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Commentaire Crim. 19 oct. 2010

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Commentaire des arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 19 octobre 2010 sur la conventionnalité de la garde à vue

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PROCÉDURE PÉNALE

L’inconventionnalité de la garde à vue : le quai de l’Horloge frappépar le « syndrome du lac »Garde à vue - Assistance d’un avocat - Notification du droit de se taire - Procès équitable - ViolationConv. EDH, art. 6, § 1 (oui) - Application dans le temps de la solution (report)Sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’espèce, et nonà la seule nature du crime ou délit reproché, toute personne soupçonnée d’avoir commis une infraction doit,dès le début de la garde à vue, être informée de son droit de se taire et bénéficier, sauf renonciation nonéquivoque, de l’assistance d’un avocat.

Les règles énoncées ne peuvent s’appliquer immédiatement à une garde à vue conduite dans le respect desdispositions législatives en vigueur lors de sa mise en œuvre, sans porter atteinte au principe de sécurité juri-dique et à la bonne administration de la justice. Ces règles prendront effet lors de l’entrée en vigueur de la loidevant, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010, modifier le régime juridiquede la garde à vue, ou, au plus tard, le 1er juillet 2011.

Cass. crim, 19 oct. 2010, no 10-82306 : M. S. – FP - P+B+R+I – Annulation partielle sans renvoi CA Agen, 15 mars2010 – M. Louvel, prés. ; M. Finidori, rapp. ; M. Robert, av. gén. – Me Bouthors, av. – Cass. crim, 19 oct. 2010,no 10-82902 : M. T. – FP – P+B+R+I – Rejet pourvoi c/ CA Aix-en-Provence, 1er avr. 2010 – M. Louvel, prés. ;M. Straehli, rapp. ; M. Raysséguier, prem. av. gén. – Me Spinosi, av. – Cass. crim, 19 oct. 2010, no 10-85051 : M. B.– FP – P+B+R+I – Annulation partielle sans renvoi CA Poitiers, 15 juin. 2010 – M. Louvel, prés. ; M. Straehli, rapp. ;M. Boccon-Gibod, av. gén. I3465

« Ô temps ! suspends ton vol ... »Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, « Le lac », 1820

Par OlivierBACHELETCollaborateur de la SCPCélice, Blancpainet Soltner, avocatsaux conseilsMembredu CREDHO-Paris Sud

7 octobre 2010 : le parquetgénéral près la Cour decassation conclut à la non-conformité au droit à unprocès équitable des régimesde garde à vue.

14 octobre 2010 : la Coureuropéenne des droits del’homme constate, pour lapremière fois, une violation dece même droit à l’encontre dela France pour ce quiconcerne le régime de sagarde à vue (1).

Ces signes avant-coureurslaissaient présager un épilo-gue heureux pour les droits de

la défense, à la hauteur de la loi Constans du 8 décembre1897 ayant ouvert aux avocats le cabinet du juge d’instruc-tion.

Pourtant, comme la décision du Conseil constitutionnel du30 juillet 2010 (2), les trois arrêts rendus par la formationplénière de la chambre criminelle de la Cour de cassation,le 19 octobre 2010 (3), laissent subsister un désagréable sen-

timent d’inachevé. Il est vrai que la haute juridiction s’alignesur la jurisprudence de la Cour européenne (4) en affirmant,sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne,que la personne gardée à vue doit, d’une part, être informéede son droit de garder le silence et, d’autre part, « saufrenonciation non équivoque » (5), bénéficier de l’assistanced’un avocat « dans des conditions lui permettant d’organisersa défense et de préparer avec lui ses interrogatoires, aux-quels l’avocat doit pouvoir participer » (6). Elle va même plus

(1) CEDH, 14 oct. 2010, no 1466/07, Brusco c/ France : Gaz. Pal. 19 oct.2010, p. 18, I3369.

(2) Cons. const., 30 juill. 2010, no 2010-14/22 QPC, Daniel W et a. : Gaz.Pal. 5 août 2010, p. 14, I2572, note O. Bachelet ; D. 2010, p. 1928,entretien avec C. Charrière-Bournazel ; JCP G 2010, p. 1714 et s., noteF. Fournié ; Les Annonces de la Seine, no 46, 16 sept. 2010, p. 9 et s., noteG. Latour.

(3) Cass. crim., 19 oct. 2010, nos 10-82306, 10-82902 et 10-85051.

