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Olivier Donnat Les études de publics en art contemporain au ministère de la culture In: Publics et Musées. N°16, 1999. pp. 141-150. Citer ce document / Cite this document : Donnat Olivier. Les études de publics en art contemporain au ministère de la culture. In: Publics et Musées. N°16, 1999. pp. 141-150. doi : 10.3406/pumus.1999.1148 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1164-5385_1999_num_16_1_1148

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Olivier Donnat

Les études de publics en art contemporain au ministère de lacultureIn: Publics et Musées. N°16, 1999. pp. 141-150.

Citer ce document / Cite this document :

Donnat Olivier. Les études de publics en art contemporain au ministère de la culture. In: Publics et Musées. N°16, 1999. pp.141-150.

doi : 10.3406/pumus.1999.1148

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pumus_1164-5385_1999_num_16_1_1148

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LES ETUDES DE PUBLICS EN ART

CONTEMPORAIN AU MINISTÈRE

DE LA CULTURE

Olivier Donnât

ue les choses soient claires: je ne suis pas un sociologue de l'art contemporain, si tant est qu'il en existe, et n'ai jamais, à proprement parler, travaillé sur cette question. Je suis plutôt un généraliste qui travaille sur les pratiques culturelles et les études de public en général au sein du Département des études et de la prospective du Ministère. Il est peut-être utile de dire quelques mots sur ce service pour ceux qui ne le connaissent pas : il existe depuis le début des années soixante et a pour mission de réaliser ou faire réaliser par des bureaux d'études et des laboratoires universitaires les études souhaitées par la ministre et les directions centrales du ministère. Dans le domaine de la sociologie des publics, le DEP réalise tous les sept ou huit ans une enquête transversale sur les pratiques culturelles des Français, ainsi que des enquêtes plus spécifiques dans les divers secteurs de la vie culturelle: au cours des dernières années, ont ainsi été menées des enquêtes sur la fréquentation des musées, des spectacles de danse, des théâtres, plus récemment sur le cirque. Des études sont également menées sur des catégories de population particulières, telles les jeunes ou les personnes âgées, avec parfois un croisement des deux approches permettant d'étudier les comportements d'une catégorie de population donnée dans un domaine particulier: ainsi par exemple, Jean-Michel Guy, ici présent, a mené il y a quelques années un travail sur les jeunes et les sorties culturelles.

Ces dernières années, le DEP a eu tendance à privilégier l'approche quantitative, beaucoup d'études reposant sur les résultats de sondages relatifs à la population française, et cela constitue une première explication au peu d'informations disponibles sur la fréquentation des lieux d'art contemporain. On sait en effet que l'approche quantitative se prête plutôt à l'examen de phénomènes quantitativement importants, parce que les contraintes statistiques imposent qu'une évolution, pour être analysable, concerne au moins 2 ou 3 % de la population (1 % des Français de 15 ans et plus, population le plus souvent interrogée dans les sondages nationaux, correspond à 450 000 personnes). Par conséquent, un phénomène, pour être perceptible à travers une enquête par sondage auprès d'un échantillon représentatif de la population française, doit concerner au moins un million et demi de personnes. Chacun comprendra aisément que dans ces conditions la fréquentation des lieux d'art

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contemporain ne se prête pas facilement à ce type d'approche. La deuxième raison qui permet d'expliquer le peu d'études statistiques ou sociologiques traitant de l'art contemporain tient au fait que le DEP s'est toujours tenu à distance de la question des «goûts et des couleurs», de tout ce qui touche au contenu artistique ou esthétique des productions culturelles et à la manière dont elles sont appréhendées par les publics. Prenons l'exemple de l'enquête Pratiques culturelles des Français: elle décrit de manière très factuelle ce que les gens font, avec quelle intensité ils le font, quels lieux ils fréquentent, mais aborde de façon extrêmement superficielle la question des contenus de leurs pratiques, c'est-à-dire ce qu'ils font réellement et ce qu'ils retirent vraiment en termes de satisfaction esthétique ou de connaissance. Par ailleurs, les questions de genres, de frontière ou de labellisation qui sont extrêmement importantes dans le domaine culturel et dans le domaine de l'art contemporain particulièrement, ne sont que peu abordées, à la marge sinon pas du tout dans les enquêtes quantitatives qui supposent un sens univoque aux catégories (de livres, de musique, de films...) qu'elles utilisent.

