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Anthologie poétique sur la ville « Paysage » Je veux, pour composer chastement mes églogues, Coucher auprès du ciel, comme les astrologues, Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent. Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde, Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ; Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité, Et les grands ciels qui font rêver d’éternité. Il est doux, à travers les brumes, de voir naître L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre, Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement. Je verrai les printemps, les étés, les automnes ; Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones, Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin. L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ; Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon cœur, et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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Anthologie poétique sur la ville

« Paysage »

Je veux, pour composer chastement mes églogues,Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,

Et, voisin des clochers, écouter en rêvantLeurs hymnes solennels emportés par le vent.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.

Il est doux, à travers les brumes, de voir naîtreL’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,

Les fleuves de charbon monter au firmamentEt la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et voletsPour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.

Alors je rêverai des horizons bleuâtres,Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,

Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.

L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;

Car je serai plongé dans cette voluptéD’évoquer le Printemps avec ma volonté,De tirer un soleil de mon cœur, et de faire

De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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« Rêve parisien »

I

De ce terrible paysage,Que jamais œil mortel ne vit,

Ce matin encore l’image,Vague et lointaine, me ravit.

Le sommeil est plein de miracles !Par un caprice singulier,

J’avais banni de ces spectaclesLe végétal irrégulier,

Et, peintre fier de mon génie,Je savourais dans mon tableau

L’enivrante monotonieDu métal, du marbre et de l’eau.

Babel d’escaliers et d’arcades,C’était un palais infini,

Plein de bassins et de cascadesTombant dans l’or mat ou bruni ;

Et des cataractes pesantes,Comme des rideaux de cristal,Se suspendaient, éblouissantes,

À des murailles de métal.

Non d’arbres, mais de colonnadesLes étangs dormants s’entouraient,

Où de gigantesques naïades,Comme des femmes, se miraient.

Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,Entre des quais roses et verts,

Pendant des millions de lieues,Vers les confins de l’univers ;

C’étaient des pierres inouïesEt des flots magiques ; c’étaient

D’immenses glaces éblouies

Par tout ce qu’elles reflétaient !

Insouciants et taciturnes,Des Ganges, dans le firmament,Versaient le trésor de leurs urnesDans des gouffres de diamant.

Architecte de mes féeries,Je faisais, à ma volonté,

Sous un tunnel de pierreriesPasser un océan dompté ;

Et tout, même la couleur noire,Semblait fourbi, clair, irisé ;

Le liquide enchâssait sa gloireDans le rayon cristallisé.

Nul astre d’ailleurs, nuls vestigesDe soleil, même au bas du ciel,

Pour illuminer ces prodiges,Qui brillaient d’un feu personnel !

Et sur ces mouvantes merveillesPlanait (terrible nouveauté !

Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !)Un silence d’éternité.

II

En rouvrant mes yeux pleins de flammeJ’ai vu l’horreur de mon taudis,Et senti, rentrant dans mon âme,La pointe des soucis maudits ;

La pendule aux accents funèbresSonnait brutalement midi,

Et le ciel versait des ténèbres

Sur ce triste monde engourdi.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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« Le soleil »

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masuresLes persiennes, abri des secrètes luxures,

Quand le soleil cruel frappe à traits redoublésSur la ville et les champs, sur les toits et les blés,Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,Éveille dans les champs les vers comme les roses ;

Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles

Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,Et commande aux moissons de croître et de mûrirDans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !

Quand, ainsi qu’un poëte, il descend dans les villes,Il ennoblit le sort des choses les plus viles,

Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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« Les fenêtres »

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui quiregarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, pluséblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressantque ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée surquelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’airefait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être laréalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869

« Le port »

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel,l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont unprisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, augréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âmele goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pourcelui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tousces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, ledésir de voyager ou de s’enrichir.

Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869

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« Kaléidoscope »

Dans une rue, au coeur d'une ville de rêveCe sera comme quand on a déjà vécu :Un instant à la fois très vague et très aigu...Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !Ce sera comme quand on ignore des causes ;Un lent réveil après bien des métempsycoses :Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois

Dans cette rue, au coeur de la ville magiqueOù des orgues moudront des gigues dans les soirs,Où les cafés auront des chats sur les dressoirsEt que traverseront des bandes de musique.

