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BIBEBOOK CHARLES BARBARA LA LEÇON DE MUSIQUE

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    CHARLES BARBARA

    LA LEON DEMUSIQUE

  • CHARLES BARBARA

    LA LEON DEMUSIQUE

    1857

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1183-6

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  • LA LEON DE MUSIQUE

    L violoncelle parvenaient jusqu moi purs et pn-trants, quoique aaiblis, comme jentrais dans le petit htel odemeurait mon matre. Au second tage, jattendis, pour heur-ter la porte, que linstrument et cess de vibrer.

    Le dsordre de la chambre rpondait lextrieur singulier du musi-cien. Schenk venait de coucher sa basse sur le lit. Du papier rgl, desplumes, de lencre, un diapason, de la colophane, jonchaient le tapis vertdune table. Des morceaux de musique, gravs et manuscrits, des habitset du linge, encombraient au hasard un piano droit plac entre les deuxfentres de la pice. Japerus dans la chemine un polon, proh pudor!o cuisait je ne sais quelle chose, car le couvercle tait dessus. Ce dtailculinaire, en apparence puril, devait prendre mes yeux les proportionsdune preuve de linuence des choses extrieures dans les sensations quecause la musique.

    Schenk, petit homme de trente et quelques annes, se tenait debout,les mains sur les hanches. Ses cheveux ternes et roides, taient hrissscomme les poils dun chat furieux. Il regardait de mon ct et semblaitne pas me voir. Sans quitter cet air distrait, il me pria, dun ton de voixindcis, daller, de sa part, prvenir une de ses lves quil ntait plus

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  • La leon de musique

    indisposA dfaut, dans la ville, de ce quon peut appeler un professeur de

    violon, Schenk avait consenti diriger mes tudes sur cet instrument.Par suite de son irritabilit excessive, je ne jouissais jamais devant lui dela plnitude de mes moyens. Il tait des jours o je nentendais sonnerlheure de la leon quavec une sorte deroi. A chaque oubli, chaquefausse note, et Dieu sait combien jen faisais! il me malmenait avec me-sure dabord, bientt sans mnagement, et pour peu que la peur accrtma maladresse, sa colreuse dchanait lgal dune tempte; rien nymanquait: les clairs partaient de ses yeux, et les coups quil donnait avecson poing sur sa basse ou avec ses pieds contre le mur guraient on nepeut mieux le tonnerre. Je pleurais bien souvent, et encore aujourdhui jepourrais montrer sur la table de mon violon les rigoles que la chaleur etlcret de mes larmes y ont dessines.

    Cela ne mempchait pas de laimer beaucoup. Il tirait de son violon-celle des sons qui me pntraient et veillaient dans mon imagination deschosesmystrieuses, feriques, dun charme enivrant, et cela seul susait labsoudre dans mon esprit de son humeur bizarre et de ses impatiences.

    Les personnes chez qui jallais me voyaient presque chaque jour. Su-sanne, leur unique enfant, initie la musique par un vieux professeurqui, chose notable, lui avait appris quelque chose, ntait heureuse quson piano. Si mdiocre excutant que je fusse, elle marquait toujours ducontentement de mavoir pour accompagner, tant bien que mal, les so-nates de Haydn, de Mozart ou de Beethoven. Dautres fois, je faisais mapartie dans des trios que Schenk composait et dont il rduisait le violon mes forces.

    Je montai au premier, o se tenait habituellement la famille, et jytrouvai eectivement le pre, la mre et Susanne, autour dun grand feu.On tait en automne. Le pre et la mre occupaient chacun un angle dela chemine; la jeune lle tait entre eux deux, quelque distance enarrire, appuye contre un piano queue sur le pupitre duquel souvraitune partition. Un jour gris estompait de molles ombres les contours de cestrois personnes dont les visages penchs accusaient des proccupationstristes.

    Il est prsumable quon mentendit. Pourtant on ne prit pas garde

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  • La leon de musique

    moi, ce qui me dcontenana. Je me tins debout dans un coin du salon,craignant dtre importun, nosant pas remuer.

    A un soupir de la jeune lle, le pre et la mre tournrent simultan-ment la tte de son ct. Leurs yeux passrent sur moi sans se dcider me voir.