Ces deux raisons permettent de comprendre que j'ai peu de choses à dire sur l'art contemporain, au point qu'on pourrait légitimement s'interroger sur les raisons qui font que je suis en train de vous parler ! Je me suis néanmoins livré à un petit travail au centre de documentation du DEP pour voir ce qui avait été fait sur le sujet. Une telle entreprise est un peu démoralisante, car elle offre souvent l'occasion de vérifier que bon nombre de nos interrogations du moment ont reçu des réponses, vingt ou trente ans auparavant. On n'ira pas jusqu'à conclure que les études sont inutiles, mais reconnaissons que les chemins qui conduisent de la recherche à la décision politique sont souvent sinueux, longs et difficiles ! J'ai donc découvert à cette occasion que dans les années 71 et 72, le DEP avait confié à Raymonde Moulin une étude très complète sur le thème de l'art contemporain, comportant cinq volets, dont il est intéressant d'évoquer brièvement certaines conclusions car elles conservent une incontestable actualité; dans un deuxième temps, j'essaierai à partir des résultats de l'enquête Pratiques culturelles de rappeler les quelques éléments qui touchent la fréquentation des musées d'art moderne et contemporain.

Le premier volet de l'étude menée au début des années soixante- dix concernait l'attitude des classes populaires à l'égard de l'art contemporain. Elle reposait sur une série d'entretiens auprès d'ouvriers participant aux activités culturelles des comités d'entreprise et proposait une analyse de leurs discours relatifs à leurs choix esthétiques dans la vie quotidienne et dans le domaine artistique. En fait, le rapport portait essentiellement sur leur relation à la peinture abstraite et s'attachait à comprendre leurs réticences à l'égard de cette forme d'expression. J'en retiendrai trois points, qu'il pourra être intéressant de rapprocher des propos à venir de Nathalie Heinich.

Tout d'abord, la première forme de réticence que ces ouvriers exprimaient vis-à-vis de l'art moderne trouvait son fondement dans l'image excessivement commerciale que beaucoup d'entre eux avaient de l'artiste moderne. L'artiste qui jouait sur ce plan le rôle d'image repoussoir à cette

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époque (probablement trouverait-on aujourd'hui d'autres noms) était S. Dali, souvent présenté comme quelqu'un qui avait vendu son âme aux marchands et n'avait plus qu'une idée en tête: gagner le maximum d'argent, ce qui venait directement heurter la représentation romantique de l'artiste à laquelle beaucoup adhéraient. Une autre forme de réticence ou de défiance renvoyait à la question de l'absence de critères explicites de la professionnalisation dans le domaine de la peinture abstraite qui, de ce fait, apparaissait aux yeux de beaucoup comme le règne de la facilité. L'importance accordée du travail, à l'apprentissage, au fini de l'exécution, au soin du détail, etc. dans les milieux ouvriers étudiés faisait que les personnes interrogées avaient le sentiment de ne pas trouver dans l'art moderne les valeurs auxquelles elles étaient le plus attachées. D'ailleurs, ce sont ces mêmes raisons qui parfois les tenaient à distance du monde des amateurs, comme le prouve cette citation où quelqu'un après avoir exprimé les raisons pour lesquelles elle ne s'intéressait pas à la peinture abstraite, ajoute: «à l'exposition des peintres-ouvriers, j'y vais pas, je ne les blâme pas de mettre leurs croûtes devant les gens, mais on me demande mon point de vue et j'ai horreur de mentir là-dessus: moi j'aime le travail bien fait, celui des gens compétents alors je préfère ne pas y aller». Aussi est-il intéressant de voir comment une certaine idée du travail «bien fait» peut conduire à rejeter le domaine de l'art moderne mais aussi celui de la peinture amateur, deux domaines qu'on a plutôt tendance à opposer ou à situer aux antipodes l'un de l'autre. Enfin, le troisième thème le plus souvent évoqué était celui de la crainte de «se faire avoir», de se faire escroquer sur la valeur artistique quand on ne dispose pas des compétences pour l'apprécier véritablement. Les personnes interrogées avouaient dans de nombreux cas ressentir face à l'art moderne un sentiment d'arbitraire: «Moi, je ne suis pas pour la peinture abstraite parce que si vous avez un truc qu'on peut tourner dans tous les sens, on ne sait jamais quel est le bon». Il s'agit là à mes yeux d'une question centrale, aujourd'hui encore: comment lutter contre le sentiment d'arbitraire qui fréquemment saisit les non initiés quand les critères d'appartenance à un domaine ne font pas l'objet d'un consensus et que les critères de jugement sont fluctuants, incertains et souvent non explicites?

