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Pratiques Linguistique, littérature, didactique 151-152 | 2011 Anthropologies de la littérature « Il n’y a jamais que des contextes » Les communautés interprétatives de Stanley Fish Raymond Michel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/pratiques/1777 DOI : 10.4000/pratiques.1777 ISSN : 2425-2042 Éditeur Centre de recherche sur les médiations (CREM) Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 Pagination : 49-72 Référence électronique Raymond Michel, « « Il n’y a jamais que des contextes » », Pratiques [En ligne], 151-152 | 2011, mis en ligne le 16 juin 2014, consulté le 14 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/ 1777 ; DOI : 10.4000/pratiques.1777 © Tous droits réservés

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PratiquesLinguistique, littérature, didactique 151-152 | 2011Anthropologies de la littérature

« Il n’y a jamais que des contextes »Les communautés interprétatives de Stanley Fish

Raymond Michel

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/pratiques/1777DOI : 10.4000/pratiques.1777ISSN : 2425-2042

ÉditeurCentre de recherche sur les médiations (CREM)

Édition impriméeDate de publication : 15 décembre 2011Pagination : 49-72

Référence électroniqueRaymond Michel, « « Il n’y a jamais que des contextes » », Pratiques [En ligne], 151-152 | 2011, mis enligne le 16 juin 2014, consulté le 14 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/1777 ; DOI : 10.4000/pratiques.1777

© Tous droits réservés

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« Découvrir le sens de l’œuvre, sens plus ou moins caché et qui est assigné à des ni-veaux divers (2) » tel est le but, ordinaire et communément admis, que se donne la criti-que littéraire. En conformité avec ce présupposé, les pratiques critiques, dans la tradi-tion universitaire, se déclinent – cum grano salis et très schématiquement, car les en-chevêtrements ne sont pas rares – en trois grandes familles : la critique historique, la cri-tique herméneutique, la critique formelle. Elles sont toutes fondées sur les mêmes pos-tulats épistémologiques : le texte possède des propriétés (structurelles, linguistiques,stylistiques, énonciatives, thématiques, etc.) essentielles, objectives, pérennes et auto-nomes par rapport au regard critique. Ainsi, la critique historique tente de remonter versun hors texte qui serait doté d’un pouvoir explicatif et causal ; par exemple, le contexte– social, politique, culturel entre autres – de production et de réception de l’œuvre pourl’histoire littéraire ; le secret d’une vie pour l’approche biographique. Les critiques her-méneutiques (psychanalytique, thématique...) sont, quant à elles, à la recherche de la« clé » de l’œuvre, qui déterminerait sa signification, clé qui se dissimulerait dans lespropriétés linguistiques et sémantiques du texte. Enfin, la critique formelle vise à déga-ger, à un niveau micro et/ou macro-textuel, le système du texte, en postulant, générale-ment, comme le faisait le structuralisme, l’immanence du sens et la clôture du texte. Cesapproches sont redevables d’une conception essentialiste de la connaissance et d’unemodélisation verticale et « correspondantiste » de la « vérité », définie comme l’adé-quation de la description aux propriétés, objectives et autonomes, de l’objet étudié. Et,donc, dans ce cas comme le fait très bien remarquer Roland Barthes :

L’œuvre se ferme sur un signifié. On peut attribuer à ce signifié deux modes de signifi-cation : ou bien on le prétend apparent, et l’œuvre est alors l’objet d’une science de lalettre qui est la philologie ; ou bien ce signifié est réputé secret, dernier, il faut le cher-cher, et l’œuvre relève alors d’une herméneutique, d’une interprétation (marxiste, psy-chanalytique, thématique, etc.) ; [...] (3).

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PRATIQUES N° 151/152, Décembre 2011

« Il n’y a jamais que des contextes (1) »

Les communautés interprétatives

de Stanley Fish

Raymond MichelCELTED, Université Paul Verlaine – Metz

(1) Richard Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité , 1991, trad. de l'anglais (américain) par J.-P. Co-metti, Paris, PUF, coll. « L'Interrogation philosophique » 1994, p. 115.

(2) Roland Barthes, « Texte (théorie du) », Encyclopædia Universalis, 1975.(3) Roland Barthes, Le Bruissement de la langue , Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 74.

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C’est avec une telle conception, dominante dans les études littéraires, que StanleyFish veut rompre, et ce avec éclat.

« Une bombe à retardement »

Toutefois, la doxa ayant force de loi, il apparaît que la traduction du « petit » livre deStanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives (4), n’apas eu le retentissement qu’il méritait dans la réflexion qui se mène dans le champ de lathéorie littéraire française (5). Je rappellerai que ce volume contient les textes suivants :« Y a-t-il un texte dans ce cours ? », « Comment reconnaître un poème quand on en voitun », « Démonstration vs. Persuasion : deux modèles d’activité critique », et « FolgerPapers ». L’éditeur précise, fort à propos, le contexte des interventions de Stanley Fish :

Les trois premiers essais qui composent ce livre trouvent leur double origine dans l’in-cident qui a donné lieu au premier d’entre eux et dans l’article de Meyer Abrams,“How To Do Things With Texts”, une attaque frontale du travail de Jacques Derrida,Harold Blomm, et Stanley Fish. Ils consistaient initialement en une série de conféren-ces prononcées au Kenyion College du 8 au 13 avril 1979 dans le cadre du John CroweRansom Memorial Lecture. Ils ont ensuite pris place dans le livre Is There a Text in this

Class ? The Authority of Interpretive Communities (Harvard University Press). Quantau quatrième essai, il est tiré de Professional Correctness : Literary Studies and Politi-

cal Change (Oxford University Press, 1995) (6) .

On peut se demander pourquoi il a fallu près de vingt sept ans pour traduire en fran-çais ces textes, et ce dans une « petite » maison d’édition militante, « Les Prairies ordi-naires ». Il est vrai que Stanley Fish, perçu comme un affabulateur scandaleux, n’est pastrès connu en France, du moins il n’aurait pas très bonne presse. Tout d’abord, on a eutendance à l’assimiler à son avatar romanesque avoué. En effet, David Lodge, dansChangement de décor et dans Un tout petit monde (7), se serait servi de lui pour créer sonpersonnage, Moris Zapp, un universitaire et un théoricien de la littérature renommé. Cespécialiste de Jane Austin, qui enseigne dans une université américaine prestigieuse etqui vit dans une maison de rêve, est bien peu sympathique tant il est excentrique, ambi-tieux, imbu de sa personne, arrogant et sûr de lui-même à l'excès, et souvent condescen-dant avec ses collègues et ses potentiels adversaires. De plus, si l’on peut dire, il est ob-sédé par l’argent et le sexe. Aussi Marc Escola a-t-il raison de rappeler que Stanley Fisha pu apparaître « dans la réalité comme dans la fiction, [comme] “le professeur de litté-rature le mieux payé de la planète” (le premier sinon le seul “littéraire” à bénéficier d’unsalaire annuel à six chiffres en dollars...) et l’homme de toutes les polémiques sur les

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(4) Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. de l’anglais(américain) par Étienne Dobenesque, préface d’Yves Citton, postface inédite de Stanley Fish, Paris,Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2007, 144 p. ; dorénavant abrégé en QLF .

(5) Il faut signaler, toutefois, deux articles très éclairants mis en ligne, qui ont nourri cette réflexion :Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », publié sur Fabula ,« Acta », 2008, URL : http ://www.fabula.org/revue/document3780.php ; Frank Wagner, « Actuali-té(s) de Stanley Fish », publié sur Vox-poetica « Articles », 2009, URL : http ://www.vox-poeti-ca.org/t/articles/wagner2009.html. Consultés le 20 juin 2011.

(6) QLF., p. 28.(7) David Lodge a, en fait,, écrit une trilogie satirique sur le monde universitaire et l’homo academicus :

Changing Places, 1975, Small World , An Academic Romance, 1984, et Nice Work, 1988, parus chezMartin Secker & Warburg Ltd ; ces livres ont été traduits de l’anglais en français par Maurice etYvonne Couturier sous les titres respectifs Changement de décor , 1991, Un tout petit monde ,1992, etJeu de société, 1991, tous trois publiés par Payot & Rivages, coll. « Rivages poche/Bibliothèqueétrangère ».

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questions de politique universitaire comme sur les sujets les plus brûlants du débat pu-blic nord-américain(8) » – la discrimination positive, la liberté d’expression et ses limi-tes, la rhétorique conservatrice, les politiques universitaires, etc. Ensuite, d’un point devue plus scientifique, il faut remarquer qu’il n’existait qu’un seul ouvrage de StanleyFish traduit en français en 1998, Respecter le sens commun. Rhétorique, interprétation

et critique en littérature et en droit (9). La présentation, sur la quatrième de couverture,de l’auteur par son éditeur français avait essentiellement pour cible des lecteurs spécia-lisés en droit :

Stanley Fish est un des acteurs les plus importants du mouvement de « Droit et Littéra-ture », qui est un des courants majeurs dans la théorie américaine du droit. Professeurde Littérature anglaise, Professeur de Droit, Vice-Recteur associé, et Directeur exécu-tif des Presses universitaires à la Duke University (États-Unis), il a publié largementsur la prose et la poésie de la période de la Renaissance en Angleterre, sur la théorie dela littérature et du droit, sur la liberté d'expression, et sur la structure et le fonctionne-ment disciplinaires.

On peut comprendre que ce livre, publié dans une collection intitulée « Pensée juridi-que moderne », ait eu si peu d’écho en France auprès des « littéraires », même s’il a étéminutieusement commenté par Jacques Derrida dans un essai percutant, « Du droit à lajustice (10) ». En fait, comme le remarque Marc Escola, les thèses de Stanley Fish surl’interprétation des textes littéraires n’étaient accessibles que par l’entremise des « ex-posés assassins de ses plus ardents détracteurs (11) », à savoir en particulier Umberto Ecodans Les Limites de l’interprétation et Antoine Compagnon dans Le Démon de la théo-

rie (12), ce dernier n’hésitant pas de parler de « gnose » à propos des positions théoriquesde Stanley Fish qu’il range sous l’étiquette de « relativiste dogmatique ». Et pourtant, àla suite de Marc Escola, on peut considérer Stanley Fish comme « l’un des plus grandsthéoriciens littéraires du second XXe siècle, à l’égal de Barthes et de Derrida (13) »,même s’il n’a cessé de susciter par ses écrits la polémique. Il faut donc lire Stanley Fish,cette « bombe à retardement (14) », comme le préconise Yves Citton, dans sa préface.

Le titre français du recueil fait évidemment référence à un des ouvrages les plus célè-bres de J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire (15) et inscrit donc la réflexion de StanleyFish dans la tradition du pragmatisme nord-américain représentée par John Dewey,William James ou Richard Rorty, pour nommer les plus connus en France. Il n’en restepas moins, comme le fait remarquer Marc Escola, que :

Plus fidèle à l’original anglais, le sous-titre « L’autorité des communautés interprétati-ves » (The Autority of Interpretive Communities) nomme sans doute mieux le propos

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(8) Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », art. cit.(9) Stanley Fish, Doing What Comes Naturally : Change, Rhetoric, and The Practice of Theory in Liter-

ary and Legal Studies, Durham, NC : Duke UP, 1989, trad. de l’anglais (américain) par Odile deNerhot, Penser le sens commun : Rhétorique, interprétation et critique en littérature et en droit, Pa-ris, Story Scientia-Droit, L.G.D.J, coll. « Pensée juridique moderne », 1998.

(10) Jacques Derrida, « Du droit à la justice », in Force de loi. Le Fondement mystique de l’autorité, Paris,Galilée, coll. « La Philosophie en effet », 1994.

(11) Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », art. cit.(12) Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, 1990, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris,

Grasset, 1992 ; Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Éd.du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998.

(13) Marc Escola, art. cit.(14) QLF., Yves Citton, « Puissance des communautés interprétatives », p. 16.(15) John Langshaw Austin, How to do things with Words : The William James Lectures delivered at Har-

vard University in 1955, Éd. Urmson, Oxford, 1962, trad. de l’anglais par Gilles Lane, Quand dire,

c'est faire, Paris, Éd. du Seuil, 1970, rééd. Coll. « Points essais », 1992.

