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René Broca & Etienne Traisnel COLLECTER ET CONSERVER LES FILMS DU DÉPÔT LÉGAL FOURNIS SUR SUPPORT NUMÉRIQUE Juin 2011

Collecter et conserver les films du dépôt légal fournis sur support numérique

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Rapport du CNC "Collecter et conserver les films du dépôt légal fournis sur support numérique" réalisé par Etienne Traisnel et René Broca

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René Broca & Etienne Traisnel

COLLECTER ET CONSERVER LES FILMS DU DÉPÔT LÉGAL

FOURNIS SUR SUPPORT NUMÉRIQUE

Juin 2011

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SOMMAIRE Introduction : une chaîne numérique complète p.3 1. La conservation à long terme : supports et stratégies p.5 1.1. Les supports numériques p.5 • Disque dur magnétique • Cassettes LTO • Disques optiques numériques • Bandes vidéo numériques • Mémoires Flash • Données numériques sur pellicule 1.2. Les stratégies associées p.11 1.2.1. Répondre à l’obsolescence des supports p.11 1.2.2. Maîtriser les volumes de données p.12 1.3. Conclusions provisoires p.13 1.4. Le retour sur film p.14 1.5. Approche des coûts p.15 1.5.1. Disque dur et bande magnétique p.15 1.5.2. Film p.17 1.6. Vers une solution de transition ? p.18 2. Etude de faisabilité p.21 2.1. Le paysage et les acteurs p.21 2.1.1. La notion de dépôt légal p.21 2.1.2. Les pratiques actuelles des ayants-droit p.22

2.1.3. Les pratiques et modèles des industries techniques p.24 2.1.4. Consultation et conservation : une distinction indispensable p.26 2.1.5. Les films français… et les autres p.28 2.2. Modalités de consultation et conservation p.29 2.2.1. Consultation des films p.29 2.2.2. Conservation des films p.34 2.3. Conclusions et préconisations p.37 Liste des entretiens p.40

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Introduction : une chaîne numérique complète

En une trentaine d’années, les techniques numériques ont conquis progressivement tous les maillons de la chaîne de l’image et du son pour le cinéma et l’audiovisuel. La chronique en est évidemment bien connue des professionnels, mais il n’est sans doute pas inutile de la rappeler à grands traits pour bien cerner les contours actuels du paysage technique et mieux comprendre en quoi l’industrie cinématographique est désormais passée à une nouvelle articulation de son histoire. Les conséquences de la généralisation des techniques numériques sont en effet multiples : elles modifient bien sûr les pratiques professionnelles, redéfinissant en partie les compétences mobilisées et, par induction, les contenus de formation ; elles affectent également les usages de consommation, en multipliant les vecteurs de diffusion possibles, et donc les qualités de reproduction des images et son originels ; elles modifient structurellement les équilibres économiques établis, obligeant à repenser l’“éco-système” de la filière. Cas particulier de cette redistribution générale des cartes, les problématiques de conservation patrimoniale n’échappent évidemment pas à la nécessité d’une actualisation. Le son Les techniques numériques se sont d’abord imposées dans le secteur du son, les premiers outils d’acquisition et de postproduction apparaissant dans le courant des années 1980, le son numérique en salle en 1992, à l’occasion de la sortie de Batman Returns. Cette antériorité explique que les premiers doutes concernant la conservation de longue durée de données numériques aient pu être formulés à propos du son, avec ce redoutable constat qu’une dégradation pouvait entraîner la perte de la totalité du son. Les effets visuels et l’animation Les effets visuels et l’animation ont été – et demeurent – un terrain d’élection pour le numérique. Les dates canoniques généralement citées sont celles de Jurassic Park (1993), qui marque l’intégration photoréaliste convaincante de créatures de synthèse à des prises de vues réelles, et de Toy Story (1995), premier film d’animation intégralement constitué d’images calculées par ordinateur. Il importe ici de souligner que les apports du numérique vont bien au-delà du “confort” de travail ou du simple progrès technique : ce sont bien des possibilités de représentation inédites qui s’ouvrent, induisant une – voire des – esthétique(s) nouvelle(s)1. On notera enfin que l’animation 2D est elle-même très largement gagnée par les techniques numériques. Commencé avec la mise en couleurs dès la fin des années 1980, ce mouvement concerne désormais toute la chaîne, dès la préproduction et jusqu’au compositing final ; les techniques manuelles traditionnelles ne s’y maintiennent que pour répondre à une ambition esthétique particulière, ou lorsque la recherche de coûts de fabrication minorés conduit à sous-traiter une partie de l’animation dans des territoires à faibles coûts de main d’œuvre. Encore faut-il considérer que, même dans les susdits territoires, la part du traitement informatique est désormais une réalité. La postproduction 1 Les exemples en sont désormais nombreux. Nous en citerons deux : la “superproduction” Lord Of The Rings (2001-2003), de Peter Jackson, représentation absolument cohérente d’un univers imaginaire ; le court métrage Ryan (2004), de Chris Landreth, qui relève la gageure de figurer visuellement une personnalité détruite.

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Le montage numérique, ou non-linéaire, est apparu pour les programmes de télévision au milieu des années 1980, et a gagné le cinéma dès le début des années 1990. La mastérisation numérique est apparue avec l’appareil Cineon, de Kodak, en 1992. Dans un premier temps réservée à l’intégration d’effets visuels sur les scènes concernées, elle s’est, depuis 10 ans, étendue à l’étalonnage numérique avant un retour sur film 2. Au premier trimestre 2011, 100% des projets font en France l’objet d’une postproduction numérique, dont 83% en 2K. La postproduction 35 mm traditionnelle a vécu. La distribution La projection numérique gagne rapidement les salles de cinéma, du moins dans certains territoires. En France, le pourcentage de salles équipées est aujourd’hui de l’ordre de 40 % (2292 salles à la mi-avril 2011 – source Cinego), et devrait atteindre les 80 % à la fin 2012. Ce phénomène oblige désormais à poser une question décisive : quand la copie d’exploitation film deviendra-t-elle obsolète ? L’acquisition Le tournage avec caméras électroniques se généralise à son tour. Dans son rapport La production cinématographique en 2010, daté de mars 2011, le CNC publie les chiffres suivants, parfaitement éloquents quant à l’orientation de la tendance 3: La proportion de films d’initiative française tournés en vidéo numérique s'établit à 45,3 % (92 films) en 2010, contre 41,8 % (76 films) en 2009 et 14,8 % (29 films) en 2008. La part de films tournés en 35 mm diminue : elle est de 48,8 % de la production d'initiative française en 2010, contre 52,7 % en 2009 et 79,1 % en 2008. On notera également que l’acquisition numérique, en supprimant le poste achat de pellicule, conduit à tourner plus, en considération des économies réalisées par rapport à un tournage analogique. Il s’ensuit une augmentation des éléments à traiter en postproduction, ce qui introduit, relativement aux problématiques d’archivage, une interrogation nouvelle : que doit-on conserver ? Parachevant le mouvement irréversible de numérisation de la chaîne de l’image et du son, l’introduction récente des technologies numériques dans ses derniers maillons, production et distribution, marque de fait une modification fondamentale du paysage professionnel, affectant structurellement les usages et l’économie de l’industrie cinématographique.

2 On peut ici formuler quelques remarques : - du fait de ses coûts moindres, la mastérisation HD s’est trouvée largement pratiquée bien qu’elle suppose

une perte d’informations par rapport au film ; - l’absence de standards de formats de fichiers rend problématique l’échange d’images ; - la forme physique du master numérique (bande magnétique, disque optique, disque dur magnétique) n’est

pas définie ; - conséquence des nouvelles possibilités ouvertes, on observe un déport vers l’aval de certaines décisions,

d’où la possibilité de différences significatives entre le master numérique et le négatif caméra original (ou les données caméra originales en cas de tournage numérique).

- la numérisation de la postproduction s’est accompagnée d’une augmentation sensible de ce poste dans le budget d’un film.

3 Le baromètre de l’Observatoire Métiers/Marchés de la FICAM fournit également d’utiles indications chiffrées.

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Chapitre 1. La conservation à long terme : supports et stratégies

Avant de procéder à un examen des différentes réponses possibles à l’objectif de conservation à long terme de films sur support numérique, il est probablement nécessaire de définir précisément cette notion. On commencera par distinguer la conservation à long terme – ou archivage – de la sauvegarde – ou stockage. La première vise à maintenir dans un temps long un document maître dans une qualité optimale, sans que celui-ci ait vocation à être sollicité pour de nouvelles exploitations. La seconde vise à maintenir à disposition dans un temps plus court les documents qui doivent précisément permettre ces nouvelles exploitations. On parlera également d’“archives froides” dans le premier cas, et d’“archives chaudes” dans le second. L’objectif de l’archivage est de nature patrimoniale4, celui de la sauvegarde de nature commerciale. Que doit-on entendre par “long terme” ? L’accord sur ce point semble très large : une durée de conservation de l’ordre de 100 ans est l’objectif généralement admis. Tant que l’histoire du cinéma s’est confondue avec celle du film 35 mm, cet objectif n’a pas été problématique par lui-même, l’expérience ayant prouvé l’aptitude du support à être durablement conservé dans un état satisfaisant, sous réserve du respect de certaines conditions de température, de lumière et d’humidité notamment. L’apparition et la généralisation certaine d’œuvres cinématographiques sur support exclusivement numérique modifie évidemment la donne. Dès lors, les principales questions à résoudre peuvent être formulées de la façon suivante : - quels sont les stratégies à mettre en œuvre et les supports à privilégier susceptibles de

garantir l’intégrité, la confidentialité et l’accessibilité des données numériques dans la meilleure qualité, à horizon d’une centaine d’années ?

- quels sont, dans chaque cas, les outils, les méthodes et les procédures de maintenance pertinents ?

- quels sont les coûts, directs et indirects, associés, en considération des volumes à traiter ? 1.1. Les supports numériques Le disque dur magnétique Une première solution consiste à enregistrer les données sur des disques durs magnétiques. L’évolution constante des disques durs vers de moindres coûts pour des capacités d’enregistrement supérieures et la rapidité d’accès autorisée donnent évidemment du crédit à ce choix. On estime qu’en cinquante ans, la capacité des disques durs a été multipliée par un facteur de 1 000 000, un disque dur de 2009 pouvant atteindre 2 To. En 1979, le Mo coûtait 300 dollars, contre 0,00022 dollar en 2008. Si ses performances en termes de volumes de données enregistrables sont appréciables, le disque dur magnétique n’est cependant pas exempt de fragilités : vulnérabilité aux chocs du fait de sa complexité mécanique ; pannes soudaines entraînant corruption voire perte totale de données. Un rapport de 2007 du Science and Technology Council de l’Acadamy of Motion Picture Arts and Sciences américaine, intitulé Digital Dilemma – strategic issues in archiving

4 Au double sens économique et culturel, même si l’accent peut être mis davantage sur l’une ou l’autre dimension. Dans le cas des grands studios américains, qui pratiquent eux-mêmes l’archivage de leurs productions, la préservation des actifs est l’objectif prioritaire ; dans le cas d’un organisme public tel que le CNC, la logique est celle de la préservation d’une richesse culturelle.

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and accessing digital motion picture materials, indique que les premières causes de pertes d’archives numériques sont l’erreur humaine et les pannes de disques durs magnétiques. Le disque dur magnétique est par ailleurs soumis à la quasi-obligation d’une alimentation et d’une rotation ininterrompues. Cette dernière condition suffit à disqualifier l’option consistant à abandonner un disque dur “sur étagère”. Dans le cadre du projet PrestoPRIME5, soutenu par la Communauté européenne, une étude de Matthew Addis6 (Université de Southampton), sur laquelle nous serons amenés à revenir, évoque de possibles taux de panne de 1 à 10 % dans les cinq premières années d’un disque, soit la durée de service jugée raisonnable7. Ces pannes, cela peut être noté, ne sont pas dépendantes de l’intensité d’utilisation, ni du caractère “professionnel” ou “grand public” du support. Elles sont soudaines et imprévisibles. La corruption des données est par conséquent un danger réel dans les systèmes de stockage sur disques durs, y compris dans ceux conçus (contrôleurs RAID) pour réduire les pertes. En outre, cette corruption peut être absolument “silencieuse” et de ce fait rester longtemps non détectée. La tendance à l’augmentation continue des capacités de stockage (doublement tous les 18 mois) ne s’accompagne pas d’une augmentation de la fiabilité dans les mêmes proportions. Des capacités de stockage supérieures supposent évidemment une réduction du nombre de supports pour une quantité donnée d’informations. En termes de risques, cela peut se formuler ainsi : on passe d’un pourcentage relativement élevé de risque de perte d’une petite quantité de données à un pourcentage relativement faible, mais néanmoins significatif, de risque de perte de grandes quantités de données. Pour minorer le risque et le rendre acceptable, il est donc indispensable de procéder à plusieurs copies de sauvegarde (trois, quatre, voire davantage), dans des sites géographiquement distants. Et il est recommandé de ne pas copier à l’identique, mais en réorganisant à chaque fois différemment les fichiers. Cette redondance systématique a évidemment un coût. Les fragilités du support individuel ne sont pas tout. Le disque dur s’intègre à un ensemble, à un système de stockage de masse, qui génère des difficultés ou des risques spécifiques indépendants des disques eux-mêmes, dont notamment des défaillances d’interconnexion physique. De sorte que chaque articulation de l’ensemble nécessite un travail de veille permanent et proactif. Aucun élément (réseau, stockage, mémoire, calcul) ne peut être considéré comme sûr et exempt de panne ou de corruption. Pour prévenir ces risques, la “migration” des données est une obligation (cf. infra). On est ici en présence d’un modèle de stratégie de conservation dite “active”, qui se distingue des stratégies “passives”, dans lesquelles le support de conservation est entreposé sur de longues durées sans nécessité d’intervention humaine8. On en retiendra la conclusion générale que les vérifications doivent être constantes, que les réparations sont inévitables, et que ces interventions peuvent être de nature à altérer les performances du système entier, et singulièrement les conditions d’accès aux données (cf. Matthew Addis, op.cit.).

