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Monsieur Giovanni Casadio Dionysos entre histoire et sociologie In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 15 N°2, 1989. pp. 285-308. Citer ce document / Cite this document : Casadio Giovanni. Dionysos entre histoire et sociologie. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 15 N°2, 1989. pp. 285-308. doi : 10.3406/dha.1989.1856 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1989_num_15_2_1856

Casadio - Dionysos Entre Histoire Et Sociologie

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Monsieur Giovanni Casadio

Dionysos entre histoire et sociologieIn: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 15 N°2, 1989. pp. 285-308.

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Casadio Giovanni. Dionysos entre histoire et sociologie. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 15 N°2, 1989. pp. 285-308.

doi : 10.3406/dha.1989.1856

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1989_num_15_2_1856

DHA 15,2 1969 285-308

DIONYSOS ENTRE HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

Giovanni CASADIO

Dionysos est un dieu qui défie toute tentative de définition ou de classification. C'est un postulat maintes fois affirmé et qu'on peut vérifier sans difficulté, en parcourant les actes de la Table ronde que l'École française de Rome a consacrée à la discussion du sujet « L'association dionysiaque dans les sociétés anciennes ». Déjà dans l'introduction (De quelques théories modernes sur l'association dionysiaque), Olivier de Cazanove, qui a été le principal organisateur et l'animateur du colloque, s'est trouvé confronté à cette réalité. «Qu'y a-t-il de commun... entre les trois thiases mythiques de Thébaines dans les Bacchantes d'Euripide, la troupe non moins mythique des satyres et des ménades qui entoure en tous lieux Dionysos, le thiase de Dionysos Baccheios qui, au Ve siècle av. J.-C, à Borysthènes compte dans ses rangs un roi scythe, ou encore, à l'époque hellénistique, le koinon des Dionysastes de Rhodes, le synode athénien des technites de Dionysos, les sept mille < conjurés > des Bacchanales, ou enfin, à l'époque impériale, des collèges de négociants en vin placés sous la protection de Liber Pater ? » (p. 1). Afin de mettre de l'ordre dans cette réalité multiple et d'établir un réseau interprétatif, Cazanove dégage trois axes de recherche valables pour l'analyse du phénomène dionysiaque dans sa dimension communautaire.

À propos de L'association dionysiaque dans les sociétés anciennes. Actes de la table ronde organisée par l'École française de Rome (Rome, 24-25 mai 1984), Roma, 1986.

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En utilisant la classification repérée par G. Le Bras dans le domaine de l'institution ecclésiale, on peut d'abord analyser les rapports supranaturels avec le divin (dans notre cas, la phénoménologie de la mania ou transe) ; ensuite les rapports communiels entre les croyants (soit la structuration interne du thiase) ; enfin les rapports civiques de la communauté avec le monde extérieur (soit l'attitude de l'association dionysiaque face à la société dont elle est issue). Nous avons affaire à trois plans de recherche qui sont en même temps trois niveaux de l'expérience religieuse. Dans les cadres du dionysisme, même le premier niveau qui devrait exprimer la rencontre avec le divin de la façon la plus individualiste prend les allures d'une expérience collective. La mania est un « phénomène épidémique » qui, dans la vision métahistorique de Nietzsche, élimine le principe d'individualisation qui isole les êtres et rend l'homme « membre d'une communauté supérieure ». On peut entrevoir la même catégorie de la fonction unificatrice de la transe dans le concept de mania visé par W.F. Otto et mutatis mutandis dans l'anthropologie historisante de H. Jeanmaire : « la dynamique collective que met en jeu la mania fonctionne, non comme identification (du groupe réel au groupe irréel), mais comme adjonction des bacchants au < thiase mystique > » (p. 6). La suite du dieu résulte de cette façon de la réunion de deux composantes : la société démoniaque des ménades et satyres (niveau du mythe) et la société humaine des bacchantes et bacchants (niveau du rite). C'est une véritable théologie de la convivialité dionysiaque qui se dégage de l'analyse des aspects sociaux de la transe dionysiaque.

Suivant la deuxième voie de l'enquête envisagée, ГА. se livre à l'examen des structures internes de l'association dionysiaque et, sur les traces des travaux de Foucart et Poland - dont plusieurs conclusions générales devraient être sujettes à rectification -, il conclut d'une façon persuasive que « le thiase se conçoit idéalement comme un entre-deux, à mi-chemin de la société des dieux et de celle des hommes » (p. 8). On devrait relever que le thiasos l, avant d'être le

Qui n'est pas la seule forme d'association entre les fidèles de Dionysos : on trouve comme dénominations courantes la synodos, le koinon, le bakcheion et la speira (surtout à l'époque romaine). Cf. F. CUMONT, La grande inscription bachique du Metropolitan Museum, A] A, 1933, p. 232-263 : 235 ; et en dernier lieu W. BURKERT, Ancient Mystery Cults, Cambridge (Mass.)-London, 1987, p. 32, 44.

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nom de la confrérie dionysiaque par excellence, est tout d'abord le nom du regroupement des compagnons de Dionysos sur le plan surnaturel du mythe. C'est justement à partir de cette imitation des satyres et des ménades de la compagnie divine, qu'a lieu la prise de contact avec le niveau supérieur, l'entrecroisement du plan cultuel et du plan mythique.

Tandis qu'il aborde la dernière direction de l'enquête, qui concerne l'attitude de l'association dionysiaque vis-à-vis du monde (c'est-à- dire les institutions de la cité antique), Cazanove est conduit à réexaminer les lectures du dionysisme élaborées par Rohde et Gernet. Les deux savants, intéressés par la religion dionysiaque en tant que phénomène social, parviennent à des conclusions qui coïncident sur le point fondamental. Si pour Rohde « l'idéal ascétique détermine... la constitution de groupes restreints, clos sur eux-mêmes, délibérément marginaux » (p. 9), autrement dit de sectes, qui entraînent « l'institutionnalisation des charismes » (ibid.) et s'opposent au culte officiel, constituant une religion dans la religion, Gernet n'est pas moins catégorique. Le thiase, affirme-t-il, penche vers la secte ; des groupes privés en sont naturellement issus, qui se présentent comme fermés et jaloux : « c'est par l'institution de la secte que l'esprit dionysiaque a pris des formes particulières qui devaient durer et se transmettre, quoique le plus souvent en marge de la religion officielle » 2. Nous émettrons notre réserve à l'égard de l'adoption d'un terme sémantiquement très spécifique (si non compromis) comme « secte ». Après les analyses novatrices de M. Weber et E. Troeltsch, reprises avec diverses nuances dans l'élaboration de la sociologie religieuse contemporaine la plus avertie (surtout américaine : B. Wilson, R. Robertson), on ne peut guère utiliser le mot « secte » au sens pourtant large d'« association cultuelle marginale » 3. Pour définir un regroupement religieux « secte », il ne suffit pas qu'en lui se manifestent une tendance à la solidarité grégaire et une autoconscience d'appartenance à une élite religieuse (on parlera, le cas échéant, de confréries initiatiques ou de clubs plus ou moins concernés

L. GERNET, dans L. GERNET-A. BOULANGER, Le génie grec dans la religion, Paris, 1932 (1970), p. 121, cf. p. 108-109. Ainsi, encore dans Sectes religieuses en Grèce et à Rome dans l'Antiquité Païenne, p. 14 (un ouvrage de vulgarisation de plusieurs auteurs dont l'abondance d'informations n'est pas toujours associée à une rigueur scientifique).