Ce sera si fatal qu'on en croira mourir :Des larmes ruisselant douces le long des joues,Des rires sanglotés dans le fracas des roues,Des invocations à la mort de venir,

Des mots anciens comme un bouquet de fleurs fanées !Les bruits aigres des bals publics arriveront,Et des veuves avec du cuivre après leur front,Paysannes, fendront la foule des traînées

Qui flânent là, causant avec d'affreux moutardsEt des vieux sans sourcils que la dartre enfarine,Cependant qu'à deux pas, dans des senteurs d'urine,Quelque fête publique enverra des pétards.

Ce sera comme quand on rêve et qu'on s'éveille,Et que l'on se rendort et que l'on rêve encorDe la même féerie et du même décor,L'été, dans l'herbe, au bruit moiré d'un vol d'abeille.

Verlaine, Jadis et Naguère, 1885

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« Ville »

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne, parce que tout goûtconnu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Icivous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leurplus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent sipareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que cequ’une statistique folle trouve pour les peuples du Continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectresnouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois, notre nuit d’été !— des Érinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble àceci, — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré et un joli Crime piaulant dans laboue de la rue.

Rimbaud, Illuminations, 1886

« Métropolitain »

Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux, viennent de monteret de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimententchez les fruitiers. Rien de riche. — La ville.

Du désert de bitume fuient droit, en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au cielqui se recourbe, se recule et descend formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l’Océan en deuil, lescasques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille !

Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée parla nuit froide ; l’ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière ; les crânes lumineux dans les plants depois, — et les autres fantasmagories. — La campagne.

Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu’on appelleraitcœurs et sœurs, damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-rhénanes,Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens — et il y a des auberges qui, pourtoujours, n’ouvrent déjà plus ; — il y a des princesses, et si tu n’es pas trop accablé, l’étude des astres. — Leciel.

Le matin où, avec Elle, vous vous débattîtes parmi ces éclats de neige, ces lèvres vertes, ces glaces, cesdrapeaux noirs et les rayons bleus, et ces parfums pourpres du soleil des pôles. — Ta force.

Rimbaud, Illuminations, 1886

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« La ville »Tous les chemins vont vers la ville.

Du fond des brumes,Là-bas, avec tous ses étagesEt ses grands escaliers et leurs voyagesJusques au ciel, vers de plus hauts étages,Comme d'un rêve, elle s'exhume.

Là-bas,Ce sont des ponts tressés en ferJetés, par bonds, à travers l'air;Ce sont des blocs et des colonnesQue dominent des faces de gorgonnes;Ce sont des tours sur des faubourgs,Ce sont des toits et des pignons,En vols pliés, sur les maisons;C'est la ville tentaculaire,Debout,Au bout des plaines et des domaines.

Des clartés rougesQui bougentSur des poteaux et des grands mâts,Même à midi, brûlent encorComme des oeufs monstrueux d'or,Le soleil clair ne se voit pas:Bouche qu'il est de lumière, ferméePar le charbon et la fumée,

Un fleuve de naphte et de poixBat les môles de pierre et les pontons de bois;Les sifflets crus des navires qui passentHurlent la peur dans le brouillard:Un fanal vert est leur regardVers l'océan et les espaces.

Des quais sonnent aux entrechocs de leurs fourgons,Des tombereaux grincent comme des gonds,Des balances de fer font choir des cubes d'ombreEt les glissent soudain en des sous-sols de feu;Des ponts s'ouvrant par le milieu,Entre les mâts touffus dressent un gibet sombreEt des lettres de cuivre inscrivent l'univers,Immensément, par à traversLes toits, les corniches et les murailles,Face à face, comme en bataille.

Par au-dessus, passent les cabs, filent les roues,Roulent les trains, vole l'effort,Jusqu'aux gares, dressant, telles des prouesImmobiles, de mille en mille, un fronton d'or.Les rails raméfiés rampent sous terreEn des tunnels et des cratèresPour reparaître en réseaux clairs d'éclairsDans le vacarme et la poussière.C'est la ville tentaculaire.La rue – et ses remous comme des câblesNoués autour des monuments –Fuit et revient en longs enlacements;Et ses foules inextricables

Les mains folles, les pas fiévreux,La haine aux yeux,Happent des dents le temps qui les devance.

A l'aube, au soir, la nuit,Dans le tumulte et la querelle, ou dans l'ennui,Elles jettent vers le hasard l'âpre semenceDe leur labeur que l'heure emporte.Et les comptoirs mornes et noirsEt les bureaux louches et fauxEt les banques battent des portesAux coups de vent de leur démence.