5 cf. http://www.prestoprime.org/project/public.en.html 6 Threats to data integrity from use of large-scale data management environments – février 2010. 7 Dans le même cadre, une autre étude du même auteur évalue en effet à 3 à 5 ans la période de fiabilité d’un disque dur (Audiovisual Preservation Strategy, data models and value chains) 8 Store and forget – entreposer et oublier – disent les Anglo-Saxons.

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Ces complexités – et l’étendue des ressources humaines et matérielles qu’elles supposent – peuvent inciter à déporter la conservation des données informatiques sur des serveurs distants interconnectés, selon le principe du “cloud computing” (ou information en nuage...). Différents opérateurs dotés des infrastructures nécessaires proposent désormais des prestations de stockage de données, pour des secteurs économiques ou des particuliers. On a pu évoquer à ce propos une “virtualisation” de l’archivage, mais l’expression semble impropre, puisque les informations restent stockées sur des disques durs dans des serveurs ayant une existence physique. Le gestionnaire d’archives échappe ainsi à la nécessité de gérer lui-même conservation, maintenance et sécurité, et peut même espérer des coûts attractifs en profitant des économies d’échelle réalisées par son prestataire. Le “cloud” a cependant quelques inconvénients : - impossibilité pour le propriétaire de pouvoir localiser ses archives et leurs répliques ; - confidentialité et sécurité incertaines, du fait du passage obligé par l’Internet ; - vulnérabilité aux attaques informatiques ; - exposition éventuelle des serveurs à des risques naturels ou historiques ; - longévité problématique du prestataire, présumée inférieure à celle espérée pour les

archives ; - opacité générale du dispositif. A quoi peuvent s’ajouter des préoccupations touchant aux dépenses d’énergie et autres nuisances environnementales induites (certaines estimations rendent le “cloud” responsable de 1% des émanations de CO2 de la planète) : le nuage est toxique. Sur le fond, en termes d’intégrité et de pérennité des données, le “cloud” n’offre par lui-même aucune garantie et n’est en rien protégé des incertitudes frappant tout enregistrement sur disque dur, fût-il redondant, dans un ou plusieurs serveurs. Constat qui a conduit l’un de nos interlocuteurs à exprimer que ce dispositif revenait à cacher la poussière sous le tapis de l’Internet. Ces diverses considérations inclinent à considérer que le “cloud computing” peut être adapté à la sauvegarde de données sur une durée courte, mais non à leur conservation pérenne. Des inquiétudes récentes se sont exprimées quant à la concentration du secteur : il n'y a plus aujourd'hui que cinq fabricants de disques durs dans le monde : Seagate, Western Digital, Hitachi, Samsung et Toshiba. Or, Seagate Technology a fait part de sa volonté de racheter les activités de Samsung Electronics dans les disques durs tandis que Western Digital entend faire de même avec celles d’Hitachi. La Commission européenne a évoqué à ce propos un risque de réduction des sources d'approvisionnement en disques durs, notamment pour les fabricants indépendants de matériel informatique de stockage externe. La cassette magnétique LTO LTO (Linear Tape-Open) est une technique de stockage sur bande magnétique au format ouvert, ce qui signifie, pour l’utilisateur, la possibilité d’accéder à des produits compatibles d’origines diverses. Elle a été développée par HP, IBM et une division de Seagate rachetée par Quantum en 2004. LTO est le format de stockage numérique dominant pour l’industrie cinématographique. Plusieurs générations se sont jusqu’à présent succédées, proposant des capacités et débits toujours supérieurs.

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Les générations de LTO

Date Capacité Débit

LTO1 2000 100 Go 20 Mo/s

LTO2 2002 200 Go 40 Mo/s

LTO3 2005 400 Go 80 Mo/s

LTO4 2007 800 Go 120 Mo/s

LTO5 2008 1,5 To 140 Mo/s

Capacités et débits ci-dessus s’entendent pour des données non compressées. Une sixième génération annoncée devrait avoir une capacité de 3,2 To, pour un débit de 270 Mo/s. La compatibilité entre les générations est possible à N-2 : une bande LTO1 sera lisible par un lecteur LTO3, mais non par un lecteur LTO4. Matthew Addis (op.cit.) déplore l’absence d’études publiques d’envergure sur la fiabilité des bandes magnétiques, ce qui peut surprendre au regard de l’usage massif du support. Il ressort cependant de l’expérience d’organismes gestionnaires d’archives importantes un certain nombre de constats. La Bibliothèque Nationale de France (BNF), notamment, a utilisé les générations 1, 3 et 4 de LTO pendant près de 10 ans ; elle disposait en 2010, à la date de publication du rapport PrestoPRIME, de 600 To de données, et de près de 800 To à la date de la présente étude. Au fil des ans et des cycles de migration (cf. infra), la BNF n’a pas constaté de perte de données. Les difficultés, plutôt que sur les bandes elles-mêmes, semblent se concentrer sur les lecteurs-enregistreurs, dont des dysfonctionnements peuvent altérer les bandes. De nouveaux lecteurs-enregistreurs ont pu également échouer à lire des bandes d’une génération antérieure, les rendant ensuite inutilisables, même avec des lecteurs anciens. Des phénomènes d’usure ont été constatés sur des bandes fréquemment utilisées mais semblent avoir concerné bien davantage les premières générations. A partir de la LTO3, la fiabilité est jugée généralement satisfaisante. La copie, par elle-même, ne semble pas occasionner de pertes significatives : un fonds d’archives a mesuré que 0,1% des fichiers ont “eu des problèmes” lors d’un premier transfert, plus aucun lors du second ; la BBC n’a rencontré des difficultés qu’avec 20 de ses 10 000 bandes LTO3, difficultés assez aisément résolues. La durée de vie d’une bande conservée dans de bonnes conditions, et en prenant soin de la dérouler et enrouler à intervalles réguliers, est estimée à 15 à 30 ans, voire plus. Ce constat doit cependant être tempéré par celui de l’obsolescence plus rapide des lecteurs-enregistreurs, qui peut intervenir dans un délai de 5 à 7 ans. La recommandation s’impose de pratiquer une ou plusieurs copies, avec obligation de migration (cf. infra). La conservation sur bandes LTO exige d’organiser les migrations en combinant au mieux 4 variables : - l’apparition de nouveaux formats, décidée par le fabricant ; - la compatibilité du lecteur avec les générations de bandes ; - l’obsolescence de la bande ; - l’obsolescence du lecteur. Dans l’univers informatique, la LTO s’est répandue grâce à sa fiabilité, à ses grandes

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capacités de stockage et à ses coûts réduits. Toutefois, les limitations de sa rétrocompatibilité et la complexité des migrations induites tendent à la disqualifier pour la conservation à long terme. De plus, des craintes ont pu s’exprimer, que la fin du marché de la cassette VHS n’ait pour conséquence une sensible diminution de l’effort de Recherche et Développement en matière de bandes magnétiques, ainsi qu’un enchérissement des différents composants. Les disques optiques numériques enregistrables Un rapport récent de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Technologies sur la conservation de l’information numérique9 prend les disques optiques numériques pour objet d’étude principal. Nous nous appuierons largement sur ce travail, qui nous semble avoir apporté des lumières nouvelles. Les disques optiques numériques enregistrables (DONE) font l’objet d’une production de masse (plus de 10 Mds d’unités/an) ; ils se distinguent en : - CD-R (“Recordable”, soit inscriptible une seule fois) ou –RW (“ReWritable”, soit

inscriptible et effaçable pour une nouvelle inscription) ; - DVD-R ou –RW ; - BD-R (Blu-ray). Comparés au disque dur magnétique ou à la bande magnétique LTO, les DONE offrent de relativement faibles capacités d’enregistrement : environ 600 Mo pour les CD ; environ 5 Go pour les DVD ; 25 Go pour les BD. Le principe de lecture optique n’entraînant aucune usure mécanique, ces supports ont pu un temps être présentés – notamment par leurs fabricants ou distributeurs – comme “éternels”. La réalité est fort éloignée. Nous ne saurions mieux faire que de citer ici le rapport des deux Académies (p. 45 et sq) : “Les DONE, dans leur forme actuelle, sont loin d’être les objets simples, soumis à une évolution facilement prédictible, que l’on aurait pu espérer. (…) sous la pression du marché, les solutions retenues par les constructeurs privilégient avant tout la capacité et la rapidité d’écriture, ainsi qu’un prix très bas ; la longévité n’est guère prise en compte.” Evoquant de prétendus “disques d’archivage”, dans lesquels une couche d’or, ou d’or et d’argent, remplace la couche habituelle d’aluminium, le rapport conclut sans détours : “ces disques ne sont pas nécessairement meilleurs que les disques standard ; ils sont parfois même pires.” “La fabrication des disques optiques numériques est inhomogène et peu reproductible, poursuit le rapport, y compris pour un modèle donné d’un fabricant donné ; on constate d’importantes variations de la qualité, en fonction du lot et de la date de fabrication.” La conclusion semble sans appel : les DONE ont une durée de vie non garantie et non prédictible, qui peut être de moins d’un an dans les pires des cas. Ces supports sont par conséquent tout à fait inadaptés à une conservation pérenne et doivent être réservés à un usage de sauvegarde transitoire. Leurs faibles capacités d’enregistrement militent dans le même sens. On doit cependant mentionner une voie éventuellement prometteuse, mais qui n’a pas aujourd’hui de réalité industrielle : la gravure physique dans du verre, à lecture optique. A la

9 Longévité de l’information numérique, par Jean-Charles Hourcade, Frank Laloë et Erich Spitz – EDP Sciences, 2010.

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différence de supports physiques plus récents, le verre a en effet ce mérite d’être depuis longtemps bien connu et documenté ; c’est un produit simple dont on connaît les conditions d’évolution. Incorruptible et inaltérable, il est un candidat sérieux pour un objectif de conservation de (très) longue durée dans une stratégie passive, de surcroît peu consommatrice d’énergie. Les tenants de cette solution10 l’accompagnent du choix d’une lecture sur support CD/DVD, dont la prolifération planétaire garantit qu’on saura toujours le lire dans 100 ans, même si alors il n’a plus aucune réalité commerciale. Ce choix répond peut-être à la question de l’accessibilité à long terme des données, mais il n’est pas sans défaut, le principal étant la faible capacité d’un disque : 10 Go. Sauf à répondre que l’encombrement est un faux problème, il y a là une difficulté. Le caractère aujourd’hui seulement prototypique de cette technologie rend très incertaine l’estimation du coût de son application aux problématiques d’archivage de masse. On peut aussi mentionner une technologie de micro-gravage sur saphir synthétique11, dont le caractère inaltérable garantirait une conservation de quelque 2000 ans. Le dispositif de lecture, microscope ou tout appareillage grossissant, est indépendant de toute technologie informatique. En l’état, le procédé est d’abord destiné au texte et à l’image fixe. Les capacités de stockage évoquées (“jusqu’à 39 000 pages au format A4 restituable en 75 dpi sur un disque de 20 cm de diamètre, soit l’équivalent d’un CD”) et les tarifs annoncés – de 0,5 à 3 € l’image – ne semblent pas pouvoir convenir à l’archivage film. La bande vidéo numérique Le format HDCAM SR, introduit par Sony en 2003, enregistre des images HDTV dans une résolution de 1920 x 1080 - soit légèrement moins que le format de cinéma numérique 2K (2048 x 1080) – et utilise le format de compression MPEG-4. Il est douteux que le HDCAM SR puisse prétendre à la dignité de format d’archivage. Les principaux arguments sont les suivants : - une résolution dégradée par rapport à celle de la pellicule 35 mm ; - une incertitude forte quant au destin de la bande vidéo numérique : si l’accord semble se

faire (cf. Digital Dilemma, op.cit.) sur une durée de vie de 5 à 10 ans dans de bonnes conditions de conservation, rien ne prouve qu’un nouveau format de bande soit apparu au terme de la vie “sur étagère” d’une bande HDCAM SR. La diffusion télévisuelle tendant de plus en plus à ne plus recourir aux bandes12, les développements dans ce domaine deviennent hautement conjecturaux.

