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Evelyne Patlagean Aveux et désaveux d'hérétiques à Byzance (XIe-XIIe siècles) In: L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 243-260. (Publications de l'École française de Rome, 88) Résumé Les XIe et XIIe siècles sont marqués à Byzance par l'essor de dissidences d'ordre religieux (philosophes, spirituels, et surtout Bogomiles) et par une répression qui va jusqu'au bûcher. Plusieurs types de source documentent la procédure. L'empereur y joue un rôle primordial. Le tribunal se compose de clercs et de laïcs, le démos exerce une pression judiciaire. Ainsi s'explique la peine du feu, qu'un tribunal ecclésiastique ne pouvait prononcer. On relève en premier lieu l'aveu dénonciateur, arraché le cas échéant par la torture et ressort de l'enquête. Puis, au cours du procès, l'aveu d'hérésie est tout à la fois un aveu judiciaire, qui confirme les révélations de l'enquête, et une confession, qui exprime soit le repentir soit la persistance et dont le sens détermine ainsi l'issue du procès. Citer ce document / Cite this document : Patlagean Evelyne. Aveux et désaveux d'hérétiques à Byzance (XIe-XIIe siècles). In: L'aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 243-260. (Publications de l'École française de Rome, 88) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1986_act_88_1_2848

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  • Evelyne Patlagean

    Aveux et dsaveux d'hrtiques Byzance (XIe-XIIe sicles)In: L'aveu. Antiquit et Moyen ge. Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : cole Franaise deRome, 1986. pp. 243-260. (Publications de l'cole franaise de Rome, 88)

    RsumLes XIe et XIIe sicles sont marqus Byzance par l'essor de dissidences d'ordre religieux (philosophes, spirituels, et surtoutBogomiles) et par une rpression qui va jusqu'au bcher. Plusieurs types de source documentent la procdure. L'empereur yjoue un rle primordial. Le tribunal se compose de clercs et de lacs, le dmos exerce une pression judiciaire. Ainsi s'explique lapeine du feu, qu'un tribunal ecclsiastique ne pouvait prononcer. On relve en premier lieu l'aveu dnonciateur, arrach le caschant par la torture et ressort de l'enqute. Puis, au cours du procs, l'aveu d'hrsie est tout la fois un aveu judiciaire, quiconfirme les rvlations de l'enqute, et une confession, qui exprime soit le repentir soit la persistance et dont le sens dtermineainsi l'issue du procs.

    Citer ce document / Cite this document :

    Patlagean Evelyne. Aveux et dsaveux d'hrtiques Byzance (XIe-XIIe sicles). In: L'aveu. Antiquit et Moyen ge. Actes dela table ronde de Rome (28-30 mars 1984) Rome : cole Franaise de Rome, 1986. pp. 243-260. (Publications de l'colefranaise de Rome, 88)

    http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1986_act_88_1_2848

  • EVELYNE PATLAGEAN

    AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE (XIe-XIIe SICLES)

    Les poursuites contre les hrtiques constituent une figure classique des rapports entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, entre l'glise et le souverain : la question de l'aveu y est centrale. On a observ depuis longtemps que l'histoire de cette figure s'acclre brusquement dans l'Occident latin l'ore du XIe sicle, avec une succession serre d'affaires et de dcisions, des accuss qui contestent l'ordre social travers ses fondements sacramentels, et une rpression par l'internement ou par le feu, d'o le rapport des pouvoirs sort renouvel1. On sait aussi quelles influences sont venues d'Orient alimenter l'hrsie2. Mais on sait moins communment que Byzance elle-mme prsente la mme acclration, les mmes solutions pnales, et des accuss souvent semblables, au cours de la mme poque3. Qu'on en juge. l'Ouest, des bchers s'allument Orlans en 1022, et Milan en 1028, un gibet se dresse Goslar en 1052, on brle Pierre de Bruys S. Gilles

    1 L. Ha VET, L'hrsie et le bras sculier au Moyen ge jusqu'au 13e sicle, dans Biblioth. cole des chartes, 41, 1880, p. 458-517, 570-607, 670.

    2 Cf. H. Ch. Puech, Catharisme mdival et bogomilisme (1957), dans Id., Sur le manichisme et autres essais, Paris, 1979, p. 394-427; M. Loos, Certains aspects du bogomilisme byzantin des XIe et XIIe sicles, dans Byzantinoslavica, 28, 1967, p. 39-53.

    3 Le travail demeure unilatral, mme si les Bogomiles sont admis l'arrire-plan, cf. C. T. Berkhout, J. B. Russell, Medieval heresies. A bibliography, 1960-1979, Leyde, 1981; H. Grundmann, Bibliographie des tudes rcentes (aprs 1900) sur les hrsies mdivales, dans J. Le Goff d.. Hrsies et socits dans l'Europe pr-industrielle, lle-18e sicle, Paris- La Haye, 1968, p. 411-467; le volume, devenu ajuste titre classique, reste dfaillant du ct de Byzance, et de mme, au point de dpart des recherches contemporaines, le rapport sur Movimenti religiosi popolari ed eresie del Medioevo, dans Relazioni del X Congr. intern, se. stor. 3. Storia del Medioevo, Florence, 1955, notamment p. 333-356 (R. Morg- hen) et 357-402 (H. Grundmann). On soulignera donc le mrite de M. Loos, Dualist heresies in the Middle Ages, Prague, 1974.

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    vers 1140, et des groupes d'hrtiques Cologne en 1144 et 1163. Un concile tenu Reims en 1157 organise la procdure des poursuites pour hrsie. Sur la toile de fond de ces quelques dates bien connues, voici maintenant la srie que nous allons analyser Constantinople4. Le moine stoudite Symon le Nouveau Thologien comparat en 1009, les sectateurs du moine paphlagonien Eleutherios sont condamns autour de 1030, le professeur de philosophie Jean Italos en 1082, le moine Nil le Calabrais vers 1087, et vers le mme temps Theodosios, archipr- tre de l'glise des Blachernes. Au terme d'un vaste procs et de plusieurs condamnations, le moine et mdecin Basilios, dirigeant bogomi- le, est seul brl, entre 1084 et 1102 ou 1104. En 1140, les crits de Constantin Chrysomallos et leurs lecteurs, en 1143-44 trois Bogomiles, les vques Klemens de Sasima-Sosandra et Leontios de Balbissa, dans la province de Tyane, en Cappadoce, et le moine Niphon, sont leur tour condamns. Des Bogomiles sont envoys au feu entre 1143 et 1146. Ce n'est l qu'un choix, runissant les affaires les mieux documentes, et les plus significatives pour notre propos.

