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L’Hôtesse de caisse Bernard Tellez

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Bernard Tellez

15.3 641014

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 190 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 15.3 ----------------------------------------------------------------------------

L’Hôtesse de caisse

Bernard Tellez

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J’aurais pu être tueuse à gages, car je m’inventais des

vies, le soir, avant de m’endormir. Parfois, durant mes insomnies. Dans la journée, en effectuant un travail répétitif qui me paraissait insuffisant pour meubler le vide du temps, par nécessité d’être ailleurs, de s’imaginer autre, de revendiquer autre chose, en songe. En fait, je n’étais que caissière à temps partiel. J’avais été engagée, à l’essai, comme beaucoup d’autres, au cours d’un bref entretien avec le recruteur qui m’avait posé des questions sur mes motivations. J’avais réussi à le convaincre. J’avais bien répondu. Ainsi, je pouvais gagner ma vie, ce qui allège le taux de chômage sur le plan des statistiques, une façon de boucher des trous, de pousser le bouchon plus loin jusqu’au prochain remaniement ministériel, à moins que ce ne soit un changement de politique… Depuis mon enfance, j’entends parler de crise. J’ai grandi avec. Il m’a toujours semblé que le pouvoir d’achat diminuait… Pour moi, c’est toujours le même régime que l’on subit depuis des années. Le chômage s’accroît. Eh bien, puisqu’il le faut, puisque l’on ne sortira jamais de la crise…

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* * *

L’homme qui m’accosta s’appelait Gilbert. Il ressemblait un peu à Gilbert Bécaud, celui qu’on appelait monsieur cent mille volts, tel que les gens le définissaient par l’interprétation de ses chansons. Je m’appelle Nathalie. C’est plutôt un joli prénom. Enfin, j’aurais pu m’appeler aussi bien Natacha, Juliana ou Lucie, je ne vois pas la différence. J’ai suivi mon guide dans un hôtel de la rue Troyon, près de l’avenue de Wagram. Cela se passa très naturellement, même si je n’avais pas l’habitude, comme cela doit se passer sans doute à la sauvette, chez les gens de rencontre. Clic-clac, on baise sur une banquette de train, avant que le contrôleur ne passe. On s’envoie en l’air, le temps de baisser sa culotte et sa braguette de pantalon. On se remet ensuite de ses émotions… A l’angle de cette rue et de l’avenue Mac-Mahon, alors qu’il m’invitât à me rendre dans un hôtel qui acceptait les clients d’une heure, ou peut-être moins, je n’ai pas pu m’empêcher de songer à ce jour presque mythique, il y a longtemps de cela, où celle qui n’était pas encore la môme Piaf, seulement une inconnue parmi des gens d’une foule indifférente qui passaient au ralenti, se trouvait là, par hasard, à chanter, à capella. Un homme élégant s’arrêta devant elle et lui tendit sa carte de visite. La chanteuse de la rue et du bitume ne rencontra pas ce jour-là l’homme de sa vie, elle en eut bien d’autres, mais son

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imprésario Louis Leplée qui lui proposa de venir faire des essais dans la salle de son cabaret, le Germy’s. On sait ensuite ce qu’il en advint. Je me suis rendue compte très vite que la coïncidence, la similitude absurde de ma rencontre avec Gilbert, au même endroit, à plus de cinquante ans de distance, était réellement fortuite, inappropriée. J’avais déjà un emploi, comme l’on sait. Je gagnais ma vie en servant d’hôtesse de caisse dans un supermarché du dixième arrondissement. J’avais fini mes études à l’université, titulaire d’un bac plus cinq, littéraire. Très peu de débouchés… Avec mon maigre salaire d’employée à temps partiel, je n’y arrivais pas. J’avais l’air d’attendre quelqu’un, ce soir-là, sans paraître aguichante. Je suppose que les enseignes éclairées des bars à filles qui incendiaient le trottoir de la rue Troyon me faisaient signe, tout en suivant l’homme qui m’avait invité à passer un moment dans un hôtel à proximité. Pourquoi moi ? Avais-je vraiment l’air d’attendre quelqu’un, avec l’attitude avisée ou déboussolée d’une fille qui cherche fortune ? Je ne sais pas vraiment. Question sans réponse. Je n’ai jamais suffisamment d’arrogance. Enfin, puisque j’étais là, à l’instar d’une fille qui prend son quart, je ne pouvais pas être ailleurs, simple évidence. J’ai déjà dit que je m’inventais des vies. Mais cela était bien réel pourtant, cette fois. Sinon, je n’aurais vraiment rien à dire.

