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Georges Didi-Huberman La dissemblance des figures selon Fra Angelico In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802. Résumé Georges Didi-Huberman, La dissemblance des figures selon Fra Angelico, p. 709-802. Cet essai tente de mettre à jour, chez Fra Angelico, un aspect peu étudié de la peinture religieuse au Moyen Âge et à la Renaissance. Partant d'une grande surface « abstraite » peinte à San Marco - et jusque-là inédite - ainsi que d'un corpus de zones «bariolées» dans l'œuvre de Fra Angelico, l'auteur en analyse la dimension théologique et exégétique. Une notion non- albertienne de la figura est ici en jeu, liée au mystère (de l'incarnation), et non à l'historia. Ses sources sont à chercher dans la théorie exégétique du quadruple sens de l'Écriture, dans la doctrine thomiste de l'imago et du vestigium, et enfin dans la tradition dionysienne des images dissemblables. Trois fonctions temporelles de la figure sont alors proposées : la mémoire (au sens de l'ars memorandi), la préfiguration (ou comment figurer, non l'histoire, mais son futur), et la présence (ou la fonction contemplative des figures dissemblables). Citer ce document / Cite this document : Didi-Huberman Georges. La dissemblance des figures selon Fra Angelico. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen- Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802. doi : 10.3406/mefr.1986.2879 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1986_num_98_2_2879

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Georges Didi-Huberman

La dissemblance des figures selon Fra AngelicoIn: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802.

RésuméGeorges Didi-Huberman, La dissemblance des figures selon Fra Angelico, p. 709-802.

Cet essai tente de mettre à jour, chez Fra Angelico, un aspect peu étudié de la peinture religieuse au Moyen Âge et à laRenaissance. Partant d'une grande surface « abstraite » peinte à San Marco - et jusque-là inédite - ainsi que d'un corpus dezones «bariolées» dans l'œuvre de Fra Angelico, l'auteur en analyse la dimension théologique et exégétique. Une notion non-albertienne de la figura est ici en jeu, liée au mystère (de l'incarnation), et non à l'historia. Ses sources sont à chercher dans lathéorie exégétique du quadruple sens de l'Écriture, dans la doctrine thomiste de l'imago et du vestigium, et enfin dans la traditiondionysienne des images dissemblables. Trois fonctions temporelles de la figure sont alors proposées : la mémoire (au sens del'ars memorandi), la préfiguration (ou comment figurer, non l'histoire, mais son futur), et la présence (ou la fonction contemplativedes figures dissemblables).

Citer ce document / Cite this document :

Didi-Huberman Georges. La dissemblance des figures selon Fra Angelico. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802.

doi : 10.3406/mefr.1986.2879

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

LA DISSEMBLANCE DES FIGURES SELON FRA ANGELICO

« Tu regardais : soudain une pierre se détacha, sans que ta main l'eût touchée, et vint frapper la statue, ses pieds de fer et terre cuite, et les brisa. Alors se brisèrent, tout à la fois, fer et terre cuite, bronze, argent et or, devenus semblables à la baie sur l'aire en été : le vent les emporta sans laisser de traces. Et la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne qui remplit toute la terre. Tel fut le rêve; et son sens, nous le dirons devant le roi» (Daniel, II, 34-36).

Question de figure, question de fond

La notion de figure ressemble étrangement à cette statue composite qui troublait le sommeil de Nabuchodonosor : « une statue, une grande statue, extrêmement brillante», mais hétérogène, faite d'or et d'argent, de bronze, de fer et de terre cuite1. Comme la statue composite, la notion de figure demande sans doute à être brisée, disjointe par quelque pierre informe : s'il est grandement périlleux d'engager une réponse sur ce qu'est une figure, s'il est difficile de simplement élaborer la question, la raison en revient d'abord à l'hétérogénéité même de la notion. Il n'y a pas seulement la vingtaine de significations dont Littré créditait le mot figure. Il y a surtout la dangereuse équivoque, l'imbroglio de l'usage et du concept. Lorsqu'on regarde et lorsqu'on tente de comprendre les tableaux du Moyen Âge ou de la Renaissance, on use, explicitement ou implicitement, de la notion de figure, ne serait-ce qu'à énoncer une évidence du genre : ces tableaux sont figuratifs. Mais il y a équivoque et imbroglio parce que, selon qu'on se réfère à l'usage de la notion ou bien à l'histoire du concept, les choses peuvent changer, changer même du tout au tout.

1 Daniel, II, 31-45.

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Repartons donc de l'évidence. Supposons qu'un historien de l'art pénètre dans la première cellule du couvent de San Marco, à Florence. Il sait par avance que des figures, peintes à fresque, vers 1440, par Fra Angelico, attendent sa perspicacité iconographique ou iconologique (Pi. la). Cela semble, en effet, aller de soi : le discernement de telles figures constituera pour l'historien de l'art une procédure heuristique, voire la seule, pour engager une réponse à la question de ce que signifie l'œuvre de Fra Angelico.

Si l'on se réfère à la célèbre «Introduction à l'étude de l'art de la Renaissance», qui ouvre les Essais d'iconologie d'Erwin Panofsky, on pourra remarquer que le discernement des figures consiste à dégager, non pas une, mais deux significations. La première, dite «naturelle» ou «pré-iconographique», revient à identifier ce que Panofsky nomme un motif; un motif est la représentation d'un objet naturel reconnaissable dans le monde des formes peintes. La signification «secondaire», dite aussi «conventionnelle» ou «iconographique», se révèle lorsque le motif devient figure, réalise, à travers ce même «objet naturel», un «thème», personnifie un concept ou bien entre dans l'invention d'un système narratif : à ce moment, le motif pré-iconographique acquiert une nouvelle dignité d'« image», d'allégorie ou bien a' histoire2.

C'est ainsi que l'on reconnaîtra sans peine, dans le monde des formes peintes par Fra Angelico, deux personnages, deux « figures » : Jésus-Christ et Marie-Madeleine, bien spécifiés par leurs attributs traditionnels, tels que la robe rouge de la sainte ou le nimbe crucifère du Sauveur. Il y a ici des attributs supplémentaires : la bêche que Jésus porte sur l'épaule, par exemple ; et la position respective des « figures » - des acteurs -, avec cette tension particulière, centrale dans l'image, qui rapproche et distend tout à la fois les mains des deux personnages. On discernera alors le moment, la storia représentée : Jésus-Christ ressuscité apparaît à Marie-Madeleine, devant le tombeau vide. Histoire que chacun - dans cette cellule tout au

2 E. Panofsky, Essais d'iconologie. Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance (1939), trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, 1967, p. 17-18 : «Signification secondaire, ou conventionnelle : on la saisit en prenant conscience qu'une figure masculine munie d'un couteau représente saint Barthélémy (. . .). Les motifs ainsi reconnus porteurs d'une signification secondaire ou conventionnelle peuvent être appelés images; et les combinaisons d'images correspondent à ce que les anciens théoriciens de l'art nommaient invenzioni : nous avons coutume de les nommer histoires ou allégories ». (Traduction légèrement revue : le mot figure n'apparaît, dans le texte de Panofsky, qu'à ce niveau «secondaire» de signification; au niveau pré-iconographique, Panofsky n'emploie que les mots forme, configuration, objet).

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moins, au Quattrocento - déjà connaît, et n'a qu'à reconnaître : la sainte pécheresse, après avoir pris Jésus pour un jardinier - d'où la bêche sur l'épaule -, comprend soudain, appelle, s'approche. Dans le récit évangéli- que, auquel on est certain désormais de devoir se reporter, Jésus écarte Madeleine, il la repousse pas trois mots - Noli me längere, ne me touche pas3 -, trois mots ici «traduits», comme on dit, dans un seul geste : c'est cette main droite, qui éloigne et fait signe tout à la fois, c'est ce visage légèrement tourné vers la femme agenouillée, sans la regarder pourtant.

Voilà qui appartient, je le répète, à l'ordre de l'évidence - je veux dire l'ordre de l'usage : en saisissant l'histoire que la fresque illustre, on pense avoir saisi le sujet même de l'œuvre d'art, on pense avoir mis au jour sa signification4. Et tout ceci une fois établi, le travail de l'historien de l'art pourra sereinement s'éployer, accéder à la généralité (la fréquence du thème au Quattrocento, les «influences» stylistiques, le «reflet» de la pensée du commanditaire, l'application d'un «code des gestes», par exemple) ou bien, au contraire, se focaliser sur le détail de quelques singularités : ainsi remarquera-t-on l'inversion que produit Angelico dans la figure du Christ, et l'on se demandera pourquoi le pied droit est à gauche et le pied gauche à droite. Dans le pire des cas, on supposera alors, chez Angelico, quelque incapacité à représenter correctement la réalité; ou bien la «raideur » de la figure, et notamment cette absolue f rontalité des deux pieds, incitera l'historien à ne plus attribuer l'œuvre au peintre célèbre, mais plutôt à un assistant plus obscur, supposé moins habile : c'est-à-dire moins «figuratif»5. Dans le meilleur des cas, on verra dans cette singula-

iJean, XX, 17. 4 II est symptomatique à cet égard que le terme spécifique à'historia ou de sto

ria, chez les théoriciens italiens de la Renaissance, ait été régulièrement traduit, en particulier au XIXe siècle, par le mot sujet, ce qui infléchit le sens, bien sûr, et laisse déjà supposer que le «sujet» d'un tableau se réduit à l'histoire qu'il est censé illustrer. Cf. par exemple la traduction du De pictura d'Alberti par C. Popelin, De la statue et de la peinture, Paris, 1868. La situation aujourd'hui - l'usage - n'est pas meilleure, et reste valide la remarque que faisait, il y a presque vingt ans, Pierre Francastel : « Pour la plupart des spectateurs, un tableau c'est avant tout une anecdote, une «histoire» au sens où l'entendait déjà Alberti. De fait, le principal effort des commentateurs s'exerce aujord'hui dans ce sens. On §e trouve étrangement satisfait lorsqu'on a réussi à reconnaître un ou plusieurs éléments de détail révélateurs du sens général de l'œuvre ou, plus précisément, d'une relation mentale entre l'image et un concept familier». P. Francastel, La figure et le lieu. L'ordre visuel au Quattrocento, Paris, 1967, p. 32.

5 Cf. par exemple P. Muratoff, Fra Angelico, Londres/New York, 1930, p. 69. - G. Bazin, Fra Angelico, Paris, 1941, p. 43.

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rité une solution de type médiéval pour signifier à la fois, de façon hiératique, la marche du Christ s'éloignant - ainsi fait-il passer son pied droit devant le gauche -, et son statut de corps ressuscité, déjà «en l'air», déjà glorieux. Voilà qui touche de plus près à la réalité de cette fresque. Mais le «hiératisme» en question a souvent suscité la remarque qu'un tel peintre fut dans son siècle un «conservateur», voire un «attardé»6 : car ce siècle, comme chacun le doit savoir, est celui de la reconquête, en peinture, des apparences, de la «vie»; ce siècle est celui de la perspective, de la peinture d'histoire et de la précision mimétique. Cela est vrai, en un sens, mais cela condamne la peinture d'Angelico à ne nous dire que ce qu'elle n'est pas, à savoir une peinture réaliste.

Une telle conclusion, fatalement négative, repose en fait sur un ensemble de préjugés. Elle repose d'abord sur un lieu commun perceptif attaché à la notion usuelle de figure : une figure se définirait en premier lieu comme un aspect, un aspect discernable. Discernable signifie qu'une figure se détacherait nécessairement d'un fond, et se rapporterait nécessairement à un objet de la réalité. C'est ce que suppose, sans ambiguïté, le concept panofskien de motif, concept sans lequel une science iconographique ne peut légitimement se construire7. Une figure n'existe, en cette acception, que si l'on sait où elle commence, où elle finit, et à quel objet de la réalité elle se rapporte. Le lieu commun perceptif se double alors, comme naturellement, d'un préjugé théorique: la «figure» se définirait comme cela même qui supporte le sens, dans un tableau, en tant qu'elle s'y rend susceptible de personnifier, comme le dit bien Panofsky, un thème ou un concept, et de raconter une histoire. Penser la peinture « figurative» ne revient donc ici qu'à déployer, à sur-déployer, dirais-je, quelque chose comme une grande métaphore théâtrale.

En réalité, ce double lieu commun ignore, ou plutôt tente de simplifier à l'extrême la grande subtilité des rapports entre les textes et les images8. Il constitue, en dernière analyse, un lieu commun de la traductibili-

6 «On voit se multiplier, après 1435, les références aux compositions archaïques du début du Trecento par une sorte de réflexe conservateur, bien explicable chez un religieux». A. Chastel, L'art italien, Paris, 1982, p. 246.

7 « II est manifeste qu'une analyse iconographique correcte, au sens strict, présuppose une identification correcte des motifs. Si le couteau qui nous permet d'identifier saint Barthélémy n'est pas un couteau, mais un tire-bouchon, le personnage n'est pas saint Barthélémy». E. Panofsky, op. cit., p. 19.

8 Cf. les pages limpides - mais c'est la limpidité d'un principe d'incertitude - que Meyer Schapiro a consacré à ce problème : Words and Pictures. On the Literal

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té. Mais déjà, en amont pour ainsi dire, il engage une notion, lourde de conséquences, des rapports entre la figure et le fond : une figure se définirait comme ce qui donne sens, est susceptible de nous livrer une histoire, par différence avec un fond, un lieu qui, lui, «contient» ce sens, cette histoire, et s'en contente. Le lieu peut certes, ponctuellement, entrer dans la définition du «sujet»: ainsi, l'œuvre de Fra Angelico situe-t-elle les deux «figures» de Jésus et de Madeleine dans un pré, histoire de nous indiquer que la scène se passe en extérieur; au second plan, un palmier nous aidera peut-être, s'il en est besoin, à nous souvenir que tout se déroule en Palestine. Il n'en reste pas moins que, dans cette optique, le fond historié n'est qu'une plus-value, un accessoire - toujours au sens théâtral - de l'histoire principale supportée, elle, par les «figures». Le lieu ne serait donc que le contenant de la signification; au mieux, il donnera la construction perspective d'un espace où l'histoire - le «sujet» - peut se dérouler. Une preuve de cela, une apparente preuve, c'est que l'histoire, celle du Noli me längere en l'occurrence, peut fort bien se passer des accessoires du lieu : des peintres ont su la représenter, limpide- ment, à travers le seul rapport gestuel des protagonistes, Marie-Madeleine agenouillée et Jésus-Christ s'en allant vers la droite, à demi tourné. L'histoire n'a donc, en théorie, nul besoin de «fond» pour être comprise, nul besoin d'un palmier, d'un pré ou même d'un sépulcre ouvert9. Le fond sera donc affecté d'une valeur de relative neutralité : il sera indéterminé, ou en tout cas moins déterminé que le jeu des «figures» par quoi s'élabore vraiment, pense-t-on, le sens d'une image «figurative». Telle semble être l'évidence.

Si l'on s'interroge à présent sur ce que pouvait signifier pour Fra Angelico, en théorie comme en pratique, l'acte de peindre une figure - une figura - dans un lieu ou un fond - un locus -, on s'aperçoit que les choses sont beaucoup plus subtiles et beaucoup moins «théâtrales» qu'elles n'y paraissent. Fra Angelico était un frère dominicain. Ce simple fait

and the Symbolic in the Illustration of a Text, chap. 1-3. Trad. ital. S. Boschi, Parole e immagini, Parme, 1985, p. 5-35.

9 C'est ce que fait par exemple le Maestro della Maddalena (actif dans la seconde moitié du XIIIe siècle) dans ses Histoires de la vie de la Madeleine, Florence, Accademia. Cf. M. Mosco et al., La Maddalena tra Sacro e Profano, Milan, 1986, p. 43.

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doit nous rappeler l'impressionnante culture que supposait d'emblée l'appartenance à un tel ordre religieux : Yeruditio constitue en effet l'une des idées maîtresses du noviciat dominicain10. On y enseignait grammaire, logique, rhétorique, poésie, droit, musique, physique, arithmétique et géométrie. On y enseignait bien sûr la théologie, suprême sapientia, science non naturelle, « à la fois spéculative et pratique, dépassant sous ce double rapport toutes les autres sciences»11. On s'imprégnait entièrement des Écritures saintes et des grands docteurs de l'Église, ceux de l'Ordre en particulier, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, dont la Somme théologique commença, dès 1309, à s'imposer, voire à progressivement supplanter le Livre des sentences de Pierre Lombard, comme texte scolaire de base12. Saint Thomas avait d'ailleurs préfacé l'immense Somme avec cette splendide métaphore apostolique d'un lait destiné aux enfants, aux débutants dans la religion : débutants à qui il promettait clarté et même brièveté, «autant que le permettra la matière», se hâtait-il de préciser13.

Fra Angelico a donc bu ce lait scolastique, qui constitue en réalité, on s'en rend très vite compte, un véritable océan de savoir. Il a été familier avec toute la culture thomiste de son temps, celle de Giovanni Dominici, le réformateur de l'Ordre, celle d'Antonino Pierozzi (saint Antonin), son magister du couvent de Fiesole, celle aussi de Catherine de Sienne. Nous n'avons aucune raison de supposer que sa vie de peintre, ses rencontres avec les innovations de Masaccio, en particulier, aient pu tarir une telle source de pensée : il n'y a pas lieu d'opposer chez lui un «humanisme» pictural soit-disant avant-gardiste, et un soit-disant passéisme que» 14

II faut aussi avoir à l'esprit qu'au moment où Fra Angelico concevait

10 Cf. C. Douais, Essai sur l'organisation des études dans l'ordre des Frères Prêcheurs au treizième et au quatorzième siècle, Paris/Toulouse, 1884, p. 17-23.

11 Thomas d'Aquin, Summa theologica, Ia, 1, 5. Nous citons en général le texte bilingue dit de la Revue des jeunes, Paris, 1925-68, en 68 volumes.

12 Cf. C. Douais, op. cit., p. 87-112. - P. O. Kristeller, Le thomisme et la pensée italienne de la Renaissance, Montréal/Paris, 1967, p. 36-37.

13 «.Comme à de petits enfants dans le Christ, c'est du lait que je vous ai donné à boire, non de la nourriture solide [I Corinthiens, III, 2]. Notre intention est donc, dans cet ouvrage, d'exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants (. . .), de présenter la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que le permettra la matière». Thomas d'Aquin, Summa theologica, prologue.

14 Pour une remise en question globale de cette opposition, cf. P. O. Kristel- ler, Humanism and Scholasticism in the Italian Renaissance (1944), dans Studies in Renaissance Thought and Letters, I, Rome, 1984, p. 553-583.

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ses fresques pour les cellules du couvent de San Marco, une bibliothèque fameuse se constituait, sur les lieux mêmes, à partir de l'extraordinaire collection de manuscrits réalisée par l'érudit Niccolo Niccoli15. À quelques pas seulement de la cellule où il devait peindre le Noli me längere, au même étage du couvent, Fra Angelico pouvait ainsi relire à loisir les grands textes d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin, mais aussi ceux d'Aristote, de saint Augustin ou des plus fameux Pères grecs, recopiés et traduits. Il y avait en particulier, dans cette bibliothèque, deux collections de textes d'Albert le Grand commentant la Physique d'Aristote16. Cela pourrait peut-être constituer un premier pas pour comprendre ce que signifiait un locus dans les murs à peindre du couvent de San Marco.

À partir de la célèbre formule d'Aristote, selon laquelle «le lieu est quelque chose, mais [qu'] il a aussi une certaine puissance (dynamis)»17, - Albert le Grand a développé, au XIIIe siècle, une véritable théorie de la genèse des formes (inchoatio formarum), dans laquelle le lieu est bien loin de tenir le simple rôle d'un «contenant» des figures, plus ou moins neutre et indéterminé. Albert le Grand critique au contraire, véhémentement, ceux qui soutiennent que le lieu n'« apporte» rien aux figures, ou leur est «extrinsèque»18. Les figures, les formes, ne se contentent pas d'habiter un lieu : elles sont produites par lui. Ainsi Albert le Grand nomme-t-il le lieu un «principe actif d'engendrement» : locus est generationis principium activum ; c'est bien plus qu'un espace entendu au sens usuel, topographique; c'est un pouvoir de morphogénèse, une «vertu» capable de fabriquer, d'être efficace, structurante : la notion de lieu doit s'entendre, écrit Albert le Grand, comme une virtus f activa et operativa 19. Car c'est dans le lieu que se manifeste la puissance de la matière, son « appétit » à se déterminer comme forme : il est remarquable déjà de voir la matière et le lieu investis d'une virtus causandi, une vertu causale que Robert Grossetête, par exemple, n'aura concédé qu'à la lumière elle-même20. Ainsi le lieu, le

15 Cf. B. Ullman et P. A. Staedter, The Public Library of Renaissance Florence. Niccolo Niccoli, Cosimo de' Medici and the Library of San Marco, Padoue, 1972, passim (en particulier p. 3-15).

16 Id., ibid., p. 200. 17 Aristote, Physique, IV, 1, 208 b. 18 Albert le Grand, «Liber de natura locorum», I, 1, Opera omnia, IX, éd.

A. Borgnet, Paris, 1890, p. 529. 19 Id., ibid., I, 1, p. 528. 20 Cf. Robert Grossetête, « De luce seu de inchoatione formarum », Philoso

phischen Werke, éd. L. Baur, Münster, 1912, p. 51-59.

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fond, ce dans quoi et par quoi les formes se formeront, les figures se détacheront, - le lieu est un travail potentiel du divin. Il travaille, dit Albert le Grand, à la constitution même de l'être : locus igitur ad esse ope- ratur21.

Or, il est assez fascinant de constater qu'en sa pratique de peintre, Fra Angelico se situe rigoureusement à la hauteur d'un tel concept du lieu. Il suffit de regarder, dans cette même fresque de la cellule de San Marco, comment «travaille» ou «opère» le fond sur lequel évoluent, si l'on peut dire, les deux «figures» de sa storia : il s'agit d'un pré, que Fra Angelico a dû campeggiare, comme on disait au Quattrocento; campeggiare, c'est-à-dire «colorer le champ {campo) de la peinture», par opposition à ritagliare, «faire ressortir du champ les contours des figures, avec des signes {segni) faits au pinceau ou bien au poinçon»22. Comment Angelico a-t-il donc coloré son «champ»? Il a traité la surface, justement, avec une très grande économie des signes : deux valeurs de couleur verte ont suffi à indiquer le lieu - le pré -, les motifs floraux étant différenciés par des passages plus clairs, plus «fluides» aussi, du pigment. Cela donne au pré une certaine frontalité, quelque chose qui ferait presque penser, au

jourd'hui, à un papier peint. Puis, Angelico a parsemé tout ce «champ» de petits dépôts punctif or

mes : des taches, plus ou moins régulières, faites de blanc de saint Jean - à savoir la matière même qui constitue l'intonaco, le dessous du pigment - et, par-dessus, de rouge. C'est une couleur vive, une terra rossa, qui produit sur la paroi de très légers reliefs; l'effet rythmique, l'effet de scansion n'en est que plus fort.

Mais qu'en est-il de ce «champ» dans l'économie de la représentation? Et, en particulier, que représentent exactement ces petits dépôts de pigment rouge qui constellent la surface? À quel genre de signes appartiennent-ils? Un premier coup d'œil, d'emblée, nous aura donné une réponse, une réponse relative à l'évidence de la storia et, par voie de conséquence, à la nature globalement mimétique, «réaliste», de la fresque : ces petites taches rouges représentent, indubitablement, des fleurs dans un pré. Dans la typologie sémiotique de Peirce, ces petites taches

21 Albert le Grand, «Liber de natura locorum», I, 1, p. 529. - Cf. B. Nardi, La dottrina d'Alberto Magno 5w//'Inchoatio formae, dans Studi di filosofia medievale, Rome, 1960, p. 69-101.

22 C. Cennini, // libro dell'arte, ο trattato della pittura (1437), éd. F. Tempesti, Milan, 1984, IV et CXL, p. 32 et 109-110.

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rouges seraient donc les icônes de fleurs dans un pré23. Peirce notait très justement, à propos de ce même concept d'icône, combien nous avons tendance, en contemplant un tableau, à oublier la distinction entre le signe présent (c'est-à-dire, ici, les taches rouges) et la réalité absente (c'est-à-dire les fleurs)24. Il faut donc aller plus avant dans la contemplation de ces petites taches elles-mêmes.

On s'aperçoit alors que ces scansions colorées ne sont absolument pas peintes comme des fleurs. Elles ne décrivent rien, ne donnent rien à distinguer : il n'y a dans ces fleurs ni calices, ni corolles, ni pistils, ni éta- mines. Ce ne sont, ni plus ni moins, que des taches colorées. Et il serait tout à fait absurde d'invoquer ici quelque incompétence de Fra Angelico à représenter une fleur, avec son pistil et ses étamines : il s'en est fort aisément acquitté ailleurs, et d'autre part se montre compétent sur de bien plus grandes difficultés mimétiques. Il serait tout aussi inutile d'imaginer le peintre «qui n'a pas le temps», ou l'enduit qui sèche trop vite. Si Angelico avait voulu peindre une fleur comme une fleur, il l'aurait fait, il s'y serait appliqué. Mais, justement, il ne l'a pas décidé comme cela. Il s'est contenté de poser des petits «amas» circulaires de terra rossa. Pourquoi? La réponse n'est pas in absentia, dans un pré ou dans un texte, par exemple; elle est in praesentia, sur la fresque elle-même. En effet, si l'on persiste à se demander comme quoi ces taches rouges sont-elles peintes, on ne peut donner, comme réponse, que ce qu'on voit : en toute rigueur, ces taches rouges sont peintes comme - c'est-à-dire exactement de la même manière que - les stigmates du Christ.

Ces taches rouges sont mêmes peintes à la façon dont Fra Angelico peint les stigmates en général, ceux du Christ ou de saint François, partout à San Marco : c'est une petite inflexion circulaire du pinceau déposant son épais pigment de terra rossa. Et l'évidence d'un tel rapport est accentuée, précisée, presque démontrée par l'effet de constellation dont Angelico a véritablement doté ses petites taches : il y a donc des semis de fleurs sur fond vert, décrivant comme un parcours qui vient aboutir, par une répétition du même signe pictural, dans la main ou sur le pied de Jésus-Christ :

23 «J'appelle un signe qui est mis pour quelque chose simplement parce qu'il lui ressemble, une icône·». C. S. Peirce, Écrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Paris, 1978, p. 144.

24 Id., ibid., p. 144-145.

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Devant ceci, qui constitue un véritable déplacement du signe iconique, je ne puis plus rien affirmer qui ait la stabilité minimale requise par la notion de motif : absolument parlant, je ne peux plus dire «c'est» ou «ce n'est pas» de façon tranchée. Il y a déplacement de la valeur iconique, donc équivoque de la représentation. Par exemple, je puis fort bien affirmer que les stigmates du Christ, selon Fra Angelico, sont les fleurs de son corps ; et je n'aurai point de mal, d'ailleurs, à trouver un texte thomiste pour soutenir une affirmation de ce genre : ainsi l'article que saint Thomas, dans la Somme théologique, consacre à la question de savoir si le corps du Christ devait, ou non, ressusciter avec ses cicatrices. Oui, répond-il, et à l'objecteur qui soutiendrait qu'un stigmate est une blessure, donc une «corruption» et un «défaut», saint Thomas rétorque que ces blessures-là, justement, sur le Christ, possèdent une «beauté spéciale» (specialis decor) qui est la Beauté même, la Beauté - sanglante certes - de la Vertu d'humilité25.

Mais je pourrais tout aussi bien affirmer, devant la fresque d'Angelico, que le Christ est ici représenté dans l'acte emblématique de «semer» ses stigmates sur le jardin du monde terrestre, juste avant que d'aller rejoindre, dans les cieux, la droite de son Père26. . . L'idée s'en renforce, d'ailleurs, si l'on prend égard au fait que, par sept fois dans la fresque, et notamment à côté de stigmates stricto sensu, les «fleurs» rouges sont groupées par séries de cinq, c'est-à-dire le nombre même, symboliquement très pregnant, des plaies du Christ.

25 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIP1, 54, 4. 26 Et l'on pourrait là aussi invoquer quelques figures textuelles, du genre :

« Toute chair est herbe, toute gloire d'homme est comme une fleur d'herbe ...» Justin, Dialogue avec Tryphon, trad. G. Archambault, Paris, 1909, L, 4 (tome I, p. 227).

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Bref, en regardant ces petites taches rouges selon le comment de leur présence dans la fresque, on est amené à une équivoque sur la question de savoir ce que, mimétiquement, elles représentent. Le caractère iconi- que de ces signes rouges passe au second plan - voire subit l'épreuve d'une aporie logique - dans le même temps où leur caractère d'indices27, de taches, de pures traces physiques, colorées, sort de l'ombre. Et leur manière de signifier - entre la fleur et le stigmate, donc créant surtout la pensée d'un rapport - n'a plus rien à faire avec la manière dont l'histoire, elle, délivre sa très reconnaissable signification.

Enfin, comme pour convaincre définitivement son coreligionnaire méditatif qu'il ne fait pas que lui raconter une anecdote trop bien connue de l'Évangile, Fra Angelico a placé, juste à hauteur de regard, un troisième type de signe, quelque chose qui ne ressemble à rien de connu dans un pré ou même dans l'histoire du Noli me tangere : c'est un symbole, trois petites croix sanglantes, entre la Madeleine et le Christ ressuscité. Quelque chose qui ne «ressemble» à rien, dans l'ordre de réalité d'un pré, mais n'en possède pas moins une évidente fonction memorative, sans doute faisant signe vers une méditation sur la Passion du Christ et la Trinité.

Ce qu'il importe avant tout de noter, c'est que la fresque d'Angelico signifie bien au-delà de son histoire et de ses attributs iconographiques courants. L'exemple des petites scansions de rouge, à lui seul, met en évidence la possibilité, pour un peintre, d'user de signes picturaux qui constituent, à strictement parler, des signa translata28, je dirai des signes-transits, des signes ou des opérateurs de conversion. Et ces signes de conversion ne sont pas de simples métaphores, parce que leur existence matérielle déploie elle-même un parcours labile entre des statuts sémiotiques très différents, icônes, indices ou symboles. C'est pourquoi de tels signes picturaux interdisent d'emblée toute relation univoque d'attribution - mot à entendre dans sa double acception, logique et iconologique. De tels

27 Cf. C. S. Peirce, Écrits sur le signe, op. cit., p. 32, 40-41, 139-140. 28 Signa translata est l'expression qu'utilise saint Augustin pour définir les figu

res, par opposition aux signa propria qui, eux, désignent univoquement ce qu'ils nomment, comme lorsqu'on dit «un bœuf» en pensant à l'animal en question. Au contraire, « les signes sont figurés (translata) quand les objets mêmes que nous désignons par leurs termes propres sont employés pour désigner un autre objet (ad aliud aliquid significandum usurpantur)», comme lorsqu'on dit «le bœuf» pour désigner saint Luc. Augustin, De doctrina christiana, II, 10, 15. Trad. G. Combes et Farges, Œuvres, XI, Paris, 1949, p. 258-259.

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signes ont valeur de déplacement, de passage, d'association, et non pas de définition, d'identification ou de prédication.

Mais cela n'indique pas une moindre valeur. Bien au contraire : s'il y a une pensée propre aux images, c'est bien la pensée associative, translata, la pensée qui se structure en se déplaçant. Pour représenter des fleurs dans un champ, Fra Angelico a choisi de ne produire que des stigmata, c'est-à-dire de simples marques, des traces de couleur rouge; or, ces traces, disposées en séries, ont en quelque sorte jeté un pont entre deux ordres de pensée tout à fait hétérogènes (mais théologiquement articula- bles) : un champ printanier, d'une part, et d'autre part le corps du Christ «orné» de ses plaies, de ses stigmata. C'est ce qui se nomme, en toute rigueur, un travail de la figurabilité. L'image, inapte - ou plutôt insensible - à la stricte pensée logique, tire de cette insensibilité même toute sa force signifiante. Il n'est que de voir, dans la fresque d'Angelico, combien un seul élément matériel - cette fameuse couleur de terra rossa - peut fonctionner sur toute la surface de l'œuvre comme un opérateur privilégié de déplacements et de structurations du sens : ce rouge nous parle du péché dans la robe de Marie-Madeleine; mais il est aussi, en face d'elle, le lieu même de la souffrance du Christ, le stigmate; il revient donc chez Madeleine sous l'espèce, convertie, de la compassion; il se dissémine en fleurs de printemps, comme un emblème de la Passion, mais aussi bien de la Résurrection; il se déplace sans cesse entre la chair de l'homme - puisque c'est en général un trait de ce même rouge qui contourne les corps, dans les fresques d'Angelico - et la gloire de la chair ressuscitée du Christ, l'incarnat de ses lèvres, la croix rouge de son nimbe . . .