    On y distingue clairement la dviation philosophique d'Italos5, les Bogomiles6, des spirituels comme le Nouveau Thologien7. Mais toutes participent de la contestation dfinie en commenant, et cette indication nous suffira. Les historiens de l'hrsie byzantine ont du reste prfr l'tude de ses doctrines celle de ses pratiques sociales8, si l'on

    4 Dossier constitu l'aide des Rgestes des actes du patriarcat de Constantinople, 1. Les actes des patriarches. Fase. 2. Les rgestes de 715 1043, Istanbul, 1936; fase. 3, Les rgestes de 1043 1206, par V. Grumel, Bucarest, 1947 (cit comme Grumel, n . . .)

    5 Cf. J. Gouillard, Synodikon de l'orthodoxie, cit., infra, . 16, p. 188-202; J. Gouil- LARD, La religion des philosophes, dans Travaux et mmoires, 6 (Recherches sur le XIe sicle), Paris, 1976, p. 305-324. Voir encore J. M. Hussey, Church and learning in the Byzantine Empire, 867-1185, Oxford-Londres, 1937.

    6 Cf. D. Obolensky, The Bogomils. A study in Balkan neo-manicheism, Cambridge, 1948, repr. 1978, notamment Byzantine Bogomilism (p. 168-229). Les sources et faits du bogomilisme byzantin figurent aussi dans le commentaire fondamental de H. Ch. Puech au Trait du prtre bulgare Kosmas (Le Trait contre les Bogomiles de Cosmas le Prtre, trad, et tude de H. Ch. Puech et A. Vaillant, Paris, 1945).

    7 Cf. J. Gouillard, Symon le jeune, le thologien ou le Nouveau Thologien, dans Diet, de thol. cath., 14/2, 1941, col. 2941-2959.

    8 Cf. J. Gouillard, L'hrsie dans l'Empire byzantin des origines au XIIe sicle, dans Travaux et mmoires, t. 1, Paris, 1966, p. 299-324; cf. aussi les travaux cits supra, n. 2. Suggestions politiques pour le rgne d'Alexis Ier par D. Gress-Wright, Bogomilism in Constantinople, dans Byzantion, t. 47, 1977, p. 163-185.

  • AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE 245

    excepte la priphrie balkanique, dont il ne sera pas question ici. Ils n'ont pas scrut le contexte de son essor aux XIe-XIIe sicles avec l'attention que d'autres ont apporte l'Occident italien9. De plus, les faits occidentaux soulvent le problme capital des origines de l'Inquisition : juridictions, procdures, et peines ont t examines dans cette perspective10. Nul motif comparable ne pouvait inspirer de travail sur le tribunal synodal de Constantinople; du moins Sp. Troanos a-t-il dcrit mthodiquement l'institution, et la position que le pouvoir imprial y occupe11. Il reste en somme bien des choses dire du ct de l'Orient, et les sources ne font pas dfaut.

    Les sources narratives sont connues depuis longtemps. Anne Com- nne, fille et historiographe d'Alexis Ier (1081-1118), a retrac dans son Alexiade la rpression de l'htrodoxie par son pre, et dans ce cadre les procs d'Italos, Nil, Theodosios, et, avec de prcieux dtails, celui de Basilios12. Le procs de Symon le Nouveau Thologien (949-1022), moine du Stoudiou devenu suprieur du couvent de S. Marnas, est racont, avec une rhtorique regrettable, par son fils spirituel Niktas Stthatos, moine stoudite lui aussi, dans une Vie compose aprs 1052, ou peut-tre 1054 13. Vient ensuite un ensemble de textes documentaires, qui se rencontrent dans des recueils composs, comme le cod. Scor. I 15, du XIIe sicle. De tels volumes ont conserv les procs-verbaux de plusieurs des affaires cites14, attestant la composition du tribunal, le

    9 Cf. \e tats de question rcents de G. Cracco, Le eresie del Mille : un fenomeno di rigetto delle strutture feudali!, dans Structures fodales et fodalisme dans l'Occident mditerranen (Xe-XIIIe sicles). Bilan et perspectives de recherches, Rome, 1980, p. 345-360, et Gli eretici nella 'societas Christiana ' dei secoli XI e XII, dans La cristianit dei secoli XI e XII in Occidente: coscienza e strutture di una societ, Milan, 1983, p. 339-373.

    10 H. Maisonneuve, tudes sur les origines de l'Inquisition, 2e d., Paris, 1960. 11 Sp. N. Troanos, 565 1204, dans .

    . /. . '. ', 1. 13, 1966, . 1-146; Die Sonderstellung des Kaisers im frh- u. mittelbyzant. kirchlichen Prozess, dans , 3, 1971, p. 69-80. P. J. Hajjar, Le synode permanent ( ) dans l'glise byzantine des origines au XIe sicle (Orient. Christian. Anal., 164), Rome, 1962, est conu dans l'optique conciliaire de cette date.

    12 Anne Comnne, Alexiade, d. B. Leib, 3 vol. Paris, 1937-1945, respectivement V VIII 8-IX 7, X I, XV VIII 3 - X 4. On a laiss ici de ct les autres historiographes, Niktas Choniats et Jean Kinnamos.

    13 Nictas Stthatos, Vie de Symon le Nouveau Thologien (949-1022), d. I. Hausherr, G. Horn (Orient. Christian. Anal, 12), Rome, 1928.

    14 Pour les aspects diplomatiques, on peut consulter J. Darrouzes, Le registre synodal du patriarcat byzantin au XIVe sicle (Archives de l'Orient chrtien, 12), Paris, 1971.

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    droulement de l'affaire, et sa conclusion. Ils prsentent d'autre part, et c'est logique, les formules pour le retour de diffrentes catgories d'hrtiques, dont celles qui nous importent ici15. Ces formules se retrouvent dans des livres liturgiques, comme le cod. Paris. Coisl. 213, copi en 1027, et conforme l'usage officiel de la capitale. On rangera sous la mme rubrique l'office pour le Dimanche de l'Orthodoxie, initialement destin fter la restauration des images en 843, puis charg au fil des temps de toutes les commmorations de l'orthodoxie et donc de toutes les condamnations prononces pour sa dfense16; sa tradition manuscrite trs riche a notamment recueilli le livret de pnitence original de Nil le Calabrais 17. Enfin, la lutte contre l'hrsie a eu besoin d'enqutes. Le couvent de la Vierge-Admire (Peribleptos), restaur ou fond par Romain III (1028-1034) aprs 1030 18, semble avoir reu en partage le travail sur les hrtiques. Un certain moine Euthymios y interroge des Phoundagiagitai, des Bogomiles en fait, et rdige d'aprs leurs rponses un opuscule l'intention de ses compatriotes de la rgion d'Akmonia, en Phrygie, vieille terre de subversion religieuse, o l'hrsie fait alors de rapides progrs; il crit vers le milieu du XIe sicle19. Vers la fin de celui-ci, Alexis Ier charge un autre moine, Euthymios Zigabnos, de rdiger une Panoplia Dogmatik ; l'occasion, comme le rappelle l'auteur, a t le procs de Basilios20. Niktas Choniats, juge, et historiographe des Cmnnes, en compose une son tour, sur la base de la prcdente, dans les premires annes du XIIIe sicle21. On constituait ainsi des encyclopdies hrsiologiques et dogmatiques, dont les codd. Vindob. theol. gr. 306 et 307 (XIIIe-XIVe sicles) offrent

