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    HELENE : ENTRE OMBRES ET VERITES1

    Claudiu Sfirschi-Ludat (Thessaloniki / Grenoble III)

    Pindare, Pythiques 8.95-96

    I. Lhistoire dHlne avant Platon

    Dans les lignes suivantes ddies lhistoire de la figure dHlne, on essaiera de souligner tousles lments mythico-littraires communs la priode prplatonicienne et la philosophie de Platon.Par cette voie, on sefforce donner une rponse la question : pourquoi Platon recourt-il, dans lePhdreet la Rpublique, lexemple dHlne ? Est-elle le symbole dune ide, dune ralit qui,chez Platon, reoit un autre nom ? En considrant les choses de telle manire, les lignes suivantes nesont quune tentative darchologie des concepts platoniciens, une recherche travers les strates

    dune pense qui napparat pas ex nihilo,mais qui est le rsultat de lacceptation ou du refus delhistoire. Si lon a du laiss de ct maints aspects, cest en raison de notre intention de ne suivreque quelques thmes communs qui tracent, notre avis, une ligne continue entre Platon, le pass etle prsent.

    ****

    Chez Homre, Hlne est prsente le plus souvent accompagne de linstrument dfinitoire pourla femme de ces temps-l : il sagit de la quenouille2. Cet instrument est, comme on le voit sur lesnombreuses reprsentations graphiques de vases, une sorte de prolongement du corps fminin ouune modalit propre aux femmes de signaler leur prsence au monde ( ct de la lyre et de la

    flte)3

    , une sorte de pendant ce que pouvaient reprsenter les armes guerrires pour le hroshomrique. La quenouille est donc un prolongement du corps fminin, comme lest le produit de laquenouille, le vtement4. Celui-ci est une cration propre aux femmes (Il. 6.288-9

    1Le texte grec est celui de Thesaurus Linguae Graecae.2Il. 3.383-3.388, Il.3.125.Od.4.121-4, o il est question de la ressemblance entre Hlne et Artmis la quenouilledor; v.aussi Od.4.125. Cf. M. C. PANTELIA(1993), Spinning and Weaving : Ideas of Domestic Order in Homer,

    AJPh.,vol. 114, nr. 4, pp. 493-501.3Fr. FRONTISI-DUCROUXet J. P. VERNANT(1997), p. 111. Lactivit du tissage a t associe celle du chant et de lartpotique, parce quon la considrait comme une forme de langage propre la femme. Cf.lutilisation mtaphorique duverbepour dsigner une activit intellectuelle: Il.3.212 , 6.186; 7.324

    ( ); Od.4, 678, 739; 5. 356; 9.422; 13.303.4Loutrage de la personne tait possible par la dpossession de larmure, un alter egode lhros (v. J.-P. VERNANT,

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    !Il. 6.323, o lart du tissage, activit fminine par excellence5,soppose aux armes de Paris, Il.6.321"322: v.et Od.15.104-108), ayant comme caractristique le

    coloris bigarr vou attirer le regard et le dsir et reproduire, en tant que mimesis, la varit de laralit, cest--dire la vrit, sans tre toutefois autre chose quune imitation. Le vtement a, grce son coloris, une brillance particulire (Il.3.418, Il.6.295-296 : #$%!/ &'(!'( ) ') qui se dgage de celui-ci poursimprimer sur la rtine du spectateur ; il brille, de mme que les yeux qui transmettent aux dehorsleur lumire, conformment la thorie de lmanation du flux lumineux. Mais les yeux sont enmme temps des conducteurs du dsir qui, en partant du vtement-source, se projettent sur un autreet qui, intensifis, se retournent par un effet de miroitement leur source. Tous ces aspectsconduisent la conclusion que le vtement est un objet rotique.

    Chez Homre, Hlne fait preuve dhabilet dans lart du tissage des vtements colors et varis.Elle transmet sa beaut au vtement quelle porte * (Il.3.228, Od.4.305,

    15.171) , mais aussi celui quelle tisse, comme un prolongement de soi-mme, par ses propresmains. Hlne peut transmettre ses charmes (lenchantement), mme une texture de plus grandesproportions, cest--dire au pome pique (Il.3.125-125 : &((). Lhistoirequelle tisse dans le troisime chant de lIliadeest le pome homrique mme6qui va continuer dechanter sa gloire et sa beaut, le klos(Isocrate, Hlne 65 : (('( '('(+). Cette habiletdu tissage comprend en mme temps lart de crer une enveloppe qui cache ou qui recouvre, un artdes apparences ; elle est donc une habilet trompeuse, une mtis. En consquence, lhronehomrique est cratrice de mimsis, de ralit imagine et cache dans les plis du tissu (Il.3.125 :; v. aussi Il. 3.212 ) qui essaie lui-mme de

    reproduire la texture du monde extrieur et objectif, en continuant den tre essentiellement unecopie8. Par ce fait, le tissage dHlne soppose au tissage des destines humaines quopre Zeus, untissage effectif et vrai, en tant quil institue une ralit (Il. 12. 433, 18. 514, Od. 1. 267). Par sonactivit (dcrite dans lIliade3.125-128), Hlne tente de superposer sur sa triste histoire (tisse parZeus) sa propre version, qui va lui assurer, au fil des gnrations venir, le klos.Elle ressemble lapotesse Sappho qui, par ses pomes aux allures de lettres, essaie de transcender la destinehumaine, en cherchant limmortalit (cf. Sapphofr. 55). Mais la version dHlne9nest pas vraie,elle est seulement une mimsisdformatrice de la ralit, en restant ce quelle est en essence : unartificium (i.e. arte factum). Lopposition de la qualit du tissage opr par Zeus et de celuidHlne semble tre suggre galement par une pithte homrique dHlne : ,('-(Il.3.199 et 418, Od.4.219, Od.23.215) : Hlne reste en dernire analyse la fille, donc la copie de

