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Anne Frank, ij> : limi' Frank, une i î-'. FondationSua, ^l mk,< -J-I. ,-i;i.in. 1992

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L'HISTOIRE VRAIE

DU JOURNAL

D'ANNE FRANKpar Philippe Lejeune*

Vous avez lu le Journal d'Anne Frank. Mais vous ne connaissezpeut-être pas l'histoire extraordinaire du texte. On ne la connaît

vraiment que depuis 1986, quand a été publiée en Hollandel'édition critique des manuscrits (traduite en français en 1989,

Les Journaux d'Anne Frank, Calmann-Lévy). Cette édition est siriche, si complexe, que souvent elle n'a pas été bien comprise.

Je vais vous faire le récit de l'aventure1. Pour être clair, je seraiprécis, et vous serez patients. Je distinguerai les différents cahiers

et papiers, les périodes, les réécritures. Vous verrez peu à peuapparaître deux figures admirables d'écrivains : Anne elle-même,car c'est elle, enfermée dans l'annexe, qui a su transformer sonpropre journal en œuvre d'art ; et son père, Otto Frank, qui,à partir de papiers sauvés, a mené à son terme, avec respect

et intelligence, le travail interrompu par la mort.

* Philippe Lejeune, Université Paris-Nord (VUletaneuse), auteur de Le Pacte autobiographique,Seuil, 1975. Je est un autre, Seuil, 1980. Moi aussi, Seuil, 1986. « Cher cahier... », Gallimard 1990.La Mémoire et l'oblique : Georges Perec autobiographe, POL, 1991. Le Moi des demoiselles, Seuil,1993.(1) Ce récit est une version légèrement abrégée d 'une étude présentée en mai 1990 au colloque LeJournal personnel à Nante r re . Les Actes de ce colloque viennent d'être publiés pa r Publ id ix ,Université de Paris-X, Nanterre.

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Les faits

L e 12 juin 1942, Anne Frank a treizeans. Elle reçoit pour son anniversaire,

entre autres cadeaux, un « album de poésie »à couverture à carreaux rouges et blancs,sur lequel elle commence à tenir son journal.Le dimanche 5 juillet 1942, Margot, la sœuraînée d'Anne, est convoquée par les S.S.Otto Frank décide d'installer immédiate-ment sa famille dans la cachette qu'il a pré-parée dans l'Annexe des bureaux de sonentreprise. Anne emporte avec elle son jour-nal, bien sûr. Elle le tiendra jusqu'aumoment de l'arrestation, deux ans plus tard,le 4 août 1944, sur une série de cahiers, dontseuls trois ont été conservés :

- Le cahier 1 (l'album de poésie), tenu du 12juin 1942 au 13 novembre 1942 (avec quel-ques ajouts ultérieurs, sur des pages restéesblanches, et des commentaires faits lorsd'une relecture au début de 1944) ;- des cahiers perdus, dont nous ne connais-sons pas le nombre, sur lesquels elle écritentre le 13 novembre 1942 et le 22 décembre1943 ; l'existence de ces cahiers est nécessai-re à supposer pour expliquer le récit des« feuilles volantes » et elle est attestée parAnne elle-même qui écrit, au début ducahier dit « 2 », ceci : « Chère Kitty, une foisde plus, Papa a quand même réussi à medénicher un nouveau carnet (...) » (22décembre 1943, Journaux, p.466) ;- le cahier 2, tenu du 22 décembre 1943 au17 avril 1944 ;- le cahier 3, tenu du 18 avril 1944 au 1eraoût 1944.

Mais Anne a eu d'autres activités d'écriture,en marge, ou à partir du journal, inspirées parle désir de composer et de devenir écrivain.Autant que nous puissions le savoir, ce travaild'écrivain a commencé au mois de juillet 1943,et U a pris successivement deux formes (quicorrespondent à deux supports différents) :

- le livre de caisse : dans ce registre, enjuillet et août 1943, Anne commence à noterses compositions : il s'agit soit de contes (audébut assez moraux et simples, qui évolue-ront ensuite vers des fictions plus complexeset plus autobiographiques), soit d'espèces decroquis synthétiques de la vie à l'Annexe(premiers essais d'élaboration de ce quiconstitue la matière ordinaire du Journal).Après l'été 1943, le livre de caisse se « spé-cialise » et n'accueille plus que des contes etdes fictions. Elle l'utilise jusqu'en mai 1944.La dernière fiction qu'elle y consigne est« La vie de Cady », son récit le plus élaboré,qui restera inachevé. Le 11 mai 1944(Journaux, p.683), elle ébauche dans sonJournal la suite qu'elle envisage de lui don-ner. Mais ce même jour, elle évoque un autreprojet littéraire, dont elle avait eu la premiè-re intuition pendant l'été 1943 en écrivantses « scènes de vie à l'Annexe », et qui étaitresté en sommeil, ou en attente, jusqu'à cequ'une étincelle, le 28 mars 1944, mette lefeu aux poudres...

