Carnet 2 - Février 1931, par Carlo Suarès

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    CARNETF E V R I E R 1 931

    L A F I N OU

    GRAND M YTHE

    (2 )

    ET TEXTES DE

    KRISHNAMURTI

    B O U S Q U E T

    GEORG. CAROL

    J. A U D A R D

    S U A R E S

    France : le N 4 f rs. Carnets Mensuels Et ran ger : le N 5 f rs.

    A g e n t G n r a l : J o s C o r t i 6 R u e d e C l i c h y P a r i s I X.

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    CARNET 2

    LA FIN DU GRAND M YTHE (2 )

    J. KRISHNAMURTI

    La Porte de lEternel

    JOE BOUSQUET

    Insolite

    GEORGETTE CAROL

    Fragments dun Journal

    JEAN AUDARD

    Blake et la posie prophtique

    Notes : Maurice Kellersohn, Alain Berthier

    Pierre Humbourg, Tagore, par C. Suars

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    Carnets mensuels (sauf aot et septembre, soi t dix numros par an).

    AGENT GENERAL : JOSE CORTI, 6, RUE DE CLICHY, PARIS.

    Adresser tout ce qui concerne l adminis trat ion et la rdact ion

    M. Carlo Suars, 15, Avenue de la Bourdonnais. Paris VIIe.

    Chques postaux Paris 152573.

    Abonnement pour lanne 1931 :

    France et Colonies : 25 frs. Etranger : 35 frs.

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    LA FIN DU GRAND MYTHE

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    La Vr it est -elle ut ile ?

    Nous sommes tous ainsi construi ts que nous brlons de faire

    quelque chose pour les autres, damliorer les circonstances o se

    dbattent ceux qui souffrent, de soulager, de gurir. A moins dtre

    des monstres dgosme tous ceux dentre nous qui se portent bien,qui nont pas de malheurs , qui mangent , dorment et se chauffent

    leur aise, e t ont du temps de l ibre, dsirent faire quelque chose pour

    les aut res , sa u f sils y ont dj r en on c p our une r aison qu el

    conque. Mais, aussitt que disparat une des conditions sur la

    quel le nous fondions notre t ranquil l i t et notre scuri t , aussi tt

    que le malheur ou lpret de la vie sous une forme quelconque

    nous prive des loisirs que nous donnions aux autres, cest nous quidemandons tre secourus. Si nous avons pu s i faci lement perdre

    pied cest que notre quilibre sappuyait sur des choses extrieures

    nous. Notre tre, tel que nous en tions conscients, tait une cons

    t ruct ion dont les fondations ne reposaient pas sur un bon sol , mais

    sur un amas de choses susceptibles de seffondrer. Or nous ne pou

    von s don n er qu e ce que n ou s a von s : le bien qu e n ous dispension s

    ne pouvait gure tre dune nature plus s table que celui que nous

    possdions. Ce qui selon nous constituait notre tre dpendait de

    conditions extrieures et fragiles, et son quilibre provisoire navait

    pas une valeur en soi. Notre vraie richesse ntait pas cet quilibre :

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    chaque instant notre vraie richesse est la capacit que nous pou-

    vons avoir de dcouvrir un quilibre plus stable que celui que nous

    possd on s.

    Si un stage provisoire dquilibre, ft-il trs instable, on croit

    pouvoir aider quelquun, i l est vident et naturel quon le fasse de

    son m ieux. Mais limp ort a n t est de n e pas a tt ribuer ce secou rs un e

    valeur quil na pas. Plus tard on sapercevra que si lon a port

    secours en toute sincrit et sans calculs, on sest secouru soi-mme

    beaucoup plus quon na secouru les autres. Car un secours quenous portons spontanment et sans t rop nous soucier de la perte

    dquilibre quil entranera pour nous (et toute action de cette nature

    est au dtriment de lquilibre do elle est partie) nous porte

    dcouvrir pour nous-mmes un nouvel quil ibre, dans la direct ion

    de notre bien.

    Le secours na pas une valeur en soi que lon puisse apprcier,

    car, si l mane dune position quilibre sur des donnes inconscientes qui nous ont fait accepter une orthodoxie traditionnelle, une

    croyance religieuse ou une morale tablie, i l naura dautre but que

    celui de propager cette cause provisoire dun quilibre imparfait .

    Les proslytes dune tradition, dune confession ou dune morale ne

    se rendent pas compte que cette loi ou cette foi quils veulent consi

    drer comme des remdes sont essentiel lement prissables du fai t

    mme quel les prtendent exis ter indpendamment des individus.Cette mtaphysique, cette philosophie, ce systme du monde, cette

    morale pr tendent avoir une valeur par eux-mmes , un qui l ibre

    objectif. Ils sont donc tous susceptibles de se dmolir les uns les

    aut res , indpendamment de nous .

    Lhomme qui, confortablement assis dans un systme, croit

    aider ainsi les autres , en vri t ne fai t que dis tr ibuer des fantmes.

    Une grave il lusion dans ce sens est celle dans laquelle sombrent lesleaders et les pontifes des mouvements religieux lorsquon les invite

    rechercher une l ibrat ion totale . I ls dclarent t r iomphalement

    ne pas vouloir abandonner les hommes leurs frres , cest--dire

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    quils veulent demeurer aveugles avec eux, et leur distribuer des

    systmes. Il est goste, disent-ils de vouloir se librer, sans sedouter quils dfendent ainsi inconsciemment un difice en quilibre

    sur des objets destructibles. Leur sophisme la fois sentimental et

    thorique fait les pires ravages, car i l sollicite tous ceux pour qui

    il est agrable de se sentir la fois utile et labri.

    P ou r tre vra iment u t i le , i l fa u t au cont ra ire a ba n donn er l i llu

    sion per sonn elle de scur it. L h om m e pleinem en t l ibr n est, pe r

    sonnellement, ni labri ni en danger, car i l na plus aucune existence propre. Son quilibre tant lquilibre ultime, la parfaite har

    monie base sur rien, mais uniquement dynamique, i l es t , de tous

    les hommes de la terre, celui qui sans le vouloir est le plus utile aux

    autres .

    Nous verrons comment i l peut tre utile socialement, mme du

    point de vue technique, et comment par contre le spcialiste dune

    t ech n ique n est quun lmen t de ch a os sil n est pa s int rieu r em en tlibr, car i l peut fort bien ne pas savoir o appliquer sa technique.

    Disons simplement que celui qui se fait le prtre dun mythe

    dans lequel i l est install, loin de rsoudre des nuds de conscience,

    loin de les ramener la simplicit dune liqufaction, les endurcit

    en les repltrant. Lquilibre provisoire ainsi forc nest quune

    diff icul t de plus dont la vict ime momentanment soulage devra

    se dfaire, difficult grave, comme leffet dun stupfiant.

    Qui a fa i t ce la ?

    Le monde inconscient o chacun vit depuis son enfance, ce

    monde qui nous a envots, qui nous refuse toute l ibration, est le

    terrain rapport , compos de dbris , sur lequel nous construisons

    ldifice chancelant de notre identit. Cette identit, la notion mme

    du je s u is, seffor cer a , ap rs tr e ne de li llusion , de fa ire du rer

    cette i l lusion dont toute sa vie dpend. Cette volont de durer est

    la cause de la souffrance, et cette souffrance nous oblige perdre

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    lquilibre, et nous pousse chercher sans cesse lquilibre dfinitif,

    le r oc de la ra lit sans for m es. Le je suis tr ou vera tous les pr

    textes pour se refuser cet accomplissement qui exige sa destruc

    tion, et ira jusqu crer un Dieu p er son n el son image, cest--dire

    ju squ p la cer le sou ver a in bien dans ce qu i est im pa r fa it pa r dfin i

    tion.

    Nous reviendrons longuement plus loin sur les diffrentes no

    tions de Dieu. Depuis le Dieu de la Bible, PEternel qui parle, agit etintervient dans mille petits dtails de la vie, jusqu la notion philo

    sophique de lEtre, depuis le Dieu des mystiques jusqu celui dont

    on prouve objectivement lexistence, toutes ces notions, nous verrons

    quelles ne pourraient pas exister si des individus ntaient profon

    dm ent en r a cins da n s lillus ion qu e leur je est in dest ru ctible.