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par des célébrations cultuelles). L'esprit « sectaire » se révèle dans la mesure où l'on peut remarquer, en même temps qu'une autoconscience de la propre individualité religieuse, une dissidence qui aboutit à une contestation du statu quo religieux-social, se manifestant, au niveau de la praxis, principalement dans la profession d'une ascèse (d'apparence rigoriste ou transgressive, selon le cas) 4.

Comme il résulte très clairement des contributions mêmes du volume considéré, les conditions requises pour que l'on puisse parler de véritables sectes sont remplies très rarement dans le cas des associations dionysiaques, soit d'époque classique, soit d'époque romaine (malgré la grande variété de réalités cultuelles qui dérivent leur nom de Bacchus). On devra donc limiter l'utilisation des mots « secte » et « sectaire » aux cas où ces conditions se vérifient d'une façon appréciable, c'est-à-dire - dans les limites de la documentation disponible au moment présent - surtout dans les manifestations de religiosité mystique qu'on est convenu d'appeler « orphique » 5.

A cet égard, K. RUDOLPH, Wesen und Struktur der Sekte, Kairos, 1980, p. 241-254 est fondamental. Mais on acceptera difficilement l'idée principale de l'A. (p. 250-252) que la formation de sectes strictu sensu puisse se vérifier seulement dans les cadres d'une religion du Livre (ou révélée ou fondée). L'exemple des procès d'impiété tenus à Athènes au Vème siècle montre très bien que le concept d'orthodoxie n'était pas étranger à la culture du paganisme et que par conséquent une secte de dissidents pouvait prendre pied aussi dans les cadres d'une religion du type ethnique (ou Kultreligion) comme la religion grecque ancienne. Cf. également BURKERT, Ancient Mystery Cults, cit., p. 53. C'est le cas des dissidents mystiques de Cumes, si bien illustré dans la contribution de R. TURCAN, ici même. Cf. aussi M.-L. FREYBURGER- G ALL AND, Sectes religieuses en Grèce, in Sectes religieuses, cit., p. 17- 161 : 132-133 (suivant W.K.C. Guthrie). W. BURKERT, qui est sceptique en ce qui concerne l'existence d'une véritable communauté orphique, refuse aux Orphikoi ou Orpheotelestai la qualification de secte (qu'il réserve aux Pythagoriciens) : on devrait parler avec plus d'exactitude d'une « corporation » (craft) d'individus exerçant une techne (Craft versus Sect : The Problem or Orphies and Pythagoreans, in B.M.F. Meyer-E.P. Sanders, eds., Self-Definition in the Greek-Roman World, London, 1982, p. 1-22 & 183-189). Mais cf. aussi ID., Ancient Mystery Cults, cit., p. 46-47, où il semble admettre l'existence de « Orphikoi, most probably in the sense of a <community>, in the fifth century B.C. ».

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De toute façon, Cazanove est bien conscient de la relativité du « sectarisme » qui se manifeste dans le thiase dionysiaque, « un thiase oscillant sans cesse d'un pôle à l'autre, de l'orthodoxie à l'hérésie, du centre de la cité à ses marges, de l'ouverture au monde au repli sur soi, du peuple aux élites » (p. 11), et très habilement il a recours aux potentialités contradictoires de Dionysos et de son thiase, en dernière analyse à la formule - remontant à W.F. Otto, mais renouvelée par L. Gernet et tout récemment par J.-P. Vernant - de l'antithèse implicite en Dionysos « figure de l'autre ».

La coexistence dialectique de subversion et d'intégration dans les milieux dionysiaques est bien illustrée, au moins au niveau de l'imagerie, dans la contribution de Claude Bérard et Christiane Bron : Bacchos au cœur de la cité. Le thiase dionysiaque dans l'espace politique. Les auteurs établissent une opposition entre les activités du thiase, selon que celui-ci se trouve dans l'espace de la polis (le « dedans ») ou dans celui des forêts et des cavernes (le monde sauvage, le « dehors »). Le premier se caractérise par les attitudes dignes et policées des femmes qui tiennent le thyrse et des hommes déguisés en satyres ; le deuxième porte la marque de l'excès et des débordements, si bien qu'on l'appelle tout court « espace de la transgression ». On peut avoir bien des doutes sur l'infaillibilité du critère iconologique utilisé pour marquer cette distinction (présence de la colonne à fonction architecturale, ou respectivement de la caverne) 6, mais on ne doit pas nier la validité également pour l'histoire des religions de plusieurs résultats particuliers (e.g. l'interprétation remarquablement originale et convaincante du cratère de Tarquinia, avec une exacte perception de la spécificité du codex divin dionysiaque) et de l'inférence générale : si, à Athènes, le dionysisme ne montre aucune propension à la contestation, à la dissidence, à la subversion, « c'est bien parce que, au départ, la cité tout

Le côté arbitraire, implicite en cette méthode (une fois décelé un trait iconographique signifiant, on en dégage avec une induction un peu trop systématique un signifié stéréotypé), qui est d'une certaine façon la marque de Г« École de Lausanne », a été souligné par des spécialistes autorisés : cf. R. TURC AN, ci-après, p. 30 et H. METZGER, Bulletin archéologique, REG, 1986, p. 63-116 : « Certains commentateurs modernes ont trop tendance à concevoir le travail des imagiers comme soumis à des règles strictes et font trop bon marché de leur fantaisie ou simplement de leur mémoire visuelle » (p. 104).

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entière était initiée » (p. 27 : on peut d'ailleurs comparer Euripide, Bacch., 39-40).

Après Athènes, Delphes : dans À propos des Thyiades de Delphes, Marie-Christine Villanueva Puig a présenté un dossier très utile (avec tous les témoignages dans le texte original et la traduction) sur un thème qui, depuis longtemps, ne reçoit pas l'attention qu'il mérite : les Thyiades, les ménades qui formaient un collège presque officiel à Delphes (mais aussi en Attique), du moins dès l'époque classique. Les témoignages dont nous disposons proviennent d'auteurs du 1er et du Ile siècle de notre ère (Plutarque et Pausanias) : le but de l'A. est justement de reconstruire la situation à l'époque classique, en remontant dans le temps à partir des données disponibles, intégrées par la nouvelle documentation archéologique. La conclusion indéfectible de son étude est que « la place de Dionysos et des Thyiades est bien attestée dans le sanctuaire d'Apollon pour les Ve et IVe siècles, même si la nature de leurs pratiques demeure incertaine » (p. 43). (Mais on le savait déjà : Plutarque lui-même rapporte au IVe siècle l'épisode de Yoreibasia des Thyiades de Delphes jusqu'à Amphissa). Malheureusement, malgré les récents essais de reconstruction du fronton ouest du temple d'Apollon par F. Croissant et J. Marcadé, nous ne sommes pas encore en mesure de déclarer résolu le problème majeur qui concerne les Thyiades du fronton. Ces figures représentent-elles simplement les bacchantes mythiques, comme l'avait déjà soutenu K. Preisendanz (s.v. Thyiaden, in RE, 1936, col. 684-691 : 685), ou renvoient-elles à l'image des Thyiades du culte historique, comme Villanueva-Puig semble le suggérer ?

Mais à notre avis un problème encore plus fondamental (quoique presque ignoré par Г A.) reste posé : c'est celui du rapport du collège delphique des Thyiades avec l'ensemble des rituels et des traditions incontestablement mystiques de Dionysos qui se passent à Delphes (l'éveil du liknites ; la fête d'Herois ; la sépulture de Dionysos près de l'oracle ; la liaison très ambiguë avec Apollon) 7. Avant d'avoir éclairé toute cette série de problèmes (et cela ne peut se faire dans un article, encore moins dans un compte rendu), il sera prématuré de

Je voudrais attirer l'attention sur la teneur de l'expression de Pausanias, X, 32 : aï 6ina8eç ...тф Дкм5о<р xaî xq> 'AnóXXíovi fiaťvovrai. La mania pour Apollon, ce n'est pas une chose de tous les jours.

