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RECENSIONS D'OUVRAGES Érès | « Espaces et sociétés » 2009/3 n° 138 | pages 185 à 209 ISSN 0014-0481 ISBN 9782749211107 DOI 10.3917/esp.138.0185 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2009-3-page-185.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Érès | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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RECENSIONS D'OUVRAGES

Érès | « Espaces et sociétés »

2009/3 n° 138 | pages 185 à 209 ISSN 0014-0481ISBN 9782749211107DOI 10.3917/esp.138.0185

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2009-3-page-185.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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1. Contrairement à ce qui est affirmé dans la présentation, d’autres textes de D. Harvey ontdéjà été traduits en français. Le premier, « L’accumulation flexible par l’urbanisation », fon-damental aux plans théorique et politique, et traduit par la sociologue Anne Querrien, (Futurantérieur, n° 29, 1995/3) ; trois autres dans la revue Actuel Marx (n° 35, mars 2004) :« Réinventer la géographie », « L’urbanisation du capital », « Le “Nouvel Impérialisme” :accumulation par expropriation ».

David Harvey, Géographie de la domination, Paris, Les prairies ordinaires,2008, 118 p.

Les écrits publiés en France de D. Harvey, l’un des représentants les pluséminents de la géographie critique radical, sont trop rares pour que ce petitouvrage regroupant deux longs articles ne soit pas signalé 1. L’auteur, à sonhabitude affiche la couleur. Avec lui, par prétendue neutralité axiologique : sonpropos s’inscrit, comme le rappelle le préfacier et traducteur, dans une pers-pective ouvertement progressiste. Pour D. Harvey, la critique de l’urbanisationcapitaliste n’a de sens que guidée par la recherche d’une politique urbaineauthentiquement de gauche. Ce qui implique aussi le rejet du marxisme dog-matique traditionnel qui, trop centré sur l’économie, selon Harvey, a négligé,

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quand il ne les a pas ignorés, nombre d’autres facteurs et composantes de lavie sociale : genre, ethnicité, nationalité, identité, culture… ni bien saisi ladimension spatiale propre au développement capitaliste.

« Comprendre comment les dynamiques contemporaines inhérentes à lamondialisation économique se rapportent au local ainsi qu’à la productionculturelle », tel est l’objet de « L’art de la rente », le premier des deux textessélectionnés dans le livre. L’importance accordée ici, comme dans le reste deson œuvre, par D. Harvey aux « significations culturelles » et aux « valeursesthétiques » n’obéit pas au souci de tordre le bâton idéologique dans l’autresens. En vogue dans la géographie et la sociologie d’outre-Atlantique, lesapproches culturalistes n’ont pas, non plus, les faveurs d’un professeur quiaime à répéter que, citant A. Gramsci : « quand les questions politiques sontabordées comme des affaires culturelles, elles ne trouvent pas de réponse ».

C’est au contraire à réarticuler dans l’analyse – comme il l’est déjà dansla réalité –, au lieu de l’autonomiser, le culturel à la « mondialisation capita-liste » et aux « transformations politico-économiques locales » que s’attacheD. Harvey. Ce qui donne lieu à une série de développements particulièrementéclairants pour qui s’intéresse aux processus en cours de « métropolisation »et de « disneyfication » (ou de disneylandisation) de villes rivalisant entreelles à l’échelle interrégionale, continentale ou mondiale pour s’imposercomme capitales attractives aux yeux des investisseurs. Dans cette compéti-tion, le « capital symbolique collectif accumulé » sous différentes formes(patrimoine historique, traditions artistiques, style de vie, etc.) joue un rôleclef : il est désormais intégré « dans les calculs de l’économie politique afinde générer des rentes de monopoles ». Car, ainsi que le souligne malicieuse-ment l’auteur, celles-ci, quel que soit le domaine concerné, sont « toujoursl’objet du désir capitaliste ». Grâce à la « mise en valeur » des différences etdes spécificités locales, leur appropriation et leur exploitation par une séried’acteurs privés, promoteurs immobiliers en tête, sont l’occasion de confor-tables plus-values. Aussi est-il logique que des capitalistes en viennentaujourd’hui à « fourrer leur nez dans les guerres culturelles, se frayer unchemin dans les maquis du multiculturalisme, de la mode et de l’esthétique ».D’où cette surenchère, depuis les années 1980, d’équipements de prestige, deprojets urbanistiques, de réalisations architecturales, d’expositions et autres« événements festifs » renommés, à l’aide desquels les municipalités desgrandes villes, en partenariat avec les États et les multinationales, vont s’ef-forcer d’affirmer, de conforter et de peaufiner l’image de marque distinctivede leurs cités.

