20
207 CHRONIQUES Chronique de politique criminelle RS C - - janvier-mars 2014 B Introduction : connaissance et méconnaissance de la justice pénale Le fonctionnement de la justice pénale est largement méconnu en France. Les Français la jugent non seulement « trop lente », mais aussi « trop complexe », « opaque » et au « langage peu compré- hensible » (Cretin, 2014). Contrairement à la police et à la gendarmerie, les statis- tiques d’activité produites par le système judiciaire ne font pas l’objet d’une intense communication par le ministère de la Justice et ne sont quasiment jamais dis- cutées dans le débat public. Par ailleurs, si des sortes de « publireportages » met- tant en scène l’action des policiers ou des gendarmes sont diffusés à la télévision, en soirée, de façon quasi quotidienne, il existe peu d’équivalents sur l’action des magistrats, qu’il s’agisse du siège ou du parquet 1 . Cette méconnaissance et ce vide communicationnel contribuent à laisser libre cours à des représentations plus ou moins fantasmées et à des dis- cours dénués de fondement empirique ou s’appuyant sur des données tronquées. Pire : la mise en accusation du corps des magistrats (et par ailleurs, ou de façon collatérale, des différents types de tra- vailleurs sociaux de la justice) constitue l’une des rhétoriques favorites des repré- sentants du lobby sécuritaire, qu’il s’agisse d’élus, d’organisations ou de personnalités diverses (Mucchielli, 2014). Un exemple récent est donné par le livre de Xavier Bébin, auteur se présentant comme « juriste et criminologue », par ailleurs secrétaire général d’une associa- tion dénommée « Institut pour la Jus- Les comparut i ons i mmédi ates au TGI de Nice , ou la pr i son comme uni que réponse à une dél i nquance de mi sère Laurent Mucchielli Directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Méditerranéen de Sociologie, UMR 7305), directeur de l’Observatoire Régional de la Délinquance et des Contextes Sociaux (Aix-Marseille Université) Emilie Raquet Ingénieure d’étude à l’Observatoire Régional de la Délinquance et des Contextes Sociaux (Aix-Marseille Université) (1) On appelle « publireportage » une méthode de publicité/ promotion commerciale, visant à augmenter l’usage d’un produit quelconque en mettant en scène sa consommation ordinaire sur le mode du récit décrivant des scènes d’apparence ordinaire de la vie quotidienne. Le publireportage repose sur une connivence entre l’orga- nisation qui cherche à faire sa publicité et le support choisi pour la diffuser. Par extension, nous proposons de considérer comme des formes de publireportage tout reportage/documentaire/sujet d’actualité valorisant des per- sonnes ou des métiers sans distance ni analyse critique (a fortiori sur un mode héroïque), en se fondant unique- ment sur les sources fournies et dûment sélectionnées par les personnes ou les organisations concernées.

Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

207

CHRONIQUES

Chronique de politique criminelle

RSC - - janvier-mars 2014B

Introduction!: connaissance etméconnaissance de la justicepénale

Le fonctionnement de la justice pénaleest largement méconnu en France. LesFrançais la jugent non seulement «! troplente! », mais aussi «! trop complexe! »,«!opaque!» et au «!langage peu compré-hensible!» (Cretin, 2014). Contrairement àla police et à la gendarmerie, les statis-tiques d’activité produites par le systèmejudiciaire ne font pas l’objet d’une intensecommunication par le ministère de laJustice et ne sont quasiment jamais dis-cutées dans le débat public. Par ailleurs,si des sortes de «!publireportages!» met-tant en scène l’action des policiers ou desgendarmes sont diffusés à la télévision,en soirée, de façon quasi quotidienne, il

existe peu d’équivalents sur l’action desmagistrats, qu’il s’agisse du siège ou duparquet! 1. Cette méconnaissance et cevide communicationnel contribuent àlaisser libre cours à des représentationsplus ou moins fantasmées et à des dis-cours dénués de fondement empirique ous’appuyant sur des données tronquées.Pire!: la mise en accusation du corps desmagistrats (et par ailleurs, ou de façoncollatérale, des différents types de tra-vailleurs sociaux de la justice) constituel’une des rhétoriques favorites des repré-sentants du lobby sécuritaire, qu’ils’agisse d’élus, d’organisations ou depersonnalités diverses (Mucchielli, 2014).Un exemple récent est donné par le livrede Xavier Bébin, auteur se présentantcomme «! juriste et criminologue! », parailleurs secrétaire général d’une associa-tion dénommée «! Institut pour la Jus-

Les comparutions immédiates au TGI de Nice, ou laprison comme unique réponse à une délinquance demisère

Laurent MucchielliDirecteur de recherche au CNRS(Laboratoire Méditerranéen deSociologie, UMR 7305), directeur de l’Observatoire Régional de la Délinquance et des ContextesSociaux (Aix-Marseille Université)

Emilie RaquetIngénieure d’étude à l’ObservatoireRégional de la Délinquance et desContextes Sociaux (Aix-MarseilleUniversité)

(1) On appelle «  publireportage  » une méthode de publicité/promotion commerciale, visant à augmenter l’usaged’un produit quelconque en mettant en scène sa consommation ordinaire sur le mode du récit décrivant desscènes d’apparence ordinaire de la vie quotidienne. Le publireportage repose sur une connivence entre l’orga-nisation qui cherche à faire sa publicité et le support choisi pour la diffuser. Par extension , nous proposons deconsidérer comme des formes de publireportage tout reportage/documentaire/sujet d’actualité valorisant des per-sonnes ou des métiers sans distance ni analyse critique (a fortiori sur un mode héroïque), en se fondant unique-ment sur les sources fournies et dûment sélectionnées par les personnes ou les organisations concernées.

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 207

Page 2: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

tice! ». Intitulé Quand la justice créél’insécurité (Fayard, 2013), le livre créeune mise en cause directe et globale d’unmonde judiciaire qui serait enfermé dans«! un dogmatisme pénal caractérisé parune réticence épidermique à punir!». Lesmagistrats auraient notamment mau-vaise conscience car seraient persuadésque la plupart des délinquants sont des«!victimes de la société!», cette «!culturede l’excuse! » conduisant fatalement aulaxisme! : «! les délinquants identifiés etprésentés à la Justice ne sont le plussouvent condamnés qu’à des peines sym-boliques! » (ibid., 21). La démarche,dénonciatoire et non analytique, serésume en un slogan! : «! l’impunité estdevenue la règle dans le système pénalactuel!» (ibid., 40).

Ces discours reposent ou profitent doncd’une large méconnaissance de la justicepénale, comme du reste en amont d’unelarge méconnaissance de la délinquancejudiciarisée (i.e. saisie par la justice). Lecœur de cette dernière est constituée dedélits et se trouve donc jugée par les tri-bunaux correctionnels!2. En 2012, les tri-bunaux ont rendu 367 004 jugements etprononcé à ces occasions 617 221peines!3. Parmi elles, 292 399 étaient despeines d’emprisonnement (auxquellesdoivent s’ajouter 1 006 peines de réclu-sion criminelle) soit près de la moitié(47,4! %) du total. En leur sein, 122 301peines d’emprisonnement ferme (soit20! % du total) ont été prononcées pourune durée moyenne d’environ 7 mois. Lapeine de prison, ferme ou avec sursis (etéventuellement mise à l’épreuve) consti-

tue donc la première peine prononcéepar les tribunaux correctionnels français,devant l’amende (225 582 peines, soit36,5! % du total) et très loin devant lespeines de travail d’intérêt général (TIG)(seulement 16 588 peines, soit 2,7!% dutotal). La prison demeure ainsi la«! peine-étalon! » du système judiciairefrançais (Saas, Lorvellec, Gautron, 2013,167). Et, parmi les différentes formes quepeut prendre un procès devant ces tribu-naux, la comparution immédiate conduitles prévenus beaucoup plus souventencore à la détention.

I - La procédure de comparutionimmédiate

Parmi les différentes formes de jugementcorrectionnel existant, il en est une quiconstitue depuis le 19e siècle l’une desprincipales sources d’alimentation dusystème pénitentiaire!: c’est la comparu-tion immédiate (jadis tribunal des «! fla-grants délits!»)!4. Il s’agit d’une procédurepermettant au procureur de la Républiquede saisir le tribunal correctionnel et d’yfaire comparaître l’auteur d’une infractionimmédiatement après lui avoir notifié sonstatut de prévenu lors d’une rapide entre-vue, à l’issue de la garde à vue. Le pré-venu comparaît alors immédiatementdevant le tribunal ou, au maximum, aprèstrois jours de détention lorsque le tribunalne peut pas se réunir le jour même. Cetteprocédure permet ainsi de juger les pré-venus dans les jours suivant immédiate-ment la commission des faits, dès lors

208

(2) Les crimes sont jugés en cours d’assises, les contraventions par les tribunaux de police et les juridictions de proxi-mité.