On est ainsi placé devant cette fresque comme devant le paradoxe - magnifique paradoxe - d'une simplicité extrême des moyens picturaux venant fournir la condition, et même la voie royale d'une étonnante fertilité et subtilité du sens.

La subtilité des images

II s'avère donc bien nécessaire d'envisager la peinture de Fra Angelico, en particulier celle produite pour les dominicains de San Marco, au- delà de l'évidence perceptive de la figure et du fond : nous venons déjà de repérer quelques signes picturaux qui ne sont pas plus «du fond» que «de la figure», ou plutôt qui produisent l'une à partir du travail même, de

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l'autre. Il s'agit, par conséquent, d'outrepasser l'évidence iconographique de la figure et du sens : évidence qui ne traite en dernier recours que de storia ou d'allégorie, et au regard de laquelle Angelico ne serait qu'un imagier un peu attardé dans l'humanisme florentin du Quattrocento.

Il faudra aussi envisager cette peinture au-delà d'une évidence historique ou sociologique de la figure et de son «contexte». L'hypothèse d'un code, ou d'un lexique limité à une quinzaine de «catégories visuelles»29 est très insuffisante pour rendre compte de la pensée à l'œuvre dans les fresques des cellules de San Marco : car ce qui s'y joue est justement une perpétuelle invocation de la pensée visuelle envers le monde démesuré d'une pensée non-visuelle, d'ordre théologique. Michael Baxandall a suggéré une voie pour comprendre la peinture de Fra Angelico : il a proposé de suivre mot à mot ce qu'en disait l'humaniste Cristoforo Landino, dans l'année 1481, soit près de trente ans après la mort du peintre. Voici ce qu'écrivait - abruptement - Landino :

«Fra Giovanni Angelico était enjoué, dévot, très orné, et doué de la plus grande aisance»30.

Si l'on interroge les deux premières catégories de ce jugement esthétique - enjoué et dévot -, catégories sous le chef desquelles Baxandall envisage à son tour, plus précisément, la peinture de Fra Angelico, on s'apercevra assez vite qu'elles sont inaptes à rendre compte de tout ce qui s'est peint sur les murs de San Marco. La raison fondamentale en revient peut- être, tout simplement, au fait que Landino ne possédait pas lui-même les «catégories» pertinentes pour juger l'œuvre d'un dominicain de la première moitié du XVe siècle. Landino était un ardent défenseur de la langue italienne vernaculaire, alors que l'univers de pensée où Fra Angelico avait puisé la majeure partie de sa culture était de langue latine. Landino traduisait l'Histoire naturelle de Pline, tandis que l'Angelico se recueillait sans cesse dans les exempla de l'Histoire sacrée. Landino était l'ami et

29 Les seize « catégories visuelles » que Michael Baxandall a dégagées, dans sa belle synthèse sur l'expérience picturale au XVe siècle, n'ont précisément qu'une valeur de synthèse et d'exemplarité. Elles n'ont en aucun cas valeur de code ou de lexique, au sens ou de telles notions supposent un ensemble clos. Cf. M. Baxandall, L'œil du Quattrocento. L'usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance (1972), trad. Y. Delsaut, Paris, 1985, passim, en particulier p. 60 («Les gens à qui le peintre s'adressait ne possédaient pour la plupart qu'environ une demi-douzaine de catégories pour qualifier des tableaux») et p. 168.

30 Fra Giovanni Angelico è vezoso et divoto et ornato molto con grandissima facilità, cité, Id., ibid., p. 178.

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l'admirateur d'Alberti, alors que Fra Angelico était l'ami et l'admirateur de saint Antonin, ce qui suppose en particulier, nous le verrons, deux conceptions bien différentes de mots comme historia ou bien figura.

Ainsi, lorsque Landino proposait, pour qualifier les œuvres de Fra Angelico, le terme vezzoso, que l'on peut traduire par toute une série de termes approchants - «libertin, mignard, étourdi, fantasque, allègre, gaillard, enjoué, charmeur, mignon, coquet, délicat, mutin, charmant, maniéré»31 - il pensait peut-être aux anges que l'on voit souvent s'agenouiller ou «chanter» dans ses tableaux. Mais il oubliait évidemment que près des trois quarts des scènes représentées à San Marco sont des scènes de la Passion et de la Crucifixion du Christ. Baxandall a voulu, de plus, référer le mot vezzoso à un jugement sur les valeurs tonales de la peinture : il rappelle le texte du De pictura où Alberti déconseille, en particulier, l'utilisation excessive du blanc, couleur de tension; moins les blancs purs seront utilisés dans un tableau, dit-il en substance, et plus le tableau deviendra vezzoso, «suave»32. On se prend alors à penser que Landino n'a jamais posé un seul pied dans les corridors de San Marco : tant la suite des fresques y apparaît tout entière comme un grand drame du blanc et du rouge, en particulier ces blancs violents des sépulcres, des pans de murs, des montagnes, des robes ou des mandorles du Christ, ces blancs des fonds venant envahir les figures, comme dans la Transfiguration de la cellule 6, ou le Couronnement de la Vierge de la cellule 9. C'est en particulier à travers une intense utilisation du blanc que Fra Angelico aura produit, dans ses fresques, les plus remarquables effets de commotion, de fascination et de mémoration des images.

La seconde catégorie employée par Landino, et reprise par Baxandall pour rendre compte des œuvres de Fra Angelico, semble beaucoup plus évidente : c'est la catégorie devoto. Il va de soi que toutes ces œuvres évoluent bien dans une aire de dévotion. Mais «dévot» s'entend au moins de deux façons, que Baxandall donne toutes deux, sans remarquer qu'elles s'excluent quasiment. La première façon de penser le mot devoto serait la façon thomiste, théologique au sens strict. C'est là, comme le dit Baxandall, «l'exposé classique» à quoi Fra Angelico s'est référé «à coup sûr» dans l'idée qu'il avait d'une pratique - d'une peinture - qui fût authenti- quement dévote33. La dévotion en ce sens représente «l'acte principal de la vertu de religion» (devotio est principalis actus religionis virtutis); elle a

31 Id., ibid., p. 225. 32 Id., ibid., p. 226. 33 Id., ibid., p. 227.

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deux causes, l'une, «principale et extrinsèque», qui est Dieu en personne; l'autre, intrinsèque, réside dans la «considération de nos propres défauts» à l'égard de l'image divine, de sa perfection idéale, mais surtout dans ce que saint Thomas nomme la contemplatio bonitatis Dei, la contemplation de la bonté et des bienfaits de Dieu34. Contemplatio est un mot très fort. Il ne désigne en rien ce que Baxandall nous suggère d'une simple attitude psychologique de «joie devant la bonté de Dieu et de tristesse devant la faiblesse humaine»35. La contemplation selon saint Thomas désigne «l'acte de voir Dieu en soi» {contemplatio nominai actum videndi Deum in se), et par là même peut être considérée comme l'acte humain le plus extrême (maxime), le plus délectable et heureux (delectabilis), - mais aussi le plus difficile (difficilis) à engager, à soutenir pleinement36.

Extrémité, difficulté, promesse de joie éternelle, de béatitude : c'est bien à cela que le dominicain Fra Angelico devait aspirer, et c'est bien sur cela qu'il devait régler sa pratique la plus quotidienne, y compris sa pratique de peintre «dévot». Baxandall, pourtant, veut référer la devono du peintre, en dernière analyse, à une classification de sermons «d'après leur style», qu'il extrait d'un Ars praedicandi florentin. Selon cette classification, le premier style de sermon - le meilleur par la précision rigoureuse et le contenu théologique - est qualifié de subtilis ; le second, d'un accès plus aisé, est nommé facilis; le troisième, dit curiosus, est raffiné, mais ostentatoire et stérile ; le dernier est nommé devotus parce qu'il est le plus grossier, le plus facilement compris - et même le plus hyper-facilement, pourrait-on dire -, bref le plus adapté «pour l'édification et l'instruction du peuple» : il correspondrait pleinement, à en croire Baxandall, au style propre de Fra Angelico, style «émotionnel», basé sur les catégories «joie et tristesse», style «sans complication et intellectuellement sans prétention»37. . .

34 Thomas d'Aquin, Sumtna theologica, Il^ll^, 82, 2-4. - M. Baxandall se réfère quant à lui aux textes situés en Ila-II36, 180, 1 et 7, qui ne traitent pas directement du concept de devotio, mais des rapports plus généraux entre vie contemplative et volonté d'une part (article 1), delectatio d'autre part (article 7).

35 M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, op. cit., p. 227. 36 Thomas d'Aquin, In tertio Sententiarum, 35, 1, 2, et Sumtna theologica, Ia-IIae,

3, 5. 37 « Ainsi, nous avons un style à la fois contemplatif, mêlant joie et tristesse ;

sans complication et intellectuellement sans prétention; «facilement compris» et convenant bien «pour l'édification et l'instruction du peuple». Il serait difficile de contester que cette défintion pût s'appliquer à la «manière» émotionnelle de Fra Angelico». . . M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, op. cit., p. 227-228.

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Or, tout cela ne constitue qu'un rabaissement intempestif de la notion devoto, - avec, pour conséquence, le rabaissement du «style» de l'Angelico à un psychologisme binaire doublé d'un véritable simplisme intellectuel. Pourquoi Baxandall escamote-t-il subrepticement un haut concept thomiste qu'il a cru cependant, et pertinemment, devoir mettre en relation directe avec la pratique d'un peintre? J'imagine une raison possible : il y a dans l'histoire de l'art - et dans l'histoire en général - toute une tradition du didactisme des images. Ce que cette tradition se contente de postuler, en fait, n'est bien souvent qu'un simplisme des images : elle postule que les images sont des illustrations simplifiées, facilement comprises, de textes moins simples et moins facilement accessibles au «peuple». Cela a principalement pour effet - ou peut-être pour enjeu - de simplifier le travail de l'historien, c'est-à-dire le regard à porter sur les images. Mais cela ne correspond qu'à peu de choses dans la réalité même du fonctionnement des images. On peut, certes, s'autoriser de textes - mais de textes, justement, qui sont des postulats, des règles abstraites - tels que les Libri carolini, dans lesquels se rencontre l'idée que «c'est dans les livres, et non dans les images, que nous apprenons l'érudition de la doctrine spirituelle»38. On peut aussi se référer - et on le fait constamment - à la fameuse lettre de Grégoire le Grand à Serenus, écrite en l'an 600 :

«Autre chose est d'adorer une peinture, autre chose est d'apprendre, à travers l'histoire que nous raconte la peinture (per picturae historiam addisce- re), ce qui doit être adoré»39.

Ce que de tels textes affirment, en dernier recours, c'est que la peinture est faite, au dire même de Grégoire le Grand, pour les idiots (idiotis) et les illettrés, pour les ignorants (ignorantes) qui n'ont qu'à voir dans les images ce qu'ils ne savent pas lire dans les textes40. Mais de telles sources doivent être utilisées avec précaution, parce qu'elles ont avant tout une valeur très générale et très stratégique, liée toujours à une situation doctrinale de conflit. Grégoire le Grand, par exemple, s'adresse dans cette lettre à celui qui peut être considéré comme le premier iconoclaste chrétien d'Occident ; il le rappelle à l'ordre en lui disant le bien-fondé du culte des images; mais c'est aussi pour le rassurer, peut-être, qu'il tend à rabaisser l'image vers une pure fonction d'aide-mémoire et de didactisme

38 ... quia in libris, non in imaginions, doctrinae spiritalis eruditionem disci- mus. Libri carolini, PL, XCVIII, col. 1100.

39 Grégoire le Grand, Epistolae, XI, 4, 13. PL, LXXVII, col. 1128. 40 Id., ibid. — Cf. V. Grumel, Culte des images, dans Dictionnaire de théologie

catholique, VII-1, Paris, 1927, col. 773.

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adressé aux ignorants. Il se rassure d'ailleurs un peu lui-même en minimisant ainsi l'extension de ce qu'on pourrait nommer l'efficacité imaginaire. Ces textes ont donc beau représenter, globalement, la position traditionnelle de l'Église sur le statut des images comme «Bible des illettrés», - ils n'en constituent pas moins une espèce de déni quant à la puissance propre, toujours difficile à cerner, des images. L'histoire du culte des images n'est faite, on le sait, que de résistances et de dénis, de conjurations, de compromis. Et si l'ambiguïté domine cette histoire, la raison en revient d'abord au fait que dominent, dans l'image, l'équivoque et la multiplicité du sens.

Le simple exemple des petites taches rouges, dans la fresque d'Angelico, nous enseigne en tout cas - et contre ces textes canoniques, trop généralisateurs - qu'une peinture peut être à la fois dévote et subtile. Les images réalisées pour les dominicains de San Marco n'ont d'ailleurs rien à faire avec une fonction didactique ou avec un sermon « facile » : elles n'ont pas à enseigner ce qu'un novice connaît déjà par cœur. Elles visent plutôt cette hauteur de la pensée que saint Thomas nommait méditation ou contemplation. La dévotion n'est pas ici un style de sermon, mais une visée interne au style de la peinture. Or, cela suppose un usage des figures bien différent de la simple illustration d'histoires chrétiennes. Cela suppose la remémoration, voire l'exégèse - non le simple récit - de ces mêmes histoires, sur un mode désormais investi d'une authentique valeur de sub- tilitas.

On trouve une indication précieuse de cette haute valeur de la peinture à travers la définition du mot imago que donna le dominicain Giovanni di Genova, dans un dictionnaire utilisé à l'époque de Fra Angelico, et intitulé Catholicon. Le mode d'opération de l'image y est d'emblée défini comme triplex : il n'est pas seulement à concevoir comme travail de la ressemblance (similitudo), mais encore comme travail de re-création, voire de création (recreatio et creano). À cette triplicité fait écho un développement sur la triple «institution des images dans l'Église»: Giovanni di Genova professe que les images religieuses répondent à trois exigences, trois exigences différentes. La première suit à la lettre l'orthodoxie grégorienne : elle consiste dans «l'instruction des ignorants» (ad instructionem rudium). La seconde change déjà de niveau : elle consiste à «susciter un affect de dévotion» (ad excitandum devotionis affectum), selon l'idée que le visible se montre, sous ce rapport, plus efficace que l'audible. La troi-

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sième exigence va plus loin encore dans le domaine de la subtilitas : elle suggère que le mystère de l'incarnation lui-même puisse venir, quotidiennement, par nos yeux, emplir notre mémoire (incarnationis mysterium. . . in memoria nostra)41.

Cela est fondamental : si la peinture est destinée à susciter en notre mémoire le plus profond mystère théologique qui soit, alors elle ne peut se réduire à un exercice qualifiable de facilis, à un sermon didactique pour idiots et illettrés. Si la peinture - je parle de celle d'Angelico - est capable de produire la mémoire d'un mystère, alors son mode propre d'efficacité ne peut se réduire à l'acte de délivrer une storia, ni même à l'acte de composer une imitation, au sens classique, de la réalité visible, par exemple l'imitation de quelques fleurs rouges dans un pré. La peinture en ce sens, à l'instar d'une dévotion, doit alors être pensée dans les termes d'une pratique de l'extrémité, de l'espérance de béatitude, et enfin d'une pratique difficile, d'une pratique subtile.

Mon hypothèse est ici que l'acte pictural consistant à produire la «mémoire du mystère de l'incarnation» — par-delà storia et par-delà imitation «figurative» de la réalité -, cet acte même doit être nommé figura. En opposant de la sorte storia et figura, j'émets donc l'hypothèse que ce qu'entendait Fra Angelico par «figure» est exactement le contraire de ce qu'entend un historien de l'art lorsqu'il croit appréhender ou interpréter des «figures» dans la peinture, dite «figurative», de Fra Angelico. Cette hypothèse a, pour l'instant tout au moins, valeur de paradoxe : elle implique que les figures selon Angelico ont pu trouver une aire élective dans ce que nous nommons, nous, habituellement, les fonds, — les fonds qui racontent moins l'histoire qu'ils ne produisent le lieu, tel ce pré fleuri de rouge-stigmate dans la petite cellule de San Marco. Et si l'on prend égard à la qualité particulière de ce rouge-stigmate, entre la fleur et la plaie christique, on peut alors pousser l'hypothèse, donc le paradoxe, jusqu'à l'extrême : il y aurait, dans la peinture la plus «dévote» de Fra Angelico, des zones «non figuratives» (au sens de l'historien de l'art), des zones de relative défiguration, situées entre deux, voire plusieurs statuts iconiques,

41 Giovanni di Genova (Giovanni Balbi), Catholicon, Liechtestein, Venise, 1497, f° 163 v°. - M. Baxandall, op. cit., p. 66, cite la même définition, mais en rabattant explicitement mémoire et dévotion sur l'instruction des gens simples. - Ce que je nomme «l'orthodoxie grégorienne» vise plutôt l'usage réducteur que l'on fait généralement, en histoire de l'art, des textes grégoriens sur l'image. Je remercie J.-C. Schmitt d'avoir attiré mon attention sur la position nuancée de saint Grégoire, et notamment l'importance qu'occupe dans son texte la notion de compunctio.

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et qui correspondraient à un type de signifiance que lui, Fra Angelico, devait précisément nommer des figures.

Pour vérifier une telle hypothèse, il faut d'une part interroger l'histoire chrétienne du mot figura, d'autre part s'assurer, dans l'œuvre peint lui-même, qu'existent et soient pertinentes de telles zones de «relatives défigurations». Pertinence doit suggérer l'idée que de telles zones électives puissent faire système - ou même constituer plusieurs réseaux de systèmes imbriqués - de fresques en fresques et de tableaux en tableaux.

On ne s'attachera pour le moment qu'au système particulier, exemplaire, d'un seul type d'objets figuraux. Ce sont des surfaces colorées, bariolées devrait-on même dire, et qui transitent ainsi, de lieux en lieux, chez Angelico. Elles surgissent électivement dans ses œuvres comme des extravagances, presque comme des taches : comme des symptômes. Mais leur répétition souveraine indique en elles un vouloir-dire, ou plutôt quelque chose que l'on pourra nommer ici une volonté de figure.

Laissons pour l'instant le pré fleuri du Noli me tangere. Lorsqu'on quitte cette première cellule, on se retrouve dans le grand corridor du dortoir. Là, Fra Angelico a peint «l'une de ses œuvres les plus hautes et les plus sublimes», œuvre célèbre entre toutes42 (Fig. 1). Il s'agit d'une Sainte conversation, une Madone à l'enfant entourée de huit saints : Dominique, Cosme et Damien, Marc, Jean l'Évangéliste, Thomas d'Aquin, Laurent et Pierre martyr. Elle est surnommée la Madone des ombres, à cause des petites ombres portées vers la droite, sur le mur, par chacun des pilastres où se laisse évoquer l'architecture même du couvent, œuvre de Michelozzo.

Cette peinture est admirable, justement célèbre, et pourtant, paradoxalement, c'est une œuvre presque inédite : elle n'a jusqu'ici été regardée, analysée et commentée qu'à moitié. Les grandes monographies consacrées à l'Angelico, les catalogues généraux de son œuvre43 n'en ont

42 S. Orlandi, Beato Angelico. Monografia storica della vita e delle opere con un'appendice di nuovi documenti inediti, Florence, 1964, p. 78. - U. Baldini et E. Morante, L'opera completa dell'Angelico, Milan, 1970, catalogue n°71. - G. BoN- SANTi, Preliminari per l'Angelico restaurato, dans Arte cristiana, LXXI, 1983, p. 26.

43 En particulier de J. Pope-Hennesy, Fra Angelico, Londres, 1952 (2e éd. 1974), p. 206, qui donne, comme dimensions de l'œuvre, 2,05 m sur 2,76 m. - U. Baldini et E. Morante, op. cit., n° 71. - E. Battisti, Β. Bellardoni et L. Berti, Angelico a San

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jamais reproduit, photographiquement, que la partie supérieure, et même n'en ont mesuré, donc signalé, que la partie supérieure : 2,73 m de large sur 1,95 m, - alors qu'elle se déploie en réalité sur une hauteur presque deux fois plus importante (Fig. 2). Cette incroyable négligence «scientifique» - l'histoire de l'art aimant trop souvent se convaincre qu'elle est une science -, cette faculté de ne pas voir donnent une idée précise de la manière dont un préjugé théorique peut conditionner, non seulement une interprétation, mais encore le regard supposé exhaustif dans l'établissement d'un catalogue. Ce préjugé est, encore et toujours, celui du primat accordé, dans la définition d'une œuvre d'art de la Renaissance, à ce qu'on pourrait nommer le lieu commun des «figures figuratives».

En quoi consiste donc cette très notable partie de la Madone des ombres qui n'a jamais été vue par les savants, et qui pourtant devait bien être regardée par les frères dominicains de San Marco, puisqu'elle fut peinte quasiment au niveau de leurs yeux, jusqu'à une hauteur d'environ 1,50 m? C'est une surface bariolée de couleurs aux dominantes rouges, vertes et jaunes, quadripartite, encadrée de bandes rouge sombre et d'un trompe-l'œil de modénatures, comme si, du registre supérieur «figuratif» au registre inférieur «décoratif», le plan d'inscription des couleurs avait pu changer, se creuser (Pi. I, b-c). Il n'en est rien : c'est sur le même plan que l'œuvre d'Angelico se déploie. Elle est certes double, voire duplice dans ses moyens de représentation, dans sa technique, mais elle affirme son unité dans l'identité de son plan d'inscription. Et cette identité du plan d'inscription constitue une première avancée dans l'hypothèse que les deux registres de la Madone des ombres appartiennent bien à un même geste figuratif - on préférera dire figurai -, à une seule et unique invention. Une restauration ancienne, qui court verticalement sur les deux côtés de la fresque, confirme l'unité de l'ensemble, voire l'autographie de l'ensemble44. L'autographie n'est d'ailleurs pas, ici, un problème sur quoi il vaille la peine de s'obséder : Angelico eût-il donné à peindre cette gran-

Marco, Rome, 1965. - Notons que les fresques de San Marco n'entrent pas dans le catalogue raisonné de D. E. Cole, Fra Angelico : His Role in Quattrocento Painting and Problems of Chronology, Me Intire Department of Art, University of Virginia, 1977.

44 Je remercie le professeur D. Dini, restaurateur des fresques de San Marco (de 1975 à 1983), pour l'ensemble des remarques techniques qu'il a bien voulu me communiquer sur place. Au sujet des principes généraux de cette restauration, cf. D. Dini et E. Ferroni, Prospettive per la conservazione degli affreschi, dans Scritti di storia dell'arte in onore di Ugo Procacci, Milan, 1977, I, p. 17-22. - G. Bonsanti, Preliminari per l'Angelico restaurato, art. cité.

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de surface au rinquadratore, l'assistant préposé aux éléments «décoratifs», que l'invenzione, au sens classique du terme, lui reviendrait de toute façon en pleine part. Et l'on ne peut que douter de l'existence d'un tel rinquadratore à San Marco, tant le souci «décoratif» s'y démontre, partout, notoirement absent.

Mais que doit-on reconnaître exactement dans cette grande surface bariolée et «abstraite»? On dira d'abord qu'il s'agit d'un ensemble de quatre marmi finti : des marbres feints, feints en peinture. C'est cela, et ce n'est pas cela. C'est cela, parce qu'une telle technique de compartimentage coloré, dans les parties inférieures des fresques, appartient à toute une tradition de peinture «tachiste», si l'on peut dire, une peinture imitant ces taches et ces incrustations colorées, variées à l'infini, et que l'on trouve dans les marbres, en particulier dans les marbres italiens45. De telles peintures se trouvent souvent, au XIVe et au XVe siècle, dans les églises de Toscane, à Florence, bien sûr, surtout à Santa Croce. On pourra penser, en première approximation, que de telles peintures fournissaient une solution substitutive à l'emploi beaucoup plus onéreux de placages de marbres véritables, du type de ceux qui envahissaient l'intérieur de la basilique San Marco à Venise, par exemple.

Mais le problème, ici, n'est vraiment pas un problème d'ersatz pictural employé par manque d'un matériau plus précieux. Rien, dans le couvent de San Marco, dans l'éthique dominicaine comme dans l'esthétique architecturale de Michelozzo, rien n'appelle le luxe de marbres précieux. C'est pour cela que les marmi finti de Fra Angelico ne sont pas tout à fait des «marbres» feints. Il suffit encore une fois de regarder comment ils sont peints, pour que s'éloigne très vite l'idée d'une pure et simple mimesis du marbre. Ils évoquent, sous ce rapport, le fond tacheté de la première cellule : ils sont peints a fresco, un premier passage des couleurs dominantes ayant été fait par des gestes immenses de brosse et de pinceau; c'est ce qu'on nomme le lit des couleurs46. Quelques vagues contours, très larges, indiquent une idée d'alvéolation, même pas de veinure. Et par-dessus cela, le peintre a littéralement projeté, à distance, une pluie de taches multicolores qui font sur la surface, non pas ce que les marbriers nomment un «granité», un réseau, mais plutôt un semis tout à fait irrégulier, un mouchetage où se distinguent, de ci, de là, des accidents, des irruptions de blanc pur (Pi. II). Cette technique au lancé n'est pas rare au Tre-

45 Cf. M. Pieri, / marmi d'Italia. Graniti e pietre ornamentali, Milan, 1964 (3e éd. revue), passim.

46 Cf. A. Béguin, Dictionnaire technique de la peinture, IV, Paris, 1981, p. 761.

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cento : on la retrouve, à Florence, dans les panneaux des chapelles Baron- celli et Velluti, à Santa Croce, ainsi qu'à San Miniato, par exemple. On la retrouve dans les fresques siennoises du XIVe siècle, à Arezzo et ailleurs. Mais elle ne correspond que d'assez loin à la technique usuelle des marmi finti, technique utilisant de préférence le pinceau et l'éponge, en tout cas le contact direct de l'instrument et du support. Si elle évoque plus un dripping de Jackson Pollock que n'importe quelle construction narrative ou perspective de la Renaissance italienne, c'est parce qu'elle tend à obscurcir tout effet de mimesis aspectuelle, de motif, pour mettre en avant, et violemment, l'existence matérielle de l'indice, de la trace picturale. Ainsi, lorsqu'on la regarde un peu plus qu'un seul instant, cette grande surface bariolée, qui se déploie sur près de trois mètres de large, ne représente plus vraiment des «marbres feints», - mais se présente plutôt pour ce qu'elle est en toute rigueur, sur cette paroi : de la peinture pure, de la peinture non feinte.

Nommons cela une «relative défiguration» à l'égard du fait que le marbre fonctionne quand même comme réfèrent - et le compartimentage, la représentation des modénatures, aident à penser en ce sens - même si le travail pictural donne tout lieu de penser que le marbre n'est ici qu'un alibi : le réfèrent, le marbre, est bien là, mais il est déplacé. Il n'est pas univoquement représenté (par exemple, aucun effet de brillance n'a été recherché). Autrement dit, il est là comme une figure : il signifie «marbre», mais il signifie «marbre» en vue d'autre chose. Cela n'a d'ailleurs rien qui doive surprendre : avant que de fournir un matériau spécifique, utilisable dans l'architecture, le marbre avait été investi, tout au long du Moyen Âge, d'un ensemble de valeurs symboliques qui ont considérablement élargi la définition même du mot. Le marbre, au Moyen Âge - et encore à la Renaissance - fournit une appellation générique pour les pierres en tant qu'elles sont colorées et éclatantes (brillantes, polissables) ; cette appellation inclut donc les brèches, les albâtres, les jaspes, les porphyres, toutes sortes de granits ou de basaltes47.

C'est ainsi qu'avant même de nommer un réfèrent bien précis, le marbre dénote une catégorie visuelle, et même une catégorie esthétique : il associe color, la couleur, à venustas, l'éclat et la grâce. En ce sens, il est porteur de toute une tradition de l'esthétique médiévale qui privilégie de

47 Cf. C. Klapisch-Zuber, Les maîtres du marbre. Carrare, 1300-1600, Paris, 1969, p. 15-16. - Pour les définitions extensives du marbre, cf. P. Cattaneo, / quattro primi libri d'architettura, cité par C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 15, note; et: F. Baldinucci, Vocabolario toscano dell'arte del disegno... (1681), Florence, s.d., p. 90.

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telles valeurs - visuelles et tactiles - contre la stricte compositio prônée par saint Bernard et les cisterciens48. Le marbre constitue donc déjà, par les seules qualités qui lui sont prêtées, une sorte de définition, l'allégation d'un certain type - bariolé, éclatant - de la beauté. On comprend un peu mieux en quoi il aura pu faire partie intégrante d'une fresque de Fra Angelico. Car ce qui est intéressant, et encore mystérieux, dans ces «relatives défigurations» du peintre florentin, c'est bien qu'elles soient parties prenantes de l'œuvre tout entière, même si elles en dédoublent, pour ainsi dire, le statut représentatif. Elles ne sont pas un parergon, un simple à- côté49. Ou alors elles sont le parergon qui donne sens à la manière même dont les signes picturaux se déplacent dans l'œuvre, deviennent translata.

La preuve en est que, bien souvent, chez Fra Angelico, de telles zones multicolores s'inscrivent parfaitement - quitte à y faire tache - dans l'image elle-même, voire dans ce qui est donné centralement à contempler. Dans les panneaux médians de nombreux retables, en effet, le locus de la Vierge à l'enfant est traité dans la manière bariolée, alvéolée ou ocellée de «marbres» plus ou moins fantaisistes, - je veux dire plus ou moins (et plutôt moins que plus) référés à un type fixe, naturel, de marbre. Cela se rencontre dans les triptyques de saint Pierre martyr, de Cor- tone et de Pérouse, dans les retables d'Annalena, de San Marco, du Bosco ai Frati50 (Pi. III, a-b). De façon générale, chez Angelico, la Madone à l'enfant est assise sur un trône dont la valeur représentative - la pierre - s'adjoint une valeur ajoutée de bigarrures diverses, de constellations colorées, de diaprures51. On voit dans les retables, mais plus rarement, le locus de la Vierge faire extension dans les panneaux latéraux, à l'endroit où se tiennent les saints, témoins de la maternité divine52. Quant aux sept principales Annonciations peintes par Angelico, quatre d'entre elles se déroulent sur un sol en partie alvéolé - comme dans la fresque du corri-

48 Cf. E. De Bruyne, Études d'esthétique médiévale (1946), Genève, 1975, II, p. 133-145.

49 C'est cette idée de unit apart - le «figuratif» d'un côté, le «décoratif» de l'autre - qui enlève tout l'intérêt historique et théorique d'une approche des éléments du lieu pictural non-historié. Je ne peux suivre, en ce sens, le point de vue adopté par A. T. Brown, Non-narrative Elements in Tuscan Gothic Frescoes (1980), University Microfilms International, Ann Arbor, 1983.

50 Cf. U. Baldini et E. Murante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., catalogue n° 1, 49, 57, 59, 60, 115.

51 Id., ibid., n° 3, 5, 7, 10, 20. 52 Id., ibid., n°49, 57, 60, 115.

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dor de San Marco - ou entièrement traité par taches informes53 (Pi. IV, a). On trouve enfin des «marbres», multicolores ou simplement alvéolés, dans les représentations du mariage de la Vierge et de son couronnement céleste (Pi. IV, b), du massacre des innocents, et aussi du sépulcre du Christ54 (Fig. 3).

Cela constitue déjà un corpus, mais qui semble, de prime abord, difficile à penser unitairement. On peut faire, cependant, deux remarques de départ, qui seront plutôt deux façons de poser le problème. Ces zones multicolores, insolites par leur audace informelle, participent généralement du locus ou du fond - un sol ou un pan de mur, par exemple -, mais elles ont la particularité d'être en quelque sorte projetées à l'avant du tableau, souvent dans sa partie la plus centrale, au premier plan. Elles existent donc entre le fond et le devant. Elles sont comme des « fonds » mis en évidence, devant nous, comme s'avançant. Cela est particulièrement sensible dans le retable du Bosco ai Frati (Pi. III, a-b) ou, plus encore, dans les deux Couronnements de la Vierge, celui du Louvre, celui de San Marco (Pi. IV, b) : nous y voyons le système des taches, purement étalé, frontal et coloré, passer devant et donc subvertir, irrémédiablement, le système représentatif, celui qui tend à donner la composition «vraisemblable» ou «spatiale» d'un escalier. La couleur qui s'affranchit des contours et qui vient en avant tend à ruiner l'aspect : c'est ce qu'on a pu nommer la fonction du pan de peinture dans le tableau55.