- les feuilles volantes : ... le 28 mars elleentend sur radio Orange (la radio hollandai-se qui émet depuis Londres) le ministreBolkestein lancer un appel aux témoignages.Le mieux est de la laisser raconter :« Chère Kitty, hier soir, 1e ministre Bolkesteyna dit sur radio Orange qu'à la fin de laguerre, on rassemblerait une collection dejournaux et de lettres portant sur cetteguerre. Evidemment, ils se sont tous préci-pités sur mon journal.Pense comme ce serait intéressant si jepubliais un roman sur l'Annexe ; rien qu'autitre, les gens iraient s'imaginer qu'il s'agitd'un roman policier. Non, mais sérieuse-ment, environ 10 ans après la guerre, celafera déjà sûrement un drôle d'effet aux gensqu'on leur raconte comment nous, juifs,nous avons vécu, nous nous sommes nourriset nous avons discuté ici (...) »

(29 mars 1944, Journaux, p.616)

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-Anne Frank (de g. à d. mai 1935, déc. 1935, 1939, 1940), in : Anne Frank, une vie,

Fondation Anne Frank, Castennan, 1992

Une semaine plus tard, stimulée par cetteidée, elle expose plus largement son projetde devenir journaliste et écrivain :« (...) Je dois travailler pour ne pas resteridiote, pour progresser, pour devenir jour-naliste, car voilà ce que je veux ! Je sais queje peux écrire, certaines de mes histoiressont bonnes, mes descriptions de l'Annexehumoristiques, beaucoup de choses dansmon journal sont parlantes, mais... si j'aivraiment du talent, cela reste à voir (...).Le meilleur et le plus sévère de mes juges,ici, c'est bien moi, c'est moi qui sais ce quiest bien ou mal écrit. Quand on n'écrit pas,on ne peut pas savoir à quel point c'estagréable (...). Et si je n'ai pas le talentd'écrire dans les journaux ou d'écrire deslivres, alors je pourrais toujours écrirepour moi-même. Mais je veux aller plus loin,je ne peux pas m'imaginer une vie commecelle de maman, de madame v.P. et detoutes ces femmes qui font leur travail puisqu'on oublie, je dois avoir une chose àlaquelle je peux me consacrer, en plus demon mari et de mes enfants ! »

(5 avril 1944, Journaux, pp.624-625)

Elle est effectivement le plus sévère (sinon lemeilleur) de ses juges, puisque maintenant,quand elle écrit son journal en suivant,comme elle l'a toujours fait, le fil de seshumeurs et de ses idées, elle se rend compteque ce n'est pas montrable tel quel, pas

publiable. Elle s'en excuse auprès de Kitty :« Je suis certaine, Kit, que je suis un peu tim-brée aujourd'hui et je ne sais pourtant paspourquoi. Tout est mélangé, sans fil direc-teur, et je doute parfois sérieusement que plustard quelqu'un s'intéresse à mon radotage.« les confidences d'un vilain petit canard » serale titre de toutes ces sottises : M. Bolkesteyn ouGerbrandy2 ne trouveront certainement pasgrand intérêt à mon journal. »

(14 avril 1944, Journaux, p.641)

Les jours passent... Anne doit travailler à sa« Vie de Cady », et on voit qu'elle place tousses espoirs dans ses « Contes » pour percer.Le 21 avril, elle évoque l'intention d'en fairepublier un (Journaux, p.653). Le 9 mai elletermine l'histoire d'EIlen, la fée, et la recopiesur du beau papier pour l'offrir à son pèrepour son anniversaire. Le 11 mai, elle refaitun nouveau bilan de ses projets littéraires :« Tu sais depuis longtemps que mon souhaitle plus cher est de devenir un jour journalisteet plus tard un écrivain célèbre. Réaliserai-jejamais ces idées (ou cette folie !) de grandeur,l'avenir nous le dira, mais jusqu'à présent jene manque pas de sujets. Après la guerre, jeveux en tout cas publier un livre intitulé« L'Annexe », reste à savoir si j'y arriverai,mais mon journal pourra servir. Il fautaussi terminer la vie de Cady, je me suisfiguré la suite de l'histoire de la sorte (...)»

(11 mai 1944, Journaux, p.683)

(2) P.M. Gerbrandy : Premier ministre du gouvernement néerlandais (en exil à Londres).

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Le 11 mai, donc, le projet d'un livre auto-biographique tiré du journal, et l'histoire deCady semblent à égalité : Cady paraît mêmeavoir une sorte de priorité, puisqu'Anneesquisse le canevas de la suite, tandis que lelivre tiré du journal n'est encore qu'un pro-jet hypothétique, pour après la guerre, sielle y arrive... Le 20 mai, tout à basculé :« Chère Kitty, au bout de longues tergiversa-tions, j'ai enfin commencé mon « Annexe »,dans ma tête j'ai déjà terminé, mais en réa-lité les choses iront beaucoup moins vite, sitant est que je termine jamais. »

(20 mai 1944, Journaux, p.689)

II y a donc eu deux mois d'incubation duprojet (du 28 mars au 20 mai). Et ensuitedeux mois et demi de travail intensif, quisera interrompu par l'arrestation. Annesemble avoir abandonné les contes et s'êtreconsacrée totalement à l'Annexe. Sur ce tra-vail, le journal ne donne aucune information(il est d'ailleurs lui-même ralenti par cetteactivité concurrente). Quel est le statut géné-rique de cette réécriture ? Ambigu, incertain.Si l'on se reporte aux déclarations anté-rieures au 20 mai, on voit qu'Anne envisaged'abord « un roman sur l'Annexe » (29mars) tout en soulignant sa valeur de témoi-gnage (« comment nous, juifs, avons vécu »,29 mars aussi). Ses déclarations ultérieures(7 et 14 avril) insistent surtout sur la nécessi-té de bien écrire et de composer. Le 11 mai,ce n'est plus un roman, mais simplement« un livre sur l'Annexe ». Dans la pratique,on verra qu'elle a décidé de rester au plusprès de ses cahiers. Elle conserve la formejournal, en adoptant simplement depuis ledébut l'adresse « à Kitty » qui n'avait étéemployée que progressivement dans le jour-nal réel, et en effectuant différents élagages,remodelages et réécritures partiels. Côté fic-tion, elle prépare juste une liste de nomsinventés qu'elle a l'intention de substitueraux noms réels pour la publication (Jour-

naux, p.77), mais elle n'aura pas le temps des'en servir, et la réécriture conserve les nomsréels. Il faut l'imaginer à sa table : à côtéd'elle, les cahiers originaux, dont elle met enforme « publiable » le contenu sur desfeuilles de papier pelure de couleur saumon,rosé, ivoire et bleu. Ces feuilles sont pliéesen deux dans le sens de la largeur, les édi-teurs les désignent sous le nom de « feuillesvolantes », par opposition aux cahiers. Letravail va vite, les feuilles s'accumulent,encore quelques semaines et la réécriturerejoindra le présent. Commencée quinzejours avant le débarquement, peut-êtrel'Annexe sera-t-elle finie au moment de laLibération.