    Zeus.Le vtement attire les regards par son clat et fait de la femme en tant quil est pour elle uneenveloppe, une doublure donc, parce quil reproduit fidlement les lignes de son corps une eiknbelle et digne dtre regarde. Il joue le rle dintermdiaire entre le corps et le regard dsirant. Le

    L'individu, la mort, l'amour,Paris, Gallimard, 1989). Voir les nombreux passages chez Homre o, Hlne elle-mme,sajoute limage des vtements : Il.3.141-142 (o le vtement est mouill par les larmes causes par himeros ; ainsidevient-il plus intimement li ltre qui le porte),Il.3.228,Il.3.418, Il 24.769, Od.4.3055Cf. M. C. PANTELIA(1993).6Bien quil soit fort probable, en connaissant la nature dHlne, que lon ait affaire une version personnelle, embellie,de celle-ci.7Il sagit bien sr de la posie homrique.8

    V. le statut que chaque produit de la mimsisaura chez Platon.9V.la comparaison entre Andromaque et Hlne, M. C. PANTELIA(1993), 495-496.

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    vtement de la femme est un prolongement essentiel de celle-ci et il intensifie son rotisme par saforce dinstrument dans lattrait du regard et du dsir. La femme apparat rarement nue (plus souventsur les vases en tant que hetaira) et cest sa doublure textile qui dfinit sa prsence, intermdiaire

    dans le contact visuel avec lautrui. Cest probablement une modalit de plus afin de garder intactlespace intime de la femme, ct du gynce10, espace essentiellement fminin et interdit auxhommes. En sinterposant entre le corps nu de la femme et le regard dautrui, le vtement constituele miroir11 (le miroitement) de ltre vrai, mais il ne peut pas chapper lambigut et laccusation de tromperie, en tant quil cache autre chose (une ralit). ce regard, le vtementmontre de nombreux lments communs avec le onoma(qui a le pouvoir de cacher la ralit) surlequel on reviendra plus loin. La modalit proprement fminine de se prsenter autrui diffre ducas de lhomme au corps nu12qui promet, quoiquil soit recouvert, le plaisir de la nudit (Platon,Charmide13). De mme, le miroir transforme la femme en une eikn, lobjective par projection, en laretournant elle-mme, et la change en un objet digne dadmiration et damour. Mais cetteprojection dans le miroir contribuent toutes sortes dauxiliaires qui embellissent la ralit donne en

    la rendant susceptible de tromperie.Par ses qualits, donc, le vtement entre souvent dans des contextes rotiques. Il peut tre, par

    exemple, un don de noces appropri pour la jeune femme de Tlmaque parce quil a le pouvoir derenforcer ses charmes la nuit de noces14; de mme quAphrodite renforce les charmes dHlnepour attirer Paris15: Od.15.123-129 *.!'/. Comme lepharmakon quil contient probablement,ce vtement peut tre lui aussi une causede dsastre, si on pense au don que Mde a fait la jeune pouse de Jason. Il peut entraner la mort,en rvlant la nature ambigu du vtement qui couvre, entre ses plis, la vie, lamour et la mort 16. Levtement nous conduit donc vers lart dupharmakon dont Hlne a reu la connaissance dEgypte17.Attendu que la nature depharmakonest ambigu18, lusage que lon en fait dpend des intentions decelui qui le dtient. De mme, on peut lutiliser en tant que filtre damour dans les relationsrotiques, dans la mesure o le pharmakon, tant un indcidable, a une nature similaire celle delros (glykypikron). Il peut en effet provoquer aussi bien laffliction que la joie de lme. Tout aulong de son histoire littraire, le nom dHlne19sera hant par cette nature ambigu que dtient pardfinition la beaut, cause des bonheurs, mais aussi des malheurs. Dans le contexte homrique, lepharmakonest un remde qui amne loubli des maux ou, plus gnralement et plus simplement,loubli tout court. On peut donc suspecter Hlne de loubli de soi-mme (et de ses parents) ou,

    10Dfini lui aussi par lactivit fminine du tissage, v. Lysis208 d-e.11Fr. FRONTISI-DUCROUXparle mme de la la vocation du vtement se faire miroir , p. 102 (cf. Od. 6. 75)12

    quelques exceptions prs, comme le cas de Paris embellie par Aphrodite dans Il. 3.392. Caractristique pourlhomme est pourtant sa prsence nue : le hros vaincu va rester nu au moment o on le dpouille de son armure sur lechamp de bataille. Cest dailleurs cela loutrage.13Charm.155.d.3-4 0('(''''1.14 Quenouille et navette, qui fabriquent le voile de la marie, sont productrices de charme et de sduction , Fr.FRONTISI-DUCROUXet J. P. VERNANT(1997), p. 101.15Il.3.442-448. V.la scne qui se passe sur le mont Ida, o Hra, laide dAphrodite, charme rotiquement Zeus. Elleporte un vtement confectionn par Athna.16 H. Dm, 176. Cf. aussi la lgende de la mort dHracls : le nom de son pouseannonce comme celui dHlne la perte des hommes (v. LSJ, s.v. ).17Do, peut-tre, la justification de la version qui dit quHlne na pas t Troie, mais la court de Prote, enEgypte. V. aussi Thophraste,Hist. plant.9.15.1.1-15. V. de plus le passage de lOdysse sur le pharmakonde Circ(10.391-396).18

    Od.4.219-232 ('(!(().19V.Eschyle,Agam.681-698 (cf. infra).