    Quas-tu, mon enfant? demanda la mre avec tendresse. Susannerpondit par une larme qui coula le long dun cil et tomba sur sa joue.Le pre renouvela la question, mais du ton de limpatience. Une secondelarme tincela lautre paupire de la jeune lle et glissa sur lpidermecomme une goutte deau sur la corolle satine dune eur.

    Jtais mal laise, et jeusse prouv du soulagement si ma prsence,remarque, et mis n une scne dont jobservais les dtails malgrmoi. Outre cela, jtais surpris des pleurs de Susanne que je savais gtepar ses parents. Incapable alors de concevoir quun rve contrari sutparfois engendrer de mortelles douleurs dans lme dune lle esclavede ses impressions, je me demandais avec tonnement, comme le pre etla mre, ce quelle avait.

    Le pre, homme de haute taille, gros en proportion, dune sant luxu-riante, quitta son fauteuil et se promena de long en large. Il sarrta en-suite devant sa lle, et, les bras croiss, lui adressa des paroles trs-dures.Autant que je puis me le rappeler, entre autres choses, il lui dit: Quiltait navr de la voir payer dingratitude laection de parents qui lai-maient plus queux-mmes; que lobstination de son muet chagrin ntaitpas concevable, puisquon allait au-devant de sesmoindres fantaisies; quesi ctait son mariage prochain qui laectt de la sorte, elle ne balantpoint de lavouer: elle ne devait pas craindre de briser une fois de plus lecur dun pre et dune mre dont elle avait fait incessamment le jouetde ses caprices. En dpit de ces pres reproches et des caresses de samre, Susanne ne bougea pas. Elle tait immobile comme une roche autravers de laquelle ltre goutte goutte leau dune source.

    On daigna enn mapercevoir. Je mempressai de dire pourquoi jtaisvenu. Le pre sinforma de Schenk avec intrt, et me renvoya sa llepour le reste; aprs quoi, il sortit. La mre, de son ct, me dit quonsuspendrait les leons, parce que sa lle allait se marier; elle ajouta que siSusanne, lheure quil tait, se sentait dispose faire de la musique, elle

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  • La leon de musique

    ny voyait pas dinconvnient; quelle en serait mme charme, puisquecela lui procurerait le plaisir de voir M. Schenk, etc. Pendant ce temps-l, Susanne passait de lengourdissement une vive agitation. Le nom demon matre lavait en quelque sorte ressuscite. A sa mre, qui craignaitquune leon ne la fatigut, elle rpliqua quelle se sentait mieux et quunpeu de musique lui ferait certainement du bien.

    Je rapportai ces dtails Schenk. Quand je s mention du mariage,son il, qui menvisageait, sabaissa brusquement vers le sol, et je vis lamlancolie du dcouragement empreindre son visage.

    Je laccompagnaiPour manquer de rgularit dans les traits, Susanne nen passait pas

    moins pour belle, tant dordinaire sa physionomie tait vive, tant son ilcontenait de choses, tant son sourire avait de grce. Depuis quelle navaitvu Schenk, elle avait beaucoup pli; ses paupires rouges dnotaient lafrquence de ses larmes, et sa tte penche semblait alourdie par des pen-ses funbres.

    A ct delle, Schenk faisait un contraste (constraste) saillant par sapetite taille et la gaucherie de ses gestes. Ses yeux, chargs dtincelles, sagure anguleuse, passionne, o la dance et lorgueil, et aussi parfoisun souvenir ou un mot creusaient des plis profonds, nveillaient gureque des antipathies. Il tait toujours vtu comme un homme qui pense delhabit ce que dautres pensent du style, que le fond emporte la forme.

    Il ouvrit ltui que le domestique avait apport et en tira sa basse,vieil instrument dune couleur nergique et fonce. Cette basse, quoiquesans nom dauteur, avait une valeur inestimable. Le bois admirablementchoisi, la beaut des formes, le ni des dtails, tout annonait luvre dunmatre. Schenk lattribuait Duioprugcar, luthier tyrolien du seizimesicle. Le fond surtout tait splendide: les ondes de lrable schappaientdu milieu vers les clisses comme les ammes dun foyer. Les avaientcette nettet et cette lgance qui distinguent celles des violons de Cr-mone. La tte du manche tait travaille comme une pice dorfvrerie.Des moulures, dun dessin bizarre, dune exquise dlicatesse, prenaientracine aux joues du chevillier et se dveloppaient sur la spirale de la vo-lute. Pour ne pas tre du mme ouvrier, cette tte, ente sur un mancheneuf, loin dter du prix la basse, achevait den faire un instrument ma-