On remarquera enfin que la présence de ces zones colorées, chez Angelico, est le plus souvent liée, de près ou de loin, au thème de la Vierge : Madone à l'enfant, mariage de la Vierge, Annonciation, massacre des innocents; les sépulcres veinés du Christ sont eux-mêmes inclus, trois fois sur quatre, dans des ensembles qui ont pour thème dominant la Madone. Que représente donc cette association d'un pan de peinture avec la Vierge Marie ? Est précieuse, mais insuffisante ici, la constatation du rôle absolument capital de la Nostra Donna dans la vie religieuse et artistique au Quattrocento56. Repartons plutôt du lait thomiste élémentaire, celui que

53 Id., ibid., n° 22, 28, 69, 106. 54 Id., ibid., n° 31, 33, 37 (mariage et couronnement de la Vierge); 116-H (mas

sacre des innocents); 60, 79, 93, 115 (sépulcre du Christ). 55 Cf. G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, 1985, p. 43-61, 92-93. - Id.,

Le détail et le pan. Remarque sur les limites du signe icontque, dans Symboles de la Renaissance, III, Paris, à paraître.

56 Cf. R. C. Trexler, Florentine Religious Experience : the Sacred Image, dans Studies in the Renaissance, XIX, 1972, p. 7-41.

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se doit de boire tout novice dans l'Ordre dominicain : la Vierge constitue la cause matérielle de l'incarnation du Verbe57.

Le quadruple sens de L'Écriture

Nous voici donc ramenés, abruptement, au mystère, - le mystère de l'incarnation. C'est le plus profond mystère qui soit, et c'est en même temps, au dire même du dominicain Giovanni di Genova, l'enjeu ultime d'une peinture qui se comprendrait comme strictement chrétienne. Si un tel mystère théologique peut donner l'enjeu d'une figuration, c'est avant tout parce qu'il comprend en lui ce terme d'incarnation, qui suppose justement une existence visible du divin, en la personne même de Jésus- Christ. Enjeu suprême des figures, le mystère de l'incarnation n'en restera pas moins à considérer comme le plus grand paradoxe figuratif qui soit - quel peut être l'aspect congruent d'un Verbe divin qui s'incarne? - et c'est bien ainsi que l'appréhendèrent les théologiens. Saint Bernardin de Sienne, exact contemporain de Fra Angelico, a donné de ce paradoxe une formulation simple et remarquable :

«L'éternité vient dans le temps, l'immensité dans la mesure, le Créateur dans la créature, (. . .) l'infigurable dans la figure, l'inénarrable dans le discours, l'inexplicable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans la vision » 58 . . .

Un tel paradoxe comporte au moins deux conséquences. La première concerne le statut de toute figure peinte : si elle veut emplir l'âme dévote de la «mémoire du mystère de l'incarnation», alors la figure peinte devra en quelque sorte imiter le paradoxe même qui constitue la visibilité du Verbe divin : elle devra tenter d'inclure en elle l'infigurable, d'inclure en son lieu l'incirconscriptible, d'inclure en sa visibilité l'invisible, et d'inclure en sa storia l'inénarrable. La seconde conséquence englobe la première, parce qu'elle touche au statut même de tout signe chrétien : il est évident que pour un chrétien, le mystère du Verbe incarné - c'est-à-dire le Christ lui-même - ne se réduit pas à l'histoire des faits et gestes de Jésus

"Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 31, 4-5; IIIa, 32, 3-4, etc. 58 Cité par D. Arasse, Annonciation/ 'énonciation. Remarques sur un énoncé pic

tural du Quattrocento, dans Versus. Quaderni di studi semiotici, 37, 1984, p. 5.

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de Nazareth, cette histoire fût-elle écrite par un évangéliste en personne. L'histoire a certes révélé - mais non dévoilé au regard humain - le mystère. Mais l'histoire est passée; tandis qu'au temps présent d'un frère dominicain, à San Marco, le mystère n'a jamais cessé. Il est là, présent, quotidien, dans les murs du couvent. Et il se dissémine partout dans la vie religieuse : il se dissémine en signes qui sont en même temps des présences, signes dont l'eucharistie constitue, bien sûr, le modèle par excellence.

Qu'est-ce qu'une hostie? Une hostie est à la fois signe et présence de la chair christique. Pourtant, une hostie n'est qu'une surface blanche, sans «figure», - je veux dire sans ressemblance aucune avec ce dont elle est signe et présence. C'est comme si l'élément de la présence exigeait en quelque sorte la non-ressemblance du signe avec son réfèrent. Le mot figura est pourtant bien au cœur de toute cette dialectique. Figura occupe une place centrale dans l'histoire des formules eucharistiques, et ce, dès les premiers siècles du christianisme, chez Tertullien par exemple59. Au Moyen Âge, l'eucharistie demeure explicitement ce qui réalise, dans la célébration rituelle, le miracle d'une conjonction de figura avec res, ou bien de figura avec veritas60. Une hostie consacrée est donc bien figura Christi, mais au sens extrême d'une « figure-présence » : un signe vivant, un signe efficace. Dans lequel, justement, la figure n'est en rien «figurative» au sens où l'entendrait un amateur de peinture. Elle est figure à raison même du fait qu'elle est sans ressemblance : façon remarquable de résoudre un autre paradoxe figuratif - mais, bien sûr, lié à celui de l'incarnation -, le paradoxe de la transsubstantiation.

Or, cette exigence de la non-ressemblance n'est pas localisée au seul exemple, extrême, de l'eucharistie. L'une des définitions les plus classiques du signe en général, celle d'Augustin dans le second livre du De doc- trina Christiana, insiste déjà clairement, non seulement sur Yaltérité que porte avec soi le signe, mais encore sur la dissemblance qu'il instaure avec son réfèrent, l'objet signifié. Le signe, écrit saint Augustin, est «au-delà de l'aspect» (praeter speciem); et c'est ainsi qu'il fait venir à l'esprit, «en plus de l'impression qu'il produit sur les sens» (c'est-à-dire son aspect) quelque chose qui est «hors de lui» (ex se). Les trois exemples que donne alors saint Augustin pour illustrer cette définition générale ont tous en com-

59 Cf. V. Saxer, Figura corporis et sanguinis Domini. Une formule eucharistique des premiers siècles chez Tertullien, Hippolyte et Ambroise, dans Rivista di archeologia cristiana, XLVII, 1971, p. 65-89.

60 H. de LUBAC, Corpus mysticum. L'eucharistie et l'Église au Moyen Âge, Paris, 1949, p. 248-252.

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mun de posséder ce que Peirce eût nommé, justement, un caractère indiciel: une trace de pas (vestigium); la fumée d'un feu; et la voix, comme signe de l'âme. Le caractère indiciel de ces trois exemples, c'est d'abord le contact matériel qu'ils supposent entre le signe et l'objet signifié; c'est ensuite leur caractère non-iconique, non ressemblant : car l'empreinte ne donne pas plus l'aspect du marcheur que la fumée n'imite la couleur du feu61.

Tout cela semblera peut-être nous éloigner de la peinture et de Fra Angelico, puisque tout cela semble nous guider vers une abstraction croissante. On pourrait en effet objecter que Fra Angelico ne visait pas si haut, et se contenta, toute sa vie durant, humblement, d'illustrer l'Écriture sainte. Or, l'Écriture sainte elle-même est à comprendre - je veux dire que Fra Angelico la comprenait - comme un signe qui serait également présence et mystère, par-delà son aspect, par-delà les histoires qu'elle raconte. La Bible a structuré toute la pensée du Moyen Âge, et continuait de structurer la pensée d'Angelico. Mais cela exige de ne pas prendre dans un sens restrictif ou usuel le mot illustrer, - bien au contraire62. «Pour tous, l'Écriture contenait tout en principe», écrit Henri de Lubac; «l'Écriture était première en tout, en autorité, en utilité, en antiquité. Elle était quasi totius eruditionis fonsy>, c'est-à-dire la source presque unique du savoir religieux63. Jésus-Christ lui-même, au cœur du mystère de son incarnation, était à appréhender comme l'acte par excellence - le consummatum est - de l'Écriture, sa fin, sa plénitude et son «esprit»64.

Ainsi, lorsque nous disons que la peinture de Fra Angelico illustre l'Écriture sainte - et elle ne fait quasiment que cela —, nous ne devons pas nous méprendre sur ce que représentait l'Écriture dans le contexte où cette peinture s'élaborait : l'Écriture était bien autre chose qu'une histoire à raconter. L'Écriture était un trésor de significations, un puits sans fond, une mer ou un ciel immenses, un labyrinthe et un abîme65. Pourquoi un

61 Augustin, De doctrina christiana, II, 1, 1, op. cit., p. 238-239. 62 Cf. J. Dubois, Comment les moines du Moyen Âge chantaient et goûtaient les

saintes Écritures, dans Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, p. 261-298. 63 H. DE Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, I, Paris,

1959/64, p. 79. 64 Id., ibid., I, p. 321-327. "Métaphores médiévales commentées par H. de Lubac, ibid., I, p. 83-84, 118-

122.

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abîme? Là encore, il faut revenir aux expressions rayonnantes d'Augustin lorsque, découvrant l'Écriture, il en découvre subitement Γ« admirable profondeur » :

Admirable profondeur (mira profunditas) de tes oracles, dont voici devant nous la surface, attrayante pour les petits (superficies blandiens parvulis)\ Mais admirable profondeur, mon Dieu, admirable profondeur! Effroi sacré (horror) à fixer son regard sur elle, effroi de respect et tremblement d'amour (horror honoris et tremor amoris)l»66.

Nous lisons l'Écriture : sa «surface attrayante» nous retient d'abord, comme une histoire merveilleuse peut fasciner n'importe quel enfant. Puis, s'ouvre devant nous l'admirable et terrifiante profondeur: c'est, en un sens, l'abîme et le labyrinthe même des figures. Car tout, dans l'Écriture, est figure : omnia in figura, avait écrit saint Paul, inaugurant par là une tradition universelle selon laquelle chaque passage de la Bible, chaque mot, chaque syllabe et chaque lettre — chaque particula, comme disait saint Bernard - se constitue comme la figure d'un mystère. Chaque particule de l'Écriture nous raconte peut-être une histoire biblique, mais, au- delà, elle nous figure le Christ lui-même, mais aussi la plénitude des temps, mais encore la quotidienneté de chaque vertu religieuse67.

Certes, le mot figure peut se définir négativement comme ce qui cache la chose même; ainsi Adam de Saint-Victor écrivait-il que «la chose même élimine la figure», comme «la lumière illumine l'ombre»68. Dans l'ordre de la dévotion, la chose même, Dieu, s'est détournée, depuis l'instant du péché originel. À moins d'être livré au pur désespoir du sentiment de dereliction, il ne reste donc qu'à définir positivement la figure comme ce qui donne accès - mais un accès toujours détourné, déplacé, en atermoiement - à la divine «chose même». C'est là l'énigme dont parla saint Paul. Toute l'exégèse, en ce sens, peut se définir comme un travail sur les figures, une glorification, une «illustration» des figures. Ainsi, l'Écriture sainte est-elle douée d'une profondeur insondable, parce qu'au-delà de sa lettre - son sens manifeste, l'histoire qu'elle raconte - elle fait jouer tout un monde de figures où se dégagera, peu à peu, son esprit.

«La lettre tue», comme chacun sait, et «l'esprit vivifie»69. Saint Paul

66 Augustin, Confessions, XII, 14, 17. Trad. E. Trehorel et G. Bouissou, Œuvres, XIV, Paris, 1962, p. 366 (traduction revue).

67 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., IV, p. 60-84. 68 Figurant res exterminât /Et umbram lux illuminât, cité per H. de Lubac, ibid.,

I, p. 316, note. 69 // Corinthiens, III, 6.

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inaugurait, là encore, une tradition, commune à tout le Moyen Âge, selon laquelle chaque sens de l'Écriture s'approfondit en se divisant, en se dédoublant : la lettre et l'esprit, la surface et l'intérieur. C'est le livre roulé, écrit au recto et au verso, dont l'Apocalypse de Jean délivre la vision70. Il y a le recto, «attrayant pour les petits», et il y a l'admirable profondeur du verso mille fois replié en dedans et scellé de sept sceaux. Or, dans l'exégèse médiévale, le nom technique du recto - c'est-à-dire de la lettre, de la surface - est historia. L'histoire relate des faits; s'agissant de la Bible, de tels faits sont évidemment bien autre chose que les chapitres d'une chronique ou les arguments d'une fable. Ils sont déjà en eux- mêmes, affirme saint Thomas d'Aquin, doués de sens spirituel71. De ce point de vue, Yhistoria biblique est moins une surface qu'un seuil par lequel il faut transiter pour passer dans le «dedans» de l'Écriture : elle a été comparée au limen templi, la porte du Temple, qui cache mais aussi donne accès à ce qu'on pourrait nommer le Saint des Saints du sens scripturaire72.

Mais ce sens - mira profunditas - lui échappe. L'histoire ne représente, dans toute la tradition exégétique, qu'un premier pas : au niveau du texte, Yhistoria peut être définie comme prima significatio ; au niveau de la lecture, elle constitue le primus intellectus ; au niveau du commentaire, elle n'est qu'une prima expositio. Quelquefois, on va jusqu'à lui retirer toute dignité de sens, car l'expression ad litteram, au XIIe siècle par exemple, s'oppose à l'expression ad sensum, qui doit elle-même se déployer ad sententiam, c'est-à-dire viser la plus grande hauteur du sens73. Bref, l'histoire est simple simplex, voire simpliste; tandis que le sens spirituel, lui, est multiplex. Ce qui est à comprendre, dans l'histoire, c'est seulement ce qui est dit. Hilaire de Poitiers repoussait violemment une approche de l'Écriture qui n'eût tenu compte que de ce qui est dit historialiter , et ce n'est pas pour rien que le tout premier mot de son Traité des mystères, isolé par les lacunes qui suivent, soit le mot multiplex1 A.

L'histoire peut être encore pire que simpliste. Elle peut être malfaisante, elle peut induire en erreur, elle peut constituer quelque chose com-

70 Apocalypse, V, 1. 71 Thomas d'Aquin, Summa theologica, Ia, 1, 10. - Cf. le commentaire de

B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1952 (2e éd.), p. 300- 302.

72 Cf. H. de LUBAC, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 481-482. 73 Id., ibid., II, p. 483. 74 Id., ibid., II, p. 426 (l'histoire comme simplex locutio). - Hilaire de Poitiers,

Traité des mystères, éd. et trad. J. P. Brisson, Paris, 1967 (2e éd.), I, 1.

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me une « hystérie du sens » : Historia dicitur ab ysteron, quod est gesticula- tio - l'histoire s'entend à partir de l'utérus (l'hystère, ce qui est inférieur) et c'est pourquoi il suppose la gesticulation (c'est-à-dire l'excès et le spectacle hystériques). C'est la définition qu'on lit dans une glose d'Etienne Langton sur X Historia scolastica75. Elle signifie d'abord que l'histoire n'est affaire que de choses purement vues ou agies (visa, gesta). Ainsi va-t-elle jusqu'à délivrer les gesticulations du sens, et l'on sait que, tout au long du Moyen Âge, le mot gesticulatio n'a cessé d'être violemment pris à partie : il signifie le geste en tant que mauvais, désordonné, voire démoniaque; il est associé aux désirs pervertis, à la libido peccamineuse et à l'activité des histrions76. Que Yhistoria délivre donc le spectacle, même édifiant, de l'Écriture, - elle n'en restera pas moins livrée à un soupçon préjudiciel : c'est le soupçon, classique depuis Tertullien et Augustin, qui s'attache à la visibilité théâtrale et à son risque d'excès, d'hystérie, d'idolâtrie.

Au fond, l'histoire ne vaut que pour ce qui la dépasse : saint Augustin disait clairement qu'elle est assujettie à l'ordre du temps, «dont Dieu est le créateur et l'administrateur»77. Et tout le Moyen Âge lira dans le recueil des historiae bibliques, «moins le tableau d'événements, portant leur sens en eux-mêmes, que la préfiguration de ce qui devait les suivre : Y ombre du futur, selon le mot d'Augustin»78. L'histoire est un seuil, voire un fondement, mais c'est un fondement à dépasser, donc, en un certain sens, à nier : il faut, pour accéder au sens de l'Écriture, partir de l'histoire, dans toutes les acceptions du terme partir. Qu'y a-t-il donc au-delà - au-dessous - de l'histoire? Les formulations ont longuement hésité: il s'agit, certes; du sens spirituel dont saint Paul avait évoqué la souveraineté. Mais comment et par quoi spécifier ce sens spirituel? On peut le nommer «mystique», par opposition à «littéral»; Raban Maur, au IXe siècle, le nomme «mystère», par opposition à «historique»; Honorius d'Autun, au XIIe siècle, préférera opposer, toujours à l'histoire, le terme d'« allégorie»79.

75 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 429. - Sur Etienne Langton, cf. G. Lacombe et B. Smalley, Studies on the Commentaries of Cardinal Stephen Langton, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, V, 1930, p. 5- 220.

76 Cf. J.-C. Schmitt, Gestus-gesticulatio. Contribution à l'étude du vocabulaire latin médiéval des gestes, dans La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge, Paris, 1981, p. 377- 390.

77 Augustin, De doctrina christiana, II, 28, 44, op. cit., p. 306. 78 M. Bloch, La société féodale, Paris, 1939, p. 144. 79 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 405.

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Avant eux, saint Jérôme n'avait pas craint de généraliser en quelque sorte, opposant fermement historia et tropologia. Or, qu'est-ce que la «tropologie»? C'est la science ou la compréhension des tropes et des détours du sens : c'est la science des figures. Saint Jérôme ajoutait une clause capitale, dans l'exposé de cette dichotomie : historia, strida; tropologia, libera, disait-il80. Ainsi était acquis le principe de lecture selon lequel l'histoire - la surface - circonscrit, clôt le sens sur l'énoncé du fait qu'elle raconte, tandis que la figure est «libre», ce qui ne signifie pas qu'elle est sans règle, mais qu'elle sait ouvrir le sens sur Γ« admirable profondeur» de l'Écriture sacrée. Et cette profondeur ne va pas cesser d'être scrutée, pensée, conceptualisée au Moyen Âge, moins pour être divisée et compartimentée, d'ailleurs, que pour être correctement diffractée, comme le fait, dans un cristal, la lumière. C'est ainsi que, progressivement, s'est dégagée la matrice conceptuelle d'un quadruple sens de l'Écriture : Yhistoria, d'une part, et d'autre part, comme les trois rayonnements du sens spirituel, ce qu'on a désigné des termes d'allegoria, de tropologia et a' anagogia. Une fois fixée, cette structure a constitué l'universelle, l'indiscutable méthode de lecture, d'explication et de transmission {modus exponendi, modus tra- ditionis) de l'Écriture sacrée81.

Résumons ce que recouvrent de tels termes. L'allegoria est le sens qui, dans l'Écriture, concerne, non pas ce qu'on doit voir - cela, c'est justement Yhistoria -, mais ce que l'on doit croire. C'est à travers le sens allégorique, disait Grégoire le Grand, que la foi elle-même s'édifie. Le sens allégorique, pourtant, ne se donne pas dans l'immédiateté d'une conviction : il est latent, caché, occultus, - ce qui faisait dire au même Grégoire le Grand que les mystères les plus élevés du règne céleste sont interiora dans l'Écriture. Ils se dérobent aux yeux charnels, comme le mystère se cache sous l'énoncé de la fable. Ainsi tendent-ils explicitement vers un modèle sacramentel. Et ainsi se distinguent-ils de la classique allégorie païenne, de son caractère plus uniment rhétorique82.

L'allégorie chrétienne n'est donc pas une «image» au sens courant: elle est, étymologiquement, ce qui signifie selon l'Autre, et Origène précisait, citant saint Paul, en affirmant que l'allégorie est ce qui fait emprein-

80 Id., ibid., I, p. 44. 81 Id., ibid., I, p. 23-170 et II, p. 408-423 (sur l'histoire de la mise en place du

quadruple sens). 82 Id., ibid., II, p. 500 et IV, p. 126-262. - Cela dit sans méconnaître les liens qui

unissent en ce domaine monde chrétien et monde antique. Cf. J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, 1958.

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te dans la chair en vue d'une conversion spirituelle. Le mot conversion est ici fondamental : il suppose que l'allégorie fonctionne comme une force de protension et de pressentiment du mystère, celui-là même du Verbe incarné. L'allégorie permet d'accéder à une espèce de prophétie - un ver- bum - que les faits historiques, les facta, recouvrent sans le savoir. L'allégorie est donc préfiguration. Elle oppose le mysterium futurum à la res gesta de l'histoire; elle oppose la non-ressemblance du sacramentum à la ressemblance de la species littérale. Et c'est ainsi qu'elle constitue, selon l'expression de M. D. Chenu, «le nerf de la construction doctrinale»: on peut donc résumer la notion en disant qu'elle convertit le sens historique en vue de la vérité même83.

La tropologia, elle, convertit le sens littéral en vue de la virtus, la vertu morale. Elle correspond au sens que l'Écriture, par-delà sa factualité historique, mais aussi à côté de sa vérité intemporelle, prend pour nous : c'est le sensum quotidie, l'espèce de prophétie quotidienne que l'Écriture doit susciter dans chaque âme, dans toute l'Église, à chaque instant du temps. Elle est un guide au jour le jour. Elle se compare à un miel que l'homme peut consommer, tandis que cette consommation elle-même se compare à un sacrement intérieur, interioris hominis sacramentum. Elle est ainsi, selon une expression d'Origène, la «naissance quotidienne du Sauveur», la «continuelle venue du Logos». La tropologie est donc une mise en acte - hodie usque ad nos —, la mise en acte d'une antique prophétie biblique qui, de part en part, ne concerne que le salut du chrétien, c'est-à-dire la fin des temps. Elle est le principe même d'une per-fection de l'âme, elle convertit, non pas sur le mode de la cognitio veritatis, comme l'allégorie, mais sur le mode de ce qu'on nommait au Moyen Âge la forma virtutis84.

L'anagogia désigne enfin le principe ultime de toutes ces conversions. C'est le sens mystique par excellence, et c'est d'ailleurs bien plus qu'un sens : c'est l'acte même de s'élever vers la lumière et la face divines. Toutes les métaphores de l'anagogie sont des métaphores du vol et de la lumière : ainsi est-elle définie comme une penna contemplationis , la «plume de contemplation» que réserve, si on sait la saisir, chaque passage de l'Écriture. Ainsi est-elle nommée sursumductio, ou bien sublevatio. Elle

83 M. D. Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, 1957, p. 197 («La théologie symbolique»). - Pour une vue d'ensemble de l'allégorie médiévale, cf. notamment H. DE Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 373-408 et 489-548. - E. De Bruyne, Études d'esthétique médiévale, op. cit., II, p. 302-370. - F. Ohly, Geometria e memoria. Lettera e allegoria nel Medioevo, trad. L. Ritter Santini, Bologne, 1985.

84 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 549-620.

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vise, depuis le bas - depuis chaque particule physique du texte sacré - l'invisible lumière du divin; elle vise le futur, au sens eschatologique; elle vise ce que Guillaume de Saint-Thierry nommait osculum aeternitatis, le baiser d'éternité. L'anagogie est donc bien le sens de l'Écriture envisagée sous l'angle de ses fins dernières : elle constitue l'aire théologique et téléo- logique par excellence de la signification. Nul autre sens, plus que l'ana- gogique, ne possède ce caractère d'imminence - qui se dit prae-sens - de la présence divine : et sa tension temporelle, souvent, se manifeste par l'adverbe interim, adverbe de l'intervalle et de l'attente, adverbe tendu «entre le nunc de la terre et le tune de l'éternité»85. On peut donc affirmer que c'est à travers l'anagogia que s'édifie l'espérance même dont toute l'Écriture sainte est porteuse : si veritas constitue le mot central de l'allégorie et virtus celui de la tropologie, on peut dire que desiderium - le désir de la béatitude éternelle - fournit bien le caractère principal, dynamique, de ce troisième et ultime sens spirituel86.

Lorsque Fra Angelico lisait un passage des Écritures, celui du Noli me tangere, par exemple, il savait donc pertinemment qu'il ne lisait pas une simple histoire, avec un décor oriental, des personnages et une action plus ou moins dramatique. Il lisait, certes, une histoire, mais il lisait aussi une veritas, une virtus et un desiderium. Le modèle du quadruple sens de l'Écriture a été, pendant de très nombreuses générations, un modèle classique, indiscuté, inébranlable. Il a fourni un véritable cadre de pensée, au point que certaines bibliothèques médiévales ont pu se servir du quadruple sens comme d'un principe de classification pour leurs livres87. Le quadruple sens venait de très loin - avant tout de l'exégèse rabbinique, via Philon d'Alexandrie88 - et s'en alla très loin porter sa méthodologie, notamment au Quattrocento, dans les couvents dominicains de Toscane.

Il n'est d'ailleurs pas tout à fait exact de dire que le quadruple sens ait été un «cadre» de pensée; ou alors, ce fut un cadre comme les peintres gothiques en concevaient pour leurs retables et leurs polyptyques : car ce fut d'abord un modèle d'ouverture et de foisonnement. La prédica-

85 Id., ibid., II, p. 626. 86 Id., ibid., II, p. 621-681. 87 Id., ibid., I, p. 37. 88 Cf. H. Caplan, The Four Senses of Scriptural Interpretation and the Mediaeval

Theory of Preaching, dans Speculum, IV, 1929, p. 289-290.

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tion elle-même, qu'on imagine à tort fonctionner selon l'équivalence de Yinstructio et de la simplicitas, n'a pas cessé d'emprunter les labyrinthes rayonnants du quadruple sens : si bien que la construction des sermons médiévaux souvent nous échappe, tant ils sont nourris de déplacements, de signa translata - des « associations d'idées », comme le remarquait bien Etienne Gilson -, et développent sans fin une para-logique dont la finalité ne semble être que de diffracter, ad libitum, toute signification89. Depuis le Liber quo ordine sermo fieri debeat de Guibert de Nogent, au début du XIIe siècle, jusqu'à la grande floraison des Artes praedicandi scolastiques de la fin du Moyen Âge, le mouvement sera le même : mener, à travers le modèle du quadruple sens, un travail constant, presque délirant, de l'invention et de l'ef floraison signifiante90.

Lorsqu'un prédicateur racontait à ses ouailles l'histoire de David et Goliath, par exemple, il faisait de son discours un véritable organisme, un principe de métamorphoses : on passait ainsi de descriptions en définitions, on divisait les genres en espèces, on argumentait, on discutait les cas contraires, on donnait des exemples tirés de la vie quotidienne, on dressait catalogue des autorités scripturaires et théologiques, on «composait» et on «dérivait» les mots à partir de leurs racines, on interchangeait les préfixes, on donnait des métaphores, on «élargissait» ces mêmes métaphores selon le quadruple sens, et l'on construisait tout un réseau d'images et de principes causatifs. L'historia du départ se métamorphosait donc entièrement dans le corps du commentaire, et la pierre lancée par David devenait une plaie du Christ, chaque particule de l'épisode accédant, diversement, à quelque chose comme une «admirable profondeur»91. Dans un Ars praedicandi thomiste de la fin du Moyen Âge, neuf méthodes sont données pour développer - mot à prendre au sens fort - un sermon : or, parmi ces neuf méthodes, à côté des analogies, des synonymes et des comparaisons, il y a ce que l'auteur nomme la multiplication des sens, dont on comprend qu'elle recouvre quelque chose de plus qu'une simple accumulation de métaphores92. Ce qui est en jeu ici ressemble moins à un désir de cerner un thème comme celui de David et

89 É. Gilson, Michel Menot et la technique du sermon médiéval, dans Revue d'histoire franciscaine, II, 1925, p. 302.

90 Cf. H. Caplan, The Four Senses, art. cité, p. 282-290. - Id., Rhetorical Invention in Some Mediaeval Tractates on Preaching, dans Speculum, II, 1927, p. 284-295. - H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., I, p. 37-38. - J. Longère, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 209-210.

91 Cf. É. Gilson, Michel Menot, art. cité, p. 328-345. 92 Cf. H. Caplan, The Four Senses, art. cité, p. 282-283.

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Goliath, que d'abîmer ce thème dans la profondeur sans fin - la «forêt des forêts», disait Bonaventure - du quadruple sens.

Ce n'est pas un hasard si la décadence de ce grand modèle de pensée correspond à la période même où se développe l'humanisme renaissant. Saint Antonin de Florence, fidèle à la pensée thomiste jusqu'en ses moindres détails, représentait encore, au temps de Fra Angelico, un bastion de la pensée exégétique93. Au même moment, dans le champ de la pensée picturale, paraissait le fameux traité d'Alberti, le De pictura : c'est un essai théorique où, de façon brève mais décisive, l'ensemble des propositions médiévales concernant Yhistoria et la figura se trouve exactement inversé, dénié.

Une figure, selon Alberti, n'est pas un abîme de signification et ne tend pas à Γ« admirable profondeur» dont parlait saint Augustin. Une figure ne s'oppose pas à l'aspect : au contraire, c'est un aspect, c'est une configuration du monde visible. L'acception du mot transitera désormais entre le vocabulaire géométrique, l'univers de la rhétorique classique et la terminologie d'atelier, que l'on trouve déjà chez Cennini94. Il n'en reste pas moins que le De pictura déplace - y compris par rapport à Cennini - tout l'univers théorique de la peinture. Cela est manifeste dès les premières lignes du traité : Cennini ouvrait son Libro dell'arte sur une invocation à Dieu, à la Vierge et à tous les saints; Alberti, lui, commence son texte avec un hommage rendu aux mathématiciens et une revendication d'autonomie quant au point de vue du peintre95.

Lorsqu'Alberti revendique, avec l'autonomie de sa discipline, une eru- ditio qui la constituerait, il ne demande pas à l'apprenti d'être un «novice», façon dominicaine : il ne lui conseille pas de s'abîmer dans la lecture des textes, il lui conseille de regarder bien l'aspect sensible des choses de

93 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., IV, p. 301-302 (saint Antonin) et p. 369-513 («humanistes et spirituels»).

94 « Poi togli un poco di biacca [= bianca] pura, e va'su per certi gran rilievi, come richiede il nudo della figura». C. Cennini, // libro dell'arte, op. cit., LXXII, p.77.

95 « Incomincia il libro dell'arte, fatto e composto da Cennino da Colle, a riverenza di Dio, e della Vergine Maria, e di santo Eustachio, e di santo Francesco, e di San Giovanni Battista ...» C. Cennini, // libro dell'arte, op. cit., prologue, p. 29. - «Scrivendo de pictura in questi brevissimi comentari, acciò che Ί nostro dire sia ben chiaro, piglieremo dai matematici quelle cose in prima quale alla nostra matera apartengano; e conosciutole, quanto l'ingegno ci porgerà, esporremo la pittura dai primi principi della natura. Ma in ogni nostro favellare molto priego si consideri me non come matematico ma come pittore scrivere di queste cose». L. B. Alberti, De pictura (1435/36), éd. C. Grayson, Bari, 1975, I, 1, p. 10.

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la nature96. Ainsi, loin d'être considéré comme une «vertu» germinatrice, une vertu divine d'engendrement des formes, le lieu albertien est-il envisagé comme une « qualité inhérente aux surfaces » : il relève avant tout de la circonscription - donc suppose l'acte de ritagliare - et non pas du «champ» ou de l'acte de campeggiare. Le lieu est ici une qualité, non génétique, mais perceptive : il concerne plus la vue des choses - appartiene alla forza del vedere - que les choses elles-mêmes97.

Pareillement, lorsqu'Alberti parle d'un signe, il est bien loin d'évoquer avec ce mot la hiérarchie diffractée des «particules» bibliques : «J'appelle signe», écrit-il, «toute portion de superficie que l'œil peut voir». Et la conséquence théorique de cette définition sera immédiatement tirée : ce que nous ne pouvons pas voir avec nos yeux sensibles - par exemple une veritas, une virtus ou un mystère théologique -, cela ne concerne en rien la peinture98. À partir de là, il n'est pas étonnant de constater chez Alberti tout un travail de réhabilitation de la surface, contre toutes les « admirables profondeurs» médiévales, et de Yhistoria, contre toute la tradition du quadruple sens. Réhabilitation de la surface : la beauté et même la grâce - c'est-à-dire cette qualité attribuée à la Vierge par l'archange Gabriel en personne - seront considérées, dans le De pictura, comme de pures résultantes de la «composition des superficies» {composizione delle superficie). Et toute «l'âme» exprimée dans une peinture sera réduite à l'agencement des «mouvements du corps, qui révèlent les mouvements de l'âme» - tels que rires exprimant la joie et pleurs exprimant la tristesse -, mais qu'un théologien du Moyen Âge eût peut-être, à la limite, qualifiés en termes de gesticulatio ".