Mémoires Flash L’usage des “mémoires Flash” s’est généralisé depuis quelques années. Le rapport Longévité de l’information numérique (op. cit.) relève qu’elles peuvent rivaliser avec le disque dur, voire le surpasser, en termes de rapidité d’accès, et que, ne contenant pas d’élément mécanique, elles échappent aux fragilités et restrictions d’utilisation associées, qui pénalisent le susdit. 10 La jeune société française Essilex, notamment 11 Portée par Arnano, société créée en 2009 et issue du CEA-LETI de Grenoble. 12 Ce phénomène est amplifié par l’incapacité de Sony de fournir des cassettes HDCAM SR suite au séisme japonais de mars 2011.

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Toutefois, la charge électrique stockée qui représente l'information n'est pas parfaitement isolée et peut donc disparaître au bout d'un certain temps. Même si certains constructeurs annoncent une durée de vie allant jusqu’à 100 ans, il conviendra de retenir 10 ans comme la période avant laquelle il faut effectuer une réécriture pour s'assurer de la conservation des données. De plus, le principe de migration de charges électriques sur lequel elles reposent les rend potentiellement vulnérables à tout effet ionisant ; elles sont par ailleurs soumises à des phénomènes d’usure lors des cycles de lecture et écriture. Des capacités d’enregistrement limitées, et les coûts induits13, constituent une raison supplémentaire de ne pas les considérer – en l’état présent de la technologie – comme des supports candidats à un archivage pérenne. Données numériques sur pellicule Le film - nous le verrons - n'a pas dit son dernier mot. Comme tout support analogique, il peut également être le réceptacle de données numériques. C'est d'ailleurs ainsi que les sons numériques SDDS et Dolby Digital sont inscrits sur les bobines exploitées dans les salles de cinéma. Des matrices formées de petits carrés blancs et noirs matérialisent les suites de "0" et de "1". Il est possible de densifier l'information en utilisant ce procédé sur les différentes couches colorées. Dans un tel dispositif, l’information numérique ainsi conservée bénéficie de la grande longévité du support film (pour peu que les conditions de stockage soient optimisées). Afin de garantir la relecture, il convient d’inscrire les informations nécessaires au décodage en amorce de la bobine. Pour la conservation de l'image, cette technologie se révèle peu adaptée car gourmande en pellicule. En effet, la longueur nécessaire en numérique est près de trois fois supérieure à celle nécessaire en analogique. Dans le domaine du son, l'enregistrement des pistes audio d'un film de 2 heures nécessiterait 600 mètres de pellicule (l'équivalent d'une bobine), ce qui semble raisonnable. L’inscription de données numériques sur pellicule est actuellement développée et commercialisée par des sociétés telles que Preserve.On en France ou Bitsave en Suisse. Elles seront renforcées par ARRI qui annonce l’intégration de cette technologie dans ses imageurs et scanners dans le courant de l’année 2012. 1.2. Les stratégies associées 1.2.1. Répondre à l’obsolescence des supports Deux stratégies distinctes peuvent être mises en œuvre pour répondre au phénomène d’obsolescence des supports et au risque qu’il entraîne de corruption ou de perte totale des données enregistrées. La migration Elle consiste dans le transfert de données depuis un support physique ancien vers un support physique neuf, à intervalles réguliers. Les données anciennes sont donc préservées… jusqu’à ce qu’un nouveau cycle de migration soit rendu nécessaire par l’obsolescence du support. Il s’agit donc d’un processus constant de contrôle de l’état de conservation des données, et d’un processus infini. Mais l’acte lui-même de lecture des données aux fins de vérification peut

13 Environ 350 $ pour un modèle de 120 Go en 2009.

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entraîner à son tour des risques d’erreurs. Il doit donc intégrer des procédures de vérification de l’intégrité et de la qualité des données. Il est ici important de signaler qu’une migration optimale est une conservation du contenu d’information total, devant inclure les sources, l’historique, les liens contextuels avec des données extérieures. La migration peut supposer une actualisation des formats de fichiers pour les harmoniser avec les dernières générations de systèmes d’exploitation ou d’applications logicielles. Cette veille permanente explique que l’on parle alors de stratégie “active”. Une migration tous les cinq ans est considérée comme suffisamment prudente pour les disques durs numériques, tous les trois à cinq ans pour les bandes LTO. On n’aura garde d’oublier qu’à chaque migration, les données transférées doivent l’être sur plusieurs copies : la redondance n’est pas une option mais une obligation. La migration offre par ailleurs l’avantage de répondre à une difficulté récurrente en matière d’archivage : comment garantir à long terme la capacité à lire des données enregistrées dans un contexte technologique révolu ? En transférant les données sur un support neuf, elle garantit leur accès via les matériels et logiciels contemporains de l’acte de lecture. Elle ouvre aussi de ce fait la possibilité de répondre à d’éventuels nouveaux usages, supposant de nouveaux supports et formats. L’émulation Elle constitue une stratégie alternative à la migration sous l’angle de l’accessibilité des données. Son principe est d’assurer une forme de compatibilité a posteriori, en préservant le format de données originel, souvent sur le support physique originel, et en fournissant des outils qui permettent de lire les données après que le format de fichier, le support de stockage, les logiciels et matériels d’origine ont cessé d’être maintenus. En pratique, elle suppose l’écriture de logiciels qui fonctionnent sur un matériel nouveau comme si c’était un matériel ancien, “traduisant” de l’un à l’autre. Ceci implique un développement et une maintenance permanents, et donc onéreux. Complexité et coûts expliquent sans doute que cette voie ait été jusqu’alors moins explorée. Le rapport Digital Dilemma (op. cit.) ne choisit pas entre l’une et l’autre stratégie, appelant même à étudier de possibles hybridations. 1.2.2. Maîtriser les volumes de données Pour répondre à des objectifs de maîtrise des volumes de données à stocker/archiver ou à transmettre, il est courant de faire subir aux fichiers une compression, opération par laquelle l’information est représentée sous une forme plus courte que la forme originale. Selon les algorithmes utilisés, la compression peut prendre plusieurs formes : avec perte, mathématiquement sans perte ou perceptuellement sans perte. Si les bénéfices, en termes opérationnels et économiques, sont évidents, les risques encourus ne sont pas anecdotiques. Le rapport Digital Dilemma (op. cit.) laissait la question ouverte, tout en soulignant que la majorité des opérateurs des différents secteurs économiques concernés par les problématiques d’archivage restaient hostiles au principe. Les travaux menés dans le cadre du projet PrestoPRIME apportent un éclairage plus net.

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L’encodage, et en particulier la compression, peut amplifier dans de fortes proportions même de faibles niveaux de corruption des données (image et son), affirme ainsi Matthew Addis (op. cit.). Des fichiers entiers peuvent devenir inutilisables. Il est important de noter que le risque n’est pas corrélé au niveau de compression : une compression sans perte est tout autant susceptible d’entraîner une corruption qu’une compression avec perte. Il s’ensuit la réaffirmation de la nécessité de stratégies proactives de contrôle de la qualité et de l’intégrité des données. La compression, indispensable dans une perspective de maîtrise des volumes, et donc des coûts, semble cependant devoir être comprise comme un facteur de risque supplémentaire. 1.3. Conclusions provisoires On peut ici tirer quelques premières conclusions avant que de considérer l’hypothèse du retour sur film. La première est qu’il n’existe pas à ce jour de support numérique garantissant un archivage de longue durée sans disparition ou corruption de tout ou partie des données. Il ressort par ailleurs des développements précédents que, parmi les différents supports numériques existants, deux seulement ont aujourd’hui14 vocation à être utilisés – sous conditions - dans une perspective d’archivage : le disque dur magnétique et la bande magnétique LTO. L’un comme l’autre, on l’a vu, sont sujets à une obsolescence à relativement court terme. S’impose par conséquent la nécessité de migrations régulières et, par principe, infinies. Mais le média numérique ne peut être lu sans la médiation d’outils, matériels et logiciels, qui sont autant d’éléments constitutifs du dispositif de conservation, chacun avec sa durée de vie propre ; à l’expiration de l’un de ces éléments, il faut non seulement le remplacer, mais aussi modifier les éléments adjacents pour qu’ils demeurent compatibles. La nécessité, signalée plus haut, d’appliquer des procédures de contrôle de l’intégrité et de la qualité des données et métadonnées lors des migrations implique également l’existence d’un système global structuré, qui inclut le développement et la maintenance continus des outils comme ceux des compétences humaines mobilisées. Dès lors, la migration ne doit pas être considérée comme une tâche périodique, mais bien comme un travail permanent. L’archivage numérique à long terme requiert une gestion “active”, et même proactive. Cette réalité a évidemment sa traduction économique. Dès lors, s’ajoute aux risques proprement techniques le risque (économique, politique, administratif…) d’une extinction des financements garantissant la maintenance du système et la possibilité des migrations. Le tableau suivant figure les durées de vie estimées des différents éléments constitutifs d’un système d’archivage numérique. Durée de vie Matériels Logiciels

3 à 5 ans Serveur Logiciel

14 On trouvera dans le rapport Longévité de l’information numérique, précité, l’évocation de pistes de recherches possibles concernant d’autres supports.

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Système d’exploitaton Pilotes des périphériques

5 à 10 ans Interface physique Microprogramme (firmware) d’interface 3 à 5 ans Lecteur de media Microprogramme (firmware) de contrôle du lecteur 5 à 10 ans Media Système de fichiers

Format des fichiers de données Format d’écriture physique

variable Personnel qualifié variable Financement

(Source Digital Dilemma – 2007) 1.4. Le retour sur film Procédant à une enquête auprès des studios de cinéma, mais aussi auprès d’autres grands opérateurs américains (Industrie pétrolière, Library of Congress, Défense, Santé, Sciences de la Terre, etc.) pour lesquels la conservation sûre et pérenne de leurs archives est un enjeu crucial, le rapport Digital Dilemma (op. cit.) en est venu à cette conclusion nette : il n’y a pas aujourd’hui d’alternative à l’archivage sur film analogique si l’objectif est de pouvoir “conserver et ignorer” sur une période de 50 ans et plus. Cette position s’appuie sur une batterie d’arguments, dont le premier est l’aptitude constatée – après plus d’un siècle d’expérience - de la pellicule photochimique à conserver une bonne qualité d’information sur le long terme15. Le film 35 mm est par ailleurs un format standardisé et robuste, d’un usage universel, interopérable, stable et bien compris. Densité d’information et durée de vie

Support Densité (en bits/cm2) Durée de vie (années) pierre 10 10 000 papier 104 1 000 film 107 100

disque optique 1010 10 (Source Matthew Addis : Preservation strategies… op. cit.) On estime certes que moins de 20 % des films tournés avant 1920 et moins de 50 % des films tournés avant 1950 ont survécu, mais ces faibles pourcentages sont évidemment à référer à la nature du support nitrate d’une part, à l’ignorance ou au déni de la valeur patrimoniale de cette production, d’autre part. De sorte qu’il est communément admis aujourd’hui que la conjugaison du film (tri-acétate ou polyester) et de bonnes conditions de conservation garantit une conservation de longue durée. Les grands studios cinématographiques américains ont fait le choix de conserver dans des sites sécurisés les éléments suivants : le négatif 35 mm original (OCN, pour Original Camera Negative) ; un interpositif (IP) ; des séparations YCM (Yellow, Cyan, Magenta) sur 3 négatifs noir et blanc. L’ensemble constitue les “preservation masters” ou “archival masters”. [Parallèlement, les studios sauvegardent pour le court terme (i.e. la période de la première fenêtre d’exploitation commerciale, soit 3 à 5 ans) interpositifs ou internégatifs qui serviront à faire de nouvelles copies, également des DCP (cf. infra) et des versions SD et HD.]

15 Le fabricant Kodak annonce une durée de vie de 500 ans pour ses pellicules actuelles.

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La pratique de la séparation trichrome s’explique par le souci de se garantir de l’instabilité des colorants des pellicules couleurs. Elle a bien sûr sa traduction financière (cf. infra). Outre la préservation de l’information, le support film a ce mérite d’être visible “à l’œil nu” : un support analogique pourra toujours être consulté facilement (en l’espèce, avec une loupe et une source lumineuse), sans médiation technologique complexe. Son accès est donc garanti ad libitum. Cette caractéristique permet aussi de détecter directement d’éventuelles corruptions et altérations, à la différence des supports numériques qui peuvent faire l’objet de corruptions “latentes”, pouvant rester non détectées et entraîner à terme la perte de l’information.