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de l’ensemble et la principale originalité de l’ouvrage pour la théorie littéraire ; laquestion qu’affronte S. Fish, à la fin des années soixante-dix donc, est bien celle dustatut de l’interprétation, de l’autorité du texte en regard de celle de l’interprète et dece qu’on pourrait nommer le « partage des significations ». On peut énoncer cette ques-tion dans les termes simples, ou « continentaux », d’une alternative brutale : doit-onpenser que le sens d’un texte se confond avec la signification qu’un auteur a en lui dé-posé et qu’il s’agit donc pour le suffisant interprète de mettre au jour ou de « retrou-ver » (mais alors comment expliquer la diversité des interprétations dont ce mêmetexte peut faire historiquement l’objet ?) ; ou bien : un texte peut-il recevoir tous lessens qu’il nous plaît de lui donner (mais peut-on alors accepter qu’aucune interpréta-tion puisse être dite plus juste qu’une autre ?). Pour l’énoncer autrement : quelles sontdonc les autorités respectives de l’auteur et de l’interprète (16) ?

Pour répondre à ces questions Stanley Fish invente, comme l’indique Pascal Nicolas-Le Strat, un personnage conceptuel (17), le lecteur-faiseur de textes, c'est-à-dire un lec-teur qui n’interprète pas un texte, mais le fabrique. C’est ce personnage qu’il met enscène dans une fable théorique, « Comment reconnaître un poème quand on en voitun (18) ». Pour éviter d’assimiler cette thèse à un slogan provocateur et sophistique, il estnécessaire de suivre de près la déconstruction que mène Stanley Fish.

Une fable expérimentale

Dans son essai « Comment reconnaître un poème quand on en voit un » Stanley Fishraconte une anecdote qui illustre sa thèse essentielle : « les significations ne sont la pro-priété ni de textes stables et fixes ni de lecteurs libres et indépendants, mais de commu-

nautés interprétatives qui sont responsables à la fois de la forme des activités d’un lec-

teur et des textes que cette activité produit(19). »

Pendant l’été 1971, Stanley Fish donne, deux cours dans la même salle. À 9h30, ilrencontre des étudiants avec qui il examine, dans une perspective théorique, les présup-posés et les préconceptions qui sous-tendent à la fois la linguistique et la critique litté-raire. À 11h00, ces étudiants sont remplacés par de « purs » littéraires, avec qui il étudiela poésie religieuse anglaise du 17e ; ces derniers ont déjà appris avec lui « commentidentifier les symboles chrétiens et reconnaître des schèmes typologiques, et commentpasser de l’observation de ces symboles et modèles à la spécification d’une intentionpoétique qui était généralement d’ordre didactique ou sermonnaire (20). » Stanley Fishavait donné comme devoir à ses premiers étudiants la lecture de quelques linguistes,tous spécialistes de la Grammaire Générative et Transformationnelle, qu’il jugeait es-sentiels et dont il avait écrit la liste des noms au tableau ; liste qu’il n’avait pas effacéequand le deuxième groupe d’étudiants l’avait rejoint pour suivre son cours de littéra-ture.

La liste était disposée verticalement, et les noms étaient plus ou moins centrés, d’unefaçon tout à fait fortuite, par rapport à la paire Roderick Jacobs et Peter Rosenbaum au-teurs de manuels et d’anthologie bien connus. Le nom d’Ohman était suivi d’un pointd’interrogation car Stanley Fish ne se souvenait plus s’il prenait un ou deux « n ». Entre

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(16) Marc Escola, art. cit.(17) Pascal Nicolas-Le-Strat, « Un usager faiseur de textes », in Moments de l’expérimentation, Montpel-

lier, Fulenn Éditions, 2009.(18) QLF., pp. 55-77.(19) Ibid., p. 55 ; je souligne.(20) Ibid., p. 56.

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les deux cours, le professeur n’avait procédé qu’à deux changements : il avait tracé uncadre autour de la liste et écrit au-dessus du cadre « p. 43 ». Soit l’inscription suivante :

p. 43

Jacobs-RosenbaumLevin

ThorneHayes

Ohman (?)

Stanley Fish indique aux étudiants de son second cours que ce qu’ils voient au ta-bleau est un poème religieux du type de ceux qu’ils ont déjà étudiés. Il leur demande del’interpréter ; et, note Stanley Fish, « immédiatement, ils s’exécutèrent (perform) d’unefaçon qui [...] était plus ou moins prévisible (21) ». Les étudiants rivalisent d’imagina-tion et d’ingéniosité ; Stanley Fish énumère les différentes interprétations de ses étu-diants qui « dévoilent » le sens religieux de chaque mot et trouvent une cohérence tex-tuelle et théologique à la liste des noms inscrits au tableau. Sans entrer dans les détails,mais pour en donner une idée, j’en énumère quelques éléments : la forme du « poème »est interprétée comme un hiéroglyphe qui représenterait une croix ou un autel ; le pre-mier « vers » est vu comme faisant référence à l’échelle de Jacob, représentation allégo-rique de l’ascension chrétienne vers le Ciel, grâce à l’intercession de la Vierge Marie,présente métonymiquement par le symbole du rosier – Rosenbaum –, et elle-même consi-dérée comme une « rose sans épines », emblème de l’Immaculée conception ; « Levin »ferait référence à la fois à la tribu de Levi dont la fonction sacerdotale a été accompliepar le Christ et au pain sans levain (leaven) emporté par les enfants d’Israël lors del’Exode hors de l’Égypte, lieu du péché, suite à l’appel de Moïse, modèle du Christ dansl’Ancien Testament ; « thorne » ferait allusion à la couronne d’épines dont on avait affu-blé le Christ lors de la Passion, prix à payer pour le salut des hommes ; le dernier mot dupoème est l’objet de trois lectures complémentaires : comme « omen » (présage), puis-que une grande partie du poème se présenterait comme une prophétie, comme « OhMan », puisque le sujet du poème serait l’histoire de l’homme en ses lieuxde croisementavec le plan du divin, et comme « Amen », « juste conclusion du poème célébrant l’amouret la miséricorde de Dieu, qui a donné son Fils unique pour que nous vivions (22) ».

Mais les étudiants de Stanley Fish n’en restent pas là, car « après avoir spécifié et misen rapport les sens à donner aux mots du poème, [ils] commencèrent à discerner desschèmes structuraux plus vastes (23) ». Ils font valoir que parmi les six noms présentstrois sont hébreux (Jacobs, Rosenbaum, Levin), deux chrétiens (Thorn, Hayes), le der-nier demeurant ambigu, ambiguïté signalée par le point d’interrogation mis entre pa-renthèses. Cette opposition vétéro/néotestamentaire reflète la distinction fondamen-tale entre l’ancien et le nouveau testament. Enfin, les plus astucieux, font remarquerque les lettres les plus fréquentes réitérées dans le poème sont les lettres « S », « O » et« N », dont la coalescence renvoie au mot « Son » – le « Fils » –, c'est-à-dire au Christ,le Fils de l’Homme qui a réalisé la prophétie de la venue du Messie proclamée parl’Ancien Testament.

En fait, pour Stanley Fish il s’agit moins d’exposer l’ingéniosité de ses étudiants quede se saisir de ce récit pour s’interroger sur leur capacité à se prêter à un tel exercice :

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(21) Ibid., p. 57.(22) Ibid., p. 59.(23) Ibid.

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Quelle est la source de cette capacité ? Comment se fait-il qu’ils aient pu faire ce qu’ilsont fait ? Ces questions sont importantes puisqu’elles se rapportent directement à unequestion récurrente de la théorie littéraire : quelles sont les marques distinctives dulangage littéraire ? Ou, pour parler plus familièrement : comment reconnaissez-vousun poème quand vous en voyez un (24) ?

Un double déplacement

L’exploitation théorique qu’il fait de cette fable, comme le rappelle Yves Citton danssa préface, permet à Stanley Fish d’effectuer un double déplacement : dans un premiertemps, il établit le pouvoir créatif du lecteur ; puis, dans un deuxième temps, il rapportece pouvoir au contexte, dans lequel exerce le lecteur-faiseur de texte.

Le pouvoir créatif du lecteur

Tout d’abord, Stanley Fish rompt avec le sens commun et la doxa dominante dans lesétudes des textes (des linguistes aux stylisticiens en passant par les « purs » littéraires)pour qui il va de soi que la signification est déposée dans un texte et qu’elle peu êtretrouvée et reconstituée par la discrimination et l’analyse de ses propriétés, jugées perti-nentes, repérables sur les plans de la forme du contenu et de l’expression. Mais un telmodèle ne convient pas à ce qui s’est passé dans la classe de Stanley Fish, car ses étu-diants

[...] ne sont pas passés de l’observation de marques distinctives à la reconnaissancequ’ils faisaient face à un poème ; au contraire, c’est l’acte de reconnaissance qui fut

premier – ils savaient à l’avance qu’ils avaient affaire à un poème – et les marques dis-

tinctives ont suivi. [...] En d’autres termes, loin d’être provoqués par des caractéristi-ques formelles, les actes de reconnaissance sont leur source. Ce n’est pas la présencede qualités poétiques qui impose un certain type d’attention mais c’est le fait de prêterun certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques (25).

Dit autrement, c’est parce que les étudiants étaient persuadés que ce qu’ils voyaientau tableau était un poème, qu’ils « commencèrent à regarder avec des yeux “qui voientde la poésie”, c'est-à-dire avec des yeux qui voient tout en relation avec les propriétésqu’ils savent que les poèmes possèdent (26). » En effet, on peut présumer que StanleyFish leur a appris qu’un poème possède « une organisation plus dense et plus complexeque les communications ordinaires (27) », et donc, forts de cette compétence, ils ont ététout à fait disposés « à voir des connexions entre un mot et un autre et entre tous les motset la perspective d’ensemble du poème (28). » Ils ont cherché à fonder – et ont réussi, au-delà de toute attente – une isotopie totalisante du « poème », qui guidait la résolution dusens de chaque mot, lequel confirmait l’hypothèse globale, selon la logique interpréta-tive spécifique et inhérente au « cercle herméneutique ». Et Stanley Fish de conclure,non sans malice :

C’était presque comme s’ils suivaient une recette de cuisine – s’il s’agit d’un poème,faites ceci, s’il s’agit d’un poème, voyez-le de cette manière – et de fait, les définitionsde la poésie sont des recettes, puisqu’en imposant aux lecteurs ce qu’ils doivent cher-

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(24) Ibid., p. 60.(25) Ibid., je souligne.(26) Ibid.

(27) Ibid., p. 61.(28) Ibid.

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cher dans un poème, elles leur enseignent des manières de regarder qui produisent cequ’ils s’attendent à voir. Si votre définition de la poésie vous dit que le langage de lapoésie est complexe, vous allez sonder le langage de cette chose identifiée à un poèmede manière à faire ressortir la complexité que vous savez être « là » (29) .

Ainsi un lecteur de poésie sera attentif à la présence d’ambiguïtés latentes, de sériesallitératives et assonancées, de significations divergentes par rapport à l’opinion com-mune, etc. Et en faisant cela, il n’aura « pas l’impression d’agir (performing) en forçantle texte, puisqu’[il] ne fera que ce qu’[il] aura appris en devenant un lecteur de poésiecompétent (30). » Et donc constate Stanley Fish :

La compétence de lecture est généralement conçue comme une capacité à discerner cequi est là, mais si l’exemple de mes étudiants peut être généralisé, c’est une capacité àsavoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là. L’interprétationn’est pas l’art d’analyser (construing) mais l’art de construire (constructing ). Les in-terprètes ne décodent pas les poèmes : ils les font (they make them ) (31).

Lire, pour reprendre une expression de Michel de Certeau (32), est donc un art de faire,qui se caractérise par « la capacité à fabriquer le texte le plus approprié au contexte ins-titutionnel dans lequel le lecteur évolue et le plus en phase avec la situation dans la-quelle il agit (33) ». Il faudra y revenir.

