement directe

avec son spectateur, tendant à l’impliquer sans cesse dans ce qu’elle lui montre. Cette mise au

contact du réel qu’offre ou plutôt semble offrir la télévision, tend à rendre caduque tout

jugement, puisque la question n’est jamais de savoir comment le réel est représenté, mais plutôt

d’observer ce qui du réel est représenté. Pas de mise en question, donc pas de désaccord

possible, et pas de distinction envisageable.

On peut en fait caractériser la télévision comme le lieu de rassemblement des « non-

initiés », que l’art distinctif de recherche formelle tient justement à distance.7 La télévision ne

sépare pas mais fédère, car elle est immersive et participative, et non pas initialement auto-

réflexive, méta-textuelle. C’est un spectacle populaire, tel que défini par Bourdieu : « le

spectacle populaire est celui qui procure, inséparablement, la participation individuelle du

spectateur au spectacle et la participation collective à la fête dont le spectacle est l’occasion. »8

La télévision fonctionne plutôt sur le mode de l’invitation et de l’interpellation directe du

spectateur, tandis que le formalisme bourgeois implique une certaine distance spectatorielle de

5 LANGER Suzanne K., « On significance in music », dans Aesthetic and the arts, Mc Graw-Hill Book Cy,

New-York, 1968, p. 183. 6 BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 32. 7 Ibid., p. 35. 8 Ibid., p. 36.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

52

rigueur. Un formalisme à l’opposé de l’esthétique populaire qui, pour paraphraser Bourdieu,

revendique un assujettissement de la forme à la fonction de l’œuvre, voyant entre l’art et la vie

une continuité.9 Cela rejoint exactement l’observation que nous faisions sur le lien direct que la

télévision tente de créer entre le réel et la représentation qu’elle en donne. La télévision veut

assurer la continuité (entre la forme et le sujet), non se présenter comme une représentation,

elle préconise l’immersion contre la distanciation, et elle relève en ce sens purement de

l’esthétique populaire, fondamentalement anti-distinctive. Collée au représenté, elle n’autorise

pas l’appréciation du représentant ; étant célébration d’elle-même, elle ne laisse place à aucune

dispute (qui viendrait gâcher la fête), et donc à aucune distinction qui en découlerait. Sa forme

va de soi, toujours ; et c’est cette évidence, cette suffisance, cette impertinente certitude d’elle-

même, qui ne laisse pas à son public le loisir de prendre position, d’affirmer son goût formel,

qui la rend illégitime.

Bourdieu résume comme suit cette opposition que nous venons de relever entre la

perception artistique des élites et la perception artistique populaire :

On pourrait dire que les intellectuels croient à la représentation – littérature, théâtre,

peinture – plus qu’aux choses représentées, tandis que le ‘’peuple’’ demande avant tout aux

représentations et aux conventions qui les régissent de lui permettre de croire ‘’naïvement’’

aux choses représentées.10

Encore une fois, la télévision n’est pas une pratique d’esthètes dans la mesure précisément où

elle ne se consomme pas dans la distance, mais bien plus au premier degré. L’image télévisuelle

est toujours regardée pour ce qu’elle montre, et non pour elle-même comme représentation.

Media de masse, elle véhicule ce qu’on pourrait définir comme une culture du contenu, transmis

par une forme simple et transparente. La forme n’est là que pour s’effacer devant le contenu.

Notamment par la « magie » du « direct », la télévision met en relation le spectateur avec une

réalité autre qu’elle-même – le représenté. Ce faisant, en tendant à rapprocher la vie et la

représentation, elle suscite un fort intérêt affectif. Il faut en fait se rappeler qu’il s’agit bien d’un

média ; et toute personne ou objet jouant un rôle de médiation se conçoit nécessairement au

premier degré, suscite la « croyance naïve », et affective. Cette posture spectatorielle va

entièrement à l’encontre de la posture légitimiste de l’élite.

9 Cf. Ibid., p. 5. 10 Ibid., p. 6.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

53

Un médium de non-publics

Dans ce contexte d’illégitimité intrinsèque au médium, le public de la télévision prend

une forme particulière : il est non-distinctif. Pour exprimer la même idée, Esquenazi emploie le

terme de « non différentiel ». Selon lui, ce type de public apparaît lorsque des « objets sont

dénués de toute légitimité ».11 Il en va de la musique populaire comme de la télévision.

Observons l’analyse du chercheur avant de la commenter :

Dans ce[s] cas, le champ ne paraît receler que deux positions. La première, légitime, dénie

aux objets concernés un intérêt quelconque ; la seconde, dont l’absence de légitimé fait une

non-position, est définie par l’intérêt, le goût ou même la préférence pour ces objets […] Il

pourrait être tentant de nommer les amateurs de soap-operas ou de romans d’espionnage

des ‘’non-publics’’ : non qu’ils ne soient pas des téléspectateurs ou des lecteurs, mais ils

sont partie négligeable de l’espace public, de l’espace de la discussion manifeste. Ils ne

disposent d’aucun discours constitué comme les amateurs de Van Gogh […] Que les

enquêtes montrent alors que c’est en incorporant l’objet à leur vie, à leurs préoccupations,

à leurs identités que ces ‘’non-publics’’ exploitent leurs objets préférés n’est aucunement

étonnant.12

La première position décrite par Esquenazi est celle des élites qui véhiculent le discours d’une

télévision vulgaire et sans intérêt, bien qu’ils la regardent. La seconde est la plus commune,

c’est la « non-position » du grand public qui ne développe pas de discours ou de jugement

formel mais s’attache simplement à la représentation télévisuelle. Les « non-publics »

incorporent l’objet de la représentation, tandis que les publics observent le support de la

représentation (le médium télévision), ou tentent de l’observer de l’extérieur, et le rejettent

comme illégitime. Et si le support lui-même est illégitime, les objets télévisuels (comprendre :

les programmes) ne sont pas dignes d’être considérés et jugés. Les véritables amateurs de

télévision, que l’illégitimité intrinsèque du médium n’affecte guère, sont donc ces non-publics

que décrit Esquenazi.

Et du fait qu’ils s’approprient l’objet télévisuel, ils ne s’inscrivent tout simplement pas

dans le jeu de la légitimation. Leur intérêt et leur goût pour l’objet ne trouvent pas leur

justification dans les discours et argumentations de l’espace public.13 Il est d’une autre nature

et ne se formalise pas en expression de goût. Leur appropriation de l’objet ne s’actualisant

11 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, Coll. « Repères », La Découverte, Paris, 2003, p. 110. 12 Ibid., p. 110-111. 13 ESQUENAZI Jean-Pierre, « Les non-publics de la télévision », Réseaux, 2002/2 n° 112-113, p. 338.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

54

jamais véritablement en interprétation, ils ne prennent pas position dans l’espace public. La

télévision ne serait ainsi pas un lieu de conflits de goûts. Les goûts similaires y demeurent entre

eux, sans se confronter aux autres. Comme le rappelle Esquenazi, s’appuyant sur Passeron, « la

culture populaire fonctionne par l’oubli de la culture des autres. »14

Pour mieux comprendre, pointons le fait que de manière plus générale, la massification

culturelle à laquelle se rattache le développement de la télévision, constitue une négation de

toute distinction possible par la manière d’user des biens symboliques. Car c’est une tendance

à l’instauration d’une manière unique de consommation, aucunement fondée sur un processus

d’acquisition singulier. Toute stratégie de distinction tend donc à devenir ineffective, car aucune

manière spécifique n’est réellement exprimable et valorisable.15 Même si cela change

aujourd’hui avec la délinéarisation des programmes et la multiplication des supports, le rapport

à l’institution télévisuelle a initialement tendance à être le même pour tous (bien qu’il ne le soit

jamais entièrement, il tend néanmoins à l’être). C’est un média de masse, pas donc de manières

(c’est-à-dire « de manières d'acquérir »16) plus légitimes que d’autres. Et pas donc de conflits

de goûts (c’est-à-dire de conflits de manières) exacerbés. Esquenazi va également dans ce

sens lorsqu’il affirme : « Il semble que la télévision, à la différence du cinéma, puisse être

regardée n’importe comment. »17 C’est bien ce qui fait qu’aucune manière particulière ne peut

être légitime ; il n’y a pas de norme quant à la pratique télévisuelle – car les normes sont établies

par les instances légitimes, et la télévision est en elle-même illégitime. Et à la maison, en

l’absence du regard des autres, chacun fait ce qu’il veut. Ainsi, en l’absence de positions

légitimes ou légitimantes, établies par une ou plusieurs normes de bon goût dans le champ de

la réception télévisuelle, ce n’est pas un public dominant que l’on y observe, mais bien plutôt

un ensemble de non-publics. Ces non-publics ne se manifestent pas, c’est ce qui fait qu’ils

n’existent pas comme publics. Le seul public véritablement constitué est bien celui qui fulmine

la télévision. Mais sa prise de position est sans valeur puisqu’elle ne rencontre que des non-

positions. Et c’est en ce sens que face à la culture légitime que ce public véhicule, l’indistinction

des non-publics massifs de la télévision constitue une menace certaine. Une menace, non au

sens conflictuel du terme, bien au contraire : une menace dans le sens, précisément, où elle tend

à annuler les conflits, et par conséquent les bénéfices sociaux que l’on peut en tirer (que tout du

moins le dominant en tire).

14 Cf. Ibid., p. 322., et GRIGNON C., PASSERON J.-C., Le savant et le populaire, Gallimard & Le

Seuil, Paris, 1989, p 92. 15 Cf. BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 70. 16 Ibid., p. 79. 17 ESQUENAZI Jean-Pierre, « Les non-publics de la télévision », Réseaux, 2002/2 n° 112-113, p. 328.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

55

Plaisir et divertissement contre bénéfice symbolique

En somme, comprenons que la télévision n’est pas le lieu opportun où « placer » ses

« investissements culturels »18, pour reprendre la terminologie de Bourdieu. Regarder la

télévision ne confère aucun bénéfice symbolique, contrairement à une sortie au théâtre par

exemple. L’institution théâtrale a tout d‘abord pour elle l’ancienneté ; par ailleurs, la rareté de

la sortie théâtrale lui confère un surplus de légitimité culturelle ; et en outre, elle est onéreuse,

et donc plus mondaine. Ajoutons un fait important : c’est un objet de dépense, donc de choix

sélectif, donc de distinction. Tout le monde possède simultanément ce qui est diffusé à la

télévision, tandis qu’une représentation théâtrale n’est réservée qu’à un groupe restreint de

spectateurs qui en ont l’exclusivité. La possession matérielle d’un tableau, pour poursuivre dans

cette idée, représente l’exclusivité totale et rend l’accès à l’œuvre on ne peut plus distinctif.

Moins il y a de spectateurs, plus ils détiennent exclusivement le « goût véritable pour cet

objet. »19 La télévision empêche bien sûr entièrement cela. Et, outre la possibilité d’une prise

de position par rapport à l’objet culturel (critère que nous venons de voir), la distinction

fonctionne sur la qualité d’appropriation de l’objet par la personne.20 Cette appropriation est

d’abord symbolique, mais peut également être matérielle, auquel cas le pouvoir distinctif de

l’objet se voit considérablement renforcé (c’est donc le cas de la peinture). Les programmes de

télévision ne permettent pas d’appropriation matérielle, et leur enchainement illimité, leur

manque de rareté constitutif, et plus généralement le manque de légitimité du médium, limite

considérablement la possibilité d’appropriation symbolique et le bénéfice qui en découle. On

ne peut pas faire sienne la représentation télévisuelle, en tirer un bénéfice symbolique, comme

on peut faire sienne une représentation théâtrale ou encore musicale.

Le fait est que le régime de valeur de la télévision est d’une autre nature que celui des

arts consacrés, dans la mesure où il ne s’appuie pas sur le critère de la légitimité, mais sur celui

du plaisir et du divertissement (synthèse d’immersion et de participation). Aussi, sur le plan

symbolique, la télévision reste de loin inférieure au cinéma dans la mesure où « le régime du

film est celui du choix (accompagné d’attentes cognitives et de normes sociales), celui de la

18 BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 93. 19 Ibid., p. 319. 20 Ibid., p. 320.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

56

télévision est celui du ‘’subi’’. »21 Résultat, alors que « l’acte d’aller au cinéma est

immédiatement confronté à un discours général et légitime sur le cinéma »22, celui de regarder

la télévision y échappe complètement. Et l’on considère encore largement le public télévisuel

comme étant « passif ».