    Cette i l lusion est la vritable base de toutes les oprations de leur

    esprit . Leu r j e est leur un ique ral it , surt out lors qu ils prt en

    dent faire surgir la notion de ltre dun examen objectif du monde,

    car comment pourraient-ils le faire sils ne posaient pas priori la

    ral i t de leu r j e devan t l in con n u de ce l a ? Mais au l ieu de

    r sou dr e cela en le devena nt , ils prt en den t le ra m en er au sein

    de l eur propre ra l i t je , en se demandant q u i a fa i t ce la?

    cest - -dire q u e l est le je qu i a fait ce la ? car ils ne conoivent

    au cun e ral it en deh ors du j e . Que ce l a se fasse tout seul ,

    que la vie soit impersonnelle, cela leur semble absurde, impossible,

    incon cevable, ma is qu un j e m ystrieusement surn atu rel, qu un

    je , exa lta t ion de leu r je p r opr e, ait tou t fait , les voici sau vs...

    Cest ainsi que sinventent les causes premires et les cosmogo-

    nies. Mais en vrit ces philosophies ne mritent dtre tudies que

    p our en dgager la psych ologie de ceu x qu i sy laissent pr en dr e. Ilssont plongs dans leur mythe, dont le point de dpart es t une qua

    tion non rsolue quil est assez facile de mettre jour. Leurs recher

    ches ne sont que des dveloppements de cette donne inconsciente.

    Aussi bien, accorder un seul principe un thologien cest tout lui

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    accorder. Mais ce premier principe, et la position quil est ncessaire

    de prendre pour lnoncer ne sont que lexpression dun mythe.

    Nous avons vu dans le premier carnet comment se pose le pro

    blm e fon da m en ta l de lh om m e lor squ on rdu it ses don nes leur

    essence j e et ce l a . N ous venons galement d indiqu er que la

    Vrit, qui est la rsolution de cette quation, est le seul quilibre

    stable, donc utile. Nous voudrions dans ces pages essayer de montrer

    en quoi rside cette Vrit non mythique, en quoi elle ne rside pas,

    et quelle peut tre sa puissance.

    Bon sol et terrain rapport

    En vr it, en vr it, je vou s le dis, si le grain n e m eu rt aprs

    qu il a t jet dan s la terre, il d em eur e seu l; m ais sil m eu rt, il porte

    beaucoup de frui ts . Mais le grain ne veut pas mourir, i l veut conti

    nuer vivre confortablement et indfiniment dans le sein dun grain

    com m e lui, n orm e et qu i l a ppel le Dieu. Ce gra in n orm e le pr en

    dra , le met tr a sa droi te , lui dira t u es sa u v, et pen da n t ce

    temps la vie at tend quun grain veuil le bien ne pas se sauver,

    veui l le bien mouri r pour por ter des f rui t s .

    Mais i l fa u t qu e le gra in m eu r e apr s seulemen t qu il a t jet

    dans la terre. Sil mourait avant, cras ou dessch, sa mort serait

    aussi strile. Ltre qu i dit j e , ce! gra in de fromen t , ne d oit pas

    san n ihiler, ma is m our ir da ns le bon sol, i l n e doit p a s n on plus

    chercher devenir gigantesque, se t ransformer en une maison, en

    croyant que les frui ts viendront quand i l sera devenu aussi gros que

    le m on de . Cest ce qu e lon croit h a bitu ellem en t. J e cr oit qu il

    peut devenir universel , i l veut prier Dieu, i l veut t rouver Dieu, i l

    veut t r ou ver la Voie et la Vrit, je est pr t t out sa u f m ou r irdans le bon sol.

    Mais le sol de linconscient est un bien mauvais sol; ltat dhyp

    nose ne vaut r ien, ne porte aucun frui t . Si le grain meurt dans un

    mythe, dans une reprsentation quil stait faite de la Vrit i l ne

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    porte aucun fruit . Tout ce quil savait , tout ce quil prvoyait en

    ter m es de gra in * d oit m ou rir , ca r le gra in a vec tout ce qu i lui

    appart ient nest pas du monde de la Vri t . I l es t une pos sibilit de

    Vr it, i l est la Vrit en poten tiel , m a is la Vrit est u n e ra lisa tion.

    Dan s le m au vais sol le gra in, le j e , se met const ru ire , et

    tous les difices scroulent lun aprs lautre. Mais d s qu il trou v e

    le bon sol i l n e peu t plu s con stru ire, il ne peu t qu e m ourir et porter

    des frui ts . Son uvre alors nest plus mesurable avec les mesures

    qui sadaptaient aux difices de tout lheure, son langage nest

    plus un langage ddifices, de constructions, dchafaudages, il de

    vien t en a pp a r en ce n gat if : cest qu en ter m es de fru ct ifica t ion il

    es t devenu p osi t if. Les j e , a bsorbs pa r leurs const ru ct ions, ne

    le voient pas, ne le comprennent pas, nont rien saisir : les mains

    tendues nagrippent quune invis ible t ransparence, et se ret i rent

    du es. Car ces je sont seuls, et sont fr a pp s de st rilit d an s leu r

    isolemen t. Ils dem eu r en t seuls car ils n on t qu un e a m bition :

    demeurer. Ils demandent quon les nourrisse, quon les porte, quon

    les transporte vers la vie ternelle en les faisant enfler, qu leur

    isolem ent , j e on a jout e quelqu e ch ose, u ne cr oya n ce, un d ogme,

    une thologie, une philosophie. Ils veulent tre encombrs de baga

    ges, de bagages intellectuels ou mystiques. Tout doit se runir autour

    de ce je in sat iable, obstin, qui au ra r ecou r s toutes les r uses

    dans le but de durer .

    Nous r ech ercher on s le bon sol, n ou s l exposer on s de n otr e

    mieux, mais en termes de fruct if icat ions, non en termes de grains

    qui doivent m ou rir . Si des je ne com pr en n en t pa s , m a lgr la s im

    pl ici t , ou cause de la s implici t de la Vri t , nous leur deman

    dons de fair e leffor t de r en verser leur point de vue, et d envisager

    ce que nous disons du point de vue des grains qui sont dj norts.

    Le b on sol, ce qu e n ou s a pp elion s la p u r ifica tion du je , est

    tout ce qui le libre, ce qui le fait sortir de linconscience.

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    Toute exprience nest pas utile

    Est ut i le toute exprience que nous faisons la recherche du

    bon sol , es t inut i le toute exprience qui ne nous oriente pas vers

    lui. Le gra in qui doit m our ir peut aller se fa ire pein dr e en

    rouge, peut errer dune cave une armoire. Si l exprience ne

    le rapproche pas un peu du bon sol , sa souffrance ne lui sert

    rien. Des vies peuvent se gcher, des vies entires. En vertu de

    quel incroyable optimisme des personnes aff i rment-el les que toutest uti le, que toute exprience porte ses fruits , que toute souffrance

    nous lve? Il y a des souffrances striles, des sacrifices striles. Il

    y a la grande piti des hrosmes, des larmes, des agonies striles.

    Il aurait suffi parfois dun simple coup dil attentif et intell igent

    l o toute une vie sest use dans des efforts mal dirigs.

    La sou ffra nce es t tou jou rs un e erreur , e lle es t une r upt ur e d ha r

    m onie ent re soi et ltern el. La souffr a n ce est sainte >, ent en dons-

    n ou s dir e, la souffr a n ce est d ivi n e , etc... ou i, si n ou s nous a per

    cevons quelle nest quune erreur, et si elle nous apprend ne plus

    nous t romper. Reconnatre quune peine a t perdue cest chercher

    la Vrit ail leurs, donc util iser cette peine en la condamnant. Mais

    on exal te au contra i re la pe ine de cra inte de sombrer dans le dses

    poir. Une mre qui sest exalte de grands mots, qui sest nourrie

    de prjugs rel igieux et nat ionaux au point denvoyer son f i ls se

    fa i re tuer la guerre , prfrera souvent mouri r plutt que de recon

    na t r e son erreu r inhu ma ine . El le cu lt ivera sa sou ffra n ce en lui a t t r i-

    ! bua n t un e valeu r posi t ive. E lle se servira de son err eur pou r r en for

    cer les er reu rs qu i en on t t la cau se. E lle d ira i l nest pa s possible

    qu un e t elle souffr a n ce a it t va ine , elle sat ta cher a cett e

    sou ffr a n ce, elle vivr a a vec elle, elle siden t ifiera elle, et la r en dr a

    compltement s tri le .

