CEthique_pratique2004_06

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  • 7/23/2019 CEthique_pratique2004_06

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    PRATIQUE ET ETHIQUE:

    la thorie du lienJacques FONTANILLE

    Universit de Limoges

    Institut Universitaire de France

    Article publi dans Proteen 2008 (vol. 36, numro 2)

    INTRODUCTION:LA PLACE DE LETHIQUE EN SEMIOTIQUE

    Les recherches smiotiques, pour des raisons qui sont plus de sociologie des

    disciplines que proprement pistmologiques, se sont beaucoup occup desthtique, et trs

    peu dthique. La prminence des objets artistiques dans les corpus prfrs des

    smioticiens, et, plus gnralement, le souci doccuper une position acadmique dans le

    champ de la culture lgitime , les a souvent conduit en effet mettre en avant la rflexion

    sur lmotion esthtique, et sur les valeurs qui la suscitent.

    Il existe pourtant plusieurs courants smiologiques ou rhtoriques qui mettent en avant

    des proccupations thiques : on peut voquer ce titre, et parmi bien dautres, la rhtorique

    gnrale de Perelman, la socio-smiotique dEric Landowski, et, dans une certaine mesure, la

    smiologie visuelle dveloppe par Fernande Saint-Martin et ses collaborateurs, justement

    parce quelle rsiste une approche strictement esthtique de lmotion artistique. Dans le

    mme sens, les analyses tlvisuelles de Franois Jost, et plus particulirement le modle des rgimes de croyance tlvisuels impliquent plus des considrations thiques

    questhtiques.1

    Certes, les justifications pistmologiques du parti pris esthtique ne manquent pas, et

    la vogue des thories de la perception et de lesthsie masque en fait trop souvent une prise de

    position implicite, selon laquelle les valeurs smiotiques seraient exclusivement articules

    partir de notre relation esthtique au monde sensible. Pour ce qui concerne la smiotique post-

    greimassienne, le dernier livre crit par Greimas seul, De limperfection, ou du moins les

    interprtations et les exploitations les plus frquentes qui en ont t faites, y sont sans doute

    pour quelque chose : les exemples quil utilise, littraires et mme souvent potiques, et le

    style moins aride de ce livre ont encourag des extrapolations esthtiques, et les

    commentateurs ont presque tous franchi le pas, par mgarde, entre lesthsie et lesthtique.

    Pourtant, les modalisations quil repre, lorigine de la formation de lexistence smiotique,

    les devoir tre et les pouvoir tre qui marquent la dhiscence entre le monde tel quil

    se prsente et le sentiment dexistence, sont neutres lgard de la distinction entre thique et

    esthtique.

    1Franois JOST,La tlvision du quotidien. Entre ralit et fiction, De Boeck Universit/INA, coll. Mdias

    Recherche,.

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    Cette position pistmologique, reposant en partie sur une approche

    phnomnologique trs individualiste, nglige le plus souvent une dimension essentielle de la

    signification, la dimension sociale, et plus prcisment celle des interactions pratiques ; dans

    le champ acadmique anglo-saxon, le relatif dclin de lethno-mthodologie confirme cette

    tendance. Les travaux les plus rcents dEric Landowski montrent, a contrario, que, ds quon

    se proccupe des interactions sociales, lthique retrouve droit de cit dans les recherches

    smiotiques ; certes, Landowski, fidle la tradition greimassienne, fait une place importante

    lesthsie, mais il sagit, en loccurrence, de lesthsie qui caractrise le rapport lautre, et

    plus seulement la relation avec le monde sensible en gnral ; on pourrait mme avancer, dans

    cette perspective, que le cas gnral est lesthsie du rapport lautre, et que la relation avec

    le monde sensible nen est quun cas particulier: le monde est un autre parmi dautres.

    Landowski apporte la preuve, sa manire, que les valeurs smiotiques prennent forme aussi

    dans le rapport autrui, et que, dans ce cas, les esthsies prennent une couleur thique trsmarque.2

    On pourrait aussi avancer une autre hypothse, de nature plus technique, qui

    expliquerait la prminence tacite de lesthtique sur lthique, et qui concerne cette fois la

    slection des niveaux de pertinence smiotique. En effet, lanalyse des effets esthtiques peut

    se concentrer sans dommage apparent sur les textes-noncs, puisque, selon une tradition bien

    tablie dans les hermneutiques occidentales, le texte a toujours le dernier mot en matire

    esthtique : le Beau y est objectivement fix et inscrit, travers des conditions textuelles de

    leffet esthtique, et il suffit de savoir les reconnatre, cest--dire de disposer des instruments

    danalyseappropris pour en faire la description.

    Or il en va tout autrement de lthique. Certes, on peut se donner une conception

    strictement textuelle de lthique, maiselle sera alors limite aux contenus axiologiques,

    quils soient saisis par une analyse isotopique de ces contenus, ou travers les oprations de

    la modalisation nonciative. Pourtant, cette rduction de lthique laxiologie et la

    modalisation reste insatisfaisante, ne serait-ce que parce quon ne sait comment la distinguer

    de lidologie. Rappelons qu cet gard, lidologie tait dfinie par Greimas comme

    larticulation syntagmatique des valeurs, et que ses modles sont des potentialits de

    procs smiotiques 3: le reprage des isotopies axiologiques et des modalisations

    nonciatives, dans le texte mme, ne saisirait, ce titre, que lidologie du plan du contenu.

    Un dernier doute vient enfin lesprit, et il tient la place accorde la rhtorique

    dans les rflexions smiotiques. Passons sur le dni de scientificit, et sur l opprobre que les

    sciences du langage ont jet en leur temps sur la tradition rhtorique. Plus intressante est la

    2Cf. Eric LANDOWSKI,Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, &Interactions risques, NAS, n101-102-103,

    Limoges, Pulim, 2005. Une prcision simpose: Eric Landowski ne distingue pas la dimension esthtique et la

    dimension thique, il les fusionne volontairement dans un mme dploiement des esthsies interactives.3A. J. GREIMAS& J. COURTES,Dictionnaire raisonn de la thorie du langage. Smiotique, Paris, Hachette,

    1979, entre Idologie , p. 179.

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    slection que Genette dcrivait dans Figures III 4comme caractristique de la rhtorique

    restreinte . Car la rhtorique restreinte, et mme lgrement tendue, ne sintresse quaux

    tropes et aux figures, cest--dire, au-del des inventaires lassants et pdants dont elle est

    friande, aux valeurs esthtiques5 inscrites dans le texte ; or, ce quelle exclut, et qui a tout

    particulirement t mis en vidence par Cham Perelman tout au long de son uvre, c e sont

    justement, et la fois, les interactions argumentatives, la pratique persuasive et lthique de

    ces interactions et de cette pratique.

    En somme, lexclusion et/ou la rduction de lthique, dans les recherches

    smiotiques, sexpliquerait aussi par le cantonnement de lanalyse immanente au texte-

    nonc : quand la smiotique approche les phnomnes rhtoriques, elle slectionne

    significativement parmi ces phnomnes ceux qui sont saisissables dans lnonc, et ceux qui

    relvent de lesthtique. A contrario, dans la rhtorique gnrale, les phnomnes qui ne

    relvent pas du texte et de lesthtique concernent trs prcisment la rgulation desinteractions sociales par le discours persuasif.

    Pour pouvoir parler de lthique sans la rduire lidologie et sans la confondre avec

    lesthtique, il faut donc choisir un autre niveau de pertinence que celui du texte, et aborder la

    question sous langle des pratiques. Dans la hirarchie des plans dimmanence et du

    parcours gnratif de lexpression, comprenant figures-signes, textes-noncs, objets et

    pratiques, stratgies et formes de vie6, il faut donc passer aux niveaux suprieurs celui du

    texte-nonc, au moins au niveau des pratiques et des stratgies.

