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Les changements sont incessants dans le domaine de la santé et de l’assurance-maladie. Ce qui les relie entre eux n’est souvent pas immédiatement percep- tible. Pourtant, il y a un projet d’ensemble, correspon- dant à des intérêts sociaux et économiques, qui leur donne une cohérence. Ce sont des éléments de la trame de ce projet que nous présentons ici. Officiellement, le Conseil fédéral prétend suivre en matière de santé une politique de «concurrence régulée». Pour comprendre ce que cela signifie, il faut revenir aux fondements de cette politique : les recettes de l’économie néoclassique en matière de santé. L’approche néoclassique (celle adoptée par l’idéolo- gie économique dominante propre aux experts, qui traduisent sous cette forme les intérêts des classes dominant et dirigeant la société) se loge au cœur même de la définition de la santé et de l’interpréta- tion du comportement des individus en matière de santé. Observons cela sous deux angles *. Individualiser et culpabiliser Un modèle fréquemment utilisé explique que la santé d’une personne est à la convergence de l’interaction de quatre types de facteurs : a) données génétiques et biologiques, b) environnement naturel et social, c) style de vie et comportement en matière de santé, d) organisation de la prise en charge médicale (cf. F. Gutzwiller et O. Jeanneret (éd.), Médecine sociale et préventive. Santé publique,2 e édition, Berne, 1999, p. 23). Dans ce schéma, le point de départ est l’individu. Ce n’est pas une collectivité et son action pour créer les conditions permettant à l’ensemble de la population de bénéficier d’un état de santé aussi bon que possi- ble, à un moment donné de développement écono- mique, social, culturel et médical. Cela permet une jonction aisée avec les concepts néoclassiques de capital humain et de capital santé. 2. Le marché contre la santé Le sens des définitions * Nous proposons en fin de ce volume (pp. 105-121) deux éclairages complémen- taires, sur le « libre marché » et la « libéra- lisation », d’une part, et sur la fiction de « l’individu isolé » qui est au centre de la théorie néoclassique dominante, d’autre part : ils aident à resi- tuer les politiques mises en œuvre dans le domaine de la santé dans le contexte des contre-réformes conservatrices boule- versant nos sociétés depuis plus de deux décennies.

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Les changements sont incessants dans le domaine dela santé et de l’assurance-maladie. Ce qui les relieentre eux n’est souvent pas immédiatement percep-tible. Pourtant, il y a un projet d’ensemble, correspon-dant à des intérêts sociaux et économiques, qui leurdonne une cohérence. Ce sont des éléments de latrame de ce projet que nous présentons ici.

Officiellement, le Conseil fédéral prétend suivre enmatière de santé une politique de «concurrencerégulée». Pour comprendre ce que cela signifie, ilfaut revenir aux fondements de cette politique : lesrecettes de l’économie néoclassique en matière desanté.

L’approche néoclassique (celle adoptée par l’idéolo-gie économique dominante propre aux experts, quitraduisent sous cette forme les intérêts des classesdominant et dirigeant la société) se loge au cœurmême de la définition de la santé et de l’interpréta-tion du comportement des individus en matière desanté. Observons cela sous deux angles *.

Individualiser et culpabiliserUn modèle fréquemment utilisé explique que la santéd’une personne est à la convergence de l’interactionde quatre types de facteurs : a) données génétiqueset biologiques, b) environnement naturel et social,c) style de vie et comportement en matière de santé,d) organisation de la prise en charge médicale (cf.F. Gutzwiller et O. Jeanneret (éd.), Médecine socialeet préventive. Santé publique, 2e édition, Berne,1999, p. 23).Dans ce schéma, le point de départ est l’individu. Cen’est pas une collectivité et son action pour créer lesconditions permettant à l’ensemble de la populationde bénéficier d’un état de santé aussi bon que possi-ble, à un moment donné de développement écono-mique, social, culturel et médical.Cela permet une jonction aisée avec les conceptsnéoclassiques de capital humain et de capital santé.

2. Le marché contre la santé

Le sens desdéfinitions

* Nous proposons enfin de ce volume(pp. 105-121) deuxéclairages complémen-taires, sur le « libremarché» et la « libéra-lisation», d’une part,et sur la fiction de« l’individu isolé» quiest au centre de lathéorie néoclassiquedominante, d’autrepart : ils aident à resi-tuer les politiquesmises en œuvre dansle domaine de la santédans le contexte descontre-réformesconservatrices boule-versant nos sociétésdepuis plus de deuxdécennies.

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Selon le modèle néoclassique, le capital santé dechaque individu tend inexorablement vers 0 (=lamort). Mais, entre sa naissance et sa mort, l’individupeut choisir ce qu’il fera de son «capital santé» : ilarbitrera entre différentes «utilités». Par exemple, ilchoisira d’investir dans l’entretien de son capitalsanté. Il fera du sport, optera pour une alimentationsaine voire semi-médicalisée (merci Nestlé !), sera unadepte du wellness, ne fumera pas ni ne consom-mera d’alcool en quantité excessive, évitera les sportsà risques, qui lui sont proposés à coups de publicitéssophistiquées, en permanence. Ces choix l’obligerontà renoncer à d’autres «utilités»: divertissements, plai-sirs et expériences «extrêmes», etc. Un autre individupourra choisir, au contraire, de «brûler la chandellepar les deux bouts» et de dilapider son capital santé.Dans cette approche, la manière dont chacun gèreson «capital santé» relève de sa liberté, donc desa responsabilité individuelle. «Cet angle de visionmet en évidence le fait que les individus choisissent[souligné par les auteurs] leurs probabilités d’être enbonne santé, même si leur marge de manœuvre,dans l’état de maladie, est plus ou moins fortementlimitée.» (Gianfranco Domenighetti et Peter Zweifel,in Gutzwiller et Jeanneret (éd.), Médecine sociale etpréventive, 1999, p. 152)Arrivé à ce point du raisonnement, la question suitlogiquement : pourquoi celles et ceux qui « investis-sent» pour entretenir leur « capital santé» – pourreprendre la terminologie néoclassique – devraient-ils payer pour ceux qui ne le font pas? La porte estainsi ouverte à des cotisations maladie, mais aussi àdes traitements et des accès aux soins différenciés(inégalitaires) selon les modes de vie et, en dernierressort, selon le capital génétique hérité, tout celadans le cadre d’un culte de la performance propre àla société marchande concurrentielle.Ce schéma prévoit, théoriquement, que chaquedéterminant de la santé interagit avec les autres. Dansla pratique des débats politiques et sociaux, il abou-

