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3 Objectif Coeur 34 septembre 2012 RECHERCHE greffe de tissus foetaux Dr Pierre Stenier Journaliste L es greffes constituent une part importante de la médecine réparatrice en constante évolution. Elles bénéficient du développe- ment de nouvelles tech- niques et de l’acquisition de nouvelles connaissances scientifiques. Objectif Cœur a rencontré le Professeur Very Coulic, attaché au ser- vice de Chirurgie Cardiaque de l’hôpital Brugmann et au laboratoire de Médecine expérimentale, qui nous a entretenus de ses projets de recherche dans ce domaine. Objectif Coeur. Quand on parle de greffes, on pense d’abord aux transplanta- tions d’organes. En fait, le champ médical concerné est bien plus étendu ? Professeur Very Coulic. Certes. Il y a bien sûr les greffes d’or- ganes solides: reins, cœur, foie, poumons, pancréas… mais également de toutes sortes de tissus tels que : ten- dons, peau, cornée, tissus car- diovasculaires, os, ligaments et autres, y compris certains résidus opératoires. Enfin, il y a les greffes de cellules, princi- palement les cellules souches hématopoïétiques de toutes sources, ainsi que les greffes de tissus fœtaux et embryon- naires. C’est dans le domaine des greffes d’organes fœtaux que nous avons orienté nos recherches. O.C. On a beaucoup parlé dans la presse générale de greffes de cellules souches. Nous avons eu l’occasion récemment de présenter le lauréat du prix Bernheim attribué par le Fonds pour la Chirurgie Cardiaque, le Dr Bondue, récompensé pour ses travaux visant à générer des cellules cardiovascu- laires à partir de cellules souches. Vos travaux ont une autre orientation ? Pr V. C. Oui. En fait, les cellules souches sont des cellules indif- férenciées, provenant de l’em- bryon, du fœtus ou de tissus adultes. Elles peuvent aussi être obtenues par transfert de noyau. Elles sont capables de s’auto-renouveller, de proli- férer en culture et de se dif- férencier en cellules adultes spécialisées spécifiques d’un tissu (aussi bien neurones, cel- lules musculaires, cardiaques, hépatiques…). Puisqu’elles possèdent le pou- voir de donner n’importe quel type cellulaire, elles pourraient servir à remplacer des cellules mortes ou défectueuses et régé- nérer ainsi un tissu humain: muscle cardiaque après un infarctus, rétine atteinte par une dégénérescence, cerveau ou moelle épinière lésés, os sectionné, pancréas d’un diabé- tique ne secrétant plus d’insu- line, trachée, œsophage après résection… De grands espoirs ont été suscités par les pers- pectives offertes par les cellules souches en médecine régéné- rative (ou régénératrice: qui vise à remplacer ou régénérer les tissus ou organes humains endommagés). On préfère alors utiliser le terme de thérapie cellulaire. La greffe de cellules souches n’est pas totalement nouvelle. L’exemple le plus connu est la greffe de cellules A PROPOS DES GREFFES EN CARDIOLOGIE PHOTO: greffon de coeur foetal implanté sous la peau du pavillon de l'oreille chez un rat. Vascularisation du greffon et évaluation fonctionnelle par transillumination.

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3Objectif Coeur 34 • septembre 2012 •

r e C h e r C h e

greffe de tissus foetaux

Dr Pierre StenierJournaliste

Les greffes constituent une part importante de la médecine réparatrice

en constante évolution. Elles bénéficient du développe-ment de nouvelles tech-niques et de l’acquisition de nouvelles connaissances scientifiques. Objectif Cœur a rencontré le Professeur Very Coulic, attaché au ser-vice de Chirurgie Cardiaque de l’hôpital Brugmann et au laboratoire de Médecine expérimentale, qui nous a entretenus de ses projets de recherche dans ce domaine.

Objectif Coeur. Quand on parle de greffes, on pense d’abord aux transplanta-tions d’organes. En fait, le champ médical concerné est bien plus étendu ? Professeur Very Coulic. Certes. Il y a bien sûr les greffes d’or-ganes solides: reins, cœur, foie, poumons, pancréas… mais également de toutes sortes de tissus tels que : ten-dons, peau, cornée, tissus car-

diovasculaires, os, ligaments et autres, y compris certains résidus opératoires. Enfin, il y a les greffes de cellules, princi-palement les cellules souches hématopoïétiques de toutes sources, ainsi que les greffes de tissus fœtaux et embryon-naires. C’est dans le domaine des greffes d’organes fœtaux que nous avons orienté nos recherches.