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    gnique et prcieuxJe maperus que le pre et la mre sen taient alls, et jen fus bien

    aise, car je savais que les auditeurs indirents ou ennuys importunaientSchenk et le paralysaient. Lexcutant nest lui tout entier que dans unmilieu sympathique: il a cela de commun avec le magntiseur, dont lesoprations russissent mal en prsence de gens hostiles. Je mtais assisdans un angle obscur, comme une chose inerte, nayant plus de vivant enmoi, pour ainsi parler, que les cordes qui vibrent sous laction des uvresdart. Il semblait que jeusse le pressentiment dentendre la basse de monmatre pour la dernire fois. Schenk mit prcisment dans son excutionplus dme, de vre, de vigueur que je ne lui en connaissais encore, et meremua exceptionnellement de telle sorte que limpression, cette heure,est aussi frache dans mon souvenir que si elle y tait dhier.

    Un andante de quelques mesures servait dintroduction. Sur un fondde notes lentes, les avec un art inconcevable, dont la succession et lamarche harmonique faisaient pressentir un changement de ton et demou-vement, Susanne, promenant ses doigts sur toute ltendue du clavier,semait profusion, leggiermente, des traits rapides, comparables aux ara-besques jour dune glise gothique, ou encore aux points dune dentelle.Leet produit tait quelque chose danalogue ces brouillards qui, lematin, lapproche du crpuscule, sagitent sous mille formes confusesCet intrt fbrile qui sattache aux objets fantastiques que limaginationvoque si aisment dans le clair-obscur, enchanait sur-le-champ latten-tion.

    Tout coup clata en accents imptueux un allgro dune ampleurtourdissante. Des entrailles de landante, comme dun chaos o ot-taient laventure des fantmes dont le frlement et le tournoiement em-plissaient loreille dune psalmodie monotone, schappa un motif dunclat qui rappelait celui du soleil. Les ombres disparurent comme de grosnuages chasss par le vent, dvoilant des campagnes splendides o sejouaient, enchsss de buissons euris, les mandres dune rivire; otincelaient, comme desmiroirs ardents, des lacs bleus; o desmontagnespittoresques, blanchies au front, noires et dchires dans les ancs, se te-naient droites et res lhorizon, tandis qu leur pied dormaient, non-chalamment accroupies, des collines drapes, celles-ci dans la robe dor

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    des bls, celles-l dans les charpes vertes de la vigne. Et des forts im-pntrables, dont les masses de verdure ondulaient comme les ots dela mer, encadraient magniquement ce paysage magique, inond de lu-mire et de couleurs. Et ce soleil, ce ciel, ces eaux, ces bois, ces montagnes,ces collines, devenus par enchantement les instruments dun orchestre,excutaient avec un fabuleux ensemble, sous la direction dunmatre invi-sible, une symphonie faire mourir de joie. Jtais bloui, je nageais danslenthousiasme, il me poussait des ailes, je plongeais dans les espaces oroulent les mondes, o brlent les soleils, jallais, jallais, sans trouver lan, chaque instant plus vivement aiguillonn par le dsir de toucher dudoigt la solution des problmes terribles que soulve en nous la douleur

    Au paroxysme de mon extase, une brusque cadence soua sur ce mi-rage et me rappela moi-mme. Il me sembla que quelque chose se brisaitdans ma poitrine, tant la sensation fut nergique et douloureuse

    Ds le dbut de ladagio, je fus entran au travers du monde des ra-lits navrantes. Le volume, la rondeur, la suavit des sons eussent faitcroire aux vibrations dune voix magnique. Dune tendresse profonde, lechant atteignait graduellement au pathtique et amenait les larmes dansles yeux. On ny trouvait point trace de ce sentiment fbrile, poignant,dchirant, qui coule ots dans les compositions maladives de quelquesItaliens modernes, et aussi dans les mlodies nervantes du tendre Schu-bert; ctait cette mlancolie forte, saine, du gnie robuste, qui, loin deddaigner la vie, en accepte les douleurs et essaye de sen consoler et denconsoler autrui laide de plaintes touchantes, mlancolie dont sont em-preintes notamment les uvres de Beethoven. Dans ce chant passionn,je dmlais toute une histoire; je songeais Schenk, son existence obs-cure, son isolement, la haine dont le poursuivaient dignares musi-ciens, et aussi cette rputation de fou quils tchaient de lui faire, sansquil daignt mme les contredire, encore que son me en ft gonedamertume.