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tit cependant à mettre l’accent sur les comporte-ments individuels comme déterminants primor-diaux de la santé. Les multiples campagnes de«prévention» relatives au tabac, à la sécurité routière(bien que le complexe de l’industrie automobilerefuse une mesure élémentaire proposée par tous lesspécialistes de la prévention : brider à un certainniveau la vitesse des véhicules), à la consommationd’alcool, à l’alimentation ou à l’activité physique ensont la traduction concrète.Il est certain qu’une alimentation saine est préférableà celle de mauvaise qualité, que le tabac nuit à lasanté, qu’une activité physique régulière est profita-ble, ou encore qu’il est nécessaire de renforcer lasécurité routière. Comme toute activité humaine, lescomportements dans ces domaines ont ce que l’onpeut appeler, par simplification, une «dimension indi-viduelle». Cependant, les études sérieuses soulignentqu’il est indispensable de prendre d’abord en comptela détermination sociale, ou psychosociale, ou encorecelle liée au type d’élevage familial (éducation au senslarge), de ces comportements individuels, y comprisdans des domaines pouvant être considérés commetrès «personnels». «Au vu des travaux ethnologiquessur les milieux populaires, c’est [en effet] la dissocia-tion habituellement opérée entre conditions d’exis-tence et modes de vie qui apparaît problématique làoù il s’agirait plutôt de comprendre comment la posi-tion sociale détermine à la fois les uns et les autres,

tant statistiquement quesoc i o l og iquemen t . »(Didier Fassin, in Inserm,Les inégalités sociales desanté, Paris, 2000, p. 127).Ces déterminants sociauxsont en particulier lesconditions de travail.Selon une récente enquê-te en France (Dares, Pre-mières informations, pre-

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mières synthèses, mai 2004), une personne interro-gée sur cinq associe des problèmes de santé à sontravail (cf. à ce sujet le chapitre 4 de cette brochure).Plus généralement, c’est tout ce qui fait la positionde classe dans la société qui pèse sur la détermina-tion de la santé des individus : du budget serré et deses conséquences sur les choix alimentaires, à la pré-carité et l’incertitude qu’elle nourrit à propos de l’ave-nir, en passant par les représentations véhiculées dansles différents «milieux sociaux» au sujet du corps oude l’alimentation, de ce que doit être un comporte-ment « viril » ou « féminin», de l’attitude face à ladouleur, ou des rapports avec l’«autorité médicale».Une approche individuelle des déterminants de lasanté, en mettant entre parenthèses ces réalitéssociales essentielles, revient par conséquent à conso-lider les inégalités sociales de santé, qui sont mas-sives, et, en quelque sorte, à les faire payer deux foisà celles et ceux qui les subissent : non seulement ellesen sont les victimes, mais, en plus, elles sont traitéescomme si elles en étaient responsables. Simultané-ment, la notion de «capital-santé» accompagne etlégitime la transformation de la santé de champ d’ac-tion des pouvoirs publics en un marché en pleine crois-sance, où chacun est incité à consommer le plus pos-sible – en fonction de son pouvoir d’achat, bien sûr !– afin d’assurer la conservation de ce précieux bien.

La prévention a bon dosUn second point se loge à la rencontre des concep-tions néoclassiques et de la définition de la santé don-née par l’OMS depuis 1976 : « La santé est un étatcomplet de bien-être, physique, mental et social etpas seulement l’absence de maladies ou d’infirmi-tés. » Sur cette base est développée une successionde raisonnements que l’on peut schématiquementrésumer ainsi :

1. Si l’on considère la question de la santé d’un pointde vue historique, les éléments ayant joué un rôle

23Le marché contre la santé

déterminant dans son amélioration, et dans l’aug-mentation globale de l’espérance de vie en particulier,sont en premier lieu le niveau de développement éco-nomique et social ainsi que des mesures préventivessimples (hygiène, en particulier). Traduit en termescomptables, cela donne : «Le système de soins, dontla contribution à la réduction de la mortalité est esti-mée à 11%, consomme 90% des ressources finan-cières. Par contre, l’allocation de moyens financiersaux programmes et aux actions qui visent la réduc-tion de facteurs de risque est d’environ 1,5%, bienque la contribution potentielle des changements destyle de vie à la réduction de la mortalité soit estiméeà environ à 43%.» (Gianfranco Domenighetti, Mar-ché de la santé : ignorance ou adéquation, Réalitéssociales, 1994, p. 103)

2. On combine à cet argument deux concepts néo-classiques « classiques». Premièrement, on part del’idée que les investissements dans les soins curatifssont caractérisés par des rendements décroissants : ilfaut investir toujours plus pour des gains (en termesd’espérance de vie) de plus en plus réduits. Deuxiè-mement, toute dépense dans les soins curatifs a un«coût d’opportunité» : en l’effectuant, on renonce àune autre «utilité». Par exemple, des investissementspour des infrastructures chirurgicales de pointe rédui-ront les ressources disponibles pour des campagnesde prévention. En réunissant les deux arguments onobtient alors : les investissements massifs dans lessoins curatifs ont des rendements décroissants (entermes de gain de santé) et des coûts d’opportunitécroissants (faibles investissements dans la prévention).D’où la question : ces dépenses sont-elles vraimentutiles pour la santé publique?

3. Ce schéma permet de « fonder» de nombreuxarguments ayant actuellement le vent en poupe :• Relativiser la dimension curative – la plus coûteuse– de la politique de la santé. Cela permet d’expliquer

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Système desanté : quelpilotage?

En résumé, cette argumentation néoclassique permetde justifier la mise sous contrainte budgétaire de lamédecine curative au nom d’une politique de préven-tion, conçue d’abord comme un argument en faveurdes mesures d’économie et tenue à l’écart desdomaines essentiels pour l’état de santé.