    LA PRATIQUE PERSUASIVE ET SON ETHIQUE

    Commenons donc par examiner, lintrieur mme de la pense rhtorique, comment

    on passe, pour accder lthique, du texte la pratique.

    Dans la perspective du faire persuasif et de la production argumentative, la rhtorique

    propose une thorie gnrale, qui comprend, outre les typologies darguments, de topo, de

    figures et de tropes, des descriptions de procdures et de procds, et de nombreuses rgles

    pour la construction de lethosde lorateur.

    Or, la construction et le devenir de lethos ne peuvent se comprendre qu hauteur des

    pratiques, puisquils outrepassent les limites du discours-nonc. Si lon sen tient

    lacception courante, telle que la dfinit ltymologie, lethos recouvre lensemble des usages,

    des coutumes et des murs: lethos serait donc la forme rgulire, reconnaissable et

    valuable des pratiques.

    4Grard GENETTE,Figures III, Paris, Seuil, 1973.

    5Cf. Jacques FONTANILLE, Valeurs rhtoriques , in Valeurs, Topicos, Cl.ZILBERBERG, dir., Puebla.6

    Jacques FONTANILLE, Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan delexpressiondans une smiotique des cultures , in Transversalit du Sens, Denis BERTRAND& Michel

    COSTANTINI, dir., Paris, P.U.V.

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    Certes, mme hauteur des pratiques, le sens commun rechercherait volontiers

    lthique dans les contenus axiologiques quelles vhiculent, notamment dans les textes et les

    discours quelles manipulent ou produisent, mais laisserait du coup dans lombre leur

    forme propre, et notamment ce qui fait quon peut y reconnatre et y distinguer des

    usages , des murs, des coutumes ou des traditions . Il nous faut donc dfinir

    plus prcisment ce qui, dans la forme des pratiques, est plus spcifiquement dordre

    thique .

    La rhtorique gnrale a propos, sous la plume de Perelman7, une des plus

    remarquables thories stratgiques qui soit, qui permet de dfinir et de spcifier lethos

    argumentatif, et qui relve des procdures de la pratique persuasive.8Cest ce quon pourrait

    appeler la thorie du lien. Perelman, en effet propose de rendre compte de lensemble des

    stratgies rhtoriques partir de deux grandsschmes argumentatifs : la liaison et la

    dissociation. Ces deux schmes sappliquent de nombreuses substances argumentatives, auniveau du texte-nonc, dont par exemple les notions (liaisons et dissociations, internes ou

    externes, dans ou entre les notions). Mais ils sappliquent avec une puissance heuristique

    considrable la praxis nonciative en acte, et notamment aux relations, dans les termes

    mmes de Perelman, entre lapersonne, lacteet le discours.

    Et cest cette mme problmatique qui permet de poser dans les termes les plus

    efficaces la question de lthique, puisque ce sont les liaisonset dliaisons9entre lacte, la

    personne et largument qui permettent de dcrire les transformations de lethos, les alas de la

    responsabilit et de limputation de responsabilit, et les variations de la force dengagement

    nonciatif. Les usages de la persuasion et les manires dargumenter, selon Perelman, sont

    donc des figures et des squences de la liaison et de la dliaison.

    Quelles que soient les instances de la pratique quils mettent en rapport, ces liens

    entretiennent toujours un certain rapport aux valeurs, et ce rapport aux valeurs est notamment

    systmatiquement actualis lors des renforcements et affaiblissements des liens. En somme, la

    valeur de chaque tactique argumentative est exprime et actualise, et par consquent

    principalement apprciable, partir de ces modulations des liaisons et dliaisons. Les liens

    argumentatifs, selon Perelman, sont donc des liens porteurs daxiologie.

    On propose donc ici de dfinir lthique, dans un premier mouvement de

    gnralisation, au-del du cas particulier des pratiques argumentatives, du point de vue du

    fonctionnement syntagmatique des pratiques smiotiques : ce sera lensemble des oprations

    portant sur ces liens axiologiques.

    7ChamPERELMAN, Trait de largumentation. La nouvelle rhtorique, Bruxelles, Editions de lUniversit Librede Bruxelles, 1988. Toutes les mentions et propositions qui renvoient dans cette tude aux travaux de Perelmanfont rfrence cet ouvrage. Nous ne prciserons pas les pages chaque vocation de la thorie de Perelman,

    puisque chacune suppose la connaissance entire de louvragementionn.8

    Les procdures sont une des formes syntagmatiques de la praxis , ct, notamment des conduites, desprotocoles et des rituels. Elles se caractrisent, spcifiquement, par la modalit dominante du savoir-faire .9Nous prfrerons dsormais ce dernier terme celui de dissociation , utilis par Perelman.

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    Lthique des pratiques ne sapprcie donc pas seulement, dun point de vue

    smiotique, travers les contenus vhiculs et les croyances affiches en tant que tels, mais

    travers les procdures et les stratgies de liaison et de dliaison, et, globalement, la forme

    reconnaissable des manipulations axiologiques quelles induisent. Les contenus axiologiques

    relvent encore du niveau de pertinence du texte, alors que les oprations syntagmatiques

    impliquent la pratique toute entire. Nous pouvons cet gard fixer les choses en distinguant

    deux approches complmentaires de lthique: (i) une approche textuelle, smantique et

    paradigmatique, qui accde lthique par une analyse isotopique, et qui propose des

    systmes de valeurs polariss positivement et ngativement ; et (ii) une approche

    praxmatique et syntagmatique, qui accde lthique par une analyse des variations internes

    des processus pratiques.

    Dans la perspective que nous avons choisie, nous rechercherons lthique sur la

    dimensionsyntagmatiquedes pratiques, et tout spcialement dans les variations de lethos despratiques. En faisant ce choix, nous rduisons volontairement mais provisoirement lthique

    la bonne forme syntagmatique des pratiques, cest--dire une sorte dthologie des

    interactions sociales et des conduites pratiques.

    Mais encore faut-il tre en mesure de spcifier cette forme syntagmatique . En

    effet, les liaisons et dliaisons de Perelman, en tant que procdures, affectent, on la dj

    signal, aussi bien les relations smantiques entre notions ou entre parties de notions (donc

    dans le texte), que les relations entre acte, personne et argument (donc dans lensemble de la

    pratique, texte compris). La forme syntagmatique de la pratique doit donc tre dlimite, et

    ses relations constitutives, circonscrites : la limite est celle de la scne prdicative lmentaire

    de la pratique et ses relations constitutives, celles qui assurent la consistance de cette scne :

    des actes, des actants et des proprits des actes et des actants.

    Notre propos est donc maintenant entirement circonscrit : (i) il sagit de tenter de

    gnraliser les procdures du faire persuasif lensemble des pratiques, (ii) en l imitant

    lexamen aux schmes de liaison et dliaison lintrieur de la scne prdicative des

    pratiques. Pour cela, nous devons (a) dfinir les instances de cette scne lmentaire de la

    pratique, (b) identifier la nature des liens entre les instances, et (c) examiner le

    fonctionnement des oprations thiquesportant sur ces liens.

    LES INSTANCES DE LA SCENE INTERPRETATIVE

    La scnarisation de la pratique

    La notion de scne est ici utilise dans lacception qui a cours en linguistique, et

    notamment dans la syntaxe de Tesnire ou celle de Fillmore, celles mmes partir desquelles

    la linguistique moderne et la smiotique narrative ont pu dvelopper des thories actantielles.

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    Dun point de vue dductif (et formel), la scne sorganise autour dun prdicat, et

    comprend le nombre dactants (ou places ) ncessaires lactualisation de ce prdicat.