Réhabilitation, enfin, de la notion d'histoire : l'istoria albertienne n'a plus rien à faire avec la simplex expositio où l'exégèse médiévale avait situé le mot historia100. Au contraire d'être «simple», l'istoria selon Alberti

96 L. B. Alberti, De pictura, op. cit., III, 55-56, p. 94-99. 97 Id., ibid., I, 5, p. 14; II, 30, p. 52. 98 « Segno qui appello qualunque cosa stia alla superficie per modo che l'oc

chio possa vederla. Delle cose quali non possiamo vedere, neuno nega nulla aparte- nersene al pittore. / Signum appello quicquid in superficie ita insù ut possit oculo compiei. Quae vero intuitum non recipiunt, ea nemo ad pictorem nihil pertinere negabit». Id., ibid., I, 2, p. 10-11.

99 Id., ibid., Π, 35, p. 62; Π, 41-43, p. 70-77. 100 Je m'oppose ici à la thèse de J. M. Greenstein, selon laquelle la storia alber

tienne prolongerait purement et simplement Yhistoria médiévale : point de vue basé sur l'erreur d'une historia médiévale équivalente à la veritas elle-même («Hts- toria was not only a representation of truth, but was itself true (. . .) Historia was

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constitue l'enjeu ultime de toute composition picturale; elle constitue donc un ordre nouveau, spécifique, de complexité et de subtilité; en tant que telle, elle réalise la grandissima opera dans l'art de la peinture :

« Je dis que la composition est cette raison de la peinture (pingendi ratio) par laquelle, dans l'œuvre peinte, les parties s'assemblent. L'histoire sera la plus grande œuvre du peintre; les parties de l'histoire sont les corps; les parties des corps sont les membres; les parties des membres sont les superficies»101.

Et c'est ainsi que la notion d'istoria en sera venue à occuper cette place prépondérante dans toute la conception humaniste de la peinture, - place que l'histoire de l'art, discipline «humaniste», selon l'expression célèbre de Panofsky, entretient encore, pertinemment lorsqu'il s'agit d'une peinture « albertienne » (mais que cet adjectif ait un sens rigoureux en peinture, c'est ce dont on est en droit de douter), non pertinemment lorsqu'il s'agit d'autre chose. On sait tout ce que l'istoria albertienne doit à l'univers conceptuel de la rhétorique classique : là où le Moyen Âge théologique opposait historia et veritas - ou bien historia et mysterium - Cicéron avait opposé, lui, l'histoire en tant que vraie avec la fabula en tant qu'invraisemblable. C'est à peu près cela que reprend Alberti, lorsqu'il fait de l'istoria picturale une fonction du vraisemblable et, pourquoi pas, toujours dans l'héritage cicéronien, la lux veritatis par excellence102. Fonction du vraisemblable, l'istoria sera en même temps appréhendée, en ce contexte, comme une stricte fonction rhétorique, et même la fonction rhétorique par excellence: l'invention. Parlant du «plaisir à composer l'histoire», Alberti précise que «toute la gloire y consiste dans l'invention {invenzione) » - cela étant affirmé à travers une référence explicite aux poètes et aux rhéteurs antiques103. C'est pourquoi il faut à la fois s'éton-

the fundamental purpose of Christian intellectual pursuit»). Cf. J. M. Greenstein, «Historia» in Leon Battista Alberti's «On Painting» and in Andrea Mantegna's «Circumcision of Christ», Ph. D., University of Pennsylvania, 1984, en particulier p. 5- 55.

101 L. B. Alberti, De pictura, op. cit., II, 33, p. 56-59. L'énoncé est presque littéralement repris en II, 35, p. 60-61.

102 Cf. Cicéron, De legibus, I, 1-2 (en particulier, I, 1, 5). - De oratore, II, 9, 36. - De inventione, I, 19, 27. - Sur la conception antique de l'histoire, cf. G. A. Press, History and the Development of the Idea of History in Antiquity, dans History and Theory, XVI, 1977, p. 280-296. - Sur les sources rhétoriques d'Alberti, cf. D. R. E. Wright, Alberti's De Pictura : its Literary Structure and Purpose, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XL VII, 1984, p. 52-71.

103 L. B. Alberti, De pictura, op. cit., Ill, 53, p. 92-93.

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ner et ne pas trop s'étonner de voir Alberti se rendre presque coupable de blasphème, lorsqu'il ose parler d'une «force divine» {forza divina) de la peinture elle-même, ou lorsque, loin des Vierges de Cennini, il nous parle de la peinture comme d'un art excellemment doué pour exprimer le visage des dieux104. . .

Tout cela nous laisse bien entendre à quel point les catégories de pensée d'Alberti et de saint Antonin furent hétérogènes 105. Si Fra Angelico eut à choisir entre ces deux mondes sémiotiques qui s'excluaient, il est évident qu'il choisit saint Antonin. Il est plus probable encore qu'il n'ait même pas eu à choisir. Fra Angelico «illustrait» l'Écriture sacrée; tel était son monde sémiotique; il n'avait pas à en chercher la vraisemblance d'istoria; il n'hésitait pas, contre toute «vérité historique», à représenter la Vierge et saint Dominique, par exemple, dans une Transfiguration106. Ce qu'il cherchait, en peignant l'Écriture sacrée, était plutôt d'« abîmer» et de multiplier le sens, afin d'épouser, si possible, l'abîme et la multiplication des sens scripturaires. Il cherchait à peindre des images douées a'historia, bien sûr - seuil obligé de la reconnaissance visible -, mais douées aussi d'allégorie, de tropologie et d'anagogie. C'est-à-dire qu'il cherchait à peindre des images capables de supporter une croyance doctrinale, une prophétie quotidienne, et une force de contemplation; c'est- à-dire une veritas, une virtus et un desiderium.

Or cela - j'y reviens - suppose un travail pictural du lieu, donc de l'opacité du support, à la différence de «surfaces» visant des idéaux de verre, de fenêtre et de transparence. Cela suppose un travail pictural sur les sens entendus comme mystères de la signification, à la différence des purs et simples sens «sensibles». Cela suppose encore un travail pictural de Y invraisemblable, contre toute poétique ou rhétorique du vraisemblable. Et enfin, cela suppose un travail pictural du dissemblable, contre toute l'esthétique de la «figure» entendue comme aspect mimétique. Singulièrement, donc, le dissemblable serait venu se loger au cœur même de la «volonté de figure», chez un peintre florentin du Quattrocento. Mais que doit-on comprendre, exactement, dans cette notion de dissemblable?

104 Id., ibid., Π, 25, p. 44-45. 105 Cf. C. Gilbert, The Archbishop on the Painters of Florence, 1450, dans The

Art Bulletin, XLI, 1959, p. 75-87 (où sont indiqués, par ailleurs, les points de contacts).

106 Fresque de la cellule 6 de San Marco. Cf. U. Baldini et E. Murante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., catalogue, n° 77.

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La dialectique du dissemblable

À première vue, la notion du dissemblable se présente sous un jour plutôt diabolique. Le tableau des occurrences du mot dissimilitudo, chez saint Thomas d'Aquin, par exemple, révèle une connotation globalement négative : la dissemblance est avant tout liée au paysage de l'impureté et du péché; elle se réfère, plus fondamentalement peut-être, à une idée d'altérité - ainsi rencontre-t-on des expressions du genre extraneus et dissimilis -, et la venue ultime du Christ au jour du Jugement dernier se trouvera qualifiée, par Thomas d'Aquin, de ce même terme dissimilis 107.

Néanmoins, avant que d'être un carrefour de connotations à peu près convergentes, la dissemblance a été exactement dénotée, tout au long du Moyen Âge, par un concept qui lui assignait un lieu : ce concept est celui de la regio dissimilitudinis , ou région de la dissemblance. L'expression, il faut y insister, n'est originellement ni biblique ni chrétienne, même si la «région lointaine» où l'enfant prodigue subit la ruine de tous ses biens a pu être commentée, au Moyen Âge, dans les termes du dissemblable. La regio dissimilitudinis est d'abord une expression platonicienne, qui se trouve dans le mythe du Politique; on ne sait d'ailleurs pas avec certitude, les manuscrits les plus anciens variant sur ce point, s'il faut lire, dans le texte de Platon, «océan» (pontos) ou bien «lieu» (topos) de dissemblance (anomoiotètos). Ce qui est sûr, c'est que la dissemblance dont il s'agit désigne une dissemblance à soi-même, qui engendre quelque chose comme une ruine ontologique, cosmiquement représentée par Platon dans son mythe 108.

Puis, Plotin est venu condenser cette image avec l'infect bourbier de l'Hadès, décrit ailleurs par Platon, dans le Phédon. La région de dissemblance est alors devenue l'image même du premier mal, et ce mal consis-

107 Cf. F. P. de Bergomo, Tabula aurea. In opera sancii Thomae Aquinatis index, Rome, 1960, p. 343, 5.v. «Dissimilitudo». - Pour l'index et les concordances exhaustifs de Thomas d'Aquin, cf. l'Index Thomisticus. Sancii Thomae Aquinatis operum omnium indices et concordantia, Stuttgart, 1974/80, 49 vol.

108 Platon, Le politique, 273 d. - Sur le problème pontos/topos, cf. É. Gilson, Regio dissimilitudinis de Platon à saint Bernard de Clairvaux, dans Mediaeval Studies, IX, 1947, p. 109-117.

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tait précisément, au dire de Plotin, à «s'enfoncer dans la matière et à s'en rassasier»109. La reprise spécifiquement chrétienne de cette image aura consisté à rabattre le thème du péché originel sur cette négativité absolue - à cent lieues d'Aristote, donc - attribuée par Plotin à la matière. La dissemblance à soi-même deviendra dissemblance à Dieu. Le moment natif de la regio dissimilitudinis chrétienne se trouve dans un passage, superbe et exalté, des Confessions d'Augustin, où l'on retrouve, non par hasard, l'association de tremor, a'amor et d'horror, comme en une expression symétrique de Γ« admirable profondeur» suscitée ailleurs par l'Écriture sainte :

«Ô éternelle vérité et vraie charité et chère éternité! C'est toi qui es mon Dieu, après toi que je soupire jour et nuit! Quand pour la première fois je t'ai connue, tu m'as soulevé pour me faire voir qu'il y avait pour moi l'Être à voir, et que je n'étais pas encore être à le voir. Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard (infirmitatem aspectus) par la violence de tes rayons sur moi, et j'ai tremblé d'amour et d'horreur (contremui amore et horrore). Et j'ai découvert que j'étais loin de toi, dans la région de la dissemblance»110.

Ce texte, extrêmement célèbre, souvent repris et récité au Moyen Âge111, définissait donc la région d'une «profondeur négative» : la dissemblance y nommait une région où Dieu n'est pas un être à voir. Or, cette région est la nôtre : elle ne définit ni plus ni moins que notre sort commun d'êtres déchus et aveuglés. Elle appelle ainsi une réflexion sur l'origine de notre sort commun, et cette origine est le péché d'Adam. Avant de pécher, Adam était imago Dei : il était l'image de Dieu, selon une relation de ressemblance qui était face-à-face, obéissance et imitation. Ressemblance médiane, en quelque sorte, inférieure à ce que Hugues de Saint- Victor nommait une «ressemblance d'égalité» - celle qui définit la relation spécifique de Jésus-Christ à son Père divin -, et bien supérieure à toute «ressemblance de contrariété» - ressemblance mensongère, celle de l'acteur de théâtre et celle de l'Antéchrist112. Tenté par le diable, qui lui

109 Platon, Phédon, 69 b. - Plotin, Ennéades, I, 8, 13. Trad. É. Bréhier, Paris, 1924, I, p. 127-128.

110 Augustin, Confessions, VII, 10, 16. Op. cit., XIII, p. 616-617. 111 Notamment dans Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J. B. M. Roze,

Paris, 1967, II, p. 136 (mais la traduction de ce passage y est erronée). - Également dans l'Office de saint Augustin, où le passage est repris en troisième personne. Cf. É. Gilson, Sur l'office de saint Augustin, dans Mediaeval Studies, XIII, 1951, p. 233- 234.

112 Cf. R. Javelet, Image et ressemblance au douzième siècle de saint Anselme à Alain de Lille, Paris, 1967, I, p. 251.

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fait espérer l'inaccessible ressemblance d'égalité, Adam commet le péché; ce faisant, il perd toute ressemblance à Dieu, il n'est plus imago Dei. Ou plutôt l'image en lui est «déformée», «flétrie», «décolorée», l'image est «obscurcie», l'image est «brisée»113.

L'histoire de cette notion de regio dissimilitudinis s'identifie dès lors à une tentative d'exprimer spatialement une telle brisure de l'image divine. Les théologiens ont parlé d'une terre de l'oubli, d'une surface d'or ternie par la souillure; ils ont évoqué une ruine ou un sépulcre; ils ont proposé des métaphores d'aveuglement, de ressemblance bestiale ou de «déformité», voire de cloaque; ils ont en tous sens cherché à comprendre cette espèce de monstruosité de l'humain voué au dissemblable114. Cependant, par-delà les métaphores visuelles du mal, persistait le problème théologique du statut de l 'imago Dei : obscurcie ou décolorée, celle-ci n'était pourtant pas à considérer comme irrémédiablement réduite au néant. Sinon eût manqué toute possibilité, pour l'homme, d'une conversion et, au-delà, d'une rédemption, d'un salut. Sinon eussent été réduits à l'inutilité la venue même et le sacrifice du Sauveur.

La solution du problème consiste à dialectiser les notions d'image et de dissemblance. Or, rien n'est plus facile à dialectiser - mais aussi rien n'est plus vertigineux - que la notion d'image, tant elle sait glisser hors des rets de l'univocité. Partons, par exemple, de ce célèbre verset du Psaume XXXVIII : Verumtamen in imagine pertransit homo. Moment intense d'une élégie douloureuse : le psalmiste éprouve, face à Dieu, son propre néant; tout homme qui se dresse, dit-il, est un souffle, une pure vanitas; de même marche-t-il dans l'image, in imagine pertransit, c'est-à-dire dans l'ombre et l'apparence. Or, les penseurs du Moyen Âge, saint Augustin, saint Bernard, Pierre Lombard et d'autres encore, ont entièrement renversé cette valeur de désespoir. « Cependant, l'homme marche dans l'image», - et ils commentent : bien que s'étant aveuglé dans l'exercice du péché et dans la dissemblance, l'homme, par la bonté de Dieu, continue

"s Id., ibid., I, p. 258-259; II, p. 219. 114 Id., ibid., I, p. 246-297. - Cf. également, parmi l'importante bibliographie

consacrée au sujet : A. E. Taylor, Regio Dissimilitudinis, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, IX, 1934, p. 305-306. - G. Dumeige, Dissemblance, dans Dictionnaire de spiritualité, III, Paris, 1957, col. 1330-1346. - P. Cour- CELLE, Tradition néo-platonicienne et traditions chrétiennes de la région de dissemblance, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, XXXII, 1957, p. 5-23. - Id., Répertoire des textes relatifs à la région de dissemblance jusqu'au XIVe siècle, ibid., p. 24-34. - Id., Témoins nouveaux de la région de dissemblance, dans Bibliothèque de l'École des chartes, CXVIII, 1960, p. 20-36.

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de marcher dans cette imago Dei pour laquelle il a été créé. Et son salut ne peut consister qu'à se reconnaître enfin dans ce milieu natif où, aujourd'hui encore, il erre en aveugle115.

C'est que l'image, prise en ce sens ultime d'imago Dei, définit la plus haute qualité de l'humain : elle est, disent les théologiens préscolastiques, la ratio par excellence, la raison d'être de toute existence humaine116. Sa permanence constitue donc cela même qui peut faire espérer au croyant un salut final. On peut dire en d'autres termes cette même dialectique : Adam était imago Dei; succombant au péché, il plonge le genre humain dans la région de dissemblance; mais l'image persiste en l'homme; la voie du salut, la bonne voie sera dès lors de marcher «en vue de l'image», en vue de sa reconnaissance et de son entière restauration : ad imaginem Dei. C'est là un mouvement dialectique par excellence : thèse de Y imago, antithèse de la dissimilitudo , et synthèse temporalisée - d'une temporalité anagogique d'attente, de désir, de visée - qui s'exprime par les mots ad imaginem.

Saint Thomas d'Aquin a fortement insisté, dans la Somme théologique, sur le fait que la relation d'image, ainsi comprise, «concerne uniquement l'âme spirituelle», et ne se réalise qu'en elle seule117. Il faut rappeler cette évidence qu'Adam, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, n'était pas pour autant créé à l'aspect divin. Seule l'âme porte en elle cette ressemblance que Thomas d'Aquin nomme la ressemblance spécifique, c'est-à-dire une ressemblance non-aspectuelle, non-accidentelle, caractérisée par les termes intensive et collective, «en intensité et en concentration». Tout le reste - c'est-à-dire les corps, les créatures non douées de raison, l'univers en général - ne parvient qu'au stade d'une ressemblance «non spécifique», extensive et diffusive, en extension et en diffusion118.

Ainsi, pour Thomas d'Aquin, et, au-delà, pour Fra Angelico, l'image comme telle ne définissait pas un aspect, encore moins une histoire; elle était concentrée au point le plus élevé de l'âme, là exactement où elle démontrait son «aptitude à connaître et aimer Dieu»119. Ailleurs, l'image

115 Cf. R. Javelet, Image et ressemblance, op. cit., I, p. 288; II, p. 245. 116 Id., ibid., I, p. 289. 117 Esse ergo ad imaginem Dei pertinet solum ad mentem. Thomas d'Aquin, Sum

ma theologica, Ia, 93, 6; cf. également Ia, 93, 8. - Dans toute cette question 93, consacrée à l'image de Dieu - but de la création de l'homme -, saint Thomas suit et commente les analyses célèbres de saint Augustin, De Trinitate, XIV («L'âme, image de Dieu ») et XV (« L'âme, miroir et énigme »).

118 Thomas d'Aquin, Summa theologica, Ia, 93, 2. 119 Id., ibid., Ia, 93, 4.

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était brisée : ses fragments disséminaient ou diffusaient une ressemblance «non spécifique». Et cela, Thomas d'Aquin, pour ne pas le nommer un bris d'image, le nomma vestigium, mot lui-même fort dialectique, puisqu'il dénote à la fois une destruction et une permanence : c'est la ruine - le vestige -, et c'est aussi la trace - l'empreinte du pas sur le sol, ce qui atteste matériellement un passage ou une présence.

« Bien que dans toutes les créatures il y ait à quelque degré ressemblance de Dieu (aliqualis Dei similitudo), c'est dans la seule créature douée de raison que la ressemblance de Dieu se trouve par mode d'image (imago); dans les autres créatures, elle se trouve par mode de vestige (similitudo vestigli) (. . .). La raison de ceci se comprendra clairement si l'on observe la façon respective dont image et vestige constituent une représentation (modus quo reprae- sentat vestigium, et quo repraesentat imago). En effet, l'image, comme on l'a dit, représente selon une ressemblance spécifique, tandis que le vestige représente à la façon d'un effet qui représenterait sa cause sans atteindre à la ressemblance spécifique, telles les empreintes (impressiones) qui sont laissées par le mouvement des animaux et qu'on appelle vestiges, telle la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation d'un pays qui est appelée vestige de l'armée ennemie » 120.

Or, toute cette dialectique - image et vestige, ressemblance et dissemblance - porte en elle une conséquence capitale, qui touche la nature, la possibilité même d'un art «dévot», tel que celui d'Angelico : et là encore, le point de vue théologique se développe exactement à rebours du point de vue commun de l'histoire de l'art lorsqu'il épouse, sciemment ou non, les vues triviales d'un digest d'Alberti. Cette conséquence, la voici : l'art de la peinture, pour autant que son enjeu soit donné comme «dévot», transcendant, ne procède pas par mode d'image, mais par mode de vestige. C'est au fond la conséquence toute simple du fait que Dieu n'est pas, pour quelque peintre que ce soit, «l'Être à voir».

Il faut donc se représenter, en Fra Angelico, un peintre dominicain conscient d'être égaré dans le sort commun des hommes, qui est la région de dissemblance. Mais la dissemblance, on s'en rend compte, est une catégorie très relative : celle dont parlent les théologiens est la dissemblance à Dieu, et son champ correspond précisément avec ce que l'esthétique humaniste glorifie dans les ressemblances corporelles, les surfaces, les ressemblances de l'aspect. Contre cela, saint Thomas disait que «la configuration même du corps humain représente par mode de vestige l'image de Dieu dans l'âme»; et il précisait encore, disant que l'image, ainsi enten-

120 Id., ibid., Ia, 93, 6.

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due, n'avait rien à faire avec le paradigme de l'artiste reproduisant l'aspect visible ou même Videa de son modèle121.

Dans cette situation, peindre une istoria, même concernant le Christ, pourrait bien n'être qu'un acte d'humilité : je peins un aspect, en sachant bien que ce n'est pas cela, et que la relation d'image, la relation authentique, gît ailleurs. Le monde peint doit accepter sa misère, qui est de ne pouvoir produire qu'une esthétique du vestige. Donc je peins, sachant bien que je ne peins que traces, cendres d'un feu. Mais en même temps, ce savoir d'imperfection m'élève au-dessus d'elle. Je sais aussi que, malgré tout, «l'homme marche dans l'image». Ainsi l'esthétique du vestige a-t-elle quelque chance, si elle est inspirée, d'acquérir une dimension anagogique, de tendre vers une vertu, de désirer, ne fût-ce que désirer, l'inaccessible image. Elle constituerait alors une esthétique ad imaginent Dei, la particule ad indiquant tout à la fois son imperfection - son impossible objet, l'inaptitude de ses moyens -, et la perfection de son enjeu; ce que saint Thomas appelait lumineusement, toujours parlant de l'image, finis sive terminus 122.

L'esthétique de Fra Angelico serait ainsi une esthétique des confins : interminablement visant son objet, son terme : l'image, l'invisible image. Elle serait une esthétique de l'image à venir, une esthétique qui se sait, et même, nous le verrons, qui se montre imparfaite. Une esthétique de l'approximation, donc, à tous les sens que peut prendre ce mot, notamment si l'on dit qu'une prière est l'approximation, l'approche imparfaite du divin. De tels termes sont encore des termes thomistes; c'est par eux que la Somme théologique donne à comprendre en quoi «l'homme marche dans l'image» : il n'atteint pas, mais désire son «terme, sa «cause exemplaire»; bref il marche dans l'imitation; jouant sur les mots imitatio-imago-ago , saint Thomas indique ici, très fermement, en quoi une telle imitation n'équivaut pas à la production «artistique» d'un simulacre de l'aspect, mais signifie simplement l'acte de se désirer à l'image, invisible, de Dieu123. On comprend dès lors en quoi cette imitation a pu impliquer, dans le champ de la peinture, la production de ces «relatives défigurations» repérables partout dans l'œuvre de Fra Angelico. Cela nous donne en tout cas une première indication pour envisager l'exigence à l'œuvre dans les quatre panneaux multicolores de la Madone des ombres : ils cons-

121 Id., ibid., Ia, 93, 2 et 6. 122 Id., ibid., Ia, 93, prologue : Thomas écrit que l'image et la ressemblance de

Dieu sont le finis sive terminus de la création même de l'homme. 123 Id., ibid., Ia, 93, 1 et 5.

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tituent en un sens le comble de l'humilité picturale. Ils s'exhibent et s'affirment comme de purs vestiges, de pures traces colorées ; ils s'exhibent «extensifs et diffus». Ils tournent le dos à l'aspect, comme pour mieux atteindre l'image. Ou plutôt, ils partent de l'aspect, celui de marbres bariolés, et transitent ainsi, anagogiquement, d'une dissemblance - celle de tout aspect envers le divin - à une autre - celle de la couleur pure envers tout aspect -, en vue de l'image.

Cette dialectique du dissemblable n'est pas un constat du pure logique. Elle ne puise pas non plus à une source rare ou improbable. Elle a son histoire, sa tradition. Et cette tradition est immense. Elle traverse tout le Moyen Âge, à la fois en retrait et en avant des théories esthétiques, comme la doublure ou l'ourlet du problème de la mimèsis. C'est la tradition issue des œuvres du Pseudo-Denys l'Aréopagite, personnage énigma- tique de la chrétienté grecque, ayant vécu à la fin du Ve siècle ou au début du VIe, mais qui se donnait lui-même pour le disciple direct de saint Paul. C'est d'ailleurs ainsi que l'Occident chrétien l'a considéré, jusqu'à ce que soient connues, en 1504 seulement, les objections sur son identité formulées au Quattrocento par Lorenzo Valla. Quoi qu'il en soit, dès 593, son œuvre était citée par Grégoire le Grand comme une autorité. Des conciles successifs, notamment celui de Paris, en 825, ont confirmé cette position d'autorité. La première version latine de ses écrits - qui se réduisent à quatre courts traités et à quelques lettres - date des années 832-835; elle sera suivie par une pléiade d'autres versions, dont l'une des plus célèbres demeure celle de Jean Scot Érigène, présentée à Charles le Chauve vers 862, et vite augmentée par Anastase le Bibliothécaire d'un apparat déjà important. Tous les grands théologiens occidentaux se sont confrontés à cette pensée, et l'ont inlassablement discutée, commentée : parmi eux, Pierre Lombard, Hugues et Richard de Saint-Victor, saint Bernard, Guillaume de Saint-Thierry, Isaac de l'Étoile, Robert Grossetê- te124. . . C'est au point que l'on a pu mettre Denys l'Aréopagite en premiè-

124 Cf. G. Théry, L'entrée du Pseudo-Denys en Occident, dans Mélanges Mandon- net. Études d'histoire littéraire et doctrinale du Moyen Âge, Paris, 1930, II, p. 23-30. - H. F. Dondaine, Le Corpus dionysien de l'Université de Paris au XIIIe siècle, Rome, 1953. - M. de Gandillac, et al., Influence du Pseudo-Denys en Occident, dans Dictionnaire de spiritualité, III, Paris, 1957, col. 318-386.

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re place, à côté d'Aristote, quant à la profondeur de son influence sur la théologie du XIIIe siècle125.

Les grands penseurs de l'Ordre dominicain ont fait fleurir eux aussi, et même incomparablement, cette grande tradition. Albert le Grand a consacré plus de deux mille colonnes de commentaires aux œuvres de l'Aréopagite, débutant son texte-fleuve sur l'affirmation qu'il n'y a qu'à «ouvrir» le sens indiqué par Denys, dont la main fut guidée, à n'en point douter, par le Saint-Esprit. Saint Thomas a écrit, lui aussi, un commentaire aux Noms divins - titre que reprend toute une section de la Somme théologique -, tandis que l'on peut mentionner, ailleurs dans ses œuvres, quelques 1702 citations explicites du corpus dionysien, sans compter les innombrables références implicites126.

L'influence de cette pensée fut donc considérable. Elle imprégnait encore l'air florentin de San Marco, dont la bibliothèque ne comportait pas moins de sept exemplaires des œuvres dionysiennes, certains augmentés de commentaires célèbres, ceux d'Hugues de Saint-Victor ou ceux de saint Thomas 127. Or, ces œuvres dionysiennes avaient tout lieu de susciter l'attention de quiconque s'interrogeait sur le statut des figures et le champ pictural du symbolisme religieux128. Ainsi la Hiérarchie céleste s'ouvre-t-elle sur une véritable théorie de la figure. Or, cette théorie ne semble élaborée que pour promouvoir, justement, le dissemblable comme idéal et perfection des figures.

Il existe, dit l'Aréopagite, deux sortes d'images (eikones) : les unes sont «façonnées à la ressemblance de leur objet», et les autres, au contraire, «poussent la fiction {plattomenos , mot qui renvoie à l'idée de la plastique, du modelage) jusqu'au comble de l'invraisemblable et de l'absurde». Ces dernières images sont qualifiées de dissemblables, et dans la version latine de Jean Scot Érigène - version qu'utilisait saint Thomas d'Aquin -, on rencontre des qualificatifs tels que dissimiles, inconséquentes, inconve-

125 H. F. Dondaine, Le Corpus dionysien, op. cit., p. 7. 126 Albert le Grand, Commentarii in Librum B. Dionysii Areopagitae, éd. A. Bor-

gnet, Opera omnia, XIV, Paris, 1892. - F. Ruello, Les «noms divins» et leurs «raisons» selon saint Albert le Grand commentateur du «De divinis nominibus», Paris, 1963. - J. Durantel, Saint Thomas et le Pseudo-Denys, Paris, 1919.

127 B. Ullman et P. A. Staedter, The Public Library of Renaissance Florence, op. cit., p. 134-135.

128 Cf. G. B. Ladner, Medieval and Modern Understanding of Symbolism : a Comparison (1979), dans Images and Ideas in the Middle Ages, Rome, 1983, I, p. 240- 241.

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nientes, deformes, confusae, ou bien mixtae 129. Donnons un exemple : je puis me faire de la divinité une image semblable si j'évoque la figure vénérable d'un roi, avec sa belle barbe, son trône et sa couronne dorée. Il est évident, par contre, que si je désire me figurer cette même divinité à travers la vision d'un ver de terre, j'aurai produit ce que Denys l'Aréopa- gite nomme une image dissemblable : c'est une image parfaitement illogique, monstrueuse en un sens, on ne peut plus déplacée de son lieu de convenance (le mot teratologia voisine d'ailleurs, en ce contexte, avec le mot atopia).

Or c'est bien cela, l'image dissemblable, que l'on doit préférer, selon Denys, à toute semblance et à toute «convenance» du divin : mieux vaut un ver de terre qu'un roi couronné. Pourquoi? Parce que le semblable nous trompe : devant l'image du roi couronné et barbu - donc sévère, juste et bon - vous croirez approcher, sinon toucher du doigt, l'essence du divin; tant il est vrai que Dieu vous paraît être la Justice par excellence, ou la Bonté même; bref l'essentialité de l'une et de l'autre. Mais c'est là, justement, que gît l'erreur : le divin n'est pas une essence ou un ensemble, même parfait, d'essences. Dieu est absolument sur-essentiel. En quoi serait-il donc figurable par voie de ressemblance? Lorsqu'on imagine un roi, l'éclat de l'or, un trône, on court le risque de croire Dieu signifié par la royauté ou la qualité de brillance, on court par conséquent le risque de croire Dieu figurable adéquatement ou univoquement. C'est ainsi qu'il faut préférer en tous cas les figures qui ne sont pas un signe explicite, les figures déraisonnables et déplacées: «les images déraisonnables», écrit Denys, «élèvent mieux notre esprit que celles qu'on forge à la ressemblance de leur objet»130.

Ce raisonnement, simple et fascinant, nous évoque le paradoxe figuratif déjà rencontré dans la formulation que donnait, du mystère de l'Incarnation, saint Bernardin de Sienne : l'infigurable doit venir dans la figure. Il s'agit ici de quelque chose de très proche : l'image du divin ne

129 Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, éd. et trad. G. Heil et M. de Gandil- lac, Paris, 1958, II, 3, p. 77. - R. Roques, Structures théologiques de la Gnose à Richard de Saint-Victor, Paris, 1962, p. 333-335. - Id., Tératologie et théologie chez Jean Scot Érigène, dans Mélanges offerts à M. D. Chenu, Paris, 1967, p. 426-427.

130 Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, op. cit., II, 3, p. 79. - R. Roques, {Tératologie et théologie, art. cit., p. 428-429) a utilement précisé, contre les présupposés d'E. De Bruyne {Études d'esthétique médiévale, op. cit., II, p. 215-216), que l'opposition semblable/dissemblable ne correspond pas à une opposition des valeurs esthétiques beau/laid, mais à une opposition logique - sémiotique - convenant/disconvenant .

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doit pas signifier le divin, mais être à l'image du divin. Elle doit être mystérieuse et dissemblable. Car Dieu est dissemblable, affirme Denys l'Aréo- pagite; en effet, rien ne lui peut être semblable; Dieu est sans forme, même s'il - ou parce qu'il - contient toute forme: «II ne possède lui- même ni forme ni beauté», de même qu'il ne possède ni qualité, ni quantité, ni lieu131. Ainsi la figure du divin doit-elle se donner comme une forme informe, une figure qui porte en elle l'infigurable, ou plutôt une figure qui sort d'elle-même, s'extrait de la ressemblance, évide en elle tout lieu où l'on pourrait saisir une signification univoque. Ainsi la figure devient- elle authentiquement figure d'un mystère, au sens théologique du mot, figure de l'ineffable et de l'inimaginable. Ainsi la figure est-elle pensée aux fins de montrer, simplement, l'altérité, l'altérité du divin; ce qui est tout autre chose de croire en signifier l'essence. Nous sommes là aux antipodes de tout iconographisme.