24Le marché contre la santé

qu’il est possible d’effectuer des économies substan-tielles dans le domaine curatif sans perte sensible entermes de santé. Les cadres budgétaires restrictifsimposés se trouvent ainsi légitimés.• Valoriser la dimension préventive de la politique dela santé. Gianfranco Domenighetti doit cependantreconnaître que souvent la «prévention» n’est qu’unecouverture pour faire passer des économies pures etsimples : «…Les politiciens fondent beaucoup d’espoirsen une démarche préventive de laquelle ils n’ontretenu que sa capacité à freiner la hausse des coûts dela santé» (Domenighetti, Marché de la santé, op. cit,p. 77). On vient d’en avoir une récente confirmation :des propositions extrêmement modestes de l’Officefédéral de la santé publique (OFSP) pour renforcer lapolitique de prévention en Suisse, suite notammentaux critiques de l’OCDE dans ce domaine, se sontheurtées en automne 2006 à une levée de boucliersdu côté patronal. De plus, la portée effective d’uneaction préventive est massivement réduite par l’ap-proche individuelle qui sous-tend la définition de sesmoyens comme de ses objectifs (cf. ci-dessus) ainsi quepar la «privatisation» croissante des sphères de la vieéconomique et sociale, toujours plus soustraites à l’ac-tion publique. Le travail et son organisation, les condi-tions d’habitat et de soutiens communautaires, les iné-galités sociales et la précarité croissante, le bas niveaude revenu de larges couches de la population – pourne citer que quelques exemples – sont tenus hors duchamp d’action des politiques de prévention propo-sées, bien que ce soient des déterminants cruciaux del’état de santé de la population. En d’autres termes :jamais on a autant parlé de prévention, alors que lesconditions pour une action préventive effective recu-lent chaque jour, sous les effets des contre-réformeséconomiques et sociales à l’œuvre. Or, une politiquepréventive de santé publique implique des dépensesimportantes et un véritable renversement du modèledominant dans le domaine du travail, du logement,des transports, de l’éducation, de la socialisation, etc.

25Le marché contre la santé

Dans le modèle néoclassique, l’ajustement entre l’of-fre (de soins, par exemple) et la demande (des per-sonnes ayant des problèmes de santé) se fait auto-matiquement sur le marché, par la fixation d’un prix«d’équilibre». Une intervention extérieure au marchéne se justifie pas. Néanmoins, la très large majoritédes économistes de la santé, bien qu’adhérant à l’ap-proche néoclassique, considère que le marché de lasanté ne fonctionne pas de lui-même de manièresatisfaisante et qu’il a besoin d’être «piloté». Onparle ainsi en Suisse de «concurrence régulée», miseen place par la LAMal. Les raisons fondant ce choixsont en particulier les suivantes :

1. Le marché de la santé se caractérise par l’asymétriede l’information qui y règne. L’information – instan-tanée, complète, peu coûteuse et égale pour tous, àlaquelle sont censés avoir accès les professionnels dela Bourse, – est une des conditions de fonctionnementdu marché dans le schéma néoclassique. C’est elle quipermet l’ajustement de l’offre et de la demande aumoyen de la fixation des prix à un niveau censé assu-rer l’équilibre. Or, dans la santé, l’information estconcentrée du côté de l’offre : les producteurs de soins.Les personnes ayant recours aux soins (la demande) ontla plupart du temps des connaissances très parcellairesdes diagnostics comme des traitements. Cette situa-tion crée un marché déséquilibré, dominé par l’offre.

2. La médecine n’est pas une science exacte. L’incer-titude est une dimension constitutive de son modeopératoire : incertitude à propos du diagnostic, desprocédures thérapeutiques à choisir, de leur efficacité.

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Responsabiliser… ou fairepayer?

Une première cible de cette régulation (des nouvellesrègles impératives introduites) est la demande, c’est-à-dire le comportement des personnes recourant àdes soins. Le but affiché est de réintroduire de pré-tendus mécanismes de « responsabilisation» dupatient, puisque le mécanisme automatique de «res-ponsabilisation» – l’obligation de payer au prix du

26Le marché contre la santé

Par précaution, cela peut inciter à accroître les inves-tigations diagnostiques et les traitements au-delà du«normalement nécessaire», afin de limiter lesrisques. Etablir des critères «objectifs» permettant dedéfinir la bonne procédure – du point de vue médicalcomme du point de vue économique – est probléma-tique. Cette situation renforce encore la position del’agent offreur sur le marché de la santé.

3. La demande sur ce marché est considérée commepotentiellement illimitée. C’est la conséquence dufait que les personnes accorderaient, dans nos socié-tés, une valeur illimitée à la santé – «La santé n’a pasde prix», dit le slogan publicitaire. On serait, selon ceschéma, toujours preneur pour de nouveaux soins.Cela renforce à nouveau la position de l’offre, quipeut dicter ses conditions (fixer le niveau de prix quilui convient, proposer sans cesse des innovations àdes prix toujours plus élevés, etc.).

4. Ce déséquilibre prend tout son effet suite à l’in-tervention d’assurances (ou d’autres agentspayeurs) payant tout ou partie des soins à la placedes patients. L’existence d’un tel dispositif est motivéepar des considérations sociales : garantir un accès, enprincipe égal et universel, à un ensemble de presta-tions de santé. Mais, dans la logique néoclassique, ila pour effet que la demande de soins n’est plus bor-née par le pouvoir d’achat des patients (des futursclients) : couvert, je peux recourir à des soins prescritspar un médecin même si leurs coûts dépassent deloin mon pouvoir d’achat. Conséquence, l’offre estassurée de rencontrer une demande solvable.

5. La combinaison de ces caractéristiques spécifiquesdu marché de la santé aboutit, dans la logique néoclas-sique, à la notion clé de demande induite par l’offre.L’offre – les médecins, les laboratoires pharmaceu-tiques, les hôpitaux, etc. – induit une demande de soinsqui n’est pas seulement déterminée par un objectif thé-

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rapeutique – soigner la personne d’une hernie discale,d’un cancer, d’un mal-être, d’une dépression suite à unlicenciement, etc. – mais aussi par d’autres buts pro-pres à l’agent offreur : augmenter son chiffre d’affaireset sa marge bénéficiaire, ne pas prendre de risquescontraires aux injonctions de l’éthique professionnelleet / ou pouvant être un danger pour sa carrière, etc.L’efficacité du mécanisme de la demande induite parl’offre est garantie par les caractéristiques attribuéespar les néoclassiques au marché de la santé. Le patientne dispose pas des informations nécessaires pour avoirune opinion indépendante à propos du diagnostic etdu traitement proposé ; il est a priori preneur de cequ’on peut lui proposer pour préserver sa santé ; il l’estd’autant plus qu’il n’a pas à en assumer le coût direct.Cette dynamique constitue, selon les néoclassiques, unmoteur essentiel de l’explosion des coûts de lasanté et une source de gaspillage. Gianfranco Dome-nighetti donne une idée de l’ampleur qu’il attribue àce phénomène : «Le potentiel “d’épargne” et de meil-leure “adéquation” [est] très important en Suisse. Com-me hypothèse de travail et de discussion, ce potentielpourrait être estimé à un tiers de la dépense sanitairenationale.» (Domenighetti,Marché de la santé, op. cit.,p. 160) Donc des économies très importantes sont pos-sibles sans impact négatif sur la qualité des soins,puisqu’il s’agit de supprimer des prestations qui ne sejustifient pas. Et comme le marché de la santé estfaussé, il est nécessaire d’y faire intervenir des régula-teurs ayant les moyens nécessaires pour le rendre plus« rationnel». C’est précisément le sens de la «concur-rence régulée» voulue par le LAMal.