    Ainsi t rop souvent la souffrance, pour des raisons sent imentales ,

    et parce que nous refusons daccuei l l i r le dsespoir davoir inut i le

    ment gch ce qui nous tai t le plus prcieux, es t non seulement

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    inutile mais nous approfondit dans lerreur. Nous nacceptons pas

    que la vie puisse tre si froidement cruelle. Mais ce nest pas la viequi est cruelle, cest lerreur. Et si au lieu dtre sentimental au sujet

    de notre erreur, nous avons la force de lui donner sa valeur juste ,

    alors, en dtruisant tout ce qui nous avait port aux sacrifices les

    plus inous, nous aurons quelque chance de dcouvrir la Vrit.

    Linconscient

    Linconscient nous fait agir comme des pantins. Il nous a en

    vots bien avant que nos propres vicissitudes naient cr nos

    com plica t ion s pa r t icu lir es et les em b ch es o n otr e je sisole

    et se dfend. Linconscient appartient la race entire, tous

    les hommes, il se droule travers lHistoire, il se modifie,

    volue selon un certain dterminisme. LHistoire entire nest que

    le rve qui se cristall ise autour de lui. Les hommes et les femmes ne

    sont que ses instruments. Il est irrsistible, tout puissant, fatal . Il

    impose les destines. Il est le Destin lui-mme. Chacun sidentifie

    dabord lui, puis ce nest quen lui et travers lui quil se cherche

    et se trouve, en fonction de lui. Les connaissances des hommes ne

    sont que ses symboles, leurs dlivrances ses reprsentations, leur

    volut ion son droulement , leur s tagnat ion son immutabil i t . I l a

    commenc ds la nuit des temps envoter. Il a t le matre pen

    dant des millnaires. Il a cr les civilisations, il les a animes,

    pu is i l les a fa ites m our ir lune ap rs lau tr e en un cycle gigan tesque,

    ou indfiniment durer en se rptant .

    Aujourdhui cest la premire fois peut-tre dans lhistoire

    du m ond e nous savons que lincon scient doit m our ir : cest la

    n aissan ce de lhu m ain. Lh um ain plein em en t con scient , lhu ma in

    total, lhumain libr, suprme expression de la Vie universelle, nat

    aujourdhui, surgit du mythe, et met fin au mythe, car i l en est

    l a lfa et lom ga , le com m en cem en t et la fin.

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    La fin de lenvotement

    Nous rechercherons pat iemment l origine de l envotement , e t

    la fa on don t il a fonct ion n t ra vers lH istoire. Cela n ous sem

    ble ind ispen sa ble, ca r si n ou s a ffirm on s a u jou r d h u i qu il peut

    tre bris, i l est nanmoins si puissant encore, et si pais, que

    cest la Vrit qui est invisible. Nous parlons le langage de

    ceux qui se sont recrs en dehors du temps, dans une cons

    cience libre. Linconscient est au contraire le temps lui-mme,

    et quand nous marquons sa f in cest la f in des temps que nous mar

    quons. L es tem ps son t accom plis , et aussi les Ecritures de tous ceux

    qui avaient vu et compris lenvotement. Il sagit de choses trs

    simples que chacun peut comprendre. Par la seule puissance de la

    Vri t nous pouvons comprendre la raison dtre de tout un cycle

    de civilisations, et percevoir que ce cycle est fini. Nous pouvons nous

    arracher au Dest in, le dominer, puis construire , en abandonnant les

    ruines qui nous entourent, les bases dune vraie civilisation. Il est

    indispensable et urgent que nous sort ions tout de sui te du cauche

    mar, car la souffrance est devenue dmesure. Le dormeur na plus

    qu se rvei l ler ou m ou rir .

    Linconscient et le temps

    Nous venons de dire que linconscient est le temps lui-mme.

    Il convient ici de donner une premire explicat ion de ces mots , que

    nous complterons plus loin en revenant aux cosmogonies . Pour le

    moment disons que les races humaines sont , dans la nature, le point

    o la dualit se peroit elle-mme, et sent que ses deux termes sont

    ant inomiques. Ltat humain tel quon lentend gnralement estdonc par dfinition lexpression dune antinomie, mais lhumain

    vri table dont nous parlons est un tat dans lequel l ant inomie est

    dtrui te . Nous serons donc contraints dappeler sous-humain ltat

    o lantinomie nest pas encore rsolue, cest--dire celui de presque

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    tout le monde. Nous marquons ainsi que la rsolut ion de l ant inomie

    au sein de l un iversel n ap pa rt ien t pa s au sur na tu rel ma is l h u

    main vri table, e t que de notre point de vue le surnaturel nexis te

    pas.

    De mme nous ne pouvons pas appeler conscient l tat quordi

    nairement on appelle conscient , car cet tat repose sur l ant inomie

    humaine non rsolue, comme sur un substratum; i l surgi t de cet te

    an t inomie, m ais comm e un e plan te sur git de la terr e : ses racin es y

    demeurent caches et nourrissent toute la plante. Ce qui merge,ce qu i est visible, cest la r epr sen t a t ion m yth iqu e et le r le qu e

    chacun y joue. Par contre nous appelons conscient l tat dans lequel

    lant inomie est rsolue, et qui appart ient ce que nous appelons

    lhu m ain.

    Linconscient est la position dans laquelle se trouvent, dans les

    individus et les collectivits, les deux termes non rsolus de lanti

    nomie. Le Mythe est le droulement de ces donnes inconscientesqui tendent vers leur rsolut ion; le Mythe est donc le devenir de

    lquation non rsolue, et le Temps, tel que nous le dfinissons au

    jou r d h u i, n est qu e ce deven ir , et n exist e pa r con squ en t plu s lor s

    que la rsolution sest produite. On voit donc que ltat quordinaire-

    m ent on a pp elle cons cien t n est qu e le d even ir d e lin con scien t.

    Nous ne considrons donc pas , pour le moment, le temps en

    deh ors de l incon scien t h u m a in; nous a ppellerons tem ps la n ot ionde dure. Cette not ion mane du devenir mythique, el le es t ce

    devenir lui-mme.

    Nous laissons de ct, pour le moment, les tats de la Nature

    dans lesquels la dualit ne sest pas pos elle-mme le problme

    de lant inomie. Nous appellerons provisoirement tat non-conscient

    (minral, vgtal, animal) celui o la dualit ne sest pas transpose

    en un e repr sent at ion m yth iqu e d ont les person n ages sont des je individual iss . Nous reviendrons plus loin sur le temps pr-mythi

    que et non-conscient , en sa qual i t de modali t de l univers mani

    fest . Nous rservons pour le moment les mots inconscient et temps

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    au x individu s hu ma in s, isols dan s leur j e , qui, cau se de leur

    isolement, sont donc la raison dtre et la consquence la fois duMythe, de la notion de dure, et de celle du devenir.

    Le Grand Mythe

    L incon scient se tr an smet la con scien ce h a bitu elle des h om m es

    sous des formes symboliques. Ces symboles et tous les rapports qui

    stabl issent entre eux const i tuent des drames qui se jouent intermi

    nablement . Ces drames sont les mythes. Nous appelons donc mythes

    des fa its rels et des situ at ions relles, tr an smis pa r lincon scient sou s

    des formes symboliques. Le Grand Mythe est le thme qui a donn

    naissance la conscience individuelle isole. Tout individu pour qui

    le j e est spar des aut r es j e au sein dun e ant inomie

    part icipe ce Mythe primordial de la sparat ion. Ce Mythe con

    cerne donc chacun, car i l a envot chacun. On ne peut saffranchir du Mythe quen brisant le sens de la sparation individuelle.