Denys lui-même présente ce raisonnement comme suivant la voie du négatif132. La dissemblance est préférée à la ressemblance, dans l'ordre des figures, comme le négatif est préféré, dans l'ordre du discours, à toute expression affirmative du divin. Relativement à notre ordre de compréhension, nous sommes mieux capables de voir tout ce que Dieu n'est pas - car cela définit la région de notre dissemblance à son égard - plutôt que de savoir ce qu'il est. De même pourrons-nous mieux voir ce à quoi Dieu ne ressemble pas, plutôt que ce à quoi il ressemble vraiment. Une figure assignant au divin telle qualité ou tel lieu sera une figure erronée; tandis qu'une figure qui sera la négation en acte de toute figure attributive, cette figure aura, seule, quelque chance de toucher à l'ordre du mystère. Mieux vaut le nuage d'inconnaissance assumé comme tel, qu'un simulacre philosophique de la saisie des essences, ou même des qualités. C'est donc le grand souffle de la théologie négative qui agite toute cette conception de la figure133.

131 Denys l'Aréopagite, Noms divins, V, 8; IX, 6-7; Théologie mystique, IV, 1040 D. Trad. M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aréopagite, Paris, 1943 (éd. revue, 1980), p. 134-135, 157-158, 182-183. - Cf., en général, l'ouvrage important de R. Roques, L'univers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, F 'aris, 1954 (rééd. Paris, 1983).

132 Denys l'Aréopagite, Noms divins, XIII, 4, 981 Α-B (trad, cit., p. 175). 133 Cf. R. Roques, Structures théologiques, op. cit., p. 172 («la théologie négative

apparaît ainsi comme le centre et la clef de tout symbolisme ») et 345-362. Le thomisme doctrinal n'a certes pas suivi les voies dionysiennes du «suressentiel» et de la négativité; mais ces voies n'en restaient pas moins ouvertes, explicitement ou non, dans tout le champ phénoménologique de la dévotion et de l'expérience mystique.

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Concrètement, la négativité de la figure dissemblable présente un double avantage, une double vertu. La première vertu est celle de catharsis, de purification. Il y a chez Denys l'Aréopagite l'idée sublime qu'il faut «dévêtir les figures», afin de les «considérer dans leur nudité propre»134. Et l'on ne peut s'empêcher d'évoquer quelque peintre dévot, à San Marco, s'interrogeant sur ce que doit signifier, dans sa pratique, l'acte de produire une figure «dévêtue». La seconde vertu du dissemblable est sa vertu anagogique. Il s'agit d'ailleurs plus que d'une vertu : il s'agit véritablement d'une cause finale. Les figures dissemblables sont faites pour transiter du visible à l'au-delà de tout visible, et du sensible à l'au-delà même de tout intelligible. C'est un pont à jeter, disait Hugues de Saint-Victor, entre le monde humilis des créatures et le monde sublimis du Créateur135. On notera combien tout ceci évoque à nouveau la problématique du mystère de l'Incarnation : plus Dieu descend et s'humilie pour nous - jusqu'à mourir ignominieusement sur une croix - plus grande est notre chance de nous exalter, c'est-à-dire de remonter vers lui.

L'image du ver de terre imite ce processus : rien n'est plus humble qu'un ver de terre. C'est le corps le moins formé qui soit, il se confond presque avec le limon et la poussière où il vit. Proposer cette image, ce ne peut être que proposer de la dépasser : chercher ailleurs, chercher plus haut que la figure. Tel est le mouvement d'exaltation. Il y a d'abord le signum vide et répugnant de l'apparence visible, celle qu'appréhende l'œil charnel. Mais il y a, au-delà du signe univoque, une causa, qu'appréhende l'œil de la raison : le ver de terre peut être proposé comme figure du Christ à raison du fait que celui-ci, dans la Passion, s'humilie plus qu'aucun ver de terre n'a jamais pu s'humilier; Pachymère, à la fin du XIIIe siècle, proposait encore cette raison que le ver de terre, à l'image de Jésus-Christ, «naît sans semence d'une vierge»136. Au-delà encore de toutes les causes ou raisons, la figure dissemblable délivrera sa virtus, qui concerne la seule grâce spirituelle et l'«œil de la contemplation»: à ce moment, le ver de terre sera une demonstratio invisibilium, il sera capable de susciter, dit Hugues de Saint-Victor, une authentique conversion, une exaltation, une ascension de l'âme; et c'est une ascension qui fait «sortir de la figure pour rejoindre la vérité»137. Telle est donc bien la ver-

134 Denys l'Aréopagite, Lettres, IX, 1, 1104 Β (trad, cit., p. 350). 135 Cf. R. Roques, Structures théologiques, op. cit., p. 302. 136 Cf. Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, II, 5, op. cit., p. 84 (et note

p. 84-85). 137 Egredi a figura ad veritatem, cf. R. Roques, Structures théologiques, op. cit.,

p. 320-322, 331-336, 342-345.

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tu du dissemblable : nous y partons de l'informe - l'en - deçà de toute «figure» - pour transiter vers l'invisible proximité du mystère - l'au-delà de toute figure.

Denys l'Aréopagite ne donne pas, tant s'en faut, que l'exemple du ver de terre. Il propose une longue série de figures dissemblables, parmi lesquelles on trouve des éléments (surtout le feu) et des matières, mais aussi des objets (roue, char, verge, hache, lance), des animaux (à commencer, par les quatre animaux des évangélistes) et même des formes humaines138. En dernière analyse, toute l'étendue du monde visible - à la condition qu'il soit pensé négativement - pourrait être englobée, subsumée dans la catégorie du symbolisme dissemblable : car tout symbole est dissemblable en tant qu'il fait partie d'un ordre de réalité inférieur à ce qu'il signifie. Manière très dialectique, donc, de glorifier le monde visible - sa vocation anagogique - dans le même temps où est affirmée la bassesse, l'humilité de son statut ontologique. Cette opération permettant à la fois de préserver la transcendance du mystère et de faire jouer, constamment, l'immanence et la visualité des figures.

C'est ainsi que Jean Scot Érigène, dans la stricte mouvance dionysien- ne, n'hésitait pas à proposer un modèle d'équivalence et de réciprocité entre l'Écriture sacrée et le monde visible : tous deux seraient comme les deux vêtements du mystère, les deux vêtements du Christ (duo vestimenta Christi) ; car tous deux sont des surfaces ou des voiles, mais des voiles qui nous appellent vers Γ« admirable profondeur», vers cela même qu'ils dérobent, comme des énigmes, à notre vue spirituelle. Et telle est leur nature proprement figurale, au sens où la figure donnerait la structure de l'un comme de l'autre. Comme l'Écriture, structurée selon le quadruple sens, le monde visible est composé de quatre éléments. Comme le monde visible, multiple et infini dans ses chatoiements (multiplex et infinitus), l'Écriture ressemble, dit Scot Érigène, à une tunica polymita, un vêtement multicolore, ou bien à la queue du paon, d'une mirabilis ac pulchra innu- merabilium colorum varietas 139. Il n'y a plus dès lors à faire jouer le discours contre la figure, ou bien à faire «illustrer» le texte par l'image : ce qui joue, ici, globalement, c'est une même dialectique des figures - qu'elles soient discursives ou iconiques - propres à faire signe vers l'espace d'un mystère.

138 Cf. Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, XV, op. cit., p. 163-191. 139 Jean Scot Érigène, De divisione naturae, III, 35 et IV, 5, P.L., CXXII,

col. 723 D et 749 C. - Id., Homélie sur le prologue de Jean, éd. et trad. E. Jeauneau, Paris, 1969, XI et XIV, p. 255-257 et 268-273. - Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., I, p. 122 et 125-126. - Sur la reprise de ce thème par Hugues de Saint- Victor, cf. R. Roques, Structures théologiques, op. cit., p. 328-329.

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Fig. 1 - Fra Angelico, Madone des ombres, Florence, San Marco.

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Fig. 2 - Fra Angelico, Madone des ombres, vue intégrale dans le corridor.

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Fig. 3 - Fra Angelico, Pietà, Florence, San Marco (cellule 39), détail.

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Fig. 4 - Giotto, Invidia, Padoue, chapelle Scrovegni.

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Fig. 5 - Giotto, Inconstantia, Padoue, chapelle Scrovegni.

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Fig. 6 - Giotto, Résurrection du Christ, Padoue, chapelle Scrovegni (détail).

Fig. 7 - Lorenzo Monaco, Annonciation, Florence, Accademia (détail).

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Fig. 8 - Piero della Francesca, Annonciation, Pérouse, Galleria nazionale dell'Umbria (détail).

Fig. 9 - Carlo da Camerino, Annonciation, Urbino, Palazzo Ducale.

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Fig. 10 - Création d'Adam, Bible de Moutier-Grandval, Londres, British Museum.

Fig. 1 1 - Fra Angelico, Pietà, Munich, Alte Pinakothek.

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Fig. 12 - Fra Angelico, Adoration des mages et Pietà, Florence, San Marco (cellule 39).

Fig. 13 - Fra Angelico, Retable du Bosco ai Frati, Florence, Musée de San Marco.

Fig. 14 - Sano di Pietro, Retable de la Vierge à l'enfant, Sienne, Pinacothè

que (détail).

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Fig. 15 - Pietro Lorenzetti, L'ensevelissement du Christ, Assise, église inférieure San Francesco.

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Fig. 16 - Andrea del Castagno, La cène, Florence, réfectoire de S. Apollonia.

Fig. 17 - Maître de 1416, Madone à l'enfant avec quatre saints, Florence, Accademia (détail de la partie basse).

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Fig. 18 - Autel portatif en marbre (XII* siècle), trésor de l'église paroissiale de Saint-Servais, Siegbourg.

Fig. 19 - Taddeo Gaddi, Déposition, Florence, Santa Croce, chapelle Bardi di Vernio (détail).

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Pi. la - Fra Angelico, Noli me längere, Florence, San Marco (cellule 1).

Pi. I b-c - Fra Angelico, Madone des ombres, Florence, San Marco (corridor), partie inférieure de la fresque.

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Pl. II a-b - Fra Angelico, Madone des ombres, partie inférieure (détails de deux panneaux).

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Pi. Ill a-b - Fra Angelico, Retable du Bosco ai Frati, Florence, Musée de San Marco (détails).

Pi. Ili e - Fra Angelico, Madone à l'enfant et Trinité, Florence, Musée de San Marco (détail).

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Pi. IV a - Fra Angelico, Annonciation, Madrid, Prado.

Pi. IV b - Fra Angelico, Couronnement de la Vierge, Florence, Musée de San Marco (détail).

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Sous un certain rapport, toute figure prise dans le monde visible serait donc à considérer comme figure dissemblable. Le roi couronné, en ce sens, serait déjà une figure dissemblable, et si le ver de terre lui est préféré, c'est parce que le ver de terre est bien plus dissemblable que le roi couronné. Tournons-nous vers les figures les plus dissemblables, celles- là mêmes que Denys l'Aréopagite nous propose électivement, en un mouvement où tout aspect tend à s'effriter, à s'évaporer : il y a des voiles brillants, des coulées d'onguents parfumés, des vents, des nuages, des matières minérales, comme l'ambre ou le vermeil, - et enfin les figures de pierres multicolores (ton lithôn polychrômatous) dans lesquelles, précise Denys, chaque couleur sera susceptible de contenir son propre me 140

Nous voici donc ramenés aux quatre pans multicolores de la Madone des ombres. Cette pluie de taches bigarrées, qui fait signe vers l'idée d'un marbre, cette pluie d'une mirabilis ac pulchra innumerabilium colorum varietas, - cette pluie de matière est une figure. On dira, en termes thomistes, qu'elle affirme d'abord sa nature de vestige : elle est un bris, une dissémination, une ruine de l'aspect; c'est parce qu'elle vise l'au-delà de tout aspect, de toute histoire; elle vise une invisible image, une image de la pensée contemplative. En termes dionysiens, on dira qu'elle est une figure dissemblable : elle affirme sa qualité confusa, sa qualité mixta, sa qualité d'inconvenientia. Avant de représenter quoi que ce soit, elle présente sa matière, la peinture; et ce qu'elle représente est aussi une matière, un fictif marbre multicolore. Or, c'est bien la matière - la matière confuse, mélangée, inconvenante à tout aspect - que Denys l'Aréopagite mettait au principe des figures dissemblables, mais aussi de la beauté et même de l'exaltation spirituelle141. La pluie multicolore d'Angelico pourrait être ainsi qualifiée de pure figure matérielle du divin, au sens où Jean Scot Érigène parlait de materialis manuductio : la matière informe, si nous l'envisageons comme une figure - certes paradoxale, certes dissemblable - nous prend par la main et sait nous projeter vers les régions les

140 Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, XV, 4-7, op. cit., p. 177-184 (en particulier p. 184).

141 Id, ibid., II, 3-4, p. 80-83. - Id., Noms divins, IV, 28, trad, cit., p. 121-122. Denys s'oppose ici entièrement à Plotin et, au-delà, à Platon lui-même (dans l'éloge qu'il fait du poïkilon) : en quoi il y a bien des façons d'être « néo-platonicien ».

MEFRM 1986, 2. 52

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plus contemplatives de la grâce142. C'est exactement ce que pratiquait déjà, au XIIe siècle, l'abbé Suger : contre saint Bernard, qui n'avait affirmé que mépris envers toute beauté, à plus forte raison s'agissant de la beauté matérielle des marbres multicolores143, - Suger s'enivrait spirituellement devant les jaspes ou les porphyres de son abbaye de Saint-Denis; et c'était bien dans l'Aréopagite, via Scot Érigène, qu'il trouvait justification d'un tel anagogicus mos fondé sur la pure visualité d'une matière colorée 144.

Notre hypothèse est donc que ces zones multicolores dans la peinture de Fra Angelico fonctionnent moins comme signes iconiques que comme opérateurs d'une conversion du regard : devant ces zones colorées, nous ne discernons pas grand'chose; s'il y a signification, elle est voilée, pluri- voque, et ne se trouve dans aucun manuel d'iconographie. Ces zones sont ainsi des négations en acte de la notion commune de figure; elles introduisent le mystère, «l'infigurable dans la figure»; elles sont à la fois des pans de matière colorée, projetée sur un mur, et des pans de théologie négative. En effet, comment peut-on être à la fois peintre et théologien, si l'on n'est pas théologien de la voie négative? Les moyens mêmes du peintre ne sont-ils pas tout ce que la théologie s'acharne à dépasser : le sensible, le semblant, le mensonge des apparences? Un peintre théologien devra donc inclure dans ses propres «figures» - les semblants qu'il produit - la figure critique, la mise en crise de toute semblance. Peut-être alors faut-il voir dans la partie supérieure de la fresque d'Angelico la

142 Cf. J. Pépin, Aspects théoriques du symbolisme dans la tradition dionysienne. Antécédents et nouveautés, dans Simboli e simbologia nell'alto medioevo, I, Spoleto, 1976, p. 33-66.

143 «C'est de tous côtés une diversité de formes si riche et si étonnante que l'on a plus de plaisir à lire les marbres que les manuscrits et à passer tout le jour à admirer toutes ces choses, une à une, plutôt qu'à méditer sur la Loi divine. (. . .) Mais nous qui, au nom du Christ, avons traité comme fumier tout ce qui rayonne de beauté, enchante l'oreille, charme de son parfum, flatte le goût, plaît au toucher - de qui, je le demande, pourrions-nous vouloir stimuler la dévotion au moyen de ces mêmes choses?» Bernard de Clairvaux, cité par E. Panofsky, L'abbé Suger de Saint-Denis (1946), dans Architecture gothique et pensée scolasttque, trad. P. Bour- dieu, Paris, 1967, p. 46-47 et 33. Je souligne.

144 Id., ibid., p. 38-41. - Les textes de Suger ont été publiés par E. Panofsky, Abbot Suger. On the Abbey Church of St-Denis and its Art Treasures, Princeton NJ, 1946 (2e éd. revue, 1979); sur les pierres précieuses et colorées, cf. p. 56-81. - Cf. également C. Meier, Gemma spiritualis. Methode und Gebrauch der Edelsteinallego- rese vom Frühen Christentum bis ins 18. Jahrhundert (Munstersche Mittelalter- Schriften, 34/1), Munich, 1977. - F. Ohly, Geometria e memoria, op. cit., p. 33-51.

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semblance ou le c'est comme cela, bref la convenance de la maternité divine, - et dans la partie inférieure une espèce de rétractation, une modali- sation extrême, un brouillage coloré qui dit : non, ce n'est pas comme cela, ferme tes yeux charnels à l'aspect, à l'histoire, au semblable, et regarde plutôt cela, le dissemblable qui obnubile ton œil, pour élever ton regard, anagogiquement, selon ton désir, ton désir de grâce spirituelle.

Ce qui est remarquable, ici, c'est que la plus eminente fonction dévolue aux images, à savoir la «mémoire du mystère de l'incarnation», coïncide exactement avec l'affirmation la plus humble des moyens matériels dont dispose le peintre : ses vestiges colorés. La vertu de l'image, sa vertu anagogique, réside peut-être moins dans la zone de plus haute «réussite» (mimétique), que dans la zone de plus humble matérialité : la tache de pigment. Historia et figura jouent ici dans un perpétuel mouvement dialectique : l'une s'affirme pour mieux introduire la dissemblance de l'autre, et l'autre fait tache pour mieux donner sens à la semblance de la première. Il y a en tout cas, dans cette notion de figure matérielle, une double valorisation, paradoxale, qui est à l'œuvre : valorisation du mystère - par-delà toute signification univoque -, et valorisation de la pure visualité de l'image, à savoir sa qualité chromatique, par-delà tout aspect, toute histoire. Le mode de pensée anagogique dévoile ainsi une conséquence surprenante, déjà notée par R. Roques à propos d'Hugues de Saint- Victor, qui est celle d'autonomiser le signifiant145. Qu'on se remémore par ailleurs la très belle expression dionysienne des «figures de la diffusion intelligible» : le spirituel y serait comme un parfum qui s'épand, une evanescence, une diffusion matérielle146. Les panneaux colorés de Fra Angelico pourraient être ainsi pensés comme l'écran d'une telle diffusion.

En tout cas, ces quatre marmi finti du corridor de San Marco semblent bien répondre à tout autre chose qu'à une simple volonté de décor. À moins d'entendre ce mot «décor» sur un mode médiéval, par exemple selon la valeur étymologique qu'a pu donner aux termes pulchritudo et decor un théologien de la fin du XIIe siècle comme Thomas de Cîteaux : pulcher et decorus signifient tous les deux «beau», mais se réfèrent à deux beautés antithétiques. Pulcher peut s'inférer de POLlens CERnenti, c'est- à-dire « capable de discerner » ; ainsi la pulchritudo est-elle la beauté extérieure, la beauté du corps et de l'aspect. Au contraire, decor se dit de DEcus CORdis, la beauté du cœur : elle est donc préférable à l'autre, parce qu'elle est intérieure, cachée, parce qu'elle propage un éclat moral et

145 Cf. R. Roques, Structures théologiques, op. cit., p. 329. 146 Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, I, 3, op. cit., p. 73.

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spirituel 147. En ce sens, donc, les marmi finti de Fra Angelico formeraient le spirituel décor d'un mystère lié à l'incarnation du Verbe.

On peut même avancer dans l'hypothèse en proposant d'y voir un «décor christique» par excellence, à raison du nombre important des pierres «non taillées» - sans aspect anthropomorphe - qui transitent dans les textes comme autant de figurae Christi. Justin utilisait l'expression lithos Christos, « Chirst-pierre », affirmant que «le Christ a été par beaucoup d'Écritures annoncé symboliquement sous la forme d'une pierre»148. Et, de fait, on trouve la pierre d'angle et le «rocher de scandale» du livre d'Isaïe; on trouve l'admirable pierre du songe de Nabuchodono- sor, qui vient briser l'aspect de la statue composite avant que d'envahir le monde de sa pure masse «abstraite»149. Il y a surtout l'image du Christ comme rocher spirituel, que saint Paul exalte dans la Première épître aux Corinthiens : « Ils buvaient en effet à un rocher spirituel, et ce rocher était le Christ»150. Allusion, bien sûr, au rocher que Moïse avait frappé de son bâton, et d'où avait jailli l'eau pour tout le peuple hébreu. La pierre comme figure du divin est omniprésente dans les textes sous l'espèce de la pierre vivante {lapis vivus). Pour signifier la puissance de Dieu, saint Jean-Baptiste utilise l'image immémoriale de la métamorphose des pierres : «Car, je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants». Certains auteurs chrétiens de l'Antiquité tardive iront jusqu'à identifier Jésus-Christ avec Mithra, parce que celui-ci est un dieu né de la pierre151.

Tout le Moyen Âge reprendra et développera ce thème de la pierre comme figura Christi. Il n'est que de rappeler ce passage de la Légende dorée où Jacques de Voragine raconte comment, à l'instant même de la naissance du Christ, les pierres «démontrèrent» sa divinité en se réduisant à l'état de vestiges, lorsqu'elles étaient taillées en formes d'idoles. . .

147 Thomas de Cîteaux, In Cantica Canticorum eruditissimi commentarii, XI, P.L., CCVI, col. 725 BC. - Cf. E. de Bruyne, Études d'esthétique médiévale, op. cit., III, p. 52.

148 Justin, Dialogue avec Tryphon, op. cit. (cf. supra, note 26), LXXXVI, 3, tome II, p. 65.

149 Isaïe, VIII, 14. - Cf. J. Daniélou, Sacramentum futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris, 1950, p. 140-143. - G. B. Ladner, The Symbolism of the biblical Corner Stone in the Mediaeval West (1942), dans Images and Ideas in the Middle Ages, op. cit., I, p. 171-196. - Daniel, II, 34-36.

150 / Corinthiens, X, 4. 151 Cf. Exode, XVII, 5-6. - Nombres, XX, 7-11. - / Pierre, II, 2-8. - Matthieu, III,

9. - J. Pépin, Mythe et allégorie, op. cit., p. 445 (à propos du De errore profanarum religionum de Julius Firmicus Maternus, écrivain latin du IVe siècle).

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Mais le conteur dominicain ne s'empêche pas, là encore, de dialectiser : il relate aussi une histoire d'avant le temps de Jésus, histoire où l'idole détruite fait place au seul aspect possible, celui d'une Vierge à l'enfant préfigurée. Et l'on se prend à penser que le premier paragraphe du texte fait écho à la partie basse de la fresque d'Angelico, tandis que le second nous parlerait en quelque sorte de sa partie haute :

«Sa naissance fut démontrée de beaucoup de manières. D'abord par toutes espèces de créatures. Or, il y a une sorte de créature qui a seulement l'être, comme celles qui sont purement corporelles, par exemple les pierres. (. . .) Toutes ces créatures démontrèrent la naissance de Jésus-Christ (. . .), ainsi la destruction du temple des Romains, ainsi la chute de différentes statues qui tombèrent en plusieurs autres lieux. Voici ce qu'on lit dans l'Histoire scholas- tique (ch. III, Tobie) : « Le prophète Jérémie venant en Egypte, après la mort de Godolias, apprit aux rois du pays que leurs idoles crouleraient quand une vierge enfanterait un fils. C'est pour cela que les prêtres des idoles avaient élevé et adoraient dans un lieu caché du temple, l'image d'une vierge portant un enfant dans son giron. Le roi Ptolémée leur demanda ce que cela signifiait : ils répondirent que, de tradition paternelle, c'était un mystère révélé à leurs ancêtres par un saint prophète, et qui devait se réaliser un jour»152.»

Ce texte porte un autre - et profond - enseignement : c'est que la notion de figure est une notion temporelle. La pierre «démontre» le Christ dans le temps présent de sa naissance, mais aussi dans le temps passé, c'est-à-dire un temps de préfiguration. Ou plutôt la notion de figure est ce qui permet d'établir le lien entre deux événements, entre deux temporalités. Figura, donc, n'est pas une «chose», mais la façon d'établir des connections signifiantes entre des choses différentes: «L'interprétation figurale établit entre deux faits ou personnes un rapport dans lequel l'un des deux ne se signifie pas seulement soi-même, mais signifie aussi l'autre, tandis que l'autre comprend ou réalise le premier. Les deux pôles de la figure sont séparés dans le temps»153. . . On ne peut mieux dire le caractère absolument opératoire et différentiel de cette notion : la figure est ainsi à comprendre comme ce qui met les signes en déplacement, en conversion, ce qui permet aux signes de devenir translata. Le contraire,

152 Jacques de Voragine, La légende dorée, op. cit., I, p. 68-69. 153 E. Auerbach, Figura (1929/44), trad. M. L. De Pieri Bonino et D. Della Terza,

dans Studi su Dante, Milan, 1963 (éd. 1985), p. 209. - Jean-Claude Bonne, travaillant sur la question de l'ornemental roman (séminaire d'histoire/théorie de l'art à l'École des hautes études en sciences sociales), fait remarquer l'analogie de ce type de fonctionnement sémiotique avec la définition même de la pensée mythique selon Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, 1985, p. 227-242.

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donc, d'une assise de la signification : le mode de pensée figurai, mode fondamental de la pensée chrétienne, est aux antipodes de toute notion de lexique ou de «vocabulaire» iconographique.

Cette nature purement opératoire de la figure explique pourquoi il est si difficile, impossible même, de la définir comme une chose ou comme une relation simple : la figure est toujours entre deux choses, deux univers, deux temporalités, deux modes de signification. Elle est entre l'apparence et la vérité : ici elle s'opposera à la chose même et à la veritas, là elle signifiera «une vérité plus grande encore», une vérité concernant «la plénitude des temps»154. Elle est entre la forme sensible {schèma) et son contraire, la forme idéale {eidos); voire entre la forme et l'informe155, - ce qu'on pourrait nommer la figure figurée et la figure virtuelle. Elle produit, soit des vérités défigurées, soit des vérités préfigurées; elle les sait même produire ensemble. Elle vacille sans fin entre un présent dissemblable et un futur semblable : car elle ne ressemble qu'à ce qui n'existe pas, mais plus tard existera. Ainsi donne-t-elle «l'ombre des choses à venir»; ainsi fonde-t-elle le temps au sens chrétien, à travers son essentiel analogisme. Elle permet de jeter un pont entre les origines et les fins dernières : in figura, c'est une manière de dire «au sujet du Christ», mais c'est aussi bien une manière de dire «en ce qui concerne notre propre espérance de salut»156.

On pourrait, à la limite - et toujours selon un mode médiéval - ouvrir l'acception du mot «figure» en lui découvrant la structure même du quadruple sens. Il y aurait ainsi la figure comprise selon son historia : c'est la figure-aspect, la figure qui assigne une visibilité clairement discernable, mimétique; c'est la figure au sens de l'esthétique classique, au sens de l'histoire de l'art comme discipline «humaniste»157. Sa prééminence semble bien incontestable dans le champ de la peinture occidentale, dite «figurative», et Giovanni di Genova lui-même, dans son dictionnaire, part de cette signification obvie pour définir ce qu'est une figure, avec l'expression : figura hominis forma naturae 158. Mais un peu plus loin, il franchit un seuil, il renverse tout : il passe brusquement du semblable au dissemblable, de la lettre à l'esprit. Il propose l'équivalence paradoxale des ter-

154 H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., IV, p. 65. 155 Cf. E. Auerbach, Figura, art. cité, p. 178 (donnant le paradigme embryologi

que de la coagulation, ad figurarvi, du sang utérin). 156 Id., ibid., p. 216. - H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., IV, p. 63 et 67. 157 Cf. notamment l'étymologie fingere-figura que donne Varron, La langue lati

ne, VI, 77-78, éd. et trad. P. Flobert, Paris, 1985, p. 37. 158 Giovanni di Genova, Catholicon, op. cit., fol. 142 v°.

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mes figurare, defigurare, praefigurare, - et toute sa définition se concentre alors sur l'altérité et la valeur de conversion des figures : figurare revient au même que defigurare, pour la raison qu'une figure consiste à «transposer le sens dans une autre figure», in aliam figurant mutare159 '.

Ce n'est pas un hasard si le sens «opératoire» de la figure prédomine au Moyen Âge, en tout ce qui touche le champ théologique. Le Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy donne d'ailleurs, aux mots figure et figurai, trois directions de sens qui sont véritablement comme trois sens «spirituels», et tous trois dominés par l'idée de la dissemblance : « sans grant similitude, et f iguralement », lit-on comme exemple, pris dans Oresme160. Le premier sens spirituel, allegoria, revient à appréhender la figure selon le paradigme du mystère : « Les choses qui sont par figurai mystère signifient autrement qu'elles ne sonnent en escript»; en ce sens, l'enjeu des figures consisterait bien dans la «mémoire du mystère», étant entendu que le mystère s'oppose, ici, au sens manifeste de l'histoire. Le second sens spirituel, tropologia, revient à appréhender la figure selon le paradigme de la prophétie : « La manne figurait le très saint sacrement»; en ce sens, l'enjeu des figures consisterait moins à représenter un aspect présent qu'à préfigurer un sens à venir. Le troisième sens spirituel, anagogia, passe par une phénoménologie de la conversion du regard : il vise une présence. Ici, «en figure» veut dire «en face, en présence»161. C'est l'acception du mot où domine le paradigme sacramentel du « signe efficace » : le chrétien est en face de l'hostie, figure du Christ, comme en face d'une présence.

Mémoire du mystère, préfiguration, présence : il faut maintenant reprendre, une à une, ces trois fonctions de la figure en tant que dissemblable, et voir en quoi elles peuvent concerner, et de façon cruciale, intime, l'opération même de la peinture.

MEMORIA, ou l'implicite des figures

Lorsque Giovanni di Genova assignait aux images l'enjeu suprême d'une «mémoire du mystère de l'incarnation», il entendait sans aucun

159 Id., ibid. 160 F. Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialect

es du IXe siècle au XVe siècle, Paris, 1880-1902, III, p. 790. 161 Id., ibid., p. 790-791.

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doute le mot «mémoire» en référence à ce qu'on nomme un ars memorandi. L'art de la mémoire, selon l'une de ses définitions les plus anciennes, est l'art de «se former des figures des choses que l'on veut retenir en mémoire», et de «ranger ces figures dans certains lieux»162. On sait, depuis les travaux célèbres de Frances Yates, combien le rôle des arts de mémoire a pu être décisif, au Moyen Âge et à la Renaissance, dans la constitution des champs du savoir, ainsi que dans toute l'histoire des arts figuratifs.

À travers ses trois principales sources latines, Cicéron, Quintilien et la Rhetorica ad Herennium163, les penseurs médiévaux ont fait resurgir, concrètement, une technique dont l'origine grecque était déjà perdue aux confins du mythe. «Il est essentiel de souligner», écrit Frances Yates, « que l'art de la mémoire émergea du Moyen Âge. Ses racines les plus profondes plongeaient dans un passé très vénérable. Venu de ces origines profondes et mystérieuses, il déboucha dans les siècles postérieurs en portant la marque d'une ferveur religieuse, étrangement combinée avec le détail mnémotechnique, qu'y avait mis le Moyen Âge»164. C'est au point que l'âge d'or de Yars memoriae s'identifie exactement avec l'âge de la scolastique : Albert le Grand en développait déjà moyens et enjeux, principalement dans son traité De bono165. Mais c'est surtout Thomas d'Aquin qui jouera, dans cette histoire, le rôle du «saint patron» de l'art de la mémoire : son nom y domine en effet toute la production des traités de mémoire, jusqu'à la fin du XVIe siècle 166.

Ainsi la Somme théologique ne consacre-t-elle pas moins de dix questions, en cinquante-six articles, à la vertu de Prudence : or, cet imposant développement n'est rien d'autre qu'un art de la mémoire, visant, selon l'expression (panofskienne) de Yates, à construire de «vastes cathédrales intérieures» emplies de figures morales. Être prudent, viser la vertu, c'est se souvenir : se souvenir du péché originel, se souvenir de sa chance de salut (c'est-à-dire le Christ), se souvenir enfin qu'il y aura un Jugement dernier. Et se souvenir consiste à faire venir à soi des figures, des images. Nous retrouvons ici le présupposé aristotélicien fondamental - explicite-

162 Cicéron, De oratore, II, LXXXVI, 354 : effingenda (. . .) in Us locis collocanda.

163 Cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire (1966), trad. D. Arasse, Paris, 1975, p. 13- 38.

164 Id., ibid., p. 118. Cf. également p. 62-69. 165 Id., ibid., p. 90 (la scolastique comme «point culminant» de Yars memoriae)

et p. 73-82 (sur Albert le Grand). 166 Id., ibid., p. 95.

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ment développé par saint Thomas dans ses commentaires au De memoria et reminiscentia - que les productions imaginatives, les phantasmata, constituent la matière même, la base de toute connaissance, y compris de la connaissance intellectuelle: «L'homme ne peut pas comprendre sans images » (nihil potest homo intelligere sine phantasmate) 167. Or, la mémoire est cette faculté qui, bien qu'appartenant à la même partie de l'âme que l'imagination, sait transiter aussi vers sa partie intellectuelle : elle constitue donc le principe de conversion possible des images en abstractions, en universaux.