Pourtant, cette passivité et le principe de plaisir véhiculé par la télévision tendent eux-

mêmes aujourd’hui à devenirs « légitimes », sous l’effet justement de la perte de légitimité

concomitante que connaît la haute culture.23 Ceci est lié notamment à l’essor considérable qu’a

pris la culture populaire depuis la seconde moitié du XXe siècle, et qui en fait semble neutraliser

l’idée de légitimité, rendant désormais l’analyse des pratiques culturelles en termes de

distinction peu pertinente.24 Glevarec nous éclaire sur ce phénomène :

Un des facteurs décisifs de l’évolution des pratiques culturelles et de leur sens est

l’extension et la diversification du champ culturel depuis l’après-guerre, et plus encore à

partir des années 1960 avec le déploiement des dispositifs médiatiques et des supports

matériels de la culture de masse. […] Cette diversification s’est accompagnée d’une

légitimation par les politiques culturelles des pratiques infraculturelles (rock, bande

dessinée) mais aussi des goûts d’avant-garde. Pour Koen Van Eyjck25, il s’agit là plus

généralement d’une autonomisation des produits culturels par rapport aux positions

sociales […].26

Autrement dit, les pratiques culturelles tendent à devenir indistinctives, indépendantes de toute

volonté ou possibilité de distinction sociale, dans la mesure où elles se multiplient et accèdent

chacune à la reconnaissance – pour ne plus employer le terme de légitimité. On assiste

également à ce que Glevarec nomme une « levée du contrôle social sur les pratiques culturelles

des individus les plus diplômés »27, c’est-à-dire que leurs pratiques culturelles ne sont plus

observées en fonction de leur capacité distinctive, et une culture légitime ne semble plus leur

être imposée d’avance. Le sociologue l’explique « par le fait que [ces individus diplômés] sont

aussi des consommateurs et des connaisseurs d’une culture médiatique à laquelle ils ne peuvent

pas grand-chose. »28 Et cette culture médiatique est bien sûr portée en premier lieu par la

21 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, Coll. « Culture Pop », Ellipses

Marketing, 2012, p.23. 22 ESQUENAZI Jean-Pierre, « Les non-publics de la télévision », op. cit., p. 324. 23 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, Coll. «

Monde en cours », Editions de l’Aube, Paris, 2013, p. 31. 24 Ibid. 25 VAN EYJCK Koen, « Social Differentiation in Musical Taste Patterns”, dans Social Forces, Vol. 79/3, Mars

2001, p. 1163-1185. 26 Ibid., p. 51. 27 Ibid. p. 55. 28 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

57

télévision, médium qui touche tout le monde et qui tend à niveler les impératifs de goût et de

distinction. La télévision apporte une culture commune à tous, classes supérieures comme

populaires, qui tous la regardent et partagent ce qu’elle offre gratuitement.29 De là la notion de

légitimité se perd, car aucun train de vie culturel ne demeure radicalement distinctif dans ce

contexte de diffusion massive de contenu culturel. Chacun est toujours relié d’une façon ou

d’une autre à cette culture médiatique que l’on pourrait qualifier péjorativement de « passive » ;

quelles que soient ses pratiques culturelles parallèles, chacun fera toujours partie de la même

masse spectatrice de télévision.

Si nous avons parlé de masse pour désigner le public de la télévision, il nous faut

cependant nuancer en rappelant que ce public est en même temps extrêmement fragmenté, dans

la mesure où les relations à la télévision sont très variées. Il s’agit donc d’une masse, non pas

dans le sens d’une unité spectatorielle (c’est tout le contraire), mais du fait que la structure de

l’espace social n’y est pas observable, la grande dispersion du public ne permettant pas la mise

au jour d’une organisation interne. Ce point est très important. Masse fragmentée plutôt que

structure organisée, donc.

29 Cf. GLEVAREC Hervé, dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et

nouvelles approches de la représentation du monde, Coll. « Mediacultures », Armand Colin, 2005, Paris, p.

92.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

58

b) Les séries comme exemple de la désinstitutionalisation des pratiques

culturelles

De la distinction à la différenciation : la fin de la légitimité culturelle totalisante

Aussi, dans cette masse, paradoxalement, c’est par l’individu que le social se met à faire

sens, comme le constate Danilo Martuccelli :

L’individu, à l’échelle de notre vie singulière, est devenu l’horizon liminaire de notre

perception sociale. Désormais, et c’est un paradoxe, dans un monde de plus en plus

globalisé et interdépendant, c’est en référence à nos propres expériences que le social fait

– ou non – sens.1

Si la culture s’est massifiée, les manières de l’appréhender sont en fait extrêmement

diversifiées, et c’est dans la variété des expériences que se joue aujourd’hui la différenciation

des individus, et donc que se construit une nouvelle sociologie. La « masse » culturelle est là,

mais les expériences sont multiples et constituent le lieu d’élaboration de l’individu et de sa

singularité. C’est précisément par cette variété d’expériences d’une culture que l’on pourrait

qualifier d’uniformisante, que les individus apparaissent, reconnaissant entre eux leurs

singularités. Dans ce contexte de prolifération élargie de références communes, véhiculées en

premier lieu par la télévision « la consommation personnalisée acquiert une nouvelle

légitimité ».2 Symptômes de ce phénomène, poursuit Martuccelli, l’« incroyable multiplication

de l’offre télévisuelle engendrée par le câble et la télé-numérique, et l’affaiblissement par voie

de conséquence, de la notion de grand public au profit de niches mouvantes et infidèles de

spectateurs. »3 La masse est donc une masse de singularités, d’individualités différentielles qui

ne forment pas un grand public, mais plutôt des communautés de spectateurs consommant

différemment des produits culturels aux propriétés similaires / mass-médiatiques. Ainsi

l’industrialisation culturelle, si elle « massifie » la culture, est aujourd’hui dans le même temps

productrice de singularité. Comme le résume bien le sociologue, élargissant ce constat à

l’ensemble de la production industrielle : « Hier, la production industrielle a été un puissant

facteur d’homogénéité et de massification ; désormais elle est une des sources structurelles de

l’expansion de la singularité. »4

Qui fait le constat, comme Danilo Martuccelli, d’une société singulariste, fait le constat

1 MARTUCCELLI Danilo, La société singulariste, Coll. « individu et société », Armand Colin, Paris, 2010, p. 7. 2 Ibid., p. 18. 3 Ibid. 4 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

59

d’une hétérogénéité du corps social. Le fait que l’individu est au cœur de la vision sociale

proposée par ce sociologue, ainsi que par de nombreux autres, implique également le constat

d’une relativisation des frontières de classes, un éparpillement individuel hors des sphères

sociales traditionnelles, et une remise en question profonde de l’analyse sociale traditionnelle.

Aujourd’hui la notion de légitimité n’a pas le même sens dans le cadre institutionnel que dans

le cadre social, c’est-à-dire inter-individuel. Il n’y a plus une légitimité culturelle englobante,

« holiste » (pour reprendre la qualification du modèle sociologique bourdieusien traditionnel),

liée à une hiérarchie sociale, mais une scission entre d’une part un légitimisme institutionnel

homogénéisant et en ce sens presque archaïque, et d’autre part un légitimisme social beaucoup

plus hétérogène, qui se manifeste sur des scènes sociales multiples.5 Ce type de légitimisme est

celui de la fin de la légitimité culturelle totalisante, dont le souvenir survit au travers de

nombreuses valeurs institutionnelles. Hervé Glevarec explique ainsi ce changement de

modèle dans l’analyse sociologique de la structure sociale :

[On observe la] fin du holisme de l’’’espace social’’ tel que soutenu par Bourdieu, puisque

le ‘’macrocosme social‘’ est diffracté en domaines et qu’un principe de souveraineté

autonome, propre à chaque domaine, ferme la domination entre les familles (domaines)

(tous les rois sont équivalents pour filer la métaphore du jeu de cartes). 6

Autrement dit, les différentes pratiques culturelles se libèrent largement du domaine

institutionnel pour se constituer en sphères autonomes, appréciables par elles-mêmes et en elles-

mêmes. La légitimité devient un principe interne à ces sphères, et non plus surplombant, ce qui

fait que la question de leur confrontation mutuelle ne se pose pas. Il n’y a plus une légitimité

de l’espace social, véhiculée par les institutions, mais des légitimités des sous-espaces sociaux.

Ceux-ci sont émancipés d’un légitimisme institutionnel, certes toujours actif, mais dont le cercle

d’application est désormais tout à fait limité (l’école en fait partie). Cette hétérogénéité de

l’espace social qui singularise et donne leur légitimité propre aux pratiques culturelles, signifie

aussi l’incommensurabilité de ces pratiques culturelles. Et cela implique également que la

conflictualité sociale contenue dans les objets culturels tend à être neutralisée. Aussi, à l’ère de

l’individu, on assiste à la fin des logiques de domination sociale par la culture, chaque pratique

culturelle est reconnue différente sans être opposée aux autres. Et c’est bien là la différence

entre la distinction d’une part, qui relève de ce principe de domination et de conflictualité, et la

5 GLEVAREC Hervé, La culture à l'ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction, op. cit.,

p. 57. 6 Ibid., p. 73.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

60

différenciation d’autre part, qui est d’une toute autre nature, plus « passive » et « tranquille ».7

Le modèle distinctif ne s’appliquant plus à la nouvelle structure sociale éclatée, c’est ce second

modèle, différentiel, qui est désormais valable. Il ne s’agit plus de se distinguer par ses pratiques

culturelles, mais de se différencier, c’est-à-dire d’affirmer sa singularité en tant qu’individu,

sans pour autant révoquer celle des autres. En ce sens, notre société contemporaine voit émerger

une sorte d’indifférence des individus aux pratiques culturelles qui ne sont pas les leurs.

Glevarec ne dit pas autre chose lorsqu’il constate la « valeur très relative de la ‘’négativité’’

dans la construction des goûts contemporains. »8 Pas de mépris de classe, mais de l’indifférence

individuelle.

Les genres culturels s’étendant, leur légitimation tend également à croître. Nous l’avons

évoqué, le domaine culturel n’est plus sujet à un holisme de la légitimité culturelle. Désormais,

le modèle sociologique dit de la « tablature » des goûts et des pratiques culturels rend compte

de

la distribution contemporaine des préférences en archipels de goûts, de l’articulation du

champ des pratiques culturelles en termes de genres culturels et de la valeur prise par des

jugements d’indifférence ou de tolérance entre les pratiquants des différents univers

culturels, de même que de la reconnaissance culturelle qui affecte ces genres culturels.9

L’idée d’archipel illustre parfaitement l’isolement de chaque goût individuel, séparé des autres

non par une barrière conflictuelle, tentant d’établir une distinction sur un même territoire, mais

par le simple fait qu’elle constitue un territoire différent, un monde autre, « naturellement »

séparé et accepté comme autre. Il n’y a donc pas lieu d’une lutte pour le territoire du goût : les

territoires sont reconnus multiples. Holisme vs. singularisme.

Hétérogénéisation des pratiques culturelles et baisse de la domination symbolique

En dépit de l’omniprésence d’une culture populaire, contre l’effacement d’une culture

plus « savante », qui est en fait le constat de la massification culturelle, certaines analyses nous

permettent de comprendre que l’opposition entre dominant et dominé se voit aujourd’hui

dépassée, remplacée par une autre : celle entre éclectisme et exclusivité. Le modèle de

« l’omnivore », issu des travaux de Robert Peterson, se présente ainsi comme la nouvelle forme

7 Cf. Ibid., p. 98. 8 Ibid., p. 41. 9 Ibid., p. 46.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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de manifestation des classes supérieures :

Le mouvement décrit par R. Peterson10 est un double mouvement (soit deux pyramides

inversées) : une hétérogénéisation des goûts dominants et une segmentation des goûts

populaires. […] Les catégories supérieures ont des pratiques éclectiques sous l’angle des

musiques savantes et populaires tandis que les catégories inférieures sont exclusives dans

leur choix.11

Ainsi la culture mass-médiatique est bien consommée par tous, mais pas de façon exclusive par

tous. Les classes supérieures seraient plus éclectiques dans leurs pratiques. Et comme ces

classes supérieures reconnaissent la culture populaire, un bouleversement se crée dans l’échelle

des valeurs, dans la mesure où tout tend à se valoir. Ainsi, c’est tout le régime de valeur

institutionnel et distinctif qui est mis en branle, comme le souligne Glevarec :

[…] la situation contemporaine d’extension de l’offre culturelle et la pluralisation des

situations de pratique des loisirs diversifie les régimes de valeur et modifie le modèle

institutionnel et distinctif, tout autant que son envers, le modèle populaire et ‘’ordinaire’’

de consommation culturelle.12

La distinction entre les classes ne concerne plus la nature de leurs pratiques, mais leur variété.