    15 Cf. G. Ficker, Eine Sammlung von Abschwrungsformeln, dans Zeitschr. f. Kirchen- gesch. 27, 1906, p. 443-464.

    16 J. Gouillard, Le Synodikon de l'Orthodoxie. dition et commentaire, dans Travaux et mmoires 2, Paris, 1967, p. 1-316, cf. ibid., p. 183-237: Le Synodikon sous les Comn- nes.

    17 Ibid., p. 299-303. 18 R. Janin, La gographie ecclsiastique de l'Empire byzantin. 1. Le sige de Constanti

    nople et le patriarcat cumnique, t. 3. Les glises et les monastres, Paris, 1969, p. 218- 222.

    19 d. G. Ficker, Die Phundagiagiten. Ein Beitrag zur Ketzergeschichte des byzant. Mittelalters, Leipzig, 1908, p. 1-86 (cit: Euthymios).

    20 Ibid., p. 89-125 : le chapitre consacr aux Bogomiles. 21 Cf. J. L. Van Dieten, Zur berlieferung und Verffentlichung der Panoplia Dogmati-

    ke des Niketas Choniates, Amsterdam, 1970.

  • AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE 247

    un bel exemple22, aux fins pratiques que la srie de nos procs laisse aisment deviner.

    Le premier concerne donc Symon le Nouveau Thologien23. Il se dfinit lui-mme comme un spirituel, qui justifie sa doctrine et ses uvres par une inspiration reue directement et personnellement de l'Esprit Saint. Aprs une premire affaire, o il a eu gain de cause contre une trentaine de ses moines de S. Marnas, il est attaqu en 1009 par le synkellos (fonctionnaire patriarcal) Etienne. Le motif est fourni, semble-t-il, par le culte public qu'il a fond pour son pre spirituel dfunt, un moine stoudite homonyme, avec un jour de fte, et la vnration d'une image. Confront son adversaire, il expose librement sa doctrine et sa dfense, et il est exil, sa cellule perquisitionne, ses livres et effets confisqus. Il adresse alors au patriarche une dfense crite, dont il envoie copie au patrice Genesios et d'autres hauts fonctionnaires24 dont il dirigeait la conscience. Le patriarche craint alors que l'affaire n'aille jusqu' l'empereur, et, en dpit du nombre des accusateurs, il cherche un compromis auquel d'ailleurs Symon se refuse.

    Vers 1030, le tribunal synodal juge des moines disciples du moine Eleutherios25, qui avait fond en Lycaonie un monastre o l'on conservait ses uvres, dans l'glise duquel il tait enseveli, et o son tombeau et son image recevaient un culte. Eleutherios avait enseign une doctrine messalienne tirant sur le manichisme. Le document fait tat notamment du rejet de la croix, et d'une discipline sexuelle caractristique. La secte avait paru se repentir sous le patriarcat de Polyeucte (956-970) : les accuss d'alors avaient donn un livret d'abjuration et prt serment. Mais ce n'tait que comdie. Le mtropolite de Sid les a assigns, et il expose les faits, qui montrent une audience notable dans la campagne. L'ancien gouverneur de la province dpose pour sa part

    22 Description par D. de Nessel, Catalogue... Aug. Bibliothecae Caesar eae Vindobo- nensis.. ., Vienne-Nuremberg, 1690, Paris, I, p. 413-424. Datation du XIIIe-XIVe sicle, cf. Ch. AsTRUC, dans Travaux et mmoires, 4, Paris, 1970, p. 71.

    23 Vie de Symon le Nouveau Thologien, cit., ch. 74-94. Grumel, n* 816-817. 24 Traduction du terme grec dans N. Oikonomids, Les listes de prsance

    byzantines des IXe et Xe sicles, Paris, 1972, p. 319. 25 Texte publi par J. Gouillard, Quatre procs de mystiques Byzance (vers 960-

    1143). Inspiration et autorit, dans Rev. et. byz., t. 36, 1978, p. 5-81, ici p. 44-53. Grumel, n 850. .

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    qu'il avait dj enjoint l'higoumne d'expulser de l'glise le corps d'Eleutherios, de gratter ses images, et de brler ses crits. Les moines prsents reconnaissent la vrit des accusations. Mais le tribunal connat leur rgle d'anathmatiser si l'occasion le demande, de jurer impunment, et de feindre le repentir. Il prend en consquence des mesures spciales de dispersion et de mise l'preuve, outre l'anath- me d'Eleutherios prononcer publiquement. De hauts fonctionnaires du snat figurent parmi les juges.

    Dans son contexte, on peut rapprocher d'une enqute judiciaire celle qui permet Euthymios de la Peribleptos de rdiger son opuscule. Un faux prtre de village lui a librement expos la doctrine; et un sien disciple, contamin, a ingnument servi d'intermdiaire, en sorte que quatre hrtiques sont tombs entre ses mains. Les ayant apprhends, nous emes l'ide de les sparer, d'enfermer chacun, de le mettre aux fers, et de le menacer de mort s'il n'exposait pas clairement tout le dtail de leur erreur et de leur hrsie26.