Ce partenariat entre pouvoirs publics et intérêts privés au niveau local estl’occasion pour D. Harvey de pointer la raison d’être de l’essor de l’« entre-preneurialisme urbain » au cours des trois dernières décennies. On a coutume

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de l’imputer, selon un modèle de causalité univoque, à la mondialisationperçue comme un processus unifié et indifférencié. Or, celle-ci peut se maté-rialiser dans des configurations locales diverses selon les échelles et surtoutla composition sociale, les objectifs et les stratégies des coalitions constituéesà l’initiative des acteurs locaux. Au passage, D. Harvey résume ce qui est enjeu sous l’appellation plus ou moins contrôlée de « gouvernance urbaine » :« orchestrer la dynamique des investissements privés et la provision d’inves-tissements publics essentiels au bon endroit et au bon moment » afin de favo-riser la création de rentes de monopoles au profit d’une ville, c’est-à-dire, enfait, de ceux qui sont en mesure, qu’ils y résident ou non, d’y investir et d’yprospérer.

Bien entendu, et c’est là l’une des contradictions que D. Harvey nemanque pas de relever, « l’irrésistible attrait » des rentes de monopolesengendre une « marchandisation multinationale de plus en plus homogénéi-sante » qui ne peut que faire perdre à un lieu l’unicité, la singularité, l’origi-nalité et l’authenticité propices à la formation et la captation de cette rente.Autrement dit, la banalisation guette à terme des politiques promotionnellesfaisant appel aux mêmes types de références patrimoniales, aux mêmesgenres d’équipements, aux mêmes architectes de renom. Pour maintenir etrenouveler la personnalité et l’originalité d’un lieu, il ne reste plus alors aucapital qu’à permettre voire à soutenir, par le biais de municipalités « éclai-rées » et « innovantes », « des développements culturels divergents et, dansune certaine mesure, incontrôlables, potentiellement opposés à son bon fonc-tionnement ». Une nouvelle contradiction qui, selon D. Harvey, peut êtremise à profit par des mouvements contestataires rétifs à la marchandisationdu monde pour peu qu’ils sachent « utiliser la valorisation du particulier, del’unique, de l’authentique » dans le champ culturel et esthétique, « plutôt quede laisser ceux qui en ont le pouvoir et l’inclination compulsive les utilisercomme un terrain fertile à l’extraction de rentes de monopoles ». Mais, nes’agirait-il pas là d’un vœu pieux ?

Au vu de l’expérience des trente dernières décennies, on sait, en effet, cedont a accouché cette dialectique du détournement et de la récupération. Loinde subvertir l’ordre marchand, les créateurs les plus « iconoclastes », qu’ilssoient architectes, paysagistes, peintres, cinéastes, chorégraphes ou écrivains,ont fini par intégrer la cohorte des rebelles mondains, sans laquelle la culturedominante, qui se doit aujourd’hui de paraître parfois « dérangeante », fini-rait par s’étioler. Quoi qu’en dise D. Harvey, sans doute abusé par ses visitestouristiques rapides… et quelque peu guidées à Barcelone ou Porto Alegre,les « luttes généralisées […] opposant la créativité artistique à l’appropriationcapitaliste » semblent bien, pour le moment, appartenir au passé. Loin de« conduire une partie de cette communauté préoccupée par les questions cul-turelles à s’allier à une politique de résistance au capitalisme multinational »,