Il n’y a plus un seul type de pratique légitime, et un seul type populaire, tout est populaire et

légitime à la fois, et tout peut potentiellement se valoir. Ce qui importe, c’est la singularité de

la manière de consommer et l’éclectisme des goûts. Globalement, on observe donc une

hétérogénéisation des pratiques culturelles et une tendance à des « pratiques moins

conventionnelles, plus ludiques, festives, participatives »13 remarque encore le sociologue.

L’institutionnel englobant se sépare de plus en plus des « scènes sociales ‘’ordinaires’’ » où se

conçoit désormais une alternative à la légitimité « objective », un légitimisme hétérogène où

régimes de valeur distinctif et populaire se confondent.14 Cela n’est pas sans lien avec le

relâchement du contrôle social, par lequel on assiste à l’affaiblissement de l’idée que haut

niveau d’éducation et pratiques cultivées sont liées. Les individus semblent plus libres de se

déterminer culturellement, puisque la position sociale est de plus en plus détachée des pratiques

culturelles.15 Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de hiérarchie, mais celle-ci s’est déplacée à

10 PETERSON Richard A., « Understanding audience segmentation : From elite and mass to omnivore and

univore », dans Poetics : Journal of Empirical Research on Literature, Media and the Arts, vol. 21, 1992, p.

254. 11 GLEVAREC Hervé dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 89. 12 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 22. 13 GLEVAREC Hervé dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 90. 14 Cf. Ibid., p. 91. 15 Cf. Ibid., p. 92.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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l’intérieur des genres culturels eux-mêmes, comme nous l’avons évoqué. « Chacun son genre »,

les genres sont incommensurables et représentent chacun des ordres de légitimité différents.

Mais à l’intérieur de ces genres existent des hiérarchies de valeur.16

De façon générale, la domination symbolique semble aujourd’hui beaucoup moins

efficiente que par le passé : « les inégalités socio-économiques ne sont plus aussi tenues que

par le passé par des formes de domination symbolique » indique en effet Glevarec.17 C’est ce

qu’on a appelé après Chaney18 le « tournant culturel » de nos sociétés. Il s’agit là du phénomène

qui affecte les pratiques culturelles et leur légitimité dans le contexte contemporain où les

catégories supérieures consomment des biens ‘’populaires’’ (considérés tels dans la

précédente conjoncture) sans que ces biens aient une légitimation culturelle significative

aux yeux des sociologues.19

Autrement dit, la sphère culturelle s’émancipe de la sphère sociale, et les pratiques culturelles

s’hétérogénéisent, se décomplexent pourrait-on même dire. La culture relevant du symbolique,

cette émancipation signifie directement que le principe de domination se voit neutralisé, car

celui-ci relève d’une logique de conflictualité sociale. Or la sphère culturelle actuelle n’est pas

celle du conflit, puisqu’au contraire, comme nous l’avons dit, si tout est différent rien n’est

distinctif, et tout se vaut potentiellement. S’inscrire dans une pratique culturelle ne signifie plus

véritablement s’inscrire dans une position sociale. Ainsi ce que l’on gagnerait sur le « marché »

culturel n’est pas valorisable sur le marché socio-économique. La domination socio-

économique est donc moins liée à une domination symbolique qui aurait été construite sur le

marché des pratiques culturelles, puisque ce marché est plus autonome.

Du programme au contenu : mass-medias démassifiés, pratiques audiovisuelles

individualisées

Désormais donc, bien au-delà de sa classe sociale d’appartenance, l’individu est au

centre de ses pratiques culturelles. C’est en ce sens que Laurence Allard constate une « dé-

massification tendancielle des culturemédias, se traduisant notamment par une logique souvent

qualifiée d’auto-programmation et d’auto-médiation culturelles […]. »20 L’individu choisit

16 Cf. Ibid., p. 94. 17 Cf. Ibid., p. 97. 18 CHANEY David, The cultural turn, Routledge, Londres, 1994. 19 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 39. 20 ALLARD Laurence dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 145.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

63

singulièrement sa façon de consommer des biens culturels, et cela s’observe spécifiquement

dans les contenus audiovisuels, qu’il programme comme il l’entend. Les médias de masse de la

culture (ou « culturemédias » comme les appelle Allard) se « démassifient » donc au profit de

l’individu. Et cette individualisation est en grande partie le fait d’Internet, qui en regroupant les

médias de masse et en les délinéarisant, les adapte au désir et à la disponibilité des individus

programmateurs. Dans ce contexte, peut-on encore dire que les « culturemédias » sont des

médiateurs de la culture ? La question se pose, l’individu tendant à être de plus en plus son

propre médiateur.

Clément Combes souligne également dans ses travaux l’importance du phénomène de

démassification de la réception.

Aujourd’hui peut-être plus qu’hier, la multiplication des dispositifs audiovisuels tombés

entre nos mains, en particulier propres à la conservation des contenus, amène plus

naturellement à s’intéresser à ces dimensions matérielles et pratiques de la spectature. Les

récentes conditions médiatiques et techniques ont en effet concouru à la ré-instauration du

lien réception/usage que les médias de masse, selon Sonia Livingstone, avaient altéré […]

Livingstone voit par là le retour à un état de fait pré-massmedia, lorsque « l'usage et la

réception étaient plus intimement connectés, de sorte que la réception pouvait à un certain

degré être déduite des activités participatives des publics, dans des contextes sociaux

d'engagement ou d'usage particuliers » 21 22

Autrement dit, le spectateur a aujourd’hui les moyens de s’approprier les contenus audiovisuels,

de les sortir en quelque sorte du flux médiatique, et en somme de créer un rapport singulier à

ces objets culturels. Au-delà d’une simple consommation, on peut dire que le spectateur en fait

usage. De la manière dont il l’entend donc. Cette liberté permise dans l’usage est ce qui définit

l’individualisation des pratiques audiovisuelles, les objets audiovisuels se voyant d’une certaine

façon émancipés de leur média de diffusion originel. Cette « émancipation » s’est faite

progressivement, au gré des évolutions technologiques, et si l’on suit les analyses de Combes,

tout commence avec l’arrivée du magnétoscope dans les foyers dans les années 1980.

Permettant l’enregistrement et le stockage sur support matériel de programmes télévisés, il

constitue la première innovation venant mettre en péril la linéarité de la diffusion : « l’entrée

du magnétoscope dans les foyers entame progressivement la linéarité de la diffusion télévisuelle

21 LIVINGSTONE Sonia, “The Challenge of Changing Audiences: Or, What is the Audience Researcher to Do in

the Age of Internet”, dans European Journal of Communication, n° 1, p. 75-86, 2004, trad. Clément

Clombes. 22 COMBES Clément, La pratique des séries télévisées. Une sociologique de l’activité spectatorielle, thèse de

doctorat, dir. Cécile Méadel, ENS des Mines de Paris, 12 septembre 2013, p. 28-29.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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au travers d’usages visant à leurs débuts essentiellement à différer la consommation des

programmes extraits de cette source diffusante. »23 Ce premier bouleversement technologique

entraînera ce qu’Olivier Donnat appelle une « logique de capitalisation des images »24,

observable dans « les chiffres relatifs à l'achat et à la location de vidéos ainsi que [dans] la

rapidité avec laquelle de nombreux Français ont constitué d'importantes vidéothèques ».25 Les

spectateurs commencent donc à stocker les images, à les posséder littéralement, ce « qui peut

apparaitre comme une tentative d'échapper à la "culture du flot" »26 souligne encore le

chercheur. Après la VHS et le DVD, viendront encore le DivX pirate téléchargeable sur Internet,

la VOD, la Replay TV, des technologies et modalités d’usage qui contrecarrent sans cesse la

linéarité de la diffusion, favorisant le passage de la logique de programmation à celle d’auto-

programmation, et « concrétisant le déplacement rhétorique opéré par les industries culturelles,

substituant au terme « programme » celui de « contenu ». »27 L’appellation de contenu, par

rapport à celle de programme, est en elle-même éloquente en ce qu’elle implique une plus

grande malléabilité, une plus grande indétermination de l’objet, et une plus grande liberté

laissée dans sa consommation.

En somme, aujourd’hui, comme le relève Olivier Donnat dans son étude sur les

pratiques culturelles des français, la progression générale du multi-équipement participe

pleinement du phénomène d’individualisation, dans la mesure où les usages se voient

diversifiés et peuvent désormais sortir de l’espace domestique.28 Le développement des

appareils nomades fait en effet qu’on ne constate pas de repli des ménages sur l’espace

domestique.29 La délinéarisation est donc véritablement spatiale, puisque la diffusion n’est plus

localisée ni sur un unique média, ni sur un seul espace (le foyer), mais dans le lieu souhaité par

le spectateur, et au moment donc où il le souhaite. L’étude de Donnat montre que « les jeunes

sont dans l’ensemble mieux équipés »30 que les générations plus âgées. De ce fait, on peut dire

que c’est avant tout eux qui mènent la dynamique de l’individualisation, laquelle passe par une

sortie du mode de consommation traditionnel qu’offre la télévision.

[…] l’internet entretient aujourd’hui, à l’échelle de la population française, une relation

avec les pratiques culturelles traditionnelles radicalement différente de la télévision qui

23 Ibid., p. 30. 24 DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique. Enquête 2008, La Découverte,

Paris, 2009, p. 63. 25 Ibid. 26 Ibid. 27 COMBES Clément, op. cit., p. 32-33. 28 DONNAT Olivier, op. cit., p. 24. 29 Ibid., p. 24-25. 30 Ibid., p. 31.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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demeure, aujourd’hui comme hier, le média de prédilection des personnes centrées sur

l’espace domestique.31

Autrement dit, la consommation audiovisuelle délinéarisée va parfaitement à l’encontre du repli

sur l’espace domestique. Et on remarque qu’alors que la notion de sortie, de mouvement hors

de chez soi, est associée à la jeunesse, l’immobilisme s’associe plus aisément à la vieillesse.

Aussi les usages numériques « mobiles » ont une tendance jeune, tandis que la télévision est

plus conservatrice dans son image. Les jeunes sont plus éparpillés, et c’est pourquoi il n’est

finalement pas étonnant de voir leurs pratiques aller dans ce sens de l’éparpillement, de

l’exploration de la singularité, tandis que la vieille télévision, consensuelle, est celle qui tend à

fédérer, à massifier. Et sans doute la massification exige-t-elle plus de valeurs communes. C’est

pourquoi l’exaltation des valeurs singulières que connait la société actuelle va dans le sens de

la démassification.

Une télévision « sortie d’elle-même » qui gagne en légitimité

Cela ne veut pas dire que la télévision est regardée par de moins en moins de personnes.

Au contraire, elle reste regardée par l’immense majorité de la population. Si « la proportion de

français regardant la télévision tous les jours ou presque a fortement progressé depuis 1997

(87% contre 77%) »32, c’est aussi parce que les programmes ne sont plus regardés uniquement

sur le téléviseur, mais sur d’autres terminaux (ordinateurs, tablettes, téléphones…), autrement

dit hors de l’institution télévisuelle traditionnelle (mais avec elle). Les usages que l’on nomme

délinéarisés se sont, comme nous l’avons vu, largement développés, et sans supprimer la

télévision, ils la rendent si l’on peut dire protéiforme. Aussi, regarder des séries télévisées sur

un ordinateur en streaming, c’est toujours regarder des séries télévisées. Mais c’est le faire dans

un cadre non traditionnel, désinstituonnalisé, « démassifié » pourrait-on dire. Comprenons

individualisé.

Ce changement de nature de la télévision – qui semble en un sens perdre de son emprise

sur le spectateur – est sans doute également à l’origine d’une relative chute de la méfiance des

catégories supérieures envers ce médium. Pour en revenir spécifiquement aux séries, Donnat

relève que certaines séries, comme Desperate Housewives, sont plus regardées – sur le support

31 Ibid., p. 60. 32 Ibid. p. 71.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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télévision – par des faibles consommateurs de télévision que par des gros consommateurs, « ce

qui confirme que le succès de certaines séries au cours de la dernière décennie tient en partie

au recul des préventions des milieux diplômés à l’égard de la télévision dans les générations de

moins de 45 ans »33 Car le régime du « subi » tend à disparaître de plus en plus de la télévision,

pour laisser place à celui du choix, permis par les différentes formes de consommation

aujourd’hui offertes par l’institution télévisuelle (et regarder la télévision « via la Télévision »

fait partie des choix possibles). De ce fait la télévision gagne en légitimité.