Bien évidemment, une telle conclusion – « pénible », pour reprendre la qualificatifde Stanley Fish lui-même, tant elle heurte le sens commun pour ne pas dire le bon sens –,n’est pas sans soulever de nombreuses objections auxquelles le théoricien ne manquepas de répondre avec beaucoup d’aplomb. Tout d’abord, on peut faire remarquer que sesétudiants étaient conditionnés par le contexte de leur cours qui portait précisément surla poésie religieuse et donc vulnérables à la tromperie organisée par leur professeur etenclins, par confiance ou soumission, à imposer des significations religieuses aux motsqui leur étaient présentés ; mais Stanley Fish affirme qu’il a répété l’expérience des di-zaines de fois, dans des universités différentes, dans des pays différente, et que les ré-sultats ont toujours été les mêmes. On peut, aussi, objecter que la liste des noms soumiseà la sagacité des interprètes se prête à une telle interprétation par un heureux hasard etqu’il n’en serait pas de même avec des noms moins connotés bibliquement ; StanleyFish refuse une telle hypothèse, car il est convaincu que ses étudiants auraient été capa-bles de transformer n’importe quelle liste de noms en poème religieux, dans la mesureoù ils auraient lu ces noms à l’intérieur du présupposé qu’ils étaient informés par unsens chrétien ; aussi prend-il soin de préciser qu’il a répété l’expérience avec une listeprise au hasard – celle des noms de ses collègues – et a pu constater que les lecteurs solli-cités ont « fait le poème » sans difficulté particulière. D’ailleurs, précise-t-il, il ne fau-drait pas restreindre cette créativité à la lecture « poétique », car assimiler l’énuméra-tion des noms à un « devoir », ou même à une simple « liste », nécessite un travail d’in-terprétation aussi élaboré que pour produire un poème. En effet, les étudiants de StanleyFish ne voient pas d’abord un objet primaire, neutre et autonome – une liste – qu’ils in-terprètent ensuite comme un « devoir à faire » ou un « poème ». Le fait de voir une liste,même si l’évidence de l’habitude et la pression du contexte universitaire tend à nous lefaire oublier, mobilise aussi des compétences acquises, des connaissances tacites et un

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(29) Ibid., pp. 61-62 ; souligné par l’auteur.(30) Ibid., p. 62.(31) Ibid. ; souligné par l’auteur.(32) Michel de Certeau, L'Invention du quotidien, 1. Arts de faire et 2. Habiter, cuisiner, éd. établie et pré-

sentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990.(33) Pascal Nicolas-Le Strat, « Un usager faiseur de textes », op. cit. , p. 130.

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système d’intelligibilité complexe (34). Cela revient à dire, selon Stanley Fish, ce quechacun sait en fait, même s’il a tendance à l’oublier :

[...] les poèmes et les sujets de devoir sont différents, mais j’insiste sur le fait que cesdifférences sont le résultat des opérations interprétatives différentes que nous réali-sons et non de quelque chose qui serait inhérent à un poème ou à sujet de devoir. Un sujetde devoir n’impose pas davantage sa propre reconnaissance qu’un poème ; commedans le cas d’un poème, la forme d’un sujet de devoir émerge lorsque quelqu’un re-garde cette chose identifiée à un sujet de devoir avec des jeux « qui voient un sujet dedevoir », c'est-à-dire avec des yeux qui sont capables de voir les mots comme déjà in-clus à l’intérieur de la structure institutionnelle qui fait qu’il est possible que les sujetsde devoir aient un sens. La capacité à voir, et donc à faire, un sujet de devoir, n’est pasmoins acquise que la capacité à voir, et donc à faire, un poème. L’un comme l’autresont des objets construits, produits, et non producteurs, de l’interprétation, et si les dif-férences entre les deux sont bel et bien réelles, elles sont interprétatives et n’ont pasleur source dans quelque premier niveau objectif (35).

Puisque le sujet et l’objet sont indissolublement liés, cognitivement parlant, il fautadmettre qu’il n’existe pas d’objet indépendant d’un sujet immergé dans un contexted’intelligibilité et que tout objet est fait par les stratégies que le sujet met en œuvre etnon pas trouvé.

On peut imaginer aisément les sourires mi- moqueurs et mi- scandalisés qu’une telleposition a pu et peut encore provoquer. Au mieux, on y voit une provocation insigni-fiante et un goût pour le sophisme et la fumisterie, non dénuée de perversité, qui font le« charme » de Stanley Fish ; au pire, on dénonce tous les maux qu’une telle attitude théo-rique peut entraîner : accepter tous les délires (sur)interprétatifs les plus cocasses ; don-ner un blanc-seing au n’importe quoi énoncé par n’importe qui ; rendre caduc tout en-seignement et toute évaluation puisque toutes les lectures se valent et qu’aucune n’estvraie ou fausse ; enfermer chaque lecteur dans le solipsisme le plus complet et le pluslaxiste ; miner toute rigueur méthodologique herméneutique et faire fi des sciences dutexte ; ignorer les travaux menés en histoire littéraire et philologie ; sombrer dans le re-lativisme philosophique, puisqu’est affirmée l’impossibilité d’une connaissanceobjective et non-projective ; mettre en danger les études littéraires et la rigueur de pen-sée ; dénigrer l’esprit scientifique, etc. On peut se demander, à juste titre, si ces criti-ques s’adressent réellement aux travaux de Stanley Fish, tant elles paraissent ne pren-dre en compte qu’un aspect – le plus « scandaleux » ? – de sa thèse, en « oubliant » lasuite de son raisonnement.

L’empire des communautés interprétatives

En effet, après avoir dépouillé le texte de son autonomie et de tout pouvoir préalable àson interprétation, après avoir exemplifié le pouvoir créatif du lecteur-faiseur de textes,Stanley Fish opère un deuxième déplacement : il reverse ce pouvoir aux communautés

interprétatives dans lesquelles est quasiment embrigadé tout lecteur. Effectivement, lamise en avant du pouvoir créatif du lecteur, contrairement à ce qu’ont proclamé, avecune belle unanimité, les détracteurs de Stanley Fish, n’aboutit pas, chez lui, à l’affirma-tion et à la célébration d’un subjectivisme et d’un relativisme effrénés. Dans tous ses es-sais, Stanley Fish insiste sur le fait que nous ne sommes pas condamnés à la subjectivi-té, dans la mesure où les moyens par lesquels nous interprétons/voyons les objets

56

(34) Telle est aussi la thèse défendue dans le premier essai, « Y a-t-il un texte dans le cours ? », QLF.,pp. 29-53.

(35) Ibid., p. 67.

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comme ceci ou comme cela sont sociaux et conventionnels. Le sujet qui fabrique unpoème ou un devoir est un sujet communautaire, et non un individu isolé, dont les opéra-tions mentales sont « limitées par les institutions dans lesquelles [il est] déjà in-clus (36). » Stanley Fish est catégorique :

Ces institutions nous précèdent, et c’est seulement en les habitant, ou en étant habitéspar elles, que nous avons accès aux sens publics et conventionnels qu’elles produisent.Ainsi, s’il est vrai que nous créons la poésie (et les sujets de devoirs et les listes), nousla créons au moyen de stratégies interprétatives qui ne sont finalement pas les nôtres,mais qui ont leur source dans un système d’intelligibilité de disponibilité publique (37).

Ainsi, pour rester dans ce domaine, le système littéraire « nous contraint, il nous fa-çonne également, en nous munissant de catégories de compréhension avec lesquellesnous façonnons à notre tour les entités que nous pouvons alors désigner (38) . » Toutcomme les poèmes, les listes ou les sujets de devoirs, nous sommes des objets faits ouconstruits, car nous sommes « les produits de schèmes de pensées sociaux et cultu-rels (39). » Stanley Fish est donc amené à refuser l’opposition entre objectivité et subjec-tivité, « puisque ni l’une ni l’autre n’existe dans la forme pure qui donnerait sa valeur àl’opposition (40). » C’est ce qu’exemplifie l’anecdote qu’il a racontée :

[elle] montre que nous n’avons pas affaire à des lecteurs autonomes en relation de per-ception adéquate ou inadéquate avec un texte tout aussi autonome. Au contraire, nousavons affaire à des lecteurs dont les consciences sont constituées par un ensemble denotions conventionnelles qui, une fois mises en marche, constituent à leur tour un objetconventionnel et vu conventionnellement. Mes étudiants ont pu faire ce qu’ils ont fait,et ils l’on fait de concert, parce qu’en tant que membres de la communauté littéraire,ils savaient ce qu’était un poème, et cette connaissance les a conduits à regarder le pay-sage de manière à le peupler de ce qu’ils savaient être des poèmes (41).

Il est donc erroné d’imaginer que les étudiants de Stanley Fish auraient d’abord perçudes traces inscrites au tableau, traces purement physiques, objectives et pré-interpréta-tives, et qu’ils les auraient, ensuite, interprétées comme une « liste de noms », ou un« devoir à faire », ou un « poème ». Ils donnent du sens « par le fait de voir, et non aprèsavoir vu (42). » La thèse est sans appel : nous voyons toujours d’une certaine manière,nous sommes toujours plongés dans un contexte, dont nous avons incorporé et apprisles intérêts, les objectifs et les usages, et dans une situation qui nous conduit à « voir x

comme y ». En fait, il faudrait préciser que, si le sujet construit l’objet, à son tour et dansle même mouvement, l’objet construit le sujet : je fais le poème et le poème me fait lec-teur de poème. Mais, rappelons-le :

[...] la manière de voir, quelle qu’elle soit, ne serait jamais individuelle ou idiosyncra-sique, puisque sa source est la structure institutionnelle dont le « voyant » est l’agent etl’extension. [...] une culture remplit les cerveaux [...] au point que nul ne peut dire queses actes interprétatifs lui sont absolument propres mais qu’ils lui échoient en vertu desa position dans un environnement organisé et qu’ils sont donc toujours publics et par-tagés (43) .

57

(36) Ibid. ; souligné par l’auteur.(37) Ibid., pp. 68-69.(38) Ibid., p. 69.(39) Ibid.

(40) Ibid.

(41) Ibid. ; je souligne.(42) Ibid., p. 72 ; souligné par l’auteur.(43) Ibid., p. 73.

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La crainte des partisans de l’interprétation objective – pour qui les textes portent en

eux une signification déjà là, autonome et indépendante de son lecteur chargé de la dé-voiler – est donc sans objet et sans pertinence. Il n’existe pas de sujet – un ego – non con-traint (the unconstrained self) et solipsiste qui projetterait ses préjugés, sinon ses fan-tasmes, sur un texte, « car l’ego n’existe pas en dehors des catégories de pensée conven-tionnelles et communautaires qui habilitent ses opérations (lire, penser, voir) (44). » Ils'ensuit que :

[...] si l’ego est conçu, non comme une entité indépendante mais comme une construc-tion sociale dont les opérations sont délimitées par les systèmes d’intelligibilité quil’informent, alors les significations qu’il confère au texte ne sont pas les siennes maistrouvent leur source dans la (ou les) communauté (s) interprétative (s) sur laquelle(lesquelles) il repose (45).