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ces lieux « alternatifs » où l’on se fait fort de réhabiliter « ces valeurs que sontl’authenticité, le local, l’histoire, le culturel, la mémoire collective et la tradi-tion », n’ont pas ouvert un « espace propice à la pensée politique et à l’action ».Ceux qui, effectivement, ont fonctionné ainsi n’ont pas tardé à être éradiquéssous des prétextes divers (insalubrité, toxicomanie, terrorisme…). Les autres,la majorité, se sont institutionnalisés et normalisés, profitant de la manne dessubventions publiques ou du mécénat privé. À l’encontre du vœu (pieux ?) for-mulé par D. Harvey en guise de conclusion, la construction d’une autre mon-dialisation dans ces « espaces d’espérance » se fait toujours attendre. Moinsque jamais, les « forces progressistes de la culture » ne sont en mesure d’em-pêcher le capital de faire main basse sur celle-ci pour en tirer profit.

Le second chapitre du livre, consacré à « la géopolitique ducapitalisme », expose une thèse qui est au cœur de la réflexion théorique deD. Harvey. À savoir que le capitalisme, en cherchant sans cesse, commel’avait vu Marx, à « annihiler le temps par l’espace », c’est-à-dire à gagner dutemps en conquérant l’espace pour le remodeler à cet effet, s’efforce, enmême temps, de s’affranchir de la dépendance à l’égard de l’espace quientrave sa mobilité et, par conséquent, d’« annihiler l’espace par le temps »,ce à quoi il est parvenu en ce qui concerne les mouvements d’argent avecl’essor des NTIC – le temps qualifié de « réel » est précisément celui-là –, maisce qui, pour les autres formes de capital et pour la force de travail à exploi-ter, exige la « création d’infrastructures sociales et physiques fixes, sûres et,dans une large mesure, immobiles ». Autrement dit, « la capacité de s’affran-chir de l’espace dépend de la production de l’espace ».

La contradiction qui en résulte au sein de la géographie de l’accumula-tion, ainsi prise dans cette tension entre fixité et mouvement, explique, selonD. Harvey, « l’instabilité chronique des configurations spatiales », la forma-tion et la modification incessantes des paysages. Car, souligne-t-il, « c’estseulement grâce à la transformation des rapports spatiaux et à l’apparition destructures géographiques particulières (centre périphérie ; Premier/Tiers-monde, etc.) que le capitalisme a pu assurer sa survie », aussi bien pourcontenir les crises ou soutenir l’accumulation que pour peser sur l’état de lalutte des classes. Pour étayer sa démonstration, D. Harvey doit revenir aupréalable sur les « caractéristiques essentielles du mode de production capi-taliste », en particulier sur le procès de circulation et la tendance à la surac-cumulation/dévalution. Retour didactique, mais aussi polémique, non pastant à l’encontre des anti-marxistes patentés que de Marx lui-même qui, àl’instar d’un M. Weber ou d’un É. Durkheim, par la suite, fait « passer letemps et l’histoire avant l’espace et la géographie », avec pour effetd’échouer à inscrire la dimension spatiale dans sa pensée, sous une formesystématique et non simplement allusive, alors que « son intégration impli-querait de nuancer n’importe quel corpus de théorie sociale ».

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2. D. Harvey, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, Routledge, 2001.