La consommation télévisée en direct des séries n’est en effet qu’une des formes possibles

de leur consommation, eu égard à l’usage permis par le téléchargement ou le visionnage en

streaming qui autorise les individus à organiser leur consommation selon des temporalités

choisies. Elle manifeste un déplacement des pratiques de visionnage dans l’espace

domestique ‘’entamant la légitimité de la salle’’.34

Ce gain de légitimité de la télévision, dû au fait qu’elle sort d’une certaine façon d’elle-même

en s’invitant sur d’autres supports, entraîne donc une perte de légitimité de la salle de cinéma.

Car les exigences de consommation de programmes changent. Alors que le spectateur des

nouveaux médias, avec la possibilité qu’il a d’interrompre et de reprendre le visionnage à sa

guise, est maître de la projection, celui de cinéma est cantonné à un espace et une temporalité

préétablie. Le cinéma demeure une institution, tandis que les séries télévisées s’inscrivent dans

un mode de consommation désinstitutionnalisé, éparpillé, sans support préétabli. Leur contact

avec le public est donc plus personnalisé. C’est qu’Internet a changé la donne, en agissant

comme court-circuit d’un média de masse, dont les séries constituaient la forme la plus

représentative. Si les séries sont à l’origine le pur produit de la télévision, elles ne lui

appartiennent donc plus. Et c’est sans doute parce que la télévision ne s’appartient plus à elle-

même ; parce qu’est « sortie d’elle-même » comme nous le disions.

Aussi Hervé Glevarec entérine-t-il le constat d’une émancipation des séries par rapport

à la (vieille) télévision :

La télévision est, dans une grande majorité des cas pour les jeunes générations, contournée

comme média de diffusion. Autrement dit, la télévision pourrait bien n’être dans le cas des

séries qu’un support précurseur (les premières séries ont été consommées via la télévision

comme programme, puis via le téléviseur comme support grâce au magnétoscope) et un

financeur et non nécessairement son média par définition.35

33 Ibid., p. 95. 34 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 15. 35 Ibid., p. 47.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Et le sociologue d’en déduire que « l’émancipation de la télévision est sans doute la condition

et la manifestation de la constitution de la série comme genre, affranchi d’un rapport

d’infériorité par rapport au film de cinéma. »36 Ainsi la série cesse d’être illégitime, en devenant

un genre en elle-même, elle vient dépasser la question de la légitimité. Comprenons, en se

libérant de la télévision, elle cesse d’être un sous-genre de ce médium, mais devient un art

autonome, quelque chose de simplement différent du cinéma. La série accède précisément au

différentiel, au singulier, sortant de l’indistinction qui enveloppait la télévision. Et on peut peut-

être même dire que c’est bien ce statut de pratique différentielle/singulière qui devient légitime,

et non véritablement la série en elle-même.

Autonomie spectatorielle et individualisme expressif

C’est donc parce qu’elle autorise une grande liberté de visionnage que la série est

aujourd’hui différenciative et singularisante : chacun son rythme, chacun son style (de série

mais aussi sa façon de la regarder), et c’est d’ailleurs ce qui définit en bonne partie la nature du

plaisir sériel. Glevarec confirme :

Le paradoxe du plaisir pris aux séries par les amateurs tient en ceci qu’il est fortement

appuyé sur la liberté de visionnage qui leur a été permise : quasi-simultanéité de la sortie

américaine et du visionnage domestique, diffusion libérée des contraintes de calendrier et

d’horaire de la grille et, qui plus est, du téléviseur.37

Les séries se regardent aujourd’hui de façon autonome, et c’est dans cette autonomie

spectatorielle que se situe leur plaisir propre. Jouissance de l’individu libre (de faire ce qui lui

plaît en tant qu’individu).

Ainsi, il n’y a pas de lieu spécifique où se regardent les séries et où se construit une

expérience culturelle collective, mais des lieux culturels dispersés. Glevarec poursuit en ce

sens :

Si l’ordinateur connecté à Internet provoque une convergence des pratiques, il accentue

aussi ce qu’on pourrait appeler la ‘’fin du lieu culturel’’, entendu par analogie avec la

disparition du ‘’lieu anthropologique’’ décrite par Marc Augé, à savoir la dissociation d’un

genre culturel et d’un espace de pratiques.38

36 Ibid., p. 48. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 49.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Avec les technologies numériques, les pratiques culturelles – et particulièrement les séries –

tendent donc vers l’individualisation ; elles deviennent personnelles, presque intimes. Créant

une proximité inédite avec le spectateur en se plaçant hors de tout espace institutionnalisé, elles

créent la possibilité d’une intimité fictionnelle. C’est donc un nouveau régime de valeur de la

consommation culturelle qui se crée, et ce de façon patente dans le domaine audiovisuel avec

les séries, lesquelles s’éloignent « à la fois du régime cinéphilique de l’œuvre unitaire courte en

salle et du régime télévisé de l’œuvre insérée dans une programmation et un calendrier. »39 Et

le chercheur de conclure : « tout semble indiquer une désinstitutionalisation d’une pratique

audiovisuelle dans ses usages comme dans ses valeurs. »40

C’est que les séries ne nécessitent pas de consommation organisée : celle-ci se décide

au pied levé, au gré du désir individuel, par essence non programmable. Chose que ne permet

pas la séance de cinéma qui est prévue et fixe. La consommation dans la pratique filmique n’est

en ce sens pas « libérée » comme l’est celle des séries télévisées, qui ont cessé d’avant tout

exister dans un lieu institutionnel. La consommation sérielle est libérée parce qu’elle est au gré

de l’individu et du désir singulier qui l’anime. Les séries offrent en effet par rapport à la

télévision et au cinéma une « troisième voie », pour reprendre les mots de Glevarec, « qui

articule fréquemment temps choisi, durée limitée, écran nomade et individualisation. »41 Et

cette troisième voie, cette manière alternative de consommer les séries en dehors de leur

programmation télévisuelle, sur les différents supports permis, est une caractéristique

fondamentale du goût pour les séries. De là, le sociologue élargit son point de vue pour faire le

constat, à partir du micro-exemple des séries télévisées, « de la dé-spécialisation des supports

et de la dé-linéarisation du temps des pratiques culturelles par rapport à leur exercice réglé,

jusque-là. »42 Les séries s’inscrivent donc dans un phénomène socio-culturel plus large qui voit

les pratiques culturelles se libérer de leurs institutions de diffusion (qui sont aussi celles qui

contribuent à leur production), pour tendre à être de plus en plus possédées par leurs spectateurs.

On le voit donc à travers l’exemple idéal-typique des séries, tout concourt à dire que la

culture de masse se singularise de plus en plus, à travers des pratiques digitales délinéarisées et

personnalisées.43 Les pratiques culturelles, et particulièrement celle des séries télévisées, en

étant de plus en plus singularisantes, permettent ainsi d’exprimer l’individualité des spectateurs.

39 Ibid. 40 Ibid. 41 Ibid., p. 62. 42 Ibid., p. 63. 43 ALLARD Laurence dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 146.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Une individualité expressive et « réflexive »44, dont la manifestation et la reconnaissance sont

devenues une revendication forte dans la société contemporaine. Une société de

« l’individualisme expressif », selon l’expression de Laurence Allard, où « les individus se

découvrent comme sujets »45, et ce faisant prétendent s’exprimer comme tels. Un sujet ne se

voulant pas déterminé par des cadres prédéfinis, il entend en effet définir lui-même ses espaces

de construction identitaire, d’élaboration de soi. D’où une sortie des cadres institutionnels qui

définissaient jusqu’ici bon nombre de pratiques culturelles. En matière audiovisuelle, la

nouvelle donne se situe dans les pratiques de partage et d’échange de films et séries via Internet,

véritable « technologie de singularisation de la consommation culturelle » (46). 47

Dans ce contexte d’appropriation de plus en plus prononcée des contenus culturels, doit-

on aller jusqu’à parler de publics coproducteurs ? Si la distance entre le/les créateur(s) et le

public reste réelle, la question mérite d’être soulevée. Avec le paradigme de l’« expressivisme »,

les publics se rapprochent en effet au plus près des œuvres elles-mêmes pour aller parfois

jusqu’à y prendre part – c’est le cas de la pratique du fansubbing, où des spectateurs sous-titrent

eux-mêmes, et par équipe, les contenus avant de les partager. Il ne s’agit plus simplement de

recevoir et d’apprécier les œuvres, mais quelque part de s’exprimer avec elles.48

Les séries : symptôme d’une vie sociale personnalisante

Cet expressivisme constaté par Allard rejoint les observations de Martuccelli sur la

personnalisation des conflits sociaux. On remarque en effet que c’est aujourd’hui l’individu qui

est au centre des conflits, et non le groupe social. La singularité de chacun est désormais au

cœur des luttes, plus que l’unité d’un groupe. Martuccelli explique :

Les conflits de personnalités déplacent les conflits de positions. Résultat : la vie sociale est

plus affective qu’auparavant, et chaque tension – professionnelle, politique, intime – se

leste d’un supplément d’émotion, puisque chaque conflit se vit comme le fruit d’une

relation singulière ayant mal tournée.49

44 Cf. GIDDENS Anthony, Modernity and self-identity - Self and society in the late modern age, Polity Press,

Londres, 1991. 45 ALLARD Laurence dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 152. 46 STIEGLER Bernard, De la misère symbolique : Tome 1. L'époque hyperindustrielle, Coll. « Incises », Galilée,

Paris, 2004. Cité par ALLARD Laurence, op. cit. p. 167. 47 ALLARD Laurence dans MAIGRET Éric, MACÉ Éric, op. cit., p. 167. 48 Ibid., p. 169. 49 MARTUCCELLI Danilo, Op. cit.,p. 21.

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Cette affectivité de la vie sociale se manifeste notamment dans la forte consommation des séries

télévisées, forme de l’intime comme nous l’avons vu. Et forme de l’affectif donc, car c’est dans

l’intimité que les émotions intérieures s’exposent, et que l’individu se dévoile. Les séries

permettent de penser l’intime disions-nous dans notre première partie, et donc de penser

l’individu, et la singularité de ses affects. On peut dire que les séries décortiquent les relations

humaines, celles-là mêmes qui semblent aujourd’hui socialement prévaloir sur les conflits de

classe. L’individu singulier est au centre des conflits. Comme le résume bien Martuccelli : « la

perception de la vie sociale ne cesse de se personnaliser ».50 Et, poursuit le sociologue, « nous

vivons la ‘’grande société’’ au travers de plusieurs ‘’petits mondes’’. » 51 Ces petits mondes, ce

sont notamment ceux des séries télévisées, ces « vues sur des univers »52, comme nous les

qualifions dans notre première partie.

C’est pour cela que l’on constate également une primauté du « regard singulier ».

Chacun construit son regard et revendique une lecture des œuvres selon sa propre expérience,

selon sa singularité.53 De même, la notion de choix devient centrale. Cela s’inscrit dans la quête

expressive qui semble caractériser notre époque. Martuccelli souligne également un

« approfondissement de notre sensibilité esthétique à l’univers social » qui se manifeste dans

notre attirance pour les « ambiances », les « moments » singuliers.54 La valeur des activités

vécues serait ainsi très largement associée à l’ambiance qui les a entourées. Et là encore, les

séries télévisées viennent exemplifier ce constat. Elles constituent en effet un espace idéal à la

création d’ambiances singulières, de moments spéciaux, car de moments intimes, personnalisés.

Regarder une série est d’ailleurs souvent décrit comme un « moment à soi ». Autrement dit un

moment désinstitutionnalisé…

Et de manière générale, cette désinstitutionalisation des pratiques culturelles que l’on

constate découle d’une désinstitutionalisation plus large, celle des trajectoires sociales des

individus. Martuccelli relève ainsi :

[..] nous aurions transité d’une société imposant une trajectoire fortement institutionnalisée

aux individus (avec des étapes très standardisées : formation, emploi, retraite) à une

individualisation des parcours, s’appuyant sur un accroissement de cercles sociaux, de

trajectoires moins formatées, le tout enveloppé par une large reprise des thèmes romantico-

identitaires, jusque-là seulement réservés à une minorité, se traduisant par une sorte de

50 Ibid. 51 Ibid., p. 24. 52 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 114. 53 MARTUCCELLI Danilo, Op. cit.,p. 21. 54 Ibid., p. 26.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

71

massification du projet d’exploration de soi.55

Quoi de moins surprenant, dans ce contexte, que le fait que les pratiques culturelles sortent des

cadres institutionnels traditionnels, comme la télévision pour les séries ? Ce changement dans

les pratiques culturelles que nous tentons d’appréhender ici est donc bien à l’image d’un

changement social global.