(4) V., les nombreux arrêts de la Cour de Strasbourg ayant déclaré contrairesà l’article 6 de la Convention les régimes de garde à vue ne permettant pasau suspect d’être assisté par un avocat lors des interrogatoires et d’être informéde son droit au silence, notamment : CEDH, gde ch., 27 nov. 2008,no 36391/02, Salduz c/ Turquie – CEDH, 24 sept. 2009, no 7025/04,Pishchalnikov c/ Russie – CEDH, 13 oct. 2009, no 7377/03, Dayanan c/Turquie : Gaz. Pal. 2 déc. 2009, p. 19, note H. Matsopoulou ; JDI 2009,p. 967, obs. O. Bachelet – CEDH, 19 nov. 2009, no 17551/02 , OlegKolesnic c/ Ukraine – CEDH, 2 mars 2010, no 54729/00, Adamkiewiczc/ Pologne – CEDH, 29 juin 2010, no 12976/05, Karadag c/ Turquie.

(5) Cette référence renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne selonlaquelle toute renonciation aux droits de la défense est conditionnée auconsentement libre et éclairé du suspect (v., par ex. : CEDH, 27 févr. 1980,no 6903/75, Deweer c/ Belgique). De la sorte, la Cour de cassation sembleimplicitement souligner l’une des insuffisances du projet de loi relatif à lagarde à vue, adopté en Conseil des ministres le 13 octobre 2010, dans sesdispositions concernant l’« audition libre » (v. O. Bachelet, « La réformede la garde à vue ou l’art du faux semblant », Gaz. Pal. 14 sept. 2010, p. 5,I2931).

(6) Notons que la Cour de cassation, qui n’était pas saisie de cette question,ne se prononce pas sur la conventionnalité du contrôle des gardes à vuepolicières confié au procureur de la République. Il n’en demeure pas moinsque, comme nous l’avons déjà souligné (O. Bachelet, « La garde à vue, entreinconstitutionnalité virtuelle et inconventionnalité réelle », Gaz. Pal. 5 août2010, p. 14, I2572), l’attribution d’une telle fonction au parquet heurtefrontalement les exigences conventionnelles, notamment énoncées dans le

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loin que le Conseil constitutionnel, celui-ci ayant refusé dese prononcer en la matière (7), puisqu’elle considère que detelles exigences doivent également être appliquées aux gar-des à vue dérogatoires, « sauf exceptions justifiées par desraisons impérieuses tenant aux circonstances particulières del’espèce, et non à la seule nature du crime ou délit repro-ché » (8).

Néanmoins, dans ses arrêts du 19 octobre 2010, la Cour decassation conclut en exacte opposition avec les principesqu’elle énonce. Elle annule, en effet, deux arrêts de cham-bres de l’instruction ayant fait une pleine application desdroits conventionnellement reconnus au gardé à vue (9) etrejette un pourvoi fondé sur la méconnaissance de cesdroits (10). Pour ce faire, les juges du quai de l’Horloge affir-ment que les « règles » énoncées par ces trois arrêts « nepeuvent s’appliquer immédiatement à une garde à vue conduitedans le respect des dispositions législatives en vigueur lors desa mise en œuvre, sans porter atteinte au principe de sécuritéjuridique et à la bonne administration de la justice ». Par consé-quent, « ces règles prendront effet lors de l’entrée en vigueurde la loi devant, conformément à la décision du Conseil cons-titutionnel du 30 juillet 2010, modifier le régime juridique de lagarde à vue, ou, au plus tard, le 1er juillet 2011 ».

Une telle solution, qui consiste à reconnaître l’existence dedroits fondamentaux et à en refuser l’application, contrastesingulièrement avec la jurisprudence de la Cour de Stras-bourg selon laquelle la Convention européenne ne garantitpas des droits abstraits et théoriques, mais des droits effec-tifs et concrets (11).

À cet égard, les louvoiements de la Cour de cassation (I) neparviennent pas à en masquer l’inconséquence (II).

‘‘ La Cour de cassation concluten exacte opposition avec les principes

qu’elle énonce”I. LES LOUVOIEMENTS DE LA COUR DE CASSATION

Tout en s’efforçant de justifier le report dans le temps deseffets de sa jurisprudence, la chambre criminelle de la Courde cassation rend une solution inappropriée (A) dont elledissimule mal la pusillanimité (B).