    Dun point de vue inductif (et perceptif), un vnement ou un processus ont lieu, qui affectent

    un observateur ; ils induisent une discontinuit dans la perception de lenvironnement, qui est

    aussi une demande de sens, et dclenchent chez le spectateur (qui peut tre aussi lacteur

    principal) une procdure de dlimitation, la scnarisation : il agrge, autour de cette

    discontinuit, un certain nombre dlments ncessaires pour en construire le sens, opration

    au cours de laquelle il rencontre les limites de la pertinence, les bords de la scne.

    Cette scne ne peut tre ni phrastique, ni mme textuelle ; il sagit de la scne dune

    pratique. Sans reprendre ici le dbat sur limmanence et le contexte, signalons seulement

    quune pratique est une smiotique-objet qui peut comprendre (ou pas) un ou plusieurs

    textes-noncs, ainsi que dautres lments non-textuels.10Ds que ces derniers sont intgrs

    la scne dune pratique (cf. supra, la scnarisation ), ils jouent alors des rles dactants etde circonstants du prdicat.

    Traiter la pratique comme une smiotique-objet, cest sengager proposer un modle

    qui permette darticuler lensemble de ses constituants de manire homogne et cohrente.

    Concrtement, par exemple, quand la scne dune pratique comprend un texte-nonc, ce

    dernier nest pas suppos y occuper un statut part, encore moins central, et le modle

    recherch doit lui procurer une place de rang gal celui des autres lments pris en

    considration. En loccurrence, la scne prdicative est ce modle, qui constitue le noyau

    dfinitionnel de la pratique, dans une dfinition intensive et non extensive, dans la mesure o

    une pratique comprend dautres lments que ceux qui constituent la scne stricto sensu,

    notamment thmatiques et figuratifs.

    Les quatre instances de la scne persuasive

    Concernant la composition de la scne prdicative, la position dfendue par Perelman,

    propos de largumentation, et du point de vue de la production des arguments et du faire

    persuasif, sexprime essentiellement propos de la construction de lethos de lorateur, dont

    le ressort principal est le lien entre lacte et la personne. Ce lien est discut sur le fond dune

    problmatique traditionnelle en philosophie, celle de limputation de lacte, et de la

    responsabilit de la personne. Dans la perspective rhtorique, ce lien devient un enjeu

    stratgique, et il fait lobjet de diverses manipulations, que Perelman ramne globalement aux

    processus de renforcement et daffaiblissement des liaisons et dliaisons.

    Nanmoins, cette relation, dans la perspective mme de Perelman, est incomplte, car,

    sagissant des forces de liaisons et de dliaisons qui caractrisent les mouvements nonciatifs

    de la persuasion, il faut prendre en compte galement lnonc produit (largument), ce qui

    10Ce sont ces lments non textuels quon identifie traditionnellement, quand on adopte le niveau de pertinence

    du texte, comme des lments contextuels

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    permet dexaminer aussi les processus de liaison et de dliaison entre, dune part lnonc et

    lacte, et dautrepart lnonc et la personne. Perelman ne distingue pas formellement ces

    deux types de liens, mais le dveloppement de son analyse les implique nanmoins.

    Lethos de lorateur est impliqu par le fait mme que la proposition quil nonce est

    considre non pas comme un nonc universel, mais comme lacte dune personne, un acte

    imputable un individu, et qui puise une partie de sa valeur dans lidentit de cet individu. Du

    ct de lauditoire, lvaluation de lnonc propos implique donc au pralable uncalcul d

    imputation de lacte argumentatif la personne de lorateur ; inversement, du ct de

    lorateur, la manipulation de la valeur des noncs proposs est une manifestation de la

    responsabilit de la personne lgard de son acte. Mais bien sr, au cours du

    dveloppement argumentatif, la valeur thique induite par lutilisation de tel argument

    rejaillira sur les suivants, et ainsi de suite, grce la mdiation de lethos en construction dans

    la pratique toute entire.Toujours dans la mme perspective, il faudrait encore ajouter une quatrime instance,

    celle de lauditeur ou nonciataire, qui est non seulement responsable de lvaluation de

    lethos de lnonciateur, mais qui, en outre, est un des lments qui interagissent avec sa

    construction : en effet, selon que lnonciataire est trait dune manire ou dune autre par

    lnonciateur, soit indirectement, travers le choix des arguments, soit directement, dans la

    reprsentation quen donne lnonc persuasif,lethos de lnonciateur varie en consquence,

    se renforce ou saffaiblit, samliore ou se dtriore.

    Mais lnonciataire ne joue un rle dans la scne persuasive que dans la mesure o il

    est lui-mme impliqu dans une autre pratique, sa propre sphre daction. 11En largissant la

    perspective, on dira donc que, si la question de la valeur et de la force des arguments se pose,

    et si elle implique un autre actant, cest parce quils sont destins transformer une situation,

    et une croyance, pousser cet actant laction, inflchir sa dcision ou sa position ; il sagit

    donc dune axiologie performative, en ce sens que la valeur est dans ce cas actualise dans les

    effets produits sur lnonciataire et sur la scne laquelle il appartient.

    Il serait commode de dfinir cet autre scne praxique, englobant lactant partenaire du

    premier, comme le rfrent de la pratique persuasive ; mais une telle conception

    masquerait ce qui, justement, fait problme, savoir que la modification de lhorizon

    rfrentiel est lenjeu mme de la pratique en cours, et que cest en raison de cet enjeu que la

    valeur des noncs persuasifs peut tre apprcie.

    De fait, cet horizon rfrentiel est bien la scne dune autre pratique , et la valeur

    des lments de la scne persuasive est fonction de leur capacit modifier cette autre scne.

    Au sens strict12, cette connexion entre deux scnes est stratgique. La quatrime instance doit

    11Cette remarque renvoie la structure de la manipulation, dont le faire a pour objet un autre faire : A

    fait faire B quelque chose, et ce faire quelque chose est le noyau prdicatif de l autre scne .12 Jacques FONTANILLE, Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan delexpression dans une smiotiques des cultures, op. cit.

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    traduire ce pouvoir de connexion entre les deux scnes, et de modification de lune par

    lautre: cest lhorizon stratgique.

    Les instances praxiques

    Quen est-il maintenant des instances de la pratique en gnral, au-del des seules

    pratiques argumentatives ?

    Les deux premires instances propres au faire persuasif (lacte et la personne, selon

    Perelman) sont immdiatement gnralisables, puisquelles correspondent respectivement au

    prdicat central de la scne, et lun de ses actants, loprateur.

    La troisime, largument nonc, est propre aux pratiques dites discursives , qui

    comprennent au moins la production duntexte-nonc. Ce dernier y joue prcisment le rle

    de lactant objet, un objet produit par lacte et loprateur. Ces considrations nous renvoient

    la conception classique de la transformation, dont on sait bien que lactant-objet, au niveaudabstraction qui est le sien, ne correspond des figures-objets que dans un nombre limit

    de cas. Lacte praxique ne consiste pas ncessairement en un acte de production dobjets, ni

    mme de conqute dobjets. Il existe des pratiques qui ne visent qu la modification dune

    situation, ou qui ne visent mme qu rsister une modification en cours.

    Mieux vaudrait, en loccurrence, comme la fait la grammaire des cas en son temps,

    parler d objectif plutt que dobjet.

    La quatrime instance identifie ci-dessus, lautre scne qui comprend lactant

    partenaire, doit tre identifie lensemble des autres pratiques avec lesquelles la pratique en

    cours entre en interaction : ce sont justement ces interactions qui caractrisent la dimension

    stratgique,13 et on peut alors invoquer, pour les pratiques en gnral, un actant qui serait

    lhorizon stratgique .

    La composition de la scne praxique peut donc tre arrte quatre instances, trois

    instances actantielles et une instance prdicative :

    -

    lacte

    - loprateur

    - lobjectif (qui peut tre un rsultat )

    -

    lhorizon stratgique, et notamment l autre scne , sachant que cette dernire

    comprendra galement un acte et des actants.