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    selon les interprtations tymologiques de la vrit ('-), de lignorance de la vrit20.Hlne, comme le dieu ros qui pique son doigt dans lune de ses flches et devient victime de sonpropre pouvoir rotique, semble avoir abus de son habilet pharmaceutique, en oubliant son foyer,son poux et ses enfants et en suivant finalement Pris (Il.3.173sqq., cf. Sappho,fr. 16 LP 10-11 :[]). On va voir plus bas que, chez Platon, Hlne sera le symbole du faux,de limage oppose la ralit en soi, de lillusion et de la tromperie qui sont tous les deux lersultat direct de lignorance (ou de loubli) de la vrit.

    Lintrigue de lIliade est constitue par le dsir que Pris ressent pour Hlne quand il se trouvait Lacdmone ' (Il. 3.443). Lros, entendu comme dsir irrsistible (( 2-,Il.3. 446), sempare de la pense ('3,Il.3.443) et devient une causemotrice des actions humaines. En tant que dsir pur et simple, lros aveugle le jugement droit,lapprciation correcte du mal et du droit, en amenant la ruine du bonheur, une. En vue deprononcer son premier discours sur ros, Socrate, enchant par le lieu et possd par les Nymphes

    (donc sous leffet de causes extrieures), couvre sa tte21

    pour symboliser laveuglement dontStsichore a t atteint. Cela en cho au pome qui prcde la palinodie, dans lequel le dsir deParis, cause de la ruine de tant dhommes22, tait dshonorant pour Hlne qui, par sa brillance (voirplus bas la notice sur ltymologie de son nom), peut rendre quelquun aveugle. Lros et le dsir,manifests de telle manire et avec de tels effets, ont des attributs communs avec le pharmakon : sion le distribue sans une prescription dicte par la raison et sil nest pas appropri lme qui sigedans le corps trait, celui-ci va lencontre du patient. Par ailleurs, leffet quivoque du pharmakonest rapproch par Homre des dcisions de Zeus, qui sont tantt favorables, tantt dfavorables pourlhomme (Od. 4.236237 '( ( 4/ 5( ' -6(dans le contexte dupharmakondont Hlne possde le savoir).

    Lros en tant que dsir est provoqu par limage sensible que projette au-dehors une entit autre

    que soi-mme. Plus prcisment, il nat de la jonction du trajet lumineux subjectif que le spectateurjette sur son objet et de limage (eidos, morph, skhma) qui se reflte de manire objective sur lapupille du spectateur23. Sappho, dans lefrag. 16 LP, fait entendre pour la premire fois que la beautest une projection subjective qui valorise son objet. Au milieu de la relativit qui gouverne lesprfrences affectives, Sappho semble instituer un critre nouveau en tant que subjectif24. Il semblesappliquer autant au champ moral quau champ esthtique : peut tre entenducomme beaut physique, mais aussi comme quelque chose de bon. Le dsir (ros) est capable devoir plus que lapparence fait deviner, dfinissant des valeurs et les instituant ontologiquement par leregard du sujet (cf. fr. 50 LP : ). Ce critre nouveau est offert par lros( , fr. 16 LP), la seule force qui affecte ltre humain dans lensemble de sesmanifestations, qui le trouble jusqu ses profondeurs, et pouvant tre caractris comme un

    20Thophraste,Hist. plant. 9.15.1.11 -(dupharmakon).21Phaedr.237.a.4: '3'22Cf. Thognis, II. 1231-1234 : correspondent la maniequi sempare de Socrate dans le Phdre,o lros estdfini comme une sorte de manie divine.Cette manieest vue par Thognis comme la cause principale de la perte deshommes.23Selon les deux thories de la projection et de lmission sur la formation de limage (cf. Thtte156.d.3).24Ou bien il semble tre nouveau dans la mesure il est formul en tant que tel (cf. Thognis, Eleg. 1.2552567(686/ (!'!(.-). Parailleurs, lhistoire de la guerre troyenne est le rsultat de cette prfrence personnelle, subjective, de Paris pour ce quil aestim digne dtre aim (Il.3.442448). V. le contraste -chez Sappho, qui oppose son critre subjectif celui de

    lopportunit et de lutilit soutenu par les autres.Cf.aussi fr.31 LP : et fr. 50 LP (pour loppositionsubjectif-objectif entre-!).

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    mlange de plaisir et de douleur25. Dans le fragment saphique cit, lros est la consquence directeet naturelle du regard (rempli de dsir) que le sujet porte vers son objet, ainsi que du rayonnement 26de la beaut de lobjet vers le sujet, beaut que lobjet dtient lextrieur (comme belle apparence :

    eidos, morph, skhma) et lintrieur (comme qualit morale) de soi-mme : 9 :;

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    usage du miroir, ce fait avait pour consquence la perte de sa masculinit et lappellation d effmin . On rencontre cette attraction du miroir, de la rflexion de sa propre personne, jusqula confusion avec celle-ci, dans les cas des mythes de Narcisse et de Dionysos (qui est dpossd de

    sa masculinit au moment o il regarde son visage dans le miroir, cf.Plotin, Ennades4.3.12). Leurcomportement porte des consquences nfastes, parce quil contrevient aux lois non crites selonlesquelles le statut sociopolitique et donc ontologique de lhomme est obtenu par lintermdiairedu regard objectivant que autruiporte vers lui (et cest peut-tre la fonction du bouclier-miroir duhros homrique, instrument objectivant sil en est, dans la mesure o il reflte en lui-mmelunivers masculin toutefois).