    Ses seules jouissances, il semblait les puiser dans les profondeurs delart musical. Il ne schauait gure qu loccasion du violoncelle, dontil parlait toujours avec un enthousiasme extraordinaire. Pour lui, ctait,en mme temps que le plus dicile, le premier des instruments archet,et celui qui mritt dtre trait avec le plus de gravit et de noblesse. Il

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    ne souhaitait rien tant que de le voir mieux compris, et navait pas assezde sarcasmes contre ceux qui en jouaient sans paratre souponner quilet exist un Duport. A son sens, la plupart des violoncellistes, par lamesquinerie de leur jeu, leurs sons maigres, leur manque daplomb et dejustesse, leurs compositions vides et ridiculement diciles, dnaturaientle caractre de linstrument et mritaient quon dt deux quils sont desviolonistes manqus.

    Il ne sagit pas de jongler avec des notes, de stuper lauditeur pardes passages en fuse et des sauts prilleux; il faut que de lenchanementdes sons, de lenchevtrement des accords et desmodulations, il rsulte unensemble capable de remuer profondment, autrement lartiste descendau niveau du jongleur et noccasionne quun plaisir ou un ennui analogue.Que linstrumentiste, dpourvu de la facult cratrice, se garde de torturerson imagination pour en arracher pice pice des morceaux absurdes;quil se borne linterprtation des uvres de matres: un homme de ta-lent peut encore, dans cette carrire incontestablement prfrable celledacrobate, obtenir assez de succs pour contenter son ambition.

    Quant lui, ds quil tait question de monter sur des trteaux, devantdes indirents qui demandaient quon les tonnt par des tours de force,il ressentait une rpugnance invincible; il navait le libre exercice de sesfacults quen prsence de gens dont la sympathie lui tait acquise, et cesgens taient rares; aussi vitait-il les occasions de se produire. Une seulefois, force dobsessions, on obtint de lui quil se ferait entendre dans unconcert. De mmoire dhomme peut-tre neut-on point constater uneaussi lourde chute. Aprs avoir dispos les esprits lenthousiasme parun dbut clatant de force et de beaut, il se troubla tout coup, perdit latte et sarrta court. Une vre nerveuse paralysait ses doigts; le bras delarchet avait la roideur dune barre de fer; la sueur linondait; le dses-poir bouleversait son visage; dans ses yeux roulaient de grosses larmes,et des angoisses inexprimables lui dchiraient la poitrine. Dsesprant devaincre son trouble, il stait lev et avait quitt la salle. La compassionquon lui avait marque en cette circonstance, lui avait fait plus de malque tout le reste. Ce souvenir subsistait en lui ltat de plaie saignanteque la moindre chose irritait; il susait dy faire allusion, mme inno-cemment, pour le rendre furieux et le mettre en fuite.

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    Lattention soutenue que nous lui prtions, Susanne et moi, lmotiondont nous tions pntrs et laquelle nous nous abandonnions nave-ment, lui donnaient une assurance imperturbable et le surexcitaient aupoint quil avait lair dun illumin. Accroupi sur sa basse, lil en feu,hors de lui, il eut un de ces moments dinspiration quil ne connaissaitgure que quand il tait seul. Il improvisa un point dorgue si rigoureuse-ment dduit du motif, dune logique si serre dans ses dveloppements,quil paraissait faire partie intgrante du morceau crit.

    Schenk ne savait ce qutaient les dicults pour les dicults. Silallait dun bout du manche lautre avec une rapidit foudroyante, aumoyen du staccato, de gammes chromatiques, de traits perls, nets jus-qu la perfection, on ne songeait point stonner de son mcanisme.Lide, toujours prsente, dtournait compltement des proccupationsde la forme. Sans quil part trace deort, ses doigts, os et nerfs, longset els, pareils ceux dun bossu, voltigeaient sur la touche comme degrandes pattes daraigne. On ne saurait concevoir de trilles plus par-faits, de doubles cordes plus justes, de passages en octaves plus rapides.Des modulations rpandaient la couleur sur ce fouillis tincelant, doschappait limproviste le chant de ladagio que Schenk reprenait ensous-uvre, laccompagnant de pizzicati ou darpges. Leet de cettemlodie, rendue avec des sons dune justesse, dune beaut, dune puis-sance incomparables, tait prodigieux.