Cette désinvolture à l’égard de l’espace du capital est d’autant plus dom-mageable que « la lutte pour exporter la dévaluation dans un ordre mondialen cours de désintégration devient de plus en plus visible », comme entémoigne la propension actuelle à « délocaliser » l’exploitation, la guerre, ladévastation écologique ou encore la crise urbaine. À propos de cette dernière,D. Harvey, dans l’un de ses ouvrages majeurs, était sans illusions : « Les qua-lités de la vie urbaine au XXIe siècle définiront les qualités de la civilisationelle-même. Mais si l’on juge superficiellement l’état des villes mondiales, lesgénérations futures ne trouveront pas que cette civilisation soit particulière-ment conviviale 2. » Il est vrai qu’il se trouvera toujours des chercheurs pourjuger « scientifiquement », et non plus « superficiellement », que la situationest grave mais pas désespérée. Entre « développement durable », « bonnegouvernance » et « démocratie participative » – ce trépied idéologique quisert actuellement d’assise théorique à la pensée autorisée sur l’urbaincontemporain – tous les espoirs ne sont-ils pas permis ? Pour l’universitaireengagé qu’est D. Harvey, en tout cas, il ne fait pas de doute, si l’on s’en tientau « requiem » qui clôt l’ouvrage, qu’il faudra choisir au plus vite entre « lasurvie de l’humanité » et celle du capitalisme.

Jean-Pierre Garnier

Pierre-Arnaud Barthel, Tunis en projet(s). La fabrique d’une métropole aubord de l’eau, Coll. « Espace et territoires », Rennes, Presses universitairesde Rennes, 2006, 208 p.

Métropole urbaine en plein développement, Tunis connaît depuis près detrois décennies un étalement extrêmement rapide qui correspond autant à safonction de capitale de la Tunisie qu’à l’immersion croissante du pays au seinde l’économie mondiale. Les nouveaux quartiers, réglementés ou informels,naissent et se développent dans un laps de temps de plus en plus court. Cettecroissance ne fait pas disparaître un certain nombre de déséquilibres spatiaux(les classes aisées résident de préférence au nord de l’agglomération, lesclasses moyennes salariées et les ménages ouvriers se maintiennent au centreet dans le sud plus industriel, l’habitat informel s’étend sur les terres agricolesde l’ouest) en raison d’un accès au foncier et à l’immobilier particulièrementcloisonné (disparité des statuts des terrains et absence d’un cadastre actualiséet systématique). L’État tunisien ne garantit pas l’accès au foncier et à l’im-mobilier pour les classes les plus populaires qui se rabattent sur des filièresillégales ou clandestines d’acquisition de terrains, souvent en zones nonconstructibles. Par contre, diverses opérations publiques de promotion immo-

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bilière ciblent les classes aisées avec succès et amènent leurs membres àdévelopper de nouvelles aspirations en matière de consumérisme et de loisirs.Suite à la reconnaissance patrimoniale de la ville arabe de la Médina puis dela ville européenne avec l’axe emblématique de l’avenue Bourguiba, la régé-nération des espaces centraux est également entreprise au cours des trentedernières années et ouvre de nouvelles scènes d’urbanité au profit d’un largepublic. C’est dans ce cadre qu’apparaissent de grands projets d’aménagementdu lac de Tunis.

Longtemps, les rives du lac séparant Tunis de La Goulette et de la mersont réservées aux activités les moins nobles de la localité. Les tentatives deconquête d’un nouvel espace sur cette lagune n’apparaissent qu’au milieu duXIXe siècle, à la veille de l’instauration du Protectorat français, puis s’intensi-fient avec l’extension de la ville coloniale. Tant pour des raisons de pollutiondes eaux que pour des motifs géotechniques et écologiques, le lac reste unvéritable obstacle pour le développement de Tunis jusqu’à l’indépendance dupays. Entre-temps, un port est construit au sud de la lagune et toute la zonenord du lac (qui comprend Carthage, La Marsa et le pittoresque village deSidi Bou Saïd) est gagnée par une urbanisation résidentielle, le tourisme et labalnéarité. Le port qui s’envase est fermé dans les années 1980 et le lac estassaini. Tunis regarde alors vers la mer. Dans les années 1990, en effet, unmouvement général de valorisation de l’eau comme décor à divers projetsimmobiliers ou comme support de nouvelles pratiques ludiques voit le jour etdonne lieu à une véritable mythologie collective partagée par les habitants dela capitale. Cet engouement est relayé par les pouvoirs publics à l’occasiond’un colloque qui, en 1997, présente Tunis comme une Cité de la Mer. Le lacest vu alors comme un nouvel espace de projet aménageur, permettant derecentrer une part de la vie urbaine sur ses rives. Les travaux d’assainisse-ment permettent de dégager 2 400 ha de réserves foncières. Un plan d’amé-nagement conçu dans un souci de dialogue avec l’élément aquatique et quiinclut des équipements de prestige à rayonnement national et international estmis en œuvre. Les premières réalisations sur la rive nord attirent aujourd’huiune clientèle issue de la bourgeoisie fortunée. Une zone de plus grande mixitéurbaine est prévue sur la rive sud.