    Nous voudrions rendre tangible sa puissance hypnotique afin din

    citer des librations. Ds linstant que nous savons que tel geste,

    qui nous est famil ier , appart ient au Mythe et non pas nous,

    i l tom be de nous com m e u ne m can ique ina nime. Ne cra ignon s pas

    de dtruire tout ce sur quoi sappuyait notre pseudo-enti t , car ce

    qui est susceptible de scrouler sous nous, na aucune valeur : pardfin ition la Vie est ind est r u ct ible, et seule la Vie est pr cieu se. J e

    suis la Vie ont dit ceux qui se sont identifis elle, ceux sur qui on

    a con st r u it le plu s de r eligion s. Cette Vie qu i con t ient la n a is

    sance et la mort es t une ral i t qui , lorsque tout scroulera, pourra

    enfin merger.

    Le rve

    P our com pr en dr e ce qu est la fin des t emp s i l n ous fau t

    r etr a cer lor igin e des tem ps . P ou r cela n ou s allon s fa ire a pp el

    lanalogie du rve, mais en disant tout de suite que nos vies

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    d h om m es et de fem m es ne sont pas sem blables des rves, mais

    sont vri tablem en t des rves.Dans un rve la conscience du dormeur se fragmente et un des

    fra gmen ts usu rpe liden tit du dorm eu r , son je . Ces fra gm en ts de

    con science peuvent ne pas se con n a tr e ent re eu x, ils jouen t des rles,

    ce sont des personnages qui sagitent dans un univers qui leur est

    propre : le rve. La cause du rve est la mme que celle qui a cr les

    personnages. Le rve est insparable de ces personnages : ce qui se

    jou e , dr a m e ou com die, es t la con squ en ce dir ect e de leu r s ca r a ctres. Pa r exem ple, si le per sonn a ge qu i a u su r p le je est le

    symbole dune incapacit du dormeur, dune insuffisance, dun vice

    dorigine, i l se dbat, dans son rve, afin dattraper un train qui par

    dfin ition pa rt ira sans lui, ou il essaie d ch a pp er des br iga n ds, sans,

    par dfinition, pouvoir senfuir. Ce qui constitue la vraie nature du

    cauchemar ce ne sont pas les lments quemprunte le rve, mais le

    m an que de quelque chose, autour duquel le rve se cristall ise.Que ce soit un train prendre, des brigands quil faut fuir, ou sim

    plement des vtements mettre pour sort i r e t quon ne t rouve pas ,

    le r ve est le m m e. Le vrit a ble per sonn a ge cest lim p er fect ion ; Je

    personnage qui joue le rle est le symbole de cette imperfection; et

    le rve est une reprsentat ion dramatique qui se cris tal l ise autour

    de lui. Le rve est la consquence du personnage. Puisque ce rve

    est la reprsentat ion dune certaine incapaci t , le personnage se dpchera, luttera, fera des efforts dsesprs, et ne russira pas puis

    que prcisment i l est le symbole dune incapacit.

    Or s i nous, personnages humains dun rve que nous faisons,

    parvenons comprendre que nous ne sommes que les pseudo-enti ts

    qui l ont pr ovoqu , notr e at t i tude par r a pp ort au r ve cha ngera.

    Nous sommes des personnages de rve parce que chacun de

    nous est un fragment isol de conscience. Chaque homme croittr e u ne ent it isole, il souffr e de son isolem en t, il con sta te

    que cet isolement le met en face de toutes les antinomies les plus

    impossibles rsoudre, i l sent confusment que cet isolement nest

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    pas n a t u r el, que r ien dan s la n at ur e nest fr a pp de cet te m a l

    diction, que lhomme primitif ne lest pas, il sent peut-tre que leChrist, que le Bouddha ne le sont pas. Au-dessous de lui lhomme

    moyen constate la joie de la nature une, au-dessus de lui la joie

    de lunit reconquise. Lui, personnage isol, se dbat pour corriger

    son rve, que par d f in it ion i l ne pourra pas changer, puisque ce

    rve, quil le sache ou non, est cr par lui. S on isolem en t est le vice

    dorigine autour duquel sest cristallis le rve.

    Dans son cauchemar i l peut bien courir, lutter, sefforcer dematriser les lments qui se drobent lui, se battre contre toutes

    les difficults : celles-ci surgiront de nouveau, intactes, indfiniment.

    Il pourra essayer lune aprs lautre toutes les armes de ce rve,

    lambition, la possession, lamour, la mtaphysique ou lindiff

    r en ce : rien n y fer a : ce rve tant la repr sent a tion de son im per

    fection (son sens disolement), i l ne pourra jamais le dominer quen

    suppr imant la cause du rve, cette imperfection primordiale.Tant quil fondera ses espoirs sur des objets que le rve lui

    donne, tant quil ne se dtachera pas compltement de cette repr

    sentat ion inconsciente pour comprendre enfin la vraie nature de

    son tre, il navancera pas dun pas, sa souffrance sera inutile.

    Le temps de rve

    Le temps, avons-nous dit , nest que la fragmentation de la

    conscience. La conscience-une, pleinement consciente, nest pas prise

    par le temps, elle en est libre, car elle la consom m . Mais un

    fragment isol de conscience, qui, cause de son isolement est im

    parfait et l imit, nest plus que le jouet inconscient du temps, du

    tem ps qui est spar at ion . Ici en cor e le rve nou s mont r e com m en t

    se cre le temps, car chaque rve cre un temps qui lui est propre.Dans un ca u ch em ar la con science du dorm eu r sest fra gmen te en

    morceaux ennemis, cest--dire que le morcellement sest fait trs

    profondment car les morceaux ne se reconnaissent pas du tout , ne

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    peuvent pas supposer qui ls appart iennent la mme conscience.

    Alors le cauchemar qui en ra l i t a peut - t re dur un f ragment de

    secon de donn e lim pr ession da voir du r des h eur es : plus lisole

    ment des fragments est profond, plus le temps est long. Certains

    songes au contraire o notre tre , par une espce de rvlat ion,

    semble pr en dr e con ta ct a vec l essence de lui-m m e pa r del l isole

    ment habi tuel o nous nous t rouvons , nous f rappent par leur inten

    s i t indescript ible , foudroyante, inoubliable, nous marquent pour

    tout le reste de notre exis tence dune fulgurante ral i t , sans qui l

    nous soit possible dattribuer ce contact une dure quelconque.

    Il en est de mme de ces personnages que sont les hommes : i ls

    sont pris par le temps pour la bonne raison qui ls le fabriquent , par

    dfini t ion. Le temps de chaque individu a une unit de mesure pro

    pre, qui varie suivant quil se sent plus ou moins isol, temps qui

    peut tre interminable, qui peut tre lenfer ternel, s i l lment

    de conscience sisole tout fait, ou qui au contraire peut sacclrerdune faon formidable, qui en quelques minutes peut voir se prci

    piter lui des cent aines de sicles venir, qu i peut se cons om

    m er tota lemen t jus qu tr e la fois le comm en cem en t et la fin.

    On voit par l quel le erreur es t cel le de placer dans l avenir

    une rdemption, un salut , un paradis , une l ibrat ion, la perfect ion.

    J e ne su is pa s a ssez volu , p en se-t-on , ou j a tt end s la gr ce ,

    ou j e s era i s a u v, ou je t rouvera i m on m a t r e, ou l a m o-ksha . Tout ce la veut d i re : je cont inuera i encore fabr iquer

    du temps, je nen ai pas encore assez fabriqu. Ce qui veut dire

    en core : je con tin u er a i m isoler, je ne suis pa s en cor e assez

    isol . En plaant sa dlivrance dans lavenir, on la place donc pr

    c isment l o aucune dl ivrance ne peut jamais se produire .

    Si les hommes, personnages de rve, non seulement compre

    naient que le rve, (le monde tel quils le subissent) est la consqu en ce de leur im per fection, m ais qu e le tem ps qu il leu r fau t

    p ou r ch er ch er est pr cism en t li llusion qu i p rolon ge ce rve, un

    tel dsespoir les saisirait quils en sortiraient instantanment.