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donner une histoire interprétative et chronologique du ménadisme delphique, même à titre d'hypothèse (p. 46-47). En ce qui concerne cet essai d'histoire, nous prendrons nos distances vis-à-vis du caractère typiquement évolutif qui le caractérise (après l'« agitation bouillonnante » du début, elle conclut à une sorte ď « apprivoisement »). Il n'existe aucune preuve permettant d'affirmer que tout aurait commencé avec une oribasie extatique et sauvage à l'époque archaïque pour aboutir à l'époque tardive à une procession pieuse sur la montagne. L'histoire et la psychologie des religions nous ont appris à nous méfier de ces construction spécieuses.

Au même titre, nous ne croyons pas (malgré J.-P. Vernant, ici- après, p. 297 et 299) que les femmes « bouillonnantes » et effrénées aient jamais été complètement assagies et recrutées au service de la polis. S'il y a eu des collèges officiels contrôlés par la cité au moyen d'une archegos (indépendamment de la chronologie), il y aura toujours des bacchantes qui auront fondé leur rapport avec Dionysos sur une déviance aux aspects sauvages et inquiétants, canalisée seulement dans les désirs des gouvernants-maris (on ne monte pas sur le Parnasse par un temps au dessous de « 0 », seulement pour obéir à la cité, si on n'est pas en proie à la folie dionysiaque !).

L'article de Marcel Détienne : Dionysos et ses parousies : un dieu épidémique 8 nous introduit avec autorité (malgré l'allure très désinvolte) dans le cœur de la problématique historico-religieuse la plus brûlante. Le thème de l'épiphanie /épidémie dionysiaque a été abordé par les spécialistes de Dionysos les plus engagés (dès Rohde et Otto, jusqu'à Kerényi) 9. Quelle nouveauté herméneutique nous apporte le maître de l'« École de Paris » ? L'axe de son interprétation est fondé sur plusieurs dichotomies. Le dieu peut se manifester suivant deux modèles fondamentaux : le modèle de l'épiphanie tranquille, discrète et bienveillante (en Attique), ou le modèle de l'épidémie fracassante et néfaste (en Thrace, en Béotie, en Argo- lide). A son tour la mania inspirée par le dieu outragé présente deux

Le contenu de cette contribution est repris avec des variations surtout stylistiques dans les deux premiers chapitres du livre du même auteur : Dionysos à ciel ouvert, Paris, 1986, p. 11-65. Qu'il nous soit permis de renvoyer au deuxième chapitre « Pretidi e Agriania » de notre monographie II culto ai Dioniso in Argolide (sous presse), où l'on trouve les données bibliographiques essentielles.

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faces inséparables et complémentaires : le délire sacré de la possession, mais aussi la « démence noire » engendrée par l'impureté, la souillure impie des crimes monstrueux (infanticide) (p. 69, cf. aussi p. 64, n. 52, où l'on critique l'interprétation de W. Burkert). Mais le dieu lui aussi se partage entre deux réalités qui correspondent à deux effigies identiques et antithétiques (à Thèbes, à Corinthe, à Sicyone), « montrant deux visages, portant deux noms » (p. 73) : le dieu Baccheios qui envoie la folie-souillure et le dieu Lysios qui envoie la purification et la délivrance, révélant « deux pôles de la même puissance si bien masquée » (p. 74) 10.

On peut relever des dualités moins marquées, mais toujours appréciables, dans le complexe mythico-rituel d'Eleuthères, où les deux médiateurs indigènes de Dionysos - Eleuthèr et Pégase - semblent exhiber les deux visages du dieu même, et dans le culte d'Élis, où Dionysos « se livre à une double épiphanie » (p. 82), dans la forme animale du taureau et dans l'apparition miraculeuse du vin.

Pour le résumer et faire ressortir ses lignes de force, nous avons inévitablement réduit à un schéma le discours de Détienne, qui est au contraire très riche de nuances et de fines analyses, portant sur des détails (on remarquera qu'il y a une considérable distance entre ce « Dionysos à ciel ouvert » et le discours souvent abstrait et dépourvu de rigueur historique qu'on trouvait dans le Dionysos mis à mort dix ans auparavant). En ce qui concerne le point de vue défendu, nous prenons volontiers acte des résultats de l'A. et nous réjouissons de ce qu'en France on poursuive avec succès cette ligne d'enquête fertile, qui a été ouverte par W.F. Otto, il y a plus de cinquante ans.

L'article de Françoise Dunand, Les associations dionysiaques au service du pouvoir lagide (Hle s. av. J.-C), donne une synthèse efficace de la problématique concernant l'enracinement de Dionysos en Egypte, plus précisément dans le milieu des colonisateurs gréco-

10. Suivant des détours plus compliqués, nous sommes arrivé indépendamment à des résultats largement analogues : cf. G. CASADIO, Dioniso e il sangue di Penteo nel culto di Corinto, in F. Vattioni (éd.), Sangue e antropologia nella liturgia, Roma, 1984, p. 87-117 ; ID., Antropologia orfico-dionisiaca nel culto di Tebe, Corinto e Sicione, in F. Vattioni (éd.), Sangue e antropologia. Riti e culto, Roma, 1987, p. 191- 260.

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macédoniens à l'époque des quatre premiers Lagides. Le premier problème est « celui des motivations qui poussent les premiers Lagides à choisir Dionysos comme ancêtre et patron de leur dynastie » (p. 88). Dunand écarte, sans hésitation et en fournissant des arguments remarquables, l'hypothèse traditionnelle qui se fonde sur l'assimilation de Dionysos à Osiris : elle retrouve la motivation plus profonde de l'implantation du culte à la cour royale d'Alexandrie dans le souci des Lagides de se conformer au modèle d'Alexandre. Elle connaît les objections qui ont été soulevées contre cette thèse (et bien avant la monographie de Goukovksi, par A.D. Nock en 1928), mais surmonte les difficultés en soutenant que l'image d'Alexandre comportait déjà des traits dionysiaques avant l'appropriation par les Lagides. En réalité, les preuves d'une assimilation d'Alexandre le Grand à Dionysos avant sa mort sont presque inexistantes n ; il est donc plus probable que ce soit la cour alexandrine elle-même qui ait pris l'initiative de favoriser l'implantation de la légende d'Alexandre Neos Dionysos. On devrait prendre en considération la thèse de Tondriau 12 concernant l'adoption de Dionysos comme dieu de la famille par les dynastes successeurs d'Alexandre le Grand (le premier aurait été Antigonos Monophtalmos) en tant que symbole de royauté dans sa hiérophanie tauromorphe : on devrait également suivre l'indication de R. Turcan (ici après, p. 104) au sujet de l'idéologie du dionysisme « colonisateur » et du mythe de Bacchus dominator Orientis qui commence justement à se développer à l'époque hellénistique.

Au sujet du document crucial pour la diffusion des mystères de Dionysos en Egypte, le prostagma de Philopator, Г A. mène une discussion très nuancée, puis elle se prononce pour une solution médiane : le roi Lagide, « si manifestement favorable, pour son propre compte, au culte dionysiaque, a voulu encourager une pratique institutionnalisée, surveillée de ce culte » (p. 100). On insiste, peut-être justement, sur l'intention de récupérer l'aspect subversif, perturbateur,

11. Cf. J. TONDRIAU, Dionysos, dieu royal : du Bacchus tauromorphe primitif aux souverains hellénistiques Neoi Dionysoi, AlPhO, 1952, p. 441-466 : p. 453-455.