1.5. Approche des coûts 1.5.1. Disque dur et bande magnétique On aura compris de l’examen des différents supports numériques ci-dessus que les coûts à considérer vont bien au-delà des coûts d’acquisition initiaux du support physique et des matériels et logiciels. L’obligation de migrations régulières et infinies conduit à ajouter un certain nombre de coûts récurrents : - contrats de maintenance des matériels et logiciels ; - coûts de remplacement des matériels, OS et logiciels ; - coûts de remplacement des supports physiques ; - coût du travail humain, incluant coûts de formation ; - coûts d’alimentation électrique et de climatisation ; - coûts immobiliers, assurances et taxes ; - coûts induits par l’augmentation des collections ; - coûts des duplications (volontaires et involontaires) de données…

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Le tableau ci-dessous résulte d’une analyse comparée des coûts induits par le choix du disque dur sur serveurs ou de la bande magnétique sur robots - migrations incluses - dans le cadre du San Diego Supercomputing Center (SDSC), qui utilise l’un et l’autre support. Les chiffres cités (qui datent de 2007) s’entendent par an et par To.

Il apparaît, d’une part, que le coût du support équivaut à plus de 30 % du coût total dans le cas d’un stockage sur disque dur, à 20 % dans le cas d’un stockage sur bande et, d’autre part, que celui-ci est moins onéreux (moins d’un tiers) que celui-là. La structure des coûts indique clairement que la diminution du coût des supports n’induit pas dans les mêmes proportions une diminution des coûts globaux. Il est par ailleurs admis que le différentiel de coûts entre disque dur et bande sera amené à se réduire, celui-là diminuant plus rapidement que celle-ci. Une consommation électrique inférieure et une empreinte environnementale moins lourde resteront cependant des atouts consistants en faveur des bandes magnétiques, notamment dans l’option “sur étagère”. Il est estimé que le coût de la conservation de bandes sur étagères représente 25 % du coût de la conservation de bandes sur robots. Mais il faut observer que ce différentiel diminue en proportion de la fréquence d’accès aux bandes : plus cette fréquence est grande, plus en effet du travail humain est mobilisé. Le grand nombre de paramètres à prendre en compte dans l’évaluation du coût de l’archivage numérique explique peut-être les disparités sensibles entre les estimations des uns et des

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autres. Matthew Addis16, reprenant les conclusions du SDSC citées par Digital Dilemma, celles d’une étude menée pour Sun Microsystems17 et d’autres encore18, relève que leurs estimations peuvent différer très spectaculairement… Relevant que le coût du stockage a diminué de moitié tous les 3 ans ou moins19 sur les trois dernières décennies, et postulant qu’il continuera à en aller de même, il se risque, en combinant ce facteur à la connaissance du coût actuel, à proposer une méthode de calcul de ce que pourrait être un coût global “à perpétuité”20. Ce calcul, prévient son auteur, n’est fiable qu’en considération de forts volumes (dizaines à centaines de To) et suppose une conservation à long terme (10 ans et plus). On peut en trouver le détail dans l’annexe 1 du rapport Preservation Strategies. Toutes ces estimations doivent être accueillies avec une grande prudence. Au-delà de ces projections hypothétiques, le point crucial est à notre avis le suivant : la diminution tendancielle des coûts d’acquisition des supports induit mécaniquement une modification de la structure de coûts globale ; le poids du travail humain et de l’énergie devient toujours proportionnellement plus important. Leur enchérissement régulier peut être considéré comme probable, mais en déterminer le rythme et l’intensité à échéance d’un siècle relève de la divination. 1.5.2. Film L’industrie américaine du cinéma considère que le document maître “indiscutable” est la séparation trichrome YCM sur film polyester21 noir et blanc. Son coût est estimé par le rapport Digital Dilemma (op. cit.) à 65 000 à 85 000 $, selon les options possibles. Matthew Addis (Preservation Strategies, op. cit.) établit à 80 000 $ le coût des 3 éléments combinés : séparation trichrome, négatif terminé et interpositif. Evaluant le coût global annuel de l’archive film à l’unité, Digital Dilemma parvient à un chiffre de 1059 $. Cette somme est obtenue en ajoutant aux coûts d’amortissement des investissements susdits un coût mensuel de conservation de 40 cents (pour un film de 1000 pieds).

16 Preservation Strategies, op. cit. 17 Archiving Movies in a Digital World, Dave Cavena et al, 2007 18 Moore, D’Aoust, McDonald and Minor (2007) : Disk and Tape Storage Cost Models, in Archiving 2007. Barroso and Holze (2009) : The Datacenter as a Computer: An introduction to the desin of warehouse-scale machines. Google Inc. Synthesis Lectures on Computer Architecture. 19 La tendance à la diminution du coût de stockage global est moins rapide que celle des supports. Le SDSC facturait 1500 $/To/an début 2007, 1000 $ en 2008 et 650 $ fin 2009. Pour le service d’Amazon : environ 1800 $/To/an en 2007, environ 1260 $ début 2010 (pour un stockage supérieur à 500 To). La facture diminue en proportion du volume stocké : le minimum étant de 660 $/To pour un volume supérieur à 5 Po. 20 “L’éternité, c’est long. Surtout vers la fin.” (Woody Allen). 21 Le film polyester est plus résistant et plus stable que le film tri-acétate et de ce fait considéré comme mieux adapté aux impératifs de conservation.

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Le tableau suivant exprime les coûts comparés des différentes options.

Film 1059 $ HDCAM SR 1830 $ Master 2K 1955 $ Master 4K 12 514 $

(source : Digital Dilemna - 2007) On notera que, dans l’esprit des rédacteurs, la comparaison pertinente est celle entre le master film 22 et les masters 2K et 4K, en considération de la perte d’information induite par le HDCAM SR. Pour chaque film, il faut bien entendu considérer la résolution de l’élément final de postproduction23. Ce tableau autorise donc les rédacteurs du Digital Dilemna à affirmer que, à qualité d’information comparable, le support numérique peut être jusqu’à 11 fois plus onéreux que le support film. L’étude précitée réalisée pour Sun Microsystems insiste sur le fait que le différentiel s’atténue dans de notables proportions si l’on prend en compte les coûts d’accès au master film, ce que ne fait pas Digital Dilemma. Elle relève en effet que si l’on veut ré-exploiter le master ne serait-ce qu’une fois dans un siècle, un nouveau scan des séparations sera nécessaire, entraînant un surcoût de 65 000 $. Une éventuelle restauration ajouterait encore, évidemment, à la facture. Hors ces coûts d’accès, l’étude Sun parvient à une estimation de 40 % inférieure à celle de Digital Dilemma. Quoi qu’il puisse en être de ces divergences, le point fondamental – et qui fait consensus – porte sur la structure des coûts : l’archivage sur support film requiert des investissements initiaux importants, mais amortis sur 100 ans, et des coûts de conservation faibles (espace de stockage, travail humain, énergie). Soit une structure symétrique de celle de l’archivage sur supports numériques. Il reste que, rapporté à la situation française, un investissement de l’ordre de 80 000 $ dans les 3 éléments (négatif, séparation trichrome, interpositif) de conservation d’un film pourra être jugé absolument irréaliste. Une solution alternative, évidemment moins onéreuse, mais moins sûre et de qualité moindre, consiste à se contenter d’un shoot couleurs. Des chiffres couramment avancés par des professionnels français sont de l’ordre de 20 000 à 30 000 €24. Et s’il faut considérer de potentiels coûts d’accès, ils s’établiraient alors à 12 000 à 15 000 €, coût avancé pour un scan 2K des éléments sources, hors tout travail de restauration. 1.6. Vers une solution de transition ? Le numérique n’a pas aujourd’hui relevé de façon convaincante certains des défis posés par la pellicule 35 mm : - être un standard mondial ; - permettre la conservation à long terme (> 100 ans) sans perte de qualité ; - permettre la création d’éléments maîtres pour des exploitations sur d’autres supports,

actuels ou futurs ; - assurer l’indépendance à l’égard des plates-formes technologiques ; 22 Un élément intermédiaire photochimique qui peut encaisser sans problème une résolution allant jusqu’à 4K. 23 La plupart des films français sont actuellement postproduits en 2K et le seront bientôt en 4K. 24 Des coûts de 15 000 €, pour les plus bas, de 50 000 €, pour les plus élevés, nous ont occasionnellement été cités.

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- permettre l’interopérabilité ; - maîtriser les coûts. En d’autres termes, les incertitudes entourant le numérique sont nombreuses et constituent des facteurs de risques importants. Puisqu’il n’y pas aujourd’hui de support numérique incontestable et que la question d’un futur support numérique satisfaisant demeure indécidable, au moins quant à sa date d’apparition, le recours à une solution transitoire semble s’imposer. Pour beaucoup de professionnels, le support photochimique est le meilleur – voire le seul – candidat. Nous nous sommes efforcés plus haut de préciser ses supériorités, notamment en termes de sécurité et de qualité de la conservation, d’accès garanti dans le temps, de visibilité des coûts à long terme. Pour autant, un tel choix peut susciter doutes et interrogations. Relevons tout d’abord un paradoxe, au moins apparent : c’est au moment où l’intégralité de la chaîne de l’image, de l’acquisition à la distribution, a basculé dans le numérique que la pellicule 35 mm, partout évincée, trouverait une légitimité nouvelle comme support d’archive, jusques et y compris pour les films nativement numériques. La difficulté, évidemment, n’est pas d’ordre théorique, et renvoie à une inquiétude justifiée. Celle-ci s’articule sur deux questions principales, étroitement corrélées : - qu’en sera-t-il du coût et de la disponibilité de la pellicule 35 mm quand elle aura

totalement disparu comme support de tournage et de projection ? Confrontés à une baisse de la demande, les fabricants de pellicule, les laboratoires photochimiques et les fabricants de produits chimiques ne pourront plus réaliser les économies d’échelle qui ont été jusqu’alors possibles. Quels investissements seront-ils susceptibles de consentir pour un marché déclinant ?

- cette situation n’entraînera-t-elle pas nécessairement l’évanescence des compétences professionnelles associées à l’usage centenaire de la pellicule ? La disparition des savoir-faire est déjà constatable, selon certains de nos interlocuteurs.

Il n’y a pas de réponse certaine à ces questions. Un fabricant industriel de pellicule, tel que Kodak, s’efforce de contenir l’inquiétude, arguant de l’existence de “marchés de niche” pour la pellicule, garantissant son existence ; sont aussi évoquées de nouvelles offres, spécifiques à l'archivage, qui devraient être dévoilées dans les années à venir par les principaux fabricants. Des augmentations sont déjà intervenues en 2011 : de 10 % chez Kodak, de 16 % chez Fuji. D’autres sont à prévoir, liées à l’enchérissement de certaines matières premières : le cours de l'argent a été multiplié par 4 en 2 ans ; celui du pétrole augmente inexorablement. Un argument plus consistant, mais de façon seulement transitoire, est que la “bascule numérique” n’est pas pleinement réalisée : si elle est d’ores et déjà une réalité dans nombre de territoires, la pellicule résiste encore dans d’autres, qui ne sont pas à négliger. Il demeure que le mouvement vers le numérique est irréversible. Combien de temps sera-t-il nécessaire pour que la pellicule n’ait plus qu’une existence résiduelle ? Des estimations sont avancées (de l’ordre de 10 à 15 ans), mais dont les fondements sont tout à fait incertains. Une autre question concerne l’aptitude de la pellicule 35 mm à “suivre” de possibles évolutions, vers des formats supérieurs au 4K. Il semble en effet probable que, du fait de l’évolution du marché, les fabricants de pellicule n’engageront pas de politique de R&D qui permette d’aller au-delà de cette résolution. Outre que cette question reste aujourd’hui théorique, on fera observer que la résolution n’est pas l’unique critère de la qualité de l’image : colorimétrie, contraste, dynamique, fréquence sont également des caractéristiques importantes.