    Les affaires qui se succdent sous le rgne d'Alexis Ier Comnne mettent en vedette le rle de l'empereur, et de son frre Isaac. L'orthodoxie de Jean Italos, examine une premire fois en 1076-77, fait l'objet d'un second procs devant le tribunal synodal en 1082 27. Selon Anne Comnne, l'enqute dont Alexis avait charg son frre avait confirm les dviations du philosophe; Isaac, aprs une controverse publique, le dfre un tribunal mixte, et prsid par l'empereur, qui sige Ste Sophie en prsence du peuple. Le procs-verbal conserv, dont Jean Gouillard a dcel les lacunes, suffit cependant montrer le droulement de la procdure : initiative impriale, enqute fonde sur les crits et l'interrogatoire des disciples, dont l'un obtient son acquittement, tandis qu'un certain Michel Kaspaks, familier de l'accus, remet au tribunal une liste de dix propositions condensant la doctrine de celui-ci. Italos reconnat les neuf premires, mais rejette fermement la dixime. Kaspaks ajoute la dnonciation d'un outrage fait une icne du Christ, qu'il lui sera demand de signer, aprs interrogatoire. Mais le document s'interrompt l. Interdit d'enseignement, Italos fut envoy

    26 Euthymios, cit., p. 23/15-24/3. 27 Cf. Gouillard, Synodikon, cit., supra, n. 25. Anne Comnne, V, VIII 8 - IX 6. Procs-

    verbal publi par J. Gouillard, Le procs officiel de Jean l'Italien. Les actes et leurs sous- entendus, dans Travaux et mmoires, 9, 1985, p. 133-174.

  • AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE 249

    dans un monastre, et, selon Anne Comnne, revint par la suite sur ses erreurs.

    Le moine calabrais Nil comparat entre 1084 et 1094, peut-tre vers 1087, pour sa doctrine christologique28. Anne Comnne explique comment, avec l'apparence de la folie en Christ et de la vertu, il ne consultait que Dieu et lui-mme dans l'tude des livres saints, laquelle il s'adonnait sans instruction classique ni guide, et comment il enseignait la haute socit de la capitale, devenu matre par sa propre ordination. Alexis remarque son erreur, entre en discussion avec lui, et s'efforce de lui inculquer la vrit. Nil persiste, prt souffrir tourments et chanes. Sa fausse doctrine enfonce dans la leur les Armniens de la ville. L'empereur runit alors un synode o sigent le patriarche et l'piscopat, et devant lequel Nil dveloppe ses vues, et les dfend avec force, d'une voix claire. Le synode jette sur lui l'anathme, en lui laissant un dlai de repentir. Et voici son livret de pnitence29. J'ai pens tre quelqu'un par moi-mme, dclare-t-il d'abord. Il publie de (sa) propre main ses propositions fautives, dont le rsum suit, rptant sa dmarche par crit aprs les avoir renies voix haute. Ainsi ralli l'orthodoxie, il s'engage s'abstenir dsormais de travaux ou d'enseignement en matire de dogme, et demeurer dans la retraite et la pnitence. S'il tait convaincu d'avoir manqu ces engagements, (il) appelle sur (lui-mme) la condamnation, et fixe comme peine approprie l'amputation de la langue et de la main droite. Theodosios, archiprtre de l'glise des Blachernes, est condamn en mme temps, pour une faute similaire30: il avait hant les enthousiastes, dont il rpandait les ides jusque dans les grandes maisons. L'empereur tente de le raisonner, en vain, puis le dfre au synode, qui jette l'anathme sur sa personne et ses ides.

    Le procs du bogomile Basilios et de ses disciples eut lieu entre 1084 et 1102 ou 1104. Anne Comnne en a fait un rcit31 dont la minutie est la hauteur de l'affaire, et qui constitue en fait le document le plus prcis sur le droulement de telles procdures et les diffrents aveux qui en marquaient le progrs. Le succs croissant des Bogomiles

    28 Anne Comnne, XI 1-5; Grumel, n945. 29 Texte cit supra, n. 17. 30 Anne Comnne, X I 6; Grumel, n946. Le texte de l'abjuration a t retrouv par J.

    Gouillard, Quatre procs . . ., cit., p. 52-57. 31 Anne Comnne, XV VIII 3-X 4. Grumel, n 988.

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    dans la capitale et au sein de l'aristocratie s'incarne dans ce moine, entour de douze disciples, et de femmes. Alexis commence par une enqute. Des Bogomiles convoqus au palais indiquent le rle dirigeant de Basilios, et la liste des disciples; l'un d'eux refuse de rpondre, et n'avoue que sous la torture. L'empereur mande alors Basilios, le reoit sa table, assist de son frre Isaac, et feint d'tre attir par la secte. Mis en confiance, Basilios expose entre autres les positions ngatives de celle-ci sur l'eucharistie et l'institution ecclesiale. Dissimul derrire une tenture, un greffier prend note. Puis, l'instruction fait place au procs. cartant la tenture, Alexis dvoile la prsence du snat entier, de l'arme, et du synode, autrement dit du pouvoir social en ses trois tats. On donne lecture des notes prises, Basilios les confirme, risqut-il le feu, les coups de fouet, mille morts, et persiste en prison, malgr les exhortations de l'empereur. On arrte les disciples. Les uns persistent galement, les autres protestent contre l'accusation, et renient l'hrsie. Pour en avoir le cur net, Alexis les condamne tous au feu, fait dresser sur une place deux immenses bchers, dont l'un est surmont d'une croix, et laisse aux accuss le choix d'une mort orthodoxe ou hrtique. Ceux qui sont alls vers la croix retrouvent la libert, les autres sont remis en prison, et entretenus chaque jour par l'empereur, ou par des hommes d'glise. Les repentis ont t relchs, les endurcis sont rests incarcrs jusqu' leur mort. Basilios en revanche est condamn au feu par le synode unanime et le patriarche, et l'empereur se prononce dans le mme sens. Il est brl l'hippodrome, lieu de justice publique, non sans attendre jusqu'au dernier instant un salut miraculeux. Le peuple rclame le mme sort pour les hrtiques prsents l'excution, Alexis s'y oppose, et les fait emprisonner, jusqu' l'abjuration, ou la fin de leurs jours.

    En 1140, un tribunal qui runit des vques et des reprsentants de l'empereur juge l'uvre de Constantin Chrysomallos, et ses lecteurs32. Des moines d'un couvent de la ville lui ont dfr des crits de cet auteur, qu'il a lus et condamns.

    "Texte dans J. Gouillard, Quatre procs..., cit., p. 57-67; Grumel n 1007. Cf. J. Gouillard, Constantin Chrysomallos sous le masque de Symon le Nouveau Thologien, dans Travaux et mmoires, t. 5, 1973, p. 313-327 : tude de notre document; identification de textes de Chrysomallos introduits dans des manuscrits o ils rejoignaient ceux du Nouveau Thologien.

  • AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE 251

    Ce tribunal a fait rechercher des exemplaires des uvres de Chry- somallos. Il s'en est dcouvert un chez le moine Pierre, higoumne du couvent de S. Athenogens, un autre chez le proedros Georges, dit Pam- philos, enfin les moines qui taient l'origine de l'affaire ont indiqu que le leur provenait d'un moine du couvent de l'Hospice des Vieillards. On a tir de tout cela deux cents propositions, reconnues comme bogomiles. Le tribunal ordonne de livrer les livres au feu, et d'anath- matiser tous ceux qui en suivraient la doctrine. Il est dornavant interdit de possder, et de lire, des textes de Chrysomallos. L'infraction, ou la connaissance de celle-ci chez autrui, expose le contrevenant l'ana- thme de l'glise, et aux peines lgales du bras sculier. Le tribunal demande alors Pierre et Georges s'ils sont en dsaccord, ou bien s'ils conspuent et anathmatisent les ides en question, comme errones et impies. Les deux hommes reconnaissent qu'ils avaient lu les uvres incrimines, mais aprs l'examen synodal ils avouent demander pardon en plaidant l'ignorance. Le tribunal reoit leur aveu, l'ana- thme prononc par eux devant lui, leur condamnation de tout cur de ces erreurs, en mme temps qu'ils demandaient leur pardon avec des larmes. Georges est menac des peines prvues s'il persiste, et Pierre envoy comme simple moine dans un autre couvent.

    En 1143, un tribunal compos du patriarche, d'un groupe d'v- ques, du sebastos et grand drongarios et du protasekretis33 juge Kle- mens, vque de Sasima-Sosandra, et Leontios vque de Balbissa, accuss d'avoir propag le bogomilisme34. Une premire session (20 aot), avec le concours du mtropolite de la province de Tyane, permet d'tablir que leur ordination episcopale n'a pas t canonique : les deux hommes le reconnaissent. Puis (1er octobre), le mme mtropolite prsente l'accusation de pratiques et propagande bogomiles. Il produit un tmoin, Lon, ordonn par Leontios, et un crit revtu des signatures du clerg, des autorits et des simples habitants de la mtropole de

    33 Sur les comptences judiciaires de ces personnages l'poque des Comnnes, voir encore K. E. Zachari von Lingenthal, Geschichte des griechisch-rmischen Rechts3, Berlin, 1892 (repr. anast. Aalen 1955, avant-propos de M. San Nicolo), p. 374 sq. et rcemment N. Oikonomids, L'volution de l'organisation administrative de l'Empire byzantin au XIe sicle (1025-1118), dans Travaux et mmoires, 6, Paris, 1976, en particulier p. 133- 135.

    34 Dossier publi par J. Gouillard, Quatre procs..., cit., p. 68-81. Grumel n1011- 1013.

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    Tyane35. Le document transcrit alors le dtail des faits allgus, qui dessinent le tableau d'une emprise provinciale, et mme campagnarde, de l'hrsie et de ses hommes. Les accuss sont ensuite invits se dfendre. Leontios avoue avoir rebaptis, laiss des morts sans spulture ni obsques, livr une chrtienne l'autorit musulmane locale, mis le feu une glise. Mais il explique ces actes : le premier baptme avait t donn par un prte dpos, les dfunts avaient rendu l'me sans se repentir, et la femme commettait l'adultre avec le frre de son poux; quant l'glise, on persistait y entreposer du fourrage. Comme Kle- mens et Leontios nient le reste, le mtropolite appuie le contenu de l'crit qu'il a apport par des tmoins, clercs et lacs. Pour finir, les accuss souscriront un anathme de tous les points de cet crit, dpassant leurs propres aveux, et couvrant galment leurs dviations non exprimes. Le relev ainsi tabli, contresign par l'archiviste patriarcal, sera envoy dans la province de Tyane.

    En 1143/44, le moine bogomile Niphon comparat son tour36, devant un tribunal o sigent avec le patriarche des vques d'une part, et de l'autre des membres de la famille impriale37 et de hauts fonctionnaires. Niphon a fait l'objet de dnonciations nombreuses. Un texte vituprant l'glise tablie a circul sous son nom en Cappadoce, et il s'en reconnat l'auteur. Il a trait celle-ci d'hrtique, ce dont viennent tmoigner des personnes qu'on lui avait envoyes, fonctionnaires, et moines. Une premire dcision l'enferme pour la dure de l'enqute au monastre de la Theotokos-Peribleptos dj cit, de crainte qu'il ne rpande sa doctrine, sans communication extrieure, dans une cellule, avec les seuls livres autoriss par le synode, cela sous peine d'excommunication pour lui-mme et quiconque tenterait de le joindre. L'enqute fait la preuve, ensuite, de sa culpabilit, fonde sur des opinions

    3 , Gouillard, loc. cit., p. 72/36-37. Exemple byzantin de formule trois ordres, o le sens d'pxovte est proche du latin proceres, optimales en position similaire ; les habitants sont cependant privs de l'apparence politique conserve au dmos de la capitale, ce qui est courant pour les villes de province cette date.

    36 Texte publi par L. Allatius, De Ecclesiae occidentalis atque orientalis perpetua consensione, Cologne, 1648 (repr. anast. 1970, avec une bonne introduction de . Ware), col. 678-680. Grumel, n 1013 et 1015.

    37 Sur la fonction de la parentle impriale dans l'tat au sicle des Comnnes, cf. A. P. Kazhdan, Social'nyj sostav gospodstvujuscego klassa Vizantij XI-XII vv., Moscou, 1974, p. 259 sq.

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    manifestes devant tmoins, par exemple sur l'eucharistie. Niphon a ni tous ces tmoignages au tribunal. Mais en mme temps il dclarait Klemens et Leontios, rcemment condamns, pieux et de bonne doctrine, et anathmatisait le dieu des Juifs. Ces propos suffisent le convaincre, et il est alors condamn lui-mme un isolement complet, de peur de la contagion; quiconque entrera en relation avec lui sera rput de mme conviction, et puni en consquence. la suite de cette affaire, le patriarche Kosmas est dpos en 114738: interrog en prsence de Manuel Ier et de membres de la parentle impriale, de juges, et de la hirarchie de l'glise, il affirme en effet l'orthodoxie de Niphon. Vers la mme date, entre 1143 et 1146, des Bogomiles impnitents ont t livrs au feu par le tribunal synodal. Le fait est attest, et discut, on le verra, par le grand canoniste du XIIe sicle, Theodoros Balsamn, dans son commentaire l'article IX 25 du Nomokann en XIV titres 39, relatif aux clercs coupables de magie criminelle, et donc de pratiques paganisantes.