12. Dionysos, dieu royal, cit., p. 449-453. Cf. aussi D. MUSTI, ici-après, p. 125 : « La rappresentazione tauromorfa del sovrano, con il significato di potenza e la garanzia di vittoria che porta con se è largamente diffusa nell'ideologia ellenistica del sovrano ».

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implicite dans le rituel dionysiaque 13 ; on devrait peut-être attirer aussi l'attention sur un texte qui n'a jamais été utilisé - à ma connaissance -dans cette connexion. Parlant de Philopator et de l'emploi de son temps, Plutarque, Cléomène 33, 2, se sert de ces expressions : « il avait l'âme si corrompue par les femmes et par la boisson que, à ses meilleurs moments de sobriété et de raison, il célébrait des teletai (теХетас xeXeïv ; cf. toùç ката tîjv x&pctv xeXoûvTaç тф Aiovuao) dans le prostagma) en rassemblant les gens de son palais au son du tambourin dont il jouait ». Pour partial qu'il soit et prévenu contre les mœurs de l'Egypte, trop relâchées pour le goût de l'historiographie hellénistique u, ce récit fournit des indications intéressantes : le roi même ne se perdait pas en subtilités, quand il se proposait de poursuivre sa « philosophie du plaisir ». Dans son édit, se soucie-t-il de la réputation de pureté des célébrations privées des mystères dans la chora, où est-il simplement intéressé à rassembler à la cour les teletai les plus audacieuses ? Avant de répondre à cette question, nous ne devons pas oublier que Ptolémée IV est vraiment le roi Tryphon, qui a adopté, comme système de vie coordonné, « une façon d'agir royalement hédoniste » 15, la tryphè : la « dolce vita », la « vie inimitable », à l'intérieur de laquelle le dévergondage se justifie par lui-même.

Il dionisismo degli Attalidi : antecedenti, tnodelli, sviluppi c'est le titre de l'article de Domenico Musti, un historien de l'Antiquité, qui manifeste une remarquable sensibilité pour la problématique historico-religieuse. La contribution s'articule selon deux sections : dans la première il cherche à démontrer qu'il y a une continuité idéale entre « l'orizzonte culturale e cultuale délie Baccanti e il culto (o i precedenti del culto) pergameno di Dioniso » (p. 116). Cette continuité est en réalité très malaisée à percevoir. Que le développement du culte dionysiaque soit lié à la Lydie et à la Phrygie (en particulier aux aspects mystico-orgiastiques du culte métroaque), cela est un fait incontestable ; mais, si le culte pergaménien de

13. C'est la même solution favorisée par G. ZUNTZ, Once more the socalled Edict of Philopator on the Dionysiac Mysteries (BGU 1211), in ID., Opuscula Selecta, Manchester, 1972, p. 88-101, avec une insistance encore plus grande sur les aspects répressifs de l'édit.

14. Cf. J. TONDRIAU, Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque, ChE, 1946, p. 149-171 : 151 et passim.

15. TONDRIAU, Les thiases, cit., p. 157 et cf. n. 5.

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Dionysos est un culte grec importé, lié surtout à la dynastie gréco- paphlagonienne des Attalides, on a de la peine à entrevoir une connexion entre ce culte et la préhistoire asiatique (éventuelle) de Dionysos. En ce qui concerne le tauromorphisme du dieu et le rôle de guide de ses fidèles, soit dans la tragédie d'Euripide, soit dans le culte dynastique de Pergame, nous avons affaire à des traits trop peu spécifiques 16 pour servir à établir une relation directe entre les deux milieux culturels.

Dans la deuxième section de son étude, Musti formule de façon très claire et pertinente la problématique relative à l'interprétation historico-religieuse du culte pergaménien de Dionysos : « E1 in discussione... la forma di questi mystéria (mentionnés dans les lettres officielles des Attalides), se cioè sia associativa о non associativa ; ed anche riguardo ad eventuali associazioni andrà posto il quesito circa la loro stabilita, la loro funzione, il loro caracttere pubblico о privato, la loro composizione, il grado di religiosità mistica e di esperienza orgiastica che eventualmente esprimano » (p. 120). À ce propos, Musti fait preuve d'une remarquable prudence : le problème serait presque insoluble à cause du manque de documents. Au stade de l'hypothèse, il est enclin à envisager, pour l'époque hellénistique seulement, « una forte connessione del culto dionisiaco e dei suoi devoti con la dinastia » (p. 122), tandis que, pour l'époque romaine, il envisage un développement particulier de la dimension associative dans la forme d'un « associazionismo di tipo privato » (ibid.). A notre avis, on peut prendre en considération l'existence d'associations mystiques de Dionysos sous une forme stabilisée, en s'appuyant sur la dédicace à Eumènés II : les Báxxoi тоО еиаатоО беои représentent véritablement un « Verein von Mysten des Dionysos » 17, qui vrai-

16. Dionysos est le dieu-taureau dans une infinité de cultes (par ex. Elis, Lerne) qui n'ont rien à voir avec les Bacchantes ; d'ailleurs les Attalides, à leur tour, ne sont pas les seules dynastes hellénistiques qui aient exploité politiquement le tauromorphisme de Dionysos (le premier a été peut-être Séleucos I Nicator : cf. TONDRIAU, Dionysos, dieu royal, cit., p. 451-452, 461 et passim). Le rapport entre le rôle de Dionysos en tant que guide du thiase et l'épithète Kathegemon nous paraît tout à fait insignifiant.

17. H. VON PROTT, Dionysos Kathegemon, MDAI (A), 1902, p. 161-188 : 184 ; cf. M. P. NILSSON, The Dionysiac Mysteries of the Hellenistic and Roman Age, Lund, 1957, p. 10.

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semblablement tenaient leurs réunions dans le stibadeion dédié au culte du Kathejgemon 18.

La morphologie de ces mystères est extrêmement difficile à définir : après Nilsson 19, et d'une certaine façon contre Nilsson, Musti s'applique à tirer une conclusion et justement refuse de banaliser le contenu religieux de ces assemblées mystiques. Avec beaucoup de prudence, on pourrait envisager la possibilité d'une infiltration de certaines doctrines orphiques, si l'on considère les coïncidences remarquables entre la terminologie de certaines inscriptions de Pergame et le répertoire liturgique des Hymnes orphiques d'âge romain 20 et, surtout, si l'on regarde avec l'attention qui s'impose l'allusion aux Titans (à côté des Corybantes, des Satyres et des boukoïoi ) dans un passage de Lucien, sait. 79 (cité aussi par Musti, après Von Prott). Si les boukoïoi sont les acolytes les plus fidèles de Dionysos taureau dans les confréries mystiques d'Asie, les Titans se présentent comme ses antagonistes les plus acharnés dans la liturgie orphique.

Grâce à l'étude de Henri Lavagne, Rome et les associations dionysiaques en Gaule (Vienne et Nîmes), on peut constater encore une fois combien les rapports du dioynsisme avec l'autorité politique sont marqués par la contradiction jusqu'à l'époque la plus avancée. En particulier, l'attitude des Césars à l'égard des associations de technitai a varié remarquablement selon l'époque et les circonstances. On enregistre des cas de répression (Claude, Trajan), à côté des cas du patronage déclaré (encore Trajan, Hadrien, qui est le premier empereur à être expressément qualifié de « Neos Dionysos » - mais, à travers les inscriptions des technitai d'Asie, Trajan avait reçu ce titre antérieurement -, Septimě Sévère, qui dispose de sa troupe particulière de technitai ).