Nous avons jusqu’ici beaucoup parlé d’individualité, d’individualisation, mais nous

n’avons pas employé le terme d’individualisme. Nous lui préférons celui de singularisme, qui

même s’il s’appuie sur la notion d’individualité s’en distingue nettement. La distinction entre

singularisme d’une part, et individualisme d’autre part tient en ceci : le second prend la forme

d’une compétition, d’une comparaison entre les individus, tandis que le premier est « une

affirmation paisible et sereine de soi-même ».56 Comme y insiste Martuccelli, dans « une société

ayant généralisé le salariat, le plus important tourne autour de la singularité et

l’incomparabilité. »57 Autrement dit, les individus ne semblent plus concourir pour une même

chose, mais aspirent à s’affirmer selon des voies singulières. La compétition n’a donc pas lieu

d’être, et la notion de comparaison perd de son sens. Il n’y a pas d’individualisme, il y a des

individus singuliers. Cela rejoint l’idée que nous avons développée, selon laquelle les séries ne

sont pas un objet de distinction, d’affirmation d’une légitimité (et d’une illégitimité opposée),

mais d’un plaisir personnel, intime et ne donnant pas forcément lieu à un discours (distinctif).

Incomparabilité et singularité semblent rejoindre très bien l’idée de « non-public » exposée plus

haut. Dans le singularisme, il s’agit de s’ajuster avec soi-même et non par rapport aux autres,

tout comme la pratique des séries est avant tout un rapport à soi et non véritablement une

confrontation avec le goût des autres.

En dernière analyse, explique Martuccelli, « les conflits sociaux [ajoutons que la

distinction en est la marque] ont besoin d’une bonne dose d’impersonnalité, contre laquelle

conspire justement la personnalisation rampante des relations propres au singularisme. »58

Autrement dit, la personnalisation des relations sociales entraîne une neutralisation du principe

de distinction et plus généralement une neutralisation des frictions sociales. Par le fait que tout

se personnalise ainsi, que la singularité des individus tende à devenir le fondement des rapports

sociaux, toute chose devient incomparable, les frictions se neutralisent d’elles-mêmes, et tout

tend à l’indistinction. Le goût répandu pour les séries n’est qu’un symptôme de ce phénomène.

55 Ibid., p. 37. 56 Ibid., p. 50. 57 Ibid., p. 51. 58 Ibid., p. 62.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Dans ce contexte, il convient de questionner le lien qu’entretiennent désormais la culture

et les rapports sociaux. Glevarec se demande ainsi « quelle valeur sociale ont dorénavant la

culture expressive et l’identité culturelle des individus au regard de leurs positions

sociales ? »59. Ce qui revient à se demander si les positions sociales sont encore le critère le plus

pertinent pour appréhender aujourd’hui l’identité sociale. Le sociologue évoque alors la

séparation entre la sphère culturelle d’une part et la sphère sociale d’autre part, la première

semblant jouer un rôle insoupçonné dans le façonnement de cette identité sociale :

[…] On le voit, à mesure que le champ culturel se développe, à la sphère sociale chère aux

sociologues s’adjoint une sphère culturelle dont la difficulté est d’en dire socialement la

valeur. […] l’hypothèse de la pluralisation, de l’adjonction ou de la diversification de

l’identité sociale par les pratiques culturelles peut être sérieusement posée eu égard tout

simplement à l’accroissement historique des pratiques culturelles et de l’amateurisme

passionné.60

Autrement dit, peut-être que l’identité sociale se penserait aujourd’hui mieux à travers

l’observation des pratiques culturelles, qu’à travers celle des positions sociales.

59 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 125. 60 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

73

c) Au-delà de la légitimation : la fiction contre la distinction

Une expérience collective persistante mais singularisante

Mais la singularisation ne signifie pas la fin des dénominateurs communs. C’est là la

confusion majeure que l’on pourrait faire. Car bien que l’individu soit devenu le point

fondamental de l’analyse sociologique contemporaine, les pratiques culturelles individualisées,

singularisées, se constituent également en expériences partagées. Le commun et le partage

demeurent, et dans le cas des séries, le moment de visionnage n’est pas l’unique occasion qu’a

la fiction de se déployer. L’expérience fictionnelle se poursuit dans les communautés

d’interprétation qui se forment, dirons-nous, soit par défaut (tout simplement lorsque plusieurs

individus partagent le même plaisir devant la même série, bien qu’elle ne soit pas visionnée

simultanément), soit à dessein (lorsque des groupes d’échanges autour de la série s’organisent,

principalement sur Internet).

Malgré l’individualisation des pratiques audiovisuelles, donc, des collectifs d’intérêt se

créent autour des contenus. Il n’y a plus un média porteur d’un « patrimoine commun », mais

un patrimoine commun dispersé, délinéarisé, et qui pourtant toujours demeure. Ce média, c’était

bien sûr la télévision dans le cas de la culture audiovisuelle. Son « éclatement » – dans le sens

d’un étalement en une multiplicité de chaînes et sur une multiplicité de supports, et non d’une

disparition – a évidemment fragilisé la notion d’expérience collective. Car comme nous l’avons

déjà indiqué dans notre première partie, selon Dominique Boullier, la télévision participe

initialement d’un « patrimoine commun », d’un « univers supposé commun qui fonctionne

comme tel dans les arrangements conversationnels. »1 Avec la multiplication de l’offre et sa

délinéarisation, cet univers commun devient de moins en commun, mais crée plutôt des

communautés de spectateurs éparpillées. Les publics sont plus ciblés, l’offre est plus précise et

spécialisée. Cela dit, les grandes chaînes nationales historiques demeurent les plus regardées en

France, ce qui permet de relativiser ce constat, qui s’apparente plutôt à une tendance. Un large

patrimoine télévisuel commun demeure encore, même s’il tend à s’affaiblir. Clément Combes,

en prenant l’exemple des série, explique ainsi que

[…] ce patrimoine et cet univers partagés ont été en partie remis en cause par l’essor des

1 BOULLIER Dominique, La Télévision telle qu’on la parle, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 21, citée par

COMBES Clément, op. cit., p. 340.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

74

dispositifs de délinéarisation et la multiplication des relais permettant d’accéder à un

éventail de séries autrement plus large et diversifié que celui offert par la télévision et, a

fortiori, par les chaînes nationales gratuites. Ce commun dénominateur que peuvent

constituer les séries est amoindri dès lors qu’on emprunte des voies secondaires et/ou

alternatives aux grandes chaînes nationales. […]2

Cependant, le chercheur nuance ce constat en pointant le rôle d’Internet, en s’appuyant sur les

travaux de Ross3 : « la baisse de la probabilité d’avoir la même expérience spectatorielle que

son entourage est compensée, selon Ross, par Internet où s’élaborent et s’organisent de

multiples collectifs d’intérêt. »4 On remarque donc que dans ce contexte, le sentiment

d’appartenir à une communauté d‘expérience persiste néanmoins pour les spectateurs.

Simplement, ces communautés sont nombreuses et variées, et de ce fait elles ne sauraient se

former sans un média de mise en réseau massive comme Internet, qui facilite grandement la

création de collectifs d’intérêt. Les communautés d’expérience existent en fait de la même façon

que par le passé, et toujours indépendamment de toute volonté de distinction, mais sont

seulement moins massives, plus singulières. Moins de gens partagent la même expérience

spectatorielle, mais autant de gens partagent une expérience spectatorielle avec d’autres.

Autrement dit, il y a simplement plus d’expériences spectatorielles, mais sans doute tout autant

de partage.

Comme nous l’avons déjà expliqué, les échanges autour des séries participent d’une

volonté d’entretenir leurs univers fictionnels, de les faire vivre, d’étendre les limites de la fiction

au-delà du seul moment de visionnage. Car dans les séries, l’univers fictionnel, la fiction elle-

même, est reine, avant la mise en scène. Et cette fiction touche à l’intime (voir également notre

première partie, c), p. 38). L’expérience fictionnelle de l’intime qu’elles proposent, si elle est

foncièrement individuelle, ne se trouve néanmoins pas contredite par la formation de

communautés d’interprétation. Car cette interprétation, dans la mesure où elle consiste

essentiellement en un prolongement expressiviste de la fiction, ne fait que renforcer le

mouvement intimiste des séries, ce mouvement vers l’individu et son intériorité. En partageant

à propos des séries, l’individu exprime en effet une partie de son monde intérieur, de sa

singularité qu’il relie à l’univers fictionnel sériel lui-même. Si les séries se partagent

collectivement, c’est donc toujours par la voie de la singularité et de l’intimisme. Si l’on veut,

le grand « dénominateur commun » des séries télévisées est la singularité, l’intériorité, l’intime.

2 COMBES Clément, op. cit., p. 340. 3 ROSS Sharon Marie, Beyond the Box: Television and the Internet, Wiley-Blackwell, Londres, 2008. 4 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

75

Un dénominateur dont les spécificités diffèrent pour tous, mais dont la nature première (la

singularité…) est partagée de la même façon. Retenons donc que l’expérience collective, en

matière de séries, est essentiellement singularisante.

L’indistinction de la fiction

Le fait que la fiction en elle-même se pose comme l’enjeu prééminent des séries

télévisées est en réalité au fondement de leur nature « indistinctive ». Nous voulons dire par là

que l’intimité fictionnelle offerte par les séries est tout à fait propice à l’indistinction, aussi bien

des supports de visionnage que des individus. L’individualité de la consommation des séries

découle en toute logique du rapport d’extrême proximité qui se construit entre le spectateur et

la fiction sérielle. Peu importe le média, ce qui compte c’est l’accès au contenu, indistinctement.

Et de même, comme nous le disions en première partie, avec les séries « il ne s’agit pas de se

battre socialement pour une certaine forme de l’art, mais de s’immerger asocialement dans un

monde qui n’appartient pas au réel. »5 Autrement dit, la pratique des séries ne se situe pas sur

le terrain de la distinction sociale. Car sans distance avec le représenté, pas de distinction

possible. Le sériephile ne prend en effet pas en considération en premier lieu l’aspect formel,

mais bien l’effet produit. C’est le lien direct avec le réel représenté qui l’immerge dans le

programme. C’est la réalité (fictionnelle) représentée par l’œuvre qui compte, et non le

représentant. Nos développements sur les travaux de Bourdieu ont montré en quoi ceci est

absolument contraire au principe de distinction (voir la sous-partie a) de cette grande partie 2)).

L’intimité fictionnelle signifie la création d’un lien direct entre le spectateur et la fiction

représentée, et l’absence de distance vis-à-vis de la forme. Les séries nous mettent au plus près

de leur sujet. Or, la distinction est une affaire de distance, et non de proximité.

Par ailleurs, la fiction en elle-même est un objet de consensus. Comme l’explique

Esquenazi, s’appuyant sur Dominique Boullier, « la fiction est naturellement privilégiée

[comme cadre de la conversation] : elle permet un travail de ‘’réécriture de la télévision’’ qui

n’oblige pas ses participants à soutenir des opinions qui pourraient heurter autrui. »6 Ainsi, la

fiction a ceci de particulier qu’elle neutralise les potentiels conflits de classes, limitant au

maximum la distinction par le goût. Elle est le lieu du consensus, de la conversation plutôt que

de la dispute. Sur un univers fictionnel, en effet, on aime ou on n’aime pas. Ceux qui aiment

5 Cf. p. 35 de la présente étude. 6 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, op. cit., p. 86.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

76

parlent ensemble, ceux qui n’aiment pas restent en dehors de la conversation. Car il ne s’agit

pas véritablement de discussions d’opinions, mais plutôt d’un entretien interprétatif de l’univers

fictionnel, dont l’existence se poursuit à travers les conversations. Parler de la fiction c’est la

faire perdurer, c’est situer la conversation elle-même dans le registre de la fiction et de ce fait

neutraliser tout enjeu potentiellement « réel » qui pourrait prêter à débat. Une conversation qui

traite d’un univers fictionnel entretient cet univers fictionnel car elle y prend part. Pas de conflit

possible en ces conditions, car il n’y a pas de conflit sans mise à distance de l’objet, sans

séparation nette entre le Moi et l’objet de la discussion. Or, dans une conversation centrée sur

la fiction, il n’y a pas de séparation entre le Moi et l’univers fictionnel. Les deux sont liés, aussi

seul le consensus est possible. Ainsi, épiloguer sur un univers fictionnel est le meilleur moyen

de mettre tout le monde d’accord. Chacun interprètera l’univers à sa façon certes, mais

travaillera dans le même sens à l’enrichissement d’un monde commun, situé hors du monde

social réel, et dans lequel chacun est directement investi (et donc que personne ne juge avec

distance).