(3) Les chiffres cle fs de la justice 2013, Paris, Ministère de la Justice, 2013.(4) Après plusieurs décennies d’existence informelle dans les plus grandes villes, la procédure de «  flagrant délit  »

est instituée par une loi du 20 mai 1863. Il s’agit de répondre à la petite délinquance urbaine dont l’augmenta-tion accompagne l’exode rural et le développement des agglomérations industrielles (Lévy, 1985). À Paris, ellepermet déjà de juger un prévenu le lendemain de son arrestation. Cette procédure n’a, depuis, jamais cessé d’exis-ter. Conséquence de la forte repolitisation du thème de la sécurité à partir du milieu des années 1970, elle repa-raît cependant sur les devants de la scène politique à l’occasion du vote de la loi « Sécurité et liberté » du 2 févr.1981, le garde des Sceaux Alain Peyrefit te souhaitant en étendre le champ d’application à toutes les affaires enétat d’être jugées. Dès son arrivée son pouvoir, la gauche politique suspend cette disposition puis fait voter laloi du 10 juin 1983 qui instaure la « comparution immédiate » en lieu et place du flagrant délit. En 1986, le retourde la droite au gouvernement entraîne également un retour à la loi de 1981. En 1995, puis en 2002, des loiscontinueront à élargir le périmètre de la comparution immédiate en faisant en sorte d’y juger des affaires poten-tiellement de plus en plus graves (les délits passibles de 5 puis 7 et enfin 10 ans d’emprisonnement).

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 208

Page 3: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

209

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

que le parquet estime que ces dernierssont suffisamment établis. En pratique, lacomparution immédiate peut avoir lieu lejour même (à condition que le prévenu yconsente! 5). Dans une note de 2012, laDirection des Affaires Criminelles et desGrâces (ministère de la Justice) estimaitque c’était le cas dans 70!% des compa-rutions immédiates (DACG, 2012). Exclueen matière de crimes ou de contraven-tions, la comparution immédiate est pos-sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deuxans (ou, en cas de flagrant délit, au moinségal à six mois) et jusqu’à dix ans. Elle estthéoriquement exclue s’agissant desmineurs!6.

En 2012, les tribunaux correctionnels ontrendu 367 004 jugements dont 44 272 enprocédure de comparution immédiate. Onreste loin des 225 171 jugements rendusaprès convocation écrite de personnescomparaissant donc libres à l’audience.Mais les comparutions immédiatespèsent tout de même 12,1! % des juge-ments en correctionnel.

Ainsi que le graphique 1 permet de lavisualiser, au cours des années 2000, laprocédure de comparution immédiate aglobalement augmenté, passant grossomodo de 8 à 12! % de l’ensemble desmodes de jugement des tribunaux cor-rectionnels (avec un pic à 13!% en 2010).Cette augmentation s’est pour l’essentielréalisée entre 2002 et 2007. Elle est pro-bablement la conséquence à la fois desmodifications introduites par la loi du 9septembre 2002 (dite «! Perben I! »), etplus largement du climat politiquerépressif qui a suivi l’élection présiden-tielle de mai 2002, après une campagneélectorale axée principalement sur lethème de «! l’insécurité!» (Terral, 2004! ;Née, 2012). Toutefois, si la comparutionimmédiate a été la cause principale de

l’augmentation des entrées en prison autournant des années 1980/1990 puisentre 2002 et 2005 (Aubusson de Cavar-lay, 2006), depuis 2006 ce sont de nou-veau les condamnations correctionnelles«!ordinaires!» qui expliquent l’augmenta-tion générale de nombre d’entrées enprison (Graphique 2, page suivante).

Il reste que, selon une note de la Direc-tion des Affaires criminelles et desGrâces (DACG), le recours à la compa-rution immédiate entraîne depuis 1995un taux de condamnations à une peined’emprisonnement ferme d’environ70! %. En pratique, «! la comparutionimmédiate apparaît comme le mode depoursuite privilégié des infractions com-mises en état de récidive légale depuisla fin des années 90. Depuis 1995, lenombre de condamnations en récidiverendues dans le cadre d’une comparu-tion immédiate a très fortement aug-menté. La loi instaurant les peines plan-cher a contribué à encore accroître lenombre de condamnations en récidiveprononcées dans le cadre de la compa-rution immédiate!» (DACG, 2012). Ainsi,«!la part des peines d’emprisonnementferme d’un an et plus pour des infrac-tions en récidive a nettement aug-menté! ». Par ailleurs, «! l’existenced’une détention provisoire provoque unrecours plus important à des peinesd’emprisonnement ferme. La situationde détenu ou libre du prévenu lors dujugement accentue le lien entre compa-rution immédiate et condamnation àune peine d’emprisonnement ferme! ».Enfin, cette augmentation du recours àla comparution immédiate auraitentraîné une légère modification dans larépartition des types d’infraction jugés,avec un accroissement des violencesvolontaires et une légère augmentationdes infractions à la législation sur lesstupéfiants.

(5) L’avocat ou le prévenu peuvent demander un supplément d’information et donc un délai supplémentaire s’ilsestiment que l’affaire n’est pas en état d’être jugée.

(6) Mais la loi du 26 déc. 2011 a instauré pour les mineurs une procédure de «  comparution à délai rapproché  »devant le Tribunal pour Enfants ou le Tribunal Correctionnel pour Mineurs. Ceci constitue, à ce jour, le dernieret plus significatif exemple de la progressive « consécration d’un procès pénal simplifié » (Viennot , 2012).

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 209

Page 4: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

210

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

4,0

5,0

6,0

7,0

8,0

9,0

10,0

11,0

12,0

13,0

14,0

0

5 000

10 000

15 000

20 000

25 000

30 000

35 000

40 000

45 000

50 000

2012201120102009200820072006200520042003200220012000

Nombre comparutions immédiates% comparution immédiate

10 000

20 000

30 000

40 000

50 000

60 000

70 000

80 000

90 000

100 000

20122011

20102009

20082007

20062005

20042003

20022001

2000

Personnnes prévenues l’objet d’une information

Comparutions immédiates

Personnes condamnées correctionnelles

Placements sous écrou annuels

Graphique 1L’évolution du recours à la comparution immédiate en nombre et en proportion de l’ensemble

des jugements rendus par les tribunaux correctionnels en France (2000-2012)

Source!: ministère de la Justice, Annuaires de la Justice (annuel), calculs ORDCS

Graphique 2L’évolution des placements sous écrou annuels selon la procédure en France (2000-2012)

Source!: ministère de la Justice, statistique trimestrielle des personnes écrouées (DAP/PMJ5)

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 210

Page 5: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

211

II - Méthodologie de l’enquêteniçoise

Il est rare, pour ne pas dire rarissime,que des citoyens se saisissent de la ques-tion du fonctionnement de la justicepénale en France. A fortiori qu’ils s’ensaisissent non pas pour en dénoncerémotionnellement ou idéologiquementles lenteurs (parfois bien réelles) ou lelaxisme (le plus souvent fantasmé), maispour tenter d’en comprendre les rouagesde façon rationnelle. Forte du précédentréalisé à Toulouse (Walzer-Lang, Castex,2012), c’est ce qu’a voulu faire la sectionniçoise de la Ligue des Droits del’Homme, en demandant pour ce fairel’appui de chercheurs, en l’occurrence del’Observatoire Régional de la Délinquanceet des Contextes Sociaux (ORDCS), pro-gramme de recherche du CNRS et del’Université d’Aix-Marseille, soutenu parle Conseil régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur! 7. Ce travail a supposé l’engage-ment d’une vingtaine de militants béné-voles qui, pendant neuf mois (de nov.2012 à août 2013), après avoir reçu uneformation juridique minimale grâce àl’appui du Syndicat des Avocats de Franceet du Syndicat de la Magistrature, ontassisté aux audiences de comparutionsimmédiates du Tribunal de Grande Ins-tance de Nice, munis d’une grille derelevé d’informations, des après-midientiers, jusqu’à des heures parfois trèstardives de la soirée. Le lendemain oudans les jours qui suivaient, ces béné-voles devaient ensuite reporter les infor-mations notées à l’audience sur un ques-tionnaire mis en ligne et qui alimentaitdirectement une base de données. Autotal, les bénévoles ont assisté à 180audiences et saisi 489 questionnairesindividuels exploitables! 8. Pour autant,s’agissant de relevés d’informations sai-sis en direct à l’audience, à partir donc

des paroles prononcées, dans des condi-tions sonores parfois compliquées etsans avoir eu toujours la possibilité devérifier au préalable l’ordre du jourauprès du greffe, ces 489 questionnairesprésentent des disparités, des incomplé-tudes et dans certains cas des incerti-tudes. Il n’a notamment pas toujours étéfacile de déterminer le chef d’inculpationprincipal dans les cas, nombreux, de plu-ralité d’infractions poursuivies. C’estpourquoi, à ce stade d’analyse et de pré-sentation des premiers résultats, cer-tains des éléments chiffrés que nousallons donner sont à prendre comme desordres de grandeur, des points de repère,et non comme une mesure infaillible ettout à fait précise. Au passage, cela vautdu reste pour la plupart des chiffres quicirculent dans le débat public, issus decomptages administratifs, d’enquêtes oude sondages, et que leurs auteurs ouleurs commanditaires n’ont trop souventpas le scrupule de prendre avec un mini-mum de prudence méthodologique.