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Les incertitudes entourant l’avenir de la pellicule 35 mm sont au cœur d’un autre argumentaire, que les rédacteurs ne partagent pas, mais qui doit être évoqué : il plaide également pour une solution de transition en matière d’archivage, mais une solution différente. Puisqu’il n’existe pas aujourd’hui, en effet, de support numérique satisfaisant, et puisque le rétrécissement inéluctable du marché de la pellicule risque fort de provoquer simultanément un enchérissement des coûts et une perte des compétences (voire des outils associés), il faudrait retenir la bande magnétique LTO comme support de transition. Ses capacités d’enregistrement, son coût relativement modéré, sa consommation d’énergie et son empreinte carbone réduites plaideraient en sa faveur. Pour les tenants de cette solution, son obsolescence ne constituerait pas une difficulté : la durée de vie d’une bande LTO étant (selon ses fabricants) de quelque 30 ans, elle pourrait sans dommage représenter un support de transition fiable sur une période d’une quinzaine d’années, avant l’émergence d’un support numérique incontestable. Selon les mêmes, ledit support devrait être le disque en verre à lecture optique évoqué précédemment. Cette préconisation, qui ne manque pas d’intérêt, nous semble cependant fragilisée par deux considérations : - les études que nous avons pu consulter mettent en avant, plutôt que l’obsolescence des

bandes LTO elles-mêmes, la fragilité des lecteurs, laquelle oblige à des migrations plus fréquentes (tous les 2 à 5 ans). Le bénéfice annoncé d’un support fiable sur toute la période de transition nous paraît en conséquence remis en cause, au moins partiellement. On mentionnera également que, parmi les ayants-droit, l’unanimité n’est pas acquise quant à la fiabilité des bandes LTO ;

- l’horizon du disque en verre à lecture optique demeure hypothétique. Nous avons essayé d’exprimer les principaux mérites de cette technologie mais il reste qu’elle est aujourd’hui à l’état de prototype et laisse encore indécidées certaines questions touchant à son coût, à la densité d’informations qu’elle peut accepter, à ses modalités de lecture. La voie est certainement prometteuse, mais demande des recherches complémentaires.

On ajoutera une troisième considération, de nature différente : les enjeux technologiques ne peuvent pas être exclusivement appréciés selon des critères technologiques ; ils s’expriment nécessairement dans un contexte historique concret. En l’espèce, il existe un “éco-système” de l’industrie cinématographique qui est, au sens propre et premier, complexe. Cette complexité doit être prise en compte dans ses différentes dimensions (historiques, culturelles, économiques, techniques, etc.) et dans les interactions qu’elles entretiennent. Ou, pour poser la question brutalement : est-il souhaitable de décréter la disparition la plus rapide possible de la filière photochimique ? Il faut enfin attirer l’attention sur une difficulté de fond, présente en filigrane dans les développements précédents : les problématiques de conservation pérenne doivent nécessairement être pensées dans un temps long, de l’ordre de la centaine d’années ; mais tous les éléments d’analyse qu’il faut mobiliser pour ce faire – développements technologiques et stratégies industrielles associées, longévité des sociétés de production, de prestations techniques et de services –, ainsi que les interactions entre ces différents éléments, ne peuvent être appréhendées que dans une temporalité considérablement plus courte. Cette difficulté, consubstantielle à la question posée, est indépassable. Elle commande une prudence extrême.

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Chapitre 2. Etude de faisabilité 2.1. Le paysage et les acteurs 2.1.1. La notion de dépôt légal Curieusement, au fil des entretiens qui nous ont été accordés par des professionnels de l’industrie cinématographique, nous avons constaté parmi eux des différences notables de compréhension de la notion-même de dépôt légal. Aussi commencerons-nous ce chapitre par un “retour aux textes”. Présentation du dépôt légal L'obligation légale de dépôt concerne les producteurs de films français et distributeurs de films étrangers diffusés en salles, courts et longs métrages et les commanditaires de films publicitaires ou institutionnels. Le CNC est l’organisme dépositaire du dépôt obligatoire des films. Le dépôt légal des films a été instauré en France en 1977 pour les films français, alors que la loi n°92-546 du 20 juin 1992 et le décret du 31 décembre 1993 ont élargi la collecte à tous les films diffusés en France.� Le Code du patrimoine , entré en vigueur le 20 février 2004, actualise la loi n°92-546 et régit, dans sa partie législative, le dépôt légal en France tandis que le décret du 31 décembre 1993 continue d’en régir les aspects réglementaires. �La Direction du patrimoine cinématographique du CNC assure la collecte et la conservation des films, la constitution et la diffusion de bibliographies et filmographies nationales ainsi que la consultation des documents par les chercheurs. �� Qui doit déposer ? � Films français (et coproductions françaises) : le producteur Films étrangers : le distributeur Films publicitaires et films institutionnels : le commanditaire/annonceur �Que doit-on déposer ? ��Longs métrages : un élément intermédiaire de tirage ou copie positive neuve film annonce le matériel publicitaire (affiche, affichette, photos d'exploitation, dossiers de presse) �Courts métrages : une copie positive de qualité parfaite �Exemptions de l'obligation de dépôt : films étrangers ou institutionnels diffusés en France à moins de six copies, sur déclaration du distributeur ou commanditaire �Quand déposer ? � Longs métrages : délai d'un mois à compter de la première représentation Courts métrages : délai de six mois à compter de la date de visa d'exploitation

Nous serons amenés à revenir ultérieurement sur telle ou telle disposition de ce texte. Pour l’heure, nous voudrions insister en premier lieu sur une distinction explicite entre deux des missions de la Direction du patrimoine du CNC au titre du dépôt légal : conservation, d’une part, consultation, d’autre part. Il nous est en effet apparu qu’elle n’était pas parfaitement claire dans l’esprit de certains professionnels. Un autre point mérite d’être relevé, qui n’est pas sans conséquences : s’agissant du long métrage, l’élément à déposer est un intermédiaire de tirage ou25 une copie positive neuve.

25 Souligné par nous.

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2.1.2. Les pratiques actuelles des ayants-droit Producteurs Le Code de la propriété intellectuelle (art L.132-24) met à la charge du producteur une obligation générale de conservation des éléments ayant servi à la réalisation de l’œuvre. Cette obligation est reprise et ses modalités sont détaillées dans les contrats de production. L’obligation de dépôt légal est comprise, et pratiquée, par les différentes catégories d’ayants-droit de façon très contrastée. Une nette différence d’attitude peut en effet être constatée selon que les ayants-droit sont à la tête d’un catalogue réduit ou important ou, ce qui revient souvent au même, selon qu’il s’agit de producteurs indépendants ou de groupes. Dans le premier cas, l’obligation est essentiellement perçue comme une contrainte pratique et financière, sans contrepartie réelle : en dépit, parfois, de protestations vertueuses, la dimension de préservation culturelle n’est guère prise en compte, celle de protection d’actifs pas davantage26. Il n’est pas exceptionnel que des ayants-droits ignorent de quels éléments ils disposent et le lieu où ils sont entreposés… Cette relative indifférence est confirmée par les organismes professionnels représentatifs, qui reconnaissent avoir encore à sensibiliser leurs adhérents sur ces questions. La Direction du patrimoine fait preuve de compréhension en la matière, eu égard aux difficultés de financement et/ou de trésorerie qui peuvent affliger les ayants-droit. Elle demande, répétons-le, un élément intermédiaire de tirage ou une copie positive neuve. L’ayant-droit se voit ainsi fondé à suivre une pente naturelle et à choisir la solution la moins onéreuse en fournissant une copie ; le passage d’une copie neuve à une copie usagée se fait ensuite d’autant plus aisément qu’aucune sanction n’est à craindre, bien que les textes en prévoient. Et il semble désormais que l’usage se soit majoritairement établi de fournir une copie usagée, comme s’est répandue l’idée que le dépôt légal ne s’accompagne d’aucune exigence de qualité. Il s’agit pour nous ici de souligner une difficulté plutôt que d’émettre une critique : on imagine difficilement, en effet, la mise en place d’une politique de répression en ces matières. De sorte que le dépôt légal en vient de fait à dépendre, comme l’a formulé un autre de ses gestionnaires, de la “bonne volonté” des déposants. Sauf peut-être à l’inscrire dans un parcours plus vaste, comme un passage obligé… Cette attitude peut se comprendre, de la part de sociétés de production qui souvent n’estiment pas leur espérance de vie devoir être supérieure à dix ou quinze ans et qui tendent à vendre leur catalogue périodiquement à de plus gros acteurs du marché. Beaucoup sont donc agnostiques quant à la pérennité des supports. Les vertus de la pellicule sont certes bien connues, sans doute plus diversement les incertitudes entourant les bandes LTO ou les disques durs sur serveurs ; mais on comprend vite à les écouter que la question de la fidélité de la représentation n’a guère qu’un intérêt rhétorique une fois passée la période d’exploitation commerciale. Au plus perçoit-on chez certains une inquiétude portant sur la qualité des supports numériques actuels, potentiellement insuffisante pour de futurs systèmes de diffusion.

26 Chacun aura compris que cette constatation de portée générale souffre des exceptions.

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Il semble en fait que, bien souvent, l’ayant-droit se défausse sur le laboratoire ou sur le postproducteur de la responsabilité de conserver son actif, sans se soucier précisément des conditions de conservation, et sans que cette délégation de fait soit nécessairement contractualisée. Et, à supposer que des dégradations surviennent et qu’une nouvelle exploitation soit envisagée, une restauration, pense-t-il, serait toujours possible à partir d’un master HD ou d’un DVD Blu-ray… Les producteurs petits et moyens satisfont effectivement à leurs obligations légales de dépôt, mais au moindre coût. Encore celui-ci n’est il jugé tolérable que pour autant qu’une exploitation commerciale sur film permet de l’intégrer. Les producteurs font volontiers observer que leur facture s’est régulièrement alourdie dans la période récente (augmentation du nombre de masters, sous-titres, audiodescription…), parlant même d’une “explosion” des coûts de postproduction avec le numérique ; plusieurs producteurs évoquent un “double coût” lié à la double exploitation et mettent en garde contre tout enchérissement supplémentaire. A la question de savoir si, à l’extinction du film, ils accepteraient le coût d’un retour sur film aux seules fins de conservation, la réponse est clairement négative. “Les ayants-droit ne paieront jamais” est certainement le leitmotiv de cette enquête. C’est ici une nouvelle occasion, pour certains acteurs de l’industrie, de déplorer “le mal chronique du secteur”, le défaut de trésorerie qui pousse à faire au plus vite pour le moins cher. Cette fragilité fait à l’évidence courir un risque au patrimoine. L’attitude des gestionnaires de catalogues importants est sensiblement différente. Ils ont évidemment une claire conscience du caractère stratégique de la préservation de leurs actifs et ont mis en place des procédures pour l’assurer. Pour les groupes Pathé et Gaumont comme pour Studio Canal, le retour sur film est aujourd’hui une nécessité, en considération à la fois de sa fiabilité27 en termes de conservation et des exigences de l’exploitation internationale. Le premier procède à deux shoots, l’un de tirage, l’autre de conservation, et donne au dépôt légal une copie, neuve de préférence ; le second envoie un shoot intermédiaire au stock d’Eclair, à Augy, une copie positive dans un autre stock, et une copie presque neuve (3 projections au maximum, suivies par un retour au laboratoire pour nettoyage) au dépôt légal ; le troisième pratique le retour sur film systématique, doublé par une copie numérique. Les uns et les autres envisagent de poursuivre dans cette voie “aussi longtemps que nécessaire”, tout en relevant que la plupart des ayants-droit, eu égard à leur moindre assise financière, n’ont pas les moyens d’une telle politique. Il faut cependant observer que, même pour ces acteurs importants, acquis, aujourd’hui, au retour sur film, l’extinction de l’exploitation film, lorsqu’elle se produira, entraînera une révision des stratégies, déjà pressentie. Au profit de quel support ? L’unanimité actuelle autour de la pellicule 35 mm risque fort de ne pas lui survivre. Beaucoup dépendra de l’évolution technologique au cours de cette période intermédiaire. En prenant pour critère l’état actuel des technologies en présence, des différences d’appréciation sont perceptibles : d’aucuns considèrent la bande LTO comme un “moindre mal” relativement au disque dur ; d’autres la jugent trop peu fiable, exigeant des migrations trop fréquentes, et s’affirment favorables à des DCP sur serveurs dans un laboratoire, dans un contexte de maintenance optimale.