18. Cf. VON PROTT, ibid., et NILSSON, The Dionysiac Mysteries, cit., p. 63. 19. Mais cf. aussi E. SIMON, Zum Fries der Mysterienvilla bei Pompejí,

JDAI, 1961, p. 111-172 : 144, 146, 166, 171 et passim, qui envisage des connexions avec Athènes et les mystères pompéiens.

20. Cf. O. KERN, Das Demeterheiligtum von Pergamon und die orphische Hymnen, Hermes, 1911, p. 431-436 et aussi F.-H. MASSA-PAIRAULT, ici après, p. 216-217.

Dialogues d'histoire ancienne 297

L'étude d'une mosaïque représentant le « châtiment de Lycurgue », découverte dans les environs de Vienne, se révèle d'un remarquable intérêt. Lavagne propose de voir dans le local où se trouve la mosaïque une « salle de réunion pour des symposia bacchiques d'une petite communauté de fidèles » (p. 147). L'hypothèse est d'autant plus convaincante que la représentation des « passions » des grands malfaiteurs, Penthée en premier lieu, mais aussi Lycurgue 21 et Persée <n, est un sujet qui convient fort bien à une salle destinée à des réunions mystiques.

Roger Hanoune brosse un tableau remarquablement nouveau des Associations dionysiaques dans l'Afrique romaine. D'une manière générale, il est d'avis qu'il y a eu dans la littérature une certaine surestimation du rôle du Liber Pater (Dionysos ne se rencontre jamais) dans la religion africaine. Hanoune pense qu'afin de repérer des témoignages sur les associations dionysiaques, les inscriptions seulement sont vraiment utiles (on en possède actuellement environ 90, réparties sur plus de 40 sites) : les témoignages littéraires concernant les bacchanalia (Apulée, Arnobe, Augustin) auraient été largement surestimés ou même faussement interprétés. Enfin, la documentation archéologique n'apporterait presque rien « à notre connaissance de l'organisation du culte de Liber » (p. 151).

En ce qui concerne en particulier le répertoire décoratif des pavements présentant des mosaïques (« Maison de Bacchus » à Djemila- Cuicul en Numidie ; « Maison de la procession dionysiaque » à El Djem-Thysdrus en Proconsulaire), l'A. répugne fermement à considérer les décors dionysiaques comme un indice valable de la présence d'un bacchanal ou du siège d'une confrérie mystique. Par contre, malgré le scepticisme outré de ce spécialiste (« il ne s'agit enfin que de décors bons à fouler aux pieds dans des habitations privées » : p. 152), nous hésiterions à écarter définitivement l'hypothèse d'une destination cultuelle.

21. Le dossier iconographique de la « passion de Lycurgue » est bien présenté et analysé par E. COCHE de la FERTÉ, Le verre de Lycurgue, MMAI, 1952, p. 131-162.

22. Sujet rare, mais qui était représenté dans un autre bâtiment de la Narbonensis, cf. Ch. PICARD, Les nouvelles frises dionysiaques d'Orange, RA, 1952, p. 115-118.

298 Giovanni Casadio

En ce qui concerne spécifiquement la « Maison de Bacchus », nous attirons l'attention sur le fait que la mosaïque de Cuicul réunit d'une façon presque unique un véritable répertoire « of scenes related to the Bacchic mysteries » 23. Tout cela devient encore plus remarquable, si l'on prête attention à la documentation épigraphique qui, dans le cas de Cuicul, est particulièrement importante (6 inscriptions). L'argument de Hanoune (« on peut par ailleurs remarquer que, sauf dans le cas de Cuicul, inscriptions et mosaïques ne proviennent pas des mêmes sites » : p. 157) doit être par conséquent renversé, et on répugnera de plus en plus à accepter tranquillement la thèse « du caractère gratuit du décor » (p. 157).

A la lumière du dossier épigraphique, Hanoune reconnaît deux véritables associations dionysiaques à Madauros en Proconsulaire et à Thamugadi en Numidie, mais écarte catégoriquement la possibilité que les mystes de la région aspirent « au salut et à la vie éternelle dans l'au-delà » (p. 159). En conclusion, les mystes sont représentatifs des citadins honestiores et l'association dionysiaque se confond presque avec Yordo municipal. Dionysos africain est donc tout, sauf un étranger dans la cité, « il en est le véritable génie, tandis que Saturne règne lui sur la terre d'Afrique » (p. 164).

Dans Images du ménadisme féminin : les vases des « Lénéennes », Françoise Frontisi-Ducroux présente une énième relecture du dossier des Lenaenvasen. On note d'abord que ce corpus d'images ne nous est d'aucune aide pour une enquête sur les associations féminines diony-

23. NILSSON, The Dionysiac Mysteries, cit., p. 114. Mais cf. aussi, J. LASSUS, Mosaïques dionysiaques d'El Jem et de Djemila, in Mélanges d'archéologie, d'épigraphie et d'histoire offerts à Jérôme Carcopino, Paris, 1966, p. 593-604, qui note le mélange remarquable des allusions à la légende du dieu et à son culte mystique, « dans le passé (Ikarios) et jusque dans le présent (scène d'initiation) », (p. 600, n. 1). Aussi pour BURKERT, Ancient Mystery Cults, cit., p. 95, cette mosaïque « most likely adorned a cult -room ». Pour ce qui est de la maison de El Jem, le plus grand spécialiste de mosaïques africaines, L. FOUCHER, vient de trouver dans les études fondamentales de E. Simon et F. Matz une confirmation indirecte de l'hypothèse envisagée déjà dans la publication de 1964 : il y a une possibilité très forte que la maison ait été « le local d'un thiase » et qu'une des mosaïques représente « l'une des phases de l'initiation de Dionysos enfant » (Le culte de Bacchus sous l'empire romain, in ANRW, II, 17, 2 [1981], p. 684-702 : 691).

Dialogues d'histoire ancienne 299

siaques. Ces images, malgré leur apparent réalisme, ne sont pas des documents : « rien... ne permet d'interpréter ces figurations comme étant la représentation d'une association particulière d'initiées à Dionysos » (p. 167). Le bilan comporte pourtant un point positif. Analysant la composition de ces images à partir de la position et de l'orientation du masque, on en vient à envisager deux séries homogènes nettement distinctes : celle des lécythes à figures noires (la plus archaïque) et celle des stamnoi à figures rouges et à panse large. Dans la première série, l'analyse met en évidence « une tension 24 entre deux structures spatiales opposées et complémentaires : un espace circulaire, centré sur le pilier, autour duquel les femmes organisent une ronde, marchée ou dansée » (p. 169). Dans la deuxième série on a affaire à un espace « frontal » : un face à face visuel où se marque l'emprise du regard divin.

D'autre part, l'attitude des femmes qui tournent devant le masque varie de la gravité recueillie au déchaînement de la transe. Il semble que les images tendent à établir une continuité entre ces deux pôles, et à poser l'unité de la nature féminine, située toute entière dans Г« altérité », et contrairement à l'homme, inaltérable au contact de Dionysos. L'A. suggère donc de voir dans ces images « une réflexion sur la femme dans le cadre du Dionysisme » (p. 175), symétrique à « une réflexion sur l'homme dans son rapport avec Dionysos » {ibid.) 25.

