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COMPTE RENDUS D'OUVRAGES LATOUCHE (Serge) : La mégamachine - Raison techno- scientifique, raison économique et mythe du progrès (Paris, La Découverte, Bibliothèque du MAUSS, 1995). Le livre de S. Latouche se présente comme une série d'essais autour du thème de la Mégamachine planétaire. Son unité est ainsi non pas tant celle d'une démarche que d'un effort pour cerner, par le recoupement d'approches diverses, la réalité de la société moderne. La première dimension de l'ouvrage est de description et d'analyse. S. Latouche, reprenant une suggestion de L. Mumford, caractérise la société moderne comme une "mégamachine" : "les mécanismes (...) du marché mondial sont en train d'enclencher sous nos yeux les différents rouages d'une Mégamachine aux dimensions planétaires : la machine-univers. Sous le signe de la main invisible, techniques sociales et politiques (de la persuasion clandestine de la publicité au viol des foules de la propagande, grâce aux autoroutes de l'information et aux satellites des télécommunications...), techniques économiques et productives (du taylorisme à la robotique, des biotechnologies à l'informatique) s'échangent, fusionnent, se complètent, s'articulent en un vaste réseau mondial mis en oeuvre par des firmes transnationales géantes (...). L'empire et l'emprise de la rationalité technoscientifique et économique donnent à la Mégamachine contemporaine une ampleur inédite et inusitée dans l'histoire des hommes" (pp. 12-13). Le processus d'accroissement incessant des possibilités ouvertes par la technoscience occupe une place centrale dans la mise en place de cette Mégamachine. Dans les sociétés modernes, en effet, "la technique n'est pas un instrument au service de la culture, elle est la culture ou son tenant lieu" (55). Les techniques modernes constituent un système extraordinairement complexe chaque technique particulière, pour pouvoir fonctionner, doit prendre appui sur d'autres techniques, à l'infini. Pour l'essentiel, les diverses techniques proprement modernes ne peuvent être efficaces que si elles sont données toutes ensemble. Par exemple, "le sens ultime de la construction d'un barrage n'est pas la construction elle-même, mais la production d'électricité. A son tour, le sens ultime de la production d'électricité n'est pas l'électricité, mais le fait qu'elle servira à alimenter une usine de traitement d'aluminium, lequel servira à faire des avions qui serviront à transporter du matériel pour faire des barrages ou des bombes pour détruire les barrages... La technique n'est plus alors seulement un moyen, c'est l'univers des moyens ; mais cet univers devient forcément exclusif et total.

COMPTE RENDUS D'OUVRAGES LATOUCHE (Serge) · chercheurs mis en scène par Soljénitsyne dans le premier cercle - p. 221-222) ou bien encore la volonté d'améliorer le sort de l'humanité

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COMPTE RENDUS D'OUVRAGES

LATOUCHE (Serge) : La mégamachine - Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès (Paris, La Découverte, Bibliothèque du MAUSS, 1995).

Le livre de S. Latouche se présente comme une série d'essais autour du thème de la Mégamachine planétaire. Son unité est ainsi non pas tant celle d'une démarche que d'un effort pour cerner, par le recoupement d'approches diverses, la réalité de la société moderne.

La première dimension de l'ouvrage est de description et d'analyse.

S. Latouche, reprenant une suggestion de L. Mumford, caractérise la société moderne comme une "mégamachine" : "les mécanismes (...) du marché mondial sont en train d'enclencher sous nos yeux les différents rouages d'une Mégamachine aux dimensions planétaires : la machine-univers. Sous le signe de la main invisible, techniques sociales et politiques (de la persuasion clandestine de la publicité au viol des foules de la propagande, grâce aux autoroutes de l'information et aux satellites des télécommunications...), techniques économiques et productives (du taylorisme à la robotique, des biotechnologies à l'informatique) s'échangent, fusionnent, se complètent, s'articulent en un vaste réseau mondial mis en oeuvre par des firmes transnationales géantes (...). L'empire et l'emprise de la rationalité technoscientifique et économique donnent à la Mégamachine contemporaine une ampleur inédite et inusitée dans l'histoire des hommes" (pp. 12-13).

Le processus d'accroissement incessant des possibilités ouvertes par la technoscience occupe une place centrale dans la mise en place de cette Mégamachine. Dans les sociétés modernes, en effet, "la technique n'est pas un instrument au service de la culture, elle est la culture ou son tenant lieu" (55). Les techniques modernes constituent un système extraordinairement complexe où chaque technique particulière, pour pouvoir fonctionner, doit prendre appui sur d'autres techniques, à l'infini. Pour l'essentiel, les diverses techniques proprement modernes ne peuvent être efficaces que si elles sont données toutes ensemble. Par exemple, "le sens ultime de la construction d'un barrage n'est pas la construction elle-même, mais la production d'électricité. A son tour, le sens ultime de la production d'électricité n'est pas l'électricité, mais le fait qu'elle servira à alimenter une usine de traitement d'aluminium, lequel servira à faire des avions qui serviront à transporter du matériel pour faire des barrages ou des bombes pour détruire les barrages... La technique n'est plus alors seulement un moyen, c'est l'univers des moyens ; mais cet univers devient forcément exclusif et total.