    Dans lart figuratif postrieur lpope homrique, la quenouille dHlne est parfois remplacepar le miroir33, instrument ambivalent par sa nature. Il reflte, sans possder ni retenir quoi que cesoit sur sa surface, cest--dire sans possder en soi-mme une ralit. Chez les tragiques, le miroirest lindice dune coquetterie superficielle34, signe distinctif de la nature fminine, trompeuse outratresse35. En principe, les attributs instrumentaux dHlne continuent dtre ceux quon rencontre

    chez Homre, son occupation principale tant lart du tissage. Chez Homre, cette occupationnappartient pas seulement aux femmes susceptibles de trahir lespace conjugal. Elle est uneoccupation commune toutes les femmes, sans tenir compte de leur moralit36. Il en est de mmechez Hsiode (o Pandore est dote des habilets techniques dAthna et de lart de la sductiondAphrodite) ou chez les tragiques37.

    Ce qui lie les deux instruments, quenouille et miroir, cest le fait de reflter la beaut. Cest unebeaut qui appelle et suscite le dsir. Les deux objets sont potentiellement rotiques, dans la mesureo ils reoivent en eux-mme la beaut et la refltent. Le produit de la quenouille, le vtement,transmet au-dehors limage du corps, dans la direction dun autre que soi-mme, pour que la beautsoit capte comme dans un miroir par les yeux du spectateur, qui, ensuite la projette, pleine de dsir(ros), sur lobjet. Le miroir reoit la beaut et le dsir sur sa surface plate et, ntant pas capable de

    les retenir, les jette de nouveau leur source, vers le mme sujet qui les a projetes en elle ; crantde fait un espace dlimit par les yeux-receptacles de la beaut et lil plus grand du miroir. Dans lecas de la projection en miroir, il sagit mme dune objectification de la beaut et de la rception parsa source sous cette forme objective : la beaut sort au-dehors de lespace cre par la relation entrele sujet et lobjet et chappe la valorisation du sujet ; quil soit possible encore une fois quici, lacharge affective de celui qui regarde son propre visage dnature lapprciation objective. Llmentcommun de ces deux objets est donc leur rotisme potentiel, mais aussi lillusion quils peuventprovoquer en mme temps.

    Ce thme mme de lillusion, de lopposition entre lapparence et la ralit38, le et le"#, constitue le sujet du drame dEuripide,Hlne. La beaut ( ) dHlne est lachose qui cause lros, mais aussi la fausse apparence, lillusion et, par voie de consquence, le

    32 Sur les reprsentations graphiques qui suggrent souvent une confusion entre le miroir et la quenouille, v. Fr.FRONTISI-DUCROUXet J. P. VERNANT(1997), p. 93.33Euripide, Troyennes1107-1109: .!/ .!../ ,(34Euripide, Troyennes1107-110935Euripide,Electre1069-1070 (de Clytemnestre).36Circ, Calypso, Od. 1.356, 5.60-62, 10.220-223, 254, mais aussi Pnlope quon oppose Hlne dans Odysse;23.218-224.Cf. aussi Chrysis,Il. 1.31.37Par exemple, Euripide, Oreste1431-1433.38Euripide,Hlne 35-36, 117-119, 121-122, 610 sqq.etc.39

    Euripide,Hlne 42-43, 487-488, 497-498, 588, Or.390,Iph. T. 504; v.F. SOLMSEN(1934), qui considre que cetteopposition est une innovation dEuripide.

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    malheur40. La force (destructive) dHlne rside dans lattraction quelle exerce sur les regards deshommes (Euripide,Troyennes 892 sqq. : $; cf. Eschyle, Agamemnon,690: ), en provoquant leur aveuglement, de mme que Pris a t aveugl par la beautdes desses au jour nfaste de leur dispute. Pour cette raison, elle va prfrer un$ %lchange de la beaut qui est montre comme un (256, 260-261). Dans le cas dHlne, labeaut mme montre une nature quivoque, car (((('.-/-!8'('>(Euripide,Hlne, 304-305). La beaut et lros quilui est associ, qui ont t accords Hlne par Cypris pour attirer Paris, prennent le visage duneforce irrsistible41 laquelle ltre humain en proie la volont divine doit obir. Par ailleurs, lethme de la lutte des hommes contre leurs passions va devenir un toposdans la rhtorique et dans laphilosophie platonicienne42: Isocrate, Hel. Enk. 18.3-4 8!42.34 8 3! 60.5 B 8CD! Platon, Protag., 352.d.8-e.18( 8 8, 353.c.2 0 8 Dans le drame Hlne

    dEuripide, Hlne, de mme que Prote qui lui offre lhospitalit, est toujours un tre menac parlinconsistance ontique et donc par lquivoque. Par exemple, dans son dialogue avec Teukros,lHlne relle est prise en tant quimage ($!), comme quelque chose qui ressemble quelquun dautre ( , 160), tandis qu Troie, bien que seule son imageft en cause,ona lutt pour elle en la croyant relle.

    Cette discussion est dune extrme importance, parce quelle pose le problme du statutgnosologique (et ontologique) de la doxa(doksinau v. 119 qui corrspond kenn doksin du v.36). Mnlas lui non plus ne reconnat pas sa femme instantanment ; il la trouve seulement pareille cette Hlne quil a conquise Troie et amene avec lui en la laissant dans la cave44. Il nest pashasardeux, je pense, de rapprocher Hlne de la cave (un eidlon ou une skia) des eidla de lacaverne de la Rpublique. Cest seulement dans la scne de la reconnaissance () que

    Mnlas a devant lui une Hlne vraie, de mme que le philosophe initi va avoir sous les yeux, lasortie de la caverne, les Ides en soi. Hlne, en tant quobjetperimakheton45 Troie, na t quuneimage, un nuage46ou un phantasme. Les yeux du corps peuvent donc tromper, ils ne sont plus destmoins dignes de confiance, parce que les dieux peuvent envoyer des visions errones ou parce queles yeux des mortels peuvent ne pas discerner les choses de nature divine (117-119, 121-122, 9$ 575). Ces yeux du corps, dit Platon, doivent tre ferms pour que les yeux delme soient ouverts : ces derniers sont le seul moyen davoir une vision immdiate et claire delIde et donc du vrai. Lillusion dHlne est la vengeance dHra qui a t vaincue dans leconcours de beaut : Hra donne le souffle vital un eidlon($! $, 34), elle cre une