    A la vue de son lve qui avait la tte penche et pleurait, Schenk,dabord tendre dans son expression; puis pre et nergique, modra bien-tt son emportement et diminua par degr lclat des sons. Insensible-ment, les notes, parcourant toutes les nuances du decrescendo, rent vi-brer lair peine et devinrent insensibles pour loreille. La jeune lle, dontles sensations semblaient obir la mme loi de dcroissance, redevintcalme.

    Il y eut une nouvelle pauseLe nale, presto deux temps, partit comme une che. Dun rhythme

    saccad, dune vivacit lectrique, il me jeta de la rverie dans le cau-chemar. Les notes, dans leur succession rapide et leur entre-croisementfugu, dessinaient, pour mon esprit, les arcades dune salle fantastique,chancelante comme larchitecture des rves, dont les murailles, cause

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    de lor, des peintures, des draperies, des glaces et des lumires innom-brables, resplendissaient comme les parois dune fournaise. Dans cet in-trieur, qui vacillait et orait chaque instant de nouvelles perspectives, travers une fort de colonnettes, tantt slanant perte de vue, tan-tt se rapetissant au point quon pouvait toucher les votes de la main,se pressaient en foule des femmes choisies entre les plus belles parmi lesblondes, les brunes et les rouges. Limagination dun musulman exaltpar les jenes net jamais atteint la splendeur de ce paradis. La plupartavaient de grands yeux expressifs qui ralisaient on ne peut mieux cetteimage du pote persan: Tes sourcils sont des arcs dont tes regards sont lesches. Vtues de soie, ou de velours ou de gaz, les couleurs et la formede leurs robes seyaient merveilleusement leur genre de beaut. La ttede celle-ci penchait sous les eurs; la poitrine, de celle-l tincelait dediamants; dautres ottaient dans des nuages de dentelle; toutes se pro-menaient enveloppes, pour ainsi dire, de passion; une pense uniqueparaissait les proccuper

    Du milieu des groupes sleva subitement une rumeur; tous les yeuxse dirigrent simultanment vers un point noir qui grossissait vue dilet revtait la forme humaine. Je reconnus Schenk. Il tait presque beau force dtre joyeux. Il tenait sa basse dune main et son archet de lautre.Trop passionnes pour tre coquettes, les femmes, sans crainte de friperleurs robes, de dchirer leurs dentelles, de perdre leurs diamants ou dedranger leur coiure, sempressaient autour de lui avec une sorte de fu-reur jalouse, et se disputaient ses sourires. Il semblait que ce fanatismecomblt le goure insondable de son ambition. Sa poitrine ntait pointassez large pour contenir tant de bonheur: il pressait lune de ses mainsdessus, comme pour empcher quelle nclatt La dure dun clair, etce fut un dsastre. Une modulation trange me rappela, je ne sais com-ment, un souvenir qui sut jeter le dsordre dans cette fantasmagorie.Schenk fut brusquement abandonn des bras parfums qui lenlaaient. Ildevint le centre dun cercle de visages blmes et pouvants dont le rayonne discontinuait pas de crotre. Une glace lui apprit la cause de cette rvo-lution. Il lui tait pouss un bonnet de coton sur la tte; son violoncelle,son admirable violoncelle, stait chang en ignoble marmite, et son ar-chet en cuiller de bois. Son dsespoir fut aussi profond que lavait t

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  • La leon de musique

    son enivrement. Un cri rauque sortit de sa gorge. Le cercle grandissaittoujours, et aussi la peur sur les gures, et aussi la fureur dans lme dupauvre musicien. Serrant la cuiller avec rage, et la plongeant dun gestefbrile dans la marmite o dbordait quelque chose de semblable unmtal en fusion, il enjamba du centre la circonfrence qui lenserrait etporta la cuiller en feu aux visages des femmes quil adorait tout lheure.Une clameur terrible retentit. Ce fut le signal dune confusion innarrable.Les femmes senfuirent dans toutes les directions, poursuivies par la peurde la souillure brlante dont elles taient menaces.