III - Qui juge-t-on encomparution immédiate à Nice!?

À Nice, en comparution immédiate, pen-dant les neuf mois observés, l’on a jugédes hommes, dans 93!% des cas. Notonsque la moitié des 7!% de femmes (maiselles ne sont que 33 au total) sont origi-naires d’un pays de l’Europe de l’Est.

Des hommes jeunes, puisqu’environ70!% d’entre eux ont entre 18 et 34 ans.

Des hommes majoritairement isoléspuisque les deux tiers sont célibataireset que plus de 56!% n’ont pas d’enfants.Et des hommes majoritairement peuinsérés sous deux rapports détermi-nants.

(7) Les bénévoles niçois de la LDH animent de leur côté un blog consacré à cette recherche, sur lequel ils ont publiéleurs propres analyses à l’issue de ces mois d’observations au Tribunal de Grande Instance  : ht tp://comparutions-nice.wordpress.com/2014/02/12/paroles-dobservateurs/

(8) Notre unité de compte est bien la personne et non le dossier ou l’affaire. Plusieurs personnes peuvent avoir étéjugées dans une même affaire, c’est le cas d’un tiers des affaires étudiées.

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 211

Page 6: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

Le premier est le logement! : près de40!% vivent encore chez leurs parents ouchez un autre membre de la famille,environ 30!% ont un logement propre oubien vivent chez leur compagne, et les30! % restant vivent dans des conditionsde logement très précaires, un quartétant même plus ou moins à la rue oubien alternant la rue et des logementsprécaires. 10!% sont tout simplement dessans-domicile-fixe (SDF).

Le second critère fondamental d’inser-tion est bien entendu l’emploi. Environ lamoitié de la population pénale observéen’a pas d’emploi (après discussion avecles enquêteurs de terrain, on présumeque la plupart des très nombreux casnon renseignés correspondent à desinactifs). L’autre moitié est composéepresque exclusivement d’ouvriers, d’em-ployés et d’artisans (les cadres moyenset les cadres supérieurs constituentmoins de 3!% de l’effectif renseigné). Et,lorsqu’ils travaillent légalement, ceshommes le font très majoritairementdans des conditions précaires (CDD, Inté-rim, contrat précaire). En définitive, seuls15! % des personnes pour lesquelles lasituation est renseignée précisément, et7! % de l’ensemble des auteurs, ont unCDI. En d’autres termes, dans une pro-portion allant de 80 à 90!%, nous avonsprobablement affaire à des personnessituées au plus bas de l’échelle sociale.

Cette situation d’insertion sociale trèsproblématique est souvent liée à la situa-tion juridique des personnes jugées encomparution immédiate. En effet, près de60! % des personnes dont la nationalitéest connue (mais l’information est man-quante dans 61 cas) sont nées à l’étran-ger, le plus souvent dans un pays duMaghreb (en premier lieu la Tunisie!9) ouen Roumanie.

Le cumul de ces situations de précarité dulogement, de l’emploi et du statut juridique

n’est pas surprenant. Outre qu’il s’agit decaractéristiques dominantes dans l’en-semble de la population sous main de jus-tice (Bourgoin, 2013! ; Gautron, Retière,2013), il est aussi et classiquement lerésultat du tri opéré par les magistrats duparquet qui orientent davantage vers lescomparutions immédiates les personnesne présentant pas, ou pas suffisamment,de «! garanties de représentation! » auprocès. Lorsque le risque est grand queles personnes «! disparaissent dans lanature!» si elles sont relâchées en atten-dant un procès ultérieur, leur présentationen comparution immédiate devient laseule garantie de leur jugement.

Enfin, près des deux tiers (63!%) des per-sonnes jugées étaient déjà connues de lajustice (elles ont un casier judiciaire), etune petite moitié (48!%) était en situationde récidive. Et on peut aussi penser, auvu des travaux déjà existant sur le fonc-tionnement de la justice pénale en géné-ral et sur les comparutions immédiatesen particulier, que ce sont là deux autresraisons majeures de leur renvoi en com-parution immédiate. On y reviendra.

IV - Quelles délinquances juge-t-on en comparution immédiate àNice!?

L’une des principales incertitudes quel’on peut rencontrer dans les question-naires remplis concerne d’une part l’inti-tulé précis des infractions poursuivies,d’autre part l’infraction principale dansles cas de pluralité de chefs d’inculpa-tion. C’est donc particulièrement dans cechapitre que nos préventions méthodolo-giques exprimées en introduction pren-nent tout leur sens.

Quatre ensembles d’infractions repré-sentent à elles seules 85! % des casjugés. Ainsi que le tableau 1 permet de le

212

(9) Rappelons que les observations au TGI de Nice se situent deux ans après la «  révolution tunisienne  », la chutedu régime de Ben Ali et le fort mouvement d’immigration spontanée qui a suivi en Tunisie.

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 212

Page 7: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

213

visualiser, en ordre décroissant d’impor-tance, il s’agit!:- premièrement de vols, dans près de lamoitié des cas!;- deuxièmement de violences physiquesdans environ 19!% des cas!;- troisièmement d’infractions routièresdans environ 11!% des cas!;- quatrièmement d’infractions à la légis-lation sur les stupéfiants dans environ7!% des cas.

Les 15! % de chefs d’inculpation princi-paux restants parmi l’ensemble des per-sonnes jugées sont constitués essentiel-lement par les Infractions à personnesdépositaires de l’autorité publique(IPDAP), les Infractions à la législationsur les conditions d’entrée et de séjourdes étrangers (ILE) et quelques éva-sions. Le reste est statistiquement anec-dotique.

Ces délinquances jugées au TGI de Nicesont bien d’abord et principalement desdélinquances niçoises puisque plus destrois quarts des faits jugés (78!%) ont étécommis sur la commune de Nice. Lereste l’a été dans d’autres communesdes Alpes-Maritimes.

Enfin, attardons-nous un instant sur lepetit cinquième des personnes jugéespour des affaires «!de violence!», dans lamesure où c’est là une inquiétude cen-trale dans le débat public français (Muc-chielli, 2011). Qu’est-ce donc que «! laviolence! » jugée en comparution immé-diate! ? D’abord des vols avec violence,type vols à l’arraché de sacs, de télé-phones portables ou de bijoux. Ensuitedes violences envers des «! personnesdépositaires de l’autorité publique! »,principalement des policiers donc (23cas soit un peu moins de 5!% du total despersonnes jugées), nationaux ou munici-paux - on l’ignore hélas. Ensuite des

bagarres diverses survenues principale-ment sur la voie publique. Très peu deviolences conjugales sont jugées encomparution immédiate à Nice (14! %parmi les personnes jugées pour desfaits de violence, et moins de 3!% du totaldes personnes jugées), encore moinsd’agressions sexuelles (9 cas, soit moinsde 2! % du total des personnes jugées).(Voir tableau 1, page suivante).

