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Réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace Eric Cassar - 2004 sous la direction de Thierry Fournier

2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

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Réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

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Réflexions sur les mécanismes de la

perception de l’espace

Eric Cassar - 2004

sous la direction de Thierry Fournier

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« J’agis en toute certitude. Mais cette certitude est mienne. »

« Il n’y a pas d’assurance subjective que je sais quelque chose. »

Ludwig Wittgenstein, De la certitude

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Note :

Ce mémoire est une courte étude personnelle, traitée de façon subjective, il

n’engage que son auteur. Il propose une perception, et certaines déductions,

hypothèses de réponses qui pourront éventuellement être utiles à l’artiste ou

à l’architecte pour stimuler une sensation, une impression ou un état chez un

spectateur.

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Sommaire

Introduction……………………………………………………….. 4

I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes,

nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ?............... 6

1/ définitions………………………………………………………… 8

2/ informations visuelles…………………………………………….. 9

3/ informations sonores ou auditives ………………………………... 12

4/ informations olfactives…………………………………….……... 15

5/ informations tactiles………………………………………………. 16

6/ autres informations……………………………………………..…. 17

7/ mélange, synesthésie……………………………………………… 20

II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on

se fait d’un lieu…………….……………………………………………22

1/ le passé du lieu, la mémoire collective…………………………….22

2/ le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle………... 23

3/ la préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun………………. 27

III/ La perception des aveugles……………………………………. 30

1/ personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vue……..………… 30

2/ le sens des obstacles……..………………………………………… 32

3/ appréhender l’espace……………………………………….……… 32

4/ questions à des personnes aveugles……………………………..…. 35

Conclusion ………………………………………………………………... 41

Bibliographie……………………………………………………………... 42

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Introduction

L’espace, en tant qu’étendue infini de lieu, existe avant l’homme et

existera après lui. Traiter du problème de la ‘relation’ entre l’homme et

l’espace est donc un questionnement humain. Cela revient à traiter d’une

relation entre un élément d’un ensemble et l’ensemble lui-même. Ajoutons à cela

que notre regard, le regard de l’observateur, se situe à l’intérieur de ce sous-

ensemble. Toute perception doit donc prendre en compte la subjectivité de

l’observateur. Les réflexions philosophiques sur ce sujet abondent.

Naître, c’est avant tout naître dans un espace. Martin Heidegger dans

‘Etre et temps’ définit pour lui la première relation symbolique, celle qui émane

du fait même d’exister sur terre. La présence, l’être là (le Dasein) c’est être

en relation avec 1) le ciel, 2) la terre et les autres hommes, 3) les dieux, le

divin (le sacré est en l’homme), 4) la mort. L’existence humaine n’est pas

indépendante mais liée à ce cadre symbolique de Dasein. « La Terre est-elle

dans notre tête, ou bien sommes-nous sur la terre ? »1. Le quadriparti

heideggérien montre la présence forte dans l’homme, dès sa naissance, d’un

premier système de repères symboliques. Son évolution dans le monde depuis

l’enfance jusqu’à l’age adulte s’effectuera nécessairement en prenant appuis

sur ceux ci.

La perception est la connexion entre l’homme et l’espace environnant ;

elle s’exprime grâce à une multitude de messages ou de stimulus que l’individu

capte et qui lui permettront de se créer une image sensorielle du monde qui

l’entoure. C’est par la perception que l’homme ‘communique’ avec le monde, les

autres hommes et aussi lui-même. La perception, outil que possède

différemment tout être humain est aussi très souvent un déclencheur de

sentiments de joie, de tristesse ; de sensations de beauté ou d’horreur.

Immédiatement lorsqu’on parle de perception se posent les questions

jamais élucidées mais développées par la phénoménologie avec Hegel, Husserl,

1 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959

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Heidegger, Wittgenstein et Merleau-Ponty entre autres : « Puis-je avoir

confiance en mon regard ? », « est-ce que ce que je perçois est la réalité ? »,

« qu’est-ce que la réalité ? ».

« L’image du savoir, ce serait alors la perception d’un processus

extérieur à partir des rayons lumineux qui le projettent tel qu’il est sur le

fond de l’œil et dans la conscience. »2 Mais la projection n’est pas toujours

exacte…

Illusion de Muller

L’illusion de Muller illustre par exemple ce problème, en effet selon les

axiomes considérés, on peut imaginer plusieurs réalités. La seconde ligne paraît

plus courte que la première. De la même manière, la perception de la taille d’un

objet peut varier avec sa couleur, sa distance et les souvenirs que l’on peut en

avoir. Sans vouloir m’enfermer dans des questions insolubles, il semble

important d’évoquer ces problèmes qui obligent à définir le cadre dans le quel

ce qui est dit peut être entendu…

Ce cadre que je m’accorde à considérer comme objectif est grosso modo

le cadre scientifique celui, de la mesure et du calcul… Dans l’illusion de Muller,

on parle d’ailleurs d’illusion, la réalité est celle scientifique du calcul qui donne

égales les deux lignes.

Dans les pages qui suivent, en considérant la réalité décrite ci-dessus,

nous allons tenter de montrer (la démonstration n’engage que moi) que

l’espace peut agir, consciemment et inconsciemment sur l’individu. Nous nous

attacherons d’abord aux informations, captées par nos sens, que nous

communiquent l’espace dans lequel on se situe, puis nous essaierons de montrer

comment ces informations peuvent être « déformées » (transformées en

sentiments) ou interprétées par certains facteurs propres à l’homme, à

l’histoire et à chaque individualité. Que retient-on d’un lieu ? Quelles sont les

différentes manières de décrire un espace ? Quelles sensations et informations

cela procurera au récepteur et quel espace il percevra ? Enfin, et même si tout

au long de cette réflexion j’utiliserai des témoignages d’aveugles, je

m’intéresserai plus spécifiquement à leur perception du monde.

2 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965

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I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes,

nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ?

Le substantif « espace » n’a été introduit au langage de l’urbanisme et

de l’architecture qu’au début du 20ème siècle. Beaucoup s’accordent à dire

aujourd’hui que l’espace est la matière première de l’art architectural.

L’historien d’art, Henri Focillon écrivait dans la Vies des Formes en 1943 que

l’architecture tient à ce que « les trois dimensions ne sont pas seulement

[son] lieu [...], [mais aussi sa] matière, comme la pesanteur et l’équilibre [...] ;

c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et

qu’occupe l’activité de notre corps ». Françoise Choay précise en écrivant que

« La dimension esthétique de l’architecture s’éprouve ainsi à travers

l’expérience de configurations formelles déterminées par des constructions

tridimensionnelles, dans leurs relations avec le milieu extérieur et/ou dans leur

modèlement d’un milieu interne. Ces configurations varient au fil du temps,

créant des espaces spécifiques dont la succession permet de périodiser

l’histoire de l’architecture. »3. J’aimerais préciser ce mot expérience. Il me

semble que l’architecture n’est plus uniquement, comme le disait Le Corbusier,

« le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière », l’espace

ne se limite pas, pour l’homme, à un volume en trois dimensions. Il est aussi

odeur, goût, toucher… Dans le mot expérience il faut englober la stimulation de

diverses sensations plus ou moins ‘importantes’ parfois liées à la forme de

l’espace. D’autre part comme le fait remarquer Frankl, les individus font

parfois partis intégrantes « [de ces] espaces, pleins ou creux, ceux à qui ils

étaient destinés et qui en assuraient le fonctionnement symbolique : les

séquences de la vie des moines rythmaient l’espace des abbayes bénédictines

ou cisterciennes, de même que le ballet des courtisans était nécessaire pour

faire vibrer l’espace de Versailles ».

3 Françoise Choay in Encyclopaédia Universalis

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Les odeurs du métro ou la fraîcheur d’une cathédrale sont également

des éléments de l’espace architectural créé. Je citerai souvent l’exemple de

l’église ou cathédrale parce que c’est un lieu aux larges volumes ‘gratuits’,

souvent vides – suggérant aux croyants la maison de Dieu – et dans lequel

l’architecture provoque une émotion particulière.

Lorsqu’on parle d’une cathédrale (d’un temple ou…) on s’en fait d’emblée

une idée qui peut être sensorielle. En entrant, on ressent une impression

particulière, les murs sont froids, l’air est frais, la hauteur pèse ou soulage, -

le promeneur se sent minuscule -, l’odeur, l’entrée de la lumière mise en

évidence par des ouvertures hautes, l’ombre, le silence parfois ou les

chuchotements, l’orgue. C’est cet ensemble, ce parcours éprouvé qui créé une

impression. Cette impression… que certains peuvent sacraliser.

Le métro a lui aussi ses caractéristiques, la saleté, l’odeur, l’absence de

lumière naturelle, les sons qui résonnent. Et il est différent d’une ville à

l’autre. Le métro New-yorkais est situé plus en surface que le métro parisien,

conséquence immédiate, ce n’est pas un tunnel creusé en arc de cercle mais une

galerie sous la chaussée, le plafond est bas supporté par une forêt de poteaux

bien ordonnés, on y entend le bruit de la rue… Gilbert Siboun aveugle de

naissance donne une description du « tube » londonien : « Délirant, plein de

surprises […] son odeur, son bruit incomparables, à les sentir, à les entendre,

je sais que je suis à Londres […] ses marches et son confort. Je le trouvais

royal, ses sièges en tissu, de véritables pullmans, je me foutais pas mal que

Laurent et Gérard m’affirment : « le drap est dégueulasse, passé, taché, le

métro le plus sale du monde après New York ! » Moi quand je posais mes

fesses dessus, elle s’épanouissaient d’aise, un sentiment de luxe inégalable. »4.

Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples d’espaces particuliers : un

appartement ‘conventionnel’ approprié, un opéra, un champ de maïs, une salle

de spectacle… Certaines expériences architecturales en quête d’innovation ont

aussi été tentées comme celle de Claude Parent qui propose d’en finir avec les

angles à 90°, omniprésents dans toutes les architectures ; il développe sa

théorie sur la fonction oblique dans son essai Vivre à l’oblique en 1970.

Il me semble qu’on doit penser tout élément d’architecture comme

susceptible de provoquer une sensation qui peut-être stimulera une impression,

pour rappeler que l’on se trouve ici, dans un espace possédant une identité, et

non nulle part, dans un lieu quelconque.