    Comme toute composition canonique, celle-ci est soumise des variations et des

    syncrtismes, en particulier le syncrtisme entre lobjectif et lhorizon stratgique, mais

    comme les cas ne manqueront pas o lobjectif propre la pratique en cours ne se confond

    pas avec la gestion des interactions stratgiques, la distinction doit tre maintenue. En outre,

    dans la mesure o lanalyse de la dimension thique va justement porter sur les relations entre

    les instances, et sur les liaisons et dliaisons qui les affectent, le syncrtisme entre instances

    13 cf. Jacques FONTANILLE, Pratiques smiotiques : immanence et pertinence, efficience et optimisation,Nouveaux Actes Smiotiques, n104-105, Limoges, Pulim, 2006.

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    est justement lun des cas de figurequi intressent lanalyse thique, comme phase ultimedu

    renforcement du lien, jusqu linclusion dune instance dans lautre.

    Tout comme dans le faire persuasif, la valeur des productions pratiques dpend de

    lethos de loprateur, mais plus gnralement lethos de la scne praxique, qui se construit

    dans les relations entre loprateur, lacte, lobjectif et lautre scne. Leffet axiologique du

    lien entre lacte et les trois autres instances est donc rciproque, interactif et cumulatif: la

    valeur de la production pratique modifie lethos de loprateur (il est augment ou diminu

    selon que la production est acceptable ou pas, honorable ou pas, etc.), et lethos de loprateur

    modifie la valeur de sa production, proportion de sa propre crdibilit, de son autorit, de

    son engagement, etc.

    Le noyau explicatif de cette contagion axiologique est la structure mme de la scne

    prdicative, le prdicat tant au centre, et les autres instances, dfinies par la nature de celui-

    ci ; en dautres termes, cest en raison de la force de liaison de lacte mme (cette force deliaison que Tesnire appelait la valence, comme pour les lectrons autour du noyau

    atomique), quune telle diffusion axiologique peut se produire entre les diffrentes instances.

    Nous y reviendrons bientt, mais dores et dj, nous sommes en mesure daffirmer que

    lethos qui nous intresse nest pas seulement lethos de loprateur pris isolment, comme

    chez Perelman, mais bien lethos de la scne pratique dans son ensemble, cest--dire lethos

    qui se dessine dans la totalit des liens constitutifs de la scne.

    La nature des liens entre instances

    1)LACTE ET SA VALENCE

    Lacte deffectuation ne peut se produire quen prsence des trois instances

    impliques, lactant oprateur, lobjectif, et lautre scne. Lacte implique ses actants, comme

    conditions de possibilit et de ralisation. Cest le rsultat de la scnarisationglobale de la

    pratique.

    Dun ct, lelien avec loprateur est construit par des calculs dimputationde lacte

    un actant, et les degrs de croyance de cette imputation. Les rgimes de croyance associs

    ces calculs dimputation peuvent, selon le cas, construire des liens causaux ,

    fictionnels , magiques , etc., selon que les effets sur lautre scne seront considrs

    comme directs, indirects, indiciels, symboliques, etc.

    De lautre ct, le lien entre lacte et lobjectif peut tre valu selon les degrs de la

    modalisation existentielle: lobjectif en effet, peut tre saisi dans la perspective finale de la

    ralisation, mais aussi dans toutes les phases intermdiaires, comme la virtualisation, la

    potentialisation ou lactualisation.

    Enfin, dautres variations sont envisageables, et notamment des ellipses ou des

    syncrtismes dinstances. Comme nous la enseign Tesnire, en effet, les valences

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    prdicatives peuvent tre ou pas satures, et les instances, fusionner ou tre virtualises. Nous

    y reviendrons.

    2)LOBJECTIF ET LE RESULTAT

    Lobjectif, et a fortioriquand il est ralis (cf. le rsultat) peut comporter des traces de

    lacte et des manifestations de lactant oprateur. A ce titre, il est l expression de lun et

    de lautre.

    Lobjectif et le rsultat expriment lactechacun leur manire ; en effet, cette

    distinction entre les deux modes dexistence de lactant-objet implique tout particulirement

    la confrontation entre les effets projets et les effets induits , et il sagit donc, entre

    autres, dune problmatique principalement volitive. Mais le lien entre les effets projets

    et les effets induits est assur notamment par un croire faire , ncessaire la ralisation

    de lacte.Les effets projets reposent sur les objectifs, et les effets induits , sur les

    rsultats ; les deux, objectifs et rsultats, rsultent dune analyse syntagmatique de lactant -

    objet. La diffrence de statut modal entre les deux (lun est virtuel ou potentiel, lautre est

    actuel ou rel) implique ipso facto une diffrence de contenu, en mme temps quune

    solidarit inalinable ; le rsultat ne peut tre apprci quen fonction de lobjectif, et,

    nanmoins, lcart qui les spare est irrductible; lobjectif, en se ralisant, se dplace,

    sappauvrit ou se complexifie ; et inversement, le rsultat ne rflchit jamais compltement

    lobjectif. Il y a donc, lintrieur mme de cet actant-objet un lien interne qui est lui-mme

    modulable ; pour simplifier la prsentation gnrale du modle, on considrera nanmoins

    quil sagit dune seule instance, comprenant des variantes modales.

    Par ailleurs, lobjectif et le rsultat expriment non pas directement loprateur, mais

    son ethos, en tant quvaluation de sa comptence modale et thmatique ; ce lien dexpression

    induit lensemble des problmatiques de la vridiction et des stratgies affrentes: une autre

    croyance est en jeu, un croire tre qui se manifesterait du fait mme de lactualisation du

    faire.

    3)LOPERATEUR ET SON ETHOS PROPRE

    Dans la scne prdicative, loprateur est caractris par une comptence modale, car

    il est investi par les proprits modales de lacte, et notamment par le statut existentiel de ce

    dernier (virtuel, actuel, potentiel ou ralis), qui se traduit par une modalisation factitive du

    lien entre acte et oprateur (vouloir, devoir, savoir, pouvoir). Il est galement dfini par une

    comptence thmatique, dans la mesure o la thmatique de lobjectif (et/ou du rsultat, selon

    quelle diffre ou pas de celle de lobjectif) constitue elle aussi un investissement smantique

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    du sujet. Ce dernier reoit donc une double dtermination smantique : une dtermination

    thmatiquequi provient de lobjectif, et une dtermination modalequi provient de lacte.

    Cette dimension de lthique est la seule dont on trouve trace dans la tradition

    smiotique dinspiration greimassienne, en particulier sous la plume de Daniel Patte : il

    proposait en effet, dans Smiotique II, 14de complter linventaire des modalits par celui des

    modalits thiques, en les fondant sur les modalits dontiques (devoir faire et pouvoir faire,

    selon lui), associes au croire. Deux systmes modaux en dcoulent, celui du croire devoir

    faire , et celui du croire pouvoir faire ; la dclinaison catgorielle du premier permet de

    dfinir l engagement , le dtachement , l intrt et l indiffrence , alors que

    celle du second articule quatre types de sentiments : les sentiments de comptence et

    d incomptence , d inaptitude et d inaptitude . Cette proposition na pas t

    reprise, en raison de son caractre mcanique et faiblement heuristique,15mais elle signale

    juste titre un des lieux danalyse syntagmatique de la dimension thique des discours.Globalement, le rapport de loprateur son propre ethos, sous ses deux dimensions,

    modale et thmatique, est rgi par un troisime type de croyance, celui mme que Daniel Patte

    proposait de rserver au devoir faire et au pouvoir faire : il sagit de la croyance qui fonde

    lassomption thique (le minimum requis pour pouvoir parler de la responsabilit de

    loprateur); cette croyance portant sur lidentit thmatico-modale est plus ou moins forte ou

    faible, et les variations dassomption qui en dcoulent affectent plus particulirement les liens

    internes qui associent les lments de lethos entre eux.