Quant à la gravité de ces agressionsphysiques, elle est en réalité trèslimitée (tableau 2). Dans près des deuxtiers des cas, les certificats médicauxn’ont prescrit aucun jour d’ITT (incapa-cité totale de travail) et dans un cin-quième des cas un nombre de jour d’ITTinférieur à 8. Le sixième restant (15 cas)est constitué par des violences plusgraves, représentant environ 3! % dutotal des personnes jugées, qui sontlogiquement le plus souvent lié à l’utili-sation d’une arme, puis par la circons-tance d’être commises en réunion.Enfin, à l’examen du détail de ces 15cas, on relève qu’il s’agit exclusivementd’hommes, que sept d’entre eux ont unproblème d’alcoolémie, que quatred’entre eux ont des problèmes de santémentale (trois percevant une allocationadulte handicapé). Les observateurs dela LDH de Nice n’ont pas manqué desouligner ce point et de s’interroger surla pertinence d’une réponse carcérale àdes problèmes de santé mentale! 10,rejoignant un débat récurrent depuisquelques années dans le milieu univer-sitaire (par ex. Bérard, Chantraine,2008! ; Jean, 2009! ; Senon, 2009). Ceciindique par ailleurs que la «! tensionentre la systématicité des peines et l’in-dividualisation des sanctions! » (Maka-remi, 2013, 31sqq), qui parcourt toutjugement correctionnel, est ici plus querelative.(V. tableau 2, page suivante).

(10) Sur cet état de santé mental plus que fragile de certains prévenus, v. les ex. donnés par Henri Busquet , « Proposliminaire » (http://comparutionsnice.wordpress.com/2014/02/12/paroles-dobservateurs/).

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 213

Page 8: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

214

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

Nature des faits

Nombre de faits Pourcentage

Vols 247 48,1 %

Violences 97 18,9 %

Infractions routières 56 10,9 %

Stupéfiants 37 7,2 %

IPDAP 12 2,3 %

Séjours irréguliers 10 1,9 %

Évasions 6 1,2 %

Autres 24 4,7 %

Détention d'armes 4 0,8 %

Association de malfaiteurs 4 0,8 %

Prostitution 4 0,8 %

Destructions 3 0,6 %

Faux documents 3 0,6 %

Extorsions 2 0,4 %

Injures et menaces 2 0,4 %

Enlèvement 1 0,2 %

Exhibition sexuelle 1 0,2 %

Total général 513 100,0 %

Tableau 1La nature des infractions jugées en comparution immédiate à Nice

Tableau 2Les infractions à caractère violent jugées en comparution immédiate à Nice

Source : Observatoire des comparutions immédiates de Nice & ORDCS (2013-2014)

Source : Observatoire des comparutions immédiates de Nice & ORDCS (2013-2014)

ITT <= 8jours

ITT > 8jours Sans ITT Total

Total des « violences » dont... 20 15 62 97 100 %

… violences avec armes 6 7 10 23 23,7 %

… violences conjugales 3 1 10 14 14,4 %

… violences en réunion 4 2 7 13 13,4 %

… violences « simple » - 2 10 12 12,4 %

… violences envers PDAP 4 - 8 12 12,4 %

… Autres violences 3 3 17 23 23,8 %

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 214

Page 9: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

215

Quelques caractéristiques diffé-renciées des auteurs jugésselon les types d’infraction

À partir des premiers résultats observés,nous avons cherché à savoir s’il existaitdes liens entre certaines caractéristiquesdes auteurs et les différents types dedélinquances. Pour trouver des variablesplus ou moins spécifiques à ces diffé-rents types, nous avons réalisé des triscroisés et utilisé le test du Khi2!11 afin derechercher des corrélations entrevariables! 12. Nous n’avons toutefois puréaliser ce travail que pour les trois typesde délinquance les plus fréquents dansnotre base d’auteurs jugés en comparu-tion immédiate, à savoir les vols (247cas), les violences (97 cas) et les infrac-tions au code de la route (56 cas). Dansun second temps, les régressions logis-tiques nous permettront de dégager lesvariables non plus simplement significa-tives mais également explicatives pourchaque type de délinquance!13.

Les auteurs de vols!: grandeprécarité et part des ressortissantsdes pays de l’EstEn termes de simples liaisons statis-tiques, constatons d’abord que lesfemmes sont surreprésentées parmi lesauteurs de vols (elles en constituent plusde 10! % alors qu’elles représententmoins 7! % du total des auteurs). Lesauteurs de vols sont ensuite plus jeunesque dans l’ensemble de la populationjugée, ils ont plus souvent entre 18 et 25

ans. Par ailleurs, ces auteurs de volssont également plus souvent inconnus dela justice. Enfin les personnes en situa-tion professionnelle précaire et les étran-gers (en particulier les ressortissantsdes pays d’Europe de l’Est) sont surre-présentés parmi les auteurs de vols.Nous avons ensuite testé ces variablesau test du Khi2 et trois d’entre elless’avèrent significatives dans le modèle derégression! : la nationalité, le type d’em-ploi et l’âge (V. tableau 3, page suivante).

Au final, au terme de ces régressionslogistiques, il apparaît clairement!:1) que les personnes de moins de 25 ansont presque 2 fois plus de chances d’êtreauteurs de vols que celles de plus 25 ans,2) que les personnes sans travail ontplus de 5 fois plus de chance d’êtreauteur de vol que celles en CDI (les per-sonnes travaillant «! au noir! » ont 3,6fois plus de chance d’être auteurs de volque celles en CDI et les auteurs ensituation professionnelle précaire ontégalement un peu plus de 3 fois plus dechance d’être auteur de vol que cellesen CDI),3) que les ressortissants des pays d’Eu-rope de l’Est ont 6 fois plus de chanced’être auteurs de vols que les personnesdont la nationalité a été classifiée«!France!» et «!Europe de l’Ouest!».

La précarité, le fait d’être ressortissantd’un pays d’Europe de l’Est et la jeunessesont bien trois caractéristiques domi-nantes des auteurs de vols jugés encomparution immédiate à Nice.

(11) Le test du Khi 2 permet de tester l’existence d’une liaison statistiquement significative entre deux variables (enrappelant bien qu’une liaison entre deux variables ne signifie pas qu’elles entretiennent une relation de cause àeffet , elles peuvent par exemple être toutes les deux des effets d’une troisième variable). On dira d’une relationstatistique qu’elle est significative au seuil p . (appelé «  seuil de significativité  ») si la probabilité de se tromperen faisant l’hypothèse d’un lien entre les deux variables est inférieure ou égale à p . Dans notre étude, les effec-tifs n’étant pas très importants, nous avons placé le seuil de significativité à 5  % .

(12) Les variables testées sont : le sexe, l’âge, la nationalité, le fait d’être étranger ou non , les antécédents judiciaireséventuels, l’état de santé, la catégorie socioprofessionnelle, le type d’emploi, la situation familiale, le fait d’avoirdes enfants ou pas, la présentation devant le tribunal (auteur détenu , en garde à vue ou libre), et le fait d’avoirun avocat commis d’office ou pas. Ces variables seront les mêmes dans tous les calculs qui suivent .

(13) La régression permet de dépasser le stade simple de la liaison entre deux variables en tenant compte dans l’ana-lyse de plusieurs variables et de leurs forces explicatives. L’intérêt de cette technique est de quantifier la forcede l’association entre chaque variable en tenant compte de l’effet des autres intégrées dans le modèle.

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 215

Page 10: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

Les auteurs de «!violences!»!: plussouvent des nationaux et despersonnes mieux insérées

À bien des égards, les caractéristiquesgénérales des auteurs de violences jugésen comparution immédiate à Nice sontinverses à celles des auteurs de vols.Contrairement aux auteurs de vols, cesont en effet les personnes de nationalitéfrançaise et les ressortissants de paysd’Europe de l’Ouest qui sont surrepré-sentés parmi les auteurs de violences.De manière générale, les étrangers sontici sous-représentés par rapport à leurpoids dans le total des personnes jugées.De même, les personnes en CDI et enCDD sont surreprésentées. Ces deuxvariables (le type d’emploi et la nationa-lité française ou européenne de l’Ouest)

sont bien significatives au test du Khi2.Quant aux régressions logistiques, ellesconfirment la variable de nationalitépuisque les personnes de nationalité«!France!» et «!Europe de l’Ouest!» ont 4fois plus de chance d’être auteurs de vio-lences que celles de nationalité «!Europedite de l’Est! » mais elles permettentd’ajouter que cette surreprésentationtoutes choses égales par ailleurs vautégalement pour les ressortissants despays d’Afrique du nord. Parallèlement,elles confirment que les personnes enCDI ont presque 2 fois plus de chanced’être auteurs de violences que celles ensituation précaire, mais permettent ausside mettre en évidence le fait que les per-sonnes au chômage ont presque 3 foisplus de chance d’être auteur de vio-lences que celles en situation précaire.