4 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert Laffont, 1978

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1/ Définitions

Sensation :

D’après le Larousse : « Reflet dans la conscience d’une réalité

extérieure, dû à l’activation des organes des sens. / Etat psychologique

découlant des impressions reçues et à prédominance affective ou psychologique.

Sensation de bien-être. »

D’après le Littré : « Impression produite par les objets extérieurs sur un

organe des sens, transmise au cerveau par les nerfs, et aboutissant à un

jugement de perception. Les sensations sont passives, lorsque l’organe reçoit

l’impression sans l’avoir cherchée ; elles sont actives, lorsque l’attention de

l’individu se concentre pour les juger avec plus d’exactitude. La sensation du

froid, du chaud. La sensation des saveurs, des odeurs, des couleurs. »

« Je pourrais d’abord entendre par sensation la manière dont je suis

affecté et l’épreuve d’un état de moi-même. » Merleau-Ponty, Phénoménologie

de la perception.

« Nous pouvons la définir [la sensation] la première perception qui se

fait en notre âme à la présence des corps que nous appelons objets, et ensuite

de l’impression qu’ils font sur les organes de nos sens. » Bossuet,

Connaissance I.

« Les sensations ne sont rien autre chose que des manières d’être de

l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit. »

Malebranche, Recherche de la vérité I.

« Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de

voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une

sensation continuée. » Voltaire, Dictionnaire philosophique.

« Nous sentons tous toujours malgré nous, et jamais parce que nous le

voulons ; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature

nous destine, quand l’objet nous frappe. » Voltaire, Dictionnaire philosophique.

Impression :

D’après le Larousse : « Sentiment ou sensation résultant de l’effet d’un

agent extérieur. »

D’après le Littré : « Effet que l’action quelconque d’une chose produit

sur un corps. / Effet plus ou moins prononcé que les objets extérieurs font

sur les organes des sens. Les impressions de la douleur, du plaisir. »

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« La perception des couleurs, des sons, du bon et du mauvais goût, du

chaud et du froid, de la faim et de la soif, du plaisir et de la douleur, suivent

les mouvements de l’impression que font les objets sensibles sur nos organes

corporels. » Bossuet, Connaissance III.

« L’objet la frappe [la bête] en un endroit ; Ce lieu frappé s’en va tout

droit, selon nous au voisin en porter la nouvelle ; Le sens de proche en proche

aussitôt la reçoit : L’impression se fait : mais comment se fait-elle ? » La

Fontaine, Fables.

Perception :

D’après le Larousse : « Représentation consciente à partir des

sensations ; conscience d’une, des sensations. »

D’après le Littré : « Acte par lequel l’esprit aperçoit l’objet qui fait

impression sur les sens. Toute sensation, tout phénomène de sensibilité spéciale

ou générale se compose de trois actes différents : l’impression, la transmission,

la perception. »

« Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos

perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. » JJ Rousseau, Emile.

Le monde extérieur transmet ou procure à l’individu des sensations ;

parfois ces sensations peuvent se faire impression… et la perception est

l’analyse consciente ou inconsciente de ces sensations et impressions. Mais nos

sens, s’ils nous permettent de découvrir l’es pace, peuvent aussi nous induire

en erreur.

2/ Informations visuelles

Le champ visuel est immense et supérieur à tous les autres champs

sensoriels. La vue est un sens qui peut englober un grand nombre d’objets, de

plans donc d’informations et ce à différentes échelles. « Pendant que je

traverse la place de la concorde et que je me crois tout entier pris par Paris,

je puis arrêter mes yeux sur une pierre du mur des Tuileries, la Concorde

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disparaît, et il n’y a plus que cette pierre sans histoire ; je peux encore

perdre mon regard dans cette surface grenue et jaunâtre, et il n’y a plus même

de pierre, il ne reste qu’un jeu de lumière sur une matière indéfinie. »5.

En parlant des voyants Gilbert Simoun dit « Perpétuellement ils font

référence à la vue, lui donnent une valeur de critère absolu… »6 et Eva Thome

aveugle ayant déjà vu, considère, avec beaucoup de nostalgie, le sens qu’elle a

perdu, comme le plus essentiel.

On voit au-delà de ce qu’on touche, goutte… et éveillé on ne cesse jamais

de voir alors qu’on peut ne pas toucher ou ne pas entendre.

Quelques critères perçus par la vue : hauteur, longueur, profondeur,

gabarit, couleur, forme (séparation des formes : limites), aspect, lumière,

brillance, modification temporelle, perspective…

Nous vivons dans un monde à dominante visuelle. Les images sont

omniprésentes, tout le monde peut les voir, « Immergé dans le visible par son

corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit : il l’approche

seulement par le regard, il ouvre sur le monde. »7. Toute vision peut être

considérée comme la perception d’une succession d’images. Elles me semblent

être d’au moins deux types :

- L’image réelle d’une situation ou vision vécue en trois

dimensions : voir un bâtiment ou la ville et le quartier qui l’entoure, sa

population. Dans ce cas, la sensation n’est jamais uniquement visuelle

même si elle peut n’être que cela au départ. Très vite s’ajoute

l’implication de cette vision : l’envie ou le rejet de s’approcher, de vivre

cet espace vu, c’est à dire de pénétrer dans cette image pour en

découvrir l’intérieur, les détails, pour approfondir la sensation de départ

notamment avec l’aide des autres sens… un peu à la manière d’un enfant

qui ne peut jamais se contenter de voir mais qui doit saisir le réel, le

toucher pour tenter de mieux l’appréhender. Cette image devient alors

une somme d’images, c’est à dire une expérience qui propose de voir et

de vivre l’espace de différents points de vue. Selon le type d’espace

considéré (plus ou moins dynamique) l’image ou la vue peuvent aussi être

vécues en mouvement pourquoi pas le long d’un parcours.

Parallèlement à ce genre d’observations, images quotidiennes de notre

environnement, notre monde est contaminé par un autre type d’images :

5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 6 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 7 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964

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- Les images en deux dimensions qui représentent. Le rapport avec

ces images me parait différent, il existe toujours une barrière invisible

entre celui qui regarde et l’image observée. Il n’est pas possible pour ce

dernier d’entrer dans l’image. Il est condamné à la regarder en

spectateur extérieur. Certes il pourra l’apprécier et tourner autour si

elle est subtile ou belle comme peut l’être une image artistique. Mais

jamais il ne pourra faire partie ou pénétrer dans l’image qu’il regarde. Ce

genre d’image en deux dimensions n’est pas toujours exclusivement

visuelle, parfois s’y ajoute le son ; le tout dans un espace temps qui

peut ne pas être fixe notamment dans le cas d’une vidéo. Mais même ici,

la distance entre observateur et image observée persiste ; Marcel

Duchamp est d’ailleurs l’un des premiers à mettre ce rapport en évidence

dans « Etant donnés : 1°) la chute d’eau, 2°) le gaz d’éclairage », œuvre

posthume où il demande au spectateur de devenir voyeur puisqu’il ne

peut observer l’œuvre qu’à travers les deux trous d’une porte bien

réelle. « C’est le regardeur qui fait le tableau. » Plus récemment, l’art

interactif ou les jeux vidéos proposent à l’observateur d’entrer en

interaction avec l’image soit en restant à l’extérieur d’elle soit en

entrant virtuellement en elle. Ainsi dans The Waves, installation

interactive de Thierry Kuntzel, le spectateur peut en s’approchant d’un

écran vidéo diffusant (image + son) des vagues, ralentir la vitesse de

lecture du film, plus il s’approche et plus la ‘houle’ (image + son) est

ralentie ; en face de l’écran les vagues sont immobiles. Dans ce cas,

l’artiste ne nous propose plus d’être uniquement observateur mais aussi

de devenir acteur d’une expérience unique et irréelle. On ne peut pas

toucher l’eau, sentir le vent, mais on peut voir et entendre la mer. Le

spectateur sait qu’il s’agit d’une expérience (spatio-temporelle), d’une

illusion qui ne prétend à aucun moment le tromper mais qui lui propose de

vivre un moment (de beauté ?!). L’œuvre n’est plus uniquement le film,

c’est l’expérience d’une durée qui englobe tout le dispositif et notamment

l’observateur qui éprouve et agit.

La vue est sans doute un des sens les plus riche ; on peut voir une

infinité d’images ; mais c’est aussi un sens trompeur dont il faut se méfier (à

tord ou à raison !). C’est le sens de la découverte première, libre à

l’observateur ensuite d’approfondir cette sensation à l’aide des autres sens, du

mouvement et d’un regard qui peut devenir plus actif. En architecture c’est ce

sens, exprimé en deux et/ou trois dimensions, qui provoque l’impression de

départ, les autres sens participent ensuite, souvent inconsciemment pour

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l’observateur, à mieux définir ou à faire évoluer cette impression première.

Parce que, comme le souligne Maurice Merleau-Ponty : « il y a toujours autour

de ma vision actuelle un horizon de choses non vues ou même non visibles. La

vision est une pensée assujettie à un certain champ et c’est là ce qu’on appelle

un sens »8.

3/ Informations sonores ou auditives

Quelques critères perçus par l’oreille : écho (détermination de la

profondeur), bruit sourd, réverbération, volume, perspectives…

Les sons se transmettent par des ondes qui peuvent se propager dans

tous les milieux (liquide, gazeux ou solide). Elles sont plus ou moins réfléchies

selon les matériaux, solides et parfois liquides, qui délimitent l’espace. « Je

déteste cet endroit clos [la piscine] où l’eau répercute les sons contre les

murs, les déforme, leur donne une dimension étrange rendant l’espace

incertain. »9. Mais le son peut aussi être d’une grande aide aux aveugles pour

repérer les obstacles, se repérer et comprendre l’espace dans lequel ils se

trouvent. Pierre Villey va jusqu’à parler de « toucher à distance » dans Le

monde des aveugles où il étudie la capacité de certains aveugles à ressentir

un objet devant eux, cette sensation se traduirait (plus ou moins pour tout

individu) par une pression au niveau du front ou des tempes « un aveugle doué

de cette faculté, rencontrant un arbre sur son chemin, au lieu de se jeter

dessus s’arrêtera fort bien à un ou deux mètres de lui, quelques fois

davantage, le contournera et poursuivra sa route avec assurance. […] C’est que

quelque autre facteur intervient dans la sensation à distance, et ce facteur

n’est autre que l’audition »10. Je me rappelle aussi avoir vu une émission de

télévision qui traitait du cas d’un aveugle qui émettait en permanence de petits

sons par un claquement de sa langue dans sa bouche, et la réverbération de

ces sons lui permettait de se déplacer en évitant les obstacles. Toutes ces

observations sont néanmoins à prendre avec précautions, les avis diffèrent sur

ce sujet.