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2. Affectation desressources d’unesociété parmi sesmembres telle qu’iln’existe pas d’autreaffectation qui lui soitstrictement préféréeselon le critère dePareto. Parconséquent, à un opti-mum de Pareto il n’estpas possible d’amélio-rer la situation d’unindividu – quel qu’ilsoit – sans détériorerla situation d’un moinsun autre individu.

Mettrele systèmede santésous pression

Pour imposer des changements, le modèle de«concurrence régulée» vise par conséquent à agir enpriorité sur l’offre. L’enjeu est double : premièrementmettre sous contrôle – et sous contrainte – les pres-tations offertes, au nom de la lutte contre la«demande induite par l’offre» ; deuxièmement exer-

cer une pression maxi-male sur les institutions,hospitalières en particu-lier, pour imposer desréorganisations profon-des dans la manière defournir les soins et obtenirainsi des gains de produc-tivité. Ces politiques ontdes conséquences sur lesconditions de l’exercice

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marché ce que l’on consomme – ne fonctionne pas.Cela passe par :Premièrement, la prévention visant à inciter pardivers moyens (information, publicité, sanctionsfinancières, etc.) les personnes à adopter des modesde vie «sains». On a vu plus haut ce qu’il faut pen-ser de cette approche.Deuxièmement, la participation financière (fran-chise, participation aux frais de 10% ou 20%, etc.).Elle est censée faire prendre conscience au patient del’ampleur des coûts occasionnés par un traitement etl’amener ainsi à agir de manière plus « rationnelle»,c’est-à-dire à limiter sa demande à ce qui est «vrai-ment nécessaire». Or les économistes de la santé,même néoclassiques, reconnaissent que l’augmenta-tion de la participation financière n’a qu’un impacttrès faible sur la demande, à moins d’être portée àun niveau tel qu’elle rend tout simplement inaccessi-bles des soins à des catégories entières de la popula-tion. Ce phénomène peut déjà faire l’objet d’unconstat dans le domaine des soins dentaires.De telles pratiques ont de plus des effets pervers surla santé et sur les coûts : l’état de santé de personnesrenonçant à des soins à cause d’une participationfinancière trop élevée se dégrade ; ces personnesauront un recours accru aux services d’urgence (quicoûtent nettement plus cher) 1 ; des consultations tar-dives seront associées à des complications qu’uneconsultation au moment adéquat aurait permis d’évi-ter, avec le gain que cela aurait représenté en termesde santé pour la personne concernée et de coûtspour le système de santé. L’augmentation des contri-butions financières exigées des patients n’a donc pasd’autre effet que de faire contribuer davantage lespatients aux frais de santé. Willy Oggier constateainsi dans son pamphlet contre la caisse maladieunique, écrit sur commande de santésuisse, que « lesparticipations aux coûts constituent seulement un ins-trument limité de maîtrise des dépenses dans ledomaine de la santé publique. Elles entraînent un

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changement de comportement passager et contri-buent uniquement à décharger à court terme les bud-gets publics. » (La caisse unique. Un faux débat,2006, p. 42-43) L’économiste française de la santé,peu subversive, Béatrice Majnoni d’Intignano,abonde : « Il semble donc impossible d’obtenir uneffet macro-économique pareto-optimal 2 d’unerégulation par le ticket modérateur [la participationaux frais, dans la terminologie française]. Trois raisonsthéoriques justifient cet échec : la concentration desdépenses, l’asymétrie d’information et la demandeinduite par l’offre. La concentration fait reposer lemécanisme équilibrant sur les malades graves. Lemanque de symétrie de l’information pousse lesmalades à penser que payer “plus” permet de se soi-gner “mieux” et introduit un biais dans ce mécanismede marché. La pression des médecins et des labora-toires pharmaceutiques détruit la liberté de choix dumalade et l’indépendance de sa décision. Pour toutesces raisons, faire payer le malade ne constitue pas unmécanisme de régulation satisfaisant.» (Economie dela santé, PUF, 2001, p. 365)

1. Les assurances-maladies, d’ailleurs,cherchent à découra-ger ce recours– contraint de fait –aux urgences (cf. Bonà Savoir, janvier2007, p. 7)

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des métiers de la santé et sur l’égalité d’accès à dessoins de qualité. En Suisse, le rôle des caisses maladieest d’imposer ces changements. La dite concurrenceentre elles, voulue par la LAMal, sert à les obliger àappliquer cette politique avec détermination, souspeine de perdre des «parts de marché» au profit deleurs concurrentes. Comme le processus de concen-tration dans le secteur des caisses maladie a forte-ment avancé (on est passé de 246 caisses en 1990 àmoins de 90 aujourd’hui ; les 10 plus importantesregroupent près des trois quarts de la population),elles ont un poids croissant face aux assurés commeface aux prestataires de soins. Cela leur permet d’im-poser leurs choix, soustraits à quelque contrôle démo-cratique que ce soit.

MoyensLes méthodes conçues par les économistes néoclas-siques pour agir sur l’offre sont nombreuses. On peuten citer quelques-unes :1. Un contrôle accru sur les prestations desmédecins : coût de chaque prestation, volume desprestations avec obligation de les justifier, etc. Onassiste dans ce cadre à la montée en puissance desmédecins conseil des assurances : ils se retrouvent defait dans la position d’imposer des choix thérapeu-tiques, en usant de la menace du non-rembourse-ment de traitements. Comme le dénonce avec ironieun psychiatre dans l’organe de la FMH (Fédérationdes médecins suisses), le Bulletin des médecins suisses(n° 43 /2006, pp. 1868-69) : «A diplôme égal, il fautsix ans à un psychiatre pour arriver au bout de sa for-mation postgraduée et prétendre recevoir un titre despécialiste FMH… et 12 jours de cours “intensifs” àun médecin-conseil d’assurance, qui n’a probable-ment jamais mis les pieds dans une clinique psychia-trique ou un centre psychosocial, pour être capablede déterminer si un traitement est approprié ou nonet s’il doit être payé par la caisse maladie qui l’em-ploie. Quel gaspillage que les cinq ans, onze mois et