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Les techniques ne sont plus qu'au service de la technique. Il n'y a plus de fin" (56).

D'où ce caractère, souvent souligné, des techniques modernes : elles s'accroissent constamment, selon un processus apparemment aveugle. Certes chaque savant ou technicien individuel vise, à titre conscient (ou inconscient, peu importe) et personnel certains buts : recherche du profit ou d'un avantage de carrière, curiosité intellectuelle, désir de construire un "jouet fascinant" (S. Latouche relève la "jubilation technoscientifique" qui anime certains des chercheurs mis en scène par Soljénitsyne dans le premier cercle -p. 221-222) ou bien encore la volonté d'améliorer le sort de l'humanité. Mais l'essentiel est ici que toutes ces "découvertes" constituent, dans le fait, les éléments d'un système d'ensemble dont elles permettent, améliorent, infléchissent le fonctionnement e t finalement l'efficacité.

Une des motivations fondamentales des nouvelles recherches technoscientifiques est d'ailleurs la nécessité de rendre possible le fonctionnement du système technique en résolvant les problèmes qu'il fait naître et en palliant ses ratés et éventuels effets pervers. C'est ainsi, par exemple, que "la pollution engendrée par la technique réclame plus de technique pour résoudre les problèmes qu'elle pose. On songe ainsi à créer des bactéries nouvelles ou autres xénoorganismes pour dévorer ou recycler les déchets et scories du technocosme. La technique crée des situations telles qu'il paraît impossible de s'en sortir sans recourir à encore plus de technique" (64).

En résumé, la technique "constitue le milieu indiscutable de la modernité, comme la forêt pour l'homme du néolithique" (215) et J. Ellul a raison "d'avoir mis en évidence l'irréductibilité de l'ordre technique, y compris en face du déterminisme et de l'impérialisme de l'économie, tels qu'on les trouve en particulier chez Marx, mais aussi chez la plupart des économistes (...)" (144),

Toutefois l'emprise de la technique ne définit ni n'explique à elle seule la situation des sociétés modernes. Le "système des techniques" ne constitue pas à lui seul la Mégamachine qu'analyse S, Latouche.

D'abord parce qu'à côté de la logique spécifiquement technique qui consiste à "rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace" (J, Ellul, cité p, 145), d'autres logiques interviennent dans les sociétés modernes. Notamment la logique économique. Elle obéit à ce que S. Latouche nomme le "principe d u maximine", qui consiste à "maximiser la production, les profits, les résultats, à minimiser les dépenses, les coûts, les consommations et à réinvestir la différence selon la logique du "toujours plus". Dès lors, "il n'y a plus d'objectif proprement dit : ni satisfaction des besoins, ni recherche de la jouissance ou même de la puissance. Ces

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motivations réelles des sujets sont en quelque sorte absorbées par le système, soit qu'il les utilise pour poursuivre son objectif d'accumulation illimitée, soit qu'il les crée, sous forme de sollicitations, par la publicité ou autres moyens de susciter artificiellement des besoins" (147-148),

Or bien que ces deux logiques -technicienne et économique-soient souvent en symbiose puisque "la recherche du profit condamne (...) perpétuellement les entreprises à innover pour maintenir leur part de marché (147)" -sur ce point S. Latouche s'inscrit en faux face à certaines thèses de F-A. Hayek systématisées par J-Y. Goffi - elles demeurent cependant irréductibles l'une à l'autre : "la machine économique fonctionne à l'utilité, concept vide purement fonctionnel. La machine technique fonctionne à l'efficacité. La soumission de l'efficace à l'utile n'est ni immédiate, ni automatique, ni simple" (149).

Interviennent en outre les logiques propres au politique, qui sont d'ordre historique et social. Le "déterminisme y est très relatif et la rationalité, la recherche en tout de la méthode la plus efficace, "y est très limitée, voire problématique" (151),

Ainsi, la Mégamachine, le "rouleau compresseur occidental" (144) n'est autre que cet ensemble synergique dans lequel viennent confluer l'attitude technicienne et la créativité technoscientifique, la prédominance de la visée économique (s'accomplissant essentiellement sous l'égide d'une économie de marché) et une certaine visée sociale : celle d'une rationalisation totale (non seulement la technique, mais l'économie, l'Etat, le droit, la justice doivent être rationnels) et de la poursuite de l'égalité des conditions. En tant qu'elles mettent en oeuvre cette synergie, les sociétés modernes sont la Mégamachine.