Une fois dans la chambre, nous sommes restés une ou deux minutes à nous observer, presque

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tranquilles et étrangers l’un à l’autre. L’inconnu avait l’air à l’aise, plus à l’aise que je n’étais. Il m’a pris la main, gentiment. A la vue de son geste, je lui ai souri. Il m’a souri aussi. Il a continué à caresser ma main.

– Tu es sexy, dit-il. Si je m’attendais à te rencontrer ?

– Vous cherchiez quelqu’un, n’est-ce pas ? – Non, c’est venu comme cela, naturellement. Je

vous ai vue, j’ai ressenti comme un tilt en moi, pour certaines raisons. Cela m’a choqué. Enfin, j’ai flashé sur ta personne, dit-il, plus familièrement. C’est quasi inexplicable.

Il s’est tu. Je l’ai senti gêné, voire un peu ému. Il a enlevé son pardessus. Il a marqué un temps de silence, avant d’ajouter :

– Enfin, j’aurais pu passer sans m’arrêter. Il y a des bars le long de la rue Troyon, ce n’est pas ce qui manque, et des filles qui attendent le client, plaisantes et engageantes, des hôtesses de bar. Leur métier est devenu difficile… Seuls ceux qui gagnent du pèze peuvent se permettre certains extras… Mais passer une demi-heure, une heure, voire une nuit avec une très jolie fille sexy…

– Pourquoi vous en priver, puisqu’elles sont employées pour cela, dans certains bars spécialisés ? Est-ce parce que j’avais l’air plus jeune, moins expérimentée, que vous m’avais choisie ? Une débutante, c’est vraiment une chance, cela incite à ne pas rater l’occasion !

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– Il faut du cran. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Bien sûr, si tu as accepté de me suivre pour que nous fassions connaissance, le regrettes-tu désormais ? Tu peux partir, tu sais. Je te paierai. J’en choisirai une autre…

Je n’ai pas répondu. Peut-être souhait-il me blouser, mais je ne pense pas… Il a lâché ma main qu’il caressait, en m’effleurant doucement le dos du poignet de ses doigts. Je n’avais pas de nom à ce moment-là parce que je ne savais plus tout à fait qui j’étais. Je me sentais honteuse, un peu déroutée au point de lui dire « oui, je souhaite m’en aller, on se quitte… » J’allais flancher, trop séparée de ma vie habituelle à cause de la présence de l’inconnu, inapte ou gênée de m’adapter à sa proposition ; sans doute souhaitais-je seulement bavarder un peu, je ne sais pas. Mais quelque chose me disait en moi de rester. Je ne mendiais pas la charité. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de rencontre. J’étais consciente d’avoir fait un faux pas. Il le sentit et essaya de me rassurer, en parlant gentiment :

– Tout à l’heure, dans la rue, tu n’avais pas l’air d’une pute, ni d’une fille qui faisais la manche. Tu n’en as toujours pas l’air, d’ailleurs.

– Je sais. Si j’avais l’intention de vous expliquer, ce serait trop long à raconter. C’est à la fois simple et compliqué. A quoi bon !

Je me suis empressée d’ajouter : – Peut-être ai-je fait erreur sur mes véritables

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intentions ? On se trompe parfois, en souhaitant vivre ou réagir au feeling. Je ne sais plus vraiment pourquoi je suis là, avec vous. Certes, je ne peux pas être ailleurs.

– Les autres, celles qui font ce métier, n’ont pas toujours l’air de vendre leur corps… Une fois dans la rue, sortis des bars ou de l’endroit où elles se tiennent pour appâter le client, elles redeviennent des femmes comme les autres ? A s’y méprendre… Très bcbg. Il est parfois difficile à une fille trop belle de ne pas le faire, tentée de braver un interdit. Avez-vous lu le film de Kessel, « Belle de jour » ? C’est de l’histoire ancienne. Luis Bunuel exploita le scénario, mais l’héroïne de son film n’a jamais eu besoin d’argent, ce qui n’est pas toujours le cas ? Est-ce que je me trompe ?