Le 4 août 1944, quand les Allemands pénè-trent dans l'annexe, Anne a déjà écrit 324pages, la dernière entrée rédigée est en datedu 29 mars 1944. La rédaction des feuillesvolantes est interrompue (elles seront,semble-t-il, toutes conservées). Mais, dans ledésordre qui suit l'arrestation, une partie descahiers originaux disparaît. Au moment del'arrestation, l'Allemand Silberbauer raflel'argent et les bijoux des Frank. Voici le récitdu père : « II s'empara ensuite d'un porte-documents qui se trouvait dans la pièce et oùma fille Anne gardait ses papiers, notammentles écrits de son journal. Il secoua le sac et envida le contenu par terre puis y fourra nosbijoux et notre argent » (Journaux, pp.34-35).Le soir même, Miep Gies put accéder àl'Annexe : le sol était jonché de papiers et delivres après la fouille générale de tous les pla-cards faite par les Allemands. Elle récupératout ce qu'elle put trouver des écrits d'Anne :cahiers (mais pas tous), livre de caisse,feuilles volantes. D'autres feuilles furentrécupérées quelques semaines plus tardquand les Allemands firent vider tout lecontenu de l'Annexe (Journaux, pp.78-79).Miep Gies rassembla tous les écrits d'Anneavec l'intention de les lui rendre, quand ellereviendrait, si elle revenait.

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Anne n'est pas revenue. Elle est morte, pro-bablement en mars 1945, à Bergen-Belsen.Tous les habitants de l'Annexe sont morts, àl'exception d'Otto Frank, qui était encorevivant quand l'armée russe libéra Auschwitzle 27 janvier 1945. Il fut rapatrié en Hol-lande, via Odessa. Il arriva à Amsterdam le3 juin 1945. C'est seulement fin juillet oudébut août 1945 qu'on sut avec certitudequ'Anne était morte. Miep Gies remit alorstous ses papiers à son père.

L'histoire du livreIci commence l'étonnante histoire du livre.Je renvoie à la savante introduction de l'édi-tion des Journaux ceux qui voudront lasuivre dans tous ses détails. L'édition hollan-daise paraît en 1947, sous le titre L'Annexe.Journal par lettres, 12 juin 1942 - 1er août1944. Un texte liminaire informe le lecteurque « sauf quelques passages ne présentantaucun intérêt pour le public, le texte originalest publié intégralement. » Le livre est tra-duit en français en 1950 (Journal d'AnneFrank, Calmann-Lévy), en allemand en1950, en anglais en 1952, puis dans d'innom-brables autres langues et pays. Quinze ouseize millions d'exemplaires vendus, de nom-breuses adaptations. Mais aussi, à partir dela fin des années 1950, ça et là, des doutes,des rumeurs, puis des accusations, suivies deprocès : le journal est-il authentique ? Côtéfrançais, la thèse « révisionniste » sera sou-tenue par Faurisson. Otto Frank est mort en1980. Il a légué par testament tous lesmanuscrits d'Anne à l'Institut National néer-landais pour la documentation de guerre.Celui-ci a publié en 1986 l'édition critiqueintégrale de tous les manuscrits du Journal,précédée d'une monumentale introductionde plus de 200 pages à la fois historique etphilologique qui établit sans l'ombre d'undoute l'authenticité de tous les manuscrits,mais qui permet aussi de comprendre pour-

quoi l'édition de 1947 a pu prêter le flanc ausoupçon. Mais j'ajouterais immédiatementqu'elle montre aussi qu'Otto Frank a sufaire, littérairement et humainement, un tra-vail admirable en menant à son terme laréécriture et le montage qu'Anne avaitentrepris, dans l'esprit même où elle l'avaitentrepris. Son seul tort, si tort il y a, est den'avoir pas clairement expliqué aux pre-miers lecteurs, en 1947, la situation. Mais lepouvait-il, sans briser l'effet du livre ?L'édition hollandaise des Journaux (1986) aété traduite en français en 1989. Elle auraitdû dissiper tous les malentendus, toutes leserreurs. On peut constater, en lisant la pres-se française, qu'il n'en est rien. La richessemême du dossier génétique qui nous est pré-senté le rend difficile à lire. Sur une mêmepage, de haut en bas, pour chaque entrée dujournal, paragraphe par paragraphe, sontdisposés : A. le texte du journal original(quand on le possède) ; B. La réécriture parAnne Frank (quand on la possède) ; C. letexte publié. Ce dispositif astucieux, qui arendu possible le travail que je vais présen-ter, est en même temps très contraignant. Dest ardu de lire cinq cents pages d'un texteen trois versions différentes à géométrievariable. L'introduction, très complète sur leplan historique et philologique, est fort rapi-de sur le plan de la génétique textuelle. Elleouvre la possibilité d'un travail dans lequelelle ne s'engage pas. Réduit à ses seulesforces, un lecteur pressé se contentera derepérer dans le journal original des éléments(sexuels ou familiaux) qu'il ne retrouve pasdans le texte publié, et conclura qu'OttoFrank a censuré le journal de sa fille. C'estce que font la plupart des journalistes,accréditant ainsi de nouvelles erreurs,d'autant plus difficiles à extirper qu'ellesont l'air d'être fondées sur une étude cri-tique. Exemple : Hélène Willerval dans LeQuotidien de Paris (4 octobre 1989), titrescientifiquement : « Une occasion de compa-