A. Une solution inappropriéeDans ses trois arrêts du 19 octobre 2010, la chambre cri-minelle de la Cour de cassation refuse de faire une appli-cation immédiate des droits qu’elle reconnaît au gardé à vuesur le fondement de l’article 6 de la Convention européenneafin de préserver la « bonne administration de la justice » etle « principe de sécurité juridique ». Pourtant, la Cour de cas-sation délivre une solution manifestement inappropriée à lasatisfaction de ces objectifs.S’agissant, en premier lieu, de la « bonne administration dela justice », le refus d’une application immédiate des droitsnouvellement reconnus au gardé à vue s’accorde mal avecl’article 112-2, 2o du Code pénal selon lequel les disposi-tions relatives aux « formes de la procédure » sont d’appli-cation immédiate. Or, ce principe traditionnel est précisé-ment énoncé dans un objectif de « bonne administration dela justice » afin de garantir aux magistrats un corps homo-gène et cohérent de règles à appliquer.À cet égard, il n’est pas certain que prévoir la mise enœuvredifférée de droits énoncés par un texte à valeur supra-législative et d’application directe en France facilite la tâchedes magistrats et participe d’une « bonne administration dela justice »...De surcroît, le principe de l’application immédiate des loisde procédure se justifie traditionnellement par l’idée queles règles nouvelles en la matière sont réputéesmeilleures.Un tel principe aurait donc dû être pleinement appliqué dansles arrêts commentés puisque la position adoptée par laCour de cassation consiste effectivement à reconnaître denouveaux droits au gardé à vue. La solution s’imposaitd’autant plus que la Cour européenne admet que les lois deprocédure s’appliquent immédiatement – y comprislorsqu’elles sont défavorables au requérant (12) – et affirmeque les États ont l’obligation de faire profiter leurs justi-ciables des dispositions nouvelles plus favorables (13).Pour ce qui concerne, en second lieu, le « principe de sécu-rité juridique », le refus d’appliquer immédiatement les nou-veaux droits reconnus au gardé à vue se concilie mal avecle champ d’application naturel des revirements de juris-prudence, qui saisissent les situations en cours, et la posi-tion traditionnelle de la Cour de cassation selon laquelle « lasécurité juridique [...] ne saurait consacrer un droit acquis àune jurisprudence figée » (14).Il est vrai que la haute juridiction s’est autorisée à modulerdans le temps les effets de ses revirements (15), comme l’aégalement fait le Conseil d’État à propos de ses décisionsd’annulation d’un acte administratif (16). Néanmoins, une tellemodulation n’a, pour l’instant, été admise par les juges duquai de l’Horloge que dans le cas où le revirement litigieuxaurait pour effet de priver le requérant du droit à l’accès aujuge (17) et elle demeure écartée en matière pénale (18).Il est vrai également que la Cour européenne se montresensible à la problématique de l’application dans le temps

célèbre arrêt Medvedyev (CEDH, gde ch., 29 mars 2010, no 3394/03,Medvedyev c/ France, § 124). La Cour de Strasbourg a d’ailleurs récem-ment réaffirmé sa défiance à l’égard du ministère public pour ce qui concernela protection des droits et libertés dans le cadre d’une procédure pénale enconsidérant que « si le procureur, comme tout agent public, est lié par lesexigences de l’intégrité ordinaire, du point de vue procédural il est une « par-tie » qui défend des intérêts potentiellement incompatibles avec la protectiondes sources des journalistes et il ne peut guère passer pour suffisamment objectifet impartial pour effectuer la nécessaire appréciation des divers intérêts enconflit » (CEDH, 14 sept. 2010, no 38224/03, Sanoma Uitgevers BV c/Pays-Bas, § 93).

(7) V. Cons. const., 30 juill. 2010, no 2010-14/22 QPC, Daniel W et a., préc.– Cons. const., 22 sept. 2010, no 2010-31 QPC, Bulent A. et a.

(8) Cet aspect de la solution dégagée par la Cour de cassation doit être salué.De la sorte, en effet, la haute juridiction assure une avancée significative desdroits de la défense et se conforme à la jurisprudence de la Cour de Stras-bourg selon laquelle une « restriction systématique » du droit pour le gardéà vue d’être assisté par un avocat « suffit à conclure à un manquement auxexigences de l’article 6 de la Convention » (v. CEDH, 13 oct. 2009, Dayananc/ Turquie, préc., § 33).

(9) Cass. crim., 19 oct. 2010, nos 10-85051 et 10-82306.(10) Cass. crim., 19 oct. 2010, no 10-82.902.(11) V., en particulier, CEDH, 9 oct. 1979, no 6289/73, Airey c/ Irlande, § 24.