De manière générale, les séries viennent bouleverser le rapport à la fiction qu’instaurait

le cinéma, et reconfigurent ainsi « le film comme une forme courte. » Et « pour les amateurs

[la série] modifie aussi la réception, à savoir les horizons d’attente et les engagements vis-à-vis

de la fiction. »7 Ainsi, le « non-dit » du cinéma devient face aux séries une contrainte, car la

série peut tout dire de la fiction, elle lui laisse toute la place pour se développer idéalement vers

une exhaustivité. La série n’a pas l’obligation de concision. Sa force est justement dans

l’étalement que lui permet son format.8 En somme, la série tend à pousser la fiction toujours

plus loin, et invite par là son public à investir toujours plus intimement son univers, ce qui rend

caduque toute volonté de distinction. Car du fait qu’elle implique un investissement intense et

prolongé dans un univers fictionnel, la série implique un attachement du spectateur, qui relève

lui-même d’un principe de plaisir. Et le plaisir est en soi initialement opposé à la logique de

légitimité, laquelle se conçoit plutôt dans un rapport distant et ascétique aux objets. Clément

Combes désigne ainsi la série comme une « pratiques-attachement », impliquant de ce fait un

« art du lâcher-prise » :

Contrairement à la recherche de l’efficience, l’accès au plaisir requière une forme

d’abandon, un lâcher-prise face à ce qui advient […] Il s’agit pour l’amateur de se laisser

agir par l’objet goûté, délibérément se mettre à sa disposition en sorte d’atteindre l’état,

7 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 52. 8 Ibid., p. 53.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

77

l’émotion ou le plaisir espéré.9

A priori, le spectateur de série est donc plutôt agi par l’œuvre qu’il n’agit lui-même sur l’œuvre.

Ainsi, on voit que la pratique des séries fonctionne sur le mode d’une véritable

« évasion » dans les univers sériels. Il s’agit bien de s’investir pleinement dans un univers,

plutôt que d’y porter un regard distant. En ce sens, Hervé Glevarec voit dans la consommation

solitaire des séries une façon d’échapper à ce qu’il désigne comme une « contrainte collective

réelle ou imaginaire ».10 La matrice fictionnelle des séries constituerait en quelque sorte pour

l’individu un espace personnel, lui permettant dans une certaine mesure de s’émanciper d’un

environnement social oppressant. Cette idée d’« évasion » dans le monde fictionnel et hors du

monde social renvoie à l’idée d’« obstacle à la réalité » que pourraient représenter les séries.

C’était déjà le reproche fait à la fiction par une partie de la bourgeoisie, au moment de l’apogée

du roman-feuilleton au XIXe siècle. Nous parlions en effet dans notre première partie des

jugements portés à cette époque par la bourgeoisie sur les formes feuilletonesques et le

phénomène de massification culturelle. Les critiques portaient sur le double jeu de la fiction,

qui par l’illusion et l’effet de réel, duperait les masses populaires et leur ferait oublier la réalité,

en les plongeant dans les fantaisies trompeuses de l’imaginaire fictionnel. Les séries télévisées,

descendantes du roman-feuilleton, sont donc nées avec une illégitimité intrinsèque, une

indistinction fondamentale liée à l’exceptionnel déploiement fictionnel qu’elles autorisent, à cet

exceptionnel « obstacle à la réalité » qu’elles déploient.

La légitimation du plaisir pris aux pratiques culturelles

Mais à partir des années 1980, quelque chose change la donne dans le jugement des

formes fictionnelles feuilletonesques. Le critère du plaisir pris à une œuvre s’affirme

véritablement comme un principe « légitime » – au sens de reconnu, car la légitimité à

proprement parler implique la distinction – à l’apparition des gender studies, notamment la

célèbre étude de Ien Ang sur la série Dallas11, ou encore les travaux de Radway12. Usant de leur

importante légitimité de parole en matière intellectuelle, ces universitaires amorcent à cette

époque un véritable mouvement de légitimation du plaisir pris aux pratiques culturelles. Ainsi,

9 COMBES Clément, op. cit., p. 40. 10 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 57. 11 ANG Ien, Watching Dallas: Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Routledge, Londres, 1991. 12 RADWAY Janice, Reading the romance, The University of North Carolina Press, Londres, 1991.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

78

le fait de se plonger dans des univers fictionnels perd la vulgarité qui lui était attachée, et les

grands déploiements fictionnels que sont les séries télévisées sortent de leur illégitimité (sans

donc devenir à proprement parler « légitimes », car elles demeurent intrinsèquement

indistinctives, comme nous l’avons vu). Clément Combes élargit le constat en situant cette

évolution dans le contexte général du développement des Reception Studies anglo-américaines,

courant qui englobe les gender studies. Le chercheur explique :

À partir de la fin des années soixante-dix, ce courant de recherche a opéré un changement

théorique et méthodologique et porté un regard nouveau sur les téléspectateurs et leurs

pratiques. Bien qu’assez hétérogènes et inégales, ces études de réception ont globalement

permis d’examiner plus finement l’expérience télévisuelle et, notamment, les ressorts du

plaisir télévisuel et sériel. À revers de l’image du téléspectateur passif et mystifié face à

son téléviseur, ils ont rencontré des individus en interaction complexe avec les textes

médiatiques leur étant proposés, se montrant tout à la fois critiques et dupes des récits qu’ils

consommaient, réflexifs mais prompts aussi à se laisser « avoir » par ces fictions.13

Aussi le spectateur est-il totalement reconsidéré et son attitude ré-envisagée comme active, le

plaisir étant décortiqué comme un phénomène plus complexe que l’on pouvait le croire, et non

simplement un état primaire (et de ce fait « bas », pour utiliser le langage de la distinction).

C’est, autrement dit, le rapport individuel, personnel, singulier, du spectateur à la fiction qui est

pris en considération. Le spectateur devenant, sous cet angle de vue, individu singulier, sa

pratique gagne en complexité ; tout comme le plaisir lui-même qui devient bien plus qu’une

notion générale, mais quelque chose à explorer. Celui-ci se construit notamment dans la liberté

d’interprétation qui s’offre au spectateur, et que les travaux de Hoggart14 ont mise en avant.

D’après le chercheur, un espace de liberté est en effet laissé au spectateur dans toute réception

de contenus médiatiques, et l’interprétation des contenus est aussi liée à leur environnement

socioculturel de réception. Dit autrement, le spectateur interprète selon sa singularité, et

l’environnement dans lequel il visionne le programme pèse sur son interprétation.

L’environnement de réception des séries étant aujourd’hui lui-même très libéré (car

délinéarisé), la singularité de leur interprétation – et par là sa valeur, pour ne pas dire sa

légitimité – est plus que jamais une réalité.

13 COMBES Clément, op. cit., p.50. 14 HOGGART Richard, La Culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre,

Paris, Éditions de Minuit, 1957, cité par COMBES Clément, op. cit., p. 62.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

79

Une légitimation des séries… intrinsèquement contredite

Les séries ont ainsi pleinement profité du développement des reception studies pour

gagner en légitimité. Leur mouvement de légitimation s’observe plus directement dès les années

1990 où commence à apparaître une presse spécialisée, marquant une étape importante dans la

lutte pour la reconnaissance de cette forme. Clément Combes parle pour qualifier cette époque

de « sériephilie militante ».15 Il s’agit alors bien de tenter de convaincre de la qualité de la forme

sérielle, de faire adhérer les gens à cette idée. Ce qui se révèle être une préoccupation assez

contraire à l’indifférence instinctive dont nous avons parlé jusqu’à présent pour qualifier la

pratique sérielle. La raison en est qu’entrant dans un processus de légitimation – qui en lui-

même est contraire à la nature de la pratique sérielle que nous avons décrite – les séries ont

alors quelque chose à prouver. De nos jours, on peut dire que les nombreuses communautés de

fans actives (pour ne pas dire activistes) sur Internet s’inscrivent dans la continuation de ce

processus de légitimation du genre.16 Et une manière légitime de consommer les séries semble

poindre. Ainsi la version originale sous-titrée (VOST) s’impose comme une norme pour les

sériephiles, se calquant sur le modèle de légitimité du cinéma. Comme le remarque en effet

Combes, « selon les critères de la cinéphilie française, la VOST incarne (au contraire de la VF),

le mode de consommation légitime par excellence. »17 Et les fansubbers – ces équipes de

bénévoles sur Internet sous-titrant des contenus piratés – contribuent donc par leur travail à

faire gagner les séries en légitimité, les faisant du même coup passer, selon la terminologie

chère à Bourdieu, du statut « d’art moyen » à celui « d’art "à part entière" ». 18 Regarder les

séries en VOST signifie que les séries sont un genre digne d’être regardé en VOST, autrement

dit digne d’être regardé selon une manière légitime, dit encore autrement, cela signifie qu’elles

ambitionnent d’être une pratique légitime. Si peu de normes de consommation s’appliquent

pour le moment aux séries, certaines commencent donc à apparaître progressivement,

témoignant de la tendance lente mais claire du genre vers l’affirmation d’une légitimité.

Ainsi, en devenant ces dernières années un genre à part entière – ou art à part entière –

les séries voient leur critique s’internaliser, c’est-à-dire qu’une hiérarchisation interne des

œuvres se crée.19 Et l’on apprend avec Bourdieu que c’est précisément l’autonomisation d’un

champ de production artistique qui permet la distinction. Car un champ arrivé à son autonomie

15 COMBES Clément, op. cit., p. 96. 16 Cf. Ibid., p. 97. 17 Ibid., p. 183. 18 BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 967. 19 COMBES Clément, op. cit., p. 97-98.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

80

donne en effet une primauté à la forme sur le sujet, et par là crée « l’invention historique »

qu’est le « regard ‘’pur’’ ».20 Ce soi-disant regard pur est ce qui conditionne la possibilité d’une

distinction. Si l’on peut avoir un regard pur sur un objet, alors le juger nous distingue

effectivement de façon immédiate. La série est initialement réticente à ce regard pur, et nous

semble le rester encore aujourd’hui, dans la mesure où le sujet prime toujours sur la forme dans

la pratique sérielle. Mais cette observation devient de plus en plus relative, et avec

l’autonomisation du champ des séries, une critique formelle tend à se développer. Du fait de

cette autonomisation grandissante des séries comme genre, et leur légitimation qui s’en suit, on

pourrait donc penser qu’un mode de perception légitime va s’imposer. Car, selon les mots de

Bourdieu, « toute œuvre légitime tend en fait à imposer les normes de sa propre perception et

[…] définit tacitement comme seul légitime le mode de perception qui met en œuvre une

certaine disposition et une certaine compétence […] ».21

Mais avant de conclure trop vite, rappelons que dans le jugement de goût légitimiste et

bourgeois, dans la mesure où une priorité est donnée à la forme, ce jugement va avec une

« volonté de dénégation du monde, et surtout du monde social ».22 Or, ce sont les univers

fictionnels des œuvres qui rapportent le monde social, car ils résonnent toujours avec le monde

réel. Ainsi, nier le monde dans la réception d’une œuvre, cela signifie ne pas prêter intérêt à

l’univers fictionnel qu’elle déploie. C’est ce que fait l’attitude distinctive, elle ne s’intéresse pas

au monde rapporté par l’œuvre (ou seulement d’une façon secondaire), tandis que la pratique

des séries est précisément axée sur une confrontation voulue avec le monde de l’œuvre. C’est

là une caractéristique fondamentale des séries, comme nous l’avons vu. L’univers fictionnel

prime et génère l’immersion du spectateur. Ainsi, alors que la « distance au monde » est « le

principe de l’expérience bourgeoise du monde », la proximité à l’univers fictionnel est le

principe de l’expérience sérielle, et cela reste sans aucun doute valable aujourd’hui. C’est

pourquoi la perception des séries ne saurait être complètement soumise à des normes établies ;

malgré un intérêt croissant pour l’étude de leur forme, les séries existent avant tout par le rapport

singulier du spectateur avec leurs univers fictionnels, par une proximité très personnelle du

spectateur avec les mondes que les séries offrent. Ces rapports se différencient d’un spectateur

à l’autre, mais ne cherchent pas à se distinguer. La légitimité n’est pas dans une manière

appropriée de consommer les séries, mais justement dans la singularité, dans l’unicité de la

pratique, qui dérive justement de la prédominance de l’univers fictionnel sur la forme en elle-

20 BOUDIEU Pierre, op. cit., p. 4. 21 Ibid., p. 29. 22 Ibid., p. 18.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

81

même.