O.C. On a beaucoup parlé dans la presse générale de greffes de cellules souches. Nous avons eu l’occasion récemment de présenter le lauréat du prix Bernheim attribué par le Fonds pour la Chirurgie Cardiaque, le Dr Bondue, récompensé pour ses travaux visant à générer des cellules cardiovascu-laires à partir de cellules souches. Vos travaux ont une autre orientation ?Pr V. C. Oui. En fait, les cellules souches sont des cellules indif-férenciées, provenant de l’em-bryon, du fœtus ou de tissus adultes. Elles peuvent aussi être obtenues par transfert de

noyau. Elles sont capables de s’auto-renouveller, de proli-férer en culture et de se dif-férencier en cellules adultes spécialisées spécifiques d’un tissu (aussi bien neurones, cel-lules musculaires, cardiaques, hépatiques…).Puisqu’elles possèdent le pou-voir de donner n’importe quel type cellulaire, elles pourraient servir à remplacer des cellules mortes ou défectueuses et régé-nérer ainsi un tissu humain: muscle cardiaque après un infarctus, rétine atteinte par une dégénérescence, cerveau ou moelle épinière lésés, os sectionné, pancréas d’un diabé-tique ne secrétant plus d’insu-line, trachée, œsophage après résection… De grands espoirs ont été suscités par les pers-pectives offertes par les cellules souches en médecine régéné-rative (ou régénératrice: qui vise à remplacer ou régénérer les tissus ou organes humains endommagés). On préfère alors utiliser le terme de thérapie cellulaire. La greffe de cellules souches n’est pas totalement nouvelle. L’exemple le plus connu est la greffe de cellules

A propos des greffes en cArdiologie

photo: greffon de coeur foetal

implanté sous la peau du pavillon de l'oreille

chez un rat. Vascularisation

du greffon et évaluation

fonctionnelle par transillumination.

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souches hématopoïétiques de la moelle osseuse qui permet de combattre des maladies graves du sang comme les leucémies. Les cellules du donneur sont “greffées” par injection intra-veineuse, comme s’il s’agissait d’une transfusion. Plusieurs équipes de chercheurs tra-vaillent actuellement à une nouvelle application de la greffe cellulaire: réparer un organe en utilisant des cellules souches, par exemple un cœur ayant subi un infarctus du myo-carde. L’objectif est de recolo-niser la zone de tissus morts avec des cellules souches sus-ceptibles de le restaurer.Cela dit, il faut savoir que les travaux scientifiques n’en sont encore qu’au stade expé-rimental. La question d’un développement anormal des cellules souches greffées a notamment été soulevée dans plusieurs articles scientifiques récents, à propos des cellules reprogrammées (dites IPS) qui présentent des anomalies génétiques multiples, plus fréquentes que dans les cel-lules souches embryonnaires. Certaines concernent notam-

ment des gènes impliqués dans les mécanismes de pro-tection contre la cancérisation et pourraient alors favoriser une évolution tumorale. Mais les cellules souches embryon-naires sont une source clas-sique de tératomes – tumeurs pluritissulaires bénignes ou malignes. La gestion de leur différenciation et la prévention de développements déviants posent donc problème. Bien que les recherches dans ce domaine soient actives et que des solutions soient déjà envi-sagées pour des cas concrets, une application clinique éten-due ne peut être attendue avant de longues années.

O.C. Les greffes de tissus fœtaux qui sont l’objet de vos recherches ne comportent pas ces incertitudes ?Pr V. C. En effet, ce problème ne se rencontre pratiquement pas dans la greffe de tissus fœtaux puisque les cellules ont déjà entamé leur développement et sont donc déjà programmées. Le temps nécessaire aux études conduisant à leur utilisation

clinique s’en trouve raccourci et cela constitue probablement une solution intermédiaire avant de pouvoir maîtriser la technique de la différenciation dirigée des cellules souches.Des recherches effectuées depuis une trentaine d’années ont prouvé que les organes fœtaux (cœur, organes digestifs creux - estomac, œsophage, intestin -), greffés chez un animal adulte, dans différents sites (dans la chambre anté-rieure de l’œil, sous la peau, au niveau du foie, du rein …) étaient capables de se développer et de donner naissance à des organes de type adulte ayant un fonction-nement normal. D’autres (foie, pancréas, glandes endocrines) se développent partiellement, assurant quand même une fonc-tion satisfaisante et utile.