Ces significations, précise Stanley Fish, ne sont ni objectives ni subjectives ; elles nesont pas objectives « parce que elles sont toujours le produit d’un point de vue plutôtque simplement “lues” » ; elles ne sont pas subjectives « parce que ce point de vue seratoujours social ou institutionnel (46) ». Elles sont donc « à la fois subjectives et objecti-ves : elles sont subjectives parce qu’inhérentes à un point de vue particulier et donc nonuniverselles ; et elles sont objectives parce que le point de vue qui les délivre est publicet conventionnel plutôt qu’individuel ou singulier (47). » En effet, Stanley Fish, en prag-matiste conséquent, comme on l’a vu, rejette toute disjonction ontologique entre d’unepart les interprètes (toujours susceptibles d’oublier le texte), et d’autre part les textes(toujours susceptibles d’imposer ses dictats). Car « si les ego sont constitués par les ma-nières de penser et de voir inhérentes aux organisations sociales, et si, à leur tour, cesego constitués constituent des textes selon ces mêmes manières, il ne peut donc y avoirde rapport d’antagonisme entre le texte et l’ego puisqu’ils sont les produits nécessaire-ment liés des mêmes possibilités cognitives (48). » Et donc il est tout aussi exact de direque les lecteurs font les significations ou que « les significations, sous la forme de caté-gories interprétatives issues de la culture, font les lecteurs (49). »

On le voit, les thèses de Stanley Fish provoquent un double effondrement : celui del’autonomie du texte et celui de l’autonomie du lecteur. En effet, les protocoles d’inter-prétation ne sont ni fixés et enfouis dans le texte, ni confiés à la liberté, éventuellementsauvage, d’un lecteur souverain et solipsiste. Bien au contraire, les lecteurs sont stricte-ment contraints dans leurs activités interprétatives par les règles – les recettes, diraitStanley Fish – intériorisées de la communauté interprétative à laquelle ils appartien-nent, communauté qui fonctionne comme un système d’intelligibilité et comme unguide d’actions partagés qui ne laissent aucune liberté au lecteur. Antoine Compagnona très bien identifié, à cet égard, l’ultraïsme des thèses de Stanley Fish qui entérinent,d’une certaine façon, l’anéantissement de la liberté du lecteur et l’expulsion de sa sub-jectivité, qui sont pourtant admises, ordinairement, comme consubstantielles à l’actemême de la lecture(50). C’est ce qui le distingue de l’École de Constance et qui expliquele hourvari avec lequel ses analyses ont été souvent accueillies dans le landernau litté-raire :

58

(44) Ibid.(45) Ibid., p. 74 ; je souligne.(46) Ibid.

(47) Ibid. ; souligné par l’auteur.(48) Ibid., p. 75.(49) Ibid.

(50) On peut opposer à la vision de Stanley Fish celle de Marielle Macé, par exemple, qui défend l’idéed’une expérience idiosyncrasique et subjective de la lecture, dans Façons de lire, manières d’être ,Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011.

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Ces communautés interprétatives, à la manière du répertoire d’Iser ou de l’horizond’attente de Jauss, sont des ensembles de normes d’interprétation, littéraires et extra-littéraires, qu’un groupe partage : des conventions, un code, une idéologie, si l’onveut. Mais, à la différence du répertoire et de l’horizon d’attente, la communauté inter-prétative ne laisse plus la moindre autonomie au lecteur, ou plus exactement à la lec-ture, ni au texte qui résulte de la lecture : avec le jeu de la norme et de l’écart, toute sub-jectivité est désormais abolie (51).

Il n’existe donc pas, pour Stanley Fish, de signification « hors sol », qui, toujoursdéjà là, survivrait à une transformation de contexte et de situation. Si un texte, déjà in-terprété, est reçu, synchroniquement ou diachroniquement, dans une nouvelle commu-nauté interprétative, sa signification se recompose, se réagence et s’inscrit dans un nou-vel horizon de sens et de pratiques.

Des communautés interprétatives aux communautés d’usage

Il est incontestable que la réflexion de Stanley Fish constitue une ouverture théori-que tout à fait passionnante, tant elle déplace le « lieu » de la signification et tant elleprend à rebours le sens commun et les certitudes les plus établies. Toutefois, on peut re-gretter, avec Pascal Nicolas-Le Strat, la façon dont il s’emploie à la « refermer, patiem-ment et consciencieusement (52). » En effet, selon ce dernier, la question de la portée etde la puissance instituante et constituante des communautés interprétatives est relative-ment délaissée « au profit d’un rappel insistant du caractère contraignant et limitatif deces communautés (53) ». Ainsi, Stanley Fish, dans sa postface, n’hésite pas à écrire :

Par conséquent, si le texte lui-même n’est pas [...] une contrainte pour mon activité in-terprétative, les contraintes intériorisées de la communauté à l’intérieur de laquelle jetravaille s’exercent puissamment (on pourrait même dire tyranniquement), et ce préci-sément parce que je n’en suis pas moi-même conscient ; elles sont la forme même dema conscience (54).

Il est vrai que Stanley Fish insiste sur le fait que ce ne sont pas les membres qui choisis-sent de rejoindre une communauté, mais que c’est la communauté qui les choisit « dans lesens où ses présupposés, préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses,hiérarchies et protocoles deviennent, à la longue, l’aménagement même de leurs esprits,en les remplissant, selon la formule de l’ethnométhodologue Harvey Sacks “jusque dansles détails les plus minutieux”(55). » Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre en cause le bienfondé et l’intérêt de ses analyses, mais force est de constater que Stanley Fish n’appréhen-de « sa propre question que d’un un seul point de vue, celui de la force contraignante desnormes instituées et des systèmes d’interprétatifs intériorisés », délaisse un autre point devue beaucoup plus stimulant, celui du « mode de constitution de ces “communautés inter-prétatives” et [de] leur capacité à “fabriquer” le texte » :

Commencent s’agencent-elles ? Quelle est leur écologie propre ? Comment se rappor-tent-elles à elles-mêmes : à leur mode de fonctionnement et de développement ? Com-ment se constituent-elles en tant que subjectivité collective (56) ?

59

(51) Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit. , p. 173.(52) Pascal Nicolas-Le Strat, « Un usager faiseur de textes », art. cit., p. 133.(53) Ibid.

(54) QLF., « Postface », p. 129.(55) Ibid., p. 128.(56) Pascal Nicolas-Le Strat, « Un usager faiseur de textes », art. cit., p. 134, pour l’ensemble des cita-

tions.

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Le problème de l’émergence, de l’agencement et de la recomposition des commu-nautés interprétatives reste donc ouvert. Une façon d’investir la question de la constitu-tion de ces communautés et de leur écologie se trouve peut-être dans l’élargissement dela problématique vers des communautés d’usage, comme le suggère Pascal Nicolas-LeStrat. En effet, ce dernier considère que « le déplacement opéré par Stanley Fish [...] pa-raît essentiel car il resitue l’enjeu d’un texte dans un rapport d’usage et d’“utilité” et leréinscrit au sein d’une “communauté interprétative”, en fait, sur un plan plus général,au sein d’une “communauté d’usage” (57). » Il serait donc urgent de démultiplier cetteméthode qui nous renseigne sur ce que serait un « usager-faiseur de politique, faiseur deterritoire, faiseur d’expertise (58). » Car une politique des usages, selon Pascal Nicolas-Le Strat, a le mérite d’éviter deux écueils : « une conception toute puissance et forte-ment individualisée de l’usager (à l’image d’un lecteur désincarné, supposé complète-ment libre de ses interprétations) et l’idée d’un “usage” qui vaudrait pour lui-même etqui ferait loi en lui-même (à l’image d’un texte “fondamentalisé”) (59). » Il s’agit donc de« re-mettre au cœur de l’analyse (politique) la question des “communautés d’usage”, àsavoir les agencements collectifs susceptibles de constituer de nouveaux usages sur lemode d’une rappropriation créatrice, d’un détournement imprévisible et d’un piratage

enjoué (60). » La lecture des textes littéraires, si l’on suit les « conseils » de Stanley Fish,peut être considérée comme une propédeutique tout à fait intéressante à une telle redéfi-nition de la politique.

Mais avant tout, pour mon propos, il me paraît important de clarifier ce que PascalNicolas-Le Strat, en sociologue, entend précisément par « usage(61) » – et c’est dans cesens que j’emploierai ce terme dorénavant –, afin d’envisager quelques pistes qui per-mettraient de mieux cerner, autant qu’il est possible, ces « communautés d’usage » aux-quelles appartiennent les lecteurs, et en particulier les faiseurs de textes. On notera quele terme d’« usage » est préféré à celui d’« usager », car Pascal Nicolas-Le Strat refuse« de rabattre l’usage sur la seule subjectivité de l’usager, et d’en faire en quelque sorteun simple dérivé (62) ». Il estime, en conséquence, qu’il est « possible de questionner laprésence et l’agir d’un usage sans partir, pour autant, en quête des individualités qui se-raient supposées l’avoir initié ou formulé. » Une telle hypothèse « invite à considérerl’usage comme un agencement, qui possède sa consistance propre, indépendammentdes sujets qui l’impulsent, le traversent, le contredisent ». On peut donc supposer quetout usage dispose d’une « constitution (63) » qui lui est spécifique. Il s’en suit quel’usage « fait “objectivement” trace », et ce sont ces traces (bribes de discours, compor-tements plus ou moins objectivés, fragments de réalité) qu’il faut saisir, et en particu-lier, en en tenant la chronique et en en faisant le récit, comme le fait Stanley Fish pour lesujet qui nous intéresse. On doit, néanmoins, garder à l’esprit que « les usages se forma-lisent imparfaitement ; [qu’ ils] ne sauraient se réduire à un mode d’emploi (64) », car « la“constitution” d’un usage est [...] indissociable de la multiplicité de récits (sociologi-ques, photographiques, fictionnels, conversationnels...) auxquels il donne lieu ». Il s’a-

60

(57) Pascal Nicolas-Le Strat, « Un usager faiseur de textes », op. cit. , p. 135.(58) Ibid.

(59) Ibid.

(60) Ibid., p. 136 ; je souligne.(61) Je reprends, dans le développement qui suit, les propositions de Pascal Nicolas-le Strat développées

dans « Micropolitique des usages », in Moments de l’expérimentation, op. cit., pp. 19-29.(62) Ibid., p. 19, et ce pour l’ensemble des citations qui suivent non référencées.(63) Pascal Nicolas-Le Strat emploie ce mot dans le sens que lui a donné Michel Foucault, à savoir

« comme l’entendraient les médecins, c'est-à-dire : rapport de force, équilibre et jeux de proportions,dissymétrie stable, inégalité congruente » (Michel Foucault, Il faut défendre la société (Cours au

collège de France, 1976), Gallimard, 1997, p. 172).(64) Pascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », art. cit., p. 20, et ce pour l’ensemble des cita-

tions qui suivent non référencées.

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girait donc, pour ce qui concerne l’interprétation des textes, de repérer les traces desusages dont la présence est attestée par leur « murmure insistant ». En effet, un « usagefait nécessairement signe, le ferait-il sporadiquement ou par inadvertance ». Ainsi pourrendre visibles et donner droit d’existence aux communautés d’usage – il faut insistersur la pluralité de celles-ci – auxquelles appartiennent les lecteurs dans leurs pratiquesordinaires et quotidiennes, il serait opportun « d’assumer une forme de “critique consti-tuante” », car :

Trop souvent, en effet, les sociologues – et en particulier les sociologues critiques – secomportent comme s’ils étaient des observateurs « réflexifs » et « distanciés » con-frontés à des acteurs « naïfs », « non critiques » et non « réflexifs ». [...] Les acteurssont tout à fait capables de proposer leurs propres théories de l’action afin d’expliquercomment les formes d’existence manifestent leurs effets (65).

Ainsi, au lieu de s’évertuer à les cataloguer sur une échelle de légitimité (sociale,scolaire, « scientifique ») modélisée a priori, pourrait-on écouter et entendre, avec plusd’attention, les discours et les récits des lecteurs qui racontent comment ils s’emparentd’un texte et comment ils ont été saisis par lui, et prendre plus sérieusement en consi-dération ce qu’on considère comme des mésinterprétations par rapport à l’étalonnaged’une lecture « normale », c'est-à-dire normée et normative qui a oublié la contingencede ses rites et de ses lois. Il faudrait repérer les usages mineurs que les lecteurs font destextes, en particulier ceux qui sont en deçà d’un seuil de visibilité, car trop singuliers ettrop disruptifs par rapport aux modèles institutionnalisés dominants. Pour ce faire, ilserait nécessaire, non seulement, déplier les usages pour en saisir les potentialités créa-tives jusque là refoulées, mais surtout les connecter à d’autres phénomènes liés au con-texte dans lequel ils émergent. Car un usage, transgressif, insère ses propres agence-ments dans les pratiques dans lesquelles il se manifeste : « Il s’intercale et dérègle leurfonctionnement. Il leur accorde de la sorte un surcroît d’existence, inattendu, impor-tant, parfois inespéré. Un usage insuffle de nouvelles intensités de vie : de l’étonnementet de l’agacement, des tensions et du plaisir (66). » Ce n’est qu’à cette condition que l’onpourra accorder à un usage indiscipliné un corps, c'est-à-dire un supplément de réalité.Une telle approche « constituante » permettrait de retrouver la « constitution » d’unusage, c'est-à-dire quelque chose qui a « consistance et situation historique (67) » et quis’incarne dans des réalités matérielles ou imaginaires, relationnelles ou spatiales, intel-lectuelles ou affectives.