(12) CEDH, 19 déc. 1997, no 26737/95, Brualla Gomez de La Torre c/ Espa-gne, § 35.

(13) CEDH, 17 sept. 2009, no 10249/03, Scoppola c/ Italie (no 2) : JDI 2010,p. 979, obs. O. Bachelet.

(14) V. not. : Cass. 1re civ., 21 mars 2000, no 98-11982 : Bull. civ. 2000, I,no 97.

(15) Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, no 01-10426 : Bull. civ. 2004, II, no 387.(16) V. CE, ass., 11 mai 2004, no 255886, Association AC !.(17) V. Cass. ass. plén., 21 déc. 2006, no 00-20493 : Bull. ass. plén. 2006,

no 15 – Cass. 1re civ., 11 juin 2009 (deux arrêts), nos 08-16914 et 07-14932 :Bull. civ. 2009, I, no 124.

(18) Cass. crim., 30 janv. 2002, no 01-82593, Bull. crim. 2002, no 16.

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des revirements de jurisprudence. Toutefois, si elle a pu seprononcer sur cette question en matière civile, c’est pouraffirmer que « les exigences de la sécurité juridique et deprotection de la confiance légitime des justiciables ne consa-crent pas de droit acquis à une jurisprudence constante » (19), cequi est en nette opposition avec la solution dégagée par laCour de cassation. Quant à la matière pénale, la Cour deStrasbourg n’envisage les conséquences d’un revirementde jurisprudence qu’au regard des droits et libertés du requé-rant et n’hésite pas à constater une violation de l’article 7,§ 1er de la Convention dans le cas où un tel revirement étaitimprévisible au moment des faits (20).

En d’autres termes, seuls les revirements défavorables à lapersonne mise en cause se trouvent prohibés par les exi-gences conventionnelles, ce qui n’est pas davantage enaccord avec la position adoptée par la Cour de cassation quiconsacre, en quelque sorte, la prohibition des revirementsen défaveur du parquet...

‘‘ Ni la « bonne administrationde la justice », ni le « principe

de sécurité juridique » ne s’opposaientà l’application immédiate

des droits nouvellement reconnusau gardé à vue”B. Une solution pusillanime

Manifestement, ni la « bonne administration de la justice »,ni le « principe de sécurité juridique » ne s’opposaient à l’appli-cation immédiate des droits nouvellement reconnus au gardéà vue. À dire vrai, comme ce fut le cas pour le Conseil cons-titutionnel dans sa décision du 30 juillet 2010 (21), il sembleplutôt que ce soit une question de légitimité qui ait justifiéle report de l’application des nouvelles « règles » énoncéespar la chambre criminelle. Pourtant, la situation était loind’être inédite. À de nombreuses reprises, en effet, la Courde cassation n’a pas hésité à écarter immédiatement l’appli-cation d’un texte voté par le Parlement aumotif de son incon-ventionnalité.

C’est ainsi que, sur le fondement de l’article 6 de la Conven-tion européenne, la chambre criminelle de la Cour de cas-sation a, à l’encontre des dispositions internes applica-bles (22), reconnu au prévenu non assisté par un avocat ledroit inconditionné d’avoir directement accès au dossier de

la procédure lors de la phase de jugement (23). C’est ainsiégalement que la haute juridiction, sur le fondement dumême texte conventionnel, a refusé de faire application d’unerègle séculaire (24) qui interdisait au prévenu absent nonexcusé de se faire représenter par un avocat lors del’audience de jugement (25).

Pourquoi avoir refusé d’agir à l’identique dans les arrêtscommentés alors que, non seulement le droit conventionnell’imposait, mais aussi les dispositions de l’article prélimi-naire, III, du Code de procédure pénale selon lesquelles« toute personne suspectée [...] a le droit [...] d’être assistéed’un défenseur » ? Le communiqué de presse divulgué parla Cour de cassation, concomitamment au prononcé desarrêts du 19 octobre 2010, apporte un élément de réponseen indiquant que « des adaptations pratiques importantes quine peuvent être immédiatement mises en œuvre s’imposent àl’évidence à l’autorité judiciaire, aux services de police judi-ciaire et aux avocats ». En d’autres termes, parce que l’inter-vention accrue de l’avocat en garde à vue impose la modi-fication des règles et des pratiques actuelles, il faut laisserle temps au Parlement de légiférer et aux praticiens des’adapter, quitte à maintenir en l’état des dispositionscontraires aux exigences européennes et exposant la Franceà d’innombrables constats de violation de la Conven-tion (26). Mais alors pourquoi ne pas avoir procédé de mêmeprécédemment ? Avons-nous attendu l’intervention de la loidu 9 mars 2004 avant de permettre à l’avocat du prévenuabsent non excusé d’accéder au prétoire des juridictionsrépressives alors que le premier constat de violation concer-nant la France en la matière était intervenu en 2000 ? Évi-demment, non.