27 L’exemple nous a été cité d’un long métrage de 2002, dont les éléments numériques ne sont déjà plus lisibles.

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Distributeurs Les producteurs de films étrangers – et leurs distributeurs – perçoivent simplement l’obligation de dépôt légal comme un passage obligé dans le processus d’exploitation d’un film. Pour les studios américains, dont le poids est considérable dans l’exploitation, le dépôt légal est une bizarrerie locale sans grande conséquence, dont il est en général facile de s’accommoder. Disney confie ainsi au dépôt légal une copie en bon état, à la différence d’autres distributeurs qui livrent sans vergogne, au dépôt légal et aux cinémathèques, des copies d’exploitation usagées et s’économisent ainsi des frais de destruction. Les institutions culturelles comme succédané de la voirie… L’attitude des studios américains et des distributeurs qui les représentent mérite qu’on s’y arrête. Elle est – et demeurera certainement – avant tout déterminée par des considérations de sécurité ; l’émergence du numérique a évidemment rendu la question plus sensible : on peut avancer sans risque de se tromper que toute disposition légale ou réglementaire qui ignorerait cette préoccupation première serait vigoureusement dénoncée. Déjà, dans la configuration d’exploitation actuelle de Disney, par exemple, il n’y a pas de document intermédiaire dédié par territoire, et aucun DCDM ne circule en Europe. Seuls peuvent circuler des DCP cryptés, les demandes de clés devant être adressés aux laboratoires Dolby (Londres) ou Technicolor (Madrid et Rome). Il est important de souligner ce point, même s’il semble une évidence : du point de vue des studios américains, les obligations françaises de dépôt légal sont comprises comme une formalité administrative, bénigne par elle-même, mais entraînant un risque de piratage. Puisqu’ils prennent eux-mêmes en charge – et avec des exigences de qualité et de pérennité élevées (cf. chapitre 1) - archivage et restauration éventuelle de leurs actifs, la logique de préservation qui est au cœur du dépôt légal ne les intéresse en rien. Auteurs La SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) ne surprend pas en prenant position pour le support de conservation qui garantit la meilleure qualité dans le temps : la pellicule 35mm. Relevant la qualité souvent discutable, à ses yeux, des documents collectés par le dépôt légal, elle serait donc prête à considérer favorablement l’hypothèse de l’imposition du retour sur film, tout en posant la question de ses modalités de mise en œuvre, administratives et financières, et en appelant à la rédaction de recommandations techniques précises. En matière de consultation, elle ne manque pas de rappeler la préoccupation constante des ayants-droit touchant à la sécurité. 2.1.3. Les pratiques et modèles des industries techniques Parmi les prestataires techniques, on distinguera évidemment ceux qui ont vocation à proposer des solutions de conservation et archivage, et ceux dont l’intervention s’achève en principe au terme de la postproduction. L’inertie et le désintérêt de beaucoup de producteurs relativement aux problématiques de conservation peuvent cependant avoir pour conséquence de placer leurs postproducteurs dans la situation d’être les dépositaires de fait des documents maîtres, pour une durée variable. Cette situation engendre certaines incertitudes.

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Mikros Image indique conserver en effet les éléments – en l’occurrence sur bandes LTO - à la demande de certains clients, mais sans que cette prestation fasse l’objet d’une définition juridique claire, et sans que sa durée soit spécifiée ; il est aussi arrivé, pour un film marquant, qu’il décide de sa propre initiative de conserver le DCDM… B-Mac a pris pour règle de conserver les éléments – sur disque dur sur étagère -, mais pour une période transitoire de 12 mois, contractualisée. Il convient dans ce cas précis d’avoir conscience d’une distinction importante : ce qui est gardé n’est pas de l’archive, mais les éléments rendant possible une éventuelle décision de la production d’intervenir sur le film. LTC stocke les films, mais ne facture que les sorties d’éléments, pas le stockage proprement dit, dont il reconnaît qu’il n’est pas effectué dans les conditions – d’indexation et de conservation notamment - qui seraient requises dans une perspective de conservation pérenne. Ces trois prestataires techniques ont en commun d’affirmer que la conservation pérenne et l’archivage ne sont pas leur métier. Certains font en outre valoir que la “garantie infinie” suppose des infrastructures lourdes, obligeant à des investissements se chiffrant en millions d’euros, et donc difficilement accessibles à des prestataires de taille petite ou moyenne. Ils se trouvent cependant être investis – sinon contre leur gré, du moins sans volonté explicite de leur part – d’une responsabilité de sauvegarde, fût-ce pour une période transitoire. On peut s’étonner que des opérateurs qui ne sont pas candidats à cette prestation, perçue comme un centre de coûts et non de profits, de surcroît juridiquement mal définie, qui reconnaissent éventuellement ne pas disposer des équipements et/ou savoir-faire nécessaires, soient cependant dans cette situation de (devoir ?) l’accepter. On y verra l’indice des incertitudes d’un marché sur lequel les enjeux de la conservation ne sont pas également perçus. Pour autant, à côté de prestataires historiques de la filière photochimique, sur lesquels nous reviendrons, une offre de prestations spécialisées s’est constituée autour de la mise à disposition de supports numériques, disques durs et bandes magnétiques. Nous avons essayé de montrer précédemment (cf. chapitre 1) que les caractéristiques techniques et opérationnelles du dispositif disques durs sur serveurs destinaient ce système de façon privilégiée à la sauvegarde en vue d’une exploitation à court, voire moyen terme. SmartJog, spécialisé dans la livraison dématérialisée de fichiers, constate cependant que des ayants-droit ont recours à lui pour “archiver” leurs DCP, dans l’attente d’une éventuelle solution pérenne à venir. Sans vouloir en faire, semble-t-il, un axe de développement stratégique, ce prestataire envisage favorablement d’intervenir comme un archiviste de complément, susceptible d’être sollicité pour conserver les copies redondantes de documents maîtres, entreposés en d’autres lieux sur d’autres supports. Il relève cependant que l’encadrement juridique de cette activité reste insuffisamment défini. Partisan du principe “Quand on tourne en numérique, il faut conserver en numérique”, Capital Vision a, depuis plusieurs années, développé une offre large de stockage numérique, complétée par des prestations de catalogage, indexation, asset management, contrôle qualité. Le support de stockage est la bande LTO, dont la fragilité impose en l’occurrence, outre des migrations régulières, la mise en œuvre d’outils d’analyse et de contrôle et naturellement de compétences humaines. Les éléments sont accessibles via des plates-formes de stockage on line. Toutes choses qui ont un coût et font l’objet d’une facturation. L’observateur se trouve ici presque rassuré d’être enfin en présence d’un prestataire de stockage revendiquant cette prestation comme son métier et non comme une contrainte extérieure, et susceptible de la

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mener à bien dans un cadre commercial explicite ! L’activité de la société s’est au fil des ans développé notamment dans le secteur de l’audiovisuel, mais de façon seulement marginale dans celui du cinéma. L’histoire du cinéma s’étant jusqu’à présent confondue avec celle de la pellicule, les laboratoires photochimiques se sont “naturellement” trouvés être les dépositaires des négatifs et les conserver pour le compte de leurs propriétaires. L’usage dominant a été de ne pas facturer cette conservation, disposition qui semblait convenir à toutes les parties : détenteurs du négatif, les laboratoires restaient en mesure de facturer d’éventuels retirages de copies et/ou restaurations, tandis que les ayants-droit s’habituaient volontiers au caractère indolore et budgétairement transparent de la conservation de leurs négatifs. Se manifestent ici encore les incertitudes évoquées plus haut à propos de certains prestataires de postproduction : des habitudes se sont établies, dans des contextes techniques, juridiques et économiques qui restent flous. Dans ce paysage, le laboratoire Eclair a engagé une politique cohérente en matière de stockage sécurisé28 et propose une offre claire, en termes techniques, logistiques et commerciaux. Mais l'archivage photochimique est un objectif stratégique à moyen terme pour d’autres prestataires, qui ne disposent pas encore de tous les équipements et compétences nécessaires. Quoi qu’il en soit des ambitions des uns et des autres, il faut ici relever que le stockage, la conservation des éléments maîtres aux doubles fins de ré-exploitation et de préservation, ne constitueront prévisiblement un marché que pour un nombre réduit de sociétés de prestations techniques, faute d’une demande suffisante. Le basculement numérique introduit une rupture majeure en retirant au laboratoire photochimique son statut de passage obligé, mais aussi en multipliant les vecteurs de diffusion, et donc d’exploitation, possibles. L’extinction annoncée de la pellicule comme support de tournage et d’exploitation remet en cause les équilibres antécédents et rebat profondément les cartes : elle oblige évidemment à poser la question du destin de la filière photochimique, mais également à repenser l’implication des ayants-droit dans les politiques de conservation. 2.1.4. Consultation et conservation : une distinction indispensable Nous avons plus haut attiré l’attention sur le fait que les textes réglementaires distinguaient, pour le dépôt légal, les deux objectifs de consultation et de conservation. Il y a bien distinction de l’une et de l’autre, et non subordination de celle-ci à celle-là. L’explication de texte semblera oiseuse à certains, mais peut se justifier si l’on veut bien remarquer qu’une opinion répandue tend à supposer ce lien de subordination, et postule en conséquence qu’un support de conservation dégradé serait tout à fait suffisant pour permettre la consultation. Cette conception restrictive du dépôt légal suppose implicitement (ou non) que celui-ci ne doive avoir aucune vocation archivistique. En d’autres termes, la mission du dépôt légal ne serait nullement la préservation durable, ce qui conduit à considérer comme non pertinente la question du maintien dans le temps de la qualité des éléments déposés. A l’appui de cette thèse, l’évocation d’un supposé laxisme du dépôt légal, qui aurait accueilli et continuerait d’accueillir des documents de médiocre qualité. L’objection n’est pas sans consistance, mais

28 Le site d’Augy conserve quelque 1 300 000 bobines sur 9 000 m2.

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elle tend à substituer un constat de fait à un argument de droit. A supposer même qu’elle soit absolument fondée, la question à résoudre serait de conformer les pratiques à la mission, et non de dégrader la mission. Ces discussions de principe, certes passionnantes, ne sont en fait que la traduction en termes abstraits d’une situation très concrète : l’incertitude fondamentale des laboratoires photochimiques quant à leur destin dans le nouvel “écosystème” de la filière cinématographique, tel que le basculement numérique en dessine les contours. Constatant le caractère inéluctable de l’extinction de l’exploitation sur support film et la fin annoncée des travaux de développement et tirage qui lui sont liés, les laboratoires n’ont pu qu’assister passivement à la mise en place de politiques de soutien à l’équipement numérique des salles29. Pour dire les choses crûment, ils ont eu le sentiment d’avoir été jusqu’à présent les dindons de la farce numérique. Dans ce contexte marqué par une grande précarité, le scénario du retour sur film, pour garantir la pérennité des documents maîtres, peut apparaître comme une opportunité consistante de maintien d’une activité pour la filière photochimique. Dès lors, les sociétés concernées considèrent comme une menace directe toute disposition qui serait de nature à restreindre leur accès au “nouveau marché” de l’archivage. Les laboratoires font valoir leur légitimité historique dans le traitement de la pellicule, qui les fonde à être les dépositaires des masters, les garants de leur bonne conservation, et les partenaires techniques obligés des ayants-droit lors des possibles ré-exploitations des œuvres. La Fédération des Industries du Cinéma, de l’Audiovisuel et du Multimédia (FICAM) fait directement écho à leur préoccupation en rappelant la distinction des rôles et des éléments telle qu’elle s’était imposée : - une copie positive pour le dépôt légal aux fins de consultation ; - le négatif au laboratoire, conservé pour les ayants-droit, un transfert aux AFF pouvant

intervenir au cas où les droits tombent en déshérence. Et de conclure : il faut reproduire ce schéma à l’ère numérique, avec les mêmes acteurs à la même place. L’argumentaire combine en fait revendication de l’excellence technique et considérations d’opportunité économique. De fait, quelles que soient les évolutions technologiques constatées, le destin de la filière photochimique comporte des enjeux économiques, sociaux et professionnels qui ne peuvent être ignorés. Leur prise en compte – fût-ce dans la perspective très spécifique de l’archivage – semble en conséquence tout à fait légitime, sauf à laisser le seul marché imposer sa myopie. Mais il nous semble nécessaire d’attirer tout autant l’attention sur les conséquences d’une dévalorisation de la mission de conservation du dépôt légal : en confiant exclusivement à des opérateurs commerciaux la tâche de conservation pérenne des documents maîtres, on admet ipso facto que seules les œuvres dont il sera estimé qu’elles ont un “potentiel” commercial feront l’objet des traitements appropriés. Ce qui reviendrait à laisser le marché décider du destin des œuvres, et à amputer la notion de patrimoine de son contenu culturel. Cette double affirmation – nécessité d’un maintien des savoir-faire photochimiques et des entreprises qui les portent, et nécessité équivalente d’un archivage indépendant de la pression commerciale – est évidemment constitutive d’une difficulté sérieuse. Nous nous efforcerons

29 Les prestataires techniques ont dû de surcroît digérer la déception liée à l’atonie du marché du cinéma en relief, dont le développement devait leur assurer un relais d’activité.