Dehors, une lumière ouatée,Trouble et rouge, comme un haillon qui brûle,De réverbère en réverbère se recule.La vie, avec des flots d'alcool est fermentée.

Les bars ouvrent sur les trottoirsLeurs tabernacles de miroirsOù se mirent l'ivresse et la bataille;Une aveugle s'appuie à la murailleEt vend de la lumière, en des boîtes d'un sou;La débauche et la faim s'accouplent en leur trouEt le choc noir des détresses charnellesDanse et bondit à mort dans les ruelles.Et coup sur coup, le rut grandit encoreEt la rage devient tempête:On s'écrase sans plus se voir, en quêteDu plaisir d'or et de phosphore;Des femmes s'avancent, pâles idoles,Avec, en leurs cheveux, les sexuels symboles.L'atmosphère fuligineuse et rousseParfois loin du soleil recule et se retrousseEt c'est alors comme un grand cri jetéDu tumulte total vers la clarté:Places, hôtels, maisons, marchés,Ronflent et s'enflamment si fort de violenceQue les mourants cherchent en vain le moment de silenceQu'il faut aux yeux pour se fermer.Telle, le jour – pourtant, lorsque les soirsSculptent le firmament, de leurs marteaux d'ébène,La ville au loin s'étale et domine la plaineComme un nocturne et colossal espoir;Elle surgit: désir, splendeur, hantise;Sa clarté se projette en lueurs jusqu'aux cieux,Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise,Ses rails sont des chemins audacieuxVers le bonheur fallacieuxQue la fortune et la force accompagnent;Ses murs se dessinent pareils à une arméeEt ce qui vient d'elle encore de brume et de fuméeArrive en appels clairs vers les campagnes.

C'est la ville tentaculaire,La pieuvre ardente et l'ossuaireEt la carcasse solennelle.

Et les chemins d'ici s'en vont à l'infiniVers elle. Emile Verhaeren, Les campagnes hallucinées, 1895

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« Le pont Mirabeau »

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienneLa joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous Le pont de nos bras passeDes éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante L’amour s’en va Comme la vie est lenteEt comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennentSous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Apollinaire, Alcools, 1913

« Un soir »

Un aigle descendit de ce ciel blanc d’archangesEt vous soutenez-moi

Laisserez-vous trembler longtemps toutes ces lampesPriez priez pour moi

La ville est métallique et c’est la seule étoileNoyée dans tes yeux bleus

Quand les tramways roulaient jaillissaient des feux pâlesSur des oiseaux galeux

Et tout ce qui tremblait dans tes yeux de mes songesQu’un seul homme buvait

Sous les feux de gaz roux comme la fausse orongeÔ vêtue ton bras se lovait

Vois l’histrion tire la langue aux attentivesUn fantôme s’est suicidé

L’apôtre au figuier pend et lentement saliveJouons donc cet amour aux dés

Des cloches aux sons clairs annonçaient ta naissanceVois

Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancentVers toi

Apollinaire, Alcools, 1913

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« Marseille »

Marseille sortie de la mer, avec ses poissons de roche, ses coquillages et l'iode,Et ses mâts en pleine ville qui disputent les passants,Ses tramways avec leurs pattes de crustacés sont luisants d'eau marine,Le beau rendez-vous de vivants qui lèvent le bras comme pour se partager le ciel,Et les cafés enfantent sur le trottoir hommes et femmes de maintenant avec leurs yeux de phosphore,Leurs verres, leurs tasses, leurs seaux à glace et leurs alcools,Et cela fait un bruit de pieds et de chaises frétillantes.Ici le soleil pense tout haut, c'est une grande lumière qui se mêle à la conversation,Et réjouit la gorge des femmes comme celle des torrents dans la montagne,Il prend les nouveaux venus à partie, les bouscule un peu dans la rue,Et les pousse sans un mot du côté des jolies filles.Et la lune est un singe échappé au baluchon d'un marinQui vous regarde à travers les barreaux légers de la nuit.Marseille, écoute-moi, je t'en prie, sois attentive,Je voudrais te prendre dans un coin, te parler avec douceur,Reste donc un peu tranquille que nous nous regardions un peuÔ toi toujours en partanceEt qui ne peux t'en allerA cause de toute ces ancres qui te mordillent sous la mer.