‘‘ Serions-nous revenus à l’époquedes Parlements de l’Ancien

Régime ?”La justification réelle du report de l’application des droitsnouvellement reconnus au gardé à vue doit donc être recher-chée ailleurs, non véritablement sur les terrains de la « bonneadministration de la justice » et de la sécurité juridique, maisplutôt sur celui de la sécurité publique. Implicitement évo-qué par le communiqué de presse de la Cour de cassation,qui fait état d’un risque d’« application erratique, due à l’impré-paration, de règles nouvelles », le fondement sous-jacent dela solution inédite dégagée dans les arrêts commentés résidetrès certainement dans la volonté de maintenir la validité

(19) CEDH, 18 déc. 2008, no 20153/04, Unedic c/ France, § 74 – CEDH,14 janv. 2010, no 36815/03, Atanasovski c/ l’ancienne République you-goslave de Macédoine, § 38.

(20) CEDH, 10 oct. 2006, no 40403/02, Pessino c/ France : JDI 2007, p. 712,obs. O. Bachelet ; in P. Tavernier (sous la dir.), La France et la Coureuropéenne des droits de l’homme. La jurisprudence en 2006, Bruylant,2007, p. 163 et s., note O. Bachelet.

(21) Considérant qu’il n’a pas le pouvoir général d’appréciation dont disposele Parlement et qu’il ne peut indiquer les règles à appliquer pour remédierà l’inconstitutionnalité prononcée, le Conseil a, en effet, décidé de reporterl’abrogation des dispositions du C. proc. pén. relatives à la garde à vue dedroit commun au 1er juillet 2011 afin de laisser le temps au législateur deréformer la matière et de prévenir tout vide juridique préjudiciable à l’ordrepublic : Cons. const., 30 juill. 2010, no 2010-14/22 QPC, Daniel W. eta., préc. Cette solution a, ensuite, été confirmée à propos de la retenuedouanière : Cons. const., 22 sept. 2010, no 2010-32 QPC, Samir M. eta.

(22) V. C. proc. pén., art. R. 155, 2o.

(23) Cass. crim., 12 juin 1996 (deux arrêts), nos 96-80219 et 95-82735 : Bull.crim., 1996, no 248. Ces arrêts ont d’ailleurs anticipé le constat de vio-lation prononcé en la matière par la Cour de Strasbourg : CEDH, 18 mars1997, no 22209/93, Foucher c/ France.

(24) Règle implicitement énoncée par les articles 410 et suivants du Code deprocédure pénale avant qu’ils ne fassent l’objet de modifications apportéespar la loi no 2004-204 du 9 mars 2004 sous l’impulsion de la jurisprudenceeuropéenne (v. CEDH, 23 mai 2000, no 31070/96, Van Pelt c/ France :JDI 2001, p. 181, obs. K. Ardault).

(25) Cass. ass. plén., 2 mars 2001, no 00-81388, Dentico : Bull. ass. plén. 2001,no 6. V., également, pour l’avocat non muni d’un mandat de représen-tation : Cass. crim., 23 oct. 2007, no 07-82313 : Bull. crim. 2001, no 251.

(26) Certes, l’application immédiate des nouveaux droits reconnus au gardé àvue aurait occasionné un surcroît de travail pour les magistrats, les avocatset les forces de l’ordre. En particulier, ces dernières auraient dû se résignerà abandonner le recours aux formules automatisées du logiciel de rédactiondes procédures (LRP). Il n’en demeure pas moins que le respect des droitsfondamentaux ne saurait être sacrifié, même momentanément, sur le fon-dement de telles contraintes matérielles.

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des procédures en cours et ainsi de prévenir la libérationd’individus supposés dangereux.

De telles considérations ne sont, bien entendu, pas blâma-bles en elles-mêmes, tant il est vrai que la protection del’ordre public et la garantie de la sécurité des personnes etdes biens constituent des « objectifs de valeur constitution-nelle » (27). Encore faut-il, toutefois, qu’elles correspondentà une réalité. Or, l’examen des incidences pratiques d’uneapplication immédiate des droits nouveaux reconnus au gardéà vue permet de considérer que le risque encouru pourl’ordre public serait très limité.