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plus loin de la traiter en envisageant des scénarios de collaboration entre les parties prenantes et en essayant d’expliciter les notions d’“archives chaudes” et d’“archives froides”. Le choix de la pellicule 35 mm comme support de conservation pérenne des œuvres cinématographiques apparaît certainement comme celui d’une ambition patrimoniale réaffirmée. Il conduit aussi à repenser l’économie générale du dépôt légal et le dispositif d’ensemble. Ainsi, il nous semble inévitable de pousser à son terme la distinction entre consultation et conservation. Les éléments exigés aux fins de consultation devraient être exclusivement numériques, en considération des avantages décisifs en la matière des supports numériques30. Il s’ensuit que le dépôt légal consisterait en deux éléments distincts, l’un numérique pour la consultation, l’autre photochimique pour la conservation. 2.1.5. Les films français… et les autres Le retour sur film est certes la meilleure solution de conservation. Elle a évidemment un coût, déterminé par la prestation elle-même et par les coûts organisationnels et logistiques induits. Ne serait-ce que pour les maîtriser, il peut sembler souhaitable de poser la question du périmètre d’une telle mesure. Les textes disposent, on l’a vu, que tous les films, français comme étrangers, ayant fait l’objet d’une exploitation sur le territoire français sont soumis à l’obligation légale de dépôt. Nous pensons qu’on doit ici encore distinguer fortement entre consultation et conservation. La consultation par les chercheurs doit évidemment être possible pour la totalité des films, français et étrangers. Il n’y a donc pas lieu de revenir sur l’obligation faite aux producteurs de films français et aux distributeurs de films étrangers de fournir un élément numérique à cette fin. Les questions à résoudre, en l’espèce, sont celles de la sécurisation de l’accès. Il est possible selon nous d’y apporter des réponses de nature à rassurer pleinement les ayants-droit. On peut en revanche s’interroger sur l’obligation de dépôt faite à certains films étrangers aux fins de conservation. Des arguments forts peuvent être avancés contre celle-ci. Le plus important concerne le caractère inutilement redondant de cette conservation. Un certain nombre de films – et singulièrement les films des studios hollywoodiens – font déjà l’objet dans leur pays de mesures fiables (cf. chapitre 1). Il n’y a donc aucune nécessité patrimoniale à les conserver en France, et la dépense associée est inutile et donc absurde, tant du point de vue de l’institution que de celui des ayants-droit. Voudrait-on maintenir cette obligation qu’on s’exposerait encore à de fortes réticences liées à des considérations de sécurité. La conclusion semble claire : l’obligation de dépôt d’un élément de conservation sur pellicule ne doit concerner que les films étrangers qui ne font l’objet d’aucune mesure de conservation dans leurs territoires d’origine.

30 Les différentes possibilités seront analysées en 2.2. Consultation des films.

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2.2. Modalités de consultation et conservation Aux origines du dépôt légal du film en 1977, la pellicule 35 mm était le seul média capable d’assurer à la fois l’enregistrement et la lecture des œuvres cinématographiques. Il n’était donc pas nécessaire de dissocier formellement, comme nous le proposons, les deux objectifs fondamentaux du dépôt légal : consultation et conservation. Même si la pellicule reste le meilleur support d’archivage à long terme, le numérique présente d’indéniables avantages pour la consultation : facilité d’indexation et de recherche, accès instantané aux médias, etc. C’est la raison pour laquelle les Archives Françaises du Film (AFF) ont entrepris, au début des années 2000, la numérisation d’une partie de leur fonds. Cela a notamment permis d’étendre la consultation de ces œuvres à l’extérieur du site de Bois d’Arcy. En effet, elles sont également visualisables dans l’emprise du CNC au sein du site François Mitterrand de la BNF. Le serveur de consultation y est régulièrement alimenté par l’envoi de disques durs contenant les derniers fichiers de numérisation. Nous constatons donc que les chemins de la consultation et de la conservation ont déjà commencé à se séparer (même si les chercheurs ont toujours accès aux copies 35 mm). Etendre le délai d’envoi des éléments source Comme décrit plus haut, les producteurs et distributeurs sont (légitimement) très attentifs à la protection des différentes déclinaisons numériques de leurs films. Pour les filiales des studios américains, les règles de sécurité atteignent des niveaux extrêmes. Dès lors, il devient exclu de récupérer une quelconque copie de l’œuvre avant que celle-ci ne soit disponible en édition vidéo (DVD, Blu-Ray), 4 mois31 après la sortie en salle. Ce point de vue, notamment partagé par l’Association de Lutte contre la Piraterie Audiovisuelle (ALPA), nous incite donc à proposer d’étendre à 6 mois32 le délai minimum d’envoi des éléments requis pour le dépôt légal des films. 2.2.1. Consultation des films Actuellement, la consultation des films soumis au dépôt légal peut être faite soit par une lecture directe de la copie 35 mm (sur une table de montage) soit sur un moniteur vidéo pour les films numérisés (essentiellement des courts métrages). Augmenter l’offre de films consultables en numérique Même si une faible proportion de films est disponible sur double support, le nombre cumulé des consultations en numérique est désormais supérieur à celui des visionnages sur table de montage 35 mm. Cette tendance s’explique aisément lorsqu’on compare la lourdeur logistique du 35 mm à la souplesse d’utilisation du numérique. Pour les rédacteurs de cette étude, il est donc pertinent

31 Selon la chronologie française des médias 32 Le délai actuel est de 1 mois.

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de pousser cette logique jusqu’à la numérisation intégrale des films recueillis dans le cadre du dépôt légal. A. Quelles sources ? Afin d’obtenir le fichier de consultation d’une œuvre, il est possible, comme c’est le cas actuellement, de numériser le film 35 mm par l’intermédiaire d’un télécinéma. Mais cette solution s’avère coûteuse. Il n’est pas question ici d’exclure cette possibilité, mais d’en faire l’exception quand le transcodage à partir d’autres éléments numériques serait la règle. En effet, tous les producteurs et distributeurs des films soumis au dépôt légal disposent de copies numériques : DCP pour l’exploitation en salle, cassette HD pour les ventes et la télévision, Blu-Ray pour la presse, etc. Attention, même si le transcodage est une opération plus facile à mettre en œuvre et moins coûteuse qu’un télécinéma, il n’en requiert pas moins une grande attention. Il sera notamment nécessaire de procéder à des vérifications systématiques comme pour tout travail de laboratoire. Résolution, version et relief Même si la consultation ne requiert pas le même niveau de qualité que la conservation, le format retenu pour la visualisation doit toutefois s’aligner sur les standards actuels. C’est la raison pour laquelle il nous semble que la résolution minimale doit être la HD. Une exception pourra toutefois être faite pour les courts métrages postproduits en SD (ils sont de moins en moins nombreux). Dans le cadre du fonctionnement actuel du dépôt légal, c’est la Version Originale Sous-Titrée (si disponible) qui est demandée aux ayants-droit. Cette pratique doit être maintenue lors des évolutions envisagées. Le relief fait désormais partie intégrante de l’exploitation cinématographique. Certains chercheurs pourront être amenés à étudier spécifiquement cette forme d’expression artistique. Il convient donc de préserver, pour la consultation, la troisième dimension. DCP (et gestion des clefs) Le DCP33 devient l’élément central de la distribution cinématographique. Il est donc à disposition des producteurs et distributeurs au moment de la sortie en salle du film. Par ailleurs, l’utilisation de ce fichier relativement léger34 tend à s’étendre. Il peut notamment servir de format d’échange entre laboratoires et diffuseurs. Des serveurs de cinéma numérique dédiés à la postproduction35 permettent en effet de transcoder ces fichiers dans tout autre format vidéo.

33 Digital Cinema Package 34 150 à 200 Go en moyenne 35 Contrairement aux serveurs de lecture seule et pour éviter tout piratage par ce biais, ils ne sont pas référencés dans les bases de données de leurs constructeurs.

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Quasiment tous les DCP sont cryptés (à l’exception des publicités et bandes annonces). Pour permettre au dépôt légal du film d’exploiter un DCP, il sera alors nécessaire de générer un KDM 36 spécifique au serveur des AFF. Ceci implique que la Direction du Patrimoine ait pris soin de communiquer le certificat de sa machine aux prestataires chargés de la génération des clefs. Afin de sécuriser davantage cette opération, il est tout à fait envisageable de faire un cryptage et un water-mark spécifique pour le dépôt légal. Ainsi, si la clef primaire est interceptée, elle ne sera efficace que sur le fichier envoyé à Bois d’Arcy (et pas sur l’ensemble des copies circulant en France lors de l’exploitation). Par lecture du tatouage, il sera possible d’identifier la source du piratage et de mener rapidement une enquête sur l’origine de la fuite. Si toutefois ces sécurités ne semblaient pas suffisantes aux ayants-droit, ils auraient la possibilité de faire parvenir d’autres éléments vidéo au dépôt légal. Autres supports vidéo Pour l’ayant-droit, une alternative à l’envoi d’un DCP au dépôt légal peut être l’envoi d’une copie sur une cassette HDCAM ou sur un disque Blu-Ray. Une cassette BETACAM ou un DVD peuvent être tolérés pour les courts métrages et les publicités. Bien entendu, dans le cas d’un film exploité en relief, seul le disque Blu-Ray peut être retenu. Il nous semble inopportun d’élargir la liste des supports vidéo autorisés car cela ajouterait de la complexité au processus. Ceux que nous avons retenus sont les plus répandus et les mieux maîtrisés par les postproducteurs. B. Quel dispositif technique de consultation ? Une fois collectés tous ces éléments numériques, que faut-il en faire ? Nouveaux points de consultation Faciliter l’accès des chercheurs à la consultation fait partie des objectifs d’évolution du dépôt légal du film. Ainsi, d’autres points de consultation pourraient être ouverts en régions. Là encore, le numérique présente un avantage sur le photochimique. Toutefois, la solution actuelle consistant à faire circuler un disque dur entre Bois d’Arcy et la BNF ne semble pas la plus adaptée. Création d’un réseau privé sécurisé De l’avis de tous les experts contactés, la création d’un réseau privé sécurisé est la meilleure solution pour faire face à la fois à l’augmentation du nombre de films visualisables et à l’ouverture de nouveaux points de consultation.

36 Key Delivery Message

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Quel format d’encodage37 ? Pour répondre à cette question, plusieurs paramètres doivent être pris en compte. La question de la sécurité est cruciale. Toutefois les protections de type DRM38 posent de multiples problèmes de compatibilité. Les efforts devront donc porter sur la sécurité du réseau et la limitation stricte de l’accès des chercheurs, sur des machines dédiées au sein des emprises prévues à cet effet. L’ajout de tatouages (water-mark) permettra, le cas échéant, de savoir si un acte de piratage a eu lieu et de déterminer l’origine de la fuite. Le format vidéo retenu (et le codec associé) ne peut, bien évidemment, pas être propriétaire. Il doit également être simple afin de faciliter l’opération d’encodage et de limiter le coût des machines de lecture. A ce titre, les formats MPEG 2 et MPEG 4 sont de bons candidats. Ils sont parfaitement maîtrisés en postproduction et facilement lisibles par n’importe quelle carte graphique d’ordinateur. La fréquence des images “intra” dans le GOP39 doit permettre aux chercheurs de faire des arrêts sur image. L’insertion d’une image pleine toutes les 12 images paraît être un bon compromis. Enfin, il est aisé dans les formats vidéo classiques d’intégrer la troisième dimension grâce à la technique dite “side by side”. La résolution horizontale des images droite et gauche d’une même trame est divisée par deux. Elles sont ensuite juxtaposées pour reformer une seule image. Cela permet d’intégrer un double flux dans un format vidéo standard à débit constant.

37 Rappelons que l’encodage pour la consultation dans le cadre du dépôt légal ne contrevient pas à la loi DADVSI puisque celle-ci ne remet pas en cause l’article L122-5 du Code de la propriété intellectuelle. 38 La DRM (Digital Rights Management) a pour objectif de contrôler l'utilisation qui est faite des œuvres numériques. 39 Dans le domaine du codage vidéo, la structure d’un GOP (Group of pictures) définit l'ordre dans lequel sont disposées les images à codage interne (image intra) et à codage prédictif (image inter).

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Bois d’Arcy

Point de consultation en région

Point de consultation en région

Site BnF

Supports SD tolérés pour le court métrage

Supports 2K ou HD pour le long métrage

Réseau privé sécurisé Encodage

& tatouage

Supports 35mm de façon exceptionnelle

Filière technique pour la consultation des films du D épôt légal

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2.2.2. Conservation des films C’est donc le retour sur pellicule qui s’impose pour la conservation patrimoniale à long terme des films. A. Quels éléments conserver ? En préambule, il nous semble important de signaler que la CST40 a récemment mis en place un groupe de travail rassemblant des ayants-droit et des prestataires techniques dans le but d’établir des recommandations pour la conservation à long terme des films. A notre connaissance, aucun document n’a encore été publié. Il faudra toutefois veiller à la plus grande cohérence entre ces recommandations et les décisions prises suite à la remise du présent rapport. Un ayant-droit aurait, en effet, le plus grand mal à comprendre que la conservation de son œuvre ne respecte pas les mêmes critères selon qu’elle s’effectue pour son compte ou dans le cadre du dépôt légal. Conservation des images Si l’on exclut la séparation trichrome dont les coûts sont prohibitifs, les meilleurs éléments de conservation photochimique sont les internégatifs et interpositifs. Ces matrices originellement destinées au tirage des copies peuvent être conservées jusqu’à 300 ans si certaines conditions de températures et d’humidité sont respectées. Les films sur base polyester seront préférés aux films sur base tri-acétate. En effet, ces derniers sont moins résistants et peuvent être sujets au syndrome du vinaigre. Recommandations ISO pour la conservation des films sur base polyester :

Température maximum Taux d’humidité relative Noir & blanc 21° C 20 - 50%

-10° C 20 - 50% -3° C 20 - 40%

Couleur

2° C 20 - 30% Notons que les copies positives ne sont pas de bons éléments de conservation : tout d’abord parce que la densité de colorants est moindre, ensuite parce que les scanners actuels ne sont pas adaptés à la plage dynamique de ces pellicules, ce qui pose problème dans le cas d’une numérisation. Conservation du son Les choses sont moins tranchées ici et deux options ont été évoquées à l’occasion de nos entretiens. La première solution consiste en la conservation d’un report optique noir et blanc :

• Avantages : la fabrication de cet élément parfaitement maîtrisé par les laboratoires photochimiques permettra de créer facilement une copie de projection si nécessaire. Cela peut être utile pour les ventes internationales ou pour une exploitation en France

40 Commission Supérieure Technique de l’Image et du Son.

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d’ici à l’extinction de la projection 35 mm en salle. Par ailleurs la conservation du son et de l’image sur des supports homogènes en facilitera l’archivage et l’indexation.