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18 jours que le psychiatre consacre à apprendre àadministrer ce traitement. Douze jours de cours inten-sifs supplémentaires permettraient de le rendre opé-rationnel beaucoup plus rapidement et de résorberplus efficacement nombre de cas en attente de psy-chothérapie.»2. Une pression accrue sur les coûts des hôpitauxen systématisant les comparaisons entre eux et en lesmettant en concurrence. Au cours des deux dernièresdécennies, le nombre de lits d’hôpital a chuté de43% et la durée moyenne des hospitalisations a étéréduite de 41% (Commission fédérale pour les ques-tions conjoncturelles, Rapport annuel 2006, p. 30).L’enjeu est d’aller beaucoup plus loin et, pour cela,de construire un marché où la prétendue «vérité desprix» oblige l’ensemble du système hospitalier à pas-ser par un processus de rationalisation orienté par desobjectifs financiers, comparable à celui mis en œuvredans l’industrie par exemple. Dans un tel cadre, l’idéemême d’hôpital public perd son sens, indépendam-ment de la forme juridique des institutions.Le financement des prestations avec des forfaits parcas est un pas décisif dans cette direction. Il est fondésur le regroupement des patients en Groupes homo-gènes de malades (GHM; en anglais DRG, DiagnosisRelated Groups). Chacun de ces groupes (environ 640dans les systèmes utilisés en Suisse) se voit attribuerune valeur, indiquant la «gravité» des cas regroupéset déterminant le tarif auquel leur traitement estrémunéré. On crée ainsi un cadre avec : a) des prixuniformes au niveau national (une appendicite sanscomplication vaut tant de francs) permettant de com-parer l’«efficacité» des hôpitaux (ceux qui arrivent àassurer cette prestation au tarif prévu voire en des-sous, ceux qui sont moins «compétitifs» et dont lescoûts sont supérieurs au tarif) ; b) sur cette base, unmarché national des hôpitaux peut être créé, mettantles institutions en compétition pour attirer les«clients» (les patients, auxquels on accorde la libertéde choix au niveau national) ; c) une contrainte bud-

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gétaire forte : les hôpitaux sont obligés de se restruc-turer pour aligner leurs dépenses sur les recettes assu-rées par les tarifs forfaitaires fixés pour chaque GHM.Le financement moniste (par une seule source, voirglossaire p. 124) des hôpitaux est un pas de plus danscette direction. D’une part, il assure aux caisses mala-die une position de force pour dicter leurs tarifs auxinstitutions hospitalières. D’autre part, il accroît lamise en concurrence entre hôpitaux. En effet, dans lalogique néoclassique, les subventions cantonales(investissements et environ 50% des frais de fonc-tionnement) ont pour effet de masquer les « coûtseffectifs» des hôpitaux, donc d’empêcher une vraiecomparaison de leurs prix, qui est la condition de leurmise en concurrence.3. Une mise en concurrence accrue des offreursde prestations entre eux en supprimant la garantiede remboursement de leurs prestations. C’est l’enjeude la liberté de contracter accordée aux caissesmaladie. Une analogie éclaire le mécanisme. Lamenace d’être licencié et de se retrouver au chômageest décisive pour obliger les salarié·e·s à accepter lesconditions de travail et de rémunération dictées parles employeurs. La liberté de contracter a pour fonc-tion de placer les prestataires de soins dans le mêmerapport de faiblesse vis-à-vis des caisses maladie.4. Les réseaux de soins intégrés (managed care).Ces systèmes, dont les plus connus sont les HMO(Health Maintenance Organization), se caractérisentpar : I) la constitution de réseaux médicaux intégrés,regroupant des médecins généralistes, des spécia-listes et – aux Etats-Unis – des hôpitaux ; II) une inté-gration poussée entre « financeurs» (les assurances)et prestataires de soins ; des assurances sont proprié-taires de HMO; III) la soumission de ces réseaux à uncadre budgétaire global ; son non-respect se réper-cute négativement sur les revenus des fournisseursde prestations ; on a ainsi un transfert partiel durisque d’assurances sur le fournisseur de soins, ce quiest censé inciter ce dernier à agir de manière plus

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«économique»; IV) la diffusion dans le réseau de pra-tiques médicales standardisées censées garantir qua-lité et coûts maîtrisés.Pour les patients, l’incitation à adhérer à de telsréseaux de soins réside dans des avantages financiers(cotisations plus basses, élargissement des prestationsoffertes pour la même cotisation) accordés en com-pensation du fait de se faire soigner en acceptant lesprocédures définies par le réseau. Pour les fournis-seurs de soins, la menace d’être soumis à la liberté decontracter, c’est-à-dire le risque de se retrouver sansclientèle, est une puissante incitation à accepter l’in-tégration à un réseau de soins, comme «moindremal».Ces réseaux sont présentés comme une recette mira-cle permettant d’assurer une meilleure qualité desoins à des coûts plus bas. En réalité, leur efficacitérepose sur un triple mécanisme : a) une sélection dela demande : dans un premier temps ce sont des per-sonnes en bonne santé, anticipant un faible recoursaux soins, qui choisissent d’adhérer à de tels réseaux,afin de réduire leur facture santé ; b) un rationnementde fait de l’offre de prestations est mis en place sousl’impact des enveloppes budgétaires imposées, ce quise répercute sur la qualité des soins ; c) les personnesavec des bas revenus, particulièrement celles bénéfi-ciant de subventions pour leur couverture maladie,sont ensuite incitées à adhérer à de tels réseaux,puisque les coûts de ces derniers sont plus bas (parexemple en décrétant que les cotisations aux HMOsont la référence pour calculer le niveau des subven-tions dont bénéficieront les personnes avec de trèsbas revenus) ; d) la boucle est alors bouclée : ce sont,parmi les personnes ayant besoin de soins, celles quin’ont pas les moyens financiers de s’offrir autre chosequi se retrouvent prioritairement membres de réseauxde soins, offrant des niveaux de prestations rognés.Quant aux contrôles de qualité censés accompagnerce genre de réseaux, un médecin s’exprimant dansl’organe de la FMH constate «qu’en discutant avec

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des collègues il apparaît de plus en plus clairementque tous ces contrôles de qualité ne sont conçus qued’un point de vue économique. Du point de vue de laqualité des prestations médicales, ils sont non perti-nents. Mais la plupart [de ces collègues] ont peur des’y opposer. Car les sanctions peuvent être sévères.»(Bulletin des médecins suisses, 2006 ; 87 : 49,p. 2128). On peut consulter un très bon article intitulé«L’organisation des soins aux Etats-Unis : la sacralisa-tion du “tout privé”» par José Caudron, économistede la santé, membre de la Fondation Copernic, sur lesite www.labreche.ch, mis en ligne en date du 15 jan-vier 2007.5. Le développement du tourisme sanitaire, notam-ment avec les pays voisins. Son effet va bien au-delàdes économies directes. Il est un moyen d’imposerune comparaison, souvent biaisée, avec d’autres« références» et, ainsi, d’ouvrir la voie à une baissedes standards (par exemple réduire le taux d’encadre-ment dans les cliniques de réadaptation, avec unimpact négatif particulièrement pour la prise encharge des cas lourds, etc.).