Il est fascinant de constater que la structure même des artes memorandi médiévaux épouse tout à fait ce principe théorique : ce sont des ouvrages où déferlent littéralement les figures, en une espèce de vertige qui ne cesse jamais, qui fait tourbillonner les renvois infinis d'images en images. Et en même temps, ce sont de grands monuments d'ordre et d'abstraction. Ils fournissent les stricts équivalents «phantasmatiques» ou «Imaginatifs» des grandes sommes théologiques et argumentatives. C'est ainsi que Giovanni di San Gimignano, l'un des prédicateurs dominicains les plus importants du XIVe siècle, a pu composer une monumentale somme figurative, intitulée «Somme des exemples et des similitudes des choses» {Summa de exemplis et similitudinibus rerum). C'est un recueil raisonné de figures empruntées au monde visible, et propres à induire la compréhension des vérités les plus abstraites, des mystères théologiques, de tout ce qu'il nomme les spiritualia et subtilia : bref, la vera instructio elle-même168. Outre les dix-neuf manuscrits connus - dont un, célèbre, provenant de Santa Maria Novella, c'est-à-dire à quelques centaines de mètres du couvent de San Marco -, les éditions de cet ouvrage étonnant ont été si nombreuses qu'il est difficile d'en dresser une liste exacte. Son considérable succès, y compris au XVe siècle, est même apparu comme une étrangeté aux yeux de certains historiens, dans la mesure où Giovanni di San Gimignano organise réellement les figures selon la structure

167 Id., ibid., p. 83. - Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIa 11^, 47-56. - La phrase citée de saint Thomas d'Aquin reprend une proposition d'Aristote sur l'in- tellection pratique : « Quant à la pensée discursive de l'âme (dianoètikè psyché), les images (phantasmata) lui tiennent lieu de sensations». Aristote, De anima, III, 7, 431 a. - Cf. également P. Faucon de Boylesve, Être et savoir. Étude du fondement de l'intelligibilité dans la pensée médiévale, Paris, 1985, p. 196-199 («L'image comme lieu de l'intelligible»).

168 Giovanni di San Gimignano, Summa de exemplis et similitudinibus rerum, Venise, 1499, prologue.

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démesurée - fatigante - d'une somme, au mépris explicite de toute histo- ria 169.

Cela est justement l'indice que les figures, dans cette Summa de exemplis et similitudinibus , doivent être prises au sens strict d'une «mémoire du mystère de l'incarnation»: Giovanni di San Gimignano ne dit pas autre chose, à la toute première page de son livre, lorsqu'il se donne pour tâche de nous faire habitare Christum, habiter (dans) le Christ170. Si l'enjeu se place aussi haut, alors il faut garder à l'esprit que le mot simili- tudo doit s'entendre ici selon la prescription dionysienne - et c'est un leitmotiv médiéval - des similitudes dissemblables :

« II est possible de forger, pour désigner les êtres célestes, des figures (. . .), à condition, comme on l'a dit, de prendre les similitudes sur le mode de la dissemblance et de ne point les définir univoquement»171.

Giovanni di San Gimignano applique ce programme à la lettre : il organise son ouvrage en dix livres, qui sont les dix ordres de la création visible : il pose ainsi le cadre général d'une materialis manuductio 172. Chaque livre est ensuite organisé comme un dictionnaire alphabétique des concepts dont l'ordre matériel en question fournit un trésor de figures. Seul, le mot Christus échappe à la classification alphabétique : il est en

169 «Le succès inouï de cet ouvrage peut surprendre; nous ne sommes plus capables de comprendre l'intérêt qu'il suscitait. Le plus grand nombre des exemples serait laissé de côté par un lecteur moderne ; l'attention n'est même pas éveillée et soutenue par des historiettes et des anecdotes, comme c'est le cas dans d'autres recueils, tel le traité d'Etienne de Bourbon. Ici l'auteur a évité volontairement de prendre ce genre : Non visum est michi de exemplis historialibus aliquid in hoc opere ponere, ex eo quod tant de historia bibliorum quant etiam de vitis sanctorum et insuper de factis gentilium, diversa per diversos opera facta sunt sufficienter (prologue) ». A. Dondaine, La vie et les œuvres de Jean de San Gimignano, dans Archivum fratrum praedicatorum, IX, 1939, p. 161-162. - Cf. également P. Rossi, Clavis uni- ver salis. Arti della memoria e logica combinatoria da Lullo a Leibniz, Bologne, 1960 (éd. 1983), p. 38-43.

170 Giovanni di San Gimignano, Summa de exemplis, op. cit., fol. 1 r°. 171 Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, op. cit., II, 4, p. 83. - Sur le

concept médiéval de similis dissimilitudo ou de dissimilis similitudo, cf. E. De Bruyne, Études d'esthétique médiévale, op. cit., II, p. 215-216. - R. Javelet, Image et ressemblance, op. cit., II, p. 55, 112, 116, 284.

172 Giovanni di San Gimignano, Summa de exemplis, op. cit., passim : I, De caelo et elementis. II, De metallis et lapidibus. III, De vegetalibus et plantis. IV, De natati- bilibus et volatilibus. V, De animalibus terrestribus. VI, De homine et membris eius. VII, De visionibus et somniis. VIII, De canonibus et legibus. IX, De artificibus et rebus artificialibus. X, De actibus et moribus humants.

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général renvoyé à la fin de chaque livre, comme un chapitre conclusif, - comme ce qui échappe à l'ordre de toutes les créatures, comme ce qui subsume la totalité des figures. Autrement dit, le Christ ici focalise la multiplicité des figures, tandis que chaque figure, réciproquement, par un principe de polysémie réglée, sait se diffuser de notions en notions, lorsqu'elles ont entre elles quelque raison de s'associer.

L'association - «libre» dans la mesure où saint Jérôme, rappelons-le, parlait d'une tropologia libera - est en effet au principe même d'une telle «somme» figurative. Il est troublant d'y rencontrer un travail de déplacement et de figurabilité très voisin de celui que Fra Angelico, dans ses fresques, a pu produire picturalement : ainsi le Christ est-il, chez Giovanni di San Gimignano, associé à l'herbe et aux fleurs, dans la mesure où l'herbe est capable de se parsemer de fleurs rouges, qui sont à la fois le rouge du péché - qu'on repense à Marie-Madeleine - et celui des stigmates de la Passion173.

Le livre II de la Summa de exemplis, consacré aux pierres, ne comporte pas moins de quarante chapitres. On y apprend, dès la lettre A, que toutes les pierres figurent ensemble l'amour de Dieu : Amatores Dei assi- milantur lapidibus ; et Giovanni, en bon scolastique, de donner huit ordres de raisons, pas moins : l'amour de Dieu est solide comme une pierre ; les pierres sont une transmutation du limon originel, elles sont un dépassement de la boue; elles sont même un feu virtuel (virtualiter igniti), etc, etc 174. Ailleurs, on trouve le marbre comme figure de la Beauté - à cause de sa «multiplicité de genres et de couleurs» - et, par-delà, de la Bonté, de la Prudence. Le marbre serait donc la matière par excellence de la mémoire175. Finalement, à travers un parcours où la Vierge Marie sera «chalcédoine» et sa virginité «astérite» - c'est-à-dire un quartz qui intériorise et restitue sans se modifier tout l'éclat du soleil -, le Christ lui- même, au chapitre final, sera proposé à une « diversité de la figure » (figu- rae diversitas) minérale : il sera la montagne du sacrifice d'Isaac, préfigurant la Passion; il sera «chrysolite», pierre «scintillante comme le feu et pourtant semblable à la mer», pierre dont le nom peut s'inférer de Christus; il sera enfin la Pierre, la pierre par essence, celle-là même qu'avait dite saint Paul : Petra autem erat Christus 176.

173 Id., ibid., Ill, 85, fol. 155 v°-156r°. 174 Id., ibid., Π, 1, fol. 89 r°-v°. 175 Id., ibid., Π, 4, fol. 90 v°-91 r°. 176 Id., ibid., I, 56; Π, 21 ; II, 39; II, 61.

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Ces quelques exemples suffisent à indiquer combien les arts de la mémoire ou «sommes d'exemples» ont pu, à la fin du Moyen Âge, rencontrer l'activité «figurative» des arts visuels : ce n'est pas seulement l'étonnante analogie des grandes sommes théologiques avec l'architecture des cathédrales, que Panofsky nous a révélée; c'est encore l'expansion extraordinaire, au XIVe siècle, des grands systèmes allégoriques sur les murs des églises et des palais publics, à Assise, Padoue, Pise, à Sienne et à Florence177. Dans cette grande floraison, l'ensemble prodigieux des fresques exécutées par Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, au début du XIVe siècle, constitue, on le sait, un moment tout à fait décisif. Or, Giotto, de façon exemplaire, use là de trois principes figuratifs extrêmement intéressants, qu'il nous faut rappeler.

D'abord, il introduit X allégorie sur tout le registre inférieur de la chapelle, en contrepoint aux historiae du registre supérieur: quatorze «vertus et vices» défilent ainsi, à hauteur de regard, comme autant d'irréelles figures, détachées de tout contexte naturaliste ou «historié». Ensuite, ces figures de vertus et de vices intègrent en elles le dissemblable, sous l'espèce d'un travail systématique de la «défiguration» : l'aspect humain y est déformé, rendu invraisemblable, disconvenant, par la présence d'éléments hétéroclites, tel ce serpent qui sort de la bouche de l'Invidia et se retourne vers elle, comme pour lui dévorer les yeux. D'autre part, la grisaille des figures est constamment perturbée par des «accès» de couleurs vives, généralement des rouges : Invidia marche ainsi dans un grand feu, tandis qu' Inconstantia s'agite follement sur un locus bariolé, presque sanglant (fig. 4-5). Or, tout cela n'est pas seulement fantaisie ou bizarrerie de l'invention, mais encore et surtout exigence théorique d'une similitude dissemblable mise au service d'un art de la mémoire.

177 Cf. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, op. cit., p. 67- 131. - F. A. Yates, L'art de la mémoire, op. cit., p. 92-93, 104-108. - H. Belting, The New Role of Narrative in Public Painting of the Trecento : Historia and Allegory, dans Studies in the History of Art, Washington, 1986, p. 151-168. - Sur Yexemplum en général, cf. notamment J. T. Welter, L'exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris/Toulouse, 1927. - Rhétorique et histoire. L'exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval (table ronde), dans Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Âge-Temps modernes, XCII, 1980, 1, p. 7-179. - C. Bremond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt, L'exemplum, Turnhout, 1982.

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Toutes les sources médiévales des arts de la mémoire ont en effet développé de véritables théories de Yimago agens - l'image qui agit, l'image efficace -, théories selon lesquelles une figure aberrante, absurde ou disconvenante persiste bien mieux que toute autre dans le souvenir de qui la contemple. Dès l'Antiquité - lue et relue au Moyen Âge -, la pure intensité visuelle avait été promue au très haut rang d'un principe de mémoire : il faut rechercher les images « fortes », les images « saillantes », comme disait Cicéron, celles qui sont capables de «frapper immédiatement notre esprit»178. La Rhetorica ad Herennium, elle, donnait les paradigmes de l'éclipsé solaire et du souvenir d'enfance, - mais aussi de la «chose particulièrement honteuse, infâme, extraordinaire, importante, incroyable ou propre à faire rire (ridiculum) ». Il se trouve que le moyen électif proposé pour rendre l'image intense, voire traumatisante, ne fut autre que la couleur, et avant tout la couleur rouge : ainsi, on se souviendra mieux de figures «revêtues de pourpre», - «ou si nous les enlaidissons de quelque manière, en nous représentant telle d'entre elles sanglante, couverte de boue ou enduite de vermillon, pour que la forme nous frappe davantage»179. Albert le Grand et même saint Thomas ayant repris textuellement ces principes de Yimago agenslS0, on ne s'étonnera pas de les retrouver à l'œuvre sur les murs de la chapelle Scrovegni.

Si toutes les figures allégoriques de Giotto, d'autre part, sont en quelque sorte noyées dans un univers de marmi finti — troisième principe figuratif -, c'est justement parce que la représentation de marbres veinés, bariolés, rougeoyants, répond pleinement à l'exigence des similitudes dissemblables : les panneaux peints par Giotto sont des similitudes de marbres, certes; mais de telles similitudes ont la particularité, à cause de leur réfèrent lui-même, d'inclure, dans leur aspect, l'informe et la pure cou-

178 « II faut employer des images saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qui puissent se présenter d'elles-mêmes et frapper aussitôt notre esprit (imaginibus autem agentibus, acribus, insignitis, quae occurrere celeriterque percutere animum possint)». Cicéron, De oratore, II, LXXXVII, 358.

179 ... aut si qua re deformabimus, ut si cruentarti aut caeno oblitam out rubrica delibutam inducamus, quo magis insignita sit forma . . . Rhétorique à Herennius, III, 22, 35-37, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, 1932, p. 146-149.

180 Cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire, op. cit., p. 77-79 et 87-88. - Sur la prééminence du rouge dans le système médiéval des couleurs, cf. M. Pastoureau, Traité d'héraldique, Paris, 1979, p. 100-121. - Id., L'hermine et le sinopie. Études d'héraldique médiévale, Paris, 1982, p. 127-148, en particulier p. 140 («le rouge a toujours été la couleur emblématique par excellence») et p. 147 («cette couleur fut au Moyen Âge (. . .) celle qui eut pour l'œil la gamme chromatique la plus riche », etc.).

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leur, bref, la négation de l'aspect : la dissemblance. Ce que nous avons nommé, chez Angelico, «relatives défigurations», il vaut donc mieux, à présent, le nommer similitudes dissemblables. On s'aperçoit en tout cas que les quatre pans multicolores de la Madone des ombres, à San Marco, font revivre, et de façon plus radicale encore, le principe de double partition historia/ allegoria que Giotto avait mis en œuvre dans ses fresques de Padoue. Ces quatre pans de couleurs constitueraient en quelque sorte un comble de l'allégorie : allégorie vide d'aspect, parce que ce dont ils sont l'allégorie est un mystère inintelligible, c'est-à-dire non susceptible d'image humaine {imago), même intérieure (phantasma).

Il faut encore préciser ceci : chez Giotto, le mode de représentation des marbres multicolores ou veinés a son lieu principal au registre de l'allégorie; il est à peu près absent de X istoria, dans laquelle les éléments minéraux, les murs, sont généralement traités en surfaces uniformes, blanches ou roses, ou en décors de cosmatesques. Il y a cependant quelques exceptions; mais celles-ci se révèlent éclairantes dans la mesure où elles sont toutes liées à des épisodes cruciaux de la vie de la Vierge ou du Christ, dessinant quelque chose comme le filigrane des thèmes - des mystères - de l'Incarnation et de la Résurrection. Il y a ainsi le trône de Dieu, d'abord, puis le Temple - où il est question de la conception miraculeuse de Marie et de sa «présentation» -, la colonne de l'Annonciation, la pierre sépulcrale de Lazare, le tombeau du Christ - admirable pan de couleur qui fait fond au sommeil des soldats romains (Fig. 6); et enfin le locus de la Pentecôte181. Tout ce qui fait tache semble là devoir indiquer un mystère. Chez Angelico, on le verra, l'inclusion de telles zones bariolées ou ocellées, dans le registre de Yhistoria, correspond à la même volonté de réserver, ici et là, quelques lieux électifs - des pans, justement - qui sont à la fois des condensations symboliques et de purs objets visuels, au sens précis où saint Thomas d'Aquin entendait la visualité comme telle :

181 Cf. M. Meiss et L. Tintori, Additional Observations on Italian Mural Technique, dans The Art Bulletin, XL VI, 1964, p. 377-380. - Sur l'ornemental chez Giotto, cf. R. Meoli Toulmin, L'ornamento nella pittura di Giotto con particolare riferimento alla cappella degli Scrovegni, dans Giotto e il suo tempo. Atti del Congresso internazionale per la celebrazione del VII centenario della nascita di Giotto, Rome, 1971, p. 177-190. - Une «iconographie de la couleur» chez Giotto a été récemment tentée, mais elle reste, en toute tradition, attachée à l'istoria, ne prenant en compte que les vêtements des personnages : cf. M. Lisner, Farbgebung und Farbikonographie in Giottos Arenafresken, dans Mitteilungen des Kunsthistorischen Instituts in Florenz, XXIX, 1985, p. 1-78.

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«L'homme et la pierre se réfèrent à la vue selon qu'ils sont colorés; et c'est pourquoi le coloré est l'objet propre de la vue»182.

La tache colorée ne fait d'ailleurs pas seulement la jonction d'une pure visualité et d'un mystère. Elle associe également deux modes, qui semblent hétérogènes, de l'être visible : le premier se donne comme pure fonction irruptive, pure interruption dans la continuité d'un registre mimétique ou historié; ce qu'on pourrait nommer un symptôme. Le second se révèle comme une authentique fonction structurale : de manière para- digmatique, les pans multicolores d'Angelico, comme ceux de Giotto, se retrouvent, de lieux en lieux, comme le tenace leit-motiv de la dissemblance; de manière syntagmatique, ils participent éminemment à la production même du lieu figuratif du tableau.

Cette double fonction — choc singulier et structure régulière - n'a d'ailleurs rien ici qui doive surprendre : l'art de la mémoire, au Moyen Âge comme à la Renaissance, n'est pas autrement agencé. Il produit des figures-chocs, remarquables et «saillantes», afin de se doter d'une vertu, d'une efficacité d'imago agens; et en même temps il est un art de la mise en scène - de la mise en place, de la mise en ordre - de ces images dans des lieux, des loci appropriés. On notera d'ailleurs que le couvent de San Marco, avec ses corridors et sa distribution de cellules, évoque lui-même un tel art de la mise en place de figures dans des lieux appropriés : il y a par exemple ce choc répétitif, donc inoubliable, des taches sanglantes, au bas de toutes les crucifixions; il y a l'échelle des figures elles-mêmes, qui correspond exactement à la traditionnelle prescription mnémonique de n'être pas trop petites, sans pour autant dépasser la taille humaine183. Et la structure interne des œuvres répond, elle aussi, à ce critère que les imagines ne sont agentes que dans des lieux figuratifs appropriés.

La représentation picturale de l'Annonciation pose exemplairement ce problème du rapport entre la figure et le lieu. Dans la mesure où l'Annonciation est pensée comme un épisode précis du récit évangélique184, sa représentation en peinture sera dès lors susceptible de manifester, à travers l'organisation même du tableau, une véritable mise en œuvre de Y istoria : c'est ainsi que l'on pourra tenter d'inférer, selon les positions ou les gestes respectifs de l'ange et de la Vierge, quel moment de l'épisode ce tableau représente, et, partant, quelles paroles les «figures» sont «en train» d'échanger. Baxandall, en ce sens, a proposé un fil de lecture pour

182 Thomas d'Aquin, Summa theologica, Ia, 1, 7. 183 Cf. F. A. Yates. L'art de la mémoire, op. cit., p. 132. 184 Luc, I, 26-38.

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les Annonciations du Quattrocento, qui consiste à se régler sur les «cinq états spirituels et mentaux successifs imputables à Marie», selon un prédicateur du temps nommé Fra Roberto : il y a le trouble {conturbano), la réflexion (cogitano), l'interrogation (interrogano), puis la soumission (hu- miliatio), et enfin le mérite (meritatio). Il devrait donc suffire de reconnaître l'«état psychologique» de la figure de Marie, dans un tableau d'Annonciation, pour savoir quel «moment» du récit le peintre a désiré illustrer, et donc ce que «veut dire» le tableau185.

Il faut, bien sûr, penser au-delà : d'abord parce que le catalogue des «états spirituels» de la Vierge n'est pas fixé une fois pour toutes, et change d'un auteur à l'autre186. Ensuite parce que l'Annonciation n'est pas seulement histoire, mais encore - surtout - lieu et temps d'un mystère : en ce sens, elle ne requiert pas seulement les figures albertiennes et leur point de vue narratif, elle requiert encore, surtout, des figures au sens exégétique 187. C'est à cette seule condition qu'un tableau d'Annonciation pourra accéder au statut d'un art de la «mémoire du mystère de l'incarnation». Or, un tableau qui fonctionne comme art de la mémoire n'est pas un tableau destiné à simplement servir d'« aide-mémoire » 188 : c'est un tableau qui possède en lui-même une vertu, - et d'abord celle de Prudence, donc de prévision. À ce titre, c'est un tableau qui ne se contente pas d'illustrer, mais qui produit le théologique, dans la mesure même où son lieu produit de la figure. Et il serait encore plus juste de dire que le lieu, tel qu'il est agencé, se destine lui-même à une fonction figurale, tandis que les «figures» (au sens des protagonistes de l'istoria) tendent, elles, à s'abstraire de leur simple fonction narrative, pour accéder à l'étrange, à la structurale dignité de lieux théologiques.

Lorsque Fra Angelico peignait, dans ses Annonciations, la « figure » de

185 Cf. M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, op. cit., p. 79-90. 186 D. Arasse, Annonciation /énonciation, art. cité, p. 4, relève par exemple chez

le Pseudo-Bonaventure - source incomparablement plus diffusée que les prédications de Fra Roberto - neuf moments du «colloque angélique», et non pas cinq.

187 L'interprétation de D. Arasse a le mérite de jouer, si l'on peut dire, sur les deux tableaux : elle propose l'Annonciation comme «théorie de la storia en peinture » (art. cité, p. 4) et en même temps elle donne toute son importance à l'intervention de figures au sens exégétique (« absente du texte, la colonne permet de figurer le texte », p. 7). Au fond, cette interprétation cherche les points de contacts de l'his- toria et de la figura, tandis que la nôtre, selon un mouvement complémentaire, en chercherait plutôt les lignes de brisures.

188 Cf. D. Arasse, Entre dévotion et culture : fonctions de l'image religieuse au XVe siècle, dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Rome, 1981, p. 131-146 (en particulier p. 131-135).

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la Vierge, il ne cherchait pas simplement à représenter un personnage, l'acteur d'un récit. Il avait en mémoire le dogme thomiste de la Vierge pensée comme cause, cause matérielle de l'incarnation du Verbe. On ne peint pas une cause comme on peint un personnage : ici, le personnage sera locus au sens où l'on parle des lieux de mémoire, et au sens où Albert le Grand entendait exactement le lieu comme la vertu causale des figures. Albert le Grand avait d'ailleurs composé - du moins le lui attribuait-on au XVe siècle - un immense recueil de louanges à la Vierge Marie, intitulé De laudibus Beatae Mariae Virginis : un peu à l'image de la Summa de Giovanni di San Gimignano, il consiste en un grand classement, raisonné et commenté, de toutes les figures possibles de la Vierge189. Or, la plupart d'entre elles sont des figures spatiales : Maria area, Maris campus, Maria jons, Maria alveus . . . Dans le seul livre des analogies architecturales de la Vierge, qui développe trente et une figures de lieux, le chapitre intitulé Maria locus explique longuement en quoi la Vierge est pour nous un lieu de voluptas, un lieu de sanctificatio , un lieu à'oratio. En fin de compte, la lecture de toutes ces louanges ne nous aura porté qu'à voir, en la Vierge, le lieu par excellence, c'est-à-dire le réceptacle, le trône, la chaire, le nid, la demeure, le temple etc., du mystère - du Verbe - qui transite en elle 19°.

Si la Vierge est à considérer comme un lieu, ou plus exactement comme une figure-lieu du mystère qui agit en elle, à plus forte raison le locus qui Γ« enveloppe», dans les tableaux d'Annonciation, pourra-t-il être considéré comme producteur d'autres figurae du mystère. Et ce, d'autant plus que la maison de la Vierge, dans les Annonciations du Quattrocento, développe jusqu'au comble son importance plastique, son rôle visuel de captation. Il y a par exemple la structure ternaire de l'architecture à arcades, dans laquelle Angelico aime «mettre en scène» presque toutes ses Annonciations : écho sensible au dogme selon lequel la Vierge, dans le moment même de l'Annonciation, devient réceptable de la Trinité tout entière; et comme pour boucler la figure sur son lieu, la grande Annonciation de San Marco exhibe la formule «totius trinitatis nobile tricli-

189 Albert le Grand, De laudibus Beatae Mariae Virginis, éd. A. et E. Borgnet, Opera omnia, XXXVI, Paris, 1898, p. 1-879.

190 Id., ibid., Vili, 2-4; IX, 1-8; X, passim {Maria Thronus, Maria Sedes, Maria Cathedra/ Maria Habitatio, Maria Cellula, Maria Nidus, Maria Templum, etc.) et, en particulier, Χ, 21 {Maria Locus). - Sur la question de la Vierge comme lieu dans les Annonciations de Fra Angelico, je me permets de renvoyer à un travail qui fait suite à celui-ci : Le lieu prophétique, dans L'Annunciazione in Toscana nel Rinascimento, IFF/Villa I Tatti, Florence, à paraître.

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NiUM», pour désigner la Vierge elle-même. Ainsi a-t-elle, symboliquement, la structure du lieu qui la contient picturalement191.

Les sols marbrés, récurrents dans les Annonciations du XIVe et du XVe siècles, en particulier chez Fra Angelico - qu'on revoie l'Annonciation de Cortone, ou bien celle du Prado (Pi. IV, a) - sont peut-être bien à envisager comme des lieux doués en eux-mêmes d'une force allégorique, des lieux- figures. On pourrait arguer du fait que le marbre multicolore fut considéré, au Moyen Âge, comme l'une des moins opaques parmi les pierres : à ce titre, le marbre serait, comme le verre ou le cristal, doué d'une sorte de translucidité que lui confèrent à la fois son éclat et sa polychromie rayonnante. Comme le verre ou le cristal, il pourrait donc fonctionner à lui seul comme figure de la virginité mariale192. Mais l'argument, même s'il n'est pas faux, reste faible : car le problème, encore une fois, ne consiste pas à savoir ce que signifie le marbre iconographiquement, mais ce vers quoi il fait signe, plurivoquement, selon une économie de la figure, de la tropologia libera.

Il suffit alors de constater combien, dans l'organisation même des tableaux, le marbre coloré, tacheté, fonctionne comme élément dialectique, comme élément d'échange et de médiation : il vaut d'abord par la différence qu'il institue avec ce qui lui fait «face», si l'on peut dire, à savoir ces plafonds outremer, constellés d'étoiles, que l'on voit justement dans les Annonciations de Cortone et du Prado. Tout, d'ailleurs - l'histoire, le mystère - tout se passe rigoureusement entre ces deux surfaces, l'une régulière, voûtée, céleste, l'autre irrégulière et terrestre : il y a là l'ange et la Vierge, il y a aussi le rai de lumière divine, la colombe, et même le visage, figuré dans la pierre, du prophète. Que l'on regarde donc à nouveau cette surface marbrée, irrégulière et terrestre : dans l'Annonciation de Cortone, elle est une variation de couleurs terreuses, justement.

191 La formule vient d'Adam de Saint- Victor. Elle a été, selon J. Pope-Hennesy, Fra Angelico, op. cit., p. 183, gravée postérieurement; mais, quoi qu'il en soit, elle n'en est pas moins l'œuvre d'une âme éclairée en la matière, c'est-à-dire «dévote» et dominicaine. Cf. V. Alce, Cataloghi ed indici delle opere del Beato Angelico, dans Beato Angelico, Miscellanea di studi, Rome, 1984, p. 387. - Et le commentaire de D. Arasse, Annonciation/ énonciation, art. cité, p. 10. - Une source plus directe qu'Adam de Saint-Victor, non signalée jusque-là, est Albert le Grand, De laudibus Beatae Mariae, op. cit., III, 9 («Maria Triclinium Trinitatis »).

192 Iraient dans ce sens les figures attestées de la pierre scellée de la fosse aux lions de Daniel, et de la pierre «détachée» du songe de Nabuchodonosor, toutes deux traditionnellement associées à la virginité de Marie. Cf. L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, Paris, 1955/59, II-2, p. 86-87.

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Dans celle du Prado, l'irrégularité chromatique accède à un statut dialectique encore plus raffiné : dans toute sa zone centrale, à savoir le lieu occupé par l'ange, le marbre est fait de nuances bleues et jaunes, deux couleurs que l'on peut qualifier ici de célestes, dans la mesure où ce sont les couleurs mêmes du plafond constellé et, à gauche, du ciel « réel » peint par Angelico, ciel outremer barré d'un grand rai de jaune-lumière. Or, étrangement - signif icativement - ce mabre « céleste » vient à se nuancer, vers la droite, tout juste au-dessous de la Vierge, de tonalités hématites, incarnates : c'est-à-dire de la même couleur qui, tout près, fait le giron et la robe de la Vierge, et l'incarnat de sa joue. C'est comme si, à ce moment, le marbre lui-même s'incarnait, - tandis que la Vierge au manteau rouge se recouvrait, elle, d'une cape céleste, la cape d'outremer. C'est quelque chose comme un double mouvement, une rencontre, - le recouvrement de la chair par la gloire céleste : mouvement à l'image, donc, du mouvement même de l'incarnation divine.

Par le moyen, au fond très simple, d'une mise en dialectique de la couleur, Fra Angelico entreprend là de jouer «sur deux tableaux» en même temps : d'une part, il accentue la pure visualité du lieu pictural (le sol sur lequel se rencontrent l'ange et la Vierge); et ainsi, il fonde déjà la puissance de son imago agens, de son image de mémoire. D'autre part, il fait accéder cette pure visualité colorée à la dimension d'une figura, ouverte, constamment translata, plurivoque parce que constamment dia- lectisée, n'existant jamais par soi-même - comme une simple allégorie -, mais toujours par rapport à ce dont elle constitue le fond.

Cette modalité picturale n'est d'ailleurs pas exceptionnelle dans le champ de l'art dévot. On la trouve, avant Fra Angelico, chez son «maître» Lorenzo Monaco : une Annonciation de l'Accademia, à Florence, nous montre l'archange Gabriel élevé dans l'air, tandis que des rais lumineux, peints à l'or, traversent les nuages bleus qui lui servent de locus. Or, ces nuages se «délavent» en quelque sorte sur le marbre du sol où se tient la Vierge : ils y font des taches outremer qui se mêlent intimement au rouge-limon, si bien que la couleur bleue semble contaminer - je veux dire glorifier - le manteau même de Marie, peint dans cette exacte tonalité de nuées (Fig. 7). Ainsi, la couleur transite dans le ciel, le marbre et le drapé, comme la puissance du Verbe lui-même transite du ciel divin au corps terrestre de Marie. Et si le vêtement de la Vierge se trouve presque universellement peint dans ces deux couleurs, c'est peut-être par égard à cette dialectique même du céleste et du terrestre, que suppose d'emblée le mystère de l'incarnation. Il ne faut pas oublier, en particulier, que c'est à travers son sang que la Vierge est considérée comme la cause matérielle de l'incarnation, par laquelle le ciel, sous l'espèce du Verbe divin, descend

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vers l'humanité193. Quoi qu'il en soit, ce type de dialectique colorée, qui associe un sol marbré au double drapé de la Vierge, constitue, au XIVe et au XVe siècle, un véritable topos : il se rencontre déjà dans la célèbre Annonciation de Simone Martini aux Offices, et se retrouve chez bien d'autres peintres du temps, particulièrement en Toscane 194.

Bien sûr, les Annonciations du Quattrocento ne sont pas toutes calquées sur cette typologie : les sols marbrés - par lesquels nous sommes généralement mis en présence de pans, frontalisés, de couleurs, dans la partie basse des tableaux - sont vite concurrencés par des dispositifs perspectifs de pavements. Là, tout s'inverse, ou plutôt tout bascule : le point de vue construit et la primauté rendue à l'istoria semblent alors supplanter l'économie médiévale de la figura. Cela n'est pas si simple, en réalité; chaque tableau remet tout en jeu, exige une analyse singulière. Car la perspective sait, elle aussi, travailler aux fins éventuelles d'une tr

opologia libera. Et donc la construction en pavements peut parfaitement combiner l'œil perceptif avec l'«œil moral et spirituel»195, comme elle sait, d'ailleurs, combiner sa trame régulière avec l'irrégularité de marbres multicolores : nombre d'Annonciations, peintes au XVe siècle, associent de cette manière l'architectonique des espacements, des colonnes, avec la présence frontale - murale - de marbres « informes ». On constate dans ce cas que la fonction dialectique du marbre peint persiste et quelquefois se renforce : chez Benedetto Bonfigli, par exemple, ou chez Bellini, mais surtout dans l'admirable Annonciation de Piero della Francesca, à Pérou- se, où le marbre gris, veiné, central, fait office de ce qu'on pourrait presque nommer un pan de fuite (Fig. 8)196.