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    To!! $, 261; cf. et 383-6 (la ressemblance entre le sort de Kallisto et celui dHlne : les deux femmes ontt victimes de leur propre beaut).41Euripide, Hlne 27-29: '((!#((.!/ 7E#$@-!/ F.42V. infra.43 O ros est montr comme dominant mme le monde des dieux. Le topos est dj connu partir de la scnehomrique de la sduction de Zeus par Hra.44563, 570, 575-577 (o lon dplore le manque de clart,). $/&!, 74-75. Limitation,affirme Platon, a un degr diminu de ralit, elle est seulement lombre ou le miroitement de lide en soi. Prote est luiaussi un crateur de mimsis. Cf. Od., 4. 279,o Hlne imite les voix des pouses des Argiens.45 Il en est de mme avec Brisis qui toutefois na pas eu part de la gloire dHlne, vraisemblablement cause dumanque de ces qualits dont Isocrate fait lloge : noble naissance, beaut et rputation. Brisis est dispute seulementen tant quobjet affectif ou rotique,tandis que Paris, dit Isocrate, na pas choisi Hlne cause des plaisirs (bien que cet

    lan nest pas condamn par Isocrate, 42), mais en vue dobtenir limmortalit.46704-705.

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    entit thre ('$, 34) en vue de tromper Paris, larbitre de la querelle divine. Cefait rappelle lopration que suggre Socrate dans le Cratylepour dmontrer que le nom et la ralitquil recouvre sont deux choses diffrentes. Un dieu pourrait crer une image semblable Cratyle

    (432.b.5-6 7#>) et ce moment-l on ne pourrait plus dire sans difficult qui est leCratyle rel et qui ne lest pas. Le nom-icne est quelque chose dirrel, un supplment qui veut sesubstituer la ralit, donc une ralit de second degr (mimsis). Ainsi en est-il dHlne, pourlaquelle tout le monde grec a lutt.

    Le malheur quHlne, comme eidlon, rpand autour delle (cf., 73) a lui aussi unenature rotique, en tant quil est, comme on lapprend dune scholie Oreste 249, le rsultat duchtiment quAphrodite impose Tyndare. Celui-ci a ignor les offrandes quil avait le devoir deconsacrer la desse. Le chtiment se rpercute sur les trois filles, chacune ayant part de(.... Ce nest donc pas seulement lros dHlne, rsultant de ses charmespersonnelles, mais aussi un ros entendu comme force cosmique ou force de la destine qui se

    trouve au commencement de lhistoire dHlne. Ainsi voit-on que toute lhistoire dHlne estplace sous le signe de lros, auquel elle ne peut pas chapper, bien quelle soit la fille de Zeus.Son nom mme prdestine Hlne47 tous les malheurs. La force du nomothte48 ( propos

    duquel Platon va sexprimer dans le dialogue Cratyle) trace Hlne une destine49quaucune autreforce ne peut dominer. La proccupation lgard du problme du langage, du rapport entre mot etralit, est une trace commune Euripide et au courant sophistique de son poque ; et cetteproccupation est vidente dans le drame qui porte le nom dHlne. Cest le problme dominant detout le cinquime sicle : cest--dire le problme de la relation entre nomoset physis,que Platonreprend comme thme de dbat dans le Cratyle. la mme poque, dans son trait sur ltre et lenon-tre, Gorgias discute le manque dadhrence du langage la ralit et affirme limpossibilit decelui-ci exprimer celle-l. Le logosest en essence une mimsisde la ralit, un eidlonde celle-ci,attendu quil la remplace seulement dans lunivers rationnel humain, en tant que supplment50. lintrieur de la personne dHlne, il y a donc une fissure de nature ontologique avec de gravesconsquences gnosologiques entre ce que dit ou annonce son nom et sa nature essentielle, sonousia. Bien que son nom contienne le malheur et la catastrophe, chez Euripide, Hlne reprsenteune figure noble, carte de la kak phm associe son nom. Encore une fois, le personnagedHlne a une manifestation ambigu, indcidable, comme celle dupharmakondont elle possde lascience. En outre, dans le passage du drameAgamemnon o Eschyle fait un jeu de mots sur le nomdHlne, on ne manque de mentionner les voiles dHlne qui sont dune fine texture. De mmeque les vtements en gnral, les voiles (' 8

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    significatif que cet auteur est le premier souligner le rapport entre eidlon(et ralit) et le thmede la reconnaissance () qui, comme on va le voir, dtient un rle majeur chez Platonquant la figure dHlne. Mais, comme laffirme aussi Charles Segal52, Euripide ne propose

    aucune autre ralit idale qui prenne le lieu deidlon quHlne matrialise. Chez Euripide, leproblme du rapport entre ralit et illusion est dune nature psychologique qui concerne la viehumaine dans son ensemble.

    Dans son introduction lloge dHlne, Isocrate annonce une Hlne qui na rien sereprocher53. Elle na pas besoin dune apologie ( 14), mais doit tre loue pour ces vertus grceauxquelles elle sest distingue parmi les autres femmes (naissance, beaut, rputation, 14). Sabeaut est ici aussi une force irrsistible quon compare celle dHracls quelle domine parailleurs : %('&8>'. ( 16) Labeaut dHlne est un don (ambigu) de son pre divin, une beaut voue attirer les regards etdevenir un objet dris:(

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    aspectspoikiladune seule entit. Ainsi, la suite de son aveuglement, ce nest quune image qui estchoisie par Paris.