Effets1. Le point commun de tous ces instruments est d’im-poser un corset financier, antérieur à tout autre choix.Les questions de la qualité, de l’égalité dans l’accèsaux soins, des conditions de travail du personnel soi-gnant, etc. sont subordonnées aux exigencesdécoulant du cadre budgétaire.2. La mise en concurrence sur un marché créé detoutes pièces est le mécanisme utilisé pour imposer lerespect de ce corset financier. La dynamique est alorsimplacable : les domaines soumis à la régulation dela concurrence ne peuvent que s’étendre progressi-vement. On le voit avec les propositions débattuesaux Etats-Unis d’introduire une rémunération à la per-formance des fournisseurs de soins. Ce systèmedevrait sanctionner par un prix plus bas des presta-tions de moindre qualité. Il aura pour effet d’appro-

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fondir encore les fossés creusés par des médecines àplusieurs vitesses, celles et ceux dont les revenus sontles plus bas ne pouvant se payer que des prestationsde qualité inférieure, puisque meilleur marché!3. L’impact négatif sur la qualité des soins est aussi ins-crit au programme de la généralisation du finance-ment des hôpitaux avec des forfaits par cas. Même lespartisans de ce système le reconnaissent. Peter Zwei-fel et Gianfranco Domenighetti en décrivaient ainsi, ily a 10 ans, les effets : «Si [la direction hospitalière] veutaugmenter la qualité des soins, les coûts croissent, etle forfait ne suffit alors que pour une durée de séjourréduite, donc pour moins de journées de soins. »Conséquences : «2) Les hôpitaux vont se spécialiserde plus en plus [souligné par les auteurs]. En seconcentrant sur des diagnostics spécifiques (dans unesorte de «production de masse») les hôpitaux peuventcomprimer leurs coûts en dessous du forfait par cas etréaliser ainsi un surplus (qui n’apparaît pas en tant queprofit dans les bilans mais qui est utilisé pour des inves-tissements supplémentaires). 3) On pourrait à nouveauoffrir une qualité de soins inférieure [idem]. Pourles hôpitaux moins bien situés sur le plan géogra-phique, une augmentation de la qualité des soins n’at-tirera pas suffisamment de patients pour couvrir l’aug-mentation des coûts dans le cadre du forfait pas cas.La méthode la plus simple de se tenir à l’intérieur duforfait par cas consiste alors à raccourcir la durée deséjour sans augmentation correspondante de l’inten-sité de soins.» (in Gutzwiller,Médecine sociale et pré-ventive, 1999, p. 157)L’analyse de Béatrice Majnoni d’Intignano (op. cit.p. 343-345) converge : le système de forfait par cas«présente l’avantage d’inciter à réduire les duréesmoyennes de séjour, à minimiser le coût par admis-sion, enfin à adopter les techniques de soins les plusappropriées et les moins coûteuses. Il incite les hôpi-taux à se spécialiser pour diminuer leurs coûts, àaccroître leur efficacité, et encourage la chirurgie dejour. Mais il pousse en contrepartie à multiplier les

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Un marché…qui rapporte

envisageable que ce bourdonnement soit traité à l’oc-casion de l’hospitalisation provoquée par ses pro-blèmes cardiaques. Avec les forfaits par cas, c’est exclu.Le forfait est calculé pour un traitement spécifique.Pour les bourdonnements d’oreilles, il faudra doncprendre un autre rendez-vous. Dans ce système, cen’est pas le patient en tant que personne qui est prisen compte, mais des maladies-traitements, qui sontautant de produits avec un prix déterminé. Ce qui estrationnel du point de vue de la logique comptable,pour créer un marché et une concurrence, est absurdepour le patient et contre-productif du point de vue desa prise en charge globale.

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séjours et à reporter sur la médecine de ville tous lescoûts possibles : examens pré- et postopératoires parexemple. Deux effets pervers se présentent : les éta-blissements tendent à surclasser les malades pourtoucher des forfaits plus importants, ou à réduire ladurée de séjour au point de multiplier les ré-hospita-lisations, pour toucher un second forfait. […] Le for-fait par pathologie incite aussi les hôpitaux à sélec-tionner les clients rentables pour eux selon le rapportentre leur coût et le montant du forfait. Une sélec-tion des patients qui peut limiter l’accès aux soins desplus vieux ou des plus gravement atteints. […] Cettenouvelle tarification a bouleversé l’activité hospita-lière aux Etats-Unis : en poussant les hôpitaux à sespécialiser, à fermer des lits, à réduire les durées deséjour, parfois de façon abusive pour certaines patho-logies (sortie de maternité le lendemain de l’accou-chement…) et à développer la chirurgie de jour.»Sous la forme de mises en garde se voulant rassu-rantes, la revue de H + Les hôpitaux suisses (Compe-tence, 11 /2006) laisse également voir le type d’effetsque la généralisation des forfaits par cas peut générer.Trois responsables du CHUV, qui connaît ce système detarification depuis plusieurs années, rappellent ainsiqu’il «est aussi important que l’Etat veille à ce que lespersonnes nécessitant des soins spécialisés ou particu-liers y aient toujours accès, car le regroupement parDRG ne tient pas compte de la sévérité des cas demanière parfaite. Si aucune surveillance n’est exercée,les patients dont les affections sont inhabituelles ouparticulièrement sévères risquent de ne plus trouverd’hôpitaux où ils puissent se faire traiter…» (p. 13)Quant à Rolf Zehnder, un directeur d’hôpital membrede la direction de Swiss DRG, l’organisation créée pourassurer l’introduction nationale du financement parcas, il prend l’exemple d’un patient se faisant hospita-liser pour un infarctus (pp. 14-16). Ce patient se plaintpar ailleurs de bourdonnements d’oreilles qui le fontsouffrir depuis des semaines. Dans le cadre de l’an-cienne méthode de facturation (à la journée), il était

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Le dispositif esquissé ci-dessus, visant à imposer uncarcan financier au système de santé, ne constituecependant qu’une facette de l’approche des expertset des élites politiques traduisant les vœux d’une frac-tion très majoritaire des classes dominantes à l’égardde la santé. Une autre dimension de la réalité joue unrôle tout aussi important dans les choix mis en œuvre.