Dans l'article de Olivier de Cazanove, Le thiase et son double : Images, statuts, fonctions du cortège divin de Dionysos en Italie centrale, on rencontre la même tendance réductrice qu'on relève dans plusieurs contributions précédentes. Mais, si le bilan est négatif en ce qui concerne l'existence éventuelle de thiases historiques en Italie centrale, il est au contraire largement positif au regard de la lumière nouvelle que cette étude jette sur la raison d'être de l'imagerie

24. Au sujet de l'usage et de l'abus de cette terminologie, nous partageons les réserves de METZGER, Bulletin, cit., p. 102 (« Tout article d'un tenant de l'« École de Paris » doit-il obligatoirement comporter ce terme ? »).

25. « II ne s'agit certes pas de réflexion philosophique » précise l'A. (p. 175, n. 54). Certainement, en ce qui concerne Г (éventuel) message véhiculé par l'imagerie. Mais une certaine dose de philosophie risque de ressortir des détours mêmes de cette herméneutique subtile.

300 Giovanni Casadio

dionysiaque dans une aire provinciale assez éloignée du rayonnement culturel de l'hellénisme. En étudiant les antéfixes siléniques des sanctuaires, on constate que la présence du thiase n'implique aucune référence à la fonction divine de Dionysos en Grèce (« la figure de Dionysos, au contraire de celle de son thiase, est presque absente en Italie centrale... C'est à un thiase totalement déconnecté de son milieu naturel que l'on a affaire » : p. 179). Le couple dionysiaque de silène et ménade développe une fonction nouvelle dans ce milieu exotique : il « réalise la figure même de la conjonction » et « ainsi mis en situation, il est point de rencontre entre les mondes supérieurs et inférieurs, entre masculin et féminin » (p. 187). A son tour, les silènes, progressivement assimilés à des déités autochtones, jouent le rôle médiateur de ministři d'un temple de n'importe quelle divinité.

Si d'autre part on prend en considération les pompae romaines, qui mettent en scène des chœurs de satyres, on tire des conclusions tout à fait parallèles : les satyristai de la pompa ne sont pas davantage liés à Dionysos ; en tant que membres d'un thiase et ministres du divin en général, ils « sont logiquement enrôlés à la suite de celui qui possède, en tant que dieu souverain, le sacré en plénitude » (p. 194). Ce « dionysisme sans Dionysos » (p. 197) 26, enfin, ne manquera pas de jouer un rôle dans l'appropriation à fin politique de la figure de Bacchos Thriambos, laquelle se placera à l'apogée de l'helléni- sation et des prétentions impérialistes.

Dans Image et sens politique du thiase des Tragiques latins à Ovide, Françoise-Hélène Massa-Pairault, une archéologue spécialiste de l'art étrusco-italique, se propose d'étudier les rapports de l'État romain et de Bacchus tels qu'ils sont présentés et revécus par les écrivains latins de l'âge républicain (Livius Andronicus et le thème d'Ino ; Naevius, Accius et le thème de Lycurgue ; Ennius, Pacuvius, Ovide et le lien entre Dionysos et l'idée monarchique). Dans cette étude historico-littéraire, elle multiplie les subtilités

26. L'auteur formule quelques réflexions de bon sens au sujet de l'évanescent substrat « pré-dionysiaque » qu'on décèle de temps en temps dans le milieu italique. Nous partageons son scepticisme vis-à- vis de la théorie échafaudée par H. S. VERSNEL (1970). Toute autre considération méritent les observations très perspicaces de E. MONTANARI, Identita culturale e conflitti religiosi nella Roma repubblicana, Roma, 1988, p. 105-106, n. 10.

Dialogues d'histoire ancienne 301

herméneutiques et fait concurrence aux philologues les plus chevronnés. Ce qui excite l'admiration c'est l'habilité avec laquelle ГА. réussit à donner un tableau exhaustif de la tendance idéologique qui sous-tend ces textes, dont la plupart ne sont connus que sous forme de bribes. Par contre, ce qui irrite le lecteur, c'est la propension facile de Г A. à inférer en détail de la connaissance approximative du sens idéel de la pièce les intentions socio-politiques de l'artiste (« Le résultat d'une enquête sur le Lycurgue de Naevius met en tout cas en évidence le probable contexte politique campanien » : p. 213 ; le Pentheus de Pacuvius «devait être une des premières méditations sur la forme de l'État romain » : p. 225, etc.). On oublie souvent que nous ne connaissons presque rien de l'ambiance idéologique et des éventuels conditionnements politiques auxquels étaient exposés ces poètes.

Bacchoi ou Bacchants ? De la dissidence des vivants à la ségrégation des morts de Robert Turcan constitue à plusieurs égards la contribution la plus remarquable du volume entier. L'A. démontre d'une façon magistrale que l'inscription funéraire de Cumes, excluant quiconque n'est pas bebaccheumenos, ne peut guère concerner qu'un petit groupe de tendance orphique. Dans la défense de sépulture on décèle l'indice d'un sectarisme rigoureux. L'usage du parfait médio- passif bebaccheumenos implique par ailleurs l'exigence d'une mutation volontaire, personnelle, intérieure, totale et définitive, qui est conforme à la Weltanschauung orphique. Nous avons déjà utilisé à plusieurs reprises 27 les résultats généraux et particuliers de cette étude avec l'adhésion la plus convaincue 28 : on renonce donc à toute discussion analytique ultérieure.

L'épigraphiste de grande envergure qu'est Luigi Moretti offre, dans Л regolamento degli Iobacchi ateniesi, une nouvelle analyse, remarquable pour sa perspicacité et sa rigueur, d'un document sur lequel il reste très peu à dire. On ne peut que partager l'opinion de Moretti sur la teneur générale de cette fameuse inscription des Iobacches : elle est bien décevante pour ce qui est de l'aspect propre-

27. En particulier dans I Cretesi di Euripide e l'ascesi orfica (sous presse dans les Actes du « V convegno nazionale di studi sulla didattica délie lingue classiche », Foggia, 6-9 avr. 1987).

28. Toutefois, nous formulerions en termes moins tranchés l'opposition entre dionysisme et orphisme. Au fond, le dionysisme est inclusif de l'orphisme, en même temps que l'orphisme est inclusif du dionysisme.

302 Giovanni Casadio

ment spirituel de ce genre de congrégations religieuses dans la ville principale de la Grèce. Ou plutôt : cette inscription donne des renseignements fort précieux, mais négateurs. Si on la confronte à l'inscription de Cillae découverte en Thrace, il y a un peu plus de vingt ans (cf. p. 247-249), ou à celle - bien connue - de Torre Nova (cf. p. 253), on constate sans difficulté que l'association athénienne montre très peu de vitalité au niveau des développements religieux : « A parte la teologia (la célébration en prose du dieu), le forme sostanziali del culto restano quelle di sempře. Ma proprio questo ammodernamento puramente esteriore mostra che il culto si era fossilizzato, che non importa va più gran che in quanto taie » (p. 253). Moretti se déclare fondamentalement d'accord avec Nilsson en ce qui concerne « la carenza, se non addirittura l'assenza di spirito religioso » (p. 253) dans les associations bacchiques de la Grèce à l'époque romaine. En plus, il souligne, à côté de l'aspect débauché, « il carattere politico- clientelare che queste associazioni dionisiache vanno assumendo in età impériale » (p. 254) et, en particulier, la politique de loyalisme envers le pouvoir de l'empereur.