Une des caractéristiques essentielles des usages, fait remarquer Pascal Nicolas-LeStrat, est leur « polyvalence tactique

(68) », car, équivoques et réversibles, ils peuvent,tout à la fois, concrétiser les habitudes établies, c'est-à-dire « œuvrer à la reconductionfonctionnelle de l’existant (69) » et faire événement, en transgressant les « fonctionnali-tés admises ou acquises ». Il n’est donc pas étonnant que les institutions recourent à des« trésors d’ingéniosité » pour endiguer la survenue d’usages non conformes. Il fautavouer que, par exemple, l’école apparaît comme une machine redoutable pour récupé-rer, normaliser et standardiser des usages d’interprétation et de lecture des textes, qui,

61

(65) Bruno Latour, Changer de société – Refaire la sociologie, La Découverte, 2006, pp. 82-83 ; cité parPascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », art. cit., pp. 26-27.

(66) Ibid., p. 25 ; je reviendrai sur l’étonnement, l’agacement et le plaisir que procurent les affabulationsthéoriques de Stanley Fish.

(67) Michel Foucault, op. cit .(68) Pascal Nicolas-Le Strat transpose sur le terrain des usages la formulation de Michel Foucault « La

polyvalence tactique des discours » (in Histoire de la sexualité 1 – La volonté de savoir , Gallimard,1976, p. 133) ; je souligne.

(69) Pascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », art. cit., p. 22-23, et ce pour l’ensemble descitations qui suivent.

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lors de leur émergence, voulaient rompre avec les modèles hégémoniques en cours (70).Et se pose donc, expressément, la question de savoir comment se défaire de l’emprisedes usages les plus normés socialement, comment « amorcer une autre perspective, opé-rer les torsions et les détournements indispensables ». Il est incontestable que les thèsesde Stanley Fish permettent de penser comment l’interprétation des textes peut devenirun « art indiscipliné », difficilement « récupérable ou instrumentalisable ». Des théori-ciens de la littérature comme Marc Escola ou Pierre Bayard ont ouvert des voies exem-plaires à cet égard (71).

Mais « un usage ne s’impose jamais d’un seul élan ; il chemine, il progresse à traversles pesanteurs du quotidien et se heurte fréquemment aux normes de fonctionnement »,car c’est sa « banalité insistante qui parvient à saper l’ordonnancement habituel (72) »des pratiques. Un usage, surtout s’il est en rupture avec les codes en vigueur, n’a dechance de se pérenniser et de confirmer sa validité que s’il revient vers la vie quoti-dienne. Car « l’usage accède à une quotidienneté ou se disperse, s’étiole, s’altère. C’està l’épreuve du quotidien qu’il affermit son autonomie. C’est par l’entremise de minus-cules initiatives, récurrentes, répétitives, qu’il manifeste une liberté. » Un usage de-vient scandaleux et indispose précisément au moment où il fait entendre « l’insistancehumble et murmurante » de sa « présence opiniâtre ». On le voit toute théorie littéraire– et a fortiori toute pédagogie de la lecture – qui voudrait rompre avec des usagesqu’elle jugerait peu satisfaisants se trouve dans l’obligation de résoudre une équationdont les tentatives de réponse peuvent apparaître aporétiques : Comment ne pas se fairerécupérer et assimiler par les systèmes institutionnalisés ? Comment occuper le quoti-dien ? On peut le faire, peut-être en créant des communautés d’usage autour d’expéri-mentations, car expérimenter « c’est constituer un contre-pouvoir à l’intérieur mêmedes situations [...], c’est faire advenir de nouvelles formes de vie et d’activité, de penséeet de création [...], c’est opposer aux dispositifs de domination une puissance d’autono-mie et de singularisation [...], c’est déployer une question à l’endroit même où les insti-

tutions imposent une solution (73) ».Selon Pascal Nicolas-Le Strat, un usage est donc :

[...] un agencement hétérogène dont il est difficile de poser a priori les limites. Il ne sedéfinit pas en soi, comme tel. Il n’incorpore pas en lui une logique irréductible quis’appliquerait dans n’importe quel contexte et qui se déclinerait, égale à elle-même, entoute situation. Il n’inclut pas son mode d’emploi. Un usage représente avant tout unefaçon de se rapporter à soi et aux autres, à soi et à son contexte de vie. Il est sans cesserelancé et stimulé par des interactions auxquelles il s’adapte ou auxquelles il s’oppose.Il est en permanence branché sur une multiplicité d’extériorités qui le confrontent àses ressources et à ses potentialités (74).

Pour en rester à l’interprétation des textes, il serait donc opportun, comme nous l’yinvite Pascal Nicolas-Le Strat, de voir dans quelle mesure les hypothèses développéespar Stanley Fish, sont capables de moduler, de déborder et de miner de l’intérieur ladoxa qui régule l’interprétation des textes tant dans les institutions que dans la vie ordi-naire. Il n’en reste pas moins qu’il faut, aussi, s’employer à mettre à jour les résistances

62

(70) Le sort qui a été fait, par exemple, à la narratologie ou à la poétique du récit est exemplaire à cetégard.

(71) Voir infra .(72) Pascal Nicolas-Le Strat emprunte cette formulation à Judith Butler (Humain, inhumain (Le travail

critique des normes) Amsterdam, 2005, p. 57) ; cette citation et celles qui suivent renvoient aux pa-ges 24-25 de « Micropolitique des usages », art. cit. ; je souligne.

(73) Pascal Nicolas-Le Strat, « Introduction », Moments de l’interprétation , op. cit ., p. 11 ; je souligne.(74) Pascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », art. cit., p. 28.

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que pourrait rencontrer un tel changement de paradigme dans l’interprétation des tex-tes, afin de ne pas s’immobiliser, quand les pressions s’exacerbent, « dans un vis-à-visstérile et inhibant, sans parvenir à amorcer de lignes de fuite ou de contournement(75) ».Car un usage, par définition, est connecté « tant en extériorité qu’en intériorité, à d’in-nombrables “entités”, qu’elles soient matérielles ou symboliques, relationnelles oufonctionnelles (76) » ; ou, dit autrement, un usage est obligé de s’ajuster à la fois « auxnombreuses extériorités qui le mettent à l’épreuve et l’obligent [...] et à ses intériorités,par rapport à la multiplicité qui se déploie en lui : des désirs, des habitudes, des objetsfamiliers, des rituels, des schèmes d’action (77) ». On comprend donc pourquoi PascalNicolas-Le Strat attribue un caractère profondémentécosophique

(78) à tout usage, puis-qu’il est « avant tout une modalité d’entrer-en-rapport, de rejouer son rapport à soi ou

à son environnement(79). »

Yves Citton (80) , dans le commentaire qu’il fait de l’expression employée par StanleyFish pour décrire ce que font les interprètes – They make them –, insiste, lui aussi, sur lanécessité de raisonner en terme d’usage. En effet, dans une première acceptation, to

make signifie que « ce sont les interprètes qui fabriquent les poèmes, qui les produisent,qui les créent, qui les font émerger en appliquant sur un texte certaines recettes de cui-sine (intériorisées au fil des semaines selon le formatage mental agencé par le profes-seur Fish). Le modèle sous-jacent à premier sens du verbe to make est celui du Créateur(Maker) qui donne être à quelque chose qui n’existait pas avant lui. » C’est bien sûr unetelle compréhension de ce verbe qui a pu alimenter les critiques ironiques qui ont acca-blé Stanley Fish, en mettant en exergue l’absurdité d’une telle proposition : « de mêmeque c’est évidemment la boulanger qui produit la pain (et non le client, qui l’achète et lemange), de même est-ce évidemment le poète qui produit le poème (et non le lecteur, quile déchiffre). » Mais, précise Yves Citton, il existe un second sens de to make qui corres-pond mieux à ce qu’ont fait les étudiants de Stanley Fish avec la liste qui leur était pro-posée :

L’anglais emploie le même verbe to make pour dire qu’une mauvaise nouvelle me rend

triste ou que des cacahouètes trop salées me rendent assoiffé (it makes me sad, it makes

me thirsty). Pour être plus littéral, et plus littéraire, il ne faudrait pas dire que les inter-prètes « font » les textes, mais que, en présence d’un texte déjà fait, les interprètes peu-vent en faire un poème. Il ne s’agit pas de créer, mais d’utiliser, et, du point de vuepragmatiste, il n’est aucune utilisation « illégitime » d’un objet, dès lors qu’elle rem-plit le but visé.

Ainsi, on l’a vu, les étudiants de Stanley Fish, qui appartenaient à deux communautésinterprétatives différentes, ont fait un usage différent des mêmes traces écrites, pour lesuns une liste de livres à lire, pour les autres un poème religieux. Pour un pragmatiste,rappelle Yves Citton, aucun des deux usages ne peut être dit plus adapté à une « es-sence » de l’objet précédant ces usages : les objets ne sont que ce que nous en faisons.Certes, il reste la question de la sous-utilisation d’un objet, par exemple caler un meu-ble avec un recueil de poèmes, obstruer une fenêtre avec un tableau, allumer un barbe-cue avec un billet de banque... Cette sous-utilisation n’est pas à interpréter comme un

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(75) Ibid., pp. 28-29.(76) Ibid.

(77) Ibid., p. 29.(78) Cf. Félix Guattari, Les trois écologies (Paris, Galilée, 1989) ; l’idée d’écosophie articule les trois

écologies : environnementale, sociale et mentale.(79) Pascal Nicolas-Le Strat, « Micropolitique des usages », art. cit., p. 29 ; je souligne.(80) QLF., Yves Citton, « Puissance des communautés interprétatives », pp. 21-22, pour tout le dévelop-

pement et les citations qui suivent.

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manque de « respect » avec l’objet utilisé, mais manifeste deux faiblesses : d’une part,elle n’est pas conforme aux habitus en vigueur dans les communautés d’usage, et d’au-tre part elle produit « un manque à gagner pour l’utilisateur ». On conviendra aisémentque, dans des circonstances habituelles, il est plus avantageux et plus fructueux d’ins-taller sur sa fenêtre une vitre, et de lire un livre pour se détendre ou pour vivre une expé-rience esthétique. Telles sont, selon William James, la méthode et l’attitude pragmatis-tes qui consistent précisément « à détourner son regard des causes premières, des prin-cipes et des catégories dans lesquelles on voit des nécessités, pour se tourner plutôt versles fruits, les conséquences et les faits », car les « idées (qui ne sont rien d’autre que desparties de notre expérience) deviennent vraies dans la stricte mesure où elles nous per-mettent d’entrer dans des relations satisfaisantes avec d’autres parties de notre expé-rience (81). » Il est aisé d’appliquer à l’art, à la littérature, ce qui est dit ici de la vérité. Iln’en reste pas moins que ces détournements des usages est toujours possible, commenous le montre à l’envi l’art contemporain, pratiquant avec délices la « transfigurationdu banal (82) ».

Un parti pris pragmatiste

La réflexion de Stanley Fish ne relève pas seulement d’un tempérament joyeusement– certains esprits chagrins diront tristement – iconoclastique. Elle s’inscrit dans un cou-rant philosophique, le pragmatisme, qui lui confère une portée qu’on ne peut négligerdans la réflexion théorique qui se développe dans le champ littéraire, et en particuliersur des notions qui nous préoccupent ici : la littérarité, l’usage et le contexte. RichardRorty (83) en est un des représentants les plus éminents ; et il me semble qu’on peut trou-ver chez ce philosophe des échos, des approfondissements et des prolongements tout àfait passionnants des positions défendues par Stanley Fish.