8 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 9 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 10 Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984

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Dans le rapport du son à l’espace il y a la différence entre la façon

dont le son se propage dans l’espace, et l’environnement ou ambiance sonore

propre à un lieu.

- L’un dépend des propriétés de l’espace, notamment de son

aptitude à transmettre et réfléchir les ondes sonores. Une cathédrale

est de ce point de vue (et des autres !) très différente d’une petite

salle qui peut elle-même être différente d’une autre petite salle conçue

avec des matériaux réfléchissant différemment les sons. Ainsi Joseph

Beuys a réalisé une installation, visible au centre Georges Pompidou,

comprenant une salle complètement calfeutrée (mur et plafond) par des

sortes de gros tapis gris. Pour y entrer, le visiteur se baisse, et une

fois qu’il est dans cet espace (au milieu duquel se trouve un piano

inutilisé), les sons, toujours émis par les voix des visiteurs, ne sont plus

perçus de la même façon. Les bruits sont sourds. De même Gilbert Simoun

est perturbé la première fois qu’il découvre la neige et les montagnes :

« Même le bruit du moteur des voitures ne me rassure pas, il ne m’est

plus tout à fait familier, son ronflement est différent, et puis les sons

viennent, me semble-t-il de très loin, c’est toute une perspective de

bruits qui me parvient et elle ne s’organise pas dans ma tête. Je n’en

suis pas encore à m’amuser à reconnaître la voiture qui monte de celle

qui descend, de celle dont le son disparaît, soudain happé par un virage.

J’ai froid. »11.

- L’autre correspond à l’univers sonore de l’espace c’est à dire à

tous les sons émis que ce soit par les visiteurs, les habitants ou par

des objets, machines (bruit de ventilation ou diffusion d’une musique…).

« Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me

paraît étroit en regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique

se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue

le morceau, il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue

dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue à travers l’espace visible

une nouvelle dimension où elle déferle… […]. […] La musique n’est pas

dans l’espace visible, mais elle le mine, elle l’investit, elle le déplace... »12.

L’espace sonore créé peut être différent de l’espace visuel en trois

dimensions mais au lieu de les dissocier il me semble envisageable de les

associer – ce qui se fait déjà lorsque l’espace visuel est en deux

dimensions (cinéma) « Les sons modifient les images consécutives des

couleurs : un son plus intense les intensifie, l’interruption du son les fait

11 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 12 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.

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vaciller, un son bas rend le bleu plus foncé ou plus profond »13 – ils

participent alors ensembles (et avec d’autres) à la création d’un espace

sensible les englobant.

L’architecture ou plus largement l’art peut ainsi créer des espaces

sensibles où circulent entre autres des sons, mélodies (architecture sonore) et

elle peut déterminer la façon dont tous les sons seront transmis au sein même

de cet espace. Creux de son, déphasage, absorption, réflexion, effet de

masque… Pour reprendre l’exemple de la cathédrale, un spectateur attentif se

déplaçant dans le volume en émettant des sons serait étonné par la façon dont

ils se propagent selon sa disposition dans l’espace (hauteur sous plafond,

disposition des poteaux, arches…). Le son apporte des informations immédiates

sur l’espace qui peuvent confirmer la vue ou au contraire la compléter,

l’enrichir, la contredire.

Il me semble par ailleurs intéressant de remarquer que l’oreille ne

fonctionne pas de la même façon selon l’attention du promeneur. Il décide

d’écouter ou d’entendre. De même elle fonctionne différemment le jour et la

nuit (jour n’est pas équivalent à lumière, nuit n’est pas équivalent à obscurité)

notamment parce qu’elle doit combler les lacunes visuelles mais pas

uniquement ; puisque les aveugles éprouvent eux aussi cette différence de

perception. La nuit entraîne, avec la diminution visuelle de l’espace, une

modification des comportements de tous les individus et de la nature en

générale, modification que l’on peut aussi ressentir lors d’une éclipse. A la ville

comme à la campagne, les bruits produits par l’environnement extérieur sont

différents. La nuit est caractérisée par une atmosphère plus calme ou au

contraire par une excitation qui lui est propre. En ville on entend des individus

désinhibés dans les quartiers animés ou au contraire le silence dans les

quartiers calmes. Ce silence peut être rompu parfois par le bruit d’une voiture

ou d’un piéton. A la campagne, la faune émet également d’autres sons. D’un

point de vue scientifique, les ondes sonores ne se propagent pas de la même

manière. La nuit, la terre est généralement plus chaude que l’air, la journée

l’air est généralement plus chaud que la terre, cela provoque des mouvements

d’air différents et par conséquent une propagation différente des ondes

sonores. Il me parait donc réducteur de confondre le jour avec la lumière et la

nuit avec l’absence de lumière. Le matin est lui aussi caractérisé par un univers

sonore particulier. « Les voitures sont plus rares, elles roulent différemment,

l’air qu’elle traversent est plus léger, le son s’y prolonge. Une auto dans la

nuit, l’oreille la suit longuement, reconnaît sa direction. Tout droit dans une

avenue, le bruit s’enfonce, diminue d’intensité au rythme de la vitesse. Elle

13 Ibid.

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tourne : les pneus se plaignent différemment suivant l’angle du virage. Moins

nombreux, ne se superposant plus, les sons parviennent mieux à l’oreille, ils

sont aussi plus clairement déchiffrables. »14. Les vibrations de la nuit paressent

différentes – seul, ne perçoit-on pas des bruits inaudible pendant la journée ?

–, d’une manière générale, les sens semblent plus à l’affût.

Eva Thome, aveugle ayant déjà vu, se sert des bruits et des sons dans

ce qu’ils peuvent lui apporter pour connaître ou reconnaître l’invisible. Elle

explique aussi comment il lui faut lutter contre la tendance à croire qu’un bruit

faible parvient de loin et qu’un bruit fort est proche.

L’environnement sonore participe entièrement à l’impression produite par

l’espace, il peut la colorer ou la ternir.

4/ Informations olfactives

Quelques caractères olfactifs : odeur des matériaux, humidité,

température, aération, présence de végétations ou de produits à l’odeur

particulière, encens, rosé, fraîcheur, climatisation, serre…

Les odeurs et les parfums peuvent avoir un rôle déterminant dans

l’évocation d’un lieu ou de son état : l’odeur de la mer, de la pluie, de l’air

frais ou celle d’un pub : « Une odeur chaude, un peu épaisse dans laquelle

j’entrais avec une sorte de contentement. […] la fumée de ces pipes… »15. Leur

variation d’intensité permet d’essayer d’en localiser la source mais les odeurs

ont aussi cette particularité de pouvoir créer une véritable étendue concrète et

indistincte simultanément. « L’odeur de la rue chassait celle du métro. La rue

était une grande haleine fraîche, ou tiède l’été, qui vous soufflait au visage

d’un coup ; on respirait partout même avec sa peau. »16. Attachées à l’espace,

difficilement descriptibles, elles enveloppent l’individu sans coller. « Je respire

dans l’air un feeling spécial qui pour moi restera celui de l’Angleterre et que je

définis mal »17. Pour Eva Thome elles recréent tout un paysage

invisible : « effluves salés, senteurs forestières, exhalaisons chaudes de la

terre remuée, parfum des foins ; c’est toute l’étendue de la mer, des bois, des

champs labourés et des prés où l’herbe fane qui ressuscitent

14 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 15 Ibid. 16 Ibid. 17 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

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Page 17: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

miraculeusement. »18. Il me semble que l’odeur a, peut-être plus encore que tout

autre sens, une forte capacité d’évocation, ainsi l’artiste Giuseppe Penone

propose une installation « Respirer l’ombre » où il utilise des feuilles de

laurier pour tapisser et aromatiser l’espace d’une salle. Cette installation

évoque, pas uniquement par son nom, le sentiment de l’ensevelissement du

promeneur dans l’ombre et les odeurs de la forêt.

Malheureusement l’odeur est difficile à maîtriser, autrement qu’à travers

les parfums qui sont souvent des senteurs trop fortes et trop localisées. Il

est par ailleurs délicat pour un non initié de juger de leur éventuelle subtilité.

Est-il préférable de qualifier un espace par une forte odeur, peu d’odeur ou

pas d’odeur ? De ce point de vue encore, les différents matériaux mais aussi

les systèmes d’aération et de renouvellement d’air participent à la création

d’une impression olfactive d’ensemble. On pourrait imaginer envoyer de façon

quasi imperceptible une plus que légère marque olfactive dans ce dispositif,

pour marquer inconsciemment l’espace et enrichir un peu l’impression…

5/ Informations tactiles

Toucher, c’est pouvoir découvrir précisément de façon consciente, petit à

petit et non globalement comme avec la vue, c’est aussi ressentir souvent

inconsciemment la ‘consistance’ des objets qui nous entourent : poignée de

portes… et aussi matériaux froids, chauds… textures particulières…

Le toucher est le sens de la proximité, du détail parfois, de

l’approfondissement, du sentir… C’est le sens de l’exploration chez l’enfant qui

éprouve le besoin ou le désir de saisir avec les mains et la bouche pour mieux

percevoir et comprendre les objets du monde. Chez l’aveugle il a une grande

importance puisque c’est lui qui permet de comprendre les formes, et donc de

se créer, si ‘l’observateur’ le souhaite, une image précise voire complète des

objets de taille humaine. Pour un aveugle de naissance toute réalité se touche,

il imagine d’ailleurs la vue comme un toucher à grande échelle à tel point qu’un

malade opéré après vingt ans de cécité essaye de toucher un rayon de soleil.