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rer l'édition intégrale à celle « expurgée »par son père. » Dans l'article lui-même, onapprend que la réécriture faite par Anneserait d'ordre purement stylistique, et OttoFrank est crédité de toutes les suppressions.On verra ci-dessous à quel point cette pré-sentation est absurde.Il faut que le lecteur fasse un effort pourcomprendre la situation où se trouvait OttoFrank (émotion et travail de deuil mis àpart) quand il a pris connaissance des jour-naux de sa fille. Il a devant lui deux versionsdu journal : elles sont hétérogènes (stylisti-quement, et dans une certaine mesure, thé-matiquement : Anne a élagué le journal ori-ginal dans sa réécriture), elles sont toutes lesdeux incomplètes (manque, au milieu, uneannée du journal original ; à la fin, toute laréécriture laissée en suspens au moment del'arrestation) ; elles sont enfin, d'une certai-ne manière, toutes les deux insatisfaisantes :Otto Frank pense visiblement, comme Anne,que le journal original est à la fois trop libreet trop prolixe ; mais sur certains points, ilpense aussi qu'Anne est allée trop loin dansles élagages de sa réécriture. De toute façon,il doit intervenir : il n'a devant lui aucuntexte complet publiable. Il est donc obligatoi-re qu'il fasse un montage. Son choix estclair : il a décidé de mener à son terme letravail tout à fait remarquable qu'Anneavait fait sur son journal. Il prend pourarmature de ce montage la réécritured'Anne, et y apporte les corrections et lesprolongements que la situation rend néces-saires. Je dis bien « montage » : les très nom-breuses réécritures stylistiques de détail quiont été ensuite apportées au texte ne sont pasde son fait, mais sont dues aux éditeurs hol-landais et aux traducteurs. Le nombre depersonnes qui se sont cru le droit (c'est-à-dire, dans leur esprit, le devoir) d'améliorerle style d'Anne Frank est ahurissant. OttoFrank avait fait un montage, mais n'avaitrien corrigé : il a dû accepter ces corrections

pour rendre possible la publication du livre.

La situation dans laquelle Otto Frank setrouvait pour composer un texte publiable(le texte C) n'était pas simple. Il avait devantlui le journal original (texte A) et la réécritu-re des feuilles volantes (texte B). Mais laperte de la moitié du journal, et le caractèreinachevé des feuilles composaient une sortede corpus à « géométrie variable », où l'onpeut distinguer quatre périodes :

- première période (12 juin-13 novembre1942) : on a à la fois A et B.- seconde période (13 novembre 1942-22 décembre 1943) : seulement B.- troisième période (22 décembre 1943-29 mars 1944) : à la fois A et B.- quatrième période (29 mars 1944-4 août 1944) : seulement A.Pour chacune de ces périodes, je vais analy-ser, dans la mesure où les documents le per-mettent, d'abord la réécriture d'Anne (passa-ge de A à B), puis la réécriture par montaged'Otto Frank (passage de A + B à C).

Les réécritures

Période n°l :12 juin 1942-13 novembre 1942

Travail d'Anne Frank (A -> B)

L'écart entre A et B est énorme.Le journal original est beaucoup plus longque la réécriture. Il est orné d'une sériehumoristique de photos d'identités, et dedocuments commentés par Anne. La premiè-re entrée est adressée au cahier lui-même (12juin). Ensuite, jusqu'au 21 septembre, il n'ya plus d'adresse explicite, Anne écrit directe-ment. A partir du 21 septembre, les entréesprennent la forme de lettres adressées alter-nativement à 8 personnages de la série deromans pour jeunes filles Joop ter Heul.Elle leur écrit à tour de rôle, leur demande

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de leurs nouvelles. L'un des 8 personnagesest Kitty. A la fin du cahier, le 13 novembre,ce système d'adresse est toujours en vigueur.- Les entrées antérieures à l'installation àl'Annexe (5 juillet) ne font absolument aucu-ne mention de la situation (pourtant déjàcritique) des Juifs. Au moment de l'installa-tion à l'Annexe, Anne ne décrit dans sonjournal que l'Annexe elle-même (qu'elledécouvre) et non les bureaux (qu'elle connaîtdéjà). Le journal, surtout au début, paraîtbeaucoup plus enfantin que le texte de B. Enrevanche il est très direct en ce qui concernela sexualité (3, 4, 10 et 20 octobre). - Ce quiapparaît surtout très clairement, c'est que lejournal n'a pris son vrai départ, n'est deve-nu une pratique systématique que plus dedeux mois après l'installation à l'Annexe :c'est la semaine du 21 au 28 septembre qui aété décisive.