216

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

Tableau 3Les variables explicatives en matière de vols

Source : Observatoire des comparutions immédiates, Nice, 2012-2013, Calculs ORDCS

Variables Modalités Part des auteurs de vols

Nationalité Europe dite de l'Est 81,6 %

Afrique du Nord 55,0 %

France et Europe de l'Ouest 39,7 %

Autre 35,7 %

Type d'emploi Non déclaré 52,0 %

Précaire 49,4 %

Sans travail 48,2 %

Intérim 42,9 %

CDD 26,5 %

Chômage 23,1 %

CDI 14,3 %

Âge Moins de 25 ans 57,6 %

25 ans et plus 45,3 %

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 216

Page 11: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

217

Les infractions au code de laroute!: la comparution immédiatesanctionnant l’état de récidiveLes auteurs d’infractions au code de laroute sont plus âgés que l’ensemble dela population étudiée (ils ont plus sou-vent 25 ans passés). Ils sont égalementplus souvent de nationalité «!France!» et«! Europe de l’Ouest! » sont surrepré-sentés. Ils sont également plus souventconnus de la justice et plus précisémentmême en récidive d’infractions routières(en particulier de conduite sans permiset de conduite en état d’ivresse). Enfin,ils se caractérisent également par le faitqu’ils comparaissent plus souvent libres(plutôt que détenus ou à l’issue directede la garde à vue) devant le tribunal.

Les régressions logistiques confirmentces quatre liens et permettent de les hié-rarchiser. Le plus important à retenir auplan statistique est clairement le fait queles personnes ayant des antécédentsjudiciaires ont presque 5 fois plus dechance d’être auteurs d’infractions rou-tières que ceux qui n’ont pas de casierjudiciaire. La décision d’envoyer en com-parution immédiate semble donc tenir icid’abord à l’état de récidive.

V - Comment juge-t-on encomparution immédiate à Nice!?

Intéressons-nous d’abord à ce quiprécède l’audience de comparutionimmédiate. 60! % des auteurs ont étéprésentés directement à la suite d’unegarde à vue. Un bon quart était en déten-tion provisoire et le reste (seuls 13!% desprévenus) comparaissait libres.

Sans surprise, les trois quarts des pré-venus avaient un avocat commis d’office.Et leur cause fut sans doute d’autantmoins débattue que près de 80!% d’entreeux reconnaissaient totalement ou par-tiellement les faits!14. Ces deux élémentsparticipent à leur manière à faire desaudiences de comparution immédiateune justice d’urgence - «!d’abattage!» ontdit les observateurs de la LDH -, où l’onjuge les affaires et les personnes defaçon particulièrement expéditive (en 25minutes en moyenne par affaire, soitparfois à peine quelques minutes parpersonne), sur l’unique base des dos-siers de police ou de gendarmerie, avecune liste d’affaires audiencées à respec-ter et une rigueur temporelle à respecterpour les magistrats et les greffiers souspeine de faire de nombreuses heuressupplémentaires!15. (V. tableau 4, page suivante)

À l’issue de leur procès, on peut dire quela peine est quasiment automatique etquasiment unique au TGI de Nice puisque95!% des prévenus ont été condamnés àune peine de prison ferme ou avec sursis(tableau 4). Parmi eux, 80! % ont étécondamnés à de la prison ferme partielleou totale. Les sursis simples ou accom-pagnés d’une mise à l’épreuve représen-tant un sixième des cas. On constate donca contrario l’absence quasi totale depeines autre que la prison, pratiquementaucune amende (sur une populationcertes souvent peu ou pas solvable) nitravail d’intérêt général. Si l’on met decôté les 11 cas de relaxe, seuls 11 autresprévenus ont écopé d’une peine autre quel’emprisonnement avec ou sans sursis!16.Au total, ce sont donc bien 80!% des pré-venus qui ont écopé d’une peine de prison

(14) Ce qui dément un stéréotype très répandu sur les auteurs d’infractions qui seraient de fieffés menteurs n'assu-rant pas leurs actes, stéréotypes que l'on retrouve y compris chez les spécialistes du droit et de la procédurepénale (par exemple Pradel, 2007) manifestement peu au fait de la réalité du fonctionnement des tribunaux.

(15) V. les obs. de Dominique Muller (« Le sens de la peine ») et de Denise Vanel (« Le théâtre judiciaire, un systèmebien rôdé »), texte publié sur le blog de la LDH de Nice  : ht tp://comparutionsnice.wordpress.com/2014/02/12/paroles-dobservateurs/.

(16) Les 11 «  autres peines » correspondent à 8 amendes (dont 2 accompagnées d’une interdiction de stade, 1 d’uncontrôle judiciaire et 1 d’un stage de citoyenneté ou de sécurité routière), 2 stages de citoyenneté ou de sécu-rité routière dont 1 accompagné d’une annulation du permis de conduire, et enfin 1 interdiction du territoirefrançais.

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 217

Page 12: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

ferme. Et, pour 60!% d’entre eux, la duréede cette peine a été comprise entre 3mois et 1 an (tableau 5 ci-contre). Lapeine de prison ferme varie de 1 à 60mois, la moyenne étant d’environ 9 mois.Ce sont donc les courtes peines de prisonqui prédominent, sanctionnant desinfractions dont nous avons vu que la gra-vité était le plus souvent très limitée. Surle terrain, on est donc loin des argumentspolitiques invoqués ces dernières annéesà chaque réforme de la procédure pénale,prétendant répondre à une criminalité deplus en plus grave.

Enfin, à l’issue de l’audience, un mandatde dépôt (MD) a été prononcé par le pré-sident du tribunal dans les deux tiers descas (66! %). Les auteurs de nationalité«! Afrique du Nord! » et «! Europe dite del’Est!» sont surreprésentés parmi les per-sonnes faisant l’objet d’un MD, de mêmeque celles qui comparaissent devant letribunal comme «! garde à vue! » ou«!détenu!», et puis celles qui comparais-

sent pour des délits autres que les infrac-tions routières. Au terme des régressionslogistiques, il apparaît toutefois que,toutes choses égales par ailleurs, c’est lestatut lors de la présentation à l’audiencequi est la variable la plus déterminantedans le fait d’être ou non placé en mandatde dépôt. Et il s’agit d’une variable parti-culièrement forte (de loin la plus fortequ’il nous ait été donné d’observer dansce travail). Les auteurs déjà détenus avantle procès ont en effet 61 fois plus dechance que les personnes qui comparais-saient libres de partir en prison directe-ment à la fin du procès, et celles qui com-paraissaient à l’issue d’une garde à vueont 51 fois plus de chance que celles quicomparaissaient libres. C’est dire si, àbien des égards, le sort de ces personnessemblait tracé dès avant le jugement encomparution immédiate, jugement aucours duquel les magistrats du siègen’ont fait le plus souvent qu’entériner lesdécisions prises en amont par les poli-ciers et les parquetiers.

218

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

Source : Observatoire des comparutions immédiates, Nice, 2012-2013, Calculs ORDCS

Tableau 4Les peines prononcées en comparution immédiate par le TGI de Nice

Fréquence Pourcentage

Prison ferme 291 59,9 %

Prison ferme et SME 65 13,4 %

Prison ferme et sursis simple 30 6,2 %

Sous-total prison ferme 386 79,5 %

Sursis simple 52 10,7 %

SME 24 4,9 %

Sursis avec TIG 2 0,4 %

Sous-total prison avec sursis 78 16 %

Sous-total prison ferme + sursis 464 95,5

Autre peine 11 2,25 %

Relaxe 11 2,25 %

Total 486 100,0 %

Sans réponse 3

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 218

Page 13: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

219

Les déterminants de la peine!:récidive, nationalité étrangèreet masculinité

Les études relatives au sentencing (pro-noncé des peines) demeurent rares enFrance, comme dans beaucoup de payseuropéens (Vanhamme, Beyens, 2007).Une question toutefois régulièrement sou-levée par la recherche, comme parailleurs par les associations humanitaires,est celle de l’éventuelle discriminationdes personnes étrangères ou d’origineétrangère (Jobard, Nevanen, 2007! ; Muc-chielli, Nevanen, 2011). La présente étudedes comparutions immédiates au TGI deNice permet de nourrir ce débat.

À un premier niveau d’analyse, il est res-sort de nos données!:1) que les étrangers (en particulier origi-naires d’Afrique du nord et d’Europe del’Est) sont plus souvent condamnés à dela prison ferme que les nationaux,2) que les nationaux sont à l’inverse plussouvent condamnés à de la prison avecsursis avec ou sans mise à l’épreuve (ladifférence la plus forte étant constatéesur les sursis avec mise à l’épreuve),

3) que les étrangers sont davantagecondamnés à des peines de moins de 6mois.

Toutefois, pour avancer dans l’analysedes raisons de ces écarts statistiques, ilfaut tenter de raisonner «!toutes choseségales par ailleurs! » grâce aux régres-sions logistiques.