Le toucher nous fait sentir les textures, découvrir les matières, le

fluide, le mou, l’élastique, le lisse, le poilu. « Je rame [parcours avec les mains]

les murs, ils sont en bois, ce n’est pas désagréable. Deux lits très bats. Sur le

sol du lino, je le tâte longuement, je ne connais pas cette matière, elle me

18 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie Honorée Champion, 1979

Eric Cassar - 2004 16

Page 18: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

déplait, dans les hôtels où nous allions c’était du tapis. »19. Ce sens nous fait

vivre la nature du sol : terre, herbe : « les pelouses […] sont spongieuses »20,

sable, caillou, gravier, neige : « tu t’enfonces comme dans un oreiller »21,

plancher lisse, froid, carrelage, bois, plastique, moquette ou tapis moelleux. Le

corps s’assoit, se pose, touche, s’allonge, il est alors en contact direct avec la

matière, les types de contacts possibles sont très nombreux et la découverte

peut se faire à plusieurs niveaux…

Désolée de ne plus saisir l’immense, Eva Thome redécouvrent les petites

choses : le creux d’un rocher ou le polissage d’un galet, pour elle, les grands

conifères ne sont plus mais elle perçoit dans sa main la pomme de pin découpée

en fleur. « Je suis touchée plus qu’autre fois par la fantaisie, l’imprévisibilité

des petites formes inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. »22. Elle

s’aperçoit aussi que vu à la petite échelle du toucher un objet ne renseigne pas

forcement sur son aspect d’ensemble. La texture d’un poteau n’indique pas

l’architecture du bâtiment. « Je sais que les sensations tactiles peuvent

éveiller, si je n’y prend garde, des images trompeuses : le contact d’une écorce

craquelée m’est désagréable, je sais que l’arbre peut être magnifique. Le

désagréable n’est pas synonyme de laid et réciproquement. »23.

6/ Autres informations

Température, pression de l’air et … toutes celles que l’on ne connaît

pas, que l’on ne devine pas mais qui peut-être existent. « Quand je vois un

objet, j’éprouve toujours qu’il y a de l’être au-delà de ce que je vois

actuellement, non seulement de l’être visible, mais encore de l’être tangible ou

saisissable par l’ouïe, - et non seulement de l’être sensible, mais encore une

profondeur de l’objet qu’aucun prélèvement sensoriel n’épuisera. »24. Je n’ai pas

cité le goût parce qu’il ne participe pas à la description de l’espace. Je

m’intéresse essentiellement ici aux sens « spatiaux ».

19 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 23 Ibid. 24 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.

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Les sensations de température : un rayon de soleil qui lèche le visage ;

de l’ombre qui signifie qu’un élément s’est interposé… Un espace chaud et

humide n’est pas comme un espace chaud et sec ou froid, de même dans un

espace on peut passer d’une sensation à l’autre, l’architecture utilise beaucoup

les variations de lumière, on pourrait aussi y réfléchir en tant que variation de

température. Un aveugle ne connaît lui de la lumière que la chaleur « Pour moi,

voir s’est longtemps identifié à la chaleur, à la maison c’était son rayonnement

que je ressentais devant les ampoules électriques. Chaleur = lumière = voir, une

méprise qui dura longtemps. »25.

Les variations de pression si elles peuvent être ressenties ne semblent

jamais voulues par l’homme qui les maîtrise mal – aucun architecte n’en parle –.

S’appliquant davantage à un espace dynamique, elles peuvent contenir des

informations utiles notamment pour les aveugles. Les mouvements d’air leur

permettent en effet de deviner la présence d’autres individus ou d’objets en

mouvement. Voilà ce qu’un professeur enseigne aux jeunes aveugles : « Une

voiture dont le moteur tourne à l’arrêt n’a pas le même bruit. Sa masse ne

déplace pas d’air. »26.

Les sensations liées à la respiration qui est le premier contact et

échange que l’homme a avec l’espace où il se trouve. Cet échange ou circulation

d’air est obligatoire, l’homme est dans l’espace, il échange avec lui et devient

un des qualificatifs du lieu puisque sa présence modifie la perception que

peuvent en avoir les autres individus. L’aptitude à pouvoir respirer

correctement peut d’ailleurs être liée à l’espace et à sa population. On a

l’impression de respirer plus difficilement dans une cave, même ventilée, que

dans une église. On suffoque souvent parce qu’on manque d’espace, l’air circule

mal ou au contraire on respire à plein poumon parce que le vent frais vient

nous caresser le visage et nous rafraîchir. « Si l’acte de respirer est facile à

nouveau, cela signifie pour lui [l’aveugle] : « Ah ! Je retrouve l’air libre et

l’espace ». »27.

Les vibrations peuvent aussi apporter des informations, mais elles

restent une notion difficilement définissable – s’agit-il de variations de

pression ? –. Elles sont pour les aveugles d’une aide importante : « mes sens

se sont affinés au point qu’entrant dans une pièce, je sais s’il y a des filles :

elles n’émettent pas les mêmes radiations. Leurs gestes aussi sont différents :

ils n’ouvrent pas l’air de la même façon que ceux des garçons. […] Je

25 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 26 Ibid. 27 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.

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Page 20: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

différencie les mouvements lents des rapides, les calmes des brusques, aucune

nuance de la gamme ne m’échappe. »28.

De même un aveugle, après plusieurs années, peut sentir si on le

regarde : « Machinalement je tourne la tête vers une des filles, j’ai senti

qu’elle était proche, et il m’arrive comme une chaleur là, derrière, au niveau des

yeux, comme un courant qui passe. Je suis sûr que la fille […] est en train de

me regarder, je n’ai besoin de personne pour me le dire : je le sens, cela se

passe là, derrière, au delà de mes yeux, quelque part dans le fond de ma

tête. »29.

Le vent ‘transporte’ en lui l’ensemble des informations ci-dessus

couplées à d’autres. C’est un mélange de sons (bruit de souffle), de sensations

de température (air frais ou chaud) et de pression (poussée du vent), de

toucher (corps et visage), d’odeurs (des senteurs qu’il peut véhiculer). Il donne

des informations sur l’espace parcouru ou à parcourir. « Si, après avoir longé

un mur continu qui vient tout à coup à s’interrompre, je traverse une rue

tombant perpendiculairement sur mon chemin, le plus souvent un léger courant

d’air me soufflant au visage m’avertira par une sensation de pression que

l’obstacle n’est plus là. »30. Le vent peut être extérieur à ‘l’observateur’ mais

il peut aussi être créé par lui, par son mouvement par rapport au référentiel

considéré. La perception d’un espace par un observateur en mouvement se

caractérise avant tout par des déplacements d’air. « Je pensai que si la

voiture eût été une puissante moto, j’aurai davantage fait corps avec l’espace

et n’eus plus été que mouvement. »31.

Les aveugles sont, il est vrai, plus sensibles à ce type de sensations

que les voyants qui utilisent en permanence la vue, source presque infini

d’informations. Il est possible que ces derniers soient néanmoins touchés

inconsciemment… mais comme le dit avec humour Gilbert Simoun, « S’ils avaient

notre acuité auditive et sensorielles ils seraient tous des supermen ! »32.

28 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 29 Ibid. 30 Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit. 31 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 32 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

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7/ Mélange, synesthésie

« Les parfums, les couleurs et le sons se répondent. »33

Il me semble que chaque sens doit être considéré en tant qu’élément d’un

ensemble. « Si je veux m’enfermer dans un de mes sens et que, par exemple, je

me projette tout entier dans mes yeux et m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai

bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout

entier vision, le ciel cesse d’être une « perception visuelle » pour devenir un

monde du moment. »34.

Après avoir essayé de répertorier les différentes formes d’informations

qu’un espace pouvait nous communiquer, je pense important d’en faire la

synthèse puisque en réalité l’homme est toujours submergé d’un ensemble de

sensations, il a conscience de certaines parce qu’il peut y être attentif, et il

oublie les autres. Mais il me semble qu’elles s’imprègnent en lui et participent

inconsciemment à l’image globale qu’il se fait d’un espace, lui procurant une

identité.

Ce mélange d’informations sensorielles peut être perçu comme le

qualificatif général d’un lieu à un instant donné (ex : cathédrale…). Son image

sensorielle sera différente d’un instant à l’autre (modification de la lumière, du

son, des odeurs), mais certaines caractéristiques qui qualifient ce lieu sur une

durée plus grande resteront identiques, notamment sa forme, décrite d’un point

de vue scientifique, la façon dont les sons sont réfléchis, les effluves

(humidité…)...

C’est le mélange subtil, conscient ou inconscient de ces différentes

informations captées dans une durée, qui va donner à l’observateur une

ambiance, une impression (sens propre et figuré) d’un lieu, d’un espace… Cela

s’inscrira dans sa mémoire sensorielle de l’espace. Au théâtre, le comédien peut

d’ailleurs faire appel à cette mémoire sensorielle pour donner vie à l’espace

plus ou moins décoré de la scène.

Chaque sens crée en lui même des espaces qui peuvent évoquer des

impressions similaires ou contradictoires, espace visuel, sonore, olfactif,

tactile…, mais la somme de ces informations crée un espace, l’espace sensible

qui est différent de l’addition des espaces créés. L’addition des sens entraîne

une juxtaposition de champs de perception qui est différente de la perception

globale que l’on a d’un objet. L’ensemble n’est pas égal à la somme de ses

parties. Il faudrait alors apprendre à maîtriser les notions de proportion,

33 Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, La librairie Larousse, 1927 34 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.

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Page 22: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

d’harmonie et de perspective au niveau de l’espace sensible – c’est à dire au

delà des trois dimensions spatiales essentiellement visuelles – même si cela

reste difficile parce que tout espace sensible est modifié en permanence par la

vie du lieu. Il n’est néanmoins pas impossible de concevoir un espace sensible où

chaque sens constituerait un petit monde à l’intérieur du grand même si, selon

Merleau-Ponty « l’unité de l’espace ne peut être trouvée que dans l’engrenage

l’un sur l’autre des domaines sensoriels. »35.

Cette synthèse sensorielle s’exprime par le temps. « La synthèse

spatiale et la synthèse de l’objet sont fondées sur ce déploiement du temps.

[…] Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et un avenir

pour un présent, il n’est pas une chose, il fait le temps au lieu de le subir. »36.

Je pense que toute sensation peut en effet être perçue comme un état. Un

état nouveau n’existe et n’est ressenti que parce qu’il est différent d’un état

antérieur. Toute sensation quelle qu’elle soit, et donc toute perception (au sens

somme des sensations) n’existe donc que grâce au temps. C’est le temps qui

sert de cadre à ce que l’on perçoit, à ce que l’on ressent. La sensation

s’exprime dans le contraste : contraste entre l’état présent et l’état l’ayant

précédé et contraste entre l’état présent et tous les états antérieurs vécus

et éprouvés susceptibles ou non de ressurgir.