193 Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 31, 4-5. 194 Entre autres : Mariotto di Nardo, Bicci di Lorenzo, Domenico Michelino,

Alessio Baldovinetti, Giovanni Massone, Giovanni di Paolo, Taddeo di Bartolo, Lorenzo Veneziano, Benvenuto di Giovanni - dont l'Annonciation de Volterra se déroule sur un marbre extraordinaire, évoquant une mer déchaînée -, Giovanni del Biondo, Filippo Lippi, Francesco Pesellino, Poliamolo, Carlo Crivelli, Signorelli, Niccolo da Foligno, etc. Cf. G. Prampolini, L'Annunciazione nei Pittori primitivi italiani, Milan, 1939, passim. - Notons que le thème de l'Annonciation de la mort de Marie utilise également ce schéma (par exemple : Taddeo di Bartolo, Pise, sacristie de l'église San Francesco).

195 Cf. M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, op. cit., p. 153-164. - D. Arasse, Espace pictural et image religieuse : le point de vue de Masolino sur la perspective, dans La prospettiva rinascimentale. Codificazioni e trasgressioni, I, Florence, 1980, p. 137-150.

196 Avant eux, on trouve l'emploi de marbres «muraux» dans les Annonciations de Turino Vanni (à Pise), Antoniazzo Romano, Benozzo Gozzoli, Neri di Bicci, Alessio Baldovinetti, etc.

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Un dernier exemple, ici, mérite d'être signalé : il s'agit d'une Annonciation peinte, vers 1396, par Carlo da Camerino, artiste ayant probablement travaillé avec Lorenzetti, mais actif surtout dans la région des Marches (Fig. 9). Ce tableau présente un sol tout tacheté de rouge vif : des gestes ascendants du pinceau ont zébré la surface, d'une façon extraordi- nairement dynamique. Or, ceci est donné, très explicitement, comme une réponse figurale du locus, en bas, à tout ce qui se passe en haut, dans le ciel : savoir la projection - on ne peut dire autrement, en voyant le tableau -, la projection du Verbe divin vers la Vierge annunziata. En effet, dans cette œuvre, le Verbe divin est représenté comme une constellation de taches : des formes étoilées, vaguement ailées, faites de ce même rouge vif, et réalisées dans le même et intense dynamisme - cette fois-ci descendant - du pinceau. Nous sommes là, sans doute, au plus près de la fonction figurale que la dissemblance en peinture est capable d'assumer, dans un tableau d'Annonciation : son informalité colorée et sa puissance visuelle - dynamisme, forme en puissance - ne s'affirment que pour mieux se faire à l'image du Verbe divin, substance sans aspect, considérée théologiquement comme la raison séminale de la naissance du Christ : sa puissance formelle, donc197.

Le dynamisme coloré de ces «marbres», la problématique de la puissance - à la fois considérée comme virtualité et comme force active -, tout cela montre combien une image de mémoire, pas plus qu'un «lieu», ne sont des entités fixes, figées, vides de toute temporalité. Au contraire, il faut insister sur la dimension temporelle des figures, - voire comprendre en quoi l'organisation du temps est cela même qui produit les figures. Or, qu'est-ce que l'Annonciation au point de vue du temps chrétien? C'est, d'abord, un instant : l'instant même de l'incarnation. Cela se passe exactement le 25 mars. Chez les paysans, ce jour est une fête de fécondité : la terre s'ouvre pour recevoir les semences; le moment devient propice pour creuser le premier sillon198. Selon la christologie thomiste, le corps du Sauveur se forme et s'anime, dans le ventre de Marie, dès cet instant199. C'est pourquoi la Vierge est le plus souvent représentée, dans les Annon- ciations, déjà enceinte : le Verbe divin - la ratio seminalis du Christ - coa-

197 Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 32, 1-4. 198 L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, op. cit., II-2, p. 175. 199 Thomas d'Aquin, Sumtna theologica, IIIa, 33, 1-2.

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gule et informe immédiatement, avec cette immédiateté que suppose le vecteur lumineux, le sang matriciel de la Vierge. Ce modèle constitue évidemment la reprise d'un principe fondamental de l'embryologie aristotélicienne, qui donne le sang comme matière des corps à venir, et la semence - ici divine : un Verbe - comme leur principe formel. Car le sang est «chair en puissance», dit Aristoté; c'est pour cela, conclura saint Thomas, que le Christ doit être déclaré comme «pris de la chair d'une femme» et, partant, «pris de la chair d'Adam»200.

À ce titre même, l'Annonciation commémore la création du premier homme : elle aurait eu lieu, elle aussi, un 25 mars. On comprend alors pourquoi Fra Angelico n'omet pas, à Cortone et au Prado, de représenter Adam sur la bordure de l'istoria. Peut-être bien, d'ailleurs, le représente- t-il deux fois : une fois, explicitement, en tant que pécheur chassé du Paradis. Le tableau d'Annonciation devient en ce sens la «mémoire du mystère de l'incarnation» envisagée sous l'angle de l'œuvre rédemptrice : le Christ, nouvel Adam, apporte l'espérance d'une rémission du péché commis par le «premier» Adam. Celui-ci, donc, est à gauche dans l'image, explicite. Mais où est l'autre, le nouvel Adam, l'Adam tout juste formé dans l'Annonciation, non encore né, l'Adam virtuel? On sait combien saint Antonin de Florence s'opposait violemment à toute représentation explicite de Jésus-Christ dans cette scène, par exemple sous la forme d'un homoncule, un petit bébé déjà formé qui vole vers sa future mère201.

Risquons alors l'hypothèse qu'un tableau traitant du moment même de l'incarnation - moment d'une forme en formation - et commémorant la création du premier corps humain à partir du limon, terre rouge mélangée d'eau, - faisons l'hypothèse, donc, qu'un tel tableau soit susceptible de réserver une partie de son champ à ce qu'on pourrait nommer une couleur inchoative : couleur, non de la figure figurée, mais de la figure virtuelle, à venir; couleur de la forme en promesse. Or, la représentation de sols marbrés se prête évidemment à une telle virtualité, d'autant plus qu'elle a de très fortes analogies avec les nombreuses représentations médiévales du limon, dans les illustrations de la Genèse : ce sont, là encore, des couleurs passées en bigarrures, en veinures, en reticulations,

200 Id., ibid., IIIa, 31, 1-5 (notamment 31, 1 : la chair du Christ a été en Adam « par voie d'origine matérielle »). - Cf. Aristoté, De la génération des animaux, éd. et trad. P. Louis, Paris, 1961, II, 1-4, p. 52-72. - B. Nardi, La dottrina d'Alberto Magno sw//'inchoatio formae, art. cité, {supra, note 21).

201 Cf. Antonin de Florence, Summa theologica, IIIa, VIII, 4, 11. - D. M. Robb, The Motive of the Christ Child in the Annunciation, dans The Art Bulletin, XVIII, 1936, p. 523-526. - C. Gilbert, The Archbishop on the Painters, art. cité, p. 76.

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en mailles «liquides» (Fig. IO)202. D'un point de vue théorique, Albert le Grand avait d'ailleurs bouclé la boucle, en proposant un modèle physique d'origine des pierres équivalent à ce que la Bible nous raconte de la formation d'Adam : les pierres, disait-il, proviennent d'une vertu divine du lieu (loca générant lapides) telle que, à partir du mélange matériel de l'eau et de la terre, le limon en vienne à se dessécher, à «s'agglutiner» : et c'est ainsi qu'il devient pierre (transmutetur in lapidem)203. Dans les deux cas, notons-le, c'est bien une liquéfaction de l'aspect qui nous aura indiqué un lieu d'origine.

De tout cela, une conséquence peut être tirée quant au statut même de la figure : son opération temporelle est multiple, joue sur les trois registres du passé, du présent et de l'avenir. La définition scolastique de l'art de la mémoire ne disait pas autre chose : par la mémoire, écrivait Albert le Grand, « des choses passées, nous sommes dirigés vers les choses présentes et futures», ce qui signifie précisément qu'une image de mémoire vaut pour le présent et le futur qu'elle intentionnalise - c'est le mot même d'Albert le Grand, le mot intentio - à partir du passé204. À la même époque, Boncompagno da Signa écrivait, tout aussi explicitement, dans sa célèbre Rhetorica novissima, que l'art de la mémoire ne commémore le passé que dans le but de faire venir à l'esprit «les joies invisibles du paradis et les tourments éternels de l'enfer» : autrement dit, par la figure de mémoire, «nous restaurons les choses passées (preterita recolimus), nous embrassons les choses présentes (presentia complectimur) et nous contemplons les choses futures à travers leurs similitudes aux choses passées (futura per preterita similitudinarie contemplamur)»205. Si l'usage de la cou-

202 Cf. W. Cahn, La Bible romane. Chefs-d'œuvre de l'enluminure, Fribourg, 1982. - J. Zahlten, Creatio Mundi. Darstellungen der sechs Schöpfungstage und naturwissenschaftliches Weltbild im Mittelalter, Stuttgart, 1979.

203 Albert le Grand, Liber mineralium, éd. A. Borgnet, Opera omnia, V, Paris, 1890, 1, 1, 2 et 8-9. - Quant à la cause des diverses couleurs des pierres, elle réside, selon Albert le Grand, dans les proportions respectives de terre et d'eau : ibid., I, 2, 2. - On ne poussera pas plus loin cette articulation de la figura chrétienne avec YHistoria naturalis, issue de Pline (XXXV, 1) : elle ne me semble pas adaptée à la problématique de Fra Angelico ; je n'imagine pas, par exemple, un marbre d'Angelico qui recèlerait un visage, comme cela se rencontre si souvent dans la problématique maniériste. Mais déjà chez Mantegna, Botticelli, Poliamolo, le traitement du marbre dépasse le strict rôle de figura, et institue un rapport très net avec des problèmes de style plinien.

204 Albert le Grand, De bono, éd. coll., Opera omnia, XXVIII, Cologne, 1951, IV, 2, 2, p. 251. - Cf. F. A. Yates, L'art de la mémoire, op. cit., p. 79.

205 Boncompagno da Signa, Rhetorica novissima, éd. A. Gaudenzi, Bibliotheca

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leur et de la dissemblance, dans les tableaux du Trecento et du Quattrocento, peut soutenir une fonction figurale et une fonction de mémoire, alors il faut comprendre comment une couleur ne se réduit pas à l'attribut descriptif d'un objet, mais se rend capable de signifier, et même d'une triple façon : commemorative, inchoative et expectative.

PRAEFIGU RATIO, ou le destin des figures

Le mot expectative tente de rendre compte de ce paradoxe : qu'une visibilité puisse prendre toute sa valeur, non pas de ce qu'elle montre, mais de Y attente d'une visibilité qu'elle ne montre pas206. «Expectative» nommera donc à la fois une attente, et une espèce de mise hors de soi du spectaculaire, qu'on a déjà visée à travers des termes comme «relative défiguration» ou «liquéfaction de l'aspect». C'est pourquoi le dissemblable porte en lui une si haute valeur théorique : il ne «figure» pas une histoire, il y fait tache; or, cette tache, qui ne montre rien - aucun objet fixe, nommable, aucun aspect stable -, cette tache est là pour pré-figurer. Elle a donc, par excellence, la valeur sémiotique prêtée traditionnellement à la fonction de figura. Figurer, en ce sens, ne sera rien d'autre que préfigurer, c'est-à-dire aller au-delà de l'aspect présent et manifeste des choses à représenter.

Comment l'Annonciation ne serait-elle pas douée de telles capacités «expectatives», puisqu'elle n'a lieu que pour annoncer, justement, ce qui aura lieu? Au moment même où le Verbe divin pénètre la Vierge, coagule son sang, forme et anime l'embryon, - à ce moment même Yancilla Domini, la servante du Seigneur, est mise dans un état que tout le Moyen Âge a nommé, précisément, exspectatio : elle attendra neuf mois - 25 mars, 25 décembre - la venue de l'enfant, et son éternel statut, à elle, de mater Dei, mère de Dieu. En ce sens, l'Annonciation est bien clairement l'acte «préfiguratif» de la maternité divine.

Mais il y a plus. L'Annonciation est aussi un dies natalis, un «jour natal», au sens où le martyrologe romain emploie, de façon très paradoxale, ce terme : à savoir le jour de la mort, jour d'une «naissance à la

Iuridica Medii Aevi, II, Bologne, 1892, VIII, 1, p. 275. - Cf. également F. A. Yates, L'art de la mémoire, op. cit., p. 71.

206 Cf. G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, op. cit., p. 60-61.

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vie éternelle», comme on dit. Il s'agit de cet autre 25 mars que constitue le jour de la crucifixion et de la mort du Christ. Ainsi l'Annonciation ne vaut-elle que par ce qu'elle préfigure directement, à savoir la maternité divine, étant entendu que celle-ci ne vaut que pour sa fin rédemptrice, à savoir le sacrifice du fils de Dieu. Tel est donc le «cercle temporel» de l'Annonciation elle-même, sa fonction figurale, memorative et « préfigurative»: elle raconte un présent (l'instant d'incarnation), commémore un passé (l'origine de toute chair), et anticipe une fin (la mort du Christ sur la croix). Il ne faut donc pas s'étonner de voir se succéder, dans la Légende dorée, par exemple, les deux épisodes de l'Annonciation et de la Passion du Christ; pas plus que de voir s'inscrire, dans de nombreux tableaux d'Annonciation, la scène même de la crucifixion de Jésus207.

Mémoriser le mystère de l'incarnation équivaut donc bien à mémoriser sa fin : une Vierge enfantera, mais elle n'enfantera que dans l'expectative de la mort de l'enfant, incarné en elle pour mourir, - et ce, pour le salut éternel des humains, notamment les humains du Quattrocento susceptibles de regarder dévotement des tableaux. C'est bien de cela, au fond, plus que de l'histoire, qu'il faudra se souvenir devant ces œuvres qui représentent l'Annonciation ou la Maternité divine, la Vierge à l'enfant. Et ce qui, dans les motifs de «pierres», était figure commemorative, prendra sens, également, comme la figure d'un deuil à venir. Elle ne cessera plus, dès lors, de transiter entre des significations liées à la maternité, et des significations liées à la mort.

On pourrait ainsi, chez Angelico, refaire tout le parcours des analogies figurales concernant le mystère de l'incarnation, en suivant pas à pas le réseau, extraordinairement rigoureux, des analogies matérielles qu'il

207 Cf. Jacques de Voragine, La légende dorée, op. cit., I, p. 248-269. - L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, op. cit., II-2, p. 174, signale des œuvres qui font coexister les thèmes de l'Annonciation, de la création d'Adam et de la Crucifixion. - Peuvent être également citées les Annonciations de Giovanni di Pietro (Sienne, San Pietro Ovile) ou de Neri di Bicci (Florence, Accademia), par exemple. À San Marco, la grande Annonciation de Fra Angelico fait quasiment face, dans le corridor, à une Crucifixion. Il faut noter enfin la très grande récurrence d'un schéma, dans les retables du XIVe et du XVe siècle : l'Annonciation représentée dans les gables, et la Crucifixion, juste au-dessous de l'annunziata, dans le panneau droit. Cf. B. Beren- son, Italian Pictures of the Renaissance, Florentine School, Londres, 1963, I, passim.

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élabore, d'images en images, surtout à San Marco. On pourrait, par exemple, se remémorer tout le mystère de l'incarnation à travers le seul jeu des diverses métamorphoses du blanc, qu'il place et déplace dans toute son œuvre : blanc lumineux du grand mur frontal, dans l'Annonciation de la troisième cellule; blanc tressé des langes de l'enfant sur le blanc pierreux de l'autel, dans la Présentation au temple; blanc liquide et blanc de la colombe dans le Baptême; blanc de la montagne dans le Sermon, et blanc de la nappe dans la Cène; blanc insistant du perizonium, dans toutes les crucifixions, certaines inondées de ce même blanc, comme pour illuminer la scène, et rendre aussi plus traumatiques les coulées de sang qui, partout, ruisselle au premier plan. Et il y a encore le blanc - ce même blanc, dit de San Giovanni - qui vient caractériser ou faire, comme dirait saint Thomas, «l'objet propre de la vue» du Golgotha, du sépulcre, du linceul : blancs mortifères qui se métamorphosent, une dernière fois, dans les blancs glorieux des nuées et de la robe du Christ ressuscité208.

La capacité métamorphique de ce blanc est extrême dans une Lamentation qui constituait le panneau central de la predelle du grand retable peint en 1438 pour l'église conventuelle de San Marco (Fig. 11) : ici, le blanc du sépulcre - par ailleurs scandé de petits panneaux marbrés - semble littéralement produire l'avancée, jusqu'au tout premier plan, du linceul; le bloc minéral s'y prolonge en effet lui-même comme surface textile, et celle-ci enveloppe le corps du Christ à la façon d'un lange ou d'une membrane, au point qu'elle semble également le «produire»: en quelque sorte, la couleur blanche donne naissance à un corps mort - qui, on le sait, renaîtra bientôt de son sépulcre tout aussi «virginalement» qu'il était né du ventre de Marie. L'impression de morphogénèse est encore accentuée par le traitement des plis du linceul, où les pieds du Christ semblent s'être dilués, ou enfoncés; le reste, visible, du corps, est recouvert lui aussi, mais plus discrètement, de cette même matière blanche, tandis qu'un nuage crayeux barre et encadre, vers le haut, tout le champ du tableau.

On peut encore faire, à propos de cette image, deux remarques : lorsqu'un dominicain, dans l'église de San Marco, baissait les yeux vers elle, selon l'axe central du retable, il voyait successivement la Madone à l'enfant, la crucifixion, puis cette espèce de rite mortuaire préfigurant, à travers les jeux du blanc, la résurrection du Chirst. Et c'est bien dans ce mouvement même de translation que l'image produisait de la figura. La

208 Cf. U. Baldini et E. Morante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., n° 72, 73, 74, 75, 77, 79, 80, 81, 83, 84, 85.

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seconde remarque est pour dire que le dominicain en question était lui- même vêtu, enveloppé de ce même blanc qu'Angelico avait disséminé partout dans ses œuvres, en particulier pour y représenter l'habit dominicain, celui de saint Dominique, de saint Thomas ou de saint Pierre martyr. . . À plus d'un titre, donc, le dominicain pour qui était peint tout cela pouvait se sentir lui-même concerné par l'image, au sens fort de ce mot, c'est-à-dire voué à une véritable obsidionalité de l'image, de la couleur, incorporé en elles : voilà qui nomme, strictement, l'exercice d'une contemplano.

Il y avait d'autre part, à San Marco, une cellule particulière, un peu plus spacieuse que les autres : elle avait été réservée à Cosme de Médicis, qui venait régulièrement s'y isoler à des fins de méditation. Là, il pouvait contempler une grande Adoration des mages occupant, sur plus de 3,60 mètres, toute la largeur de la pièce (Fig. 12). Or, il y a dans cette fresque, parmi bien d'autres choses, un élément plastique remarquable : c'est un pan de mur blanc, représenté de biais, inscrit comme une brisure dans l'amas de rochers qui fait fond à toute la procession. On pourrait dire que ce pan de mur «arrête» les rois mages aussi efficacement que la tache bleue de la Vierge assise au premier plan. Or, de façon souveraine, ce mur blanc évoque la représentation du sépulcre, telle qu'on la trouve dans les autres cellules du couvent, ainsi que dans le grand retable de San Marco : simplement, ici, il paraît en attente d'être creusé. Je n'avance l'hypothèse que par égard au fait que la fresque elle-même réalise cette attente : car une Pietà est incluse dans l'Adoration, centralement, creusée dans le - vrai - mur blanc, sous l'espèce d'une petite niche-autel. Entre l'ima- ge-écrin et l'image-bijou, si l'on peut dire, Angelico a mis en place un rigoureux travail de transformation : le Christ-enfant, en haut, de biais, se frontalise dans la niche, y apparaissant, cette fois, mort, les yeux clos; il n'est plus entouré de la dévotion des rois mages, mais des instruments de la Passion et, on peut le supposer, face à lui, du regard dévot de Cosme en personne; seul, le nimbe cruciforme aura transité sans changement notable d'une image à l'autre. La pierre elle-même est passée du plan oblique et immaculé au pan, frontal et veiné de rouge, du tombeau (Fig. 3). Tel serait donc le travail «préfiguratif» de ce locus étrange de l'Adoration, - faire signe vers la finalité, la fin de l'histoire : mort et résurrection du Christ, son «signe-présence» au creux d'une niche que vient contempler, en la solitude d'un face à face, Cosme de Médicis.

La représentation des marbres colorés, dans les retables du Trecento et du Quattrocento, est fort souvent investie d'une valeur équivalente de transformation et de translation entre la maternité divine et le deuil du Christ mort. Cela apparaît clairement dans le retable du Bosco ai Frati,

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dont Cosme fut probablement, vers 1450, le commanditaire : les somptueuses dalles multicolores, disposées aux pieds de la Vierge, tout en bas du panneau central, se focalisent en quelque sorte sur le locus mortuaire, presque cristallin, de la predelle, au centre (Pi. III, a-b et fig. 13). Depuis Giotto, d'ailleurs, les Madones à l'enfant où se distinguent, à l'avant-plan, des sols de «marbres» multicolores, - ces Madones sont innombrables dans la peinture italienne, toscane - particulièrement siennoise - aussi bien que vénitienne209. Outre qu'ils manifestent un courant de prodigieuses inventions formelles et colorées, ces «marbres» polychromes - veinés ou zébrés, ocellés ou pommelés, œillés ou jaspés, piquetés, chinés, etc. - démontrent le plus souvent une stratégie figurale extrêmement concertée : le sol « marbré » peut, par exemple, fournir l'idéale solution de compromis entre Vierge d'humilité - ce qui suppose le locus d'un sol où elle est assise - et Vierge trônante - ce qui sera suggéré par un matériau prestigieux, éclatant. Mais c'est vers la préfiguration du sépulcre christique que le «marbre» des Madones s'oriente le plus volontiers : un traitement similaire des matières colorées permettant à l'œil, dans un même retable, de faire le lien, c'est-à-dire de mettre en mouvement et de rendre translata les signes iconiques210 (Fig. 14).

Quelquefois, la disposition en compartimentage frontal des panneaux de «faux-marbres» - par exemple dans une grande Madone en majesté peinte à fresque par Bartolomeo Corporali211 - suffit à induire l'association visuelle avec le tombeau du Christ, tant ce modèle de représentation

209 On peut citer, parmi bien d'autres, Simone Martini, Taddeo Gaddi, le Maître d'Ovile, Lorenzetti, Lorenzo Monaco, Masolino, Angelo Puccinelli, Andrea di Barto- lo di Fredi, Domenico di Bartolo, Sano di Pietro, Fiorenzo di Lorenzo, Mantegna, Ghirlandaio, Giovanni Boccati, Bellini, Alvise Vivarini, Cima da Conegliano, Vittore Carpaccio ...

210 Indiquons que l'on trouverait aussi dans de très nombreuses Nativités la préfiguration du tombeau du Christ, ne serait-ce que dans ces mangeoires-sarcophages où broutent souvent les deux animaux de la crèche, considérés, dans l'exégèse symbolique, comme les préfigures des deux larrons.

211 Pérouse, Galleria nazionale dell'Umbria. - Dans les Scènes de la vie de saint Jean-Baptiste, au baptistère de Castiglione Olona, Masolino utilise explicitement le compartimentage des marmi finti (dans la partie basse de la fresque) comme un «gros plan» du sépulcre du saint (en haut, vu de loin) dont l'ensevelissement est donné en préfiguration évidente de celui du Christ.

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a pu être pregnant dans toute la peinture italienne, en particulier depuis la Maestà de Duccio. Si la Madone des ombres de Fra Angelico est une sacra conversazione, l'objet mystérieux de cette «conversation» n'est certainement pas à inférer de la gestuelle des personnages mais, peut-être, du mystère même que constitue la succession quadripartite des panneaux colorés qui lui servent en quelque sorte de base, comme un autel, et, partant, comme un tombeau.

Deux œuvres célèbres viennent alors à l'esprit, l'une comme un antécédent possible, et l'autre comme un conséquent de ces problématiques panneaux peints par Fra Angelico. La première œuvre est la partie droite du transept réalisée par Pietro Lorenzetti à la basilique inférieure d'Assise212 (Fig. 15): fresque magistrale, à la fois bouleversante comme drame et stupéfiante comme structure. Sur le mur qui a pour thèmes l'Ensevelissement et la Résurrection, cette structure est dominée par un motif de compartimentage : il touche aussi bien le «décor», en bas - sous l'espèce de marmi finti, justement - que Γ« histoire» elle-même, sous l'espèce du tombeau de Jésus-Christ, deux fois représenté, organisé en carrés de couleurs tachetées. Or, ce compartimentage est peint sur un mode qui évoque étonnamment la technique employée par Fra Angelico à San Marco : on trouve dans les deux cas, en particulier, l'utilisation d'un mouchetis de taches blanches jetées sur fond de rouge sombre. Que l'œuvre de Lorenzetti constitue ou non, à strictement parler, une «source» du travail d'Angelico, elle n'en indique pas moins, ce qui est aussi important, la persistance d'un scheme plastique et coloré.

Or, ce scheme plastique, associé à une eminente valeur de figura, persiste également en aval de Fra Angelico : nous le retrouvons quelques années plus tard et à quelques pas de San Marco, dans les fresques réalisées entre 1445 et 1450 par Andrea del Castagno au réfectoire de Sant'Apollonia. La Cène y constitue sans doute l'un des sommets picturaux du Quattrocento, et sa valeur inoubliable tient en grande partie au travail généralisé du compartimentage, notamment celui des six grands panneaux marbrés qui se déploient frontalement comme fond de Yistoria (Fig. 16). Mais c'est un fond qui, bien loin de se donner comme neutre, envahit et obsède le regard : six champs colorés, presque insensément colorés, font dans l'espace comme des surfaces d'attente, et même, pourrait-on dire, des surfaces d'imminence.

Dans cette fresque, saint Thomas - l'homme qui ne croit que ce qu'il

212 Cf. H. B. J. Maginnis, Pietro Lorenzetti and the Assisi Passion Cycle, Ph. D., Princeton University, 1975.

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voit - se détache à l'articulation de deux pans granités, l'un bleu et l'autre rouge sombre. L'apôtre a le visage ostensiblement tourné vers le haut : attitude d'expectative, dans la mesure où son regard est dirigé hors-scène, ou plutôt est dirigé vers Γ« autre scène» qui constituera, dans la suite de l'histoire, l'objet même de son incrédulité, puis de son témoignage et de sa croyance. C'est, représenté juste au-dessus de la Cène, le mystère de la mort, de l'ensevelissement et de la résurrection du Christ : ainsi, le futur de saint Thomas est-il spatialement inscrit comme son surplomb, au-delà de l'espace imparti à l'histoire où nous le voyons représentée explicitement, comme personnage de la Cène. Malgré la détérioration de toute cette partie haute de la fresque, on peut sans peine constater que le compartimentage du tombeau christique - là encore, deux fois représenté - reprend exactement le mode coloré des panneaux de la Cène. En quoi ceux-ci, réciproquement, fonctionnent bien, et de façon cohérente avec le temps, ou plutôt avec les temps du récit, comme figurae de la mort et de la résurrection à venir du Christ :

«.J'ai désiré avec ardeur manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ; car, je vous le dis, je ne la mangerai jamais plus jusqu'à ce qu'elle s'accomplisse dans le Royaume de Dieu. (. . .) Ceci est mon corps, qui va être donné pour vous; faites ceci en mémoire de moi»213. . .

On ne peut mieux exprimer à quel point toute histoire concernant le Christ vise, en tous sens, le dépassement de l'histoire. Tous les temps doivent y être donnés : car elle vise la mémoire, elle vise l'imminence, et elle vise aussi, par-dessus tout, la fin des temps. Le «cercle temporel» de l'incarnation - création adamique de la chair, naissance charnelle du Christ, et sa mort - ne s'achève véritablement qu'avec une affirmation d'éternité. Or, l'éternité en peinture, et particulièrement chez Fra Angelico, cela signifie d'abord une double qualité, chromatique et lumineuse : c'est l'éclat, l'irradiation, le chatoiement optique214. Lorsque le sépulcre du Christ se nuance de tonalités rougeoyantes (Fig. 3 et 6) il donne déjà l'indice que la mort même de Jésus est marquée du sceau du miracle : son sang ayant, dit-on, définitivement rougi la pierre de l'onction, «pierre rouge» (lithos érythros) que l'on vénéra pendant tout le Moyen Âge à Constantinople215.

213 Luc, XXII, 14-19 (je souligne). 214 Cf. les belles pages de G. C. Argan, Fra Angelico, trad. R. Skira- Venturi,

Genève, 1955, p. 15-23. 215 Cf. G. Milliet, Recherches sur l'iconographie de l'Évangile aux XIVe, XVe et

XVIe siècles, Paris, 1916, p. 498. - G. Didi-Huberman, Un sang d'images, dans Nouvelle revue de psychanalyse, 32, 1985, p. 123-153.

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Dans les développements qu'il consacre à la sépulture du Christ, saint Thomas d'Aquin s'est appliqué à concilier deux aspects contradictoires de l'ensevelissement : le premier est l'humilité - Thomas cite alors saint Jérôme, qui insistait sur l'absence d'ors, de soies et de joyaux dans la cérémonie mortuaire -; le second est la gloire: «Cependant, il est prédit dans Isaïe : Et erit sepulcrum eius gloriosum, son sépulcre sera glorieux»216. Or, saint Thomas voit dans cette prophétie l'explication du fait que le tombeau de Jésus-Christ devait être «neuf» et «taillé dans le roc» : cette pierre était glorieuse à raison de la vertu du corps qu'elle enfermait, et cette vertu {virtus) était infinie. La pierre sépulcrale fut aussi, selon Thomas d'Aquin, une figure du «sein virginal de Marie» (potest autem et novum sepulcrum Mariae virginalem uterum demonstrare) : absolument close par sa compacité minérale, et rendue glorieuse par le subtil passage du corps ressuscitant à travers elle217

Figuralement parlant, donc, les pierres veinées ou les marbres colorés associés à la Madone et, par-delà, au tombeau du Christ, ont leur destin (anagogique) dans cette matière glorieuse, typiquement dionysienne, que l'on voit maintes fois servir de locus au couronnement de la Vierge (PL IV, b). La matière inchoative - couleur d'incarnation - n'aura transité vers sa valeur mortifère - couleur de sépulture - que pour se dépasser, dialectiquement, en matière glorieuse, en «décor» céleste. C'est bien ainsi que se boucle le temps figurai, des origines aux fins dernières, soit : du limon de la terre au trône divin. Et cela aura été possible, non seulement grâce à la richesse, à la surdétermination signifiante que l'on peut associer, conceptuellement, à une matière - le marbre étant au départ considéré comme «la plus lumineuse des matières opaques»218 -, mais encore et surtout grâce à la relative indétermination du moyen pictural qu'exige la représentation d'une telle matière. C'est là une vertu formelle caractéristique de l'ornemental : la prolifération des signes - lacis, reticulations, pointillés - indique la plus haute détermination, un réseau de fleurons ou de damasquinages, par exemple, bref une matière travaillée, ouvragée ; et en même temps cette prolifération saura induire la plus grande indétermination : le réseau qui prolifère tend toujours à désagréger la perception du réseau (fig. 17). Alors, le jeu savant des lacis devient une surface incer-

216 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 51, 2. 217 Id., ibid. - Dans certaines œuvres nordiques du XVe siècle, le sépulcre du

Christ est marqué de cercles rouges figurant des sceaux inviolés. Cf. L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, op. cit., II-2, p. 89.

218 Cf. E. De Bruyne, Études d'esthétique médiévale, op. cit., III, p. 22.

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taine, faite de sinuosités incontrôlables, une surface rhizomatique ou, tout simplement, une surface-tache219. En quoi l'on comprendra que l'indétermination puisse constituer l'une des plus eminentes vertus structurales de l'art du peintre.

PRAESENTIA, ou le virtuel des figures

Cela, en tout cas, nous ramène à l'énigme de départ, l'énigme de ces grandes surfaces tachetées, peintes au jeté par Fra Angelico dans le corridor d'un couvent dominicain. Pourquoi ces taches furent-elles peintes précisément à hauteur de regard? Quelle vertu particulière visaient-elles? Comment un religieux du XVe siècle, s'arrêtant devant elles, les regardait- il? Ou bien - réciproque exigible de toute interrogation sur les conditions d'un regard - en quoi et comment ces taches colorées regardaient-elles le dominicain de San Marco suspendant son pas, ne fût-ce qu'un instant, devant elles? Le mode pictural et la configuration même du corridor apportent une première réponse : ces peintures sont données dans l'espace d'une proximité et dans l'espace d'une frontalité. Elles ne supposent ni jeux de points de vue, ni étagements de plans, ni constructions illusionnistes : en quoi nous ne pouvons même pas les qualifier de « premiers plans», mais bien de pans, des pans de couleur projetée.