Cette grande entreprise d’aménagement des berges du lac de Tunistémoigne de la modification apparue dans les modalités de l’action publiqueen matière d’aménagement et de gestion de la capitale tunisienne. Ici, l’Étata ouvert le jeu de la production des espaces urbains aux promoteurs privés etaux grands bailleurs de fonds internationaux en appuyant et en accompagnant– de sa conception à sa communication – un projet financièrement attractif,décliné sous l’étiquette de l’Environnement. Comme auparavant, la supré-matie de l’intérêt public est toujours affirmée, mais, avec l’apparition d’unerhétorique du projet et la montée en puissance d’un système d’action poly-

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centrique sur la base du partenariat, les modes d’action publique ne sont plusfondés sur le seul mécanisme de la contrainte réglementaire. Malgré lesimperfections et les résistances, un nouveau modèle de gouvernance urbainese dessinerait donc à Tunis. Néanmoins, pour l’auteur de l’ouvrage, ce « war-terfront development » à la tunisienne reste soumis à deux incertitudes depoids : l’inconnue quant à la réelle prise de conscience de la société localeface aux problèmes de l’écologie et du développement durable, le poids tou-jours énorme du centralisme de l’État. Avec cette analyse très fouillée, Pierre-Arnaud Barthel apporte une contribution importante qui intéressera lesspécialistes de l’urbain dans le monde arabe et, plus largement, dans les paysen voie de développement.

Alain ReyniersUniversité Catholique de Louvain

Benjamin Moignard, L’école et la rue : fabriques de délinquance, Paris, PUF,2008, 232 p.

« L’école et la rue : fabriques de délinquance » intéressera les spécialistesde la délinquance et de la déviance juvéniles en milieu populaire, les gensconcernés ou simplement attentifs à ces questions ainsi que les professionnelsde la jeunesse travaillant en milieu populaire, notamment les enseignants. Àpartir d’une passionnante enquête de terrain menée dans un quartier HLM et uncollège de la périphérie parisienne, et dans une favela de Rio de Janeiro,Benjamin Moignard réalise deux renversements majeurs de perspective.

1) Alors que l’école française se voyait « assiégée » voire « envahie »par la violence du dehors, celle de « la rue », Benjamin Moignard montre uneécole qui fabrique elle-même de manière insidieuse une partie de cette vio-lence, en particulier à travers son repli sur elle-même et ses « classes deniveau », ses « classes périphériques » comme les appelle l’auteur.L’ensemble favorise le ressentiment institutionnel, la création des bandes parl’intermédiaire d’un « ennemi commun » et l’apprentissage des activitésdéviantes et délinquantes. Le regroupement des élèves les plus en difficulté,issus pour la plupart des fractions les plus insécurisées du monde populairefrançais et donc souvent de l’immigration pauvre africaine (maghrébine ousubsaharienne), entraîne une forme d’ethnicisation de la question scolaire, aupoint que l’un des élèves interrogés associe l’expression « classe euro-péenne » à une « classe pour Européens », c’est-à-dire interdite aux élèvesd’autres origines. Les collégiens de l’enquête décrivent un espace scolairequi semble plus chaotique et anxiogène que l’espace de « la rue ». En ce sensBenjamin Moignard incite à une auto-critique du système scolaire, au moinsen ce qui concerne le collège qui, comme nous le savons, représente unespace particulièrement conflictuel, notamment du fait de la sélection et del’orientation massive qui s’y déroulent.