Je vais essayer de montrer maintenant que tout champ sensoriel ou

perception de l’espace tout en s’inscrivant dans notre mémoire parce qu’il va

devenir du passé, fait intervenir d’autres sensations déjà vécues et facteurs

humains, expressions du passé. « […] la perception atteste et renouvelle en

nous une « préhistoire ». Et cela encore est essentiel au temps ; il n’y aurait

pas le présent, c’est-à-dire le sensible avec son épaisseur et sa richesse

inépuisable, si la perception, pour parler comme Hegel, ne gardait un passé dans

sa profondeur présente et ne le contractait en elle. »37.

La perception me parait modifiée et complétée par d’autres facteurs

humains qui colorent cette sensation et la transformeront peut-être en

sensation de bien ou de mal être.

35 Ibid. 36 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 37 Ibid.

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Page 23: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on

se fait d’un lieu

« Distinguons la sensation du sentiment : la sensation n’est qu’un

ébranlement dans le sens ; et le sentiment est cette même sensation devenue

agréable ou désagréable par la propagation de cet ébranlement dans tout le

système sensible. ». Buffon, Œuvres philosophiques.

« Dans l’attitude naturelle, je n’ai pas des perceptions, je ne pose pas

cet objet à côté de cet autre objet et leurs relations objectives, j’ai un flux

d’expériences qui s’impliquent l’une l’autre aussi bien dans le simultané que

dans la succession ». Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

Dans la première partie je ne prenais en effet pas en compte, dans la

perception que l’on a d’un lieu, les données plus ou moins définissables à

l’avance qui transforment malgré elle cette perception objective ( ?), la même

pour tous en perception subjective c’est à dire en sentiment individuel qui

oriente la sensation vécue vers l’agréable, le désagréable ou … Ces données me

paraissent être d’au moins trois ordres : le passé du lieu, le passé de l’individu

et l’espace dans l’esprit de chacun. Dans la suite je supposerai l’observateur

« sain », ne traitant pas de l’influence des drogues sur la perception.

1/ Le passé du lieu, la mémoire collective

En considérant l’aspect formel, esthétique et sensoriel de l’espace il me

semble difficile de faire abstraction de son aspect symbolique, ancré dans la

mémoire collective. Le souvenir collectif est souvent lié aux générations

passées qui ont marqué un espace de façon matérielle ou immatérielle (batailles

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Page 24: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

historiques, signatures de traités, naissance ou passage dans un lieu d’une

personnalité historique, Chinon pour Rabelais, Auvers sur Oise pour Van Gogh …)

Certains lieux, chargés d’un passé fort renvoient au spectateur (on est

toujours spectateur d’espace) une impression plus ou moins intense qui modifie

intrinsèquement la perception esthétique de l’espace. Faire abstraction de ces

données, pour ne juger qu’un aspect formel demande un travail intellectuel et

peut poser des problèmes éthiques. La Sainte Victoire rappelle Cézanne, un

cimetière ne peut être considéré sans ces morts, comme Auschwitz sans la

Shoah. Le monument aux morts ou plus largement tout édifice construit en

mémoire de… peut difficilement être perçu en laissant de côté son sens même

si, malheureusement, plus le temps passe et plus l’on oublie… Pour Pierre Nora,

concepteur et maître d’œuvre de l’imposant ouvrage Les lieux de mémoires, la

mémoire qui n’est pas comme l’histoire une « représentation du passé » mais

« un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel »38, est

aujourd’hui un phénomène essentiellement privé ; elle disparaît. Les

commémorations nous le rappellent. Mais je crois que si l’intention première de

ces espaces est souvent « d’enfermer le maximum de sens dans le minimum de

signes »39 dans un deuxième temps plutôt que de nous ‘rappeler en permanence’

(volonté de mémoire dont l’excès entraîne l’immobilisme), le lieu (de mémoire)

doit, quelles que soient les évolutions de l’espace et l’appropriation que

l’utilisateur s’en fait, ne jamais nous faire oublier. Ne jamais faire oublier mais

ne pas rappeler en permanence pour que le passé serve le présent sans pour

autant l’étouffer.

La valeur symbolique est très variable d’un lieu à un autre, mais quand

elle existe, elle me semble avoir une influence évidente sur la perception

globale que l’on a d’un espace, certains dialoguent avec un passé fort, d’autres

sont plus anodins.

2/ Le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle

« Une première perception sans aucun fond est inconcevable. Toute

perception suppose un certain passé du sujet… » Merleau-Ponty,

Phénoménologie de la perception.

38 Pierre Nora, Les lieux de mémoires, Paris, Gallimard, 1984 39 Ibid.

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Page 25: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

Je ne pense pas que le souvenir ne concerne que l’aspect sensoriel d’un

lieu sauf dans le cas d’un ‘flash de beauté’ qui comme le coup de foudre

anéantit toutes autres données. Il est souvent associé à un vécu. J’étais dans

tel lieu avec tels individus, nous avons fait telles choses… et j’étais bien.

L’état intérieur de l’observateur influence l’image qu’il peut conserver et voir

d’un espace (image est à comprendre ici et dans la suite du texte comme image

sensorielle et non uniquement visuelle). Cet état influence sa perception (de

façon complexe) et influencera ce qui restera de cette perception : son

souvenir.

Il n’y a souvent d’ailleurs que la redécouverte d’un espace déjà connu qui

modifie, le souvenir que l’on en a. Cette modification peut s’opérer dans

l’enrichissement de l’image de départ, on perçoit le lieu à un autre moment

(saisons, climats, lumières diffèrent), on découvre de nouveaux détails, on est

surpris, étonné de ne pas avoir remarquées certaines caractéristiques

précédemment ou au contraire dans certains cas on peut être déçu par une

réalité qui semble en deçà du souvenir que l’on s’en était fait. Les goûts, les

couleurs et la perception d’un espace évoluent dans le temps ou doivent

pouvoir évoluer. Les espaces riches (fourmillant de détails étonnants

imperceptibles au premier regard) sont des espaces à découvrir et à

redécouvrir à l’infini. L’influence d’un nouveau moment de vie éprouvé dans cet

espace déjà vécu participera à la nouvelle perception du lieu et ainsi de suite.

La notion d’âge interviendra dans l’expression de la sensation procurée par le

lieu. Un lieu peut se rappeler à lui même et aux souvenirs que l’on a pu créer

précédemment dans cet espace, infiniment lié au temps, à la vie, aux instants

qu’on y a vécus, il peut aussi rappeler un autre espace parce qu’il a une

caractéristique commune avec ce dernier qui a appartenu ou appartient à notre

histoire individuelle.

C’est le cas de la découverte d’un espace qui va faire ressurgir des

souvenirs enfouis qui ne sont pas en relation directe avec le lieu. En effet, le

souvenir une fois inscrit à l’intérieur de l’observateur, pourra ressurgir lors de

perceptions qui pourront posséder un point commun même lointain avec une

image vécue. La perception ne se limite plus uniquement à ce qui est perçu dans

le présent, elle incorpore la résurgence de ces souvenirs passés. L’exemple le

plus connu est sans doute celui de Proust et de sa madeleine : « Certes, ce qui

palpite au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette

saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. […] Et tout d’un coup le souvenir m’est

apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche

matin à Combray… »40, je pourrais aussi à nouveau citer Giuseppe Penone avec

l’installation « Respirer l’ombre ».

40 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu I (Du côté de chez Swann), Paris, Gallimard, 1987

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Page 26: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

Je pense que les mécanismes de l’esprit participent à la création d’un

état de l’instant. Cet état de l’instant sera donc un mélange des informations

reçues et interprétées par les différents sens, du moment vécu (rires, pleurs,

partage avec l’autre et/ou les autres), mais aussi de tout ce que cette

perception aura pu faire ressurgir, dans l’esprit de l’observateur. On ne peut

pas vivre un présent en faisant complètement abstraction de son passé puisque

très souvent c’est inconsciemment qu’il ressurgit. – Dans la suite je n’évoquerai

que le souvenir conscient, les mécanismes des souvenirs inconscients étant

complexes et indépendant de la volonté du spectateur. –

Se pose alors le problème de la mémoire : un phénomène complexe.

« Supposons cette question : « Est-il vraiment correct de nous fier au

témoignage de notre mémoire comme nous le faisons ? » »41. Quels souvenirs

restent-ils d’un lieu, d’un moment ? Pourquoi retient-on certaines choses et

non d’autres ? Où, comment et par quels mécanismes s’effectue la sélection des

souvenirs ? Difficile de donner une réponse, mais souvent, les souvenirs que

l’on a d’un moment et donc d’un espace ne sont pas exacts, notre mémoire nous

joue des tours, elle déforme et sélectionne, son mécanisme dépend de nombreux

paramètres. On peut déjà décider, choisir, de se souvenir précisément d’un

espace. On va alors l’observer plus attentivement. Les aveugles font d’ailleurs

la différence entre ce qu’ils nomment le flash ambiance qui correspond à la

connaissance vague d’un espace (son, odeur, respiration) – ce qu’ils perçoivent

en permanence – et le flash image qui est la résurgence d’une image

sensorielle déjà éprouvée, souvenir qui peut naître d’un parfum ou de

l’effleurement d’une main. La création d’une de ces images passe au préalable

par une compréhension plus précise d’un espace, les aveugles doivent dans ce

cas effectuer un travail de reconstruction mentale de l’espace ou d’un objet

notamment grâce aux informations qu’apporte le toucher aux autres sens.

« [flash ambiance] La rue, je ne fais que la respirer, l’entendre, elle est

sensations : je devine son environnement, les gens, les voitures… je ne peux

avoir l’idée d’une dimension en touchant une boutique, une porte… Il faut me

comprendre, les formes, je les cerne par morceaux, les unes après les autres.

L’idée d’un tout je peux l’avoir mais elle ne m’arrive pas, comme à vous d’un

seul coup ; il faut que je la pense, que je la reconstruise, ce travail là je ne le

réussis pas toujours et puis je n’ai pas, non plus, toujours envie de le

faire. »42. Quand il dit qu’aux voyants l’idée d’un tout arrive d’un seul coup, il a

raison, mais si l’observateur n’a pas un regard actif, ne prend pas le temps, un

41 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, op. cit. 42 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

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Page 27: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

peu comme le fait l’aveugle, de décrypter l’image qui lui vient, il l’aura vue mais

sera incapable de s’en souvenir consciemment correctement.