Je n’ai rien dit. Il m’observait, en souriant. J’ai songé à l’instant où je me trouvais seule sur le trottoir de la rue Troyon, sans savoir si je serais suffisamment sexy pour attirer l’attention d’un passant, un homme qui m’adresserait la parole. Qu’avais-je à perdre ? Tomber sur un maniaque, un sadique ? Je ne pouvais pas lui expliquer que je m’inventais des vies, que j’avais tendance à m’en nourrir par goût, mais cela restait dans le domaine virtuel, à cultiver la mythomanie, comme d’autres s’avèrent un jour cleptomanes. La dernière fois, dans l’ombre de ma chambre, j’étais en Asie du sud-est. Je venais de recevoir un contrat pour tuer quelqu’un, une femme

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jeune, asiatique, très jolie, pour des raisons politiques. Je quittais l’aéroport de Bangkok. Le chauffeur de taxi thaï aux yeux avertis, salaces et bridés, me menait au quartier chinois par la voie rapide au-dessus de la cohue de la Sukumvit Road, embouteillée… Je devais rencontrer quelqu’un qui me remettrait une arme. Ensuite, je devais agir…

– Asseyons-nous et discutons, dit mon interlocuteur.

Il a repris le tutoiement : – Tu sais que tu ressembles à ma fille,

étrangement ? Cela m’a saisi tout à l’heure, dans la rue. J’ai cru que… Pourtant elle vit à New York. Elle est mariée, mais elle a de la difficulté désormais à prononcer son nom. Certes, tu ne peux pas être ma fille, mais tu lui ressembles. Le fait que je t’ai invitée à me suivre dans cette chambre n’inclut pas qu’il pourrait s’agir d’une simulation d’inceste. Je ne vis pas par procuration. Pas du tout. D’un hasard, c’est tout. L’imprévu est toujours à la porte de chez soi, n’importe quoi. Il va bientôt faire nuit. La venue de l’atmosphère nocturne est propice à certaines rencontres, à des activités qui sommeillent durant le jour. Que fais-tu vraiment dans la vie ?

Je n’ai pas répondu, de suite, ni directement : – Le travail qui consiste à être derrière une caisse

dans un supermarché ne permet pas de grands échanges relationnels hormis les bips que la machinerie émet régulièrement, quand on scanne les

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différents articles. Il y en a certains qui me draguent. Ils se figurent que… Je les noie dans l’indifférence. Je suis tant asservie par mon travail. Sortir de la routine ? Je pourrais, certes, puisque je l’ai fait, ce soir. Certaines de mes voisines ne refusent pas les rendez-vous. C’est souvent sans lendemain. A quoi bon ! Alors je préfère être attentive au fonctionnement du tapis roulant. C’est toujours les mêmes têtes que l’on voie apparaître régulièrement, influées, figées dans leur ténacité à vivre, ou imbibées de fatuité. Heureusement, il y a la machinerie, le tapis roulant qui fonctionne sans état d’âme, l’ordinateur et son clavier. De quoi s’occuper… L’utilisation des cartes magnétiques, encaisser et rendre de l’argent juste, en petite monnaie, le ticket de caisse, le « merci madame, merci monsieur », si l’on n’en a pas envie, le sourire Gibbs. Il y a une attitude stéréotypée qu’il convient de prendre dès que l’on prend son service. On s’aperçoit autour de soi que tout a déjà vraiment commencé, que l’on vient là, en renfort. A force d’écouter le bruit du tapis roulant que l’on peut manipuler, en même temps que l’on voit défiler des physionomies de gens anonymes, de ceux qui attendent leur tour de passer à la caisse, du système de code des différents articles qui s’affichent sur l’écran d’ordinateur et se résolvent pour le client par le prix à payer, on finit par s’identifier soi-même à une sorte de robot, à cause du clic, de l’identification des articles. On a beau changer parfois de rythme pour rompre la monotonie, en

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fonction de son humeur, en gardant le sourire, les clients n’aident en rien à se sentir vivant. On vit en dehors d’eux. Ils défilent simplement comme des objets ou des paravents, on se demande si ce sont des vrais humains ou des fantoches. C’est peut-être leur clone qui vient faire leurs achats. On ne les touche pas, on vit à part. Le contact avec certaines collègues assises derrière leur tapis roulant, brièvement, permet de se rappeler son statut d’humain, mais pas toujours, car il y en a qui ont l’air d’aimer ça, la caisse, l’accueil des clients, pour se sentir fières, soumises in aeternam, à contre sens, car c’est leur gagne-pain. Elles s’accrochent à ce travail stupide, souhaitent devenir kapo, petits chefs, dans le microcosme où elles évoluent. Ce qui peut être aliénant, car elles y croient. Par contre, si on leur fait du plat ? C’est selon… Il y a bien un rayon réservé à la charcuterie où l’on trouve du salami, du boudin. Comment prévoir une réaction particulière ? Elles seront toujours des caissières, dans dix ou vingt ans, jusqu’à ce qu’on les vire, certaines promues caporal-chef. Je déteste. Il y en a qui aiment cela, le sexe, ça se voit de suite… A quel point elles s’en fichent, pourvu qu’on les invite au restaurant ? Puis ça leur passe, elles se casent… Elles deviennent des femmes normales, avec des mioches. Ce fut un temps de leur bohême.