Une telle solution n’aurait, tout d’abord, aucune incidencesur les condamnations définitives, la force de chose jugées’opposant à leur remise en cause. Ensuite, s’agissant desprocédures en cours, les dispositions du Code de procédurepénale encadrant strictement la mise enœuvre des nullités,la méconnaissance du droit à l’assistance effective d’un avo-cat en garde à vue qui n’aurait pas été invoquée in limine litisdevant le tribunal correctionnel (28), dans le cadre de l’infor-mation judiciaire (29) ou dans un délai de six mois à compterde l’interrogatoire de première comparution du mis en exa-men (30), ne pourrait plus l’être. Enfin, dans les hypothèsesoù une telle nullité pourrait être invoquée, elle n’entraîne-rait pas nécessairement la nullité de l’ensemble de la pro-cédure et l’élargissement du suspect dans la mesure où lajurisprudence est, en la matière, particulièrement restric-tive en affirmant que la nullité de la garde à vue n’entraînela nullité des actes subséquents que s’ils trouvent leur fon-dement unique et exclusif dans l’acte annulé (31). Or, la déten-tion provisoire ne pouvant être décidée qu’à l’encontre d’unepersonne mise en examen (32), c’est-à-dire à l’encontre delaquelle il existe des indices graves et/ou concordants departicipation à l’infraction (33), il est très rare, voire quasi-ment impossible, qu’elle soit fondée exclusivement sur desaveux obtenus en garde à vue.

Et, même si les conséquences de l’application immédiatedes droits nouveaux reconnus au gardé à vue devaient consis-ter dans la libération d’un certain nombre de suspects, laCour de cassation ne devrait-elle pas les assumer, voire lesrevendiquer, en tant que juridiction suprême de l’autoritéjudiciaire « gardienne de la liberté individuelle » (34) ? La pusil-lanimité manifestée par la haute juridiction dans ses troisarrêts du 19 octobre 2010 n’augure rien de bon. Si d’aven-ture le projet de loi relatif à la garde à vue était voté en l’état,alors qu’il est manifestement contraire aux droits et libertésfondamentaux – notamment, pour ce qui concerne le régimede l’« audition libre » – (35), les juges du quai de l’Horlogeauront-ils le courage d’en écarter l’application ? Rien n’estmoins sûr.

II. L’INCONSÉQUENCE DE LA COUR DE CASSATIONDans ses arrêts du 19 octobre 2010, la chambre criminellede la Cour de cassation ne semble pas discerner que lasolution qu’elle dégage est, tout à la fois, anachronique (A)et contreproductive (B).

A. Une solution anachroniqueLe premier anachronisme commis par la Cour de cassationconsiste à méconnaître ouvertement la prohibition sécu-laire des arrêts de règlement posée par l’article 5 du Codecivil (36). Certes, cette prohibition est nuancée par la facultédonnée à la Cour de cassation de rendre des « arrêts deprincipe », « contenant un principe d’application générale appeléà régir d’autres cas analogues » (37).Il n’en demeure pas moins qu’une telle prohibition demeurenécessaire afin de garantir la séparation des pouvoirs et decontenir le spectre d’un gouvernement des juges. D’ailleurs,la Cour de cassation le reconnaît implicitement, dans le cadrede la nouvelle procédure de question prioritaire de cons-titutionnalité, lorsqu’elle refuse d’admettre que cette pro-cédure, limitée aux dispositions législatives (38), puisses’appliquer à l’interprétation jurisprudentielle des textescontestés (39). Pourtant, dans les trois arrêts commentés, lachambre criminelle n’hésite pas à procéder par voie de dis-position générale puisqu’elle reconnaît elle-même avoirénoncé des « règles » dont la prise d’effet est retardée, àl’instar de ce que peut faire le législateur dans la déter-mination de la date d’entrée en vigueur d’une loi. Serions-nous revenus à l’époque des Parlements de l’AncienRégime ?