Le second volet de l'étude menée par Raymonde Moulin consistait à enquêter dans deux lycées parisiens sur l'attitude des élèves à l'égard de la modernité. L'idée était de les faire réagir en leur présentant des photographies de tableaux de peintures anciennes et modernes, mais aussi des photographies d'objets de la vie quotidienne, notamment en rapport avec le mobilier, les automobiles, les vêtements, etc. Les conclusions, assez brutales, peuvent être rassemblées en deux points: d'une part, les choix dits «conservateurs» l'emportent dans tous les groupes sociaux observés sur les choix modernistes (Une hypothèse était avancée selon laquelle l'enseignement artistique dispensé par l'école jouait en faveur du conservatisme) ; d'autre part, les résistances à la nouveauté s'expriment plus nettement dans les goûts artistiques que dans la vie quotidienne. Il était observé en effet que la percée moderniste pouvait intervenir dans toutes les couches sociales par le truchement du décor

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intérieur, notamment du mobilier et du design: le design était présenté dans les conclusions de l'étude comme un vecteur efficace de diffusion d'idées ou d'attitudes à l'égard de la modernité susceptibles d'être recyclées dans le domaine plus strictement artistique.

Le troisième volet de l'étude portait sur une enquête de fréquentation de l'exposition Picasso qui avait eu lieu au Louvre pour le 90e anniversaire de l'artiste (une exposition, gratuite, présentait huit de ses œuvres). Là encore, la conclusion n'était guère surprenante et reste à mon sens vérifiée par les enquêtes qui sont menées sur les grandes expositions parisiennes organisées par la RMN: «L'exposition Picasso a mobilisé les pratiquants que la sociologie religieuse appellerait occasionnels, c'est-à-dire ceux que les expositions spectaculaires attirent, comme Noël et Pâques certains paroissiens à l'église». La composition socioculturelle du public ne change pas pour autant: les taux de fréquentation des différentes catégories socioprofessionnelles - sureprésentation des cadres, professions intellectuelles supérieures et, au sein de cette catégorie, celle du monde enseignant et des professions artistico-culturelles au sens large - étaient conformes à ce qu'on observe en général. Enfin, le quatrième volet était un sondage national SOFRES sur les Français et l'art moderne. Il s'agissait d'un banal sondage qui consistait à demander quelle était l'opinion des gens à l'égard des créateurs contemporains, quels étaient ceux qu'ils connaissaient et ceux qu'ils appréciaient. Les réponses mettaient en évidence la place prépondérante occupée dans ce hit parade de la notoriété par Picasso, Buffet et Dali qui vraiment étaient les trois seuls noms véritablement connus par les personnes interrogées.

Abordons maintenant les informations relatives à l'art contemporain qui peuvent être tirées de l'enquête Pratiques culturelles des Français., Soulignons qu'aucune information sur la fréquentation des centres d'art contemporain n'existe, puisque la question n'est pas posée dans l'enquête et que les seules informations disponibles proviennent de questions subsidiaires relatives à la fréquentation des musées (la liste proposée des genres de musées comprend en effet «musées d'art moderne et contemporain», catégorie qui, comme les autres ne va pas bien sûr sans soulever des interrogations sur la manière dont elle est perçue par les personnes enquêtées).