Il apparaît alors que le sexe et l’âge nesont pas des déterminants de la peinede prison ferme, pas plus que le typed’infraction jugé. En réalité, deuxvariables s’avèrent déterminantes(tableau 6). Il s’agit d’une part desantécédents judiciaires, d’autre part dela nationalité. Toutes choses égales parailleurs (et notamment à infractionégale), les auteurs ayant des antécé-dents judiciaires ont trois fois plus dechance d’être condamnés à une peine deprison ferme que les auteurs sansantécédent judiciaire, et les étrangersont deux fois plus de chance d’êtrecondamnés à une peine de prison fermeque les auteurs de nationalité françaiseou ressortissants de pays d’Europe del’Ouest.(V. tableau 6 page suivante)

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

Source : Observatoire des comparutions immédiates de Nice & ORDCS (2013-2014)

Tableau 5La durée des peines de prison ferme

Fréquence Pourcentage

Inférieure à 1 mois 10 2,6 %

Sup. à 1 mois, inférieure ou = 3 à mois 41 10,6 %

Sup. à 3 mois, inférieure ou = à 6 mois 110 28,6 %

Sup. à 6 mois, inférieure ou = à 1 an 118 30,6 %

Sup. à 1 an, inférieure ou = à 2 ans 79 20,5 %

Supérieure à 2 ans 27 7,0 %

Total 385 100 %

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 219

Page 14: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

Ces résultats statistiques se vérifientlogiquement en sens inverse, lorsquel’on recherche les explications despeines de sursis. Il apparaît en effet que,toutes choses égales par ailleurs, lesauteurs qui n’ont pas d’antécédents judi-ciaires ont presque quatre fois plus dechance d’être condamnés à une peine desursis simple que les auteurs ayant desantécédents judiciaires. Aucun résultatsignificatif ne ressort en revanche sur lesursis avec mise à l’épreuve.

Au final, deux déterminants de la sévé-rité des peines sont donc clairement éta-blis au plan statistique dans cette étudede cas. Le premier est l’importance ducasier judiciaire et a fortiori de l’état derécidive dont deux lois récentes (2007 et2011) sont venues alourdir le poids dansles condamnations. Ainsi se confirmeune sorte de cercle vicieux au coursduquel le fait d’avoir déjà été reconnucoupable d’une infraction par la justiceaugmente automatiquement la peine

donnée lors du passage en justice sui-vant!17. Le second est l’importance de lanationalité. Toutes choses égales parailleurs, il apparaît en effet que lesétrangers sont plus lourdement sanc-tionnés que les nationaux, ce quiconfirme là encore un constat maintesfois dressé (Mary, Tournier, 1998! ; Muc-chielli, Nevanen, 2011).

Enfin, dans le cadre de cette interrogationsur les déterminants de la peine, nousnous sommes également demandés sil’analyse statistique pouvait mettre enévidence quelques explications relatives àla sévérité de la peine, en l’espèce à lalongueur des peines de prison ferme. Lamoyenne de la peine de prison fermeétant – nous l’avons vu – de 9 mois àNice, nous avons donc recherché l’expli-cation du partage de la populationcondamnée selon que la peine de prisonferme a été soit inférieure ou égale (194cas), soit supérieure à 9 mois (180 cas).

220

(17) Comme l’écrivent Welzer-Lang et Castex (2012, 68)  : «  La ‘carrière’ du délinquant se construit par une accumu-lation rapide, une spirale de condamnations successives dans des délais courts, et des peines de plus en pluslourdes du fait de la prise en compte majeure du casier judiciaire. Le casier judiciaire des prévenu(e)s se construitdans un processus itératif . L’e ffet casier devient la cause de l’aggravation de la condamnation suivante  ». Larecherche récente sur les juridictions de l’Ouest français confirme que cette importance du casier est du reste par-faitement consciente chez les magistrats : « le casier, voire le STIC, est quasi-unanimement présenté comme l’élé-ment décisif , à la fois pour le choix d’orientation que pour la peine requise puis prononcée  » (Saas, Lorvellec,Gautron , 2013, 189).

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

Tableau 6Les déterminants de la peine de prison ferme

Source : Observatoire des comparutions immédiates de Nice & ORDCS (2013-2014)

Variables ModalitésPart des auteurs

condamnés à de la prisonferme

Antécédents judiciairesOui 85,2 %

Non 69,7 %

ÉtrangersOui 84,3 %

Non 73,9 %

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 220

Page 15: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

221

Au premier niveau d’analyse statistique,il apparaît que les femmes sont surre-présentées non seulement dans lapopulation n’étant pas condamnée à dela prison ferme mais aussi dans lespeines de moins de 9 mois. Il apparaîtensuite que les personnes ayant desantécédents judiciaires sont légèrementsurreprésentées dans la populationcondamnée à plus de 9 mois de prisonferme, de même que les auteurs d’in-fractions à caractère violent et lesauteurs d’infractions à la législation surles stupéfiants (tandis que les auteursd’infractions routières sont au contrairetrès sous-représentés parmi ceslongues peines). Dans ces derniers cas,les résultats sont cependant largementexplicables par les quantum de peinesprévus par le droit pénal. Au final, et auterme des régressions logistiques, unseul élément semble expliquer, touteschoses égales par ailleurs, un surcroîtde punitivité! : c’est le sexe desauteurs! 18. Toutes choses égales parailleurs (notamment à infraction égale,à casier judiciaire égal, etc.), leshommes ont presque 4 fois plus dechance d’être condamnés à une peinede prison ferme de plus de 9 mois queles femmes. L’on pourrait donc parler icid’une discrimination de genre qui, pourune fois, vise les hommes et non lesfemmes. Il semble au contraire que cesdernières continuent de bénéficier d’uneplus grande clémence de la justice,ainsi que les recherches sur le systèmepénal l’ont souvent suggéré (Nagel,Hagan [1983], Mary [1996], ainsi que

Parent [1986] et Cardi [2008] dans uneoptique féministe critique).

Conclusion!: une «!ambiancepénale!» plus répressive àNice!?

Avec des prévenus épuisés et stresséssortant le plus souvent directement degarde à vue voire de détention provisoire(et arrivant ainsi le plus souventmenottés à l’audience), des avocatscommis d’office qui n’ont pas le tempsde travailler sur le fond de l’affaire! 19,des magistrats débordés de travail,audiençant à la chaîne parfois jusquetard dans la soirée, les comparutionsimmédiates sont par excellence unsystème maximisant les «! contraintespratiques!» et les «!mécanismes d’auto-maticité! » pesant sur le processus dedécision pénale (Faget, 2008). Le résul-tat est une justice d’urgence, et mêmeune justice expéditive, qui juge plus uncasier judiciaire et un état de récidivequ’une personne humaine (Bastard,Mouhanna, 2007!; Welzer-Lang, Castex,2012)!20. De là une sensation de violencedans une sorte de mécanique judiciairequi marque toutes celles et tous ceuxqui ont assisté un jour à ces audiencesde comparutions immédiates! : «! Par-tiellement contraints par le manque detemps, mais pas uniquement, les diffé-rents acteurs à l’audience semblent êtrepris dans une véritable machine ne leurlaissant aucune marge de manœuvre.

(18) Dans leur étude de l’activité de cinq juridictions de l’Ouest français et sur un effectif très important (plus de 3500 dossiers étudiés), Gautron et Retière (2013, 235-236) montrent également que  : «  toutes choses égales parailleurs, la probabilité d’un emprisonnement ferme est 2,2 fois moindre pour une femme que pour un homme ».

(19) Les avocats n’ont le plus souvent que le temps de vérifier la situation de famille, de logement et d’emploi desprévenus. Les relevés des observateurs des comparutions immédiates de Nice indiquent notamment que dans seu-lement 2  % des cas, les avocats ont pu faire appeler un témoin au procès.

(20) De là des dérives individuelles chez les magistrats, constatées de longue date et relevées de nouveau par les obser-vateurs de Nice comme de Toulouse (à Toulouse, face à un SDF toxicomane, un procureur se permet par exemplede dire  : «  Si vous voulez un peu de morphine pour vous calmer… on peut aussi vous piquer définitivement sicela vous arrange  » [Welzer-Land , Castex, 2012, 43]). Ceci rappelle que le procès, et sans doute tout particuliè-rement le procès en comparution immédiate, fonctionne comme une « cérémonie de dégradation » (Garkinkel,1967) et comme une «  leçon de morale » (Vanhamme, 2006).