    Nous arrterons au milieu du XIIe sicle ce choix d'affaires. Le lecteur n'aura pas manqu de voir que les procdures analyses ici soulvent exactement les mmes questions que les affaires occidentales contemporaines, et donc antrieures la mise en place de l'instance inquisitoriale. H. Maisonneuve s'est interrog, dans la perspective de cette dernire40, sur le rapport manifest entre la composition du tribunal, la constitution du dlit, et la nature de la peine, dans les poursuites des XIe-XIIe sicles que nous rappelions en commenant. l'Est comme l'Ouest, il faut prendre acte d'une singularit o l'on dcouvre la marque de l'histoire, et qui recle non seulement le sens des aveux hrtiques, mais celui mme de l'hrsie ce moment-l. Rsumons. Parmi les protagonistes un seul lac, Italos; les lecteurs de Chrysomal- los, dont le proedros Georges, ne sont en effet que des coupables secondaires, tandis que nous ignorons tout des Bogomiles brls en 1143 et 1146. Les lacs, villageois de Cappadoce ou aristocrates de la capitale, ne font pas pour autant dfaut l'hrsie, mais ils demeurent cantonns dans le fond collectif et anonyme des documents conservs pour

    38 Allatius, loc. cit., col. 683-686, cf. Grumel n 1015. 39 Rhallis-Potlis, 1, Athnes, 1852, p. 190-191. Sur le Nomokann,

    rpertoire systmatique utriusque iuris, cf. H. G. Beck, Kirche u. theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich, 1959, p. 145 sq.; sur Balsamn, ibid., p. 657-658.

    40 Maisonneuve, loc. cit., supra, n. 10.

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    cette poque, ce que l'orientation ecclsiastique des recueils porteurs explique aisment. Les fauteurs d'hrsie y sont donc des moines, l'exception du prtre des Blachernes, Theodosios, et des vques Kle- mens et Leontios; encore ces derniers ont-ils t initialement de simples moines41; parmi les autres, nous ne savons pas qui tait prtre, qualit toutefois courante cette date. Pourtant, la composition de l'instance judiciaire est constamment mixte, et elle comporte les juges de la capitale, quand ce n'est pas l'empereur. Notre premier cas, celui du Nouveau Thologien, fait une exception, mais celle-ci, on l'a vu, aurait pu n'tre que provisoire. Le tribunal qui juge le bogomile Basilios offre un recrutement exhaustif, la mesure d'un cas aussi grave. Pour la dposition du patriarche Kosmas, la formule est mme inverse : ce sont les autorits ecclsiastiques qui prtent leur concours au tribunal compos de juges et de parents de Manuel Ier Comnne, et runi au palais en prsence de ce dernier. La place du patriarche dans la structure de l'tat justifie videmment cette disposition. Cela dit, la mixit du tribunal sous les Comnnes dans ces procs d'hrsie semble tout de mme une application nouvelle de la loi. La lgislation macdonienne ne l'autorisait en effet, dans le cas d'un prtre, que pour un crimen maiestatis42. Le procs de Niktas le Paphlagonien sous Lon VI illustre bien ce principe, puisque, des trois griefs, espionnage au profit des Bulgares, proclamation messianique, et pamphlet contre le patriarche et l'empereur, c'est le dernier seul qui pousse le souverain convoquer le synode en prsence du Snat43.

    La publicit de rgle, assure conformment la tradition par la prsence du peuple, est indique dans les deux grandes affaires d'Ita- los et de Basilios. Le dmos, peuple politique, se porte S. Sophie, et assiste l'amende honorable d'Italos44. Le laos, peuple chrtien, regarde l'preuve des deux bchers en place publique, puis l'excution de Basilios l'hippodrome45. Sa prsence a une valeur judiciaire prcise, que Maisonneuve n'a pas reconnue dans les pisodes occidentaux aux-

    41 Gouillard, loc. cit., p. 72/17-18. 42Troanos, Sonderstellung, cit. supra, n. 11, p. 77, n. 34 cite en ce sens YEpanagog

    (entre 879 et 886) XI 14. 43 Cf. P. Karlin-Hayter, Le synode Constantinople de 886 912 et le rle de Nicolas

    le Mystique dans l'affaire de la Ttragamie, dans Jahrb. sterreich. Byzantinistik, 19, 1970, p. 59-101.

    44 Anne Comnne V IX 6 (d. cit. t. 2, p. 39/23). 45 Ibid., XV X 4 (d. cit. t. 3, p. 228/23).

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    quels participe le populus, interlocuteur de Robert le Pieux en 1022, des juges ecclsiastiques de Lige en 1144, enfin, la mme anne Cologne, terminant lui-mme par le feu la controverse qui se prolongeait depuis trois jours, devant le tribunal mixte prsid par l'archevque.

    Quant l'empereur, il remplit plusieurs fonctions dans la rpression de l'hrsie. La premire est d'inculquer la bonne doctrine ceux qui s'en sont carts, et de discuter avec eux afin de les ramener par la persuasion. Ainsi commencent effectivement les affaires du rgne d'Alexis Ier. C'tait la dmarche antique de l'glise l'gard des hrtiques, et Byzance elle revenait logiquement l'empereur, gardien de l'orthodoxie, et d'ailleurs source de tout savoir46. Justinien dj en avait us ainsi avec des Manichens, sans succs, en 527 47. Alexis et les siens sont verss dans les textes sacrs48, il enseigne les hrtiques, et russit parfois49. L'empereur joue d'autre part un rle moteur dans la procdure : il dclenche l'enqute sur les Bogomiles de la capitale, convoque un synode pour entendre Nil, dfre Theodosios devant un autre. Enfin, il prend des dcisions pnales, comme dans le cas de Basilios et de ses disciples.

    Le tribunal, compos, prononce des peines qui le sont galement. Il manie l'arme ecclsiastique de l'anathme. Celui-ci frappe les ides et les uvres condamnes. Il est alors rpt par le repenti, voix haute devant les juges, et par crit50. Il est tendu la personne de qui, comme Theodosios, persiste dans l'affirmation de l'erreur. On serait tent d'expliquer par la condition monastique des accuss la retraite () silencieuse laquelle s'engage Nil, les mesures de dispersion qui s'assurent des sectateurs d'Eleutherios, l'internement de Ni- phon au couvent de la Theotokos-Peribleptos. Ce serait simplifier. Car

    46 Cf. . Patlagean, La civilisation en la personne du souverain. Byzance, Xe sicle, dans Le temps de la rflexion, 1983, p. 181-194.

    47 Textes runis par E. Stein, Histoire du Bas-Empire, t. 2, Paris-Bruxelles-Amsterdam, 1949, p. 371, n. 1.

    48 Anne Comnne V IX 3 : le couple sacr travaille jour et nuit l'tude de la parole divine; l'impratrice tudie particulirement les crits dogmatiques des Pres, et marque une prdilection pour Maxime le Confesseur. Ibid., XIV VIII 9, Alexis s'assure le concours de l'poux d'Anne, le Csar Nikphoros Bryennios, qui s'instruit en consquence ; pour son frre Isaac, cf. supra, p. 248.