• Inconvénients : les différents formats sonores (Dolby SR, Dolby Digital, SDDS…) sont propriétaires et donc soumis au paiement d’une licence. De plus, les formats numériques sont compressés. La préservation n’est pas de qualité maximale.

La seconde solution, étudiée par la CST, consiste en la conservation des fichiers audio non compressés sur de la mémoire Flash :

• Avantage : la qualité est parfaite. • Inconvénients : comme évoqué dans le chapitre 1, les mémoires Flash n’offrent pas

suffisamment de garanties à long terme. Il sera donc nécessaire de procéder à des migrations. De plus, l’hétérogénéité des supports de conservation entre images et son peut également se révéler problématique si les volumes sont importants.

B. Films français Comme nous l’avons vu plus haut, l’objectif de conservation du patrimoine cinématographique concerne en tout premier lieu les films français. Comment obtenir un intermédiaire photochimique de conservation au moment où la postproduction des longs métrages se fait à 100 %41 en numérique ? Dans un souci de cohérence, de sécurité et de qualité, il nous semble que le shoot42 d’un internégatif de conservation doit se faire directement chez le prestataire en charge de la postproduction. Si le postproducteur ne dispose pas d’un imageur43, il peut confier la réalisation du shoot à un tiers. Le transfert des fichiers peut se faire grâce à l’export du DCDM44. Toutefois, la circulation d’un élément de très haute qualité non crypté devra s’accompagner de mesures de sécurité draconiennes. Approche des coûts Le coût du shoot d’un internégatif est évalué dans une fourchette de 25 000 à 30 000 €. Il est possible de faire une économie de l’ordre de 20 à 30 % si un deuxième shoot est fait à partir des mêmes données numériques. La réduction est relativement limitée car les coûts sont principalement liés à la matière première (il faut compter 1 000 € par bobine d’internégatif) et au temps d’utilisation de l’imageur. A partir de l’internégatif, il est possible de tirer un interpositif pour un budget compris entre 10 000 et 12 000 €. Cet élément est bien adapté à la conservation. Toutefois, on constate une perte de 25 %45 de résolution à l’issue de cette opération. Dans le cadre du dépôt légal, l’envoi

41 Chiffre fourni par l’observatoire du numérique de la Ficam pour le premier trimestre 2011. 42 Création d’un internégatif ou d’un interpositif à partir des fichiers numériques de fin de postproduction. 43 Machine permettant de faire un shoot. 44 Digital Cinema Digital Master : master numérique d’un film permettant la création du DCP. Son absence de compression et la normalisation de son espace colorimétrique en font un bon format d’échange entre prestataires techniques. 45 A partir d’un internégatif shooté en 2K on obtient un interpositif de résolution 1,5K.

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d’un tel élément marquerait néanmoins une amélioration substantielle par rapport aux pratiques actuelles. Le tirage d’une copie “zéro” à partir d’un internégatif coûte de 5 000 à 6 000 €. Il est en effet nécessaire de procéder à plusieurs réglages afin d’obtenir le bon étalonnage. Cette étape n’est pas nécessaire si le shoot n’est destiné qu’à la conservation. Dans ce cas, il sera scanné puis étalonné en numérique. C. Films étrangers Comme évoqué plus haut, la récupération ou la création d’un élément de conservation pour les films étrangers ne peut pas recouvrir le même caractère obligatoire que pour les films français. Toutefois, nous pensons qu’une action doit être entreprise pour certains types de films. C’est notamment le cas des coproductions françaises minoritaires non agréées46. Par ailleurs, il n’est pas exclu que le CNC signe des accords avec certains organismes homologues étrangers souhaitant faire bénéficier, contre rémunération, leurs cinématographies du savoir-faire des AFF. Enfin, si les marges budgétaires le permettent, une telle démarche peut être laissée à l’appréciation des distributeurs de films étrangers. Dans un tel cas de figure, le lien avec la production est inexistant. Il devient donc très difficile d’opérer le retour sur film directement sur la chaîne de postproduction. L’élément de meilleure qualité à disposition du distributeur est alors le DCP. Il conviendra de le récupérer aux AFF qui pourront faire un shoot en interne ou sous-traiter cette opération auprès d’un prestataire technique extérieur.

46 Selon le SPI, une trentaine de films par an sont dans ce cas.

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2.3. Conclusions et préconisations Dissocier nettement la consultation et la conservation Notre recommandation première est de dissocier plus nettement que par le passé les missions de consultation et de conservation. L’affirmation – ou la réaffirmation – de leurs identités distinctes conduit ainsi à des choix différenciés quant aux supports demandés aux ayants-droit et distributeurs. En matière de consultation, les supports numériques sont sans rivaux en termes de facilité d’accès, de manipulation, d’indexation, de mise en place d’un réseau sécurisé. En matière de conservation, le choix de la pellicule 35 mm s’impose dès lors que les critères premiers sont ceux du maintien de la qualité originale dans le temps long et de la facilité de lecture. On n’aura garde d’oublier cependant que ce choix est daté : il est la conséquence des insuffisances des supports numériques constatées aujourd’hui. La solution du retour sur film doit en conséquence être comprise comme une solution transitoire : la “meilleure” solution… jusqu’à l’apparition d’une solution meilleure. Préparer la prochaine transition La durée de cette “transition” pose évidemment question. Certains de nos interlocuteurs – on l’a mentionné précédemment - ont évoqué une période de 10 à 15 ans, correspondant au temps estimé de l’extinction de l’exploitation film à l’échelle planétaire. A l’expiration de ce terme, quel qu’il soit, la pellicule n’aura rien perdu de ses vertus comme support de conservation, mais elle sera en voie de disparition. La disposition d’un support numérique pérenne à cette échéance revêt donc une importance réelle. En outrepassant peut-être le cadre de notre mission, nous nous risquerons à en appeler à un soutien à la recherche en ce domaine, mais aussi à un accompagnement du développement de solutions aujourd’hui seulement prototypiques. Mettre en place un double dépôt Le dispositif envisagé exige par conséquent des ayants-droit un double dépôt : un élément numérique pour la consultation, un retour sur film pour la conservation. La fourniture d’un élément numérique pour la consultation ne présente pas de difficulté majeure pour peu que des précautions soient prises en matière de sécurité. Comme c’est déjà le cas actuellement, les producteurs de films français et les distributeurs de films étrangers devront faire parvenir ces éléments aux AFF dans un délai étendu à 6 mois. Concernant la conservation, il peut paraître paradoxal de recourir à la création d’éléments 35 mm au moment où la filière du cinéma achève sa numérisation. Il nous semble qu’au contraire cette réponse peut être vertueuse dans l’accompagnement d’une telle transition. Sa mise en place peut en effet aider à la fourniture de copies pour les salles non encore équipées en numérique et contribuer à la préservation d’un savoir faire photochimique en France.

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Distinguer les films français et les autres S’il ne fait pas de doute que les œuvres françaises doivent faire l’objet de ce double dépôt, il ne nous semble pas opportun d’étendre cette obligation aux films étrangers. En effet, certaines cinématographies font déjà l’objet de mesures de conservation dans leurs territoires d’origine. De plus, le budget qu’il faudrait y consacrer serait plus que doublé. Collaboration entre le CNC et les industries techniques Il n’échappera à personne qu’un tel scénario propose une étroite collaboration entre le CNC et les industries techniques. Les laboratoires et prestataires de postproduction subissent de plein fouet la disparition de la projection 35mm. Il ne s’agit pas ici de compenser cette perte de chiffre d’affaires, mais de maintenir une activité photochimique essentielle à la conservation du patrimoine cinématographique, ainsi qu’au savoir-faire qui lui est associé. N’oublions pas que les 100 premières années du cinéma sont conservées sur pellicule et qu’il est souhaitable de maintenir les compétences liées à cette technologie. Modifier la loi et le décret qui encadrent le dépôt légal du film Les solutions envisagées ne peuvent être mises en place dans le cadre législatif et réglementaire actuel. Même si la modification de ces textes représente une complexité supplémentaire, il nous apparaît impossible de s’y soustraire. Notons qu’en 1977, seuls les films français étaient soumis au dépôt légal. L’extension à l’ensemble des films visés date de 1994. De plus, le dépôt légal du web effectué par la BNF a vu son champ restreint aux sites français face à l’impossibilité de recenser le web mondial. Toutes choses égales par ailleurs, il est intéressant de noter qu’une évolution technologique majeure a obligé à repenser le périmètre du dépôt légal. Tableau récapitulatif (ci-après)

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CO

NS

ULT

AT

ION

Quels films ?

CO

NS

ER

VA

TIO

N

100% des films visés par le CNC

Qui dépose ?

Films français :

producteurs

Films étrangers :

distributeurs

Contraintes ?

Obligatoire

Sources ? DCP + KDM

Ou

Cassette HDcam

Ou

Blu-Ray

(Cassettes Beta et DVD

sont tolérés pour les courts-métrages)

Longs métrages français ayant

reçu l’agrément du CNC

Producteurs (annonceurs)

Obligatoire

35mm Interpositif

Ou Internégatif

Courts métrages français visés par le CNC

(Pubs et films institutionnels)

Autres films Distributeurs Facultatif 35mm Ou

DCP pour shoot

35mm Ou

DCP pour shoot

Versions ?

VOST

3D si exploitation

en relief

VOST

3D si exploitation

en relief

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Liste des entretiens les entretiens notés * ont été réalisés par correspondance - ALPA : Frédéric Delacroix - APC : Frédéric Goldsmith, Raphaël Daniel - ARP : Florence Gastaud, Eric Busidan - ARRI : Roman Gadner - B-Mac : Daniel Borenstein - BNF : Alain Carou - Capital Vision : Denis Garcia - Cinémathèque française : Michel Romand-Monnier, Gilles Dufaut - CNC : Lionel Bertinet, Igor Primault - CNRS : Franck Laloë - CST : Laurent Hébert - Danish Film Institute : Thomas Christiansen * - Digimage : Angelo Cosimano, Olivier Duval, Bruno Despas - Disney France : Fabien Buron - Doremi : François Helt - Eclair Laboratoires : Thierry Forsans, Frantz Delbecque, S. Arlaud, JP Neyrac - Essilex : Gaëlle Pinson, Jean-Charles Hourcade - Eye Film : Giovanna Fossatti * - FICAM : Hervé Chateauneuf, Christophe Massie, Luc Pourinet - Fraunhofer Institute : Andreas Hofmann - Gaumont : André Labbouz - Haut et Court Distribution : Martin Bidou - INA : Gilbert Dutertre - Kodak : Nicolas Bérard, Gwenaël Bruneau - L’EST/ADN : Christian Guillon - Lobster Films : Serge Bromberg - Mikros Image : Xavier Brachet, Matthieu Leclerc - National Film Board of Canada * - Nord-Ouest Productions : Julien Azoulay - OpenCube : Guillaume Neveux - Pathé Distribution : Marc Lacan, Véronique Boucheny, Sabrina Joutard - Preserveon : Thierry Prigent - Quinta Industries : Mathias Forget - SACD : Jérôme Dechesne - SCAM : Alain Longuet * - SmartJog : Matthieu Sintas, Nicolas Dussert, Mélodie Hoppenot, Olivier Amato - SPFA/USPA : Stéphane Le Bars - SPI : Salam Jawad, Cyril Smet, Antoine Simkine - Studio Canal : Béatrice Valbin - Université de Bâle : Rudolf Gschwind - Université de La Rochelle : Bernard Besserer - Université de Southampton : Matthew Addis * - Alain Coiffier - Christina Crassaris - Bertrand Decoux