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    De ltonnement

    Mais revenons lenvotement, et ici encore le rve nous

    per m et de com pr en dr e certa in es bases : ce qu il y a de plus

    fra ppa n t dans un r ve pr ofon d cest lincapa cit qu e lon a de

    sen tonn er. Le je qu i a u su rp la t ot alit du je h abit u el

    du dormeur (et cest ainsi que chaque individu que lon rencontre

    dit j e en croyan t dire quelque chose), ce j e , plus i l est im

    merg dans son isolement, moins il est capable de sen tonner.

    Nous avons dj parl de cette qualit de ltonnement, mais nous

    revenons plusieurs fois aux mmes choses par des voies diffrentes.

    Ce je de cau ch em a r n e stonn e de r ien, bien que son m on de soit

    absurde, invraisemblable, impossible. On se dit en se rveillant

    que lon a fait un rve stupide, mais pendant quon rvait on le

    trouvait tout fait naturel.

    Cest ainsi que les gens qui se trouvent dans les situations lesplus invraisemblables, les plus folles, sont prcisment ceux qui

    acceptent ces situations sans sen tonner, sans en concevoir la

    parfaite insanit. Des foules entires, des nations, des continents,

    peuvent tre pris dan s un e hypn ose de ce genr e sans que lvident e

    insanit collective saute aux yeux de personne. Par exemple : nous

    souffrons, nous dit gravement tout le monde, dune crise de produc

    tion. Mais si lon a tant produit ce serait loccasion ou jamais de

    consommer tranquillement toutes ces richesses sans plus avoir be

    soin de travailler : non, chaque pays est en rvolution parce quil a

    t r op de qu elque ch ose, tout le m ond e est r u in cau se d un e sur

    pr odu ct ion . Cest que le ca u ch em a r est deven u si pr ofon d , lisole

    ment de chaque conscience humaine si total , que tous ces person

    nages de rve en sont venus ne stonner de rien. Tous ces fous,

    lorsque vous leur dites quils ne sortiront du cauchemar quen se

    rveillant, vous rpondent que vous rvez. Eux, ils ont lesprit pra

    tiqu e , cest--dire q u ils a tt enden t la cat a st r oph e quils n e peu vent

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    I

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    pa s viter. Mais en lat tenda nt , ils sobstin en t p r oposer des r em

    des qui eux-mmes appartiennent au rve, et qui de ce fait narran

    gent rien.

    Lutile Vrit

    Nous en revenons dire que seule est utile la Vrit, car

    elle est en dehors du rve qui est vici dans son essence. Si

    un des personnages du rve sveille et comprend quil ntait que

    le symbole dune imperfection, voil quil se dissout, quil disparat,

    ca r il na plus de ra ison dtr e : sa pla ce na t la cons cien ce de

    lveil, une conscience dont la nature est tout fait nouvelle, dont la

    nature loin de pouvoir sadapter au rve le dtruit . La conscience

    veille apprhende le rve dans sa totalit. Lindividu dlivr du

    cauchemar ne cherche plus imposer son rve part icul ier , rem

    placer un rve par un autre rve, mais parce qui l a t ransperc tou

    tes les illusions, il entre dans la Vrit, et par consquent il la fait

    na tre dans le monde.

    Une rvolution plus grande que celles de tous les temps, la rvo

    lution de lternit, souvre nous en dchirant le dernier voile du

    tem ps. En deh or s d elle il n y a p oin t de vie.

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    LA PORTE DE LTERNEL

    La seule solut ion aux problmes du monde, le seul baume qui

    puisse gurir toutes les blessures et les peines, est la Vrit, qui est

    la libration et le bonheur. Il ne sagit pas dune mystique ainsi que

    beaucoup de personnes aiment se limaginer. La libration, comme

    toute chose, a un aspect mystique et un aspect pratique, et chaque

    individu est l ibre de la comprendre, ou de la dformer pour l adap

    ter son t emp ra m ent pa rt icu lier . Lors qu on la com pr en d la fois

    avec le cur et la raison, elle conduit laccomplissement de la paix

    intrieure et de la srnit.

    En rsolvant son propre problme individuel on rsout le pro

    blme du monde. Ce sont les individus qui crent le monde. Celui

    qui intrieurement possde la paix, cre autour de lui la srni t ,

    et la comp r h en sion de la Vrit. Cette pa ix, cette fa cu lt de com

    prendre les luttes et les vains dsirs du monde, cette immense cer

    titude, naissent lorsquon a saisi le sens de la vie, lorsquon en a vu

    et compris laboutissement.

    Comme un f leuve qui dans sa course rencontrerai t un dsert

    dont le sable finirait par labsorber tout entier, les crations de ceux

    qui n on t pas dcou vert le sens de la vie sont an an ties pa r lom br e

    du prsent . Ceux qui voudraient crer dans l abri de l ternel doi

    vent comprendre leur raison dtre, doivent avoir la vision de la

    Vrit. Sans cette vision ils ne creront rien de durable. Mais ce

    qu ils creront a vec la com pr h en sion de leur c u r et d e leur ra ison

    portera le sceau de lternit.

    (1) Copyright by S. P. T.

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    La Vrit ne peut pas tre comprise uniquement par lintellect.

    Dailleurs i l nexiste pas un seul homme que domine uniquementlintelligence, ou dont la vie soit uniquement guide par les mo

    tions. Il est inutile de vouloir comprendre la vie dun point de vue

    troit et limit appartenant exclusivement lintelligence ou aux

    motions. Les facults de comprendre et de sentir ne peuvent tre

    spares, et laccomplissement de la vie est le rsultat dune union

    harmonieuse du cur et de la raison.

    La diffrence entre un sauvage et lhomme que lon appelle civilis nest pas trs grande. Le sauvage se peint le corps, se dcore

    de plumes et de verroterie, emploie des systmes encombrants pour

    sorner extrieurement. Lhomme en apparence civilis a les compli

    ca tions de la beau t int r ieur e : il a ses plu m es int ellectuelles, son

    fa r d sentimenta l, ses in n om bra bles verr oter ies doctr inales. Lh om

    me civilis que lon rencontre partout na pas le droit de se dcorer

    le corps la manire barbare du sauvage, mais son esprit et sesmotions sont bien souvent sauvages. Intrieurement il nest pas trs

    diffrent du sauvage, mais extrieurement i l ne le montre pas.

    L h omm e vr aim ent civilis est au del des d cora t ion s et des com

    plications. Sa beaut ne dpend daucun objet, car il a ralis la

    simplicit de la vie.

    Lvolution agit en une spirale ascendante vers une simplifica

    tion de plus en plus grande de toute chose. Bien des personnes ontlambition de guider les autres vers la connaissance, mais si elles ne

    possdent pas la simplicit elle ne font que crer de nouvelles bar

    rires, des malentendus, de nouveaux voiles entre le monde et sa

    raison dtre.

    Comme un lphant qui trace son chemin travers la fort,

    celui qui comprend la Vrit se taille sa route travers la confusion

    du monde. Ce chemin une fois fait lui sert aider les autres : on nepeut pas aider les autres, quel que soit le dsir quon ait de le faire,

    si lon na pas soi-mme trouv la Vrit, cette Vrit qui est ter

    nelle.

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    Chacun dsire ouvrir les yeux aveugles , faire sort i r les prison

    niers de leur s prisons, d on n er la lu m ire ceu x qui croup issent danslom br e qu ils on t eu x-m m es cre. Mais on n e peut rien fair e si

    lon n est pa s soi-m m e plein em en t l ibr e et h eu reu x du fa it que lon

    a compris la Vri t . Si nous ne pouvons crer que des choses qui

    prissent , quel le valeur auront ces choses pour le monde? Tant de

    person n es cren t l om br e du prsent , ma is ceu x qui com pr enn ent

    doivent crer labri de lternit. Mme sils nont pu que saisir, en

    un moment t ranquil le , une fugit ive vis ion de la Vri t , i ls ne pour

    ront plus retourner dans les cages de leurs l imitat ions.