Un bref rappel d'abord pour ceux qui n'ont pas les chiffres de fréquentation des musées en mémoire: la dernière enquête Pratiques culturelles, menée en 97, indiquait qu'environ un quart de la population française n'a jamais visité de musée de sa vie : 75 % y sont allés au moins une fois et un tiers y sont allés au cours des douze derniers mois. Cette proportion est en légère augmentation depuis qu'existe l'enquête, puisqu'on est passé progressivement de 27 % en 1973 à 30 % dans les années quatre-vingt et à 33 % lors de la dernière enquête. Quand on pousse l'analyse, on constate que cette légère tendance à la hausse renvoie beaucoup plus à l'évolution structurelle de la population française, autrement dit au fait qu'il y a plus de cadres supérieurs et de personnes diplômées aujourd'hui qu'il n'y en avait dans les années soixante-dix, qu'à un rattrapage des catégories de population qui fréquentent traditionnelle-

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ment le moins les musées. Si on raisonne - comme on le fait souvent quand on parle de la démocratisation - à partir de l'écart entre les cadres supérieurs et les ouvriers, on observe que cet écart est resté constant depuis le début des années soixante-dix; mais comme il y a moins d'ouvriers et plus de cadres supérieurs, il est normal que la moyenne à l'échelle de la population française ait tendance à augmenter. Un autre point mérite d'être rappelé: la fréquentation des musées, comme celle des spectacles vivants, est le plus souvent occasionnelle sinon exceptionnelle: environ les deux tiers des personnes qui sont allées dans un musée au cours de l'année, n'y sont allés qu'une ou deux fois. Au niveau des genres de musées visités, les musées de beaux-arts et les musées d'histoire dominent assez largement: 53 % des visiteurs ont visité un musée de beaux-arts et 43 % un musée d'histoire. Tous les autres genres de musées se situent environ à un quart des visiteurs : ainsi par exemple, 28 % des gens qui sont allés dans un musée ont visité un musée d'art moderne et contemporain, si bien qu'au total, on peut considérer qu'environ 8 % des Français ont visité au cours des 12 derniers mois ce genre d'établissement. Soulignons au passage que je raisonne ici en pourcentage, c'est-à-dire en valeur relative, et que cela a pour effet d'induire une lecture «pessimiste» des résultats: 8 % apparaît en effet comme un chiffre faible - qui souligne que 92 % des Français ne sont pas concernés - alors que le fait de dire que 4 millions de Français sont allés dans les musées d'art moderne, ce qui est strictement identique (450 000 personnes représentent 1 % de la population française des 15 ans et plus), donne l'impression que beaucoup de gens sont concernés ; une telle présentation des chiffres peut même conduire certains journalistes à parler de «phénomène de société»... Faut-il en conclure avec cynisme qu'on doit utiliser les chiffres absolus quand on veut montrer que le phénomène considéré est quantitativement important, et les pourcentages quand on souhaite indiquer qu'il est minoritaire ou rare? Pour notre part, nous considérons plutôt qu'il convient, quand on analyse les résultats d'une enquête, de raisonner sur les deux indicateurs, car l'un et l'autre fournissent deux éclairages utiles, différents mais complémentaires.

Fermons la parenthèse et revenons aux résultats de l'enquête. Les données relatives à la part des visites de musées consacrées à l'art moderne et contemporain se situent à un niveau comparable à celui des autres domaines culturels: l'art contemporain - au sens où on l'entend ici - intéresse dans le domaine des arts plastiques à peu près la même proportion de personnes que la production contemporaine dans d'autres formes d'expression artistique. Deux études menées par le DEP ces dernières années apportent, par exemple, des informations sur la part relative de la création contemporaine dans la fréquentation globale du théâtre d'une part et de la danse d'autre part, avec bien entendu des difficultés au moins aussi grandes pour définir ce qu'on entend par théâtre ou danse contemporaine. Dans le cas du théâtre, on peut considérer qu'environ un quart de la fréquentation concerne la création contemporaine, et dans celui de la danse, 14 % seulement des spectateurs déclaraient avoir assisté à un spectacle de danse contemporaine.

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Vous voyez par conséquent que les proportions sont très proches dans les trois domaines considérés (arts plastiques, théâtre, danse), de l'ordre de 15 à 25 % du public global.