    La guerre de Troie dbute par la querelle des desses au sujet de leur beaut et mne la division

    du monde divin, parce que tous les dieux participent la guerre des Grecs pour Hlne. Leur lutteest compare par Isocrate avec la gigantomakhia57du pass, quand les dieux ont lutt ensemble et, la diffrence du combat de Troie, lorsquils ont form des camps les uns contre les autres. MaisIsocrate a lintention de montrer par cette voie que lobjet de la lutte divine est trs prcieux et quetoute la peine des Grecs na pas t vaine, parce quelle a conduit la possession de la plusprcieuse ralit, savoir la beaut dHlne : ( - .! &>'NO( 54). La force de la beautdpasse donc aussi bien la volont des tres divins que celle des tres mortels, en raison de l actionde lrosen eux59. On a affaire un rapport des forces dans lequel lros, finalement, domine tout ettout le monde. Nous verrons plus loin comment, chez Platon, lros est soumis la raison et

    continue de ntre quun guide dans le cheminement vers lIde, et demeure une force qui trouve sonaccomplissement ds lors que lon arrive au seuil de la contemplation immdiate des ralits vraies,et non plus des simples spectres. Isocrate lui mme entrevoit60une ide que Platon dveloppe dansle Symposion : la beaut, par la avec ltre divin de ceux qui la possdent61, est uneoccasion dobtenir limmortalit ( ( K ( ( ' K ( ( '( 8, 60). Par rapport la doctrineplatonicienne de lros et de la vrit, lenkomion isocratique dHlne reste, de mme que sonobjet, une skia ou, comme le dit le dialogue Phdresur la rhtorique, une skiagraphia62.

    Dans lloge isocratique dHlne, il y a de plus une problmatique politique qui lie ce discoursavec le Panegyrikos. Hlne est le symbole de lunification de tous les Grecs en vue dune causecommune ; les dieux ont procd de la mme manire dans le cas de la gigantomachie, mais il

    semble quici, Isocrate fait tort la logique, parce que, dans le cas dHlne, il y a division dans lemonde des immortels. Elle est lidal politique de chaque tat qui veut se fonder sur la vertu et cestjustement lidal de lunit que Platon lui-mme va discuter. Ds le premier discours de Phdre dansle Symposion,on dcouvre les attributs politiques que lros est susceptible de possder. ros estlducateur des jeunes gens dans les affaires politiques (Pausanias), le seul qui peut nous conduirevers lacquisition de lunit perdue (Aristophane) 63. Mais il sagit toujours dune unit future quidoit surpasser le moment de la rupture. ros est donc le processus qui va de la rupture lacte detisser ensemble64la diffrence que comprend le nom dHlne.

    57 Isocrate, El. Enk., ( 53). Ce fait rappelle la gigantomakhiaperi ts ousias dont parle Platon dans le dialogueSophists.V. infra. Cf. Hsiode,fr. 204.95.58Des attributs que va prendre ros dans le Symposion.59 ( 8- '! 4 A . 4 (-'( 55).60Mais il nest pas capable de la thoriser, fait qui justifie la critique qui lui adresse Platon dans le Phdre.61Chez Isocrate lide est utilise comme justification du choix de Paris qui, en prfrant le don ambivalent dAphrodite(cf. le don que Pandore fait aux hommes), aspire limmortalit du nom et de son genos.62Isocrate est prsent par Platon, peut-tre ironiquement, comme ayant une prdisposition inne la philosophie, maisil ne russit finalement pas confirmer les esprances. A la lumire dun passage de Phdre (242.d.11-243.b.7), on peutfaire une parallle entre deux couples : Isocrate/ Homre et Stsichore/ Platon (Socrate), cf. Marian Demos(1997), p. 83.63Cf. P. W. LUDWIG (2002), Eros and Polis: Desire and Community in Greek Political Theory, Cambridge.64

    Cf. la mtaphore du tissage pour expliquer la structure de la polis dans le Politique de Platon. V. Fr. FRONTISI-DUCROUXet J. P. VERNANT(1997) et J. SCHEID & J. SVENBRO (1994).

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    II. Hlne chez Platon

    Au regard de ce premier priple la recherche de la nature dHlne, on entrevoit celle-ci commeun mlange de vrai et de faux, de bonheurs vertueux et de maux, fait qui commence confirmerlide selon laquelle on a bien affaire un indcidable. Comme nous allons le voir, on rencontrechez Platon une Hlne similaire, dote dune nature ambivalente, une Hlne qui estessentiellement un intermdiaire, sans statut ontique bien dfini. Elle sera parfois comprise commeun symbole de lIde en soi dont le philosophe essaie de se rapprocher, dautres fois comme unsymbole du vain objet rotique, comme une imagede la vertu, une illusion projete sur les murs dela caverne, lieu destin au mortel qui na pas le courage de dtacher ses yeux des ombres pour porterson regard vers leur source vritable.

    Platon ne mentionne Hlne que deux fois, mais chaque occurrence se manifeste dans unpassage-cl du corpus. On reproduit plus bas ces passages et par la suite, on essaiera de les

    interprter la lumire des donnes dcouvertes au fil de lhistoire littraire de cette figure fminine.