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 221

Page 16: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

Les expressions légales et judiciairesqui reviennent sont toujours les mêmesd’un dossier à l’autre, d’un jour à l’autre,d’un tribunal à l’autre. […] Chaqueinfraction semble correspondre mécani-quement à un tarif déjà donné. Lesjugements sont rendus sans aucuneexplication de ce qui les a motivés. Etles peines de prison sont presque inévi-tables dès que le prévenu a un casierjudiciaire. Comme un manège quitourne indéfiniment autour du même

axe, avocats, magistrats et prévenussemblent rejouer éternellement unemême scène sans réussir à s’en échap-per!» (Christin, 2008, 42-43).

Cette situation est cependant contrastéeselon les tribunaux français! 21. Si lamoyenne nationale du recours à la com-parution immédiate est d’environ 12! %en 2012 (dernier chiffre connu), au seinmême des grandes agglomérations lesdifférences sont très importantes

(Tableau 7). Ainsi, le maximum est atteintà Paris, suivie par Marseille et Nice. Enrevanche, la comparution immédiate estbeaucoup moins utilisée à Lyon et encoremoins à Toulouse.

Cela étant, l’utilisation de la procédurede comparution immédiate est un indica-teur très imparfait du degré de sévéritéd’une juridiction pénale. L’on y juge en

effet pas nécessairement les mêmespersonnes et l’on ne les condamne pasnécessairement de la même façon. Lastatistique judiciaire publique ne permetpas actuellement de comparer les infrac-tions jugées et les peines prononcées encomparution immédiate selon les diffé-rents tribunaux. Pour situer le cas niçois,il nous faut donc rechercher des élé-ments de comparaison issus d’enquêtes

222

(21) Les fortes différences et inégalités de traitement selon les tribunaux, au civil comme au pénal, sont bien connues,au point qu’une journaliste spécialisée sur les affaires judiciaires avait pu parler il y a quelques années d’une«  loterie nationale » (Simonnot , 2003).

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

Tableau 7Le recours à la comparution immédiate dans les tribunaux des cinq plus grandes villes

françaises en 2012

Source : site Internet du ministère de la Justice, www.justice.gouv.fr/statistiques.html

Paris Marseille Lyon Toulouse Nice

Affaires poursuivies devant le tribunal correctionnel 25 168 7 321 10 967 9 656 3 167

Dont procédure de comparution immédiate 5 345 1 415 908 1 058 535

% comparution immédiate 21,2 % 19,3 % 8,3 % 11 % 16,9 %

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 222

Page 17: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

223

de terrain équivalentes ou ressem-blantes. Il en existe deux! : celle de Tou-louse, déjà citée, réalisée deux ans plustôt dans des conditions presque équiva-lentes, et celle de Lyon réalisées en 2007et 2008 dans des conditions en partiedifférentes à Lyon, par le Collectif Lyon-nais pour le Respect des Droits(CLRD)! 22. Ce dernier a suivi 500 procèsen comparution immédiate à Lyon en2007, et 565 en 2008.

Commençons par comparer Nice et Tou-louse. A Nice, les magistrats assurant lesaudiences de comparution immédiatedurant la période indiquée ont jugé net-tement plus de vols, nettement moinsd’affaires de violences, à peu près autantde délits routiers, moins d’affaires destupéfiants et nettement moins deséjours irréguliers de personnesétrangères!23. Ils ont jugé par ailleurs unpublic un peu plus jeune qu’à Toulouse(37!% de moins de 25 ans à Nice contre28!% à Toulouse), encore plus masculin(93!% contre 91!%), beaucoup plus sou-vent étranger (58! % contre 33! %) et unpeu plus souvent récidiviste (48! % descas à Nice contre 40! % à Toulouse).Enfin, et peut être surtout, ils se sontmontrés beaucoup plus sévères qu’àToulouse puisqu’ils ont prononcé beau-coup plus de peines de prison et surtoutde prison ferme! : 80! % à Nice contre57! % à Toulouse. Ainsi, lors même queles infractions jugées à Nice sont péna-lement moins graves (beaucoup plus devols, beaucoup moins de violences et destupéfiants), la juridiction niçoise s’estmontrée beaucoup plus sévère que sonéquivalente toulousaine. Le fait qu’elleait jugé un peu plus d’auteurs en situa-tion de récidive et surtout beaucoup plusd’étrangers y est sans doute pour beau-

coup. Mais ce n’est peut-être pas laseule explication.

A Lyon, en 2007, les observations indi-quent que la population est aussi jeunequ’à Nice 38!% de jeunes de moins de 25ans), encore plus masculine (seulement3! % de femmes), moins souventétrangère (33! % d’étrangers, comme àToulouse), moins souvent récidiviste(27! % des cas contre 48! % à Nice) et àpeine plus souvent déjà condamnée(66! % d’auteurs ayant des antécédentsjudiciaires contre 63! % à Nice). Lespeines de prison ferme concernent ici66! % des auteurs condamnés (en 2007comme en 2008), soit plus qu’à Toulousemais toujours nettement moins qu’à Nice(80! %), la moyenne nationale se situantaux environs de 70! % (DACG, 2012). Ladurée moyenne des peines de prison estpar ailleurs un peu moins élevée à Lyon!:7 mois en 2007, 8 mois en 2008, contre 9mois à Nice en 2012 (CLRD, 2007 et2008). Enfin, des mandats de dépôt ontété prononcés dans 42!% des cas à Lyonen 2007, et 50!% en 2008, contre 66!% àNice en 2012. Ainsi, même si les annéesd’observation à Lyon sont antérieures àla loi de 2011 sur la récidive, la juridictionlyonnaise semble bien, comme celle deToulouse, nettement moins sévère quesa consœur niçoise.

Comment expliquer cette sévérité claire-ment supérieure à Nice! ? Comme lenotent Lenoir, Retière et Tréeau (2013,113), au-delà des «! stéréotypes régio-naux, l’existence de particularismes nefait guère de doute! ». Et si «! les mar-queurs d’identité les plus courammentcités d’une juridiction restent l’ampleuret la nature des contentieux, celles-cirapportées aux spécificités sociales et

(22) « Le Conseil Lyonnais pour le Respect des Droits, commission extra-municipale de la ville de Lyon , poursuit unemission de veille et d’alerte sur les discriminations et dysfonctionnements qui peuvent exister dans le recours etl’accès aux droits de tout un chacun . Ses membres se réunissent régulièrement autour de thématiques qui fontdébat  : accès aux soins, droit de vote des étrangers non communautaires, sport , prison , accès à la culture, mortsisolés, social, etc. » (http://w w w.respect-des-droits.org/).

(23) Ceci est probablement lié au fait que la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu le 28 avr. 2011 un arrêtdans lequel elle rappelle qu’une législation prévoyant une peine d’emprisonnement pour le seul motif du séjourirrégulier d’un étranger sur le territoire malgré l’ordre qui lui a été donné de le quit ter, est contraire à la régle-mentation européenne.

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 223

Page 18: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

démographiques d’un territoire […], laquestion de l’environnement social ausens large auquel il convient d’indexerles spécificités juridictionnelles sepose!». De fait, la recherche menée surcinq juridictions de l’Ouest français (deuxdépartements bretons et trois des Paysde Loire) les amènent à conclure que«! les cinq juridictions se distinguentmoins par le profil de leurs prévenus quepar la destinée procédurale qu’elles leurréservent! » (ibid., 158). Pour aller plusloin, et à titre d’hypothèse, nous propo-sons de discuter ici ce que nous appelle-rions volontiers des «! ambiancespénales! »! 24. On supposerait alors qu’àNice, la justice pénale (et nécessaire-ment en amont les services de policenationale, de gendarmerie nationale etsans doute aussi de police municipalequi l’alimentent) est globalement plusrépressive, moins tolérante, que dansd’autres ressorts juridictionnels. L’exa-men des comparutions immédiatesmontre qu’elle pratique en effet de façonpresque «! monoidéique! » la prisoncomme unique réponse à des infractionsqui, nous l’avons vu, révèlent le plus sou-vent une délinquance de misère et demiséreux, ces derniers étant de surcroîtbien plus souvent des étrangers àNice! 25. Cette ambiance pénale seraitalors à connecter avec le climat intellec-tuel, politique et social général de la villede Nice, ville gouvernée depuis 1947 parla droite politique, où l’extrême droite atoujours été très forte, où l’on rencontrepar ailleurs les plus fervents défenseursdu discours sécuritaire, en particulier lemaire de la ville (M. Estrosi) et le prési-dent du Conseil général (M. Ciotti), letout relayé par une presse locale (Nice

Matin, Direct Matin) friande de faitsdivers et prompte à les dramatiser! 26.Pour asseoir davantage cette hypothèse,il faudrait cependant réaliser un tripleapprofondissement de ce travail!: appro-fondissement comparatif en étudiantégalement les cas de Paris et de Mar-seille, approfondissement quantitatif ensituant les comparutions immédiates ausein de l’ensemble de l’activité des tribu-naux correctionnels, approfondissementqualitatif en menant des batteries d’en-tretiens avec les différents acteurs duprocessus pénal, en particulier les poli-ciers, les magistrats et les avocats, enprivilégiant ceux d’entre eux qui ont euune expérience professionnelle au moinsaussi longue dans d’autres ressorts juri-dictionnels.