Ce qu’il faut en fait comprendre ici, c’est que les séries n’autorisent pas encore

véritablement une disposition purement esthétique de la part de leur public – même si le

développement de critiques formelles va dans ce sens, comme nous nous en sommes aperçus.

Si les séries ne peuvent donc pas faire l’objet d’un regard pur, c’est parce qu’elles ne relèvent

pas principalement de la perception esthétique. En ce sens, les séries sont impures. Et l’impureté

est justement ce qui empêche la distinction.23 Laquelle accompagne une perception sensible à

la recherche formelle, et qui en ce sens précisément est « pure ». Cette recherche dans les œuvres

distinctives s’inscrit radicalement contre la logique de participation, d’immersion qui

caractérise largement la spectature sérielle, et l’art populaire en général, comme nous l’avons

évoqué. L’illusion est en effet en elle-même parfaitement anti-distinctive, et parfaitement

opposée à l’expérimentation formelle. Et les séries sont définitivement un terrain peu propice à

cette recherche formelle, à la mise en avant de la forme au détriment du contenu, au détriment

de « l’illusion » que constitue l’univers fictionnel immersif. Aussi le principe de distanciation

– au sens brechtien de mise à distance de la représentation au sein de la représentation elle-

même – est-il à notre connaissance inexistant dans les séries télévisées. S’il arrive qu’un

personnage s’adresse au spectateur (comme dans Malcolm, ou encore House of cards), cela a

toujours pour effet de l’impliquer plus dans la fiction, et non de dénoncer le personnage comme

personnage. Car pour les séries télévisées comme pour tout art relevant de « l’esthétique

populaire » (comme l’appelle Bourdieu24), on observe de la part du public une « […] attente

profonde de participation, que la recherche formelle déçoit systématiquement, en particulier

lorsque, refusant de jouer des séductions ‘’vulgaires’’ d’un art d’illusion, la fiction […] se

dénonce elle-même […] ».25

Le régime de valeur spécifique des séries

Sans être soumises à la logique de distinction, les séries télévisées existent tout de même

selon un régime de valeur. C’est-à-dire que leur réception se fait selon un certain mode, une

certaine posture spectatorielle. Ce régime de valeur n’est donc pas légitimiste, mais nous

pouvons le qualifier en premier lieu de singulariste, ou de différentiel. Chacun se différencie

23 Cf. BOURDIEU Pierre, op. cit., p. 30. 24 Ibid., p. 33. 25 Ibid., p. 34.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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par sa pratique des séries, mais personne ne se distingue, nous l’avons déjà expliqué. Hervé

Glevarec définit ce régime de valeur plus précisément, et d’une manière qui synthétise

parfaitement les apports de Pierre Bourdieu pour notre étude. Nous reprenons ici son propos :

Dans les termes de la sociologie de la distinction de Pierre Bourdieu, une hiérarchie des

‘’régimes de valeur’’ existe et un régime de valeur dit légitime, appliqué et applicable à

tous les objets culturels, domine, caractérisé par la ‘’distanciation esthétique’’ (par rapport

à la perception de premier degré) et par la codification des manières de consommer

(‘’mettre les formes’’). A la différence du régime attaché à la distinction et au rapport

cultivé à la culture, le régime de valeur de la sériephilie ne suppose ni une hiérarchie entre

des ‘’modes d’appropriation de l’œuvre d’art’’ (Bourdieu) ni un universalisme des régimes

de valeur, un supérieur dominant les autres […] La consommation des séries témoigne de

la place prise par un régime de valeur du plaisir situé. C’est en ce sens qu’elle contraste

sociologiquement et historiquement avec le modèle dominant dont Bourdieu a pu faire

état.26

C’est donc le plaisir qui devient la notion centrale de la réception des séries télévisées. Plus

exactement on assiste à une combinaison entre deux notions qui ne s’opposent plus, à savoir la

qualité et la légèreté, liée au délassement, à l’ici et maintenant. La qualité et le jugement de

valeur sur les œuvres sont revendiqués mais le « mode d’appropriation » est libre, gratuit

pourrait-on même dire, dans tous les sens du terme puisque les séries sont très largement

piratées sur Internet. Glevarec voit là l’exemplification d’un phénomène plus large, concernant

les pratiques culturelles des catégories diplômées :

Les significations qui affectent ces objets culturels contemporains que sont les séries sont

tout à fait significatives de la façon dont les pratiques des catégories diplômées ont évolué

sous le coup d’un régime de valeur non ascétique, qui valorise à la fois la ‘’qualité’’ et la

‘’légèreté’’.27

Le chercheur insiste sur le fait que ce nouveau régime de valeur porté par les séries, celui du

plaisir et de la légèreté, constitue un complet « contre-pied du régime de la consommation

distinctive ascétique et édifiante que Bourdieu a pu décrire dans La Distinction. »28 La

nouveauté se situe résolument dans la fin de l’antinomie entre le plaisir, admis comme valeur

culturelle, et la fréquentation de biens de valeur.

26 GLEVAREC Hervé, La Sériephilie - Sociologie d'un attachement culturel, op. cit., p. 22. 27 Ibid., p. 55. 28 Ibid.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

83

Dernière tentation distinctive : l’auteurisation

On peut cependant, avant de conclure, nuancer une dernière fois notre propos en

insistant sur le processus d’auteurisation des séries que l’on observe aujourd’hui, et qui va de

pair avec le développement d’une critique formelle. D’une part, des showrunners (les créateurs

d’une série et responsables de son développement) accèdent à la reconnaissance auteurielle

(Steven Bochco avec Hill Street Blues, David E. Kelley avec Ally McBeal, David Simon avec

The Wire, Vince Gilligan avec Breaking Bad…), d’autre part, des réalisateurs consacrés du

cinéma viennent s’essayer à la réalisation sérielle (David Fincher pour House of Cards, Steven

Soderbergh pour The Knick, Andy et Lana Wachowksi pour Sense8, Martin Scorsese pour

Boardwalk Empire). Ce processus de reconnaissance et légitimation artistique des séries les fait

tendre sensiblement – même si cela ne reste qu’une tendance – vers un régime distinctif. En

effet, à partir du moment où l’on choisit d’interpréter une série comme une œuvre d’auteur, on

choisit un cadre d’interprétation bien spécifique, et selon l’expression d’Esquenazi, c’est là faire

un « ‘’coup’’ dans le champ social »29, c’est-à-dire y revendiquer une position particulière. C’est

donc tenter de se distinguer. Le simple fait d’inscrire une série dans un cadre d’interprétation

est ainsi une tendance vers la distinction, qui n’existait pas avant que les séries ne connaissent

une lutte pour leur légitimation, et encore moins avant que cette lutte n’aboutisse à une réelle

auteurisation. La série est donc sujette, comme tous les autres arts, à ce processus de

légitimation progressive, qui tend à normaliser la perception en un paradigme distinctif. Mais

dans le même temps, comme nous avons essayé de le montrer tout au long de cette partie, sa

particularité est de résister de façon intrinsèque à cette tendance distinctive.

29 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, op. cit., p. 109.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

84

Conclusion générale

Nous avons tenté dans cette étude de montrer en quoi les séries constituaient

l’expression la plus symptomatique d’une tendance à la neutralisation de la distinction et de la

légitimité dans les pratiques culturelles, en quoi elles venaient exemplifier ce passage tendanciel

d’un régime distinctif et légitimiste des pratiques culturelles, à un régime différentiel et

singulariste, mais non distinctif. Notre ambition était de rendre compte de la réalité de ce

phénomène par l’exemple des séries, et à leur échelle seulement. Il appartient à d’autres travaux

d’analyser d’autres pratiques culturelles – telles que la musique ou encore le jeu vidéo, sur

lesquels beaucoup d’observations peuvent être faites – à l’aune du phénomène de relativisation

de la notion de distinction que nous avons décrit. Pour conclure, revenons sur les principaux

énoncés de la deuxième grande partie de notre recherche.

Les séries télévisées révèlent par leur nom le médium qui les a constituées en

premier lieu : la télévision. Or, nous avons montré que ce médium est lesté d’une intrinsèque

illégitimité culturelle, qui va avec la neutralisation de tout jugement de goût à son propos. De

ce fait, les rapports sociaux ne se manifesteraient que de façon très relative au sein de cette

pratique culturelle.

C’est tout d’abord la « vulgarité » proclamée de la télévision qui tend à y niveler

l’expression des jugements de goût, et à faire d’elle un lieu social relativement consensuel. Car

si un objet est a priori vulgaire, le jugement de goût à son propos perd de fait sa raison d’être.

Par ailleurs, la neutralisation du jugement de goût vient du fait que la télévision fonctionne

suivant le principe de l’esthétique populaire, qui est celui du plaisir et de la relation directe au

monde représenté (par une œuvre, ou un médium). Ainsi, tandis que c’est la réalité de l’œuvre

en tant qu’œuvre qui préoccuperait les élites, le jugement des masses porterait sur la réalité

dépeinte par l’œuvre. Ce qui ne suppose pas un jugement de goût. À la télévision, c’est donc le

plaisir direct qui vient s’imposer face à la distance ascétique, qui seule autorise le jugement

distinctif. La télévision préconise en effet l’immersion plutôt que la distanciation, et c’est en ce

sens qu’elle relève de l’esthétique populaire, fondamentalement anti-distinctive. Aussi, le

public de la télévision est lui-même non-distinctif. C’est en fait une somme de « non-publics »,

lesquels s’attachent avant tout à l’objet de la représentation, plutôt qu’ils ne considèrent la

forme de la représentation. À l’opposé, les publics sont ceux attentifs au support de la

représentation (le médium télévision), et qui depuis leur point de vue externe, le rejettent

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

85

comme illégitime. Les véritables amateurs de télévision sont donc les non-publics, qui ne sont

pas affectés par l’illégitimité intrinsèque du médium.

Plus généralement, nous avons vu que le développement de la télévision se rattachait à

la massification culturelle, et que celle-ci allait précisément à l’encontre de toute possibilité de

distinction par la manière d’user des biens symboliques. Cela signifie que les normes de bon

goût dans les pratiques culturelles tendent à disparaître, ou à se relativiser, et concernant la

pratique télévisuelle, l’absence de normes de goût signifie l’absence d’un public dominant : un

ensemble de non-publics se partagent l’espace télévisuel, foncièrement anti-conflictuels, et

donc indominables. Cette absence de conflictualité va aussi avec le fait qu’on ne peut pas

s’approprier la représentation télévisuelle, comme on peut le faire pour une représentation

théâtrale ou encore picturale. Ce qui explique que regarder la télévision ne confère aucun

bénéfice symbolique.

En somme, la télévision se distingue des activités culturelles consacrées, par un régime

de valeur différent, qui ne s’appuie pas sur les critères de la distinction légitimiste, mais sur

ceux du plaisir et du divertissement. Et de manière générale, aujourd’hui que les pratiques

culturelles se multiplient et accèdent toutes à la reconnaissance, l’analyse en termes de

légitimité perd en pertinence. Car tout le monde est désormais relié par la culture médiatique

de masse, qui a quelque chose de passif et consensuel, et qui va réellement à l’encontre de

l’activité distinctive, de l’effort de distinction légitimiste.

Mais les individus ne sont pas tous similaires ; au contraire, cette masse culturelle est

des plus fragmentées. La culture massifiée peut s’appréhender individuellement selon des voies

très diverses, et la différenciation des individus se joue aujourd’hui dans la variété des

expériences de cette culture de masse. Alors que les références communes ont proliféré avec la

massification culturelle, c’est la personnalisation de la consommation qui acquiert aujourd’hui

une grande valeur. La légitimité culturelle totalisante prend fin, et cette notion de légitimité se

manifeste désormais sur des scènes sociales multiples, et de façon beaucoup plus hétérogène.

Elle cesse d’être surplombante et devient un principe interne aux différentes sphères culturelles,

qui ne se confrontent pas entre elles. La domination sociale par la culture cesse en effet d’être

une réalité à l’ère de l’individu singulier, et la sphère culturelle s’émancipe de la sphère sociale.