Supervielle, Débarcadères, 1922

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrinCiel dont j’ai dépassé la nuitPlaines toutes petites dans mes mains ouvertesDans leur double horizon inerte indifférentLe front aux vitres comme font les veilleurs de chagrinJe te cherche par-delà l’attentePar-delà moi-mêmeEt je ne sais plus tant je t’aimeLequel de nous deux est absent.

Eluard, Capitale de la douleur, 1926

Revenir dans une cille de velours et de porcelaine les fenêtres seront des vases où les fleurs, qui auront quitté laterre, montreront la lumière telle qu’elle est.

Voir le silence, lui donner un baiser sur les lèvres et les toits de la ville seront de beaux oiseaux mélancoliques,aux ailes décharnées.

Ne plus aimer que la douceur et l’immobilité à l’œil de plâtre, au front de nacre, à l’œil absent, au front vivant,aux mains qui, sans se fermer, gardent tout sur leurs balances, les plus justes du monde, invariables, toujoursexacts.

Le cœur de l’homme ne rougira plus, il ne se perdra plus, je reviens de moi-même, de toute éternité.

Eluard, Capitale de la douleur, 1926

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« LE SOLEIL SUR LA VILLE »

Dans la nacre de cette coquille où se couche le soleil, trop lourd en veillissant, la teinte des moissons, perdue sur les carrés divisés des collines, se courbe et s’atténue jusqu’aux moulures de l’horizon.Il y a le mirage de la barque aux abords de l’écluse où s’engouffre le sang bleu de la plaine. Le pont de fer où passe en bondissant cette âme en peine.Sur le grand fleuve, les rides et les signes, d’un bout à l’autre de la berge, se croisent jusqu’aux premières maisons de la ville, plus basses, plus simples que les huttes de la clairière.Elles ont des toits glissants, des dos de bêtes et, par endroits, cette marque connue des visages que l’on ne voit qu’une fois en passant.Alors les clartés naissent aux vitres et presque à la même heure.De la portière on sent, comme ailleurs la fraîcheur, l’approche des faubourgs.Et ce sont des enfants tristes qui regardent.La nuit.Le train chargé.On ne sait plus quelles sont les compagnies qui passent.Le tour de cette ville est pourtant déjà fait.Mais ce sont des milliers d’hommes qui se cachent.Qui ne bougent pas.Pendant des années, les mêmes hommes, les mêmes lampes.Et les mêmes regards.Et puis, tout à coup, le monde change, si quelqu’un part.

Reverdy, La Balle au bond, (1928)

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« Paris »

Où fait-il bon même au cœur de l'orageOù fait-il clair même au cœur de la nuit

L'air est alcool et le malheur courageCarreaux cassés l'espoir encore y luit

Et les chansons montent des murs détruits

Jamais éteint renaissant dans sa braisePerpétuel brûlot de la patrie

Du Point-du-Jour jusqu'au Père LachaiseCe doux rosier au mois d'août refleuriGens de partout c'est le sang de Paris

Rien n'a l'éclat de Paris dans la poudreRien n'est si pur que son front d'insurgéRien n'est si fort ni le feu ni la foudre

Que mon Paris défiant les dangersRien n'est si beau que ce Paris que j'ai

Rien ne m'a fait jamais battre le cœurRien ne m'a fait ainsi rire et pleurer

Comme ce cri de mon peuple vainqueurRien n'est si grand qu'un linceul déchiré

Paris Paris soi-même libéré

Aragon, 1944

« La ville »

Se heurter à la foule et courir par les rues,Saisi en plein soleil par l’angoisse et la peur,Pressentir le danger, la mort et le malheur,Brouiller sa piste et fuir une ombre inaperçue,

C’est le sort de celui qui, rêvant en chemin,S’égare dans son rêve et se mêle aux fantômes,Se glisse en leur manteau, prend leur place au royaumeOù la matière cède aux caresses des mains.

Tout ce monde est sorti du creux de sa cervelle.Il l’entoure, il le masque, il le trompe, il l’étreint,Il lui faut s’arrêter, laisser passer le trainDes créatures nées dans un corps qui chancelle.

Nausée de souvenirs, regrets des soleils veufs,Résurgence de source, écho d’un chant de brume,Vous n’êtes que scories et vous n’êtes qu’écume.Je voudrais naître chaque jour sous un ciel neuf.