À l'échelle de la population française, le public des musées d'art moderne et contemporain n'apparaît pas véritablement comme un public spécifique, si on le compare aux visiteurs de musées qui ne fréquentent pas ce genre de musée : au vu des résultats de Pratiques culturelles, pratiquement personne ne fréquente exclusivement les musées d'art moderne et contemporain. La plupart des personnes qui s'intéressent à l'art contemporain fréquentent en effet les autres genres de musées, même les écomusées ou les musées de sciences et techniques, à l'exception toutefois des musées d'histoire pour lesquels elles semblent manifester une certaine réserve: plus de 75 % par exemple ont fréquenté un musée de beaux-arts traditionnels et environ la moitié des autres genres de musées. Le fait que les visiteurs de musée d'art moderne et contemporain soient en général des habitués des autres genres de musées se traduit par un nombre annuel de visites plus élevé que la moyenne, si bien que leur profil et leurs comportements se rapprochent de ceux des visiteurs réguliers de musées. Au plan des modalités de visites par exemple, ils effectuent plus souvent leurs visites seuls ou avec des amis (25 % d'entre eux ont visité seuls un musée d'art moderne et contemporain contre 8 % en moyenne pour les visiteurs des autres musées) ; par contre, la visite familiale est moins fréquente. Ils se distinguent aussi au plan du profil socio-démographique, accentuant toutes les propriétés habituelles des publics culturels, tant au niveau des diplômes, de la situation de famille (ils comptent plus de célibataires) que du lieu de résidence (ils sont plus parisiens). Cette accentuation du caractère parisien renvoie à la fois aux possibilités incomparables qu'offre la capitale en matière d'art contemporain mais aussi, et surtout, à la structure de population parisienne dont le profil - faut-il le rappeler? - est très particulier (plus diplômé, plus riche, plus souvent célibataire...).

De fait, quand on observe le public des musées d'art moderne et contemporain, on a du mal à dégager ce qui renvoie au fait de visiter beaucoup les musées (puisqu'il y a plus d'amateurs réguliers) et ce qui renvoie au fait d'avoir un intérêt pour l'art contemporain. Aussi ai-je tenté de distinguer ces deux séries d'effets en comparant la population ayant visité au moins trois fois dans l'année un musée (dont les musées d'art moderne contemporain), et celle qui a visité aussi au moins trois fois un musée dans l'année sans être allé dans un musée d'art moderne ou contemporain. La comparaison confirme que les premiers sont plus souvent célibataires. Doit-on en conclure que le fait d'apprécier l'art contemporain incite à vivre seul? Probablement non, car on constate que tous les milieux fortement investis dans la culture ainsi que les professionnels du secteur présentent cette même propriété. Ils sont aussi un peu plus jeunes, ce qui constitue probablement un élément d'explication plus pertinent: la tranche d'âge des 25-44 ans par exemple est plus représentée au sein des visiteurs réguliers des musées d'art moderne et contemporain. Toutefois, les différences d'âges ne sont pas aussi fortes

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qu'on pourrait le penser et l'intérêt pour l'art moderne et contemporain n'apparaît pas fondamentalement comme une question d'âge ou de génération, contrairement à une idée reçue qui tend à faire croire que les jeunes sont «spontanément» portés vers les formes d'expression les plus novatrices ou les plus provocatrices.

Le fait de fréquenter les musées d'art contemporain est, par ailleurs, plus souvent associé à une fréquentation importante et diversifiée des équipements culturels, à un intérêt global pour la culture nettement plus élevé. Les différences de comportement les plus marquées par rapport aux visiteurs réguliers des autres genres de musées portent sur la fréquentation des spectacles de danse, des concerts d'opéra et de musique classique et des galeries ainsi que sur la pratique amateur d'activités artistiques. L'importance des écarts observés sur des activités comme la fréquentation de l'opéra et des concerts de musique classique indique combien il serait réducteur - sinon faux — de raisonner sur un axe que nous qualifierons, faute de mieux, de moderne/classique, comme si le fait d'apprécier l'art moderne ou contemporain était systématiquement associé à des goûts modernes dans les autres domaines culturels. Une telle propriété apparaît, en réalité, dans les analyses typologiques plus proche du pôle classique que du pôle moderne. Aussi ne peut-on pas faire comme si il y avait d'un côté un pôle classique rassemblant toutes les personnes appréciant l'art contemporain et manifestant un intérêt pour la création contemporaine, quel que soit le domaine, et de l'autre un pôle classique regroupant tous ceux qui l'ignorent ou la détestent.