Deux ans plus tard, Anne Frank réécrit lejournal de ses treize ans avec la maturité deses quinze ans, et avec l'art d'un romancierqui sait faire une « exposition ». Elle faitpreuve d'un savoir faire « adulte » assezétonnant, qui est une des raisons de la suspi-cion qui a entouré le livre. Dès le départ, lejournal est adressé uniquement à Kitty. Lapremière entrée est une sorte de préface-programme et de présentation de soi au lec-teur (elle supprime le récit initial de son anni-versaire, et des cadeaux reçus). Fortementremodelé, le récit de sa vie au mois de juin,avant l'installation à l'Annexe, fait mentionde la situation des Juifs (préparation histo-rique) et comporte un épisode où le pèreannonce à l'avance l'existence de la cachette(préparation dramatique). Le texte est doncmaintenant conçu en fonction d'un lecteur.Au moment de l'installation à l'Annexe,Anne prend bien soin de décrire l'ensembledu bâtiment, et pas seulement l'Annexe.C'est ce même souci du lecteur qui l'amène àsupprimer les brefs passages touchant lasexualité. Cette « censure » n'a pas été exer-

cée par le père, mais par Anne elle-même,nullement par pudibonderie (son journal esttrès direct) mais pour que son texte ait chan-ce d'être publié : elle connaît les usages. Elleavait raison : le peu d'audace qui restaitdans le manuscrit soumis par le père auxéditeurs a suscité des réserves...L'information est donc remodelée (en plus ouen moins) mais reste tout de même globale-ment fidèle aux sujets abordés et aux dis-cours tenus dans le journal original. La pré-sentation, elle, s'éloigne sensiblement del'original. La réécriture est très importante :condensation, redistribution (les entrées nesont plus aux mêmes dates). L'éparpille-ment, le côté enfantin de l'écriture ont étéestompés. J'analyserai à propos de la troisiè-me période les opérations auxquelles AnneFrank se sent obligée d'avoir recours pourtransformer en livre le cours diffus et répéti-tif du journal. A cela s'ajoute qu'ici elle sesent obligée de réécrire dans son style mieuxmaîtrisé de 1944 la prose encore très enfanti-ne et prùnesautière de 1942.

Travail d'Otto Frank (A + B -> C)

Le père suit pratiquement toujours la ver-sion B. Mais il voit qu'Anne, au début, estallée trop loin, en ouvrant le texte par unesolennelle préface-programme. Il essaied'assouplir, de redonner du naturel. Il réin-troduit (mais en l'abrégeant) le récit initialde l'anniversaire, et restitue les conversa-tions avec Hello. Pour le récit de l'installa-tion à l'Annexe, il suit quasiment à la lettrele texte de B. Après l'installation, il procèdeà de légers élagages dans B, rajoute quelqueséléments de A, mais ces opérations ne chan-gent rien à l'équilibre d'ensemble, qui restecelui de la version B.

Il a dû, d'autre part, pour l'ensemble dulivre, choisir un système de noms propres.C'est un compromis entre ce qu'Anne pra-tique dans la version B (tout le monde a sonvrai nom) et ce qu'elle envisageait pour la

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Otto Frank en 1967, in : Anne Frank, une vie,Fondation Anne Frank, Castennan, 1992

publication (tous les noms auraient été chan-gés et tous les prénoms sauf le sien et celui deM.v. Pels ; pour « Frank » elle avait d'abordpensé mettre « Aulis », puis « Robin »). OttoFrank décide de conserver leur vrai nom àtous les membres de la famille Frank, impo-sant donc une lecture autobiographique dutexte ; il se sert des noms inventés par Annepour tous les autres personnages, à l'excep-tion du jeune Peter (qu'Anne avait envisagéde métamorphoser en « Alfred ») et de MiepGies. Ces changements de noms, inspirés parun souci de discrétion, ne sont pas signalésau lecteur; Celui-ci est donc persuadé (àjuste titre, d'ailleurs) d'avoir sous les yeuxnon une fiction, mais le journal d'AnneFrank même.

Période n°2 :13 novembre 1942-22 décembre 1943

Travail d'Anne Frank (A -> B)

Nous n'avons, en principe, aucun moyen del'évaluer, puisque les cahiers originaux (A)ont été perdus.Il est néanmoins possible de faire une séried'hypothèses et de remarques.

Le destinataire : à un moment donné aucours de cette période, Anne a dû passer dusystème des destinataires multiples (encoreen vigueur le 13 novembre 1942) au système« Kitty » (déjà en vigueur le 22 décembre1943) ; mais nous ne savons ni quand, nicomment.Les suppressions : dans le journal originalAnne devait fatalement aborder des sujetsqu'elle a supprimés dans les feuillesvolantes. Nous en avons deux indices indubi-tables. A Noël 1943 (24 décembre), elle faitallusion aux confidences que son père lui afaites à Noël 1942 sur ses amours de jeunesse :aucune mention n'en est faite dans lesfeuilles volantes à l'époque de Noël 1942. Onremarque d'ailleurs qu'Anne elle-même,quand elle a réécrit ces passages de Noël1943, a supprimé (conduite très cohérente)le rappel qu'elle faisait de la confidence de1942 : et c'est Otto Frank qui a rétabli lepassage dans la version C (il n'a pas lesmêmes critères de sélection qu'Anne, et il luiarrive un certain nombre de fois, on le verrapour la troisième période, de rétablir deschoses supprimées par Anne). Autre sup-pression indubitable, ce qui touche à lasexualité. Dans le cahier 1, on la voit attendreavec impatience l'arrivée de ses premièresrègles (20 octobre 1942, p.326) ; dans lecahier 2, elle commémore l'événement, quis'est déjà produit trois fois (6 janvier 1944,p.481) : il serait invraisemblable qu'ellen'ait pas, dans les cahiers intermédiaires,raconté l'événement lui-même.Le remodelage : la périodicité des entréesdans les feuilles volantes (B) est très irrégu-lière, et même un peu étrange : on n'a pas dutout le sentiment de continuité qu'on éprou-ve devant les cahiers 1 et 2, au point que jeme suis demandé si on possédait vraimenttoutes les feuilles volantes (pourquoi desfeuilles ne se seraient-elles pas perdues dansle grand désordre de l'arrestation ?). Maisles éditeurs hollandais des Journaux, à qui

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j 'ai fait part de mes doutes, m'ont assuréqu'il y avait tout lieu de penser que la sériede feuilles volantes était complète. Elledonne donc l'image d'une activité disconti-nue : en l'espace d'un an, à neuf reprisesAnne aurait laissé passer quinze jours sansouvrir son journal, ce qui paraît peu vrai-semblable, même si l'on tient compte du faitqu'à partir de juillet elle écrit par ailleursdans le « Livre de caisse ». Cette distorsionest un des effets de ce remodelage que je vaisdécrire à propos de la troisième période.Même si la série des feuilles volantes est« complète », il faut se souvenir que le tra-vail d'Anne a été interrompu, et figé dans unétat qui était peut-être, dans son esprit, pro-visoire.