    Celui qui a at teint la l ibert voudrai t que chaque tre au monde

    soit l ibre. Lui seul peut vraiment aider car i l a la certi tude, i l ne

    sest pas assis dans lombre de sa propre cration, il nest pas tenu

    dans lesclavage, comme un prisonnier dans la cage de la tradition.

    Ceux qui marchent vers la porte de l ternel sont nombreux.

    Mais quelques-uns ont pass le seuil , et tournent maintenant le dos

    la porte . I ls ne projet tent plus leurs ombres sur les chemins de

    ceux qui sefforcent de parvenir la porte, car i ls se sont unis la

    lumire ternel le .

    J. KRISHNAMURTI.

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    I N S O L I T E

    Simple comme un cri : nous ne sommes l quen passant. Vois-tu?. . . Car ces mots ne sortiraient pas de notre gorge si nous nima

    ginions pas qui l y a prs de nous un tre pour les entendre, pour

    dem a n der l a m ou r qu i l a pou r nous d e les lui t ra duire... A n otr e

    motion de nous rpondre chaque instant de ce quune tel le

    certi tude (la seule certi tude) introduit de tragique dans le plus

    mince vnement, dans le hasard quotidien o notre vie se noue

    et dnoue.

    Condamns en naissant , cherchant devenir , la faveur de la

    vie, cela mme qui nous condamne. A travers l 'obscurcissement

    progressif de notre conscience, nous avons inaugur en nous le

    rgne des choses, qui la dpassent, lenvotent, laveuglent dans

    lima ge d u n e totalit sous le poids de laqu elle elle devin e a vec

    joie qu elle su ccom be. Cest a insi qu e sou s le ciel cou ver t de l a m ou r ,

    se r vle elle tout e la m a gie de lirr a tion n el. La vie se su r vole

    dans la perptuel le ngat ion del le-mme quest l amour de ces

    choses que lon rencontre et auxquelles on sattache sans savoir

    pourquoi .

    Guids par le got de linsolite. Laspect anormal des objets

    nous entoure dune autre vie , o, dans l oubli de notre propre

    identi t cest l amour qui nous aide nous retrouver.

    Assez riches pour nous passer de tout. Lre des merveille

    ments commence. La bizarre disposi t ion des choses fai t cran entre

    m on espr i t e t mon entendement , me sauve de m on insu ffisan ce .

    Images qui , ntant les images de r ien, rpondent encore notre

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    plaisir : un soir que je r ent ra is Villalier, de n uit , en com pa gn ie

    de James Ducellier, jai vu, du boulevard, travers les vitres dun

    rez-de-chausse une grande croix de lumire coupant , sur le mur

    intr ieur , une lumire plus tendre .

    Nous ne nous dem a n dons pa s jus qu o cela va nous con du ire.

    Que tout se brle, que tout meure. La vie nest rien. Ce nest pas

    le surn at ur el qu e n ou s voyon s dan s linsolite.

    Tout est insolite pour lenfant. Tout est insolite pour le fou.

    Tout est insolite la lumire plus violente du crime.. .

    ... L e solei l d es raisin s blan cs dans la vign e d es son ges qu i n e

    voit pas le jour. La vendangeuse jette dans un panier les grappes

    qu elle a ch oisies. Jai cou ru su r ses tra ces p ou r t irer d e lh erbe

    dj haute une guirlande trs longue dabricots jaunes et rouges que

    je lu i m on tre d e loin ...

    Ah! nous sa vons a u jou r dhu i ce qui r son n ait en nous d tern el

    dan s ce sent iment de l insol ite qui n ous p ren ai t devan t des ren con

    tres inattendues et qui rvlaient notre conscience quelle avait

    en el le-mme des tnbres t raverser , qu e sa lu m ire tait celle des

    ch oses qu i se con su m en t. Or, ces rencontres, nous avons pass, par

    la sui te , notre temps en favoriser le retour. Dans le domaine de

    la posie , ma foi , cela parut un jeu de salon, tout dabord, quand i l

    nous plut de fabriquer coups de ciseaux des pomes dans le genre

    de celui-ci :

    LA PLUIE ET SON AMANT

    La neige

    F a i s e u s e d a n g e s

    SOUS LES VERROUS.

    Mais la lumire daprs la mort inondait les toi les de Max Ernstqui oprai t mme le monde. Grce l intervention magique du

    quel i l se rvla soudain que notre corps tai t de la part ie .

    I l t rompe les apparences sur lesquel les rgnait mon espri t . I l

    les persuade dentrer dans un plan o ce sont elles, ensuite, qui

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    me font la loi . Au centre de lArabie heureuse. Sans eifort . . . Je rve

    que je suis au monde et cest en moi que tout se poursui t .

    Les apparences tombent sur ce qui les at tendai t dternel dans

    mon regard e t se br isent .

    Sur les routes , des arbres morts blanchissent sans tomber. Des

    vignes sarrtent moit i chemin dun plateau brl par le vent du

    ciel.. . le soir les routes sont dsertes, et les villages nous regardent

    venir.Nous parlons peu, nous parlons mal . Eprouver, crer , se d

    t ruire . Notre vie nest pas dans ses eaux mouvantes , mais dans ce

    qui es t port sur ces eaux, qui en franchit l tendue.

    JOE BOU8QUET.

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    FRAGMENT DUN JOURNAL

    Nentends-tu pas ma plainte t ravers le grondement bleu des

    vagues qui se brisent, travers le vent nentends-tu pas toute la

    force de ma dtresse couleur de pluie?. . . Ce sont mes premires

    souffrances.

    Jcoute le murmure des petits sapins secous par le vent qui

    pleu r e : Si la vie vau t la pe in e d tr e vcue? Pet ite fille, la vie a

    plus de secrets encore que lau-del .Une chanson qui pourrai t tre cel le du bonheur chante t rs

    douce... claire par une seule toile trs belle et trs nue.

    Ronronnement dune motocyclette ivre dans le lointain, Lhori

    zon seul est clair. Les coteaux de toute leur masse sombre, re

    foulent la lumire. Tout bouge un peu, ce soir. Le bruit de moteur

    arrive plus faible chaque dtour du chemin. Jai envie ce soir,

    pour me calmer, de renverser le croissant de la lune et dy semer

    des lentilles.

    Un b ois de p ins n oir , dor. Si cta it le b ois de Milosz !

    Le vent me parle, je lentends. Il me caresse, il se fait violent,

    il me mord... Tiens, la premire toile.. .

    Je laime... Cest son amour qui ma mis au monde et qui me

    prend la vie .

    Au del des champs et des bois, il y a ce soir une petite fille qui

    pleure dans la nuit et dont les larmes sont bues par les toiles.

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    Jai trop besoin daffection, jai trop de vide lme. Oh! mon

    amour, jai froid de ta tendresse.Et ici, ils n e com pr en n en t pa s qu e si je suis in sensible et m ->

    chante, cest parce que je veux leur cacher jusquau bout ce besoin

    daffection quils ne sauraient combler. Je suis trop fire pour leur

    crier ma dtresse, jaime mieux quils croient que je nai pas de

    cur.

    Danse folle de lumires roses dans un village perdu. Je voudraisprendre cet te nature deux mains, l treindre et la rouer de coups.

    Je voudrais soulever ce paysage bras tendu et le jeter sur la terre

    comme un sac de ds, et que les arbres aient les racines en lair, que

    les maisons gisent sur le ct, que plus rien ne soit en place et que

    les hommes soient un peu fous.

    Week-end

    Samedi . Chanson grise du vent dans les oliviers. Il fait trs

    froid, ce soir, mes yeux me regardent dans lherbe. Partir , partir . . .

    Les sapins sont draps dans des manteaux de voyage, les oliviers

    agitent leurs capuchons dargent, on dirait des pensionnaires qui

    von t pr en dr e le tr ain. J a r r ivera i tr an sie : Ta voix m a gar e, jai

    fr oid, rch a u ffe-m oi de ton a m ou r . Part ir , oh ! Part i r .

    Mon bon h eu r est s i lou r d qu e je ne peu x plus cha nt er . 0 m on

    amour dor, cest seulement dans tes yeux que je peux voir tout

    l 'amour que jai pour toi .