O.C. Pourriez-vous décrire les buts et objectifs de vos travaux ?Pr V. C. Le but général, dans un contexte de médecine régénérative, est de pouvoir utiliser des greffes d’organes fœtaux comme le cœur (mais également d’autres organes)

Ω avant implantation ≈

evolution morphologique

du greffon de coeur foetAl

syngénique

Dégradation de la structure du greffon (dé-différenciation)

et reconstruction d'un coeur selon le modèle ontogénétique

(comme naturellement) avec formation de cavités et de

couches musculaires capables de se contracter.

Ω jour 8 ≈Ω jour 4 ≈ Ω jour 30 ≈

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ou même de cellules et tissus fœtaux pour traiter des malformations ou des maladies ayant pour conséquence un mauvais fonctionnement de tel ou tel organe.

Pour réaliser cet objectif, il faut pour-suivre une recherche fondamentale sur divers sujets:• les conditions de conservation d’or-

ganes et de tissus fœtaux entre le pré-lèvement et la greffe,

• les possibilités de créer une bonne tolé-rance du receveur aux greffons fœtaux sans provoquer de dépression impor-tante de son système immunitaire,

• les rôles respectifs du receveur et du greffon dans le développement de celui-ci,

• l’évaluation de l’influence de différents facteurs et substances (facteurs de croissance, hormones, sexe du don-neur et du receveur…) sur le proces-sus de croissance du matériel fœtal en laboratoire ou sur un organisme vivant.

La recherche dite ‘appliquée’ qui, comme son nom l’indique, est déjà plus proche de l’utilisation en clinique, porte sur divers points:• la création de modèles expérimentaux

des pathologies concernées,• l’étude de la faisabilité et de l’efficacité

des greffes proposées sur les modèles pathologiques expérimentaux,

• la création d’un centre agréé de prélè-vement et de conservation des organes fœtaux ainsi que de leur “culture” sur des receveurs intermédiaires,

• la création de bioprothèses (prothèses ou implants d’origine biologique) combinées et leur expérimentation sur des modèles animaux,

• le passage prudent à l’utilisation des résultats obtenus pour un traitement clinique chez des patients informés et consentants selon les règles d’éthique en vigueur.

O.C. Vous nous avez tracé les grandes lignes de la recherche fondamentale et appliquée dans lesquelles vous vous situez. Pourriez-vous nous exposer plus précisément en quoi consiste votre étude ? Pr V. C. L’intitulé de la recherche définit clairement son but: “Etude de la faisa-bilité de l’utilisation de cœur fœtal en chirurgie cardiaque réparatrice”. Elle est justifiée par le fait que les nombreux tra-vaux consacrés aux essais d’utilisation des cellules souches et de greffes de matériel fœtal en chirurgie cardiaque, surtout pour influencer le processus de remodelage après infarctus du myo-carde, n’ont donné que des résultats mitigés, notamment à cause de possi-

bilités d’un développement déviant. Il semble logique que les cellules souches, qui constituent l’un des types cellulaires ayant le plus de potentialités de déve-loppement et la plus grande espérance de vie, soient parmi les plus sujettes à être la cible des mutations nécessaires à la formation de cancer. D’autre part, même si les cellules cardiaques fœtales ont montré une capacité de croissance dans des modèles expérimentaux avec reproduction de la forme et de la fonc-tion d’un ventricule cardiaque adulte, ce genre de greffe n’a guère été appliqué en chirurgie réparatrice du cœur.

Nos objectifs détaillés sont les suivants :1. élaborer une lésion cardiaque repro-ductible de façon fiable;2. vérifier la possibilité de croissance d’un cœur fœtal greffé dans la cage thoracique;3. utiliser un greffon de myocarde fœtal syngénique (entre individus généti-quement identiques, par exemple des souris ou rats de la même souche pure) non conservé, pour traiter la lésion car-diaque expérimentale;4. même objectif en condition allogène (individus génétiquement différents) avec immunosuppression ou immuno-modulation pour empêcher le rejet de la greffe;5. étude des possibilités d’application en clinique humaine;

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Le coeur greffé "vieillit" et est progressivement remplacé par de la graisse (vacuoles claires).