    Ds lors, lidentit thmatico-modale de lactant peut tre soumise plusieurs types de

    variations, en trois directions : (i) les unes touchent la cohsionde lidentit (entre parties,

    entre tapes), (ii) dautres touchent sa congruence(entre la thmatique et les modalits), et

    (iii) dautres enfin touchent sa cohrence(dans un parcours praxique global, en fonction de

    la mmoire des pratiques antrieures, etc.). Les formes de ces variations sont en partie

    prvisibles, dun point de vue syntagmatique, puisque dans un parcours praxique ou

    stratgique, la cohsion, la congruence et la cohrence de lidentit peuvent obir deux

    rgimes (cf. Ricur16, et Floch17) : le rgime idem , pour une identit affirme par

    rptition, et le rgime ipse , pour une identit affirme par persvrance.

    4)LAUTRE SCENE ET LHORIZON STRATEGIQUE

    Lautre scne est celle de la pratique (ou des pratiques) que la pratique en cours

    sefforce de modifier, ou avec lesquelles elle entre en interaction (la forme minimale

    canonique de cette interaction peut tre une relation entre programme dusage et programme

    14Daniel PATTE, Modalits thiques , in A. J. GREIMAS& J. COURTES,Dictionnaire raisonn de la thorie du

    langage, Smiotique II, Paris, Hachette, 1986, pp. 80-81.15

    Daniel Patte justifie le qualificatif thique de ces combinaisons modales par le seul fait qu elles jouent

    un rle important dans les discours thiques ; cela ne suffit pas, videmment, fonder une dimension thique

    en smiotique.16Paul RICUR, Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

    17Jean-Marie FLOCH,Identits visuelles, Paris, PUF, 1995, pp. 34-41.

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    de base). Le discours politique, par exemple, vise inflchir les pratiques lectorales ; les

    pratiques liturgiques sefforcent de prsentifier une scne originaire, en gnral celle dun

    sacrifice ; linterprtation musicale fait de mme avec la composition musicale ; la

    dgustation dun vin a pour horizon un ensemble de pratiques commerciales, gastronomiques

    ou classificatoires.

    La nature des liens entre les instances de la scne en cours et celles de l autre scne est

    difficilement prvisible, et on peut seulement en indiquer quelques cas, titre dillustration.

    Par exemple, loprateur peut se placer dans un rapport d identificationavec tel ou tel actant

    de lautre scne; ou encore, lobjectif de lapratique considre peut tre dextraire et de

    prsenter des rgles de fonctionnement de lautre scne, comme cest le cas de toute pratique

    scientifique ; les pratiques thrapeutiques sefforcent elles aussi de dgager, explicitement ou

    implicitement, des lois et des normes qui caractrisent les pratiques du corps au

    quotidien ; on a alors affaire une relation de type mta-smiotique.Globalement, la relation entre les deux scnes oscille entre, dune part la manipulation,

    qui programme les modalisations factitives de lactant de lautre scne, qui installe les rles

    passionnels et thmatiques adquats, et dautre part lajustement, qui agit plus spcifiquement

    sur les relations spatio-temporelles, sur les harmonies aspectuelles et rythmiques entre les

    deux scnes.18

    En outre, on peut raisonnablement supposer que la relation entre les deux scnes est

    rgie dans la plupart des cas par leur appartenance commune une squence temporelle et

    narrative, voire une squence canonique, o la pratique en cours correspond lune des

    grandes tapes du schma narratif ; mais ces positions canoniques ne constituent quun des

    multiples cas de liaison entre les deux scnes.

    Le modle triangulaire qui se dessine permet donc de rendre compte de larticulation

    entre les trois instances actantielles et lacte, et de la nature des liens que les stratgies

    rhtoriques auront renforcer ou affaiblir :

    18Voir ce sujet Eric LANDOWSKI,Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, et Les interactions risques ,NAS,

    Limoges, Pulim, 2006.

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    ACTANT OPERATEUR

    (2a-b)

    (1a-b) ACTE PRAXIQUE (3a-b)

    (4a-b) (5a-b)

    (6a-b)

    AUTRE SCENE OBJECTIF &RESULTAT

    HORIZON STRATEGIQUE

    Nous obtenons ainsi six liens de base, comprenant chacun deux directions, et sur

    lesquelles portent deux oprations (liaisons et dliaisons), ce qui fait en tout vingt-quatre

    possibilits.

    LA TYPOLOGIE DES LIENS ET DE LEURS VARIETES

    Les six liens rciproques de base (les douze directions) doivent maintenant tre

    dfinis plus prcisment :

    (1a) Loprateur vise lautre scne, celle quil doit en fin de compte contribuer transformer,

    et il doit pour cela sen donner une reprsentation transformable : il en identifie les

    variables et les tensions instables, sur lesquelles faire porter les modifications.

    (1b) Lautre scne offre des opportunits de positionnement stratgique (identification,

    schmatisation mta-smiotique, hirarchisation et enchssement syntagmatiques entre

    pratiques, etc.) loprateur.

    (2a) La prsence de loprateur, en tant quactant, est requise pour la ralisation de lacte.

    Cette condition tant modalisable, et son effet, valuable, loprateur peut de ce fait

    assumer ou ne pas assumer ses actes interprtatifs, et il manifeste ainsi diffrents degrs

    de responsabilit.

    (2b) Lacte est imputable loprateur, et cette imputation est elle-mme soumise une

    modalisation existentielle du prdicat, qui peut tre saisi, du point de vue de loprateur

    lui-mme, comme virtuel, actuel, potentiel, ou rel, et, en fonction cette modalisation

    existentielle, loprateur, travers la relation dimputation, sera lui-mme identifi par

    son vouloir, son devoir, son pouvoir, son savoir ou son croire.

    (3a) Loprateur exprimeson ethos travers lobjectif quil vise et le rsultat quil atteint.

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    (3b) Inversement, lobjectif et son rsultat thmatisentloprateur.

    (4a) Lacte transforme lautre scne, en modifie les conditions initiales et les quilibres

    internes ; il procde galement par ajustements spatio-temporels, rythmiques et

    aspectuels entre la scne laquelle il appartient et cette autre scne.

    (4b) Lautre scne, et lhorizon stratgique dans son ensemble, offrent lapplication de lacte

    praxique une diversit de composants et de zones dimpact, slectionns notamment

    parfocalisation.

    (5a) Lacte praxique vise un objectif et produit un rsultat, mais en retour, objectif et rsultat

    en sont la condition et le critre de ralisation (en tant quactant -objet).

    (5b) Inversement, objectif et rsultat manifestent lacte, non seulement comme aboutissement

    (dun point de vue aspectuel), mais aussi comme le lieu dinscription de ses traces. Le

    lien modulable est donc ici la rmanencede lacte dans son rsultat.

    (6a) Lautre scne et lhorizon stratgique transformer sont articuls avec lobjectif et lersultat, dans lexacte mesure o cette articulationpermet dapprcier lefficience de la

    pratique : ces articulations, directes ou indirectes, de mme polarit axiologique ou de

    polarit diffrente, de renforcement ou daffaiblissement, caractrisent en effet la

    capacit du rsultat produit par un acte inflchir significativement (et dans quel sens ?)

    lhorizon des autres pratiques associes; le lien modulable est donc celui de lefficience.

    (6b) Lobjectif adopte lgard de lautre scne des positions stratgiques diverses: mta-

    smiotiques, connotatives, fictionnelles, hirarchiques, visant renforcer ou affaiblir le

    lien defficience ; comme ces positions stratgiques visent globalement slectionner

    ou tablir la possibilit mme dun ajustement entre les deux scnes, on peut

    considrer que le lien modulable est dans ce cas un lien de congruence.