– Pourtant, tu es là, avec moi ! Et tu ne veux pas finir comme elles ? déclara-t-il, après que nous eûmes échangé ces brèves paroles. Naturellement, ce que tu

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gagnes, cela ne te suffit pas, cela ne peut pas te suffire pour vivre décemment ?

– J’ai de la chance d’avoir un emploi… Je suis employée à temps partiel. Comme on dit, j’ai le statut d’hôtesse de caisse, ce qui prête à sourire. Hôtesse de bar américain, hôtesse de caisse ? Très peu de différence. On se prostitue, quoi qu’on en dise. N’importe qui, n’importe quand.

– Tout dépend du travail que l’on a à faire, d’en avoir la chance, si on l’a choisi ?

– Ne me parlez pas de vocation, je vous prie. Ni de pensées hautes, de travail noble, si on a fait des études pour ça !

– Ce n’est pas tout à fait pareil, d’exercer un métier qui plaît. Il est vrai que je viens, que je suis issu d’une autre époque… Tu es donc une occasionnelle, dans un genre d’activité que tu n’as pas choisie ? Tu n’as pas l’habitude ? Je me disais aussi…

Il m’a fixé en silence dans le blanc des yeux. – Je peux t’aider, déclara-t-il. Si cela te dérange de

coucher, cela n’a pas d’importance. Je peux te venir en aide, simplement.

– Comment ? – J’ai l’intention de te le dire. Mais il faut peut-

être, d’abord… – Je sais. Je ne suis pas dupe de ce genre de

philanthropie déguisée. Laisse-toi faire, et tout ira bien…

Il ne m’a pas demandé de me déshabiller en entier.

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– Enlève ton T-shirt, dit-il, simplement. Je l’ai fait passer par-dessus la tête, en le déposant

sur une chaise. Il m’a vue en soutien-gorge. J’étais là, devant lui.

– Tu me plais, tu sais, dit-il. Sinon, je ne t’aurais jamais invité à me suivre dans cet hôtel. Et puis il y a autre chose : je veux voir tes seins.

Il s’est approché de moi de façon à me toucher légèrement du bout de ses doigts. En passant les bras autour de mes épaules, derrière ma nuque, il a dégrafé mon soutien-gorge qu’il a déposé sur la table, près de la chaise où j’étais assise un instant plus tôt. Il m’a vue les seins nus.

– Tu as de beaux seins, dit-il. On a envie de les baiser. C’est si beau, une belle fille.

Il n’en revenait pas de sa surprise. J’ai perçu à peine qu’il avait l’air d’un voyeur. Il s’est de nouveau avancé vers moi. Il m’a caressé doucement le bulbe des seins en effleurant du plat de la main mes tétons de manière à les éveiller, puis il a approché son visage du mien. A vrai dire, nous n’étions pas de la même génération, mais cela importait si peu. Il avait l’instinct jouisseur du mâle, je l’ai senti, de me prendre en douceur.

– Il faudra que je te paie, a-t-il murmuré. Il a posé et entrouvert ses lèvres sur les miennes.

Il m’a embrassée. J’ai senti sa langue fouetter la mienne. Je me suis sentie collée à lui au mouvement de son corps contre le mien, au contact de sa langue

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s’activant sensuellement contre la mienne, ce qui m’a donné la sensation d’être sous l’effet d’une ventouse, d’une sangsue ou d’un aspirateur. Allait-il me dévorer toute entière ? Il s’est dégagé et m’a aidé à m’étendre sur le lit, puis il a commencé d’ôter mes vêtements. Il a mis une certaine douceur à me débarrasser de mes escarpins, en caressant mes chevilles. Il a défait la fermeture éclair de ma jupe fendue sur le côté. Je me suis trouvée presque nue, en culotte, quasiment avec stupeur.