    Phdre 242.d.11-243.b.7

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    Il convient avant tout de remarquer dans le passage de Phdre le langage pharmaceutique etpurificateurdont on fait usage65. Le discours de Lysias et le premier discours socratique sur ros sesont montrs inadmissibles du point de vue dieu ros, en tant quils ne lui reconnaissaient la divinit

    et les bienfaits quil apporte aux mortels. Ce que sont ces biens apports aux mortels, on le sait fortbien grce au dialogue Symposion : ros est lui mme un philosophe (cest--dire un intermdiaireentre ignorance et connaissance authentique) et guide le philosophe mortel sur la voie qui lie lesdeux extrmes, ayant comme but, la suite dune initiation66, limmortalit, cest--dire lacontemplation des Ides, de la vrit. Il faut que la relation rotique soit fconde et quelle mette aumonde les rejetons vrais de la vertu, par opposition aux fruits des jardins dAdonis qui ressemblent une criture sur leau, un ensemencement vain : '%'('3 ( ( ' ( 8- 4

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    semble y dire plus dune chose, attendu quelle est mise en relation avec ros et ouvre le deuximelogos,qui prtend tre . ros est le guide dans le cheminement ascendant vers lIde et portele philosophe parmi les images de la vertu, le philosophe aspirant atteindre la vertu vraie69 auterme de la monte (o, par ailleurs, lros finit sa tche) : 84W8((!' = '! ' #> '4! '( '! ''46 ( '( ' 34 8. -!=44'>'4'4(Symp.212 a 3-7). Or, Hlne reste, endpit de son ambigut, le symbole de la beaut laquelle on aspire dans cette dialectiqueascendante. Mais elle nest pas pour autant lIde mme de la Beaut (parce quHlne est quelquechose de mlang, plusieurs facettes ; cf. Symp. 211.e.3-4: '( ( - (

    (-). Elle symbolise en fait les eidla sensibles vis--vis desquels le philosophe ale devoir de se dtacher graduellement. Hlne est, par le fait de sa beaut, comme laffirme Isocratemme70, laspiration limmortalit qui va tre atteinte par la naissance dans la beaut, cest--diredans lespace cr par le regard rciproque de lamant (ou laimant)et de laim.

    Hlne en tant que eidloncontinue dtre, chez Platon aussi, troitement lie la thmatique duregard : il sagit ici du regard quon porte vers la beaut, regard qui attire dune manire ascendantele spectateur pour le mener dans le voisinage de la ralit authentique et le dtacher du monde desimages sensibles. La beaut est par ailleurs la seule ide qui soffre aux yeux des mortels, la seuleide qui nous donne lassurance quil y a vraiment un monde des ides ; elle est aussi la seule idequi peut tre vcueau niveau sensible par lintermdiaire de lamour. Cest pourquoi le philosopheest un rasts par excellence71. La beaut relle dHlne, beaut pour laquelle les Grecs ontcombattu tant de temps, correspond aux degrs infrieurs de la dialectique ascendante que ledialogue Symposion dcrit par la bouche de Diotime. Peut-tre la palinodie de Stsichore vise-t-elle suggrer que limage sensible doit tre transcende pour passer ensuite une image intelligible(symbolise par Hlne), dont on a pourtant du mal montrer quelle est ou serait identique laralit vraie. Dans le deuxime discours dePhdre,le miroitement par lentremise de la beaut attireles deux participants la relation rotique vers lIde qui les dpasse en les comprenant. Lamantregarde laim et projette sur lui son propre ros, en recevant en change, par un effet de miroir, unanters72augment et filtr par lide de la beaut (qui est identique lide de bien)73. Cet antersreste pourtant un eidlon (de la beaut)74, parce que cest la seule faon possible de manifester labeaut aux yeux humains qui ne sont pas encore habitus lIde en soi (Phdre250.d.3sqq.). Siles choses sarrtaient ici, il ne sagirait que dune relation qui trouve son aboutissement dans uncontact rotique de nature charnelle, sans le transcender, cest--dire sans chercher sa sourceauthentique. Cette thmatique du regard et de la rfraction de celui-ci dans autrui voque un attributdHlne que lon a dj mentionn : le miroir. Dans le miroir ne se reflte pas lobjet dernier dudsir. Cest plutt le dsir subjectif du spectateur qui se projette, dans la mesure o ce spectateur necomprend pas que ce qui est vu par ses yeux nest quune rflexion, une image sensible. Ainsisagit-il, sur la surface du miroir, dun eidlon trompeur, faux, attendu quil renvoie un rfrent au

    69Phaed.69.b.3: '('!(70V. supra.71Cf. Luc BRISSON, Introduction , p. 73 dansLe Banquet(traduction indite, introduction et notes par Luc Brisson,Flammarion, 20043).72Cf.!,Lysis212.b.6.73Sur la thorie de lros de la deuxime partie du dialogue comme thorie de la supplmentarit, le discours tant luimme un supplment du discours de Lysias, v. Matthew GUMPERT (2001), p. 48sqq.74V.Phdre 255.d.8-9: ='..

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    degr moindre de ralit ontique.

    lappui du rapport qui existe entre la nature dHlne comme image, lros rsult de la vision

    dune chose belle et le flux lumineux qui fait la liaison entre sujet et objet vient ltymologiepropose par Otto Skutsch (1987) : cet auteur affirme, la suite dune tude comparative desmythologies indo-europennes, que le nom dHlne drive dune racine *sel-qui apparat dans lenom sanscrit svarati (il brille). Par ailleurs, la connexion entre le nom et la nature dHlne estsuggre par le nom de ses frres, Castor et Polydeukes, qui sont transforms en astres vous guider les navigateurs. Ici non plus Hlne nchappe pas lambigut : elle soppose ses frres,parce que les navigateurs considrent sa lumire comme quelque chose de nfaste, qui soit annoncele malheur, soit le provoque elle-mme (cf. Joannes Laurentius Lydus,De Ostentiis5.10-15).

    Mentionne de cette manire dans le Phdre et place dans un tel contexte, Hlne symbolisechez Platon la beaut-image, lombre () de la Beaut en soi75, son statut tant, par essence, celui

    dun simulacre qui cause la apatpar le manque de connaissance.Cest ainsi quil est possible defaire le lien avec le deuxime passage o la figure dHlne apparat chez Platon.