Une analogie peut aider à la comprendre. Les syndi-cats rappellent à chaque occasion que les salaires nereprésentent pas seulement un coût pour les entre-prises, mais aussi une demande solvable, permettantaux mêmes entreprises de vendre leur production…et de réaliser des profits.

De la même manière, pour la classe dominante helvé-tique dans son ensemble, les dépenses de santéqu’elle finance représentent un coût réduit. Selon l’é-tude publiée par Eco-Santé, OCDE, juin 2006(«Dépenses de santé par habitant, dépensespubliques et privées, pays de l’OCDE 2004», voir gra-phique p. 17), on constate que la part privée du totaldes dépenses se situe à hauteur de 40%. La Suisseest dans le peloton de tête, derrière les Etats-Unis. Or,dans la part publique, par le biais du système fiscal,les salarié·e·s constituent le principal contributeur.Ces dépenses socialement asymétriques assurentnéanmoins la mise en valeur d’importants capitaux.

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C’est cette vérité élémentaire que Pascal Couchepina rappelée fin août 2006 en présentant la santécomme un «moteur de la croissance» (cf. le rapportL’avenir du marché de la santé. Facteur de coûts etopportunité de croissance, août 2006). Cette formulepublicitaire a une signification très concrète pour « lemonde des affaires» helvétique :- L’industrie pharmaceutique. Elle constitue un sec-teur clé du grand capital helvétique, étroitement liéau secteur bancaire. L’essentiel de sa production estcertes destiné à l’exportation. Mais le marché suisseest important, pour introduire de nouveaux produitset y faire valider des prix garantissant de confortablesmarges.- L’industrie liée à la production d’équipementsmédicaux, d’implants, de prothèses, etc. Elle esttrès diversifiée en Suisse, en partie étroitement imbri-quée aux secteurs historiques de l’industrie desmachines et de l’horlogerie.- L’agroalimentaire et la grande distribution. Lanourriture fonctionnelle semi-médicalisée est un sec-teur en pleine expansion. Une multinationale commeNestlé y est fortement engagée. Elle vient de rache-ter pour 2,5 milliards de francs le département

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«Nutrition» de Novartis. Cela permet à la transnatio-nale veveysanne de devenir le N° 2 mondial dans cesecteur (NZZ, 15.12.2006). Les grands distributeursMigros et Coop y consacrent une place croissante.- L’industrie du sport et du bien-être, coupléeavec celle du tourisme. L’accent mis sur le bien-êtreet les activités censées l’entretenir favorisent le déve-loppement de vraies industries. C’est le cas des fit-ness, où de grands groupes comme Migros ont despositions dominantes. C’est aussi le cas de toutes lesactivités de wellness liées au tourisme. Ce dernierbénéficie aussi des retombées du tourisme médicalde luxe.- Un secteur médical, diversifié, pour qui la santé estd’abord une bonne affaire. Cela va de tout un sec-teur de cliniques privées (les cliniques privées repré-sentent environ 20% des lits en Suisse) à tout un pandes praticiens qui font rimer leur activité profession-nelle avec prestige, carrière et fortune. Cela alors quela situation professionnelle et sociale des médecinsest certainement plus hétérogène que jamais, sousl’impact des politiques de contrôle des coûts descaisses maladie comme de tendances de fond, laféminisation de la profession par exemple.- Un secteur d’entreprises et de notabilités localesqui, jusqu’à il y a peu en tout cas, tiraient divers avan-tages de l’existence de centres hospitaliers dans leurrégion (construction, entretien, etc.).Pour certains segments subalternes de ces secteurs –la liste ne prétend pas à l’exhaustivité –, la politiquede «contrôle des coûts de la santé» pourrait êtresynonyme de tuer la poule aux œufs d’or.

Quelle est dès lors la réponse à cette contradiction, enpartie apparente, en partie correspondant à des inté-rêts partiellement divergents?Elle consiste à creuser la différence dans le traitementde ces deux facettes de la réalité. D’une part, levertoutes les restrictions aux activités cherchant à fairede la santé un domaine pour la mise en valeur de

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Une politiquequi faitsystème

situation antérieure. Depuis des décennies, la Suisseest, avec les Etats-Unis, le pays où la médecine libé-rale, c’est-à-dire une médecine régie par les règles dela liberté du commerce, domine avec le plus de force.Dans un tel cadre, la loi du profit pèse au moinsautant que les exigences médicales dans les choix dedéveloppement et d’allocation des ressources. Quel’on pense aux politiques des laboratoires pharmaceu-tiques. Ce n’est pas en misant sur ce passé que l’ons’opposera aux dynamiques destructrices du «mar-ché libéralisé», qui s’est débarrassé des contraintesde « l’Etat social» (Welfare State).

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capitaux, quelle que soit leur (in)utilité sociale. C’estle côté «moteur de la croissance» proclamé par Cou-chepin.De l’autre, comprimer le domaine faisant l’objet definancements publics, même partiels, comme dans lecadre de la LAMal en Suisse. C’est le versant «explo-sion des coûts». Dont la cible n’est pas les coûtsdu système de santé, mais la part de ces coûtsfaisant l’objet d’un financement en partie«mutualisé» (financement direct des hôpitaux parles collectivités publiques, subventions pour lesprimes maladie, contributions au financement de lasanté d’assurances sociales comme l’AVS, l’AI, l’assu-rance accident ainsi que des prestations complémen-taires…). En d’autres termes, la cible de cette poli-tique est le salaire social que représente cette priseen charge publique, certes très limitée en Suissecomme nous l’avons indiqué, des dépenses de santédes ménages, et non pas les activités très lucratives etfort coûteuses menées au nom de la santé.

L’effet est évident : le fossé se creuse entre l’offre deprestations de santé existante et celles couvertes parl’assurance-maladie obligatoire, et donc accessibles àtout le monde. C’est le mécanisme qui nourrit ledéveloppement d’une médecine à plusieurs vitesses.