La réécriture : on peut supposer que l'écartstylistique entre A et B devait être beaucoupplus fort au début de cette période qu'à lafin (si l'on s'appuie sur la comparaison dutraitement effectué sur la fin du cahier 1 etsur le début du cahier 2).

Travail d'Otto Frank (B -> C)

Sa marge de manœuvre était très limitée. Il apu compléter B en rajoutant le seul fragmentde A concernant cette période (une entrée du2 mai 1943, qu'Anne avait consignée sur lecahier 1), et deux morceaux de bravoure dulivre de caisse qu'il répartit en quatreentrées (13 juillet, 18, 20 et 23 août 1943).En sens inverse il procède à quelques éla-gages. Il supprime un conte du livre de cais-se, qu'Anne avait incorporé à l'une desentrées. Il abrège des développements unpeu longs, et élimine de brefs passages surdes sujets divers. Ces retouches minimessont dictées le plus souvent par le souci de lacomposition, et parfois par le respecthumain : Otto Frank réduit le nombre desattaques visant le dentiste Pfeffer (une descibles favorites d'Anne) et il supprime carré-ment toutes les plaisanteries d'Anne sur lamanière dont lui-même, sa femme et les

parents v. Pels parlent le hollandais (accent,fautes de vocabulaire, etc.). Mais, l'un dansl'autre, le texte C est extrêmement prochedu texte B.

Période n°3 :22 décembre 1943-29 mars 1944

Travail d'Anne Frank (A-> B)

Ici nous pouvons de nouveau comparer.Mais pour Anne elle-même, la situation esttrès différente de ce qu'elle était dans lapériode n°l. La rédactrice (juin-juillet 1944)est maintenant très proche dans le temps dela narratrice du journal (décembre 1943-mars 1944) un écart de six mois au début quin'est plus à la fin qu'un écart de quatremois. Ce rapprochement a eu deux consé-quences opposées.D'un côté, la narratrice du journal a acquisde la maturité sur le plan psychologique(comme en témoigne l'entrée « autobiogra-phique » du 7 mars 1944), et de l'expériencesur le plan de l'écriture, grâce au journallui-même, et à ses compositions sur le « Livrede caisse ». La rédactrice se sent donc beau-coup plus proche d'elle. Par ailleurs le lecteurn'a plus besoin qu'on lui donne une informa-tion supplémentaire pour comprendre lerécit : on n'est plus dans la phase d'exposi-tion. Pour toutes ces raisons, Anne peutsuivre de beaucoup plus près le journal réel.Aussi les entrées sont-elles maintenant prati-quement toujours aux mêmes dates que dansle journal original. Le travail de réécrituresemble obéir à des principes de compositionqui le rapprochent de l'économie du romanépistolaire : calibrage, centrage, élagage.Calibrage : Anne a tendance à régulariser ladimension des entrées, en supprimant lesentrées trop courtes (une lettre doit avoirune certaine substance, elle doit développerun récit ou une réflexion) et en morcelant lesentrées trop longues (elle les répartit en plu-sieurs lettres).

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Le Journal d'Anne Frank, in : Anne Frank, une vie, Fondation Anne Frank, Casterman, 1992

Centrage : une lettre doit avoir un sujetprincipal. Anne, quand elle se trouve devantune entrée à sujets multiples, cherche àconserver ou développer l'un d'eux, et àsupprimer ou abréger les autres.Elagage : il faut éviter, d'une lettre à l'au-tre, de trop grandes répétitions ; naturellesdans un journal, elles sont difficiles à sup-porter dans un livre ; c'est ce souci quiexplique la disparition de lettres entières, ouqui guide le « centrage » des lettres abrégées.Mais d'un autre côté la narratrice du jour-nal, pendant ces mois d'hiver 1944, s'engagedans une première expérience de l'amourdont la rédactrice, quelques mois plus tard,est en train de se dégager. Tout a commencéle 6 janvier 1944, à la suite d'un rêve frap-pant qui l'amène à s'intéresser à Peter et àfaire peu à peu sa conquête. Le premier bai-ser sera reçu le 16 avril ; et rendu le 28avril. A la suite d'une grande et difficileexplication avec son père, le 7 mai, elle déci-de de reprendre quelque distance par rap-port à Peter. Dans le journal original, avantle 7 mai, on suit pas à pas le récit de cetamour ; après le 7 mai, tout s'estompe, on

n'aura plus que de loin en loin des aperçussynthétiques sur les étapes de ce détache-ment (19 mai, 14 juin, 15 juillet). C'estd'ailleurs après cette crise du 7 mai qu'Anneva prendre la décision de se consacrer à laréécriture de son journal. Quand, en juin oujuillet, elle en arrive à la réécriture de lapériode initiale de cet amour (janvier-mars),il est évident qu'elle n'envisage pas de leraconter, mais qu'elle hésite aussi à le sup-primer totalement (comment serait-ce pos-sible ?). Elle élimine de très nombreuseslettres pour les mois de février et de mars. Ilreste l'image d'une familiarité accrue avecPeter, non d'un amour. Peut-être hésitait-elle, n'avait-elle pas encore tout à fait choi-si : il ne faut pas oublier qu'elle a été brus-quement interrompue.