D'autres éléments vont dans le même sens : la dernière enquête sur les pratiques culturelles proposait à la fin du questionnaire une liste de 22 personnalités du spectacle vivant, couvrant un peu tous les domaines d'expression, avec l'objectif d'apprécier le niveau de compétence des personnes interrogées mais aussi de connaître leurs goûts: on leur demandait en effet si elles connaissaient les artistes figurant dans la liste avant de vérifier la réalité de ces connaissances en leur demandant ce qu'ils faisaient; et dans le cas où elles les connaissaient, on leur demandait s'ils aimaient, ou n'aimaient pas ou s'ils n'avaient pas d'appréciation particulière. Les réponses relatives à des personnalités comme Boulez ou Malher, pour prendre deux exemples contrastés, étaient sensiblement les mêmes aux seins des visiteurs réguliers de musées, qu'ils visitent ou non les musées d'art moderne ou contemporain, même si les premiers se distinguaient réguliers par une meilleure connaissance des artistes qui apparaissent comme représentatifs d'une position qu'on peut qualifier de «moderne» dans le champ artistique, tels Ariane Mnouchkine, Zingaro et Eric Clapton. L'analyse de l'ensemble des résultats montre que le public des musées d'art moderne et contemporain se caractérise par une plus grande exigence au niveau intellectuel: non seulement il connaît mieux les noms les plus intellectuels de la liste, mais il a tendance à les apprécier plus que les autres et à manifester un rejet plus marqué pour les artistes dont la notoriété est la plus forte. D'ailleurs, l'étude sur le théâtre que j'évoquais il y a quelques instants montrait aussi que les spectateurs ayant un goût marqué pour le théâtre

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contemporain à la fois avaient des goûts plus intellectuels et manifestaient une distance plus grande à l'égard du théâtre de boulevard et des formes les plus conventionnelles de théâtre.

Pour terminer, j'élargirai mon propos en disant quelques mots à propos des études de public en général. Les réticences à l'égard d'une approche statistique ou sociologique des publics restent fortes dans le domaine culturel, même si la volonté de connaître ses publics fait désormais partie de la rhétorique obligée de tout responsable. Des résistances idéologiques continuent à entraver la démarche d'étude, surtout quand elle a une visée d'évaluation. Aussi est-il clair que ceux qui entendent développer une approche scientifique des publics — ne serait-ce que pour interroger leur propre représentation car la sociologie spontanée est une activité très répandue dans les milieux culturels - ont encore dans bien des cas un combat à mener. En même temps, pourquoi ne pas avouer que le fait de multiplier les sondages ne garantit en rien une meilleure connaissance des publics ni, a fortiori, une meilleure prise en compte des résultats par les décideurs? De surcroît, il faut bien avouer que la multiplication des enquêtes par sondage ces dernières années présente un risque réel de routine: une certaine forme de paresse intellectuelle conduit aujourd'hui à poser toujours les mêmes questions, à effectuer les mêmes tris et à proposer les mêmes interprétations. Cette situation appelle un renouvellement des approches, des méthodes et des problématiques et c'est pourquoi le DEP a lancé un appel d'offres à la suite de la dernière enquête sur les pratiques culturelles pour essayer de susciter l'intérêt des milieux de la recherche; il est en effet dans les missions d'un service comme le DEP de veiller à la diversité des problématiques et de favoriser la mise en œuvre d'approches plus compréhensives ou plus proches des comportements réels que les enquêtes quantitatives par sondage. Précisons bien qu'il ne s'agit pas de «jeter le bébé avec l'eau du bain» car je suis persuadé que le quantitatif apporte beaucoup de choses, mais de prendre conscience que les questions qui se posent aujourd'hui dans le domaine culturel, quel que soit le secteur considéré sont de plus en plus pointues et appellent une pluralité de points de vue. Il ne s'agit plus simplement d'identifier les principaux déterminants de la fréquentation des équipements culturels, mais d'analyser le jeu de facteurs secondaires ou d'apprécier les conditions qui peuvent accentuer ou au contraire entraver leurs effets. Prenons par exemple la question ancienne mais toujours d'actualité de la gratuité: «Favorise-t-elle la fréquentation des équipements culturels, est-elle un facteur de démocratisation? » II n'existe aucun consensus sur cette question, ni même aucune réponse satisfaisante au plan général: chacun est plutôt tenté de répondre selon une formule digne de Pierre Dac, que la gratuité produit certains effets dans certaines conditions sur certaines catégories de publics. Comment dépasser cette lapalissade? Comment parvenir à préciser les conditions qui garantissent la plus efficacité à une mesure de ce type et celles qui produisent des effets pervers, effets d'aubaine ou autres? Répondre sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, avec un niveau de détails suffisant exige de sortir des débats idéologiques qui enferment dans des positions binaires