Richard Rorty est, lui aussi, un antifondamentaliste rigoureux et conséquent pour quitout point de vue absolu sur la réalité est impossible. Il rejette l’idée, mythique et reli-gieuse (84), d’une vérité transcendante – quel que soit le nom qu’on lui donne : les« faits », l’« objectivité », le « réel » – qui serait propre à fonder nos croyances et nos re-présentations. Il faut, au contraire, considérer que notre rapport au monde ne peut êtreque de nature causale et non représentationnelle, puisqu’il est impossible de justifier,en dernière instance, l’adéquation de nos croyances à une réalité qui leur préexisterait.Cette position amène Richard Rorty à opposer deux figures de penseurs : le métaphysi-cien essentialiste et l’ironiste anti-essentialiste (85), vers qui va sa préférence :

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(81) William James, Pragmatism, Indiapolis, Hackett Publishing Co., 1991 ; cité par Jean-Pierre Comet-ti, Art, représentation, expression, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2002, p. 118 ; je souligne.

(82) Cf. Arthur Danto, La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, 1981, trad. de l’anglais(américain) par C. Hary-Schaeffer, préface de J.-M. Schaeffer, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique »,1989.

(83) Il ne s’agit pas ici de « résumer » la philosophie de Richard Rorty en quelques phrases, ce qui seraitvain, et à coup sûr ridicule, mais de signaler seulement quelques points de convergence entre le phi-losophe et le théoricien de la littérature, Stanley Fish.

(84) « Si la vérité n'est pas un vain nom, elle n'est dans l'univers qu'à l'état d'expression, et dans notre es-prit qu'à l'état d'apparition ; elle est dans l'univers comme l'artiste dans son œuvre, elle est dans notreesprit comme le soleil dans nos yeux. Mais par delà l'univers et notre esprit, elle subsiste en elle-même, elle est une essence réelle, infinie, éternelle, absolue, existant par soi, ayant conscience et in-telligence de soi ; car, comment la vérité ne s'entendrait-elle pas elle-même, puisqu'elle est la sourcede tout entendement ? Or, dire cela de la vérité, c'est définir Dieu ; Dieu est le nom propre de la vérité,comme la vérité est le nom abstrait de Dieu. » H.-D. Lacordaire, Conférences de Notre-Dame, 1848,p. 26 – TLF , article « absolu » ; je souligne.

(85) Je reprends ici le développement de Richard Rorty, Contingence, ironie & solidarité, 1988, trad. del’anglais (américain) par P.-E. Dauzat, Paris, A. Colin, coll. « Théories », 1993, pp. 117-118, pourl’ensemble des citations non référencées qui suivent ; je souligne.

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Le philosophe essentialiste, celui qui entend bien s’accrocher à l’idée de « propriétéintrinsèque », indépendante de tout contexte, déclare pour sa part que la recherche con-textualiste doit être quelque chose de précontextuel. À quoi l’anti-essentialiste répli-que en faisant valoir qu’aussi loin que l’on aille, il n’y a jamais que des contextes. Carpour lui, notre recherche ne peut porter que sur des choses associées à une description ;la description d’une chose consiste à établir une relation entre elle et d’autres choses,et la possibilité de “saisir la chose elle-même” ne précède pas la contextualisation (86).

Le métaphysicien essentialiste considère donc que les différentes théories philoso-phiques sont convergentes dans la mesure où elles présentent des arguments à l’appuide leurs points de vue, pour se rapprocher de plus en plus de la nature des choses, de laréalité, et en dernière instance de la vérité. En revanche, pour l’ironiste (87) anti-essen-tialiste, la succession des théories réside, en fait, dans « des substitutions progressiveset tacites d’un vocabulaire nouveau à un vocabulaire ancien », afin que les gens chan-gent de pratique, en adoptant un « nouveau jargon », sans admettre toujours qu’ils l’ontfait. Et, donc, « la forme de raisonnement qui a les préférences de l’ironiste est dialecti-que en ce sens que, pour lui, l’unité de persuasion est un vocabulaire plutôt qu’une pro-position. » Pour cela, il faut adopter une méthode dialectique, c'est-à-dire substituerpartiellement la (re)description à l’inférence pour faire « jouer les vocabulaires les unscontre les autres, plutôt que de simplement inférer des propositions les unes des au-tres ». Telle est la démarche qu’ont suivie des philosophes comme Nietzsche, Heideggeret Derrida, qui « définissent leur œuvre par rapport à celle de leurs précédents plutôt quepar rapport à la vérité ». La méthode dialectique n’est donc en rien une procédure d’ar-gumentation, mais procède d’un réel « talent littéraire », et ajoute Richard Rorty, « pourdésigner ce que j’ai nommé “dialectique”, il y aurait une expression plus moderne :celle de “critique littéraire ” ». On ne saurait mieux dire...

Stanley Fish et Richard Rorty se rejoignent donc pour affirmer que les objets ne sontjamais donnés, innocemment, dans une autonomie absolue, car ils n’existent que dansune « sémiosphère (88) », c'est-à-dire dans des discours divers – qu’ils se présentent etsoient reçus comme institutionnels ou libres, comme centraux ou périphériques,comme scientifiques ou doxiques. On comprend, dès lors, pourquoi les concepts de vo-

cabulaire, de (re)description et de (re )contextualisation sont au cœur de la réflexionmenée par Richard Rorty. En effet, tout essentialisme menant, inévitablement, à uneimpasse et à des apories insurmontables, nous n’avons que la possibilité de redécrire lesdifférents éléments qui composent nos croyances et qui font nos mondes. Et, pour cefaire, le meilleur moyen est de les recontextualiser, c'est-à-dire de les saisir, délibéré-ment, dans un nouveau contexte. Si nous nous en tenons à la critique littéraire, nousvoyons que comprendre et interpréter un texte ne peut consister à construire, au préala-ble, un artefact illusoire dont on stipulerait la pureté scientifique et objectale (son con-texte d’origine, sa structure linguistique et/ou sémiotique, etc.), par un geste qui annu-lerait ou suspendrait le contexte et la situation du lecteur critique faiseur de textes. Ilfaut, au contraire, reconnaître que, tout texte étant solidaire d’un contexte, nous n’a-

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(86) Richard Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité , op. cit. , p. 115.(87) Richard Rorty, Contingence, ironie & solidarité, op. cit., pp. 111-112 : « L’ironiste, suivant ma défi-

nition, est quelqu’un qui remplit trois conditions : (1) il a des doutes radicaux et permanents sur levocabulaire qu’il emploie couramment, parce que d’autres vocabulaires lui ont fait forte impression,des vocabulaires pris comme finaux par les gens ou dans les livres qu’il a rencontrés ; (2) il réaliseque le raisonnement formulé dans son vocabulaire présent ne peut ni confirmer ni dissoudre ces dou-tes ; (3) pour autant qu’il philosophe sur sa situation, il ne pense pas que son vocabulaire soit plusproche de la réalité que les autres [...]. [Pour lui] le choix entre les vocabulaires ne se fait pas au seind’un métalangage neutre et universel, ni en essayant de se frayer un chemin vers le réel à travers lesapparences, mais simplement en jouant le nouveau contre l’ancien. »

(88) J’emploie ici le vocabulaire de Youri Lotman, La Sémiosphère, 1966, trad. du russe par A. Ledenko,Limoges, PULIM, coll. « Nouveaux Actes Sémiotiques », 1999.

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vons affaire qu’à du déjà-dit, qu’à du déjà-écrit. Il s’en suit que la redescription d’untexte va consister précisément à faire varier le(s) contexte(s) de son interprétation. PourRichard Rorty – et la « leçon » de Stanley Fish mène à la même conclusion –, interpréterc’est faire dialoguer un contexte d’intelligibilité avec/contre un autre. On peut, parexemple, jouer sur la diachronie – le nouveau contre l’ancien, en quelque sorte –, surl’interdisciplinarité ou sur l’indisciplinarité (89) , chère à Stanley Fish qui s’est efforcé,quant à lui, de lire des textes de droit en fonction de réquisits littéraires, ce qui n’est passans conséquences, en retour, sur l’idée que l’on peut se faire de la littérature et de sonusage, car, comme l’indique Yves Citton dans sa préface, « [...] il s’agit de creuser (dis-ciplinairement) sa discipline jusqu’au point où l’on met à nu son manque de fondations,et où ce trou nous ouvre un souterrain vers le manque de fondations d’une autre disci-pline. De ce dialogue entre droit et littérature, les disciplines ne sortent pas enrichies nisupplémentées l’une de l’autre, mais sapées, et sommées de se reconstituer sur des ba-ses nouvelles et déniaisées (90). »

Autrement dit, toute redescription prend la forme d’une recontextualisation, dontl’objectif est de connecter l’objet redécrit avec une nouvelle théorie explicative (91), unenouvelle classe de comparaison, un nouveau vocabulaire descriptif, un nouveau livrequ’on a lu, une expérience inédite qu’on a vécue. L’activité critique consiste donc à re-décrire un texte, afin de lui donner une nouvelle valeur d’usage, et ce en le connectant àdes jeux de langage connectés à ces mêmes usages.

Ce parti pris d’une esthétique pragmatiste est défendu, aussi, par Jean-Pierre Cometti.Ce philosophe a, pour moi, le mérite de mettre au centre de ses réflexions la notion d’u-sage et de permettre, ainsi, d’élargir l’horizon des conceptions défendues par StanleyFish, en empêchant qu’on les restreigne à une énième version d’une théorie sociologi-que de l’art, comme pourrait le suggérer malencontreusement la notion de « communau-té interprétative ». Tout d’abord, d’une façon, à première vue, provocatrice, il affirmeque l’art, et donc la littérature, est « sans qualités (92) » :

Telles sont les raisons pour lesquelles j’ai choisi de parler d’« Art sans qualités » [...] ;non pas, comme on aurait tort de le croire, pour exprimer je ne sais quel jugement devaleur : l’absence de qualités n’a rien à voir ici avec une absence de prix, sinon en celaque l’art ne possède en lui-même, de manière intrinsèque, aucun prix, pas plus qu’au-cun attribut, aucune propriété, fût-elle séparable de nos évaluations, que nous aurionsquelque chance de discerner et de prédiquer en connaissance de cause. Autrement dit,ce que marque l’absence de qualités, dans ce cas précis, est à peu près l’équivalent dece que Musil appelait l’amorphisme humain, la vanité d’une essence présumée, quel-que chose comme une ontologie neutre [...] (93).

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(89) « Indisciplinarité : attitude de recherche et de réflexion cherchant non seulement à croiser horizonta-lement les approches développées par différentes disciplines (comme le fait l’interdisciplinarité),mais aussi à intégrer verticalement les sensibilités et les savoirs développés par chaque individu ausein des différentes sphères de son existence (professionnelle, artistique, citoyenne, religieuse,sportive, etc.) » – Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? , Paris,Éd. Amsterdam, 2007, p. 343.

(90) QLF., Yves Citton, « Puissance des communautés interprétatives », p. 12.(91) C’est ce que fait, exemplairement, Roland Barthes dans son Sur Racine (Paris, Éd. du Seuil, coll.

« Points Essais », 1979) en confrontant le texte racinien au discours psychanalytique, et en particu-lier au « roman » freudien de la « horde sauvage ». Son détracteur, Raymond Picard, est le prototyped’un critique essentialiste.

(92) Jean-Pierre Cometti, dans L’Art sans qualités (Tours, Farrago, 1999), propose une redéfinition del’art à partir de la notion de l’Eigenschafstlosigkeit (mot qui signifie l’absence de qualités propres)empruntée à Musil (Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. de l'allemand par Philippe Jaccottet,Paris, Éd. du Seuil, 1957).

(93) Ibid., p. 11 ; je me réfère à l’édition mise en ligne ; consultée le 2 août 2011 ; URL http://www.che-minderonde.net/documents/1.pdf ?PHPSESSID= 4098231b4800 dc67512e58af50fcec8d.