Desnos, Contrée, 1944

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Qui, me connaissant, croirait que j'aime la foule ? C'est pourtant vrai que mon désir secret semble d'êtreentouré. La nuit venue, ma chambre silencieuse se remplit de monde et de bruits ; les corridors de l'hôtelpaisible s'emplissent de groupes qui se croisent et se coudoient, les escaliers encombrés ne suffisent plus ;l’ascenseur à la descente comme à la montée est toujours plein. Le boulevard Edgard-Quinet, une cohue jamaisrencontrée, s'y écrase, des camions, des autobus, des cars y passent, des wagons de marchandise y passent, et,comme si ça ne suffisait pas, un énorme paquebot comme « Le Normandie », profitant de la nuit, est venu s'ymettre en cale sèche, et des milliers de marteaux frappent joyeusement sur sa coque qui demande à être réparée.

A ma fenêtre, une énorme cheminée vomit largement une fumée abondante ; tout respire la générositédes forces des éléments et de la race humaine au travail.

Quant à ma chambre qu'on trouve si nue, des tentures descendues du plafond lui donnent un air de foire,les allées et venues y sont de plus en plus nombreuses. Tout le monde est animé ; on ne peut faire un geste sansrencontrer un bras, une taille, et enfin, étant donné la faible lumière, et le grand nombre d'hommes et de femmesqui tous craignent la solitude, on arrive à participer à un emmêlement si dense et extraordinaire qu'on perd devue ses petits fins personnelles... C'est la tribu, ressuscitée miraculeusement dans ma chambre, et l'esprit de latribu, notre seul dieu, nous tient tous embrassés.

Henri Michaux, La nuit remue, 1935

Cette nuit ça été la nuit des horizons. D’abord un bateau sur la mer surgit. Le temps était mauvais. Ensuite la mer me fut cachée par un grand boulevard. Telle était sa largeur qu’il se confondait avec

l’horizon. Des centaines d’automobiles passaient de front en tenant la gauche comme en Angleterre. Il me parutvoir au loin sur la droite, mais ce n’est pas certain, une sorte d’agitation poussiéreuse et lumineuse qui pouvaitêtre le passage d’autos en sens inverse.

Un viaduc traversait la route, et, comme elle, se perdait au loin. La magie qu’il y avait à conduire uneauto sur cette route plus semblable à une province était extraordinaire.

Je me trouvai ensuite, au pied d’un building. C’était un palais, un palais né d’un esprit royal et non decelui d’un misérable architecte arriviste. Ses centaines d’étages s’élevaient dans le silence parfait, aucun bruitne venait ni d’en bas ni de l’intérieur, et le haut se perdait dans des vapeurs.

On montait par l’extérieur, par la façade principale, lentement; aucune fenêtre n’était animée d’unvisage qui serait venu s’y pencher. Nulle curiosité, nul accueil, personne. Cependant rien de délaissé. Nousmontions lentement vers le balcon royal encore inaperçu. Nous parcourûmes de la sorte bien deux cents étagesmais la nuit, l’obscurité, au moment où l’on voyait enfin poindre dans le haut le rebord du balcon royal se firenttrop denses et nous fûmes contraints de redescendre.

Henri Michaux, La nuit remue, 1935

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XII

Je vois Douve1 étendue. Dans la ville écarlate de l'air, où combattent les branches sur son visage, où des racines trouvent leur chemin dans son corps – elle rayonne une joie stridente d'insectes, une musique affreuse.

Au pas noir de la terre, Douve ravagée, exultante, rejoint la lampe noueuse des plateaux.

Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Yves Bonnefoy, 1953

VI

Sur un fangeux hiver, Douve2, j'étendaisTa face lumineuse et basse de forêt.Tout se défait, pensai-je, tout s'éloigne.

Je te revis violente et riant sans retour,De tes cheveux au soir d'opulentes saisonsDissimuler l'éclat d'un visage livide.

Je te revis furtive. En lisière des arbresParaître comme un feu quand l'autonome ressertTout le bruit de l'orage au cœur des frondaisons.

Ô plus noire et déserte ! Enfin je te vis morte,Inapaisable éclair que le néant supporte,Vitre sitôt éteinte et d'obscure maison.

Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Yves Bonnefoy, 1953

1 La Douve ou l'Ouve est un fleuve côtier qui prend sa source près de Cherbourg, dans le département de la Manche. 2 La Douve ou l'Ouve est un fleuve côtier qui prend sa source près de Cherbourg, dans le département de la Manche.

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