Ce constat a deux implications. Premièrement, ilaide à démasquer la vraie portée sociale du débat surles coûts de la santé. L’enjeu réel n’est pas la part dela richesse sociale affectée à ce secteur, qui serait tropélevée et qui empêcherait par conséquent de répon-dre à d’autres besoins sociaux. L’enjeu, comme pourles retraites ou les rentes AI, est de réduire la part dela richesse sociale représentant plus ou moins direc-tement un salaire social ; cette réduction impliquantde fait un transfert de richesse aux détenteurs privésde capitaux.Deuxièmement, le refus des politiques actuelles enmatière de santé ne doit pas conduire à idéaliser la

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Combinées, les différentes politiques esquissées ci-dessus font système. Elles aboutissent notamment àce que :- La politique de santé échappe de plus en plus à toutcontrôle public et démocratique. Ce sont les choixd’acteurs privés (caisses maladie, groupes pharma-ceutiques, groupes hospitaliers, etc.) et les méca-nismes du marché qui décident de son avenir dansun contexte de contrainte budgétaire. Les usagerscomme le personnel soignant subissent ces choix,même si la « liberté de choix» est un des credo de lapolitique officielle.- La santé est en Suisse déjà largement régie par lesrègles de la « liberté du commerce» et le respect dela liberté privée. Cependant la politique de «concur-rence régulée» aboutit à élargir encore l’impact sélec-tif des mécanismes marchands et les domaines pou-vant faire l’objet de privatisation.- Les charges augmentent pour les ménages de sala-rié·e·s et de petits indépendants en même temps quele catalogue des prestations couvertes par l’assuranceobligatoire tend à se réduire. C’est la conséquenceconcrète d’une politique qui a pour objectif, depuisdes années, de comprimer le salaire social.- L’inégalité d’accès aux soins ne peut que s’accroî-tre. Les inégalités sociales existantes en matière desanté seront donc renforcées, au même titre que

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Le mondeà l’envers

celles ayant trait à l’éducation, à l’emploi, au loge-ment.- le carcan financier imposé se répercute sur la qua-lité des soins. Notamment par le biais de la pressionaccrue exercée sur le personnel de soins et des consé-quences qui en découlent. Une étude publiée en2005 sur les soins infirmiers en Suisse (RICH, NursingStudy Rationing of Nursing Care in Switzerland) éta-blit des corrélations, concordantes avec les constata-tions faites dans d’autres pays, entre : la réduction dela durée des séjours hospitaliers durant la phase aiguë(qui s’accélérera avec la généralisation des forfaits parcas), l’augmentation de la polymorbidité des patients,l’augmentation de l’intensité et de la complexité dessoins, la réduction parallèle et plus que proportion-nelle du personnel soignant, l’impact de cette situa-tion sur le personnel soignant (augmentation dustress et des cas de burn-out), la fréquence accruedans ces conditions de pratiques de rationnementimplicite 3 des soins et les effets sur les patients (tauxde complications plus élevé, hausse du taux de mor-talité suite à des complications imprévues mais dontl’effet mortel aurait pu être évité).

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La notion de demande induite par l’offre est en réa-lité un cas d’école de monde mis à l’envers par l’idéo-logie dominante.

1. Le capitalisme, comme mode d’organisation de laproduction (et de la société) subordonné à l’exigencede valorisation du capital (faire du profit), est incon-cevable sans que la demande soit en perma-nence induite et façonnée par l’offre. La placecentrale occupée par la publicité dans nos sociétés enest l’illustration la plus immédiatement perceptible.On sait que les grands groupes pharmaceutiquesconsacrent nettement plus de ressources au marke-ting de leurs produits qu’à la recherche.Ce constat renvoie au cœur du système. Le capita-lisme est dominé par l’offre : c’est la nécessité de valo-

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riser le capital (assurer qu’un investissement généreraun profit) qui commande le processus de production :Qu’est-ce qui est produit ? Comment cela est pro-duit? La même exigence de valorisation conduit l’of-fre à chercher en permanence à générer et façonnerune demande pour ses biens ou ses services. Vendreest en effet la condition de la réalisation du bénéfice(de la plus-value), et l’ajustement de la demande etde l’offre, qui sont tendanciellement toujours dés-équilibrées, peut nécessiter fermeture d’entreprises,destruction de ressources productives, licenciementset anéantissement de biens produits.Dans ce système, ce qui est produit, son (in)utilitésociale, sa valeur d’usage n’ont pas d’importance entant que tels. Un équipement d’investigation médi-cale, une bombe à sous-munitions ou le dernier gad-get à la mode : qu’importe. Ce qui compte, c’est quecela puisse être vendu avec la marge bénéficiaire laplus élevée possible. La politique des laboratoirespharmaceutiques illustre parfaitement cette règle. Lespriorités de développement ne sont pas définies enfonction d’un inventaire des besoins médicaux etsociaux, elles sont déterminées par la recherche depositions dominantes dans des créneaux pour les-quels une demande solvable est assurée, ce qui est lagarantie de surprofits (cf. à ce sujet Le prix des médi-caments, Editions d’en bas, 2006). Un tel système nepeut par conséquent fonctionner qu’en cherchant enpermanence à susciter de nouveaux besoins et à enétendre le volume, par le biais du crédit dans les paysdéveloppés. Dans la mesure où une série de besoinssociaux de couches importantes de la population nepeuvent être satisfaits de cette façon, ils sont simple-ment niés ou réduits au maximum. C’est un desaspects de l’actuelle crise d’ensemble du systèmecapitaliste.

2. Si l’on veut envisager un système économique etsocial qui ne génère pas structurellement une deman-de induite, il est nécessaire d’inverser complètement

3. On entend parrationnement implicitele fait que des soins nesont pas apportés à unpatient parinsuffisance de temps,de compétences ou depersonnel, bien queces soins soient exigéspar les règles debonne pratique médi-cale, et ceci en l’ab-sence de décision oude consigne explicite àce sujet.

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l’approche. Cela signifie partir de ce qu’une sociétépeut considérer, à un moment donné de son déve-loppement, comme des besoins devant être satisfaitset, sur cette base, définir comment sont organisées etdistribuées les ressources économiques et socialespour y répondre. Un tel mécanisme, subordonnantl’offre à la demande et non l’inverse, est celui de laplanification démocratique, soumise effective-ment aux choix d’une population considéréecomme apte et «compétente» pour se pronon-cer sur ses besoins prioritaires. L’intelligence popu-laire ne doit pas s’exprimer seulement dans la «mobi-lisation des motivations» lors du travail pour unentrepreneur ou lors de votations et d’élections.Cette approche est logiquement rejetée par lestenants de la théorie de la demande induite par l’of-fre, qui l’écartent au profit d’un renforcement desmécanismes de marché… qu’ils nomment « la maininvisible»!

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