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Pour Jean-Pierre Cometti, comme pour Richard Rorty et Stanley Fish, l’art – toutobjet en fait – est sans attributs ou propriétés essentielles, qui pourraient réellement êtretenus pour propres, car on ne saurait isoler des propriétés intrinsèques des œuvres d’arthors du contexte qui les reconnaît et les fait fonctionner comme telles (94). Toutefois, laprise en compte des modalités institutionnelles, dans l’activation des œuvres d’art, neconduit pas forcément le philosophe à souscrire, sans recul, aux théories institutionnel-les de l’art (95) . En effet, une telle conception, outre son caractère étroitement nomina-liste, circulaire sinon tautologique – « l’art, c’est l’art » –, reconduit la dichotomie,qu’elle est censée rejeter, entre les pratiques artistiques, confinées au monde de l’art, etl’ensemble de la société. Ce qui l’amène à ne pas prendre en compte les usages très di-vers et irréductibles au monde de l’art qui sont faits des œuvres. En effet, l’absence dequalités implique que toute activation d’une œuvre tisse un réseau de relations avec lesautres jeux de langage, artistiques ou non, qui sont forcément contingents, variables etdivers. L’œuvre apparaît donc toujours dans des contextes pluriels, « sans que la com-munication en soit réglée a priori, et sans qu’une syntaxe y soit tenue pour souve-raine (96) ». On peut parler de véritable paradoxe de l’usage, comme le fait Jean-PierreCometti :

Que l’art soit « sans qualités » au sens où cette notion a été mobilisée jusqu’ici, cela neveut pas seulement dire que la possibilité en excède toujours quelque essence ou quel-que origine que ce soit ; plus profondément, peut-être, « l’usage » – en entendant par làce qui ne saurait être détaché ni pensé indépendamment de ce que nous faisons – mesemble en être la « règle », l’erreur majeure consistant précisément à imaginer une rè-gle antérieure à toutes ses applications, et qui en serait ainsi indépendante (97).

La perception et la compréhension d’une œuvre sont fonction d’une relation, dans uncertain contexte, entre l’œuvre comme telle et un lecteur ; il faut entendre par là pourJean-Pierre Cometti que « l’œuvreet [le lecteur] nouent une relation qui n’est pas seule-ment définissable dans un contexte déterminé, mais selon un ensemble de dispositions

égalementdéterminées(98). » Car cette relation est toujours connectée certes à une situa-

tion, à un contexte de pratiques données, mais aussi à une forme de vie, pour reprendrel’expression de Wittgenstein(99), c'est-à-dire à l’ensemble de nos jeux de langage. « Au-trement dit, il y a toujours à l’arrière-plan, un contexte de pratiques communes, un lan-gage, qu’implique la nature sémantique des phénomènes concernés (100). » C’est pour-quoi la première tâche, selon John Dewey, qui incombe à celui qui entreprend de réflé-chir sur l’art, sur la littérature a fortiori, est de rétablir le lien qui l’unit aux autres di-mensions de l’expérience, en restaurant « la continuité entre les formes d’expérienceépurées et renforcées que sont les œuvres d’art et les événements, les actions et les souf-frances du quotidien qui sont universellement reconnues comme constituant l’expé-

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(94) La position de Jean-Pierre Cometti est tout à fait intéressante et originale, car elle évite à la fois lesapories de l’essentialisme esthétique (« les œuvres d’art se définissent comme telles par des proprié-tés qu’elles possèdent de manière intrinsèque et constitutive, indépendamment des relations quenous entretenons avec elles ») et du subjectivise ou du relativisme (« les propriétés que nous attri-buons aux œuvres d’art sont de nature relationnelle et ne doivent rien à ce qu’elles possèdent en pro-pre »). Ibid., p. 63.

(95) Voir en particulier les analyses d’Arthur Danto et de Georges Dickie, « Définir l’art », in G. Genette(éd), Esthétique et poétique, Paris, Le Seuil, 1992. L’art pour ces auteurs est défini comme ce qui esthomologué comme tel par le « monde de l’art ».

(96) Jean-Pierre Cometti, L’Art sans qualités, op. cit. , p. 48.(97) Ibid., p. 52.(98) Jean-Pierre Cometti, Art, représentation, expression, op. cit. , p. 74 ; souligné par l’auteur.(99) Voir Jean-Pierre Cometti, Philosopher avec Wittgenstein, 2° édition, Paris, Farrago, 2001, chap. 4

et 5.(100)Jean-Pierre Cometti, Art, représentation, expression, op. cit. , p. 59 ; je souligne.

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rience (101) . » Le fait de considérer l’art comme une expérience, note Jean-Pierre Comettià propos des thèses de John Dewey, permet de « mettre en relief les conditions opératoi-res, fonctionnelles et contextuelles qui, à la différence des théories qui privilégientl’objet, montrent toute l’importance de ce que l’art fait (102). »

Dire que « l’art est sans qualités » ne veut pas dire, évidemment, que l’on ne peut at-tribuer à un objet des propriétés ; il s’agit seulement de « faire valoir que ces propriétésne possèdent pas un caractère esthétique et/ou artistique à proprement parler (tellesqu’elles assureraient aux objets le statut ontologique d’œuvres d’art), et que l’esthéti-

que est affaire de fonctionnement, lié à des conditions elles-mêmes variables (103). » Iln’existe que des « symptômes de littérarité », et pas de caractères ou d’attributs en eux-mêmes déterminants la nature littéraire d’un objet textuel. La question qui nous préoc-cupe (104) n’est donc pas « Qu’est-ce que la littérature ? », mais bien « Quand y a-t-il lit-térature ? »

Ainsi, est sans objet et caduque la question – malicieuse, sinon ironique – de savoir sila critique aurait encore une raison d’être pour une théorie qui soutiendrait qu’iln’existe pas, dans les textes, de qualités intrinsèques autonomes. L’existence de la criti-que n’est pas remise en cause, même si elle n’est plus confrontée à la tâche impossiblede devoir rendre compte « objectivement » de qualités essentielles. En effet, souscrire àune telle ontologie « neutre » de l’œuvre, comme nous y invite Jean-Pierre Cometti, nesignifie pas qu’on déclare que le texte est « vide », mais, bien au contraire, c’est assumerqu’il est fait de contextes, à savoir ceux que les usages qui se sont emparés de lui ont faitapparaître, ou, autrement dit, qu’il est constitué des anciennes descriptions dont il a étél’objet, descriptions elles-mêmes connectées à d’anciens usages. Pour reprendre le vo-cabulaire de Richard Rorty, ont peut dire que la critique littéraire, parce qu’elle est uneopération recontextualisante, engendre des redescriptions qui connectent les œuvresd’art à des usages divers – puisque ce sont les usages qui fixent et définissent les « pro-priétés » des objets artistiques. Ainsi, elle peut proposer des contextes d’intelligibiliténouveaux et se faire confronter des épistémès qui jusqu’alors s’ignoraient. En effet, af-firme Jean-Pierre Cometti, en suivant en cela les indications de Wittgenstein, « nos jeuxde langage esthétiques communiquent, en un sens, avec la totalité de nous jeux de lan-gage, raison pour laquelle l’art est toujours hors de soi. [Ainsi] en décrivant de manièrepragmatique l’art comme un jeu de langage non isolable, connecté à d’autre jeux de lan-gage, et inscrit dans des formes de vie, on se donnerait les moyens de glisser simplementdans les usages de l’art pour mieux le(s) saisir. (105) ». Il s’agit donc, d’une certaine fa-çon, d’une part de refuser l’isolement des études littéraires – effet induit par la procla-mation performative de l’autonomie et de l’autotélicité de la littérature par la doxa ro-mantique –, et de réarticuler les différentes disciplines entre elles, en mettant en œuvreune véritable interdisciplinarité, c'est-à-dire un dialogue entre des disciplines commel’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, la critique littéraire.... Et ce,tout en n’oubliant pas que la littérature, comme art, demeure un opérateur précieuxd’indisciplinarité, comme on l’a vu, car, précise Jean-Pierre Cometti, les usages quenous en faisons nous forcent et nous apprennent à faire bouger les lignes, les citadellesdisciplinaires et tout particulièrement les linéaments de nos formes de vie.

C’est donc la question du contexte qui détermine la pertinence d’une interprétation,

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(101)John Dewey,Art as Experience , 1934, A. Perigee Book, 1980 ; cité par J.-P. Cometti, Art, représenta-

tion, expression, op. cit., p. 115 ; je souligne.(102) Ibid., p.. 116-117 ; souligné par l’auteur.(103)Jean-Pierre Cometti, L’Art sans qualités, p. 52 ; je souligne.(104)Cf. Nelson Goodman, « Quand y a-t-il de l’art », in Manières de faire des mondes, 1978, trad. de l’an-

glais (américain) par M.-C. Popelard, Paris, J. Chambon, 1992, pp. 89-90.(105)Jean-Pierre Cometti, L’Art sans qualités, op. cit. , p. 72 ; je souligne.

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et non une hypothétique fidélité à l’objet qu’elle décrit. Cependant, il ne s’agit pas d’ac-cepter telles quelles toutes les redescriptions ; à l’évidence certaines sont peu économi-ques – pas en coût herméneutique, mais en coût pratique – lorsqu’elles s’écartent tropnettement des usages communément pratiqués dans une communauté interprétative,lorsque leur pouvoir connectif à d’autres discours et à d’autres redescriptions est tropfaible, et lorsqu’elles n’augmentent en rien notre pouvoir de connaissance et notre puis-sance d’exister.

La portée subversive de l’œuvre de Stanley Fish

Dans sa préface, Yves Citton montre, très justement, combien l’œuvre de StanleyFish, une bombe à retardement, a une portée subversive :

S’il faut lire Fish aujourd’hui, c’est au titre d’une bombe à retardement. Vingt cinq ansaprès leur parution dans leur langue originale, les essais consacrés à la dimension pro-jective de l’interprétation non seulement gardent toute leur pertinence, mais s’avèrenttirer un sens et une urgence renouvelés à la lumière des évolutions récentes des débatspublics et des mentalités (106) .

En effet, rappelle-t-il, la théorie du lecteur-faiseur de textes a vu le jour, aux États-Unis, dans le contexte, « de la vague émancipatrice et créatrice qui avait culminé avecles mouvements sociaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970 (107) ». Ilest difficile d’ignorer combien cette thèse est d’actualité, aujourd’hui, dans un contextede retour à tous les fondamentalismes, qu’ils soient politiques, religieux ou économi-ques. Et l’on peut penser, comme Yves Citton, que les essais de Fish peuvent devenir unoutil de résistance, une machine de guerre (108) et une aide précieuse pour « défonda-mentaliser » les situations et les croyances, et pour « ouvrir des possibles là où nouscroyions faussement que la nature ou un Texte sacré nous imposent une solution unique– une seule “bonne” interprétation, inhérente à la chose elle-même (109). » C’est doncune tâche politique de salut publique que « de nous convaincre qu’aucun texte ne pres-crit quoi que ce soit par lui-même, mais que ce sont toujours les interprètes (humains)qui font dire à ce texte quelque chose qui leur est utile (110) . » Car il ne fait pas de doute,pour Yves Citton, que la théorie du lecteur-faiseur de texte « peut être mise en série avecd’autres formes contemporaines de “libération”, d’encapacitation (empowerment) etde revendication d’“autonomie” (111). » S’il y a une leçon politique à tirer des fablesthéoriques de Stanley Fish, ce n’est pas, comme on l’a vu, tant celle d’une liberté inter-prétative débridée, que celle d’une « reconnaissance du caractère conditionné de toute

interprétation(112). » La notion même de communauté interprétative signale qu’une in-

terprétation ne relève pas des catégories du « vrai » ou du « faux », mais de l’acceptable

ou de l’inacceptable, eu égard à un contexte d’énonciation et de réception. Ce sont pré-cisément les communautés interprétatives « qui donnent aux subjectivités individuellesleurs formes, leurs limites et leurs visées (113). »

Une telle conception implique, par ailleurs, au moins deux conséquences, dont laportée politique, là aussi, n’est pas à négliger. D’une part, sont remises en cause, dans

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(106)QLF., p. 17 ; souligné par l’auteur.(107) Ibid., Yves Citton, « Préface », p. 17.(108)Ces expressions sont d’Yves Citton, Ibid., p. 26.(109) Ibid.

(110) Ibid., p. 25 ; souligné par l’auteur.(111) Ibid.

(112) Ibid., p. 18 ; souligné par l’auteur.(113) Ibid., p. 20.