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(oui/non, pour/contre...), mais suppose aussi des moyens financiers plus importants pour pouvoir disposer d'échantillons plus importants, de questionnaires plus approfondis, etc.

Il convient aussi en matière d'études - me semble-t-il — de se défaire de deux illusions qui ont la vie dure. La première consiste à penser que les chiffres parlent d'eux-mêmes. Quiconque a déjà mené une enquête sait, par expérience, que ce n'est pas vrai : quand on reçoit les résultats d'une enquête, on est plutôt assommé sous une avalanche continue de données qui risquent de s'empiler sur votre bureau, sans aucun profit si aucune véritable question n'a été posée en amont, au moment de la conception de l'enquête et de la rédaction du questionnaire. La deuxième illusion consiste à penser qu'il est aisé de construire un dispositif d'observation des publics à l'échelle du territoire national, que ce soit pour les scènes nationales, les conservatoires de musique ou des centres d'art contemporain. En effet, dès qu'on rentre dans le travail d'explicitation des attentes à l'égard des études, on se rend compte que les demandes sont de nature très différente et renvoient souvent à des problèmes propres à chaque établissement. Certes, les publics se ressemblent beaucoup d'un équipement culturel à l'autre et quand il s'agit simplement d'obtenir une description sommaire des publics en termes de sexe, d'âge, de CSP..., il peut être suffisant de se contenter des résultats des études déjà réalisées dans des équipements comparables.

La multiplication des enquêtes sur les publics de la culture rend plus nécessaire que naguère la confrontation entre les personnes qui produisent ou utilisent les résultats dans leur domaine d'intervention ou au sein de leur établissement. Aujourd'hui de nombreuses données existent, des évaluations sont menées ici ou là sur des actions originales, sans que l'information soit suffisamment partagée, faute de lieux d'échange et de confrontation des résultats. C'est pour tenter de remédier à cette situation que le DEP a pris l'initiative d'organiser un séminaire sur les publics au sein du ministère, réunissant les personnes qui ont, dans les directions centrales du ministère, la charge de la question des publics, ainsi que celles qui, dans les établissements publics (BPI, La Villette, le Louvre, Orsay, etc.) réalisent des études sur leurs publics. Ce séminaire, qui a quelques mois d'existence puisqu'il a commencé en octobre 1999, réunit une fois par mois une trentaine de personnes et a pour ambition d'être un lieu de capitalisation des savoirs et de réflexion sur la fréquentation des équipements culturels; une publication régulière des travaux est envisagée, ainsi que la tenue d'un colloque à l'automne 2001. La volonté de traiter de l'ensemble des domaines culturels et de privilégier les questions transversales fait qu'il est difficile dans le cadre de ce séminaire d'aborder dans le détail certains thèmes propres à tel ou tel secteur; il faut parfois se satisfaire d'un niveau de généralité frustrant pour des spécialistes des musées, des médiathèques ou... des centres d'art contemporain. C'est pourquoi des journées comme celle d'aujourd'hui, qui rassemblent autour d'un thème les spécialistes d'un domaine, constituent une initiative tout à fait complémentaire: elles constituent un moment indispensable dans l'aller et retour

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obligé entre le particulier et le général et permettent, en approfondissant la connaissance de la fréquentation d'un lieu culturel particulier, d'alimenter les réflexions sur les publics de la culture en général.

O. D. chargé d'études au département des études et de la prospective,

direction de l'administration générale, ministère de la culture et de la communication

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