La « censure » d'Anne porte sur deux autrespoints : presque tout ce qui touche à lasexualité (son propre développement sexuel,ses conversations sur la sexualité, en parti-culier avec Peter), et certaines des chosesqu'elle écrit contre sa mère. Sur ces deuxpoints, comme pour l'aventure amoureuseavec Peter, il faut tenir compte du fait que ce

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texte devait être publié sous son nom, immé-diatement après la guerre. Dans cette pers-pective, ce qui étonne, ce n'est pas ce qu'ellea enlevé, mais ce qu'elle a laissé, et quiparaît encore bien audacieux...Le résultat de tout ce travail est une sévèreréduction, en quantité, spécialement sensibleau mois de mars 1944 (peut-être à cause del'inachèvement ?).

Travail d'Otto Frank (A + B -> C)

Otto Frank retrouve ici les possibilités qu'ilavait pendant la période n°l : réenrichir B àl'aide d'éléments de A éliminés par Anne.Pendant la période n°l, il s'en était servihabilement, mais avec discrétion.Maintenant il va user très largement de cetteressource, parce que le changement de situa-tion entre 1944 et 1945-46 l'amène à faired'autres choix qu'Anne. Celle-ci avait desraisons personnelles de voiler, dans ce récitqu'elle entendait publier elle-même, sonaventure amoureuse avec Peter. MaintenantAnne et Peter sont morts tous les deux. OttoFrank décide de réintégrer dans le récit pra-tiquement toutes les lettres éliminées parAnne et qui portaient sur l'origine et les pre-miers développements de cet amour. Enrevanche il respecte pour l'essentiel (maispas entièrement) la censure qu'Anne avaitappliquée aux passages portant sur la sexua-lité, et celle qu'elle avait appliquée à unelettre spécialement désagréable pour sesparents (8 février 1944), - si désagréable,semble-t-il, que même aujourd'hui, desannées après la mort d'Otto Frank (1980), lafamille Frank continue à s'opposer à sapublication (les 47 lignes incriminées sontdonc, à l'heure actuelle, toujours inédites).Par ailleurs Otto Frank élague de brefs pas-sages hostiles au dentiste Pfeffer, ou aucontraire réintègre des lettres portant sur ledétail de la vie quotidienne éliminées parAnne. Au terme de ce travail, le texte Capparaît comme très différent du texte B,

Otto Frank ayant récupéré toute la richessepsychologique et l'émotion liées à ce récitd'amour, cet amour même pour lequel ilavait conseillé à Anne plus de prudence. Auterme de cette brève analyse, on comprendramieux l'absurdité qu'il y a à dire qu'OttoFrank a censuré le journal de sa fille : c'est àpeu près le contraire de la vérité. C'est Anneelle-même qui, pour différentes raisons, apratiqué ces censures. Il a levé toutes cellesqu'il lui paraissait possible de lever enessayant de perdre le moins possible de larichesse du journal original.

Période n°4 : 31 mars 1944-4 août 1944

Travail d'Anne Frank (A)

La réécriture du journal s'arrête (sans douteest-ce un hasard) à l'entrée du 29 mars 1944où Anne mentionne l'appel de radio Orange.Le journal lui-même se poursuit à un rythmenormal en avril et en mai, mais décline pro-gressivement en juin et en juillet. Il y a deuxraisons évidentes à ce ralentissement :depuis le 7 mai, Anne a renoncé à raconterau jour le jour ses relations avec Peter, quioccupaient une place énorme dans le journaldes mois précédents ; à partir du 20 mai,l'essentiel de son temps va être consacré à larédaction des feuilles volantes.

Travail d'Otto Frank (A -> C)

Cette fois il ne peut plus travailler à partirdu travail d'Anne, il se trouve affrontédirectement au journal original. Il doitprendre en charge lui-même à la fois l'élabo-ration rhétorique (calibrage, centrage, éla-gage) et les choix thématiques, en créant untexte qui soit exactement dans la continuitéde la période n°3. Il continue bien sûr àinclure tout ce qui a rapport à l'aventureamoureuse avec Peter : le rapprochementdes deux adolescents, les baisers échangés,puis la crise du 7 mai. Ses exclusions, peu

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étendues, correspondent soit aux censurespréalablement exercées par Anne (quelquespassages sur la sexualité) soit à ses propreschoix (quelques méchancetés contre Pfeffer,informations indiscrètes concernant des per-sonnes vivantes). Bien sûr il supprime dansla lettre du 20 mai les trois lignes où Anneannonce qu'elle a commencé la rédaction deL'Annexe, puisque cela révélerait au lecteurl'existence d'une réécriture. Dans l'ensemblele texte de C est très proche du journal origi-nal, dont il a conservé les trois quarts.

Quel texte publier ?Une question s'impose : à partir du travailfait par les éditeurs des Journaux, est-ilaujourd'hui possible d'offrir au grandpublic un nouveau texte du journal d'AnneFrank ?L'édition critique elle-même, volumineuse(761 p.), chère (280 F.), très difficile à lire,ne remplit pas cette fonction. La version C,dans la mesure où elle est conforme au pro-jet d'Anne, et où elle représente, de la partd'Otto Frank, un travail remarquable detalent et de sensibilité, peut légitimementrester la version de référence disponible enédition de poche. Mais on peut souhaiter iaréalisation d'une version courante, acces-sible au grand public, du journal original. Ilsuffirait de donner le texte A pour lespériodes n°l , 3 et 4, en insérant, parexemple en italiques, pour la période n°2, laversion B. Une préface expliquerait au lec-teur les raisons d'un tel montage. Non seule-ment on aurait là une version non censurée,mais surtout on verrait, chose passionnante,l'évolution de l'écriture d'Anne depuis lespages un peu puériles du début jusqu'àl'extraordinaire maturité des derniers mois.En rédigeant L'Annexe, Anne a homogénéiséson écriture, et effacé l'un des signes les plussensibles du passage du temps. Elle a crudevoir le faire pour se conformer à l'image

qu'elle se faisait - et qu'on se fait communé-ment - du « livre ». Mais si nous voulonsvraiment lire son Journal, il faut respecterla lettre du texte et restituer dans toute safraîcheur cette adolescence de l'écriture.