Ces caractéristiques - proximité, frontalité, immédiateté colorée - ne désignent rien d'autre qu'une certaine qualité dont ces surfaces ont été, à l'évidence, dotées par Angelico : c'est une qualité de présence. Par-delà, ou peut-être même au départ des vertus de memoria et de praefiguratio dont on a vu qu'elles étaient investies, ces surfaces multicolores valent donc pour leur vertu de praesentia. Elles nous enseignent comment la peinture travaille à conjoindre signe et présence ou, pour reprendre un terme à consonance eucharistique, travaille à se constituer comme signe

219 De nombreux exemples peuvent être trouvés, particulièrement dans l'école florentine, chez Giotto, Jacopo di Cione, Niccolo di Tommaso, Maso di Banco, etc. Cf. B. Berenson, Florentine School, op. cit., I, n° 63, 222, 322-324, etc. - Ce travail de la surface est particulièrement sensible, chez Fra Angelico, dans les reliquaires de Santa Maria Novella, cf. U. Baldini et E. Morante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., n° 30-31. Ainsi que dans certaines miniatures de San Marco, cf. R. Chiarelli, / codici miniati del Museo di San Marco a Firenze, Florence, 1981, pi. 9, 63, etc.

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efficace, c'est-à-dire figure (signe) et mystère (vertu) en même temps220. Or, on l'a vu, cela ne s'avère possible qu'en perturbant l'économie ordinaire de la représentation, au sens où ce terme est généralement entendu dans le champ des arts dits «figuratifs». Pourquoi? Parce que présence et représentation s'opposent exactement, sauf à comprendre ici le mot r

eprésentation dans un sens - selon un modèle sémiotique - sacramentel, c'est-à-dire supposant le mystère221. La dissemblance des taches colorées peintes par Angelico est une manière de perturber l'économie ordinaire de la représentation pour aller au-delà, c'est-à-dire donner au visible une vertu anagogique visant à «rendre présence» - comme on dirait rendre compte - du mystère de l'incarnation.

À cette condition, donc, signe et présence tendent à adhérer, à travailler de concert. C'est pourquoi on peut dire que le pan coloré d'Angelico regardait le dominicain du XVe siècle, en ce sens que la pierre multicolore comme figura Christi ne se contentait pas d'évoquer une signification, le Christ, mais actualisait cette signification dans le temps le plus quotidien de celui qui l'invoquait ou la convoquait. Voilà exactement ce que l'on nommait, au Moyen Âge, tropologie, connaissance ou vertu de la figure : sermo conversus au sens rhétorique, la figure travaillait surtout, en effet, à la conversion de l'âme, au sens chrétien - vertueux - du mot conversio. C'est elle, rappelons-le, qui constituait le «sacrement de l'homme intérieur» (interioris hominis sacramentum) : c'est par elle que le Christ, vertu incarnée, «naissait quotidiennement» dans l'âme dévote, à chaque instant, pour peu qu'elle suspendît le pas d'un frère dominicain, dans le corridor de son dortoir222.

La figure elle-même, exégétiquement, donne les lignes de force d'une telle vertu et d'une telle capacité d'actualisation : si la pierre du tombeau de Jésus-Christ est nommée monumentum, c'est d'abord, expliquent les théologiens, parce qu'elle est une figure de l'Écriture sainte, dont le même frère de San Marco, quotidiennement, à chaque instant, s'abreuvait223. Et si la pierre sépulcrale de Jésus se donne comme «glorieuse», ce n'est pas seulement parce qu'elle fait figure de la vertu du Christ mourant ou de sa résurrection, - c'est aussi parce qu'elle travaille à la refor-

220 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., IV, p. 111-113. 221 Sur le modèle eucharistique de la notion de représentation, cf. L. Marin, La

critique du discours, Paris, 1975. - Id., La parole mangée, Paris, 1986, p. 11-35. 222 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., II, p. 549-551 et 565. 223 Monumentum Christi est divina scriptura, in qua divinitatis et humanitatis

eius misteria densitate litterae veluti quadam muniuntur petra. Jean Scot Érigène, Homélie sur le prologue de Jean, op. cit. (cf. supra, note 139), III, p. 213.

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matto permanente du chrétien : elle signifie en effet, dit saint Thomas, le sacrificium altaris, le sacrifice de l'autel, tendu entre les sacrements du baptême et de l'extrême-onction224. Ainsi est-elle censée faire transiter le croyant lui-même entre naissance, mort et espoir de résurrection225. Ainsi regarde-t-elle, en tant même que figure, son spectateur dévot. Partout en Europe, au XVe siècle, l'image religieuse a manifesté une telle exigence. Ce n'est pas tout à fait un hasard si, quelques années après que Fra Angelico eut peint sa Madone des ombres, Nicolas de Cues, en revenant d'Italie, ait pensé devoir proposer, comme modèle de la «vision de Dieu», l'image d'un tableau qui suit son spectateur du regard : où comment regarder Dieu équivaut à ressentir comment Dieu nous regarde à partir de ses figures226. . .

Prêter à une figure la vertu de réciprocité de l'être regardant et de l'être regardé, c'est donc bien prêter à la figure une qualité de présence. C'est même, en droit, ce que devrait viser toute figure du Christ, fût-elle un dripping de couleurs jetées comme aveuglément sur le mur d'un couvent. Si la figure du Christ est douée de praesentia, c'est qu'elle n'a pas à imiter seulement l'aspect supposé du Christ «historique», mais se doit également d'imiter quelque chose du mode de présence par lequel le Christ est partout dans la vie du chrétien : donc, en un certain sens, disséminé, en vestiges. Pour répondre à une objection liée au mystère de l'incarnation - comment le Christ peut-il à la fois être «enfermé dans les limites d'une matrice de femme» {utero feminae includitur) et «remplir le ciel et la terre» en tant que Dieu? -, saint Thomas avait donné la réponse, classique, d'un Christ partout et nulle part, d'un Christ atopique :

«II est tout entier partout sans qu'aucun lieu le contienne; il sait qu'il vient dans un endroit sans s'éloigner de celui où il était; il sait qu'il s'en va d'un lieu sans quitter celui d'où il était venu»227.

Au niveau du sens, figura nomme exactement cette économie de trajets, cette économie ubiquitaire. Elle permet de conjoindre le «partout» et le «nulle part» du Christ, parce qu'elle désigne la vertu de translatio des

224 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 51, 1-2. 225 Augustin, De fide et symbolo, V, 11, trad. J. Rivière, Œuvres, IX, Paris, 1947,

p. 40-43. 226 Nicolas de Cues, De visione Dei sive de Icona (1453), éd. L. Gabriel, Philoso

phisch-Theologische Schriften, Vienne, 1967, III, p. 94-219. - Cf. M. de Certeau, Nicolas de Cues : le secret d'un regard, dans Traverses, 30-31, 1984, p. 70-85.

227 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 31, 4. Il s'agit d'une citation de saint Augustin (Epistola ad Volusianum, 137).

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signes relatifs au Christ. Bien au-delà de tout mode de désignation - ceci désigne cela - que supposent l'istoria, l'allégorie au sens courant ou l'attribut iconographique, la figure, elle, est un principe structural et dynamique : elle permet de convertir et de déplacer, elle permet de faire passer le sens à travers tout lieu, toute matière : elle est une vertu de subtilité du sens. Elle ne signifie pas «quelque chose», mais elle ouvre la signification «en vue de quelque chose» qui, toujours, s'éloigne ou se rapproche, jamais ne se substantifie. C'est pourquoi les figures sont faites pour proliférer : elles se génèrent les unes les autres, se répandent, décrivent de labyrinthiques trajectoires, comme le travail d'un rêve gigantesque.

Leur fonction de mémoire consistera précisément à se donner, dans un tel réseau, toutes les possibilités de suspens : moments d'arrêts, inoubliables, qui seront comme les restes, les traces, les vestigia du grand rêve. Si le réseau des figures est infini, c'est que l'image - l'image de Dieu - est toujours au-delà, comme un inaccessible objet. Mais il est nécessaire, dans la trame de cette inaccessibilité, que se produisent des temps critiques, des symptômes, des événements dont l'intensité permettra de donner corps, un instant, au trajet lui-même. Tels sont les pans colorés du corridor de San Marco : leurs pigments projetés sur le mur y font tache - donc un événement «négatif» - mais la tache elle-même s'y affirme doublement, comme vestige (un moins-être) et comme intensité (un plus-être). Deux caractères qui nomment ici le dissemblable, et permettent à la fulgurante visualité de la peinture de s'élever au statut d'une virtualité de l'image.

Comment, en fin de compte, qualifier cette présence visible et cette virtualité? On proposera trois éléments de réponse, ou plutôt trois voies susceptibles d'élargir la problématique. La première serait de considérer les quatre panneaux d'Angelico comme une surface d'intercession. Ne prenons pas ce mot dans le sens purement technique de l'intervention céleste du Christ et de l'Esprit, de la Vierge ou d'un saint en faveur des mortels. Prenons d'abord ce mot au sens logique de médiation, de comparution, d'intervention. Intercedere, c'est être dans l'intervalle, et c'est faire de cet intervalle un mode d'efficacité : une intervention. Voilà bien ce que réalise l'éclat coloré d'Angelico, dans le blanc corridor de San Marco : il survient, il intervient. Il intervient contre, en ce sens qu'il oppose son opacité de surface dissemblable et mystérieuse à la clarté des figures «figuratives», dans la Madone des ombres. Mais en même temps, parce qu'il inter-

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vient entre la lisibilité de la storia et la vertu anagogique du dissemblable, il intervient pour : il en appelle à la mémoire du mystère de l'incarnation, il suscite l'acte de la prière, il invite à un instant de contemplation.

Le pan coloré de Fra Angelico serait en quelque sorte l'équivalent paradoxal, au niveau de la figura et du mystère, de ce que le festaiuolo — ce personnage-témoin «qui nous prévient et nous instruit de ce qui se passe dans le tableau»228 - fut à l'istoria dans de si nombreuses œuvres de la Renaissance. Une grande partie des surfaces peintes à San Marco pourrait être comprise comme un travail figuratif de l'injonction, voire de l'avertissement : l'œuvre d'art y prévient son spectateur, non seulement de ce qui se passe dans le tableau, mais encore de ce qui doit se passer devant le tableau. Au moment d'entrer dans l'église du couvent, par exemple, le fidèle se trouvait dominé par une impressionnante effigie, peinte au-dessus de la porte : saint Pierre martyr, hiératique, ensanglanté, un doigt posé sur la lèvre, exigeait le silence229. À l'occasion, les fresques de San Marco intègrent à l'image des inscriptions d'adresse (ave, salve), voire d'admonition (cave)230. Partout, enfin, les personnages non bibliques assument, par leurs positions mêmes dans les fresques, le rôle performa- tif d'induire, comme en miroir, les gestes canoniques de l'oraison231. Les «marbres» colorés de la Madone des ombres ont, eux aussi, une vocation performative. Mais au lieu de prévenir « par le semblable » - un personnage vêtu comme vous, qui fait les gestes que vous devez faire -, ils préviennent par le dissemblable. Au lieu de susciter un geste, clair et codifiable, ils suscitent une vision, peut-être intérieure, en tout cas liée au mystère et à l'irreprésentable. C'est pourquoi ils font face, comme un écran frontal, tandis que les festaiuoli de l'oraison sont généralement orientés de profil et situés aux bordures des images.

Une chose est sûre : que ce soit par le semblable ou le dissemblable, par le biais d'un personnage-témoin ou la frontalité de quatre pans colorés, partout ici s'affirme la vocation liturgique - je ne dis pas la fonction - des figures. Ainsi la Madone des ombres, en sa partition même (horizontale aussi bien que verticale), évoque-t-elle très précisément le dispositif de la pala d'autel. L'image de la sacra conversazione (Fig. 1) y est conforme en tous points aux compositions des grands retables d'Angelico, notam-

228 L. B. Alberti, De pictura, op. cit., II, 42, p. 72. - M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, op. cit., p. 115-120.

229 Cf. U. Baldini et E. Murante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., n° 97. 230 Id., ibid., n° 69, 70. 231 Cf. W. Hood, Saint Dominic's Manners of Praying : Gestures in Fra Angelico's

Cell Frescoes at S. Marco, dans The Art Bulletin, LXVIII, 1986, p. 195-206.

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ment ceux de Fiesole, d'Annalena, de San Marco et du Bosco ai Frati232. En conséquence, les quatre marmi finti sur lesquels l'image de la Madone est pour ainsi dire posée, ces quatre panneaux constitueraient comme une figura de l'autel lui-même. Non pas la «figuration» d'un autel : ils ne «représentent» pas un autel dans l'espace feint d'une église. Ils ne prétendent pas non plus à sa fonction liturgique, bien sûr. Mais ils jouent dans le rapport à l'image dévote ce que l'autel joue, pour le dévot lui-même, dans l'espace liturgique réel.

L'autel est en effet le lieu par excellence de l'intercession, au sens large comme au sens technique du terme. Il constitue, pendant tout le Moyen Âge, l'endroit le plus sacré de l'église (la primauté du tabernacle ne s'affirmera qu'un peu plus tard); il focalise regards et contacts; on l'embrasse quotidiennement avec dévotion; on prête serment en posant sur lui les deux mains; il sacralise les contrats; il est une surface d'exaucement, un lieu d'efficacité miraculeuse; sur lui se célèbre le plus auguste des mystères, puisqu'il est la sacramenti donatrix mensa233. Dans l'espace liturgique, l'autel se présente comme un lieu focalisé, mais aussi comme un lieu frontal, un pan - bien souvent compartimenté -, et cela, avant même que d'être compris comme volume et comme mensa, table sacrée. Il est là-bas, au centre de l'église, pierre qui fait face au fidèle. À plus d'un titre, donc - matériel, spatial, symbolique - l'autel doit-il être pensé comme une figura Christi :

« Comme le dit le Décret : " Si les autels ne sont pas de pierre, il ne faut pas les consacrer par l'onction du chrême". Cela convient à la signification de notre sacrement; d'abord parce que l'autel signifie le Christ {turn quia altare significai Christum), et il est dit dans la lère épître aux Corinthiens : "La pierre était le Christ" (petra autem er at Christus); et aussi parce que le corps du Christ fut déposé dans un sépulcre de pierre»234.

«L'autel signifie le Christ» : cela nous indique bien à quel point figure et présence sont ici reliées, en sorte que soit distendue, étendue, presque à

232 Cf. U. Baldini et E. Murante, L'opera completa dell'Angelico, op. cit., n° 9, 59, 60, 115, etc.

233 Cf. L. Gougaud, Dévotions et pratiques ascétiques du Moyen Âge, Paris, 1925, p. 50-60.

234 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 83, 3. - Syméon de Thessalonique, au XVe siècle, donne une explication analogue du sens mystique de la pierre d'autel comme figura Christi : cf. De sacro tempio et eius consecratione, P.G., CLV, col. 313-314 (chap. 107 : Quare sacra mensa abluitur aqua). - Cf. l'article général de É. Mangenot, Autel, dans Dictionnaire de théologie catholique, 1-2, Paris, 1931, col. 2575-2584.

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l'infini, l'idée d'un espace liturgique. Car l'autel sait être présent - consacré, efficace - jusque dans ses figures. Il sait être présent dans ses métonymies, témoins ces petits autels portatifs que le Moyen Âge byzantin a popularisé dans tout l'Occident : ce sont des bouts de pierre, des petites surfaces marbrées, tachetées comme un pan de Fra Angelico, petites figu- rae du mystère généralement enchâssées dans la série des historiae de l'incarnation235 (Fig. 18). L'autel sait même être présent jusque dans ses figures peintes, puisqu'on trouve à Florence au début du XVe siècle - et en dépit du Décret - quelques autels de bois peints, peints en finti marmi : ils se donnent ainsi, au-delà du leurre matériel, minéral, pour des figurae Christi, des surfaces authentiquement liturgiques236. C'est comme si l'écla- boussure des pigments se faisait à l'image de cette présence christique absolument disséminée dont parlait Thomas d'Aquin. C'est comme si, à partir du modèle eucharistique, le semis coloré se faisait à l'image de la « semence » divine dont avait parlé l'évangéliste Jean à propos de la «moisson spirituelle» du Christ. Or, l'exégèse enseigne que cette semence est partout, en tout, pourvu que l'imprègne le sens d'un sacrement :

«Oui, c'est là un grand mystère. La chair du Christ qui, avant la Passion, était la chair du seul Verbe de Dieu, a tellement grandi par la Passion, elle s'est si bien dilatée et elle a si bien rempli l'univers que tous les élus qui furent depuis le commencement du monde ou qui vivront jusqu'au dernier d'entre eux, par l'action de ce sacrement qui en fait une pâte nouvelle, il les réunit en une seule Église, où Dieu et l'homme s'embrassent éternellement. Cette chair n'était d'abord qu'un grain de froment, grain unique, avant qu'il tombât en terre pour y mourir. Et voilà maintenent qu'après qu'il est mort, il grandit sur l'autel, il fructifie entre nos mains et dans nos corps, et, tandis que monte le grand et riche maître de la moisson, il soulève avec lui jusqu'aux greniers du ciel cette terre féconde au sein de laquelle il a grandi»237.

235 Cf. notamment une pietra sacra byzantine du XIVe siècle, entourée d'émaux de l'école bolonaise (Florence, Museo del Palazzo Pitti). Cf. également M. M. Gauthier, Émaux du Moyen Âge occidental, Fribourg, 1972, fig. 37, 95, 99.

236 Cf. par exemple l'autel de bois peint dans la sacristie de Santa Maria del Carmine.

237 Rupert, De divinis officiis, II, 11, P.L., CLXX, col. 43. Cité et traduit par H. de Lubac, Corpus mysticum, op. cit., p. 294. - Thomas d'Aquin est proche de ce développement dans son Commentaire sur l'Évangile de saint Jean, IV, 4, trad. M. D. Philippe, Buxy, 1982, II, p. 193-208 : significativement, Thomas y comprend la dite « moisson spirituelle » à partir de l'acte exigé dans l'évangile : « Levez les yeux et voyez» {Jean, IV, 35).

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Que ce soit par le sacrement «extérieur» ou par le sacrement «intérieur», le mystère de l'incarnation saura donc envahir chaque particula du monde chrétien. Il s'y diffusera, de figures en figures, de matières en matières. Et c'est ainsi qu'il aura transité de présences en représentations, - mais en représentations équivoques, affectées de présence, dissemblables. Il y a dans Florence, parmi d'autres, un lieu exemplaire de cette économie, que Fra Angelico connaissait évidemment : c'est la chapelle Bardi di Vernio, à Santa Croce. Là encore, le marbre - réel, feint ou peint - aura joué le rôle eminent, structural, d'un opérateur de conversion (Fig. 19). Un autel de pierre, compartimenté en trois carrés, occupe le centre de la chapelle. Sur la gauche, les deux tombeaux de la famille Bardi réitèrent exactement cette configuration tripartite, tandis que les fresques qui les surmontent rejouent, elles, la notion de pierre glorieuse : une immense montagne envahit le Jugement dernier attribué à Maso di Banco, et nous évoque le rocher prophétique du livre de Daniel. Quant à la fresque de Taddeo Gaddi, qui surplombe le sarcophage de la gentildonna, elle est, sous ce rapport, plus intéressante encore : le tombeau du Christ y répète exactement la structure du tombeau réel; le marbre peint répond donc bien au marbre réel, à la seule différence d'un décrochement d'espace qui permet au tombeau réel de devenir mensa, donc figure de l'autel, - et à la fresque de se déployer selon sa propre échelle. Enfin, une représentation peinte de la donatrice semble surgir du tombeau réel vers l'espace figuré, c'est-à-dire l'espace christique de la Déposition; mais en même temps, elle s'aplatit tout à fait dans le pan de marbre coloré qui figure le tombeau de Jésus. Elle est donc à la fois le personnage-témoin (de profil) de ce qui doit être contemplé frontalement dans la fresque, - et la figure en portrait de la personne allongée, morte, qui fait le support et l'occasion de l'image. Si l'on achève de préciser que tout le registre inférieur de la chapelle est peint en finti marmi lorsqu'il n'est pas occupé par la présence effective d'un tombeau, on comprendra à quel point le jeu de la figure est celui d'un perpétuel déplacement entre présence et représentation : la peinture y aura exactement répondu au tombeau, comme le tombeau répondait à l'autel238.

Avec cette figure d'orante «incluse» dans le marbre multicolore du tombeau christique, Taddeo Gaddi ne fait, pour ainsi dire, qu'énoncer en figures manifestes ce qu'Angelico, dans la Madone des ombres, énonce en

238 Ce jeu figurai entre autel, tombe et peinture est fréquent dans la Renaissance florentine. Signalons l'exemple extraordinairement subtil de la chapelle Sassetti, à Santa Trinità, peinte par Ghirlandaio.

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figures virtuelles : il met en scène le réseau d'analogies symboliques selon lesquelles le pan de peinture « marbrée » se constitue comme figuration de l'autel, tandis que la table d'autel vaut comme cavité sépulcrale, la fronta- lité comme profondeur, et la pierre comme corps de chair morte, pourtant spiritualisée, car vouée à l'attente de sa résurrection239.

Lorsque se célébrait le sacrement de l'eucharistie sur l'autel de la chapelle Bardi di Vernio, le prêtre pouvait donc contempler, juste à ses côtés, la célébration d'un autre sacrement, celui de l'onction du Christ. Cela n'est pas étonnant : eucharisite et onction sont intimement liées dans tous les systèmes représentatifs où l'incarnation du Verbe est déployée, dans son histoire et ses figures, comme un cycle, comme une temporalité de naissance, de mort et de résurrection tout à la fois. Les pans multicolores de Fra Angelico, en tant même que surfaces d'intercession, supposent également une valeur d'onction. Pourquoi? Parce que la vertu principale du dissemblable consiste à imiter, non l'aspect, mais le procès. Imiter le Christ, cela exige des «similitudes dissemblables», parce qu'il ne sert à rien de se déguiser en Christ, de viser son aspect. Imiter le Christ, c'est pleurer avec lui, c'est saigner intérieurement dans la dévotion à son sacrifice. C'est se stigmatiser de son image. Alors, s'imprime dans l'âme - voire, quelquefois, dans le corps - le character christique, son « signe distinc- tif » (signum distinctivum) : telle est la définition même du sacrement240.

Qu'est-ce qu'un pinceau qui cherche à imiter l'essentiel? Ce n'est pas un pinceau qui cherche à «teindre», à donner l'improbable coloris de l'essentiel. Mais ce peut être un pinceau qui cherche l'essentiel dans l'acte - simple, humble et risqué - de déposer ou projeter un liquide coloré sur une paroi, comme on y projetterait la myrrhe et l'aloès. Et frigida saxa

239 Sur l'origine du sens chrétien de l'autel et son rapport au tombeau, cf. L. Duchesne, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, Paris, 1889, éd. revue, Paris, 1908, p. 408-414. - Y. Hirn, The Sacred Shrine. A Study of the Poetry and Art of the Catholic Church (1909), Londres, 1958, p. 25-36. - P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la Chrétienté latine (1981), trad. A. Rousselle, Paris, 1984, p. 11-35. - Sur l'histoire de l'autel, cf. O. Nussbaum, Der Standort des Liturgen am christlichen Altar vor dem Jahre 1000. Eine archäologische und liturgiegeschichtliche Untersuchung, Bonn, 1965, 2 vol. - J. Braun, Der Christliche Altar in seiner Geschichtlichen Entwicklung, Munich, 1924, 2 vol.

240 Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIP, 63, 1.

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liquido spargemus : « et nous aspergerons de liquide les froides pierres » du tombeau, les froides pierres de sa paroi241. C'est bien un acte d'onction qui aura été ici visé, imité. Et ce, d'autant plus que l'onction du Christ, à en croire saint Thomas, vaut tropologiquement pour l'acte quotidien de la pénitence, «par laquelle on conserve en soi le Christ sans la corruption du péché»242. Sans doute la pratique picturale d'Angelico, dans ses fresques de San Marco, concernait bien l'acte d'imaginem facere, faire une image au sens courant, une représentation de l'histoire sainte; mais elle concernait aussi, on le voit, l'acte a'imitagere, c'est-à-dire comprendre l'imitation dans son acte et non dans son résultat «mimétique»; comprendre l'image picturale comme acte - acte dévot - ou, plus exactement, comprendre la figure peinte comme acte à l'image du Christ, acte en vue de son invisible image, de son impossible «ressemblance spécifique»243. Dans sa biographie de Fra Angelico, Vasari a, sciemment ou non, touché du doigt cette problématique, en associant le thème de la componction - les larmes de l'artiste peignant le Crucifié - et celui du «premier jet», du refus de ritoccare la figure :

«II ne retoucha et ne transforma jamais (non ritoccare né racconciar mai) aucune de ses peintures, mais les laissa toujours comme elles lui étaient venues du premier jet ; il croyait, disait-il, que telle était la volonté de Dieu. Fra Giovanni, dit-on, n'aurait jamais touché ses pinceaux sans avoir auparavant récité une prière. S'il peignait un crucifix, c'était toujours les joues baignées de larmes»244.

Ainsi, les surfaces polychromes de la Madone des ombres supposent- elles componction, ou ce qu'on pourrait nommer une onction du regard - le regard fait onction -, comme peindre avait pu signifier pour Fra Angelico un acte de componction, presque l'onction picturale d'une paroi sacralisée, douée de praesentia. Il est remarquable de constater qu'après tout, ces projections, ces pluies de couleurs dans le corridor de San Marco, qui ne correspondent mimétiquement à aucun objet précis de la nature, répondent cependant, et même avec une relative précision, aux descriptions, amplement diffusées en Occident, de deux reliques célèbres liées à la naissance et à la mort du Christ. Ce sont deux parois, deux

241 Prudence, Cathemerinon Liber, éd. et trad. M. Lavarenne, Paris, 1943, X, 171-172.

242 Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 51,2. 243 Sur la notion d'imitago, cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica, Ia, 93, 3. -

R. Javelet, Image et ressemblance, op. cit., I, p. XXII, 164; II, p. 5, 132-133, 244. 244 G. Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad.

A. Chastel, III, Paris, 1983, p. 340.

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parois sacrées où les pèlerins venaient de fort loin éprouver la praesentia du Sauveur et celle de la Vierge Marie. La première est la paroi de la grotte de la Nativité, à Bethléem. Les descriptions nous rapportent que «la terre de cette grotte est naturellement rouge», mais qu'elle était constellée d'une pluie de taches blanches. Un pèlerin du XVe siècle explique l'origine de cet étrange dripping :

«Là, le Christ cracha du lait, et la Vierge Très-Pure, l'ayant essuyé, le rejeta sur la muraille, et jusqu'à ce jour les chrétiens prennent cette poudre laiteuse comme remède et bénédiction»245.

D'innombrables pèlerins ont en effet gratté les taches que cette substance blanche faisait sur le mur, et ils rapportaient en Occident la poudre obtenue, la considérant comme une précieuse, une miraculeuse relique du lait de la Vierge. L'ironie de l'histoire veut que cette substance ait été reconnue par la critique moderne comme une préparation calcaire - régulièrement projetée sur la paroi afin de répondre à la demande dévote -, c'est-à-dire une matière somme toute analogue à celle qu'employait Fra Angelico pour consteller de taches blanches la paroi rouge sombre de sa fresque. Mais ce n'est pas tout : les pans de la Madone des ombres — alternativement rouges constellés de blanc et jaunes-verts (Pi. II, a-b) - évoquent encore une autre relique, une seconde «paroi-présence». Il s'agit de la pierre de l'onction, sur laquelle, dit-on, Jésus-Christ fut déposé et embaumé avant son ensevelissement. Le culte de cette pierre était très populaire, assez répandu dans l'Occident du XVe siècle pour avoir directement inspiré l'iconographie du Christ mort246. Mais la tradition de ce culte est double : à Jérusalem, on vénérait une pierre décrite comme un marbre jaune tacheté, mais décrite également comme une pierre de couleur verte; à Constantinople en revanche, on vénérait dans l'église du Pantocrator une pierre rouge (lithos erythros, lapis purpureus), ou plus exactement rougie des taches du sang de la Passion, et sur laquelle un pèlerin du Moyen Âge avait bien remarqué le semis constellé des larmes de Marie, «blanches comme des gouttes de cire»247.

245 Gréthenios, cité par F. de Mély, Les reliques du lait de la Vierge et la galacti- te, dans Revue archéologique, XV, 1890, p. 105, note. - Cf. également X. Barbier de Montault, Inventaires de Saint-Pierre de Rome, III-IV, dans Revue de l'art chrétien, VI, 1888, p. 486-487.

246 Cf. notamment G. Mori, Quarta fuit sanguinis a deitate. La disputa di S. Giacomo della Marca nel polittico di Massa Fermano di Carlo Crivelli, dans Storia dell'arte, 47, 1983, p. 17-27.

247 Cf. G. MiLLiET, Recherches sur l'iconographie de l'Évangile, op. cit., p. 498- 499.

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Nous voici, en fin de compte, devant un paradoxe : des surfaces peintes au jeté, excessivement simples, colorées en quelques minutes et ne représentant absolument rien de situable, de repérable ou d'historié, - ces surfaces de dissemblance nous auront conduit dans un véritable labyrinthe, un labyrinthe fait d'évocations, d'analogies, d'associations infinies. Plutôt que conduits, nous aurons donc été égarés, livrés à nous-mêmes dans la figurale «forêt des forêts». Mais c'est exactement cela, je pense, que visait Fra Angelico : faire pénétrer le spectateur de sa fresque dans l'admirable profondeur de la figura Christi, contraindre ce spectateur - comme le rêve contraint le rêveur - au perpétuel glissement et à l'absence de toutes les certitudes mondaines. Que le réfèrent de ces fresques échappe constamment, passe et disparaisse comme un furet, c'est là en effet le travail même, l'intérêt et la visée des figures. Ici les referents circulent, s'affolent, car ils tournent sans fin autour d'un mystère. Que la dissemblance colorée suggère, suppose ou évoque, sans jamais apporter l'assurance - la clôture - d'une signification ou d'un c'est ceci, la raison en revient d'abord au mode même selon lequel, interminablement, fonctionne la pensée exégétique. Les taches colorées d'Angelico sont comme des particules d'exégèse et de théologie négative : elles sont faites pour imposer leur matérialité signifiante et, par-delà, pour surdéterminer toutes les significations qu'elles mettent en jeu. Elles sont faites pour faire voir infiniment plus que ce qu'elles donnent à discerner. Moins elles donnent à discerner, plus elles ouvrent le sens. Elles sont donc des vertus, la visualité intense et confuse de quelque chose qui sera toujours virtuel, au- delà. Le voir dont il s'agit est bien sûr lui-même paradoxal, sans point de vue, sans clôture : il est ouvert à la fois sur un au-delà et sur un dedans, bref sur ce que le christianisme nomme une vision intérieure.

Ainsi, les quatre pans multicolores de la Madone des ombres se donnent-ils avant toute chose comme des surfaces de contemplation. Leur éparpillement chromatique fait entrer le regard comme dans un «jardin d'oraison». Leur vertu, leur pouvoir, leur grand paradoxe, c'est d'affirmer le non-sens au point d'infinitiser le sens; c'est d'affirmer la pure frontalité au point d'y provoquer un acte d'incorporation : faire passer le devant opaque dans un dedans lumineux. Là-haut, sur la fresque, la Madone et l'enfant sont devant le frère dominicain, idéalement, en majesté, en maestà; mais ici, en bas, la matière colorée suscite une expérience plus épurée encore de la maestà, mot qui signifie aussi l'en-face. Et dans cette pureté gît le principe cathartique, le principe anagogique de la figure dissemblable : afin que l'en-face vienne en-dedans. Parce qu'il n'y a rien à discerner, il y a tout à contempler : l'âme rentre en soi, fait pénitence, l'occhio spirituale s'abîme dans la Passion du Christ et le mystère

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de son incarnation. Voilà précisément, disait saint Thomas, qui permet la « satisfaction du Christ » : or, « si la satisfaction du Christ a ses effets en nous, c'est que nous sommes incorporés au Christ»248. Et voilà qu'un pan de peinture aura suscité l'expérience d'une incorporation.

Lorsqu'il passait devant la Madone des ombres, dans le corridor de son dortoir, regagnant sa cellule, l'oraison solitaire ou le sommeil, le dominicain de San Marco rencontrait donc, dans cette pure et intense visualité colorée, quelque chose comme une invitation à fermer les yeux : fermer ses yeux charnels à l'aspect univoque des «figures figurées», en vue de s'incorporer les innombrables figures virtuelles - admirables profondeur - du mystère de l'incarnation.

Georges Didi-Huberman

248 Satisfactio Christi habet effectum in nobis, in quantum incorporamur ei. . . Thomas d'Aquin, Summa theologica, IIIa, 49, 3.