D'autre part, un caractère exclusif et antidémocratique semble également typique de l'association des Iobacches athéniens : les femmes et les esclaves semblent en effet rigoureusement exclus de ce cercle fermé. De ce point de vue, les Iobacches « sembrano costituire un'eccezione, un unicum nel più vasto contesto délie associazioni dionisiache d'età impériale... L'esclusione délie donne e degli schiavi rappresenta un momento di moderazione, di normalizza- zione, che limita fortemente e quasi annulla l'originario spirito dionisiaco e menadico di queste associazioni » (p. 257). L'A. en tire des conclusions importantes quant à la diffusion du culte dionysiaque à l'âge impérial : « il vero centro del culto dionisiaco, il punto di irradiazione, era l'Asia Minore, non la Grecia » (p. 258). Bref, Athènes ne semble jouer aucun rôle dans le grand renouveau de la spiritualité bacchique au cours du Ile siècle 29. Comme Moretti l'a

29. A vrai dire, l'observation de FREYBURGER-GALLAND, Sectes religieuses en Grèce, cit., p. 70 (« l'inscription a pour but de fixer de manière précise les statuts, le règlement intérieur. Il est donc très naturel que les questions financières semblent au moins aussi importantes que les questions religieuses ») ne semble pas très décisive. C'est justement cet intérêt presque exclusif pour le côté matériel du culte qui démontre la décadence de l'esprit religieux d'une

Dialogues d'histoire ancienne 303

bien rappelé, on retrouve, dans ce règlement des Iobacches, le même esprit de caste fermée (les charges sacerdotales sont presque héréditaires, en tout cas réservées à une élite originaire du même clan ; l'adhésion de nouveaux adeptes est découragée), qui est typique de la synodos des Dionysastes, laquelle existait au Pirée quatre siècles auparavant (v. l'inscription 49 Sokolowski).

Dans une inscription encore plus ancienne (fin du IIIe ou début du IIe siècle av. J.-C. : 126 Sokolowski) on décèle très clairement ce qu'était du début jusqu'à la fin (cf. les 5 dernières lignes, 159-163, de l'inscription des Iobacches) le but essentiel de ces confréries : on prescrit aux adhérents de participer d'une façon concrète aux funérailles de leurs confrères et à celles de toutes les personnes en rapport avec un membre de l'organisation. Ces associations sont donc nées et se sont développées comme des sociétés de secours mutuel, dans les occasions « fortes » de la vie, mais surtout dans le moment critique de la mort 30. Dionysos, qui est en même temps le dieu des bons vivants et des défunts, se place fort bien à l'intérieur de cette compagnie 31. Sa présence vivante est assurée par la récitation de la theoîogia, « apparemment une composition roulant sur la légende ou la nature

association qui existait dès l'âge de Démosthène ! La situation se révèle bien différente dans d'autres baccheia, dont les prétentions sont moins distinguées, mais qui continuaient à donner l'exemple d'une religiosité dynamique : outre les cas cités par Moretti, cf. le règlement relatif au culte de Dionysos à Smyrně, à peu près de la même époque (84 Sokolowski) et le règlement du thiase de Physcos (Locride), encore du Ile siècle, où la participation des femmes était prépondérante (181 Sokolowski).

30. Dans une certaine mesure, on peut considérer ces associations comme des « collèges funéraires ». Cf. CUMONT, La grande inscription, cit., p. 237, qui exclut cette possibilité dans le cas du collège d'Agrippinilla.

31. « Ce dieu qui se dédouble et renaît de lui-même, ce Dimorphos dont la diversité épiphanique garantissait la perpétuelle reviviscence... méritait la faveur indéniable que lui a voué l'art funéraire, c'est-à-dire une clientèle de gens inquiets de leur survie personnelle » (R. TURCAN, Les sarcophages romains à représentations dionysiaques, Paris, 1966, p. 533-534. Cf. aussi BURKERT, Ancient Mystery Cults, cit., p. 23 et n. 60 (avec les témoignages littéraires et épigra- phiques).

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mystique du dieu » 32, et par une sorte de mime où des hommes tirés au sort jouaient le rôle de Dionysos et d'autres divinités de son entourage : Core, Polémon, Aphrodite et le mystérieux Proteurythmos 33.

Dans Lieu sacré et lieu associatif dans le dionysisme romain de la République, l'archéologue Jean-Marie Pailler, spécialiste du culte de Bacchus en Italie, tente d'élucider les données fournies par l'épisode des Bacchanales, afin d'approfondir la question du local associatif bacchique. Après une analyse lucide des diverses occurrences du mot Bacchanal(ia) dans le récit de Tite-Live et dans l'inscription de Tiriolo, il en vient à la conclusion suivante : « Bacchanalia peut bien signifier « Bacchanales », mais la valeur locale, désignant un lieu de culte, y demeure toujours présente ; au singulier, c'est évidemment cette signification qui prédomine » (p. 264). A la suite de ces considérations, on constate que la première cible des autorités romaines, lorsqu'elles déclenchent la répression, ce sont les sanctuaires, les locaux de réunion et d'initiation des Bacchantes (Bacchai, Bacai dans l'inscription). Si on compare la formule utilisée par l'inscription (Bacas adiese) avec le passage correspondant chez Tite-Live (qui Bacchis initiatus esset), on est de plus tenté de supposer avec l'A. « que la seule formule Bacas adiré était disponible en latin au début du Ile siècle, la notion religieuse complexe ď < initiation > n'étant pas encore constituée expressément dans cette langue » (p. 271).

32. H. JEANMAIRE, Dionysos, Paris, 1951, p. 435. 33. C'est l'identification de ce personnage avec Orphée, père de

l'eurythmie, qui a donné à E. MAASS (Orpheus, Munchen, 1895, p. 62- 66) l'opportunité d'échafauder sa théorie sur l'orphisme des Iobacches. E. ROHDE, Orpheus, Neue Heid. Jahrb., 1895, p. 1... = Kleine Schriften, II, Tubingen-Leipzig, 1901, p. 293-313 : 294-295, tua cette spéculation dans l'œuf ; mais sa proposition de voir dans Proteurythmos un être humain, précisément le « Tanzmeister » des Iobacches, donna lieu à la juste critique de O. KERN, s.v. Mysterien (VI. Die Dionysos weihen), in RE, 1935, col. 1290-1314 : 1295-1296, qui, à son tour, pensa à un démon de la danse (hypothèse partagée par JEANMAIRE, Dionysos, cit., p. 436 et, avec une certaine réserve, par NILSSON, The Dionysiac Mysteries, cit., p. 60-61).

Dialogues d'histoire ancienne 305

Le but de la contribution de John Scheid, Le thiase du Metropolitan Museum (IGUR I, 160), est de redéfinir l'importance de l'inscription de Torre Nova pour l'histoire du culte mystique de Dionysos à l'époque impériale, en mettant à profit les progrès de la science épigraphique après le grand commentaire de A. Vogliano et F. Cumont dans les années trente. Dans cette analyse, qui a pour cible avant tout l'interprétation « mystique » de Cumont, on constate d'abord que les mystes se partagent, « non pas en Romains et non- Romains, mais en sénateurs, en affranchis, et très vraisemblablement aussi en esclaves » (p. 277). Le thiase regrouperait en effet, sous l'égide des maîtres de maison, la familia d'une ou deux gentes sénatoriales, les Pompei Macrini et les Gavii. On refuse, par conséquent, les conclusions que Cumont tirait sur l'effacement des distinctions sociales du monde profane dans les associations mystiques de Bacchus. Ensuite, on critique aussi l'explication ethnique que Nilsson donnait du penchant des mystes pour un culte d'origine asiatique, trouvant une raison plus banale : la plupart des mystes sont des esclaves et des affranchis et sont donc initiés aux mystères bacchiques pour se conformer (en tant que clientes) au culte domestique de leurs patrons. De plus, on doute que Agrippinilla ait été la fondatrice du thiase ; s'il a existé un initiateur du culte, c'est plutôt le « défunt » Pompeius Macrinus, le héros M, qui détient la première