    Le bass in du Lampy engourdi t dans son rayonnement bleulangoisse de mon me. Nonchalance... Tessons de bouteilles, botes

    de sardines. Lhumanit.

    Il me semble que les mots vont faire peur mes penses. Je

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    voudrais brler les heures , tre demain, car je sens que demain

    ma pense sera prs de lui plus encore.

    Dim an ch e soir. Un ciel qui saigne. Je suis reste l, perdue

    d a zu r ; ju sq u au crpu scule. J ai sent i ce qu e jam a is je navais* senti

    ju squ a lor s deva n t la t ide nu it fr le de zph ir s. J ta is deven u e

    arbre, oiseau, fleur, phalne, je sentais que jtais tout sauf moi-

    mme, que je munissais l me mme de la nature. Et puis , un

    besoin daffect ion ouvrai t mon cur comme un croissant de lune.

    Je ne peux pas mendormir, je me sens affaibl ie . Le son de ma

    tte scoule. Et les tnbres sont horriblement vertes, le sommeil se

    jou e de m oi.

    Ce soir, les feuilles sont dores, les champs sont dors, les socs

    de ch ar ru es, m m e le regar d, fu se d or d an s le ciel. P our qu oi le

    souvenir dun fantme blond dont les lvres taient vivantes etglaces vient- i l me troubler s i profondment? Ses regards sont ceux

    dune femme. Je laime comme si jtais ne delle. Laimer, penser

    el le , nest-ce pas une manire de penser Lui , de part i r de Lui

    pour lui revenir?

    QEORQETTE CAROL.

    Illll

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    BLAKE ET LA POSIE PROPHT IQUE l>

    En dehors du pur verbal isme pot ique, e t des dtes tables vers i f icat ionsdescr ip t ives ou d idact iques , i l es t un phnomne, pot ique par excel lence,

    qui effra ie les cr i t iques e t les a ca dm iciens : je veux pa r ler de la pos ie

    concrte e t exprimentale , dont Blake nous offre un des rares exemples (2) .

    C'est qu en effet , un e telle posie rom pt le jeu du s ym bolism e verba l : la posie

    h abitu elle sa ccom m ode de n otion s a bstra i tes , et soit qu elle u ti l ise le sens

    coutumier du concept, soit quelle sat tche la pure quali t des mots, comme

    cert a ine p os ie n om ina l is te el le ne fa i t jam ais que s efforcer de r vei ller

    un mort . Car les mots sont des symboles , e t prendre comme symboles ; ds

    lors , i l sagit de ne plus accepter le jeu de ces symboles si ls ne conviennentpas une exprience vcue. Accepter le symbol isme verbal pour dcr i re les

    ch oses , ces t fa i re un invent ai re , n on de la pos ie . Accept er un au tre sym bo

    l isme verbal pour lu i -mme, ces t fa i re une sauce l inguis t ique, non de la po

    sie. Or, cest ce qu a fa i t pr esqu e t ou jour s la posie : toujour s el le pa sse

    ct du rel , e t ce la expl ique le mpris de cer ta ins pour la vani t de l expres

    s ion pot ique.

    Mais avec Blake, i l ne sagit plus de ce nominalisme dont le but le plus

    jol i es t de n ou s fa ir e p leu r er , ou de cr er un e in ca n t a t ion son or e du m eill eu r

    got. La posie repose sur une exprience vcue. I l nest plus question de magiedu verbe, mais dune express ion auss i exacte e t dta i l le que poss ib le , avec

    toute la prcis ion charnel le ds i rable , dun fa it rel, dune vision. Cette posie

    n a p lus pou r ma t ire des not ions , mais des expr iences , non p lus l ide de

    lclair , mais lclair lui-mme.

    Ce nes t pas d i re qui l y a i t chez Blake la rvla t ion dune contre sp i r i

    tue lle , a u t r e r a l i t , m on d e des esse n ces, et que nous n ous la i s s ions

    prendre ce qu i peu t passer pour asse r t ion mtaphys ique dans ce t t e pos ie .

    (1) A propos des Seconds l ivres P roph tiqu es traduit par P . Berger (Riede r) .

    (2) L a notion de cette posie comm en ce tre dgage qu elque peu a u jou rd hui : elle

    est trs voisine de ce que M . Sau ra i nomme, on ne sait pour qu oi, posie ph ilosoph ique .

    Encore faudrait-il y faire rentrer certains que M. Saurat ne veut pas reconnatre : par exem

    ple Laut ra mont. P ou r m oi, je prfrerais le terme posie propht ique .

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    Ces personnifications darchtypes, ces ralisat ions dabstractions, sont vi

    demment , s i on veut les prendre la le t t re , des imposs ib i l i ts exprimenta les. Aussi bien, si lon ne doit pas voir de lallgorie dans ces pomes cosmo-

    goniques, du moins ny a-t-i l l pas plus une histoire relle du monde. Sim

    plement des p h n om n es vcus, dans lhistoire psychologique du pote,

    avec une acui t concrte remarquable , des hal lucinat ions piques o sai l len t

    les moindres dtai ls , sont-i ls ici saisis et t ransposs dans la rhtorique de la

    Bible. Blake nest pas un voyant, mais un visionnaire; cette dist inction, en

    mme temps quelle peut lever bien des soupons, dlimite exactement la

    porte ph i losoph ique que nous somm es en dr oi t da t t r ibuer ces pomes.

    Alors que le Voyant est celui qui prtend arriver lIl lumination, la Sagesse,

    la Connaissance pure e t parfa i te par la rvla t ion in te l lectuel le dun pr in

    cipe transcendant, ce qui suppose toute une mtaphysique avec son ontologie

    h ir a r chiqu e, ses yogas , ses boud dh a s, ses an ges et son dieu , - le Vision

    naire nest pas un homme de connaissance, mais le personnage dun drame.

    11 se m oque de lexist en ce de Dieu ou m m e de toute ra lit occu lt e, m a is il est

    boulevers par des phnomnes auxquels i l n accorde une valeur mtaphy

    sique objective que parce qui l se laisse prendre une i l lusion, mais qui sont

    en rali t purement psychologiques et subjectifs . I l y a l ce quon pourrait

    app eler u ne r vla t ion cor por el le : les v is ion s pr enn ent une r ichesse , une

    chaleur, une couleur, en gnral celle du Terrible. Cest ainsi que nous consi

    drons, dans le M ilton , dont M. Pierre Berger v ient de publ ier la t raduct ion ,

    le sent iment dun e pr sen ce terr ifiant e, exactem ent loppos des rvla

    t ions sereines, intel lectuelles , abstrai tes des Voyants . Cest ce caractre tou

    jou r s r vu ls de l im a gin a t ion p r op h t iqu e qu i n ou s pou sse a dm et t r e l ex is

    tence, en tant quexprience, mais sans que nous soyons en droit de leur

    at t r ibuer la valeur de rvla t ions mtaphysiques , de phnomnes fantas t iques

    qui passent sur cer ta ins c o m m e des rvlat ions, les laissant toujours marqus

    du signe indlbile de celui qui a connu la Mort face face. Ainsi je pense

    Vivekana da, quan d on le re t i ra un ca i llot de sang dans l i l de cet an tr e

    de lH ima laya o, d evant le l inga m con jugu de Shiva et de K li , il avait

    ba is la face d e la Mort . De mm e Blake est le fam ilier de la t er re ur , et la

    dmarche tourmente de sa pense qui se cherche t ravers les ddales du

    langage es t ident ique aux sombres bouleversements qui durent des mil l iers de

    sicles, aux pouvantables transformations de la terre ou de largile humaine.

    (Les symboles se font sang et terre (1) ).

    (1) Ainsi, les dieux se font forgerons, tisserands et meuniers. Les organes du corpshumain sont des villes ou des contres. Il y a une constante interpntration du inonde ren

    ferm lintrieur de noire peau et des immensits extrieures, et cette conception biologique

    de lUnivers et cosmique du corps humain est un des plus importants lments du Terrible

    de Blak e. On y reconn at d ailleurs la tr ace d e la pa rent qui relie Blak e au x cosm ologues,

    astr ologues et spa gylistes de lantiquit et du M oyen -Age.