‘‘ Une telle neutralisation des texteseuropéens aura un coût financier

considérable”Le second anachronisme imputable à la haute juridictionréside dans la contradiction de la solution énoncée le 19 octo-bre 2010 avec le célèbre arrêt Jacques Vabre du 24 mai1975 (40). Nous savons que, par cet arrêt, la Cour de cas-sation a, pour la première fois, affirmé la supériorité dutraité sur la loi interne, même postérieure audit traité.Trente-cinq ans plus tard, sans justification tangible et sansqu’aucun texte ne l’y autorise (41), la chambre criminelleadopte une solution radicalement opposée en conditionnantla mise en œuvre d’une Convention internationale de pro-

(27) V. not. : Cons. const., 19 et 20 janv. 1981, no 80-127 DC, loi renforçantla sécurité et protégeant la liberté des personnes.

(28) C. proc. pén., art. 385, al. 6.(29) C. proc. pén., art. 385, al. 1er.(30) C. proc. pén., art. 173-1.(31) V. par ex. : Cass. crim., 12 avr. 2005, no 04-86780 : Bull. crim. 2005

no 125 – Cass. crim., 26 mars 2008, no 07-83814 : Bull. crim. 2008,no 76.

(32) C. proc. pén., art. 137.(33) C. proc. pén., art. 80-1 et 105.(34) Constitution, art. 66, al. 2.(35) V. O. Bachelet, « La réforme de la garde à vue ou l’art du faux semblant »,

préc.

(36) C. civ., art. 5 : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de dispositiongénérale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ».

(37) F. Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, Précis, 3e éd., 1996, p. 210,no 224.

(38) Constitution, art. 61-1, al. 1er.(39) V., par ex., pour ce qui concerne la motivation des arrêts d’assises : Cass.

crim., 19 mai 2010, no 09-83328. Il est vrai, toutefois, que le Conseilconstitutionnel a récemment désavoué la Cour de cassation en affirmant« qu’en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciablea le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’uneinterprétation jurisprudentielle constante confère à [la] disposition [contes-tée] » (Cons. const., 14 oct. 2010, no 2010-52 QPC, Cie agricole de laCrau, cons. no 4 ; Gaz. Pal. 21 oct. 2010, p. 12, I3360, note D. Rousseau).

(40) Cass. ch. mixte, 24 mai 1975 : Gaz. Pal. 1975, 2, 470, concl. Touffait.(41) Contrairement au Conseil constitutionnel qui a pu, dans sa décision du

30 juillet 2010, retarder les effets de l’abrogation des dispositions du C. proc.pén. relatives à la garde à vue de droit commun sur le fondement de l’article62, alinéa 2 de la Constitution qui dispose : « une disposition déclaréeinconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compterde la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une dateultérieure fixée par cette décision ».

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Page 5: Commentaire Crim. 19 oct. 2010

tection des droits de l’homme et des libertés fondamenta-les – d’application directe en France – à la survenance d’uneloi ou, à défaut, d’un terme.La hiérarchie des normes se trouve donc totalement ren-versée, le texte international se trouvant neutralisée par laloi interne, alors que l’article 15 de la Convention euro-péenne n’autorise de telles dérogations aux droits et liber-tés qu’elle énonce qu’« en cas de guerre ou en cas d’autredanger public menaçant la vie de la nation [...] dans la strictemesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesuresne soient pas en contradiction avec les autres obligations décou-lant du droit international ». Il importe peu que cette neu-tralisation ne soit que temporaire dans la mesure où, parréférence au nombre de gardes à vue menées au cours del’année 2009 (42), elle reviendra à nier les droits de la défensede plusieurs centaines de milliers de personnes. De sur-croît, une telle neutralisation aura un coût financier consi-dérable, non seulement s’agissant des affaires soumises àla Cour européenne qui donneront lieu à l’octroi d’une satis-faction équitable au requérant, mais aussi devant les juri-dictions administratives puisque la responsabilité de l’Étatpeut désormais être engagée sur le fondement de l’appli-cation de lois inconventionnelles (43).

B. Une solution contreproductiveIl n’est pas ici question d’indiquer en quoi le refus tempo-raire d’appliquer les droits nouvellement reconnus au gardéà vue est contraire aux droits de la défense, tant cette affir-mation rejoint des développements qui ont déjà été tenusailleurs (44). Il s’agit plutôt d’évoquer les conséquences d’untel report d’application à l’aune du droit au recours.