34. L'auteur (p. 279-281) se rallie donc à l'opinion de M.P. NILSSON, En marge de la grande inscription bacchique du Metropolitan Museum, SMSR, 1934, p. 1-17 : 2-3 (= Opuscula Selecta II, Lund, 1952, p. 524-541 : 525-526), qui ne peut pas admettre l'existence d'un héros vivant et envisage par contre la présence d'un défunt héroïsé sur la liste des membres du thiase qui ont versé leur cotisation pour l'érection de la statue. Il ignore les arguments percutants présentés par M. Guard ucci en faveur de la thèse de CUMONT (La grande inscription bacchique, cit., p. 237-239) que héros soit le titre du dignitaire qui était à la tête de toute la hiérarchie du sacré collège. In Epigrafia greca IV, Roma, 1978, GUARDUCCI relève trois points : « In primo luogo, all'indicazione [Max]peťvoc fyxoç non viene attribuito il minimo risalto rispetto al resto dell'epigrafe, e ciô induce a credere che héros sia una carica corne tutte le altre via via enumerate... In secondo luogo, riesce assai duro ammettere che i misti abbiano compreso anche un defunto nella iniziativa di rizzare una statua onoraria. In terzo luogo, se si volesse dare a héros un significato funerario, il tiaso resterebbe, stranamente, senza un suo capo » (l'argument le plus important est le premier : si

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place dans la liste des souscripteurs de la dédicace. En conclusion, il serait inutile d'évoquer un penchant mystique de tous ces gens pour expliquer leur présence dans le thiase : « la participation de tous ces mystes n'a, au fond, rien de spectaculaire. Que les mystes soient au nombre de 420 n'est pas sensationnel pour qui s'informe sur l'ampleur d'une familia » (p. 290). Bref, selon Scheid, l'inscription d'Agrip- pinilla se présente comme un témoignage, certes remarquable « par la richesse de ses informations, mais au fond banal pour ce qui concerne le fonctionnement de la religion domestique dans la Reichsaris- tokratie romaine » (p. 290).

Nous doutons que ГА. ait réussi à étayer d'une façon convaincante tous les points de la démonstration. Qu'un tel nombre de personnes (parmi lesquelles des personnages consulaires) se soient cotisées pour élever une statue à une dame qui a simplement prodigué des largesses pécuniaires à l'égard du thiase, cela nous semble peu croyable. En second lieu, soit que la confrérie ait été formée exclusivement par la familia d'une ou deux grandes maisons (Vogliano et Scheid), soit qu'elle ait été ouverte aussi à des nouveaux prosélytes (Cumont), on ne voit pas les raisons d'affirmer que l'adhésion aux mystères de tous ces gens ait été la conséquence automatique de la politique dynastique de deux familles patriciennes et d'une obséquiosité dictée par un intérêt de clientèle. Quel que soit le raffinement méthodique de l'épigraphie contemporaine, elle ne nous permet pas encore de juger avec une précision scientifique les motivations profondes d'un choix religieux. En ce qui nous concerne, nous préférons continuer de considé-

héros signifiait simplement « défunt », Macrinus serait le seul personnage de la liste à ne pas être qualifié par un titre liturgique). D'autre part, l'affirmation tranchante de Scheid (« il n'existe aucun autre exemple où le « héros » serait, ou servirait de titre liturgique » : p. 280) ne laisse pas de nous déconcerter. GUARDUCCI, dans Héros nell'età impériale romana, in Atti del III Congresso nazionale di studi romani, Roma, 22-28 aprile 1933, IV, Roma, 1935, p. 328-332, a recueilli dans des inscriptions du côté oriental du monde grec (Asie Mineure, Syrie et îles égéennes) qui remontent aux Ier et Hème siècle après J.-C., au moins onze exemples où le héros est utilisé comme titre honoraire pour des personnes vivantes. Si l'on ne démontre pas que l'interprétation de ces inscriptions est fausse (et cela serait bien difficile), on doit partir de cette donnée brute et renoncer à une solution a priori.

Dialogues d'histoire ancienne 307

rer l'inscription bacchique de Torre Nova comme un témoignage charmant de la vie religieuse à l'intérieur d'une confrérie mystique : « un aspetto di quel culto dionisiaco che, nella Roma dell'età impériale, affratellava Greci ed Italici, liberi e servi, garantendo a tutti il dono délia gioia, sia durante la vita terrena sia nell'al di là » 35.

La Conclusion de Jean-Pierre Vernant expose, avec la lucidité qu'on doit attendre de lui, les résultats et les problèmes ouverts par le colloque ; spécifiquement, il cherche à « donner au problème des associations dionysiaques une formulation correcte, d'en marquer les implications à différents niveaux de la vie sociale, d'en mesurer les enjeux pour une anthropologie religieuse du monde antique » (p. 291). Nous sommes presque toujours d'accord avec les formulations données du problème ainsi que les solutions esquissées avec un remarquable sens critique. Les pages 295-297 (problème des mystères et de leur rapport avec l'orphisme), 298 (le dionysisme au sein de la religion civique), 301 (la reliogiosité marquée par une espèce de « socialite sélective » des thiases athéniens), sont surtout dignes d'attention.

En ce qui concerne la situation du culte dionysiaque en Attique au Ve siècle, nous nous rangeons avec une forte sympathie à sa brillante caractérisation du Sitz im Leben de notre dieu : « II joue à faire surgir, dès cette vie et ici-bas, autour de nous et en nous, les multiples figures de l'Autre. Il nous ouvre, sur cette terre et dans le cadre même de la cité, la voie d'une évasion vers une déconcertante étrangeté » (p. 300) 36. Hormis le fait que nous ne sommes pas disposés à suivre l'A. - pour des raisons que nous avons expliquées ailleurs - dans une

35. GUARDUCCI, Epigrafia greca, cit., p. 188-189. Les questions que Vernant (ci-après, p. 302) se pose lorsqu'il commente les résultats de l'analyse de Scheid ne sont pas rhétoriques et devraient faire réfléchir même l'auteur de l'analyse.

36. VERNANT développe la ligne interprétative ébauchée par son maître L. GERNET (cf. L'Introduction de O. de Cazanove). Dans la même direction, mais sur le terrain de l'interprétation philologique des documents archéologiques et littéraires, voir F. MATZ, Dionysiake telete, Wiesbaden, 1964, p. 58-59 (les monuments d'époque romaine - surtout les sarcophages - confirment la nature ambivalente et paradoxale du dieu : « Sie besteht in der Differenzierung der beiden polaren Seiten ») ; et en dernier lieu CASADIO, Dioniso e il sangue di Penteo, cit., p. 114 et passim. Pour une histoire de cette herméneutique voir CASADIO, Antropologie orfico-dionisiaca, cit., p. 191-193.

308 Giovanni Casadio

implication ultérieure, qu'il formule ici d'une façon définitive 37 : selon Vernant, Dionysos apporte toutes les espèces de bonheur aux hommes qui acceptent de le reconnaître, mais « en aucun cas il ne s'en vient pour annoncer un sort meilleur dans l'au-delà » (p. 300).

Giovanni CASADIO

37. Cf. entre autres Le Dionysos masqué des Bacchantes d'Euripide, L'homme, 1985, p. 31-58 : J.-P. VERNANT-P. VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie deux, Paris, 1986, p. 237-270, en particulier p. 269. Contra, CASADIO, Antropologia orfico-dionisiaca, cit., passim ; ID., I Cretesi di Euripide, cit., passim.