Il s’est dégagé du lit en commençant à se déshabiller. Je l’ai vu délasser ses chaussures, assis dans l’unique fauteuil de la chambre, en se penchant, puis les enlever. Au moment d’ôter sa veste, il s’est redressé. J’ai pu voir qu’il avait ce qu’il fallait, qu’il était bien fait et assez grand au niveau de la taille. Je l’ai vu ainsi se lever et fouiller dans une poche intérieure de sa veste. Il a sorti son portefeuille, en a tiré une liasse de billets de banque qu’il a déposée sur la table, en vrac. Il a senti que j’acquiesçais des yeux, en m’observant. Il m’a regardée pour savoir si ce qu’il m’offrait, suffisait. J’ai paru dire « oui ». Il y avait là, sur la table, autant d’argent qu’il en fallait pour vivre un mois sans rien faire. Il a remis le portefeuille dans la poche de la veste avant de la déposer sur le fauteuil. Ensuite je l’ai vu se défaire de son pantalon, ôter sa cravate, sa chemise. Il s’est retrouvé en slip. Il n’était décidément pas mal fait pour un homme de cinquante ans, ou plus, le torse bien dégagé et couvert d’une toison de poils, ce qui lui

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donnait un air jeune et viril. J’ai pu faire une comparaison dans mon esprit avec Christian, mon petit ami. J’ai pu voir alors qu’il se débarrassait de son slip. Je l’ai découvert, le sexe nu, presque dressé. Il est venu vers moi. J’ai dû l’aider consciencieusement, quand il a commencé à faire glisser ma culotte vers le bas. Nous étions nus et tout a commencé, en nous observant dans les yeux. Cela a duré un certain temps.

Nous n’avons rien dit l’un et l’autre, mais j’ai vu son regard sourire, un moment après, étendus sur le lit. D’en bas, de la fenêtre donnant sur la rue Troyon, nous parvenait des bruits indistincts de pas et de voix, autant que le passage plus consistant des véhicules qui passaient. C’était vraiment la nuit, dehors. J’avais derrière moi une matinée et un après-midi de travail. Je n’y pensais plus. La chambre était quasi silencieuse… Il s’est tourné vers moi et m’a influée de baisers furtifs. J’ai été sensible à sa délicatesse. Je ne me sentais pas fatiguée, comme si j’étais soudain revigorée. Je suis allée au cabinet de toilettes. Il a dû entendre l’eau couler dans le bidet. Puis je suis revenue m’étendre, la serviette autour des reins. Nous ne disions toujours rien. Il s’est tourné vers moi et m’a encore embrassé le visage sur le front.

– Merci, dit-il. J’ai souri en me rapprochant. Il a paru sensible au

contact de mon flanc contre le sien. Nous sommes restés ainsi encore quelques minutes. Puis il s’est dégagé du lit, et j’ai dû faire de même. J’ai commencé

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à me rhabiller. J’ai glissé mes mains derrière mon dos pour fixer mon soutien-gorge. Nous étions sur le point de nous quitter.

– Je suis avocat, déclara-il, en faisant de même. Je peux t’aider. On peut continuer à se voir. Quel est ton nom ?

– Nathalie ? – Ah, bon ! Nathalie ! Enchanté, dit-il, en riant.

Eh bien, Nathalie, tu m’étonnes ! Je t’invite ce soir au restaurant, si tu le veux. Il y en a un, pas très loin, à proximité.

– C’est que… – Tu as un empêchement, un fiancé de cœur ? – Ce n’est pas ça ? C’est que je n’ai pas l’habitude

de ce qui m’arrive, de ce genre d’épreuve. J’ai besoin de recul.

– Le recul, c’est moi, petite chérie. Si tu veux bien. J’étais déjà prête, lui aussi. – Je comprends. Tu as besoin d’une certaine

indépendance ! Je sais ce qu’il t’arrive, réaction judicieuse et censée. Peut-être as-tu d’autres personnes à voir, beaucoup plus jeunes ? Je comprends. Cependant, si tu veux bien que l’on continue ? Enfin, si tu n’as personne à voir, ce soir ? N’oublies pas ton argent, c’est à toi. Je te demande seulement d’essayer d’oublier, de faire exception à la règle ? Tu n’as pas à avoir peur de moi, ni de quiconque. Si tu n’as pas de rendez-vous, tu n’as de comptes à rendre, à personne.