Pour préserver plus intact un souvenir on peut aussi prélever et

conserver des traces ‘réelles’ d’un espace. La description est notre seule

manière de connaître l’aspect passé d’espaces inconnus, cela revient à capter

une petite partie de l’espace temps. Plusieurs outils peuvent être utilisés pour

créer, capter et décrire un espace ou une impression d’espace :

- la vidéo outil sonore et visuel (avec ou sans la couleur) donne

une représentation de l’espace relativement précise mais subjective car

dépendante du regard de l’observateur, de son point de vue. Elle fait

intervenir l’image et son ambiguïté (cf. manipulations d’image, média,

internet, pouvoir politique…).

- l’enregistrement sonore donne une indication inhabituelle sur

l’espace. Avec « The missing voice », œuvre sur CD audio, Janet Cardiff,

artiste, décrit par la voix ce qui se passe autour d’elle, on entend tous

les bruits… Cette oeuvre nous amène à percevoir différemment un espace

et sans doute aussi à écouter davantage l’univers sonore dans lequel on

évolue tous les jours…

- l’écriture, elle, ne peut pas donner la sensation brute vécue mais

qui peut la décrire plus ou moins précisément, plus ou moins

objectivement. Elle est capable d’exposer les caractéristiques d’un style,

d’une époque, le son, les odeurs, le goût, les concepts d’une image ; elle

permet au lecteur de se les figurer même si on s’aperçoit en réalité que

très souvent face à un texte écrit les images (sensorielles) mentales que

se créent le lecteur sont différentes d’un individu à l’autre. L’écriture

fait intervenir plus encore que la réalité de l’expérience l’imagination et

par la même la résurgence du passé du lecteur qui composera son image

grâce à des impressions réelles qu’il aura lui-même déjà éprouvées.

L’écriture permet d’autre part d’analyser et d’exprimer de façon

abstraite (avec des mots abstraits) des sensations vécues. Prenant

appuis sur la perception sensorielle, certains mots peuvent, quand ils

font référence à la vue, ne pas être compris par les aveugles. Par

exemple Gilbert Simoun cherche et explique qu’il ne peut pas saisir la

signification d’un terme comme ‘enténébré’, inversement il manquera de

mots pour exprimer ce qu’il ressent : « Le vocabulaire dont je dispose

est celui des voyants à plus de 80 pour 100 visuel et il s’agit

précisément de quelque chose [une sensation qu’il a peine à nous décrire]

qui ne l’est pas »43… Le langage a été construit par l’homme doué des

cinq sens pour lui permettre de communiquer. L’univers de mots créé est

43 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

Eric Cassar - 2004 26

Page 28: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

calqué sur notre façon de percevoir le monde, tous les mots peuvent

facilement se transformer en images. Ceci est d’ailleurs dangereux car

comme le montre Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus,

un mauvais usage du langage est souvent à l’origine de solutions

traditionnelles [erronées, ou incomplètes] de la philosophie traditionnelle.

La création d’un langage image de notre monde peut nous empêcher

d’en découvrir les fondements enfouis. En effet, le langage lié à la

pensée peut nous mener dans l’erreur soit par un mauvais usage de ce

dernier, soit au contraire par l’enfermement dans lequel il peut nous

perdre. Il me semble qu’il peut alors apparaître comme les bornes de

notre pensée, les bornes de notre conception du monde, les bornes de

l’espace perçu et conçu par notre esprit.

Le mécanisme des souvenirs inconscients est plus complexe et

difficilement maîtrisable, notre cerveau conserve des images sensorielles

refoulées ou oubliées qui peuvent ressurgir.

Les souvenirs conscients qu’ils nous restent d’un espace sont très

souvent visuels et liés à notre histoire personnelle. Se rappeler demande

parfois un effort de mémoire. Communiquer ou conserver des impressions ne

peut s’effectuer sans prendre en compte les approximations qu’entraînent le

média utilisé.

3/ La préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun

« […] comment avons-nous pu croire que nous vissions de nos yeux ce

que nous saisissons en vérité par une inspection de l’esprit […] ? » Merleau-

Ponty, Phénoménologie de la perception.

Comme j’ai essayé de le montrer au niveau du langage, il me semble que

nous conceptualisons le monde, ou une représentation du monde, grâce à notre

pensée, ou espace dans l’esprit. Cet espace est différent pour tous (notamment

chez un aveugle de naissance), il est d’autre part borné par des limites fixées

par l’imagination. Ainsi un aveugle n’ayant jamais vu ne peut pas imaginer ce

qu’est la vue, elle ne peut donc pas lui être indispensable, alors qu’elle l’est

pour les voyants (les individus ayant perdu la vue la regrette pour toujours).

Eric Cassar - 2004 27

Page 29: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

On ne peut pas désirer ou vouloir ce que l’on est incapable d’imaginer. Cet

espace de l’esprit me parait dépendre de notre aptitude à percevoir et donc à

concevoir.

Il nous est impossible de nous représenter le néant, l’absence d’espace,

ceci n’est-il pas la preuve de l’existence d’un espace conceptualisé dans l’esprit

de chacun. « Cet espace je puis me le figurer comme vide, mais non me figurer

la chose sans l’espace. »44. Essayer en fermant les yeux d’oublier complètement

le monde, l’espace, est impossible, on peut le faire disparaître un instant mais

on continue à voir, à penser, à imaginer en fonction de lui.

L’aveugle de naissance n’a jamais une perception globale d’un espace mais

il peut s’amuser à reconstruire cette perception totale, notamment à l’aide de

l’espace qu’il a, comme nous, dans l’esprit. Espace qui lui permet entre autre

certains raisonnements géométriques demandant des capacités d’abstraction. Ce

qui pour un voyant s’appelle une vision (jugement de l’espace avec les yeux),

pour l’aveugle c’est plutôt une imagination, tout se déroule dans son esprit ; ce

qui est capté par ces différents sens peut lui permettre de créer une

« pensée-image ». C’est grâce à l’espace de sa pensée qu’il peut aboutir à un

tel résultat : « […] avec l’herbe sans jamais avoir vu j’ai eu l’impression de voir,

enfin, ce que j’imagine être la vue. »45. Notre espace de l’esprit est à l’origine

de notre capacité d’abstraction, de vision dans l’espace, il peut même pour un

voyant modifier ou corriger quelque peu la vision que l’on peut avoir d’un lieu.

Si un individu se trouve dans une pièce cubique et qu’il le sait il pourra

faire des allers et venues (souvent inconscients) entre ce qu’il voit et ce que

son esprit peut voir ou imaginer : un cube, parfait. Ceci modifiera sa perception

du lieu dans l’instant. Heidegger dans son quadri parti dit que l’espace, la

terre, est aussi dans notre tête, nous ne pouvons en effet nous désolidariser

de cet espace d’imagination de perception dans l’esprit. Dans la réalité un cube

peut selon le point de vue ne pas sembler être cube, il est d’ailleurs impossible

de voir les six faces ou les douze cotés égaux simultanément, le fait de savoir

et de pouvoir conceptualiser un cube dans notre esprit peut modifier la

perception de l’espace que l’on a à l’instant où on le regarde. On sait, grâce à

lui, que l’on peut être victime d’illusions.

Notre esprit nous donne aussi des indications à priori invisibles sur

certains objets. Ces informations viennent essentiellement de notre mémoire qui

participe à ‘l’éducation’ de cet espace de l’esprit. Elles sont déduites de nos

expériences passées. Ainsi on peut voir la rigidité et la fragilité du verre,

l’élasticité de l’acier ou la ductilité de l’acier rougi. « La forme des objets n’en

est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature

44 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993 45 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

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Page 30: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli

dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse

de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. »46. On peut ainsi percevoir par

la vue le poids, la viscosité, la raideur, le son, la fluidité, l’élasticité, la

température de certaines matières ou certains objets,

D’après Eva Thome la conception architecturale avant sa projection dans

le monde (alors qu’elle n’est décrite que par plans), demeure accessible au non-

voyant si elle lui est expliquée avec précision ; parce que « cette construction

sur papier est plus proche de la vision mentale que la réalisation concrète »47.

Le non voyant « peut porter un jugement esthétique, dans la mesure où il est

capable de se représenter les formes »48. L’aveugle a donc la possibilité grâce

à cet espace de l’esprit, qu’on a tous dans la tête, de construire et voir des

volumes, des formes. Plus largement un architecte, artiste ou créateur, même si

la vue influence sa manière de concevoir, peut conceptualiser et visualiser,

modéliser, créer en partie ou complètement son oeuvre dans sa tête avant de

la faire éclore.

Toute perception me semble donc provoquer de façon inconsciente et

innée un ensemble de mécanismes dans notre esprit qui complètent et modifient

en permanence et inévitablement notre perception, c’est ce qui constitue la

subjectivité de chacun.

46 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 47 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 48 Ibid.

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III/ La perception des aveugles

« Un coucher de soleil me reste incompréhensible… »

« […] pour ceux qui voient, la vue est indispensable, pour nous qui ne

l’avons jamais eu elle ne l’est pas. Désire-t-on quelque chose que l’on ne peut

même pas imaginer ? ». Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la

nuit.

L’aveugle a cette particularité de pouvoir vivre un état primaire c’est à

dire un état qui précède la sensation transformée, où « il est davantage

affecté qu’il ne remonte à la cause affectante, où il n’extériorise pas, ne

projette pas en objet le ressentiment produit en lui par l’impression

sensorielle. » Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne.

1/ Personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vu

Un aveugle ayant déjà vu sait ce qu’est la vue, à quoi ressemblent les

couleurs, les formes visuelles ; pour lui, c’est comme si le monde extérieur

avait en partie disparu, il le regrette. Il lui reste néanmoins en mémoire des

images de ce monde. Lorsqu’il découvre un nouvel espace, il peut faire appel à

ces souvenirs. Il associe par exemple quasi inconsciemment des couleurs aux

étendues qu’on lui décrit même s’il est dorénavant incapable de les voir. Il

possède une vision mentale de tout ce qui a été tout en ne pouvant juger si

« ce qui a été est encore tel qu’il était et n’est pas devenu autre »49. Au

départ, il lui faut s’habituer à cette absence de vue qui entraîne des

problèmes annexes comme la difficulté de bien entendre parce qu’il ne lui est

plus possible de voir le mouvement des lèvres ou les gestes accompagnant la

parole. L’individu devenu aveugle doit apprendre à reconsidérer l’espace et son

contenu, il doit pour cela oublier certaines de ses habitudes de voyant (qui

49 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.