Bibliographie

Aubusson de Cavarlay B., 1996, «! Ladétention provisoire! : mise en perspec-tive et lacunes des sources statis-tiques!», Questions pénales, 6, 1-4.Bastard B., Mouhanna C., 2007, Une jus-tice dans l’urgence! : Le traitement entemps réel des affaires pénales, Paris,Presses Universitaires de France.Bérard J., Chantraine G., 2008, «! Lacarcéralisation du soin psychiatrique! »,Vacarme, n°!42.Bourdieu P., 1986, «! La force du droit,éléments pour une sociologie du champjuridique! », Actes de la recherche ensciences sociales, 64, 3-19.Bourgoin N., 2013, La révolution sécuri-taire (1976-2012), Nîmes, Champ social.Cadiou L., 2014, «! À droite toute! ? Desbastions municipaux convoités dans les

224

(24) Fajet (2008) évoque quant à lui des « culture judiciaire invisible » mais en tant qu’habitus global d’un corps pro-fessionnel au sens de Bourdieu (1986). Nous pensons pour notre part que les effets de contextes locaux sont aussiimportants.

(25) Ce qui renvoie sans doute d’une part au poids réel local des étrangers (qui représentent 9,3  % de la populationdes Alpes-Maritimes en 2010 selon l’INSEE, soit le plus fort taux départemental français hormis la région pari-sienne) et au caractère frontalier de ce département , d’autre part aux idéologies et aux pratiques des dirigeantsde la municipalité dont il serait intéressant de connaître notamment les consignes officielles et officieuses donnéesà la police municipale en matière de contrôle sur la voie publique (cette police municipale étant la plus plétho-rique des grandes villes françaises avec 370 agents en 2012  : «  Police municipale  : les chiffres clés du ministèrede l’Intérieur », La Gazette des communes, 6 janv. 2014).

(26) Sur les particularités politiques du Sud-est français, v. Cadiou (2014).

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 224

Page 19: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

225

Alpes-Maritimes! », Métropolitiques, 3février 2014. URL!: http://www.metropo-litiques.eu/A-droite-toute.htmlCardi C., 2008, «!Le féminin maternel oula question du traitement pénal desfemmes!», Pouvoirs, 128, 75-86.Christin A., 2008, Comparutions immé-diates. Enquête sur une pratique judi-ciaire, Paris, La Découverte.CLRD, 2008, Comparutions immédiates àLyon, Lyon, Conseil Lyonnais pour leRespect des Droits.CLRD, 2009, Comparutions immédiates àLyon. Rapport n°!2. Audiences suivies du1er janvier au 31 décembre 2008, Lyon,Conseil Lyonnais pour le Respect desDroits.Cretin L., 2014, «!L’opinion des Françaissur la justice!», Infostat Justice, n°!125.Direction des Affaires Criminelles et desGrâces, 2012, La comparution immé-diate! : éléments d’évaluation des pra-tiques mises en œuvre, Paris, Ministèrede la Justice.Faget J., 2008, «!La fabrique de la déci-sion pénale. Une dialectique des asser-vissements et des émancipations! »,Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol.V, mis en ligne le 22 mai 2008. URL! :http://champpenal.revues.org/3983Garfinkel H., 1967, «! Conditions of suc-cessful degradation ceremonies!», Ame-rican Journal of Sociology, 61 (5), 420-424.Gautron V., Retière J.-N., 2013, «! Desdestinées judiciaires pénalement etsocialement marquées!», in Danet J., dir.,La réponse pénale. Dix ans de traitementdes délits, Rennes, Presses Universi-taires de Rennes, 211-251.Jean T., dir., 2009, Faut-il juger et punirles malades mentaux criminels! ?, Tou-louse, Erès, Les dossiers du JournalFrançais de Psychiatrie.Jobard F., Névanen S. (2007), «!«La cou-leur du jugement». Discriminations dansles décisions judiciaires en matière d’in-fractions à agents de la force publique(1965-2005)!», Revue française de socio-logie, 2, 243-272.Lévy R., 1985, «!Un aspect de la mutationde l’économie répressive au 19e siècle! :

la loi de 1863 sur le flagrant délit! »,Revue historique, 555, p. 43-77.Lenoir A., Retière J.-N., Tremeau C., 2013,«! Des délits et de leurs auteurs…! », inDanet J., dir., La réponse pénale. Dix ansde traitement des délits, Rennes,Presses Universitaires de Rennes, 113-158.Makaremi C., 2013, «! Le droit de punir.L’appréciation de la peine en comparu-tion immédiate! », in Fassin D., et alii.,Juger, réprimer, accompagner. Essai surla morale de l’État, Paris, Seuil, 29-62.Mary F.-L., 1996, «! Délinquances desfemmes et répression pénale! », Ques-tions pénales, X, 5, 1-4.Mary, F.-L., Tournier, P., 1998, «!Derrièreles chiffres, réalités de la répressionpénale de la délinquance des étrangersen France!», Information – Prison – Jus-tice, 84, 12-17.Mucchielli L., 2011, L’invention de la vio-lence. Des peurs, des chiffres, des faits,Paris, Fayard.Mucchielli L., 2014, Criminologie et lobbysécuritaire. Une controverse française,Paris, La Dispute.Mucchielli L., Nevanen S. (2011), «!Délin-quance, victimation, criminalisation ettraitement pénal des étrangers enFrance! », in Palidda S. (dir.), Migrationscritiques, repenser les migrationscomme mobilités humaines en Méditer-ranée, Paris, Karthala, 303-328.Nagel I, Hagan J., 1983, «! Gender andcrime! : offense pattern and criminalcourt sanctions!», in Morris N., Tonry M.(eds.), Crime and Justice! : An AnnualReview of Research, vol. 4, Chicago, Chi-cago University Press, 91-144.Née E., 2012, L’insécurité en campagneélectorale, Paris, Honoré Champion.Parent C., 1986, «!La protection chevale-resque ou les représentations mascu-lines du traitement des femmes dans lajustice pénale!», Déviance et Société, 10(2), 147-175.Pradel J., 2007, «!La mauvaise volonté dususpect au cours de l’enquête!», in Cima-monti S., Di Marino G., Lassalle J.-Y., dir.,Mélanges offerts à Raymond Gassin.Sciences pénales et sciences criminolo-

Chronique de politique criminelle CHRONIQUES

RSC - - janvier-mars 2014B

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 225

Page 20: Chronique de politique criminelle - Laurent Mucchielli · sible en matière de délit si l’emprisonne-ment encouru est au moins égal à deux ans (ou, en cas de flagrant délit,

giques, Aix-en-Provence, Presses Uni-versitaires d’Aix-Marseille, p. 305-314.Saas C., Lorvellec S., Gautron V., 2013,«! Les sanctions pénales, une nouvelledistribution! », in Danet J., dir., Laréponse pénale. Dix ans de traitementdes délits, Rennes, Presses Universi-taires de Rennes, 159-210.Senon J.-L., 2009, «! Dangerosités psy-chiatriques et criminologiques! », inMassé M., Jean J.-P., Giudicelli A., dir.,Un droit pénal postmoderne! ?, Paris,Presses Universitaires de France, 173-189.Simonnot D., 2003, Justice en France.Une loterie nationale, Paris, La Marti-nière.

Terral J., 2004, L’insécurité au journaltélévisé. La campagne présidentielle de2002, Paris, L’Harmattan.Vanhamme F., 2006, «!La rationalité de lapeine. Une approche sociocognitive destribunaux correctionnels! », Revue dedroit pénal et de criminologie, 2, 154-167.Vanhamme F., Beyens K., 2007, «! Larecherche en sentencing : un survolcontextualisé! », Déviance et Société, 31(2), 199-228.Viennot C., 2012, Le procès pénalaccéléré. Étude des transformations dujugement pénal, Paris, Dalloz.Welzer-Lang D., Castex P., dir., 2012,Comparutions immédiates! : quelle jus-tice!?, Toulouse, Erès.

226

Chronique de politique criminelleCHRONIQUES

janvier-mars 2014 - - RSCB

17_Chron_Mucchielli_RSC 28/05/2014 12:11 Page 226