    49 Ibid., XIV VIII 9 et IX 3 : polmique avec les Manichens, Philippes. 50 Livret de repentir de Nil le Calabrais, cit. supra, n. 17, et Ficker, Abschworungsfor-

    meln, cit., p. 446 : formule pour le retour des Manichens.

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    le monastre se referme sur tous ceux que la loi ou le pouvoir politique excluent du monde, les vaincus de la comptition impriale51 comme les pouses adultres52. L'exoria inflige au Nouveau Thologien par un tribunal ecclsiastique est un exil, comme le montre la suite du rcit : c'est une peine couramment inflige aux opposants religieux du souverain, tmoins les Stoudites du premier tiers du IXe sicle. L'emprisonnement en revanche est moins une peine qu'une mesure conservatoire d'isolement, pendant les essais de conversion de la dialectique orthodoxe, ou aprs leur chec53. Mais le nud de la question est videmment la peine capitale.

    La typologie des sources et l'analyse des procdures auront montr que les enqutes et traits sur les hrsies pouvaient avoir, et peut-tre au premier chef, une utilit judiciaire. Dans ce contexte, le souci d'y rapprocher Bogomiles, Manichens et Messaliens ne doit pas s'entendre seulement comme une proposition thorique, mais aussi - surtout? - comme une indication pnale. Les Manichens sont en effet toujours dsigns comme le danger maximal pour l'tat et la socit. L'anne mme o Justinien tentait d'en convertir, en 527, une loi ordonnait l'radication totale de ces sans-Dieu, sous peine des derniers chtiments ( ); des excutions semblent en effet avoir eu lieu54. La peine du feu n'y est pas atteste, bien qu'elle ft prescrite pour les meneurs des Manichens, dans un titre du Code Grgorien qui les runissait aux malefici, par Diocltien et Maximien55, et conserve par le Code Justinien pour Yharuspex domicile56. La mort par le feu recule ensuite, comme toutes les autres, dans le code de 726, devant les mutilations l'image du dlit; elle s'y borne la punition littrale de l'incendie volontaire; les Manichens doivent tre chtis

    51 Nombreux exemples des IXe-Xe sicles dans Theophanes Continuatus, d. I. Bekker, Bonn, 1838.

    52 Lon VI, Novelle 32, d. P. Noailles, A. Dain, Les Novelles de Lon VI le Sage, Paris, 1944, p. 126-129.

    53 Anne Comnne XIV IX 3 : les Manichens de Philippes sont assigns rsidence dans les portiques du Grand Palais; ibid., XIV IX 4: les endurcis finissent leurs jours dans la prison (phroura) Elephantine; ibid., XV IX 5 : internement des sectateurs de Basi- lios, jusqu'au repentir, ou sinon perptuit.

    54 Codex Justinianus, d. P. Krueger, Berlin, 1877, I, V, 12; Jean Malalas, Chronographie, d. G. Dindorf, Bonn, 1831, p. 423.

    55 Cf. Mosaicarum et Romanarum legum collectio, XV III 6 {Fontes Juris Romani Anteiustiniani), t. 2, d. J. Baviera, Florence, 1968, p. 581).

    56 Codex Justinianus, cit., IX VIII 3, en date de 319.

  • AVEUX ET DSAVEUX D'HRTIQUES BYZANCE 257

    par le glaive57. Les bchers des Comnnes marquent donc malgr tout une rupture, qui n'a pas chappe leur contemporain Theodoros Bal- samn58. Il estime doublement irrgulire la sentence prononce par le tribunal synodal sous le patriarcat de Michel II Kourkouas (1143-46): la loi ecclsiastique ne peut infliger de peines corporelles, rserves la puissance publique; en outre, le feu, la dcapitation, et autres ne signifient pas une peine capitale ( ), mais une mort inhumaine. En effet, poursuit Balsamn, le droit classique a t dans cette matire rvis et humanis par les Novelles de Justinien, qu'il faut suivre en priorit, et qui substituent aux excutions des mutilations, montrant et punissant la fois les fautes commises. La condamnation prononce s'expliquerait alors, selon lui, soit par la mconnaissance de cette volution de la part du tribunal, soit plutt par l'endurcissement des hrtiques, avides de martyre. La composition des tribunaux rpondrait la premire objection de Balsamn. La confusion qu'il souligne est un fait incontestable de l'poque. Au terme de son livret de repentir, Nil le Calabrais insre une clausule pnale conforme l'volution invoque, puisqu'elle comporte le tranchement de la langue et de la main. Mais le bcher de Basilios est dcid rgulirement, au tmoignage d'Anne Comnne; elle nomme en premier tous les notables du saint synode et des Nazirens, et le patriarche d'alors en personne, Nicolas (III), puis ajoute que l'empereur lui-mme tait du reste de leur avis, puisque de nombreux entretiens avec le coupable n'avaient pu le flchir59. L'excution par le feu est-elle marque d'une influence occidentale, ou traduit-elle seulement, nouveau, le sentiment intense d'un trs grand pril social, c'est un problme dont nous ne pouvons dbattre ici. La combustion des livres tait courante depuis des sicles.

    Ces observations gnrales taient ncessaires pour apprcier l'aveu lui-mme, d'aprs les analyses de cas par lesquelles nous avons commenc. Il intervient d'abord dans l'enqute, et joue alors un rle strictement judiciaire. L'instruction s'appuie en effet, on l'a vu, sur des tmoignages. Mais ceux-ci deviennent aveux ds lors qu'ils manent de comparses susceptibles d'tre eux-mmes impliqus, comme les disciples d'Italos ou de Basilios. Les moines lecteurs de Chrysomallos se pla-

    "Eklog XVII 41 (Jus Graeco-Romanum, d. P. et I. Zepos, Athnes, 1931, t. 2, p. 59), et XVII 52 (ibid., p. 61).

    58 Texte cit supra, n. 39. 59 Anne Comnne XV X 1.

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    cent dans une position complexe. Dfrant au jugement du tribunal les crits suspects qu'ils dtenaient, ils provoquent un jugement qui fait d'eux des coupables, plaidant aussitt l'ignorance, puis le repentir, mais ils dclenchent aussi une perquisition plus large. En second lieu, le tribunal prsente l'accus le bilan de l'enqute, somme des tmoignages entendus, des textes examins. L'aveu de l'accus consiste alors reconnatre qu'il a bien agi, parl, ou crit ainsi. Symon le Nouveau Thologien rplique par une justification doctrinale dtaille, Jean Italos au contraire conteste l'un des dix points du sommaire tabli pour l'accusation. La dmarche est, jusque-l, judiciaire. On notera seulement l'absence du serment qui accompagne la confessio et le tmoignage dans la procdure classique60 : il manque dans ces procs comme dans les formules d'abjuration. C'est qu'il est impossible. Le cas de l'hrtique, et du Bogomile en particulier, voque celui du Juif, auquel la pratique byzantine rserve une formule de serment voisine d'une abjuration momentane, qui seule peut rendre concevable le serment d'un non-chrtien61.