‘‘ La haute juridiction permetune saisine immédiate de la CEDH

par les suspects placés en garde à vuejusqu’à ce que survienne l’échéance

fixée par elle”En la matière, jusqu’à ce que soient rendus les arrêts com-mentés et malgré la décision du Conseil constitutionnel du30 juillet 2010, les personnes placées en garde à vue dis-posaient toujours d’un recours utile en droit internepuisqu’elles pouvaient soulever l’exception d’inconvention-nalité de la mesure devant le juge répressif. Le fait que lachambre criminelle se prononce sur cette question le19 octobre 2010 est, à cet égard, révélateur. Mais, en retar-dant les effets de son constat d’inconventionnalité, la hautejuridiction signifie que, jusqu’à la survenance d’une loi nou-velle modifiant le régime de la garde à vue ou, au plus tard,jusqu’au 1er juillet 2011, les exigences européennes ne pour-ront plus être invoquées devant les juridictions judiciaires.Ceci est d’ailleurs expressément énoncé dans le commu-niqué de presse de la Cour de cassation selon lequel « lesrègles nouvelles ne s’appliquent donc pas aux gardes à vueantérieures à cette échéance ».

Il est donc, désormais, interdit aux justiciables de contesterl’application qui leur est faite de dispositions dont la non-conformité aux droits et libertés fondamentaux a été recon-nue de manière définitive. Pourtant, conformément à l’arti-cle 13 de la Convention européenne, « toute personne dontles droits et libertés reconnus dans la présente Convention ontété violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant uneinstance nationale ». Par ailleurs, l’article 6, § 1er de lamêmeConvention précise que « toute personne a droit à ce que sacause soit entendue [...] par un tribunal [...] qui décidera [...]du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigéecontre elle » et nous savons que la Cour européenne n’admetque très restrictivement l’existence d’obstacles dans la sai-sine du juge (45). Or, au regard de ce qui a été précédemmentdémontré (46), il n’est pas possible de considérer que le reportdes effets de l’inconventionnalité prononcée par la Cour decassation soit justifié par des « motifs impérieux d’intérêtgénéral » (47). Privant le gardé à vue du dernier recours quilui était ouvert afin qu’il soit remédié à la violation de sesdroits de la défense, la Cour de cassation méconnaît doncles exigences conventionnelles (48).

Par ailleurs, en statuant de la sorte, la haute juridiction per-met une saisine immédiate de la Cour européenne des droitsde l’homme par les suspects placés en garde à vue jusqu’àce que survienne l’échéance fixée par elle. En effet, jusque-là, leurs recours devant les juridictions répressives serontnécessairement voués à l’échec. Or, l’article 35, § 1er de laConvention, qui prévoit la règle de l’épuisement des voiesde recours internes préalablement à la saisine de la Courde Strasbourg, est traditionnellement écarté dès lors quel’insuccès de la voie de recours est probable (49). Certes,demeure la possibilité d’engager la responsabilité de l’Étatdevant les juridictions administratives du fait de l’applica-tion de textes législatifs contraires à une convention inter-nationale (50), mais ce recours purement indemnitaire nesaurait être qualifié d’« utile » dans la mesure où il ne per-met pas de remettre en cause la validité d’aveux obtenusdans le cadre d’une garde à vue contraire aux droits de ladéfense.

***Bien que constatant l’inconventionnalité des régimes degarde à vue, les arrêts du 19 octobre 2010 de la chambrecriminelle de la Cour de cassation vont paradoxalement favo-riser l’accroissement et l’accélération des constats de vio-lation prononcés à l’encontre de la France. Voilà ce qu’iladvient des contemplateurs lorsque vient le temps del’action. +

(42) Le ministère de l’Intérieur a indiqué, le 27 janvier 2010, que le nombrede gardes à vue s’est élevé à près de 800 000 en 2009.

(43) CE ass., 8 févr. 2007, no 279522, Gardedieu.(44) V. not. : O. Bachelet, « La réforme de la garde à vue : un jeu d’ombre

et de lumière », Gaz. Pal. 31 janv. 2010, p. 10 et s.

(45) En particulier, selon la Cour européenne, « les limitations appliquées [audroit au juge] ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manièreou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même[...] » (CEDH, 28 mai 1985, no 8225/78, Ashingdane c/ Royaume-Uni,§ 57).

(46) V. I. B.(47) V. P. Cassia, « Les gardes à vue « particulières » ne sont plus conformes

à la Constitution », D. 2010, p. 1949.(48) De la sorte, la haute juridiction prend l’exact contrepied de ses arrêts ayant

admis la modulation dans le temps des effets des revirements de juris-prudence dans l’objectif d’une meilleure garantie du droit d’accès au juge :v. note no 17.

(49) V. par ex. : CEDH, 20 mai 1998, nos 21257/93 à 21260/93, Gautrin eta. c/ France.

(50) V. note no 34.

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