    Les liens qui tissent la structure solidaire de la scne praxique ne sont donc pas des

    proprits ad hoc, mais des relations smiotiques plus gnrales, qui constituent en somme le

    rseau conceptuel de la sphre thique : reprsentation, positionnement stratgique,

    responsabilit, imputation, modalisation, expression, thmatisation, ajustement, slection,

    rmanence, efficience, congruenceen sont les principaux.

    Il est noter par ailleurs que les thories de la communication19 font tat,

    traditionnellement, de deux autres types de liens, le contact et le canal . La

    communication est un cas particulier des pratiques smiotiques, et par consquent ces deux

    fonctions ne sont pas directement transposables dans la perspective ici adopte. Le canal

    na pas sa place dans la scne praxique, dans la mesure o, simple support et moyen matriel

    de lchange, il correspond, dans lanalyse des pratiques, au substrat sur lequel elles oprent,

    notamment quand il sagit doprations qui visent transformer un segment du monde

    naturel, et ce substrat appartient aux dterminants figuratifs et sensibles de la pratique, et non

    la scne praxiquestricto sensu.

    19Notamment : Roman Jakobson,Essais de linguistique gnrale, 1, Paris, Minuit, 1963, pp. 213-220.

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    Il en va tout autrement du contact , partir duquel est dfinie la fonction

    phatique . Le phatique, en effet, est un type de lien spcifique qui se noue entre les

    partenaires de lchange, et, ce titre, il peut tre considr comme un cas particulier du lien

    qui stablit, dans notre modle,entre loprateur et son horizon stratgique, sachant que, par

    ailleurs, cet horizon comprend les partenaires de la pratique en cours. Le lien phatique, de

    nature affective et somatique, est donc un cas despce des relations que loprateur entretient

    avec les autres acteurs engags dans la mme pratique que lui.

    Modulations du lien : ruptures et freinages

    Les forces de liaison dans la scne praxique

    Pour ce qui concerne les principes transposables, les procdures de Perelman (les

    schmes argumentatifs ) sont composes doprations, classes en deux types: dune part,

    la rupture, qui inverse le mode de raisonnement, et fait passer de la liaison la dliaison,

    et rciproquement ; et dautre part, le freinage, qui affaiblit la liaison ou la dliaison. La

    rupture opre sur les tensions thiques en les inversant et en les dplaant ; quant au

    freinage , il oppose la tension principale une tension contraire, il introduit une distance

    dans un lien, ou un rapprochement sur un fond de dliaison.

    Par consquence, toute la valeur opratoire du modle smiotique de lthique

    reposera sur les oprations de freinage et de rupture. Notre objectif, en effet, est didentifier

    les phnomnes dordre syntagmatique et nonciatif (et non dordre smantico-idologique)qui produisent des valeurs thiques. Et, par ailleurs, nous sommes partis du principe que ces

    valeurs ne pouvaient tre saisies que dans les mouvements qui les transforment, dans les

    modifications des liens, puisque cest par ces mouvements mmes que les valeurs thiques

    sactualisent pour les partenaires des interactions. Par exemple, cest au moment mme o un

    oprateur sefforce dadopter une attitude plus dtache lgard de son objectif que ses

    partenaires peuvent la fois reprer que quelque chose le relie cet objectif, et quil est en

    train den modifier la valeur, voire de falsifier son rapport axiologique cet objectif. Dans ce

    cas, cest un lien dassomption qui est affaibli.Lensemble des douze liens dfinis ci-dessus, que ce soit dans le sens de la liaison ou

    dans celui de la dliaison, peuvent chacun faire lobjet de renforcements et daffaiblissements,

    ou, pour reprendre la terminologie de Perelman, de ruptures et de freinages , ce qui

    porte les vingt-quatre possibilits envisages une infinit de cas de figure et de degrs. Il

    nest pas question ici de les examiner un par un, mais de prciser leur statut, et den donner

    quelques exemples.

    On pourrait tre tent de reconnatre dans les oprations lmentaires, les deux

    schmes de base, lquivalent de la conjonction (liaison) et de la disjonction (dliaison),

    transposes hauteur des pratiques ; allons plus loin : il y a mme quelque chose, dans leur

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    dfinition et dans leurs modes de fonctionnement, qui les apparenterait lembrayageet au

    dbrayage, si lembrayage et le dbrayage pouvaient sappliquer tous types de faire, et pas

    seulement au faire nonciatif20. Pourtant, ces ressemblances sont trompeuses, et la rduction

    qui pourrait en dcouler, particulirement fcheuse. Et il y a cela plusieurs raisons.

    Pour commencer, la liaison et la dliaison oprent de manire graduelle, sur des

    tensions dont elles modifient la force, sur des quilibres quelles perturbent ou renforcent,

    autorisant en cela linversion ou la modration des tensions en cours. En cela, elles se

    rapprocheraient plus du modle socio-smiotique de l union et de la contagion selon

    Landowski21, que de celui de la jonction selon Greimas22.

    En outre, et contrairement au dbrayage et lembrayage, et mme quand elles

    affectent des pratiques verbales et nonciatives, la liaison et la dliaison noprent pas entre

    des plans dnonciation diffrents, encore moins entre des scnes dnonciation diffrentes,

    comprenant des actants distincts. Le brayagegre principalement la hirarchie entre plusieursscnes dnonciation, ainsi que les entres et les sorties de la scne dnonciation

    principale, comme chez Benveniste, entre lnonciation du discours et celle de lhistoire23.

    A fortiori, sagissant de pratiques non verbales, non seulement la liaison et la dliaison

    ne concernent pas les rapports entre plans dnonciation, puisquil ny a pas nonciation ,

    mais en outre elles oprent videmment lintrieur dune mme scne praxique, entre les

    lments constitutifs de cette scne, voire, dans certains cas, lintrieur dun seul et

    mme actant, et ce nest que dans le cas de lhorizon stratgique que pourrait tre envisage

    une relation entre deux scnes distinctes, mais nous avons montr que mme cet horizon

    appartient la scne principale. Les liaisons et dliaisons, par consquent, telles que nous

    venons de les circonscrire, ne sont pas en mesure de rendre compte de variations de points de

    vue, ou de conflits de positions idologiques, car elles ne sont conues que pour rendre

    compte de la dimension thique.

    Il nous faut donc poser lexistence autonome dun type doprations propres la scne

    prdicative des pratiques, qui touchent la force du lien institu par la valence (entre prdicat

    et actants) et par la smiose mme (entre expression et contenu). La force du lien

    syntagmatique ne se manifeste que sil est soumis des fluctuations ; on sait par exemple, en

    grammaire phrastique, que certaines oprations de dplacement ou dextraction sont plus ou

    moins acceptables, selon quelles affectent des liens phrastiques, forts (dans le noyau

    prdicatif) ou faibles (dans lentour circonstanciel de ce noyau), et cest seulement au

    20Cette remarque implique, indirectement, que la question de la modalisation (distance, subjectivation, etc.),

    abusivement limite, dans les annes 70, lnonciation, devrait tre traite tout aussi bien dans une smantique

    (et une smiotique) de laction (et des passions): de fait, cette restriction montre bien lostracisme dont lthique

    a t victime : en effet, en rduisant par exemple le dtachement une attitude nonciative, il peut se dcrireen termes de degr de subjectivit , dans la tradition ouverte par Benveniste ; mais quand le dtachement

    devient celui de nimporte quel oprateur, engag dans nimporte quelle pratique, et surtout dans une pratique

    non verbale, il devient difficile de le limiter un effet de subjectivit, et lthique rclame alors sa place.21

    Eric LANDOWSKI,Passions sans nom, op. cit..22Algirdas Julien GREIMAS,Du Sens. Essais smiotiques, Paris, Seuil, 1970.

    23Emile BENVENISTE,Problmes de linguistique gnrale, I, Paris, Gallimard, 1966.