J'écrivais ce qui précède en 1990. Je doisaujourd'hui (mars 1992) rajouter un post-scriptum : une nouvelle édition du Journald'Anne Frank vient de paraître ! C'est latraduction en français d'une version établiepar Mirjam Pressler à l'initiative de l'AnneFrank Fonds de Bâle (Le Journal d'AnneFrank, Calmann-Lévy).Mon idée était trop simple, philologique, peucommerciale. Un autre choix, légitimement,efficacement, a été fait.Mirjam Pressler s'est replacée dans la situa-tion où était le père, et a recommencé sontravail, autrement. Elle a pris pour base laversion B, et elle l'a, plus largement que lepère, réenrichie de fragments de la versionA. Pour la période n°4, elle suit la version Aen y pratiquant des coupes. Ce montage toutà fait acceptable donne au lecteur une infor-mation plus riche que celui qu'Otto Frankavait réalisé en 1946.

Pourquoi me remplit-il néanmoins de malaise ?Cette édition va accroître la confusion. Ontrouve actuellement en librairie, en France :Anne Frank, Journal, Livre de Poche ; LesJournaux d'Anne Frank, Calmann-Lévy,1989 ; Le Journal d'Anne Frank, Calmann-Lévy, 1992. N'importe quelle nouvelle édi-tion aurait produit cet effet, certes, c'est lasituation qui le veut. Mais on pouvait imagi-ner qu'après la publication de l'édition cri-tique, une nouvelle édition ne serait pas unenouvelle fabrication. Celle-ci l'est, si bienque l'édition critique, dans une certainemesure, se trouve déjà... périmée ! - Certes,elle ne le sera jamais, puisqu'elle donne labase immuable de tout travail, les versions A

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et B. Mais à la version C, il faudrait ajoutermaintenant la version D...Les principes en sont les suivants : restituertout ce qu'Anne avait censuré parce quec'était contraire aux usages de l'époque ouau respect familial ; mais élaguer et esthéti-ser le texte. Le lecteur d'aujourd'hui estfriand de la franchise d'Anne, mais ne sup-porterait pas ses maladresses, semble suppo-ser la nouvelle éditrice. On revient donc surl'un des choix d'Anne (la censure) mais onrespecte l'autre (la mise en forme). On vaenlever les répétitions, les détails oiseux,greffer, suturer, homogénéiser, monter.Peut-être aurait-il fallu l'expliquer claire-ment. Or la présentation de ce montage estconfuse. Certes la situation est compliquée,on en aura fait l'expérience si on m'a suivijusqu'ici... Mais le lecteur n'a-t-il pas droitqu'on essaie de lui dire la vérité ? Sur lerabat de la couverture du livre, l'éditeurfrançais affirme : « Ce volume présente pourla première fois la version définitive enlangue française du Journal d'Anne Frank. »Le jour où le texte tombera dans le domainepublic, cette version perdra instantanémentson caractère « définitif », qu'elle ne tientque d'une situation juridique provisoire, lemonopole dévolu aux héritiers de faire lesmontages et les réécritures qu'ils veulent àpartir des papiers conservés. D'autres ver-sions pourront alors voir le jour. Elle neseront pas plus définitives que celle-ci, puis-qu'il ne saurait y avoir de définitif que lapublication fidèle des pages des versions A etB, ce qui est chose faite. Ce rabat de couver-

ture contient, de plus, des allégations injusti-fiées concernant le travail d'Otto Frank. Ilaurait supprimé, apprend-on, des passagespour des raisons de décence ou de discré-tion. On a vu plus haut ce qu'il en est. Ons'étonne que l'éditeur de l'édition critiquepuisse lui-même colporter les erreurs dejournalistes qui n'ont pas su la lire correcte-ment.La bande-annonce du livre promet : « Unnouveau journal : la voix d'Anne Frankenfin révélée. »En fait il y a une contradiction sans douteinsurmontable entre le désir de poursuivre àsa place le projet d'Anne (composer uneœuvre littéraire) et le désir de « révéler » lavérité de son écriture et de son travail. Cetteversion définitive censure elle aussi les troispremières lignes de l'entrée du 20 mai 1944,qui ruineraient la crédibilité de tout montage :le lecteur, pourrait réaliser que ce qu'il vientde lire n'est ni le vrai journal d'Anne, ni lefaux journal d'Anne, mais une troisième (etmême quatrième !) chose qu'on a composée àsa place.

Il est douloureux d'admettre que la moitiédu journal d'Anne est perdue pour toujours,et que la réécriture qu'elle avait entrepriseest inachevée et imparfaite. C'est intolé-rable, comme sa mort elle-même. Cet intolé-rable était au fond du travail de deuil d'OttoFrank. L'amour qu'il portait à Anne l'aamené à redonner existence à ce journal fan-tôme, qui n'a pas fini de nous hanter. De cetamour, de cette inguérissable blessure, noussommes à notre tour porteurs... •

N.D.L.R. : Rappelons l'excellent ouvrage de Ruud Van der Roi et Rian Verhoeven Anne Frank, unevie publié en 1992 chez Casterman, Fondation Anne Frank dont nous nous sommes servis pour illus-trer cet article.

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