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Page 32: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

risquent au départ de l’handicaper) et faire beaucoup plus attention aux

informations fournies par les autres sens qui sont secondaires pour un voyant

– la vue leur apportant ces indications –. Il peut ainsi faire naître des images

visuelles à partir des autres sens. Il peut aussi continuer à rêver d’images et à

avoir des exaltations visuelles même si elles devront faire appel au souvenir.

Ses sens une fois décuplés lui servent avant tout à se positionner dans

l’espace, à se repérer. Ce n’est qu’après qu’il peut pleinement profiter d’une

sensation (par exemple gustative) qu’il est souvent plus apte à éprouver qu’un

voyant même si généralement la sensation gustative est adjointe d’une

sensation visuelle préalable : on ne peut considérer un bon plat sans son

aspect visuel. Le devenu non voyant doit apprendre à voir à nouveau sans

disposer d’un moyen de contrôle, la vue, lui permettant de savoir si oui ou non

il est dans l’erreur, si ce qui est et ce qu’il croit percevoir sont identiques. Il

est pendant une longue période condamné à l’incertitude, il doit apprendre à

utiliser la synesthésie pour essayer d’y faire face. Dans sa quête de

perception, il va certes, perdre des informations mais aussi en découvrir de

nouvelles, ainsi ne pouvant plus saisir l’immense, accessible essentiellement à la

vue, il peut découvrir les subtilités du monde à une autre échelle. « Je suis

touchée plus qu’autrefois par la fantaisie, l’imprévisibilité des petites formes

inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. »50.

Un aveugle de naissance, lui, n’éprouve pas de manque particulier, « parmi

les cinq sens, la vue est le seul dont je doutais de l’utilité »51. Il ne sait pas

ce qu’est voir, il ne le conçoit même pas, pour lui, les interrogations que nous

nous posons à son sujet n’existent pas, à la question « comment t’es-tu aperçu

que tu étais non-voyant ? » Gilbert Siboun répond : « Je ne m’en suis jamais

aperçu… »52. Il peut l’imaginer partiellement… comme un toucher capable

d’englober des objets à très grande échelle. L’emploi qu’il fait du mot « voir »

est le même que nous mais pour lui ce mot ne correspond à rien de semblable.

Les seules connaissances qu’il a de ce sens sont les informations que les

voyants lui auront communiquées, parfois sans s’en rendre compte, par la

parole, écrite ou orale. Le langage lui est alors d’une grande aide par exemple

pour appréhender les couleurs, notion qu’il peut difficilement concevoir : « Si tu

me dis : une chemise rouge, à cause des feux rouges de signalisations, je pense

à un vêtement qui se voit de très loin. »53. Le non voyant ne peut se créer des

images qu’à partir d’une superposition de couches d’informations données par

50 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 51 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 52 Ibid. 53 Ibid.

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Page 33: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

ces différents sens « J’ai cinq ans […] Maman c’est une voix, une odeur

familière, des mains. »54, il utilise donc les autres sens mais aussi le rythme

respiratoire d’une personne, le vent créé par ses gestes pour essayer de mieux

percevoir l’autre et son état présent. Il s’aide également de l’espace dans son

esprit qu’il ne cesse de faire évoluer, pour déduire certaines données à partir

d’informations qui peuvent pour nous voyants ne pas avoir de rapport au prime

abord. Il rêve, comme les voyants ; ses rêves sont sensoriels mais il ne peut

pas rêver d’images qu’il n’a jamais éprouvée comme un coucher de soleil. Il ne

sait pas si il voit en rêve puisqu’il ne sait pas ce qu’est la vue.

2/ Le sens des obstacles

Déjà évoqué précédemment certains aveugles seraient doués d’une sorte

de toucher à distance qui leur permettrait de repérer les obstacles. Cette

aptitude serait souvent une combinaison de petites sensations telle que des

différences de température qui permettent par exemple de localiser une

ampoule, des courants d’air (variation de pression) qui indiquent le croisement

d’une rue, et la réflexion des ondes sonores qui peut prévenir de la présence

d’obstacles à proximité. « La fontaine, la rue passante, le feu, sont des

sources permanentes d’où s’échappent incessamment des ondes sonores. Ces

ondes sont arrêtées, déviées, réfléchies par les obstacles qui avertissent ainsi

de leur présence une oreille exercée. »55. Si le silence se fait trop présent, ce

qui est rare, l’aveugle peut lui même être à l’origine des sons dont la réflexion

lui servira de guide. Ces sensations d’obstacles qui sont d’origines auditives

pour la plupart, ne sont d’après Pierre Villey, pas perçues comme telle.

3/ Appréhender l’espace

Un non voyant « ne perçoit ni formes, ni couleurs, ni pleins, ni vides, ni

limites, quand il est mobile et il perd même conscience de la position de son

54 Ibid. 55 Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit.

Eric Cassar - 2004 32

Page 34: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

corps dans l’espace, de sa surface, de volume. […] il a l’insupportable sensation

d’exister dans un milieu abstrait. »56.

Pour appréhender l’espace, le temps est d’une aide précieuse à l’aveugle.

Cela lui permet d’évaluer des distances et donc de se repérer, c’est aussi le

temps (intervalle) qui intervient dans l’audition des sons, il a presque fonction

d’espace. Par contre si un non voyant est dans un train, ou n’importe quel

autre moyen de locomotion, il est plus difficile pour lui de se localiser, il perd

la notion de temps, tout reste relativement uniforme surtout dans des

compartiments climatisés ou même les odeurs liées à l’espace traversé sont

inexistantes. « Que je sois enfermée une heure, trois heures ou dix heures

dans la boite close d’un compartiment, les impressions sont les mêmes :

roulement qui s’accélère ou ralentit, arrêt dans une gare, laquelle ? Départ

vers une autre laquelle ? »57. L’espace lointain n’est cependant pas toujours

tout à fait inexistant, viennent de lui quelques messages plus ou moins vagues

que le non-voyant interprète avec plus ou moins d’exactitude. Mais « l’ampleur

des perspectives visuelles sera pour l’aveugle opéré une véritable révélation,

parce qu’elle procurera pour la première fois l’exhibition de la simultanéité

lointaine elle-même »58.

L’orientation…

Eva Thome qui possédait la vue dans le passé, se sent très perturbée et

a du mal à s’orienter surtout dans les espaces clos. Dans un lieu inconnu elle

semble presque claustrophobe. « Si j’entre dans un restaurant nouveau, je sais

tout juste ce qui m’environne immédiatement, une table, un mur, je n’ai pas

conscience des dimensions, de la forme de la salle ; je ne retrouve pas seule la

direction de la sortie, le trajet sinueux à faire pour l’atteindre, parce que celui

que j’ai fait pour aller à ma table ne s’est pas imprimé en moi. Je suis dans un

vague très pénible, j’imagine que tous s’en aperçoivent et cela ajoute à mon

malaise : je suis pétrifiée. »59. Il est néanmoins probable que cette appréhension,

due à la perte relativement récente de la vue (quelques années sans doute),

s’estompera avec le temps. Un aveugle de naissance imprime mieux un chemin

parcouru, réussi à se repérer plus facilement parce qu’il l’apprend depuis son

plus jeune âge.

Perception de l’architecture…

56 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 57 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 58 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 59 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.

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Page 35: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

La création d’une image d’espace qui se voudrait complète est complexe

(voir notion flash image, flash ambiance II, 2, p 24), l’aveugle préfère

généralement ne vivre qu’avec les flashs sensoriels qui viennent à lui et sans

constamment avoir à construire une image plus ou moins totale d’un lieu.

Néanmoins, un aveugle peut conserver en mémoire un grand nombre d’images

sensorielles souvenirs, correspondant à l’image qu’il s’est créée d’un espace.

La beauté est une impression liée aux sensations principales à savoir la

vue et l’audition, cela peut aussi être une impression intellectuelle provoquée

par exemple par la lecture d’un texte. Cette impression de beauté est

directement liée aux processus de réception d’une œuvre d’art or les arts

majeurs font peu souvent appel, en premier lieu, au goût, à l’odorat et au

toucher, il reste donc toujours difficile aujourd’hui d’utiliser le terme de beauté

quand on se réfère à un parfum, un met ou une sensation tactile. On peut

décrire la sensation par des mots (doux, fort, intense, délicat, frais, écœurant,

fade, répugnant…) mais comme le fait remarquer Eva Thome, on dit rarement

d’une odeur qu’elle est belle. Cela ne signifie pas qu’un aveugle ne peut être

sensible qu’à une beauté auditive.

L’architecture, essentiellement visuelle, est difficile à se représenter, il

est donc délicat pour un aveugle de la saisir dans sa totalité mais on peut lui

expliquer un concept, des formes. Il lui est d’autre part quasi impossible de la

visualiser dans le site puisque cela demande de visualiser le paysage qui

l’entoure. Un aveugle ne peut pas avoir le choc visuel du voyant, mais il

découvre différemment le bâtiment. Il peut apprécier la taille des volumes

intérieurs parce qu’ils ne réfléchiront pas les sons de la même manière selon

qu’ils sont spacieux ou étriqués. Il peut aussi ressentir la facilité de

fonctionnement d’un bâtiment, et sans doute son esthétique si l’œuvre lui est

clairement décrite et qu’il peut ainsi la reconstruire mentalement.

La tour Eiffel vu par Gilbert Siboun alors qu’il n’avait que 5 ans : « Tu

vois, touche, elle est toute en fer. J’ai serré le métal bien fort ; dur et froid,

et mes doigts en ont gardé une odeur particulière, iodée. Je l’associerai

toujours au fer. Je me sentais entouré par le vide, mal protégé, j’ai peu

aimé. »60.

Un voyant qui fermerait les yeux continue à voir, à penser, à imaginer le

monde en fonction du monde qu’il a vu, qu’il connaît. Un aveugle de naissance

pense, voit et imagine le monde en fonction de sa propre perception /

60 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.

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conception. « Inlassablement, je passais un doigt amoureux sur nos cartes

géographiques en relief. Mes préférences tactiles allaient au Rhône… »61. Il n’a

pas de substitut – au sens premier – de la vue, c’est sa conception globale qui

est différente. « Jouer avec un ballon, une balle, me fascinait, il y avait

quelque chose de magique, de mystérieux dans la façon dont ils revenaient dans

vos mains ou en disparaissaient. »62. Dans de nombreux récits, parce qu’il

perçoit autrement, l’aveugle peut avoir le rôle de voyant, Œdipe ne se met-il

pas à voir clair (comprendre), dans l’instant où il se crève les yeux ?