    Dans laRpublique,avant de faire mention dHlne, on discute le statut des plaisirs qui, commeon laffirme, ont un grade accru dauthenticit et de ralit si et seulement siils sont en contact avecltre. Autrement, le plaisir savre tre faux et sans crdit : *#(8'!(4 ' . K - 8% '-! ( ( I

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    extrieure des choses, ce qui est visible immdiatement. La mme chose est affirme indirectementpar Euripide dans le passage o Hlne se rencontre avec Teukros et o celui-ci expose une thorie qui identifie le sens de la vue avec la connaissance80.

    X*Y 0((KXJY /!'(I!'-8X*Y -(=.'XJY !(X*Y -('XJY '((#68F

    (Euripide,Hlne 117-122)

    Ce que les yeux de tant de Grecs combattants Troie ont vu na t que lombre projete sur lesmurs de la caverne o Hlne a t abandonne en vue de rencontrer la vritable Hlne.

    Hlne de Troie, pris comme eidlon, est dfinie par lespace de la caverne. Elle est uneprojection de lIde qui a son sige dans un autre endroit81. Mnlas laisse dans une cavernelHlne quil a rapporte avec lui de la guerre troyenne en vue de retrouver la vraie Hlne, sonpouse, dans un autre endroit que celui o il la cherch, dans le lieu des prophtes clairvoyants(Prote et sa fille, Thono82) ; ces prophtes intermdiaires entre le monde divin et le monde desmortels en raison de leur facult visuelle qui transperce lenveloppe sensible du monde dici-bas. Paropposition Hlne, Thono (Euripides, Hel.13-14 ?6(-(/ ' Platon, Kratylos 407.b.7-8 E ( - '? ') est le symbole de la contemplation de lIde,

    ds que lobscurit de la caverne peuple par des eidla a t dpasse grce la dialectiqueascendante. Le but de cette voie ouverte par lros soumis lIde de la Beaut est une vie dtachedes plaisirs illusoires et mixtes dcrits dans le passage de la Rpublique (8- -!#>'8'), une viepure et vraie (Phd.67.b.1), une vie qui a donc saisi la nature vritable dHlne. Le passage du seuilvers ltre vrai (auquel on a t conduit par lros-dsir du beau, et donc par Hlne qui lepersonnifie) na lieu quau moment de la reconnaissance, qui joue un rle crucial dans le dramedEuripide. Il sagit du moment o lme saperoit de son cheminement, reconnat les signes que laconduisent lIde ou, autrement dit, reconnat dans ces signes lIde elle-mme.

    La question quest-ce que la ralit est ? et son rapport au problme du langage constituent unthme dextrme importance chez Platon. Le deuxime discours sur ros prononc par Socrate et

    annonc par la citation de lexemple dHlne comme eidlon,cest--dire comme onomadissocide son fondement ontologique, prpare la discussion qui forme la deuxime partie du dialoguePhdreet qui soccupe du statut de la rhtorique. Cet art, par opposition la philosophie, cultivedans le jardin des lettres (les jardins dAdonis) des discours qui nont pas comme buts ultimes laralit et la vrit, mais qui ne sont vous qu ensorceler lauditoire. Un exemple dune tellerhtorique illusoire et du charme quelle a sur son auditoire est fourni par Platon dans le dialogueMnexne (goteuousin hmn tas psykhas,235a2, kloumenos,235b1, tois onomasi poikillontes,

    80Point de vue combattu dans le Thtteo lon pose la question dcisive :$W('(#&0(#Theait.165.b.3-4.81

    Resp.509.d.6-510.a: 3 8(.82V.sur Thono et Prote,Ch. SEGAL (1971), p. 590 sqq

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    235a2).Le transmission de ladmiration de soi-mme au public est trs courte, de mme que leffetgnral du discours funbre. Les mes de ceux qui prtent loreille aux orateurs ressemblent auxtonneaux percs des Danades (Gorg., 493.a). La semence jete sur cette terre infertile, inculte (sans

    melt), est comme une criture sur leau (Phaidros, 276.c.7) ou une skiagraphia83.crire sur leauet verser de leau dans les cibles perces ne sont quune image des mes incultes et adonnes au jeudes ombres. Les mes semblent tre comme les jardins adoniques : ceux-ci sont organissoccasionnellement et dune manire circonstancielle. De mme, ils ne rentrent en scne quavec lesdiscours festifs (panegyrikos, epitaphiosetc.) et ne visent que limpression momentane, tandis quele discours philosophique, lui, devient un bien pour toujours, ktma es aiei,dans la mesure o ilsagit dun exercice spirituel qui sidentifie avec une methodos vers la vie authentique qui suit lamort corporelle. Ainsi, comme Platon le prsente et le critique dans le Mnexne, le logosen tantque discours rhtorique na aucun fondement dans la ralit, il na pas comme but ultime larvlation de la vrit, mais seulement la beaut extrieure, ostensible et formelle du discours(Symp.198.b; pour la thorie socratique sur la rhtorique, v. Symp.198.d).

    Dans le Phdre, la figure dHlne annonce donc une distinction majeure : dune part, ladialectique orale et amoureuse (qui conduit vers la source de lamour et de la beaut sensible),dautre part, le discours crit, , qui a affaire auxeidlav seulement ((',275.d.5), des enfants ns par lentremise dun logos spermatikos.J(#A3.!I8= (Phdre276.a.8)

    Ce dernier type de logosest incapable de se dfendre et dappeler laide le pre qui la tiss (oupeint). Il nest quun eidlon sans fondement ontique. Il en est de mme avec Hlne, la fille deZeus (,( '- ou ,( chez Homre), qui ne peut appeler son pre pourlaider contre aucune kakgoria ( ( ' ' % ('-

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    Claudiu SFIRSCHI-LUDAT

    Universit Aristote de Thessaloniki, GrceUniversit Stendhal, Grenoble III, France