La différence supplante la distinction, et l’on peut désormais observer ce que l’on a qualifié

d’archipels de goûts : les territoires du goût sont reconnus multiples. Sociologiquement, c’est

le nouveau Singularisme qui s’impose face à l’ancien Holisme. Ce qui signifie qu’il n’y a plus

un seul type de pratique légitime ni un seul type de pratique populaire, mais que tout est

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

86

populaire et légitime à la fois, et peut ainsi potentiellement se valoir. Ce qui différencie

désormais les individus, c’est la singularité de leur manière de consommer et la variété de leurs

goûts. Plus que jamais, l’individu est au centre de ses pratiques : c’est lui qui choisit

singulièrement sa façon de consommer des biens culturels.

On peut ainsi dire que les médias de masse de la culture se « démassifient » au profit de

l’individu. Une liberté d’usage de plus en plus grande est en effet permise dans les pratiques

culturelles, et particulièrement les pratiques audiovisuelles, qui s’individualisent ainsi de plus

en plus. De cette façon, les objets audiovisuels tendent à s’émanciper de leur média de diffusion

de masse originel, la télévision, pour un autre média de masse, mais bien plus nébuleux :

Internet. Et d’une façon générale, on peut dire que ce phénomène de démassification est stimulé

par l’exaltation des valeurs singulières que connait la société actuelle.

En s’invitant ainsi sur d’autres supports, la télévision sort d’une certaine manière d’elle-

même (et donc de sa « vulgarité »), et de ce fait gagne en légitimité. Et ce gain de légitimité –

qui est donc aussi celui des séries – entraîne une perte de légitimité concomitante de la salle de

cinéma. Car le cinéma est marqué par une nature institutionnelle, tandis que les séries télévisées

se présentent justement comme une pratique désinstitutionnalisée, éparpillée, sans support

préétabli. En réalité, ce n’est pas d’un gain de légitimité dont il s’agit pour les séries, mais d’un

dépassement de la légitimité. En devenant un genre en elles-mêmes, libéré de la télévision et

du rapport d’infériorité au cinéma, les séries viennent dépasser cette question de la légitimité.

Elles accèdent précisément au différentiel, au singulier, en sortant de l’indistinction qui

enveloppait la télévision. Ainsi, là où se situe véritablement la légitimité, ce n’est pas dans les

séries elles-mêmes, mais au niveau de la singularité de la pratique.

De manière générale, les spectateurs tendent donc à se rapprocher de plus en plus des

objets/pratiques culturel(le)s, à se les approprier de plus en plus, sous le coup d’un mouvement

socio-culturel général qui voit les pratiques culturelles se libérer de leurs institutions de

diffusion. Par ce rapprochement est aussi facilitée l’expressivité individuelle des spectateurs,

laquelle est devenue une revendication forte dans notre société de « l’individualisme

expressif », pour reprendre les mots de Laurence Allard. D’autres, comme le sociologue Danilo

Martuccelli, font le constat d’une plus grande affectivité de la vie sociale actuelle, qui se

manifeste notamment dans l’importante consommation de cette forme de l’intime que sont les

séries télévisées. Les séries sont encore symptomatiques de ceci en ce sens qu’elles favorisent

la création d’ambiances singulières, de ces moments spéciaux car intimes, personnalisés, très

valorisés dans notre « société singulariste ». Le singularisme impliquant un ajustement de

l’individu avec lui-même, et non par rapport aux autres, les séries en sont représentatives dans

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

87

la mesure où, précisément, elles impliquent avant tout un rapport à soi et non une confrontation

véritable avec le goût d’autrui.

En somme, le goût répandu pour les séries nous paraît être le symptôme d’une tendance

à la personnalisation des enjeux sociaux, à l’incomparabilité des personnes et des choses entre

elles, à une neutralisation de la conflictualité sociale par le biais des pratiques culturelles, et par

là à une indistinction grandissante des pratiques culturelles. Il semble, en outre, que l’identité

sociale se penserait peut-être mieux aujourd’hui à travers l’observation de ces pratiques

culturelles – où s’exprime la fondamentale singularité – qu’à travers celle des positions sociales

(où ne s’exprime plus grand-chose, semble-t-il).

En matière audiovisuelle, malgré la multiplication des expériences spectatorielles et la

dispersion du « patrimoine commun » hors d’un média unique (la télévision), nous avons vu

qu’une expérience collective existait encore, et que le partage ne faiblissait pas. Ainsi, les séries

pouvant désormais être consommées de manières diverses et toujours singulières, leur partage

collectif se fait justement par la voie de la singularité et de l’intimisme. Car l’expérience

collective, en matière de séries, est avant tout singularisante.

Tout nous fait revenir à l’importance d’analyser la fiction pour parler des séries, car c’est

elle qui crée ce rapport essentiel de singularité avec le spectateur. L’individualité de la

consommation des séries découle en effet du rapport d’extrême proximité qui se construit entre

le spectateur et la fiction sérielle. Et c’est d’abord autour d’elle que tournent les partages

d’expérience. Nous avons essayé de montrer que les séries misent avant tout sur leur univers

fictionnel, sur la réalité (fictionnelle) représentée par l’œuvre, et que le représentant lui-même

n’importe que de façon secondaire. Et la fiction a ceci de particulier que, limitant au maximum

la distinction par le goût, elle neutralise les potentiels conflits de classes. Elle est ainsi un lieu

de consensus, de conversation, plutôt que de dispute. Le débat n’y a pas d’enjeux. La série,

justement, qui tend à pousser la fiction toujours plus loin, invite ses spectateurs à investir

toujours plus intimement son univers, neutralisant par là toute volonté de distinction. La fiction

des séries a en fait quelque chose d’une matrice en marge de la réalité sociale, dans laquelle

l’individu constituerait son propre espace, intime et émancipateur.

Comprenant cela, et outrepassant les reproches qui ont été faits de longue date à la

fiction, les gender studies sont venues affirmer le critère du plaisir pris à une œuvre comme un

principe « légitime », ou plutôt lui ont apporté une reconnaissance refusée jusqu’alors. La

notion de plaisir s’est alors vue complexifiée, et la singularité interprétative offerte par les séries

– notamment à travers l’immersion fictionnelle poussée qu’elles proposent – a pris une valeur

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

88

certaine. Au-delà de la légitimation, la fiction sérielle, contre la distinction, a inventé un

nouveau régime de valeur.

Pourtant, l’autonomisation grandissante des séries en tant que genre à part entière, cette

reconnaissance proche d’une légitimation, peut nous laisser penser qu’un mode de perception

légitime va s’imposer. Mais ce serait oublier que la perception des séries ne saurait être

complètement soumise à des normes établies, du fait de la centralité de leurs univers fictionnels

et de la relation de grande proximité qu’elles créent avec leurs spectateurs : malgré un intérêt

croissant pour l’étude de leur forme, les séries existent avant tout par le rapport singulier du

spectateur avec ces univers. Ce n’est donc pas de la perception esthétique dont elles relèvent en

premier lieu, et c’est pourquoi elles ne peuvent pas faire l’objet d’un « regard pur ». Les séries

sont en ce sens « impures », et l’impureté va à l’encontre de la distinction.

Le régime de valeur spécifique aux séries, que nous avons essayé d’appréhender dans

notre étude, ne saurait donc être légitimiste, mais peut être qualifié de différentiel et singulariste.

Il combine les deux notions de qualité et de légèreté, mettant fin à l’antinomie entre le plaisir,

devenant une valeur culturelle reconnue, et la fréquentation de biens de valeur. Malgré le fait

que la série soit soumise à un processus de légitimation progressive similaire aux autres arts,

on aura donc observé qu’elle résiste intrinsèquement à la normalisation de sa perception en un

paradigme distinctif. La série demeure une pratique indistinctive, qui, au-delà de la légitimité,

s’offre dans une nouvelle logique de consommation audiovisuelle fictionnelle.

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

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Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

93

Table des matières

Déclaration sur l’honneur…………………………………………………..p. 3

Introduction………………………………………………………………….p. 4

1) Télévision et séries : genèse d'une forme audiovisuelle populaire……..p. 8

a) La télévision et le développement des séries : France vs. Etats-Unis…….p. 8

Télévision publique vs. télévision commerciale…………………………...p. 8

Deux places différentes accordées à la fiction dans la programmation...p. 11

- Le cas américain…………………………………………………...p. 11

- Le cas français……………………………………………………..p. 14

b) Du roman-feuilleton aux séries télévisées : le succès de la sérialité……...p. 19

Retour sur la forme sérielle : un héritage de la fiction littéraire populaire

du XIXe siècle……………………………………………………………..p. 19

- Les principes du roman-feuilleton reconduits dans les séries

télévisées…………………………………………………………...p. 19

- Sérialité et massification culturelle……………………………….p. 23

La place de la fiction et des séries à la télévision française……………...p. 25

- La place prépondérante de la fiction……………………………..p. 25

- Succès commercial de la fiction américaine……………………...p. 27

- Succès commercial des séries……………………………………..p. 28

- Les séries comme événements télévisuels………………………...p. 30

c) Quelles raisons trouver au succès du genre sériel ?....................................p. 32

- Logiques narratives des séries……………………………………………p. 32

- L’univers fictionnel : un enjeu prééminent………………………………p. 33

- Réalisme et effets de réel…………………………………………………..p. 36

Timothée Euvrard Mémoire final de Master 2

94

- Explorer l’intimité : la prédisposition des séries………………………...p. 38

- Spectature sérielle et communautés d’interprétation…………………...p. 41

- Une pratique délassante et domiciliaire………………………………….p. 43

Synthèse conclusive de la première partie………………………………....p. 45

2) Vers une nouvelle logique de la consommation audiovisuelle

fictionnelle…………………………………………………………………..p. 48

a) Télévision et distinction : une antinomie fondamentale ?..........................p. 48

- Une vulgarité intrinsèque…………………………………………………p. 49

- Plaisir direct vs. distance ascétique : l’évidence de la télévision à l’encontre

de l’affirmation du goût………………………………………………….p. 49

- Un médium de non-publics……………………………………………….p. 52

- Plaisir et divertissement contre bénéfice symbolique……………………p. 54

b) Les séries comme exemple de la désinstitutionalisation des pratiques

culturelles…………………………………………………………………..p. 57

- De la distinction à la différenciation : la fin de la légitimité culturelle

totalisante………………………………………………………………….p. 57

- Hétérogénéisation des pratiques culturelles et baisse de la domination

symbolique………………………………………………………………...p. 59

- Du programme au contenu : mass-medias démassifiés, pratiques

audiovisuelles individualisées…………………………………………….p. 61

- Une télévision « sortie d’elle-même » qui gagne en légitimité…………..p. 64

- Autonomie spectatorielle et individualisme expressif…………………...p. 66

- Les séries : symptôme d’une vie sociale personnalisante………………..p. 68

c) Au-delà de la légitimation : la fiction contre la distinction………………p. 72

- Une expérience collective persistante mais singularisante………………p. 72

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- L’indistinction de la fiction…………………………………………….....p. 74

- La légitimation du plaisir pris aux pratiques culturelles………………..p. 76

- Une légitimation des séries… intrinsèquement contredite……………...p. 78

- Le régime de valeur spécifique des séries………………………………...p. 80

- Dernière tentation distinctive : l’auteurisation…………………………..p.82

Conclusion générale………………………………………………………..p. 83

Bibliographie………………………………………………………………..p. 88

Nombre total de caractères : 229 675

Résumé

Comment juge-t-on une série télévisée ? Est-ce la même chose que pour un film de

cinéma ? Que pour une peinture ? Juge-t-on d’ailleurs véritablement les séries ? En réalité,

pourquoi semblent-elles se passer si bien de tout jugement à leur égard ? C’est de ces questions

désordonnées qu’est venue l’envie de réaliser ce mémoire. Les séries, cette forme fictionnelle

prolongée et immersive, nous semblaient d’instinct résister au jugement de goût légitimiste, tel

qu’on le rencontre dans la plupart des pratiques culturelles. Le rapport entretenu par les

spectateurs avec leurs séries étant toujours très personnel, et peu sujet à débat. Celles-ci se

vivent plus qu’elles ne se critiquent, telle était l’idée de départ, confirmée par la suite. En

convoquant conjointement les récentes théories des pratiques culturelles et le modèle

sociologique classique de la légitimité culturelle, établi par Bourdieu en 1979 dans La

Distinction, ce mémoire tente de définir la nouvelle logique de consommation audiovisuelle

fictionnelle – et par extension de consommation culturelle – que tendent à créer les séries

télévisées. À travers l’étude de leur forme, de leur succès, et, au-delà, du contexte dans lequel

elles prennent place aujourd’hui, c’est une pratique « indistinctive » qui se dessine,

appréhendable selon un régime de valeur non plus légitimiste, mais singulariste.