4/ Questions à des personnes aveugles

J’ai souhaité finir ce mémoire par des questions à des personnes non-

voyantes sans analyses, cela permettra à chacun de se faire sa propre opinion,

de pouvoir notamment faire des correspondances avec ce qui a été dit

précédemment, mes idées se fondant sur des écrits de personnes aveugles ou

de spécialistes ayant étudiés la cécité. Les réponses (comme toute réponses)

sont relativement subjectives, interviennent des facteurs tels que la sensibilité,

la croyance individuelle…, elles dépendent donc beaucoup de la pensée de

chacun. Les mêmes questions posées à des voyants entraîneraient d’ailleurs

des réponses très différentes d’un individu à l’autre. Mais malgré ces

différences on peut percevoir une appréhension du monde qui n’est pas la même

selon que la personne interrogée est aveugle de naissance, ou qu’elle a déjà vu

ou même qu’elle est depuis toujours mal voyante et non voyante.

Après avoir rédigé ce qui précède, j’ai rencontré dans un centre pour

personnes non-voyantes, quatre individus âgés entre 40 et 60 ans environ :

Domètile (D), aveugle de naissance

Pierre (P), aveugle de naissance

Maryse (M), aveugle ayant perdu la vue il y a 30 ans

Catherine (C), mal voyante depuis sa naissance, elle distingue

vaguement des formes

61 Ibid. 62 Ibid.

Eric Cassar - 2004 35

Page 37: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

Je leur ai posé à tous, d’abord Dométile et Pierre puis Catherine et enfin

Maryse, les mêmes questions. Les réponses sont retranscrites telle quelle, en

italique figure des remarques personnelles ou des commentaires. L’ordre des

réponses est toujours le même, elles commencent par les aveugles n’ayant

jamais vu, puis aveugle ayant vu et enfin mal voyant.

1- Ressentez-vous la différence entre un espace vaste et étriqué ? Comment ?

D et P : Oui, mais cela dépend beaucoup du sol. Le bruit (Pierre tape

contre le sol avec son pied) , ne fait pas le même écho selon la taille de la

pièce, du revêtement du sol et des murs, c’est à partir de cette information

que l’on peut deviner la taille de la pièce. Même si l’on peut être trompé

puisqu’il peut exister des petites pièces qui résonnent beaucoup et des grande

qui résonnent peu.

Ils n’ont pas de préférence entre une pièce qui résonne beaucoup et

peu, ils sont néanmoins sensible à la différence, ils m’ont ainsi parlé d’un

centre pour personnes non-voyantes à Villejuif où chaque étage possédait un

sol à la texture différente. Cela leur permettait de mieux se localiser dans

le bâtiment. J’ai l’impression, même s’ils m’ont dit préférer le ciment, qu ‘en

règle générale, ils aiment quand les sols et les revêtements de mur varient

parce que c’est pour eux un moyen de différencier les espaces et donc de

mieux se repérer

M : Oui, par la respiration, dans un espace étriqué on étouffe, alors que

dans un espace vaste on peut bien respirer. Dans un petit espace je me sens

comme prise dans un étau.

C : Oui, par la vue.

2- Pouvez-vous percevoir ou ressentir, par exemple dans la rue, le gabarit, la taille d’un bâtiment ?

(différence entre un immeuble de 2 ou 10 étages)

D et P : Non

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M : Non. Je peux ressentir des sensation de masse, c’est à dire savoir

s’il y a un bâtiment ou pas mais je suis incapable de dire si c’est une tour ou

une maison.

C : Oui.

3- Dans quel paysage ou environnement vous sentez vous le mieux ?

D : Au bord de la mer, avec le sable et l’eau. J’aime les espaces vastes

et puis je n’ai pas trop de mal à me déplacer. Cela peut être en journée ou le

soir quand il fait un peu frais.

P : Dans une forêt, le jour, avec une rivière qui coule, qu’on entend

couler, le chant des oiseaux et des arbres, un peu comme dans la région où j’ai

grandi. Il y aurait du soleil. J’aime aussi la nuit le chant des grillons.

M : J’aime les espaces bien structurés avec des allées bien déterminées

un peu comme les jardins à la française. On peut facilement suivre son chemin.

Elle m’a dit être depuis toujours quelqu’un d’assez structuré. Je lui ai

demandé si ce goût était aussi lié à ce qu’elle avait vu dans le passé. Elle

m’a répondu que oui.

C : J’aime les espaces verts, les jardins.

4- Etes vous sensible à l’art ? Quel art ?

D : Oui, à la sculpture, pas à la peinture. J’aime aussi la musique.

P : Oui, j’aime peindre dans ma tête. J’ai mon monde dans ma tête, je

peins de la musique et des paroles.

Il m’a alors avoué être auteur compositeur (modeste, quelqu’un lui

avait suggéré de me le dire).

M : Oui, mais pas de l’art abstrait, uniquement de l’art qui représente

quelque chose.

Eric Cassar - 2004 37

Page 39: 2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

C : Oui, un peu, j’aime essentiellement l’art ancien et aussi un peu la

musique.

Les quatre personnes interrogées n’aiment pas trop l’art abstrait et

préfère de loin l’art figuratif.

5- Quel sens vous imprègne le plus ?

D et P : L’audition et le toucher.

M : L’ouïe.

C : La vue.

6- Que représente pour vous la notion de beauté (ou d’agréable) ?

D : Toucher des statues m’est agréable si elles ne sont pas trop

grandes. J’aime les représentations humaines. J’aime aussi écouter de la

musique surtout Bach mais également les romantiques Schuman, Schubert.

P : Pour moi la beauté est dans l’inaccessible. Elle est hors de la Terre

dans les étoiles, le soleil, les galaxies. Sur Terre ce pourrait être la mer, une

rivière mais surtout ce qui n’est pas accessibles comme les abymes, grands

fonds marin. Ce peut aussi être de la musique (Bach) ou de la poésie (Hugo,

Lamartine).

M : La beauté c’est pour moi ressentir une certaine harmonie, un certain

équilibre.

C : Pas de réponse.

7- Utilisez-vous l’expression « c’est beau » pour qualifier un espace ?

D et P : Non.

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M : Oui si je me sens bien, si tout me semble en ordre par rapport à

l’endroit où je me trouve.

C : Oui.

8- Comment concevez-vous l’esthétique architecturale ? Qu’est-ce qu’un

beau bâtiment, une belle architecture ?

D et P : C’est relativement difficile à concevoir pour nous parce que c’est

trop grand, il faudrait des maquettes pour nous aider. Il faudrait pouvoir

toucher.

Pierre m’a dit qu’il avait la chance de pouvoir toucher Notre-dame et

le Sacré cœur qu’il possédait en maquette.

M : J’aime les bâtiments qui ont un lien à l’histoire. J’aime quand ils ont

un passé, je préfère donc les vieux bâtiments, la pierre aux bâtiments

contemporains en béton qui ne possèdent pas d’histoire.

C : Un beau bâtiment c’est un bâtiment propre, plutôt ancien avec des

sculptures et du relief.

9- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez beau ou que vous aimez et me dire pourquoi ?

P : J’aime bien Notre-dame et le Sacré-cœur que j’ai pu découvrir en

maquette. J’aime bien aussi leurs vastes espaces, ça résonne beaucoup.

D : Pas de réponse.

M : J’aime Notre-dame parce qu’il y a beaucoup d’histoire. Elle a déjà eu

l’occasion de voir la cathédrale dans son passé J’aime aussi Beaubourg que

j’ai visité, on m’a expliqué le bâtiment, j’aime l’originalité de sa structure, son

concept.

C : J’aime la cathédrale Notre-dame.

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10- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez laid ou que vous n’aimez pas et me dire pourquoi ?

D et P : Pas de réponse

M : Je n’aime pas l’arche de la Défense, j’ai du mal à me la représenter.

C : Je n’aime pas trop les HLM, les gares, la gare Montparnasse.

11- Que pensez-vous de Beaubourg ? de Notre-dame ?

D et P : Beaubourg n’est pas plus beau qu’autre chose, il paraît que sa

ressemble à une usine. Ils n’y ont jamais été. Notre-dame, il y a de belles

colonnes, j’aime bien toucher les piliers.

M : Voir réponse précédente.

C : Pas de réponse

12- Qu’est ce que la vue pour vous ?

D : La vue pour moi, c’est très abstrait, c’est éviter les obstacles,

reconnaître les visages, se déplacer physiquement, c’est quelque chose d’utile.

P : Je ne peux pas répondre, je n’ai jamais vu mais je crée mon propre

monde dans ma tête, ma propre planète.

M : La vue, c’est la perception de la lumière. La cécité c’est noir. Par la

perception de la lumière, on peut voir les couleurs…

C : Pour moi, la vue c’est très important.

Eric Cassar - 2004 40

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Conclusion

En tant que créateur d’espace, l’architecte se doit de comprendre tous

les facteurs sensoriels qui peuvent influencer la perception qu’un individu a

d’un espace. Si comme nous l’avons vu, beaucoup demeurent indépendants du

concepteur, l’artiste doit néanmoins tenter de les maîtriser.

J’ai voulu essayer de décrypter les stimulations sensorielles provoquées

par les espaces au quotidien et la façon dont il agissent sur nous... En retour,

l’architecte et l’artiste pourraient, s’ils le souhaitent, utiliser ces éléments

pour stimuler une impression.

Cette réflexion personnelle et subjective ne cherche pas à fournir des

réponses mais quelques éléments de réponses ou la mise en évidence

d’interrogations déjà connues que l’on a tendance à négliger dans une

conception majoritairement visuelle. La perception reste un phénomène complexe,

il me parait important de continuer à y réfléchir pour se forger chacun sa

propre pensée. Loin de finir sur des certitudes, loin même d’avoir trouvé une,

réponse, je pourrai conclure par les mots et questions de l’introduction. La

boucle ne sera pas bouclée mais… entre les deux se sera ouvert un espace de

réflexion.

Eric Cassar - 2004 41

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Eric Cassar - 2004 42

Bibliographie :

Martin Heidegger, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986

Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Ed.

Gallimard, 1945

Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964

Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984

Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert

Laffont, 1978

Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie

Honorée Champion, 1979

Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard,

1993 (pour la traduction française)

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965 (pour la

traduction française)

Encyclopédie Universalis, Espace (Espace et architecture), Françoise

Choay