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    Du caractre vcu, exprimental , que nous venons de signaler sensuit un

    second ca ra ct re : la pense de Blake, au l ieu dtr e logique, clair e, froide ,a la dmarche irrat ionnelle, confuse, chaude, vivante en un mot quon sac

    cor de recon n a t re l insp ira t ion a uth ent ique. Ce qui car actr ise , d un p oin t

    de vue plus proprement formel, la posie de Blake, cest la confusion et la

    chaleur. Et mme, i l tai t s i persuad que la vri t ne pouvait tre ai l leurs que

    dans l exprience pot ique qui l condamne la Raison comme fausse , parce

    que froide et qui l exalte le Dsir comme le seul moyen de parvenir la

    vri t, parce que chaud. Ce sentiment est lorigine de lidologie blakienne,

    et , dire vra i , elle com pr ome t s ingu lir em en t ldifice m ta ph ysique ida lis te

    qu i l sem ble lui-m me stre plu voir da ns son uvre. P roph te, i l par le parimages, i l est toujours environn de sa nue, l intrieur de laquelle i l brle

    des feux de lenthousiasme. Les images at teignent ds lors la splendeur de

    la perception brute. Blake a cr un nouveau monde, avec son temps et son

    espace, avec son Eden, ses dieux, son apocalypse, et chaque chose est loca

    l ise et n om m e : tel est le tr oisime ca r a ctr e de sa posie, le ca ra ct r e

    concret , ou mythologique.

    Par del le caractre ar t i s t ique e t le caractre aposto l ique, par del

    linspirat ion et la prophtie, l uvre de Blake at teint peut-tre ce qui l y a de

    plus pr ofon d dans le pa tr im oin e de pen se des r a ces : le mythe. Cest pa r lacrat ion de mythes que l ar t dborde le caractre t ro i tement indiv idual is te

    qui lui est t r op souvent at tr ibu : la p osie; la pense mm e se dr oule

    lint rieu r de mythes. Peu t-tre nexister a ient-elles pas san s les m ythes,

    coup sr e l les sera ient au tres . Les mythologies prparent la voie aux cons

    tr uctions p h ilosoph ique s : nous cit ons la Bible tout instan t , ou tel le br ibe

    de tradit ion homrique. Or, avec Blake, i l sagit bien de constructions cosmo-

    goniques du mme genre que ces mythologies collectives. Et , ct de cette

    crat ion prodig ieusement complexe, les p lus g igantesques const ruct ions du

    roma n fon t bien pitr e figur e : dans le myt he r om an esque, il sagit de per son na ges et d a ctions de n otr e m ond e, de notr e poque, la cosm ogon ie de Blake,

    si tue dans une Eternit sans visage, est la source du monde, et ses dieux

    sont bien antrieurs nous, comme bien postrieurs, actuels . . .

    JEAN AUDARD.

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    MAURICE KELLER80HN : La vie dune mort (Stock).

    ALAIN BERTHIER : Notre Lchet (au Sans-Pareil).

    PIERRE HUMBOURG : Aux Mains des Innocents (au Sans-Parei l).

    II nous ar r ive souvent d tr e gns devant des livres qu i nous t ouchen t

    profondment, cause de leur ton trs personnel. Il nous semble que lexpres

    sion dune exprience personnelle gagne en intensit dans la mesure o cette

    exprience est recre en nous, digre jusqu ne plus tre elle, mais nous A

    cause delle, modifis et tels que nous ne nous connaissions peut-tre pas

    encore. Mais si le livre (surtout si cest un premier livre) se prsente imp

    rieusement sous la forme dun examen de conscience dont laccent est authent iquement vrai (s inon les fai ts) , nous acceptons de passer outre notre gne,

    t rop heureux, tout b ien pes , de nous la isser toucher par un dmarrage authen

    tique. Ce premier livre, lui seul, justifie toute luvre venir. Mais il arrive

    que lauteur l che sa seule richess e, son ch oc intr ieur , pou r lu vre, en

    tuant les deux; ou quil aille se perdre, en se strilisant, dans les maquis des

    consolations rel igieuses. Nous voudrions ardemment que les auteurs de ces

    trois livres maintiennent vis--vis deux-mmes les promesses que, par ces

    livres, ils se sont faites.

    Devant la m ort , di t Kellersohn , on ne peut plus t r ich er avec soi-mm e.Le besoin d absolu devient a bs olu . Un fils assiste la m ort de sa m re. Il

    regarde venir la mort dans les yeux de la mourante. Cette femme dont la vie

    entire a t saintement consacre aux siens, son amour pour eux, ses

    devoirs, voici au moment de mourir, alors quelle ne peut plus parler, que ses

    yeux, au l ieu dexprimer la srnit et la joie dun accomplissement, expri

    ment la lassitu de, pu is le dcour a geme nt , puis le ds esp oir . La cca blemen t

    se faisai t reproche. Ltonnement se changeait en scandale. La dception l i

    vrait passage la rvolte. Laffollement, au lieu du dsarroi. Il ny avait plus

    un e inter rogation mais un e somma tion . . . Et devan t cette absolue fai ll ite , ta quelle laut eur ne vou dr a it pas croire pa r ce quelle est t rop cru elle, il nous

    reste dire quelle est non seulement possible mais fatale pour tous ceux que

    la bsolu besoin d absolu na pas r end u imm ort els a vant de m our ir. Ne

    pas a voir peu r ?... Oui, ce nest qu e pa r l que lon peut com m en cer tre.

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    N ot re lch et nous touche mais autrement. La pit i que ce l ivre suscite en

    nous est froide et t ranchante comme un bistouri . Si Alain Berthier ne veutplu s a voir d m e, sil se dtest e, sil sen lise, sil se fuit, ce n est qu e pa r d sir

    de se trouver. Mais cette recherche qui consiste spaissir pour bien se voir

    est celle qui le plus facilem en t peut cha n ger de but en cour s de r ou te : on

    souffre de ne pas se trouver, puis on sattache si bien celte souffrance (au

    sujet de laquelle on cri t) , que lon peut en arriver accepter de ne pas se

    trouver, puis redouter de se trouver, puis enfin se chercher pour se fuir ,

    en une tonnante marche arr ire .

    La fausse piti quAlain Berthier analyse si admirablement, qui sabaisse

    et se mutile dans le but de secourir alors quelle ne peut quentraner dans

    une chute, il ne nous en voudra pas de ne pas lprouver pour leffroyable enfer

    quil nous dcrit.

    Pirre Humbourg na cri t , di t- i l , que par dsir de tmoigner, mais son

    livre est plus quun tmoignage, il est presque la promesse que nous atten

    dions. Humbourg est de la gnration qui a juste t trop jeune pour faire la

    guer re : dix-sept ans la rm istice. Pu isse ce tm oin , par m i les plus nus, les

    plus clairs, les plus dnus dartifice que cette gnration nous ait donns,

    puisse-t-il aller jusquau bout. Trop de tmoins jusquici se sont fait complices

    dun monde la destine duquel nous refusons, nous refuserons jusquau bout

    de par t ic iper .

    RABINDRANATH TAGORE : Lucioles (2e Cahier de Feuilles de

    lInde, publications Chitra).

    La issez-m oi a llum er ma lam pe, dit lt oile, sans jam ais dem an der si cela

    dissipera les tnbres. Cette prire, cette supplication est infiniment mou

    vante. Elle est Tagore tout entier. Il sait quil na pas atteint lillumination, il

    > asp ire, il y ten d, ma is que lon a ccor de cha qu e tre hu ma in le dr oit d al

    lumer sa lampe sans jamais demander si l dissipera les tnbres. Quand chacun

    aura pu, en toute l ibert, al lumer sa lumire, sa lumire qui lui est propre,

    pourr a-t-on en cor e cepend an t, con cevoir les tn bres? \

    Ce l ivre, admirablement traduit et orn, contient le meil leur de Tagore.

    CARLO 8UARES.

    Le Grant : J acques Crespelle.

    Im pr . de la Soc. Nouv. d E d. Fr a n co-Slaves, 32, rue de Mn ilm on ta n t. P a r is 20.

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