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    moment de la tentative dextraction quon peut vrifier la force de liaison qui assure la

    solidarit entre les lments de la scne prdicative.

    La force de liaison propre la valenceest la seule explication possible, par exemple,

    des variations mtonymiques, qui permettent dvoquer une des instances dune scne

    prdicative par lintermdiaire dune autre instance : la tension globale entre les valences

    prdicatives semble se relcher en production, et se rtablir au moment de linterprtation de

    la mtonymie. Mais cette force ne sexprime pas seulement dans le discours : il ny a pas en

    effet que dans les textes que louvrier sidentifie son outil, par mtonymie; dans la pratique

    in vivo mme, il peut sidentifier son outil, ou son mtier, o son atelier; et mme si

    les implications sont diffrentes, le principe structurel smiotique qui sous-tend de tels

    phnomnes est le mme, et ils rvlent tous, et de la mme manire, la force de liaison

    propre toute scne praxique. La force de liaison propre la smioseest aussi soumise aux

    mmes variations tensives, qui en rvlent la pertinence : dans le thtre de Ionesco, parexemple, la prolifration rptitive des figures du plan de lexpression, quil soit verbal ou

    objectal, dans le texte ou dans les indications de mise en scne, vide le plan du contenu de

    toute substance smantique.

    La consistance de la scne praxique

    La force de liaison est donc un concept hypothtique, dont on ne peut tester la

    valeur opratoire quen cherchant la modifier. Il faut par consquent lui attribuer des

    conditions dactualisation, qui, ce quil semble, pourraient tre au nombre de deux: (i) ellene se manifeste quen raison de la solidarit ncessaire entre les lments constitutifs dune

    scne : en ce sens, elle nest quun autre nom pour la stabilisation iconique24 de la scne

    prdicative (le produit de la scnarisation, cf. supra) ; (ii) toute modification dun lien

    entrane par compensation la modification dun ou plusieurs autres liens, et si ce nest pas le

    cas, la stabilit iconique de la scne est compromise, ainsi que le succs ventuel de la

    pratique en cours ; il y aurait donc cet gard une homostasie des liens.

    Si la jonction intresse les relations entre tats, voire entre situations narratives, si le

    brayage concerne les relations entre plans et scnes dnonciation, alors il faut admettre que

    les oprations de liaison et de dliaison touchent une autre dimension des structures

    smiotiques, leur consistance.

    La consistance est la force homomre qui solidarise les parties des structures

    anhomomres. Lensemble des lments constitutifs des scnes prdicatives sont en effet des

    parties formant un tout, grce aux liens que nous avons examins plus haut, mais nous

    24Dans le cas de la pratique communicationnelle, voque plus haut, le lien phatique participe lui aussi

    spcifiquement de la scnarisation et la consistante iconique de la scne de lchange. Un dialogue sans lienphatique (et, par consquent sans coopration nonciative) est alors considr comme inconsistant, non

    reconnaissable, voire paradoxal, comme en tmoigne le sens commun dans lexpression dialogue de sourds .

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    faisons maintenant lhypothse dune solidarit entre tous ces liens, la consistancequi assure

    la reconnaissance et le fonctionnement global de la scne praxique.

    Les ruptures et les freinages prouvent la consistance de cette totalit, en

    affectant chacun des liens qui la constituent. La rupture transforme une liaison en

    dliaison (la dliaison est encore un lien, mme sil est ngatif); et le freinage affaiblit lun ou

    lautre ; quoi il faudrait ajouter le renforcement des liens existants. Ces oprations ne

    remettent pas en cause lexistence mme des liens, et de la scne en tant que telle ; ils jouent

    de l lasticit de ces liens, pour y faire apparatre des variations thiques.25

    En somme, lethos de la scne pratique est un autre nom pour la plasticit de sa forme

    et de sa stabilit iconique. Et l thologie que nous visons est une tude de ces variations

    plastiques, lintrieur dune forme iconique prouve, mais maintenue.

    Quelques exemplesLes figures du prestige , ou de lautorit contribuent, cest un exemple

    classique, au renforcement du lien entre lacte et lactant, puisque cest la comptence, ou,

    plus gnralement, lethos, affichs par loprateur qui lgitime lacte. Il faudrait cet gard

    distinguer deux formes de la confiance, lune reposant sur des chanes de garanties

    institutionnelles , et lautre reposant sur une connivence sociale ( la limite, inter-

    individuelle) intresse. Dans le premier cas, le renforcement du lien entre lacte et la

    personne est suscit par le nombre et la hirarchie des garants, hirarchie rgle par ailleurs

    dans une institution sociale ; dans le second cas, cest le lien entre loprateur et l autrescne , lien fond sur lintrt, qui est renforc par la charge passionnelle. Bien sr, dans

    chacun des cas, lun des deux liens est renforc au dtriment de lautre.

    Dans ce dernier cas, la collusion entre loprateur et lautre scne, dont le lien est

    renforc notamment par lintrt, pourra tre value ngativement, et elle sera alors

    considre dun point devue thique comme une compromission .

    On peut se rapporter, en loccurrence, aux analyses de Perelman consacres la

    prvention : dans les limites de la pratique argumentative, la prvention affaiblit la force

    des arguments, dans la mesure o la conclusion vise par lorateur semble pour lui dj

    acquise, et ne peut tre considre comme rsultant de la bonne forme de largumentation, et

    encore moins dune ngociation avec lauditoire. La vrit obtenue ntant pas construite

    dans linteraction, mais pose implicitement avant mme cette interaction, sa valeur en est

    dautant affaiblie ; la prvention, en tant que figure argumentative, semble alors manifester,

    pour lauditoire, un intrt personnel trop marqu de lorateur pour la conclusion quilvise :

    25On pourrait faire la mme analyse de la plupart des tropes : de mme que les dplacements mtonymiques ne

    remettent pas en cause les relations structurelles propres une scne ou une situation donne, mais la consistance

    des liens qui lui donnent forme, on pourrait dire tout autant que les substitutions mtaphoriques neprovoquent pas de vritables ruptures disotopie, mais se contentent dprouver llasticit du lien qui

    constitue lisotopie.

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    au-del de la prvention, cest donc bien la force excessive du lien entre lorateur et l autre

    scne qui est en cause.

    La compromission agit de la mme manire : lintrt de loprateur, engag dans la

    modification ultime de lautre scne et de lensemble de lhorizon stratgique, affaiblit la

    valeur de sa pratique, ainsi que sa crdibilit dans la ralisation de lacte principal. En somme,

    la morale sous-jacente, en loccurrence, voudrait que loprateur soit la fois engag dans

    son objectif, mais quil ne soit pas le bnficiaire direct des consquences de latransformation

    de lhorizon stratgique. Dautres morales prconiseraient le contraire, cest--dire un lien

    de collusion renforc avec lhorizon stratgique, et un lien affaibli avec lacte et lobjectif.

    Dans tous les cas, les variations de lethos oprent somme nulle , cest--dire que chaque

    renforcement de lun des liens se fait au dtriment dun ou plusieurs autres

    Un des cas typiques de la dliaison, ou du freinage de la liaison a dj t voqu :

    cest celui qui consiste considrer lobjectif comme dtach de son producteur. Bien desdbats sur les rapports entre lhomme et luvre, bien des distinctions entre effets voulus

    et effets induits reposent sur ce type de freinage, ou postulent mme une indpendance

    radicale entre lobjectif de loprateur, et a fortiori son rsultat, et ses prtendues

    intentions . Les jugements de maladresse ou dinconsquence participent de cette

    problmatique.