Ω 3 mois ≈

l'irm de l'implant après 4 mois

montre la présence de plusieurs cavités

et de flux sanguin (modification de

forme du contenu -clair- de ces

cavités au cours de l'observation).

Ω 11 mois ≈

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6. création et agréation d’une banque de matériel fœtal (en cas de réussite du volet expérimental).

O.C. Il s’agit d’un programme assez chargé. En combien de temps pensez-vous le réaliser ?Pr V. C. Chaque étape devrait en prin-cipe prendre 2 ans et l’ensemble des investigations devrait durer une dizaine d’années.

Nous espérons au terme de ces recherches valider un modèle de lésion cardiaque reproduisant un infarctus du myocarde et mettre au point une tech-nique de correction de ces lésions avec amélioration de la fonction cardiaque.

Cette étude a d’autres implications, notamment en ce qui concerne l’hyper-tension pulmonaire se produisant au test d’effort chez les sujets avec insuf-fisance mitrale organique ou encore les variations du degré d’insuffisance mitrale au cours des épreuves d’effort.

O.C. Vaste programme nécessitant de gros moyens ! Pr V. C. Nous bénéficierons probable-ment pour nos recherches du soutien du Fonds National pour la Recherche Scientifique (pas encore certain) et du Fonds pour la Chirurgie Cardiaque. Nous

utiliserons les structures existantes de l’animalerie et du laboratoire de méde-cine expérimentale de l’ULB, au Centre Hospitalier Universitaire Brugmann. Des collaborations seront établies avec d’autres services de ce CHU et de l’ULB (e.a. les laboratoires d’immunologie et d’hématologie, de biologie et biochimie cliniques, d’anatomie pathologique, d’imagerie médicale) mais également avec d’autres institutions comme l’Institut de Pathologie Génétique de Gosselies et certains services de la faculté de Médecine de l’Université de Liège. Il s’agit donc d’études collabora-tives faisant intervenir des spécialistes de diverses disciplines.

O.C. Ces recherches ne vont pas sans poser de sérieux problèmes éthiques ? Pr V. C. Nos recherches se font chez l’animal mais il n’est pas exclu que nous en arrivions dans le futur, en fonction de l’évolution des travaux, à des études concernant directement l'humain. La Loi belge dans ce sens est très claire et cadre, sans les rendre impossibles, de tels projets. L’utilisation thérapeu-tique de la transplantation de tissus fœtaux humains soulève de nombreux problèmes d’éthique. L’utilisation de tissus fœtaux obtenus à la suite d’un

avortement spontané ou provoqué peut se comparer à la transplantation de tissus et d’organes adultes. Un des problèmes qui est le plus souvent sou-levé est l’influence possible de la pers-pective d’une transplantation d’organe fœtal sur le choix de la femme à se faire avorter: certaines femmes pouvant manifester le désir d’être enceinte à la seule fin d’avorter d’un fœtus, et de faire don du tissu fœtal à un parent ou de vendre celui-ci dans un but lucratif. Personnellement, je ne vois pas de dif-férence entre les dons d’organes qu’ils appartiennent à un enfant mineur ou à un fœtus: ce sont les parents qui donnent leur accord pour le DON, jamais pour la vente qui est interdite. Si la vente d’un organe se fait parfois, elle est considérée, et poursuivie, comme un crime dans le monde entier. Mais nous n’en sommes pas encore à ce stade et c’est un problème complexe qui dépasse le cadre de cet entretien. Quoiqu’il en soit, chaque étude ne sera entreprise qu’avec l’accord d’un comité d’éthique.

Activité électrique d'un greffon de coeur foetAl

A. sans stimulation B. après injection d'adrénaline chez l'hôte

1. électrocardiogramme du coeur du receveur avec les ondes respiratoires

2. pas d'activité électrique du côté où il n'y a pas d'implant

3. activité électrique du greffon de coeur foetal (4 mois)

4. marqueur de temps

on remarque une accélération du rythme cardiaque aussi bien de l'hôte que du greffon en B