Tout ceci, en outre, est sous-tendu, nourri, dynamisé, par une visée comme toute culturelle et symbolique : le mythe du progrès. qui est, selon S. Latouche, constitutif de l'imaginaire de la modernité. Il s'agit de cette croyance (analysée plus particulièrement dans le chapitre VI) selon laquelle "l'accumulation du savoir, le perfectionnement des techniques, le développement des forces productives, l'accroissement de la maîtrise de la nature sont de bonnes choses". Dès lors, on va donc agir "pour que les connaissances se transmettent et s'entassent, que les effets puissent se comparer et s'accroître. On se donne des échelles où l'accroissement indéfini devient possible et pertinent. Cela suppose nécessairement la conviction que la "marche en avant" est une amélioration (...), qu'il s'agit donc d'une chose bonne (...). Pus profondément encore, cela suppose que les aspects de la réalité perçus comme progressifs sont d'emblée bons. Il y a aussi un changement corrélatif dans l'éthique : l'utile devient le critère par excellence du bon, et l'utile est conçu comme V" amélioration"

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matérielle. On glisse successivement du bonheur au bien-être et du bien-être au bien-avoir" (172-173).

A ce point s'articule la deuxième dimension du livre, qui est une appréciation critique de la réalité des sociétés modernes.

Il est en effet, aujourd'hui, "devenu impossible de légitimer le développement par la promesse d'une émancipation de l'humanité tout entière. Cette promesse n'a pas été tenue" (161), "Soyons sérieux. Peut-on soutenir la thèse d'un progrès de l'homme et de l'humanité ? Progrès moral ? progrès intellectuel ? progrès des moeurs ? Avons-nous dépassé la conscience morale du Boudha ou de Socrate ? l'intelligence de Platon ? le raffinement de l'ancienne Chine ? Difficile à soutenir. Progrès politique ou progrès social peut-être ? La marche de l'humanité vers plus de liberté, d'égalité, de respect des uns pour les autres est rien moins qu'évidente (...). Y-a-t'il moins de dictature aujourd'hui qu'hier ? Peut-on affirmer qu'il y en aura moins demain ? Que reste-t-il du progrès social en dehors de l'accroissement du PNB par tête ? Progrès des sciences, des connaissances ? Incontestablement ; mais quel intérêt si le seul progrès de l'humanité consiste dans l'adjonction de nouveaux termes à l'Encyclopoedia Universalis ?" (200).

A quoi il faudrait ajouter d'autres constats, formulés notamment dans les chapitres I et IL - transformation des "citoyens" en usagers, à tel point que leur institution en citoyens authentiques s'avère de plus en plus difficile et que la citoyenneté se trouve vidée de contenu ; - anonymat (on aurait envie de dire "anonymisation") du pouvoir central et mondialisation des entreprises, à tel point que la Mégamachine semble échapper à toute régulation ; - uniformisation des manières de vivre, entraînant l'émergence de rivalités entre égaux ; - dégâts occasionnés à l'environnement...

Le tableau, on le voit, est sévère. La vigueur de cette critique expose bien sûr S. Latouche au reproche, devenu rituel, de verser dans la technophobie. Mais pour se démarquer d'un tel reproche, il suffit de reconnaître que l'homme ne peut pas vivre sans mettre en oeuvre des médiations techniques. Or ceci S, Latouche l'admet bien évidemment. Dès lors l'accusation de technophobie qu'on ne manquera pas de lui adresser apparaît comme une pure interdiction de penser : la technique (et plus généralement les sociétés modernes) est un sujet tabou ; critiques et analystes s'abstenir.

Le but de S. Latouche est, en ce livre, de rigoureux bon sens : il est de "tirer un signal d'alarme. Faire prendre conscience des risques et des dangers de la voie où nous sommes engagés reste sans doute l'un des seuls moyens d'en conjurer la réalisation" (22),

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A partir de là, S. Latouche ouvre, allusivement, quelques pistes : - garder à l'esprit le problème de l'ordre mondial. On ne peut pas sur ce point se confier purement et simplement à la "main invisible" : "la combinaison d'une puissance technique incontrôlée -et incontrôlable- et de la décomposition de l'ordre mondial représente exactement le genre d'explosif le plus terrifiant dont on puisse rêver pour rendre la planète invivable" (229) ; - relativiser, voire déconstruire, le mythe du progrès et, par là, mettre en question la "démesure de l'homme moderne" (232) ; - "ré enchâsser" non seulement l'économique mais la technique dans le social. Et, pour cela, réouvrir l'espace social à la question de la "bonne vie". Oser poser la "question du bien" au sein des sociétés humaines (voir p. 216). "Le progrès est très exactement au-delà du bien et du mal. Seul un échec historique de la civilisation fondée sur l'utilité et le progrès peut faire redécouvrir que le bonheur de l'homme n'est peut-être pas de vivre beaucoup, mais de vivre bien" (197),

Ce qui introduit à une distinction capitale pour S. Latouche : la distinction entre le rationnel et le raisonnable. La raison rationnelle -celle de la technique et, quoique peut-être à un moindre degré, celle de l'économie- est d'ajuster les moyens, des les "calculer", de manière à obtenir la plus grande efficacité, quel que soit le bu t recherché. La raison raisonnable, elle, pose -ose poser- la question de la désirabilité humaine des objets produits et des fins poursuivies. "Le rationnel concerne exclusivement la raison calculatrice, pour le domaine des objets quantifiable s. Le raisonnable concerne la raison délibératrice pour le domaine des objets non quantifiables, et en particulier des valeurs éthiques" (150).

Jean-Pierre SIMEON