    Sagissant du lien dimputation et de responsabilit, entre loprateur et lacte, les

    freinages et les ruptures de la liaison convoquent eux aussi toute une gamme de jugements

    positifs ou ngatifs. La tradition classique franaise, en valorisant la figure de l honnte

    homme , visait trs exactement ce lien thique dimputation: lhonnte homme, en effet, est

    rput ne se piquer de rien , cest--dire nentretenir aucun engagement passionnel

    particulier avec les actes quil accomplit. Il en va tout diffremment de l homme sans

    qualit de Musil, ou mme du Swann avant Odette de Proust, qui naccordent aucune

    valeur aux objets quils manipulent et consomment, alors quils sont susceptibles de sinvestir

    intensment dans tous les menus actes qui composent leurs pratiques quotidiennes. Ils

    entretiennent, en somme, la fois une relation trs affaiblie avec lobjectif, et une relation

    forte avec lacte. En revanche, lhomme qui ne se pique de rien affecte de navoir quun lien

    relch avec ses actes, tout en assumant ses objectifs.

    Mais il existe une autre version du mme type de freinage, qui confine la rupture :

    cest celle de lacte manqu, lacte qui semble compltement chapper son auteur. De fait,

    toute la tradition interprtative de lacte manqu et du lapsus, et notamment celle, analytique,

    initie par Freud dansPsychopathologie de la vie quotidienne, vise pourtant reconstituer un

    lien dimputation entre lacte et loprateur. Mais il sagit alors dune imputation sans

    responsabilit : rappelons que dans notre typologie, le lien 2a (oprateur acte) est celui de

    la responsabilit, et le lien 2b (acteoprateur) est celui de limputation ; dans le modle

    canonique de la scne praxique, ils sont rputs inverses et solidaires lun de lautre; dans lemodle analytique de lacte manqu, le premier est affaibli, voire rompu, et le second est

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    renforc. On pourrait mme considrer que lensemble du raisonnement tenu par Freud,

    notamment propos des obstacles rencontrs par les intentions de lauteur de lacte,

    exploite lui aussi les figures thiques du freinage et de la rupture.

    Cette analyse nourrit par ailleurs bien des dbats judiciaires, puisque ltablissement

    de ces deux liens inverses est une condition pralable de tout jugement, et mme que deux

    types d experts diffrents en sont chargs : dun ct, le lien dimputation en est charge

    des enquteurs (police, etc.), et de lautre, le lien de responsabilit est en charge des

    psychologues ; cest ensuite au juge quil revient dapprcier lquilibre entre les deux liens,

    et de prononcer, en pralable toute dcision, un jugement thique.

    Dans la perspective que nous avons adopte, celle de la syntagmatique de lthique, la

    diffrence entre le cas de lhomme qui ne se pique de rien et celui des actes manqus tient au

    traitement ingal des deux directions du lien entre loprateur et son lien : dans le premier cas,

    la responsabilit et limputation (2a et 2b) sont galement affaiblis, alors que dans le secondcas, la responsabilit (2a) est affaiblie ou suspendue, et limputation (2b) renforce, en

    quelque sorte par compensation. Cette analyse ouvre une nouvelle piste pour ltude des

    freinages et des ruptures : les oprations thiques, en effet peuvent renforcer ou affaiblir soit

    lensemble dun lien, dans les deux directions, soit chacune de ses directions sparment : on

    peut alors invoquer lorientation converse ou inverse des oprations portant sur le lien

    axiologique.

    Quelques articulations majeures de lthique praxique

    Le principe selon lequel chaque modification dun lien entrane une modification dun

    ou plusieurs autres invite considrer ces phnomnes de consistance comme un ensemble de

    tensions solidaires entre les liens : la consistance de la scne pratique, en effet, implique un

    jeu de compensations entre liens, lensemble des oprations fonctionnant, comme on la dj

    indiqu, somme nulle . Ce principe nous permet denvisager lethos comme tant celui de

    la scne pratique toute entire, et pas seulement celui de loprateur. Toutefois, lapproche

    holistique, aussi justifie soit-elle, ne suffit pas, et faut pouvoir examiner plus prcisment la

    distribution des valeurs thiques sur chacune des instances de la pratique. Le principe gnral

    des tensions de la consistance pourra alors tre dclin en tensions locales.

    Lexploration systmatique des articulations du champ de lthique est un vaste projet

    de recherches, que nous ne pouvons qubaucher ici. La mthode consiste adopter

    successivement le point de vue de lun des trois actants, ou de lacte lui -mme, de manire

    pouvoir qualifier les situations thiques induites par les tensions dont chacun deux est le

    centre organisateur. Notons cependant que cette mthode ne permet pas pour linstant de

    rendre compte de manire systmatique des oprations inverses portant sur un mme lien, et

    que cet aspect des oprations thiques devra tre examin dans un second temps de la

    recherche.

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    Choisissons ici, pour commencer, et dans les limites de cet article, le point de vue de

    loprateur: cette rduction provisoire permet dentamer, dabord dductivement, la

    construction du modle, et den vrifier ainsi au moins la vraisemblance et la cohrence. On

    slectionne donc les trois liens centrs sur loprateur:

    (i)

    les tensions entre le lien oprateur/objectif et le lien oprateur/acte ,

    (ii) celles entre le lien oprateur/objectif et le lien oprateur/horizon stratgique , et

    (iii) celles entre le lien oprateur/acte et le lien oprateur/horizon stratgique .

    Il rsulte de cette proposition, grce au dploiement de trois structures tensives, trois

    typologies complmentaires qui permettent une premire bauche darticulation du champ de

    lthique praxique.

    1- Tensions thiques entre oprateur/objectif et oprateur/acte

    LEVALUATION DE LA MOBILI SATION PRATIQUEDE L

    OPERATEUR

    Oprateur Oprateur

    impliqu engag

    Oprateur/

    Objectif

    Oprateur Oprateurdsengag dsimpliqu

    Oprateur/acte

    2- Tensions thiques entre oprateur/objectif et oprateur/horizon stratgique

    LEVALUATION DE LA PROJECTIONPRATIQUE DE L OPERATEUR

    Oprateur Oprateur

    focalis (ou but ) compromis

    Oprateur/

    Objectif

    Oprateur OprateurInconsquence machiavlique

    Oprateur/horizon stratgique

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    3- Tensions thiques entre oprateur/acte et oprateur/horizon stratgique

    LEVALUATION DE LA MORALE PRATIQUEDE LOPERATEUR

    Oprateur Oprateur

    responsable stratge (ou calculateur)

    oprateur/

    acte

    Oprateur Oprateur

    irresponsable cynique

    oprateur/horizon stratgique

    Conclusion

    Ltymologie et le sens commun invitent rapprocher, si ce nest confondre, lethos

    (murs) et la pratique (usages, habitudes, normes, etc.). Une analyse smiotique plus prcise

    les distingue pourtant, en limitant le domaine de pertinence la forme prdicative de la scne

    praxique, et, pour finir, circonscrit le champ de lthique aux oprations portant sur la

    consistance de cette scne.

    Du point de vue des pratiques, qui semble le plus pertinent actuellement pour

    caractriser la dimension thique, celle-ci est donc essentiellement une question de bonne

    forme syntagmatique, pour ne pas dire de bonnes manires , que les usages concrets

    mettent rude preuve.

    En effet, comme bien souvent dans les sciences humaines, la construction dun modle

    ne dbouche sur une pratique danalyse heuristique que si ce modle prvoit les conditions de

    sa variation et de sa transgression. Le modle de la scne praxique et de ses liens axiologiques

    ne droge pas cette rgle : dun ct, la bonne forme syntagmatique fournit la fois les

    conditions de la scnarisation, et donc de la reconnaissance de la pratique en tant que scne signifiante, et un rfrentiel pour lensemble des oprations thiques ; mais de

    lautre ct, ces oprations, les freinages et les ruptures, ont pour vertu principale de pouvoir

    en tous sens modifier, dformer le modle, compromettre la stabilit gnrale de la forme

    canonique, et tester jusqu la rupture la consistance des liens qui la constituent.