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– Je n’ai pas peur, dis-je. – Bon, dit-il, en rajustant sa cravate. Tu es

d’accord, pour la suite ? – D’accord, dis-je. – Sans restriction ? En agitant un peu la tête, j’ai dit : – Ok. Tout en demeurant distante, j’ai ajouté : – J’ai confiance. J’ai pensé à mon héroïne qui s’appelait Rose qui

devait tuer la jeune asiatique enceinte d’un homme politique qui l’avait rencontrée lors d’une soirée-brunch, à l’ambassade américaine. Le réseau auquel elle appartenait était formé d’anciens agents du FBI ou de la CIA, de mercenaires qualifiés pour ce genre d’épreuve, parfaitement cloisonné. Une fois qu’elle avait pris connaissance du contrat, elle ne pouvait plus revenir en arrière, sous peine de subir certaines conséquences fâcheuses, ainsi de devenir cible à son tour. J’ai pensé à mon petit ami…

Après tout, qu’est-ce que je m’en fichais, de ce qui avait pu être ma vie, de Christian, d’hier, presque autant qu’aujourd’hui, ou ce qu’elle pourrait être demain ! Ce qui venait de se passer quelques instants plus tôt était déjà du passé. Il en restait quelque chose à peine, dans nos ressentis, des pulsions éveillées, mises à l’épreuve, satisfaites, comme un verre bu. J’eus la sensation que nous étions de nouveau étrangers l’un à l’autre. Je suis allée rajuster mes cheveux devant la glace du cabinet de

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toilettes. J’ai remarqué que j’avais la lèvre inférieure un peu gonflée, comme il arrive parfois quand on a trop fait l’amour. Une trace à peine visible, un indice… J’ai quand même pensé à ce qu’allaient dire mes collègues, à Christian, s’ils savaient. Les filles ne s’en apercevraient-elles pas, le lendemain matin, dans le cadre du lieu de travail, dans ce Monoprix où j’étais employée, n’extérioriseraient-elles pas certaines allusions, voire des suggestions de quelqu’un qui découvre, au regard que j’aurais, changé ? A mon allure plus vive sans doute, ou plus nonchalante, à la façon que j’aurais de porter mon caisson d’argent liquide et de rouleaux en pièces, de l’enclencher avant de prendre place devant ma caisse, assise, de mettre en marche son fonctionnement avec la clef ? L’important était de bien commencer. Aurais-je le stress habituel à la vue des clients qui s’avançaient déjà vers le tapis pour y déposer leurs achats ? « Allez, venez, je suis là pour vous servir, à moins que ce soit mon double ! A chaque fois que j’ouvre ma caisse, avec la clef que l’on m’a remise, je déclenche aussi mon pilotage automatique, mon robot mécanisé par précaution, mesdames, messieurs ! N’y prenez pas garde, si je suis devenue zombie : la routine, vous savez, c’est rassurant et ça tue l’humain en soi ! Enfin… « Christian ne m’attendait pas chez lui, puisqu’il fêtait sa deuxième année d’internat avec ses copains de médecine ? J’eus soudain la sensation d’avoir changé d’identité comme on brave un interdit qui vous colle à la peau, au point d’en être victime… Qu’allaient vraiment dire les

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clients que j’étais coutumière de servir à la caisse, qui appréciaient ma gentillesse ? Ne verraient-ils pas eux aussi que je venais de me prostituer, de faire la fête ? A la longue, on devient prisonnier du sur-moi des autres, de leur air pincé, de leur imbécillité, de ce qui dérange leurs habitudes. On ne peut plus bouger, même si cela n’a pas vraiment d’importance, qu’ils puissent être à ce point coincés pour la plupart. Je me suis sentie soudain capable d’assumer, avec difficulté, les conséquences d’une aventure qui me mènerait où, presque comme on monte à l’échafaud, sans y croire vraiment encore ? Rose aussi risquait sa vie, ai-je songé, pour me donner de l’allant. Mais Rose, c’était quoi ? Une sorte de dédoublement de moi, une invention de mon imagination ? De là-haut, du sommet de l’échafaud, sous la Révolution, on voyait tout, la petitesse des autres, jadis, leur manies, leurs tics, même s’il y a beau temps que la peine capitale est abolie. Mais j’avais dans l’esprit encore ce que peut-être la malveillance d’autrui, en général, les vues bestiales de tel ou tel, étroites, la bêtise catatonique de ceux qui ont toujours quelque chose à dire, alors que l’on ne leur demande rien. Les médisants, ceux qui se nourrissent de gaz carbonique… A quel point on peut s’engluer dans la routine, dans le quotidien ! C’est si rassurant d’être dans la moyenne, de faire partie de l’ensemble, du tout hiérarchisé !

– Je m’appelle Gilbert, a-t-il dit. Gilbert et Nathalie, ça fait penser à la chanson de Bécaud. Tu t’en souviens ?