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les études littéraires, l’hégémonie et l’arrogance des approches scientistes – les « scien-ces du texte » n’en sont pas dépourvues – qui tentent de définir et de fonder la littéraritéd’un texte à partir de propriétés formelles. La détermination de la littérarité des textes,comme on l’a vu, ne dépend pas de la possession de traits littéraires essentiels et inhé-rents, mais de l’usage qui est fait de ces textes, dans un certain contexte, usage réglé parune communauté interprétative :

Un texte est littéraire, selon la logique proposée par Fish, dans la mesure où il est utili-

sé de façon littéraire. Il n’est donc pas littéraire « en soi », il peut seulement le devenir

(en fonction de l’usage qu’on en fait). [...] la littérarité n’est pas à chercher dans letexte lui-même (ce qui entérinerait une distinction d’essence ou de nature entre texteslittéraires et des textes non-littéraires) ; la littérarité résulte de la projection sur le

texte d’un certain type d’approche auquel on le soumet en vue d’en tirer certains ef-

fets (114).

La fable de Stanley Fish, comme d’ailleurs la pratique de nombreux écrivains, témoi-gne donc de ce que tout texte peut être littérarisé , dans la mesure où il est l’objet d’unusage littéraire. D’autre part, fait remarquer Yves Citton, la théorie du lecteur-faiseurde textes révèle que tout objet peut devenir un instrument d’oppression ou d’émancipa-tion, selon l’usage que l’on en fait :

Autrement dit : tout objet a le potentiel de devenir une bombe à retardement. Cela ou-vre le champ à une conception de la politique très différente de celle qui domine dansla France d’aujourd’hui – une politique qui n’est à penser ni en termes d’essence, d’êtreou d’action, (modèle « jacobin »), ni en termes d’identité (modèle « communauta-riste »), mais en terme de devenirs, de transformations, de réappropriations créatri-

ces , de détournements imprévisibles et de piratages enjoués (115).

Les apports de Stanley Fish

Il est urgent, pour finir, d’esquisser un bilan et de se demander quel est le gain que lesétudes littéraires, et en particulier les critiques et les lecteurs, peuvent espérer, au-jourd’hui d’une (re)découverte des théories de Stanley Fish. Il est légitime de se deman-der si elles ouvrent des pistes prometteuses, par leur applicabilité, pour ceux qui mènentdes analyses empiriques, même si ce dernier se plaît à répéter que son entreprise dethéorisation a peu de répercussion – sinon aucune – sur les méthodologies et les résul-tats de l’analyse concrète des textes (116).

Tout d’abord, la lecture de Stanley Fish permet de rompre avec une certaine grisaillequi règne actuellement, en France, dans la critique littéraire universitaire. En effet, ilest de bon ton, avec un regard de soulagement et un petit sourire moqueur et entendu, dese féliciter de la fin de l’ère terroriste des théoriciens qui auraient sévi dans les annéessoixante et soixante-dix et de l’obsolescence – « on vous l’avait bien dit ! » – de leurs dé-lires spéculatifs, et de constater, par un retour heureux du balancier (117) , un retour versle bon sens du néo-positivisme qui appelle des études sérieuses, humbles, concrètes etfondées sur des faits objectifs, comme ceux que repèrent et décrivent l’histoire litté-raire, la philologie, la linguistique et la stylistique, enfin débarrassée de ses frénésies

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(114) Ibid., p. 23 ; souligné par l’auteur.(115) Ibid., pp. 23-24 ; souligné par l’auteur.(116) Voir, à cet égard, la postface de Stanley Fish, dans laquelle – ultime provocation ? – il semble défen-

dre une critique fondée sur l’« intention de l’auteur », tout en précisant qu’elle est impénétrable.(117) Voir à ce sujet Antoine Compagnon, « Introduction. Que reste-il de nos amours ? », in Le Démon de la

théorie. Littérature et sens commun, op. cit. , pp. 11-13.

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structuralistes. En effet, à rebours, il y a chez Stanley Fish une jouissance de la spécula-tion théorique qui produit une véritable bouffée d’air qui revigore. Car comme le fait re-marquer très justement Yves Citton, dans sa préface, un tel recours à l’affabulation

théorique, même si elle peut paraître parfois prétentieuse, voire arrogante, fascine « ence qu’elle émane d’un enjouement [...] qui tient surtout à la joie (exubérante et conta-gieuse) de jouer le jeu de la théorie [...] et au plaisir presque sensuel que prend l’auteur àraconter des fables théoriques, et à considérer la pensée comme un lieu d’expérimenta-tions presque jubilatoire (118). » C’est cette même allégresse intellectuelle que l’on re-trouve, pour prendre deux exemples paradigmatiques, dans les travaux de Marc Escolaet de Pierre Bayard, tous deux attentifs auxdevenirs, aux transformations, aux réappro-

priations créatrices, auxdétournements imprévisibles et aux piratages enjoués (119) destextes lus et étudiés. Ainsi, Marc Escola, dans Lupus in fabula

(120), procède à une « ap-proche résolument ludique des Fables de La Fontaine » ; il ne propose pas « une nou-velle interprétation, mais l’élaboration d’un mode de lecture, librement inspiré des jeuxsérieux de l’Oulipo comme des théories sur la réécriture, qui suppose au sein d’une fablela production imaginaire de “fables possibles” » ; en effet, étant donné que « la loi mêmedu genre veut qu’il y ait toujours dans une fable de quoi en faire une autre, [et que] cha-que fable [est] elle-même le produit d’une réécriture, » le lecteur se livre « à son tour àun exercice de transformation » ; « “affabuler” les fables, c’est donc à la fois réfléchirsur les choix de La Fontaine entre plusieurs versions possibles de ses textes sources, etesquisser en retour quelques apologues nouveaux ; c’est aussi et surtout se rendre sen-sible à la “fabrique” même du dispositif fabulaire » ; bref, il s’agit de rêver ou d’écrire« « les fables fantômes qui hantent les fables réelles, ce qui nous permet de découvrir unLa Fontaine finalement inédit tout à la fois plus “gaillard” et plus politique que celuiconsacré par la tradition scolaire. » De la même façon, Pierre Bayard, à la façon deStanley Fish (121), prend un grand plaisir – et en donne à son lecteur – à imaginer des affa-bulations théoriques assez surprenantes qui bousculent les évidences, communémentadmises, sur le lecteur et sur les textes. Ainsi n’hésite-t-il pas à refaire et à déconstruirel’enquête bâclée d’Hercule Poirot pour démasquer l’assassin probable (le vrai ?) deRoger Ackroyd qu’aurait caché, et pour de bonnes raisons, le narrateur d’Agatha Christie.Son iconoclastie joyeuse, qui sait jouer sur le paradoxe et les implications théoriquesqui en découlent, n’en reste pas là dans les différents livres qu’il publie et on peut rele-ver, pour illustration, quelques chantiers ouverts par Pierre Bayard(122) : il reprend l’en-quête sur la mort du père d’Hamlet, et fait le constat que les différentes interprétationsne parlent pas, en fait, du même texte et que donc il ne peut exister qu’un dialogue de

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(118) QLF., Yves Citton, « Puissance des communautés interprétatives », pp. 15-16.(119) Je reprends les termes d’Yves Citton, ibid., p. 24.(120)Marc Escola, Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine, Paris, Presses universitaires de

Vincennes, 2003. Je reprends, ici, la présentation du livre qui est faite sur le site Fabula , URL :ht tp : / /www.fabula .org/actual i tes /marc-escola- lupus- in-fabula-s ix-facons-d-affabuler- la-fontaine_6486.php ; consulté le 12 juillet 2011.

(121)Si Stanley Fish (communauté interprétative) et Pierre Bayard (paradigme intérieur ) se rejoignentdans la reprise et l’utilisation qu’ils font de la notion de paradigme , développée par Thomas Kuhndans son étude sur l’histoire des sciences (La Structure des révolutions scientifiques , 1962, trad. del’allemand par L. Meyer, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983), il faut noter que les positions-propositions de Pierre Bayard (voir les distinctions qu’il opère entre livre collectif, livre intérieur

individuel , livre-écran, livre réel, livre fantôme) permettent de tempérer, à bon escient, les aspectsles plus anti-subjectifs et anti-idiosyncrasiques que peuvent prendre les thèses de Stanley Fish – eten particulier l’affirmation de l’autorité sans partage des communautés interprétatives.

(122)Pierre Bayard, respectivement aux Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe » : Qui a tué Roger

Ackroyd ?,1998 ; Comment améliorer les œuvres ratées ?, 2000 ; Enquête sur Hamlet. Le Dialogue de

sourds, 2002 ; Demain est écrit, 2005 ; Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? , 2007 ; Le

Plagiat par anticipation , 2009 ; Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, 2010 ; je reprends, succinc-tement, les informations données sur la C4 de ces livres qu’on peut raisonnablement attribuer à l’au-teur.

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sourds entre les différents interprètes qui sélectionnent unilatéralement les marquestextuelles qui conviennent à leur thèse, en passant, allègrement, sous silence celles quifragiliseraient leurs arguments ; partant du constat que les plus grands écrivains ontconnu des moments de faiblesses et ont raté certaines de leurs œuvres (histoires aber-rantes, personnages inconsistants, style déplorable...), il pose la question de la créationet du génie et propose des améliorations concrètes qui permettent d’imaginer, entrerêve de perfection et délire de réécriture, ce que les œuvres auraient pu être dans descontextes littéraires différents ; il pose, exemples à l’appui, la question de savoir si lalittérature peut prédire l’avenir, puiser une partie de son inspiration dans le futur, ce qui,en cas de réponse positive, nous inciterait à raconter la vie des écrivains en commençantpar la fin ; il explique comment on peut parler des livres qu’on n’a pas lus avec perti-nence, et peut-être mieux, si l’on suit le conseil d’Oscar Wilde qui, non sans humour,proclamait qu’il refusait de lire les livres dont il faisait la critique, par peur de se laisserinfluencer ; il détecte les plagiats par anticipation en envisageant l’influence qu’exer-cent les écrivains et les artistes les uns sur les autres à rebours de la logique temporelle(Voltaire, par exemple, plagiant Conan Doyle), ce qui l’amène à souhaiter une réécri-ture de l’histoire de la littérature, en mettant en évidence les véritables filiations, débar-rassées des contraintes et des limites de la chronologie ; enfin, il n’hésite pas, dans unpur esprit borgésien (123), à procéder à de fausses attributions d’auteurs (Tolstoï, parexemple devenant l’auteur d’Autant en emporte le vent), en mettant en évidence le béné-fice que l’on pourrait tirer d’une telle opération qui permettrait de découvrir les œuvressous un angle inhabituel et original.

De telles affabulations théoriques ont certes le pouvoir salutaire de nous délurer parrapport à la doxa ambiante, grâce à leur entrain ludique, contre-intuitif et disruptif ;mais, elles ouvrent, aussi, des voies pour penser autrement les études littéraires et lesgrandes questions qui ne cessent de les hanter : Pourquoi lisons-nous ? Qu’est-ce qu’untexte ? Pourquoi, à quelles conditions et comment lire littérairement certains textes ?Quels effets et quelles transformations attendons-nous, nous les lecteurs-faiseurs detextes, de nos interprétations littéraires ? Quelle est notre part de liberté, de créativitédans l’interprétation des textes ? À quelles communautés interprétatives appartenons-nous et comment gérons-nous leurs contraintes ? Comment pouvons-nous concilier– ou non – les contradictions éventuelles que cette pluri-appartenance peut engendrer ?En vue de quel(s) usage(s) lisons-nous ? En quoi nos lectures se connectent-elles avecnos formes de vie, avec les autres discours qui nous traversent, avec nos expériencesquotidiennes ? Leur force et leur utilité consistent précisément à remettre en cause – entous les cas à les questionner – nos évidences, nos idées reçues, notre vocabulaire fon-damental, dirait Richard Rorty. S’interroger sur elles ne revient pas à estimer, du pointde vue de Sirius, leur degré de vérité – tâche vaine, on l’a vu –, mais, dans une perspec-tive pragmatiste, de voir dans quelle mesure elles transforment en mieux notre rapport àla littérature et les usages que nous en faisons. C’est ainsi que nous deviendrons – et quenous formerons – des lecteurs ironistes, pour qui « il n’y a jamais que des contextes ».

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(123)Voir J.-L. Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », in Fictions, 1944, Paris, Gallimard, Folio,1974.