    Le fantastique engendrant le fantastique, il jaillit des murs une lgiondindividus identiques Schenk et terribles autant que lui. Lpouvantedes femmes dpassa toute mesure. Des plaintes dchirantes aux lvres,et les yeux pleins de larmes, elles se serrrent les unes contre les autres,se runirent en grappe la manire des abeilles, puis sallongrent encharpe blouissante et roulrent, lgal dun torrent, dans un chemincreux o il devint de plus en plus impossible de distinguer aucune formeprcise. A la queue, courait une arme de marmitons qui poussaient deshurrahs frntiques. Et le mouvement de cette cohue indchirable tait chaque instant plus acclr, les cris croissaient en force, en acuit, endiscordance. Les lumires staient teintes; ldice avait croul; on nevoyait plus que des ruines et des dcombres. Il faisait froid. Dans un plecrpuscule, passait devant mes yeux, avec un redoublement de vitesseet de sanglots, cette chane humaine dont les anneaux dcrivaient uneellipse immense, tournant sur elle-mme comme fait la pice de drap surla machine lustrer

    Jtais perdu. Le torrent me frlait et tchait mentraner. Sans forcecontre la paralysie du vertige, je roulai enn dans le tourbillon. Avec la ra-pidit dune balle de fusil, je montais, je descendais, tou par la craintede choir et de me briser la tte. Les gures que jtreignais svanouis-saient dansmes bras. Et le mouvement de rotation doublait toujours. Lac-clration en devint telle, que je ne sentis plus rien et quil me sembla queje reposais dans limmobilit du nant

    Quand je rouvris les yeux, Schenk remettait sa basse dans ltui. Su-sanne, assise, le dos tourn au piano, semblait crase sous la puissance deses motions. Sa mre lexaminait dun il inquiet. Cette dame se tourna

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    ensuite vers Schenk et lui annona le mariage de sa lle. Elle continuaavec beaucoup daabilit: Mon enfant a fait de grands progrs avecvous, monsieur, et ce sont de ces dettes que largent nacquitte pas. Jes-pre bien que nous ne cesserons pas de vous voir. Je vous assure que voustrouverez toujours ici des amis dvous.

    Ce disant, elle lui mit dans la main le prix de ses leons. Susanne seleva. Tremblante, prte svanouir, elle ouvrit la bouche pour parler,mais la douleur lui coupa la voix. Sa pleur, ses larmes, sa pantomime,parlrent pour elle. Le front dans ses mains, elle rejeta en arrire sa ttequi, presque aussitt, retomba sur sa poitrine do schapprent soudai-nement des sanglots. Avant que sa mre, qui alla elle pour la consoler,et eu le temps de la prendre dans ses bras, elle sortit et courut senfer-mer dans sa chambre. Schenk salua tristement et sen alla pour ne plusreparatre.

    Deux ou trois mois aprs, on mariait Susanne avec un jeune hommede son ge, et dune fortune gale la sienne. Jamais peut-tre ance plusfrle, plus ple et plus morne, nemarcha lautel. Bien des gens pensrentque cette enfant dcolore, aux prises avec daussi sombres chagrins, netarderait pas voir son voile de marie chang en un voile funbre. Lesparents eux-mmes taient tristes, et paraissaient actuellement craindreles suites dunmariage dont ils avaient eu hte de signer les conclusions

    Cependant, il devait tre prouv une fois de plus quil nest pas dedouleurs si cruelles que le temps ne puisse aaiblir et mme faire oublier.Je ne revis Susanne que bien des annes plus tard. Mon tonnement futprofond. Au lieu de cette dlicate jeune lle, blanche comme un lis, pen-che comme un roseau sous le vent, japerus une grosse dame dont levisage plein et dun rouge vif, clair de deux yeux brillants, souriait delair le plus heureux. Elle avait auprs delle deux enfants superbes surlesquels elle veillait avec tendresse. On massura quelle ne touchait plusque rarement son piano, et quil lui arrivait mme de trahir une sortedaversion pour la musique

    Jajouterai quun hasard est venu tout rcemment rveiller ces d-tails en mon souvenir. Feuilletant de la musique expose en vente sur leparapet des quais, mes yeux tombrent sur un Trio pour piano, violonet violoncelle, op. 7, compos par L. Schenk, grav et dit Paris, en

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  • La leon de musique

    1839. A la suite dinformations, jappris quun violoncelliste du nom deLouis Schenk, compositeur baroque et personnage insociable, aprs avoirquelque temps cherch fortune Paris, tait all sensevelir dans une pe-tite ville dAllemagne.

    n

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.