    Le tournant vient ensuite. Un mme terme, homologem, signifie reconnatre et confesser. Et sur lui pivotent nos procs. Une partie des accuss passe en effet un aveu pnitentiel, tels les lecteurs de Chrysomallos, qui demandent leur pardon en pleurant, ou Nil le Calabrais, nonobstant sa clausule pnale. Le repenti lit et anathematise voix haute devant le tribunal, donc publiquement, les propositions qu'il reconnat en mme temps conformes sa doctrine passe, et contraires l'orthodoxie. L'articulation orale peut tre renforce d'un crit autographe d'anathme. Les formules d'abjuration places dans des recueils tant canoniques que liturgiques apparaissent alors, si l'on peut dire, comme des aveux tout faits, l pour des pnitents, ici pour des

    60 Cf. La Preuve (Recueil de la Soc. Jean Bodin pour l'hist. comparative des institutions, 16), Bruxelles 1964: G. Pugliese, La preuve dans le procs romain de l'poque classique, p. 277-348 (sur la confessio, p. 331 sq.); G. G. Archi, Les preuves dans le droit du Bas-Empire, p. 389-414 (importance croissante des documents crits partir de Constantin); H. Jaeger, La preuve judiciaire d'aprs la tradition rabbinique et patristique, p. 415-594 (en cas d'hrsie ; avant le baptme) ; F. Dlger, Der Beweis im byzant. Gerichtsverfahren, p. 595- 612 (importance du serment). Cf. aussi D. Simon, Untersuchungen zum Justinianischen Zivilprozess, Munich, 1969, p. 202 sq.

    61 Textes publis par . Patlagean, Contribution juridique l'histoire des Juifs dans la Mditerrane mdivale : les formules grecques de serment, dans Rev. et. juives /Historia Judaica, 4e sr., 4 (124), 1965, p. 137-156.

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    repentis auxquels un tribunal appliquerait sans procs la jurisprudence existante.

    D'autres accuss persistent. Et le cas bogomile devient alors fascinant. L'impnitence publique au tribunal semble en contradiction flagrante avec la pratique labore et structurelle du secret qui caractrise la secte. Certes, ce dernier va en partie de soi. Il est insparable du rituel d'initiation par lequel on y entre62. Anne Comnne raconte qu'une pluie de pierres s'abattit sur la maisonnette o Basilios avait t enferm au soir de son procs, riposte irrite des dmons ses rvlations publiques. Mais le secret bogomile est bien autre chose encore. Le prtre bulgare Kosmas notait dj, dans la seconde moiti du Xe sicle, l'aisance avec laquelle les Bogomiles prtaient serment, ou approchaient des sacrements, puisque ces dmarches taient nulles leurs yeux63. Le moine Euthymios Zigabnos explique leur habitude du dtournement mental, appuy sur une grande connaissance des textes sacrs. Ils mettent ainsi un sens sectaire sous chaque verset de la liturgie orthodoxe, qu'ils peuvent ds lors prononcer et entendre impunment. Ils confessent la Trinit en appliquant les trois appellations au seul Pre, ils dsignent par Bethlehem leur synagogue, lieu de naissance du Verbe divin, et par Hrode, et Jrusalem, l'glise officielle; ils ont une interprtation spcifique de l'criture; et ainsi de suite64. La prudence et la solidarit d'une minorit dissidente et poursuivie ont pu l'vidence donner cette conduite son motif initial, mais elles ne l'puisent pas. Les Bogomiles de ce temps ont constitu une pratique de l'intriorit qui, sans manquer d'antcdents65 semble alors grandie jusqu' une dimension neuve. Modernit, osons le mot, que l'on mesure mieux encore au regard de l'importance accorde dans la procdure orthodoxe l'criture de la doctrine, l'articulation voix haute, l'crit autographe. Mais Balsamon a sans aucun doute raison de prter, on l'a vu, le dsir ou le devoir de martyre ceux dont l'attitude devant les tribunaux dmentait cette rgle.

    On suit les Bogomiles et les autres dissidents religieux aprs le milieu du XIIe sicle, et l'on atteint au milieu du XIVe la procdure au

    Euthymios, cit. p. 24-25; Euthymios Zigabnos, cit., p. 100-101. 63 Trait de Cosmos, cit., XVIII (p. 84-85). 64 Euthymios, cit., p. 78 sq.; Euthymios Zigabnos, cit., p. 101 sq. 65 Cf. p. ex. Jean Damascne, , Migne, Patrologie grecque, 94, col. 729-736

    (sur les Messaliens).

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    cours de laquelle s'affrontent Grgoire Palamas et ses adversaires. Mais la priode prsente ici aura t celle de commencements contemporains de ceux qui s'laboraient en Occident : l'oscillation de l'aveu, dont nous avons trait, se joindraient la dfinition du crime d'hrsie66, et la constitution de l'instance, que nous n'avons fait qu'effleurer. Et surtout nous n'avons pu faire place au contenu des actes d'accusation. Mme rduits aux rsums qui nous restent, ils restituent aux hrtiques de Byzance le mouvement de la vie et celui de l'histoire, ils donnent voir, dans ses motifs et ses pratiques, la vague profonde qui enfle entre 1000 et 1150 le vieux courant de la contestation spirituelle.

    Evelyne Patlagean

    66 O. Hageneder, Der Hresiebegriff bei den Juristen des 12. u. 13. Jhdts, dans W. Lour- daux, D. Verhelst eds., The concept of heresy in the middle ages (llth-13th c), Louvain-La Haye, 1976, p. 42-103, montre comment on retrouve alors la notion de publicum crimen applique par la loi justinienne aux Manichens et aux Donatistes.

    InformationsAutres contributions de Evelyne PatlageanCet article cite :Cracco Giorgio. Le eresie del Mille : un fenomeno di rigetto delle strutture feudali?. In: Structures fodales et fodalisme dans l'Occident mditerranen (Xe-XIIIe sicles). Bilan et perspectives de recherches. Actes du Colloque de Rome (10-13 octobre 1978). Rome : cole Franaise de Rome, 1980. pp. 345-361. (Publications de l'cole franaise de Rome, 44)

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