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2) Le deuxième renversement majeur de perspective renvoie à une com-paraison entre ce collège de région parisienne et celui d’une favela brési-lienne. On s’attendait à une description catastrophiste de la situationbrésilienne. Or, B. Moignard dépeint au contraire un univers scolaire brési-lien plus régulé que son homologue français, plus ouvert sur la comunidadede la favela. Un collège largement ouvert sur son environnement, et où lesprofesseurs n’hésitent pas à nouer des liens affectifs avec leurs élèves : telserait le cocktail pacificateur de ce collège de favela.

L’auteur indique néanmoins deux nuances importantes. D’abord, lesenseignants sont souvent contraints de se limiter à une posture maternantepour éviter les conflits avec les collégiens. L’omniprésence de cette postureaffective parasite dans de nombreux cas la transmission des connaissances lesplus élémentaires. Ensuite, lors des conflits les plus graves, la paix sociale estramenée, comme dans le reste de la favela, par les narcotrafiquants locaux.En suivant sans le savoir les conseils de Machiavel, ces derniers préfèrentêtre craints plutôt qu’aimés, mais cela ne les empêche pas d’essayer d’être àla fois craints et aimés, avec une main sur le cœur et une sur le fusil. Tels lesparrains mafieux italiens ou les chefs de gang états-uniens, le « Dono » et seslieutenants assurent un ordre qui, bien qu’arbitraire et mortifère, est souventjugé par la population locale comme préférable au désordre laissé par despouvoirs publics sans conscience sociale. Les narcotrafiquants participent enl’occurrence à la sécurisation du collège en punissant sévèrement les pertur-bateurs et savent parallèlement apparaître comme de généreux bienfaiteurs,des donateurs qui financent certaines activités scolaires et parascolaires. Cesdeux restrictions, en particulier la seconde, nous éloignent donc d’une des-cription irénique de la situation brésilienne.

Très bien documenté, l’ouvrage témoigne de l’acuité du regard de sonauteur, qui nous invite à repenser les articulations entre la rue et l’école. Ilreprésente assurément l’une des enquêtes de terrain les plus abouties desvingt dernières années sur la question de la déviance et de la délinquancejuvéniles en milieu populaire.

Néanmoins, cet ouvrage de qualité peut donner l’impression d’avoirembrassé trop large. En étudiant pas moins de quatre terrains très différents,« la rue », en l’occurrence, apparaît comme le « parent pauvre » d’unerecherche sociologique parfois scolaro-centrée. La grande majorité des don-nées empiriques (essentiellement des entretiens avec des collégiens) provienten effet du monde scolaire. Il n’en reste pas moins que cette diversité de ter-rains, associée à une solide pensée sociologique, constitue la plus granderichesse de cette belle recherche.

Thomas Sauvadet

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Judith Hayem, La figure ouvrière en Afrique du Sud, Paris/Johannesburg,Karthala/Institut français d’Afrique du Sud, 2008, 444 p.

Depuis la fin de l’Apartheid en 1994, l’Afrique du Sud a connu degrands changements, mais le capitalisme est resté et il est devenu plus « libé-ral » et débridé. L’euphorie des débuts a cédé la place au désenchantement.Thabo Mbeki a succédé à Nelson Mandela et, entre autres, la politique desanté publique est en panne, avec des conséquences dramatiques pour la luttecontre le sida. En mai 2008, l’impensable s’est produit : dans l’Afrique duSud multiraciale, des Noirs sud-africains ont commis des meurtres racistescontre d’autres Noirs, originaires du Mozambique, du Zimbabwe ou deSomalie, car ils ne parlaient pas le zoulou et qu’ils volaient le travail desautochtones. La figure ouvrière en Afrique du Sud livre les résultats desenquêtes réalisées par Judith Hayem, en 1997 et 1999, dans deux usines sud-africaines. Si son livre n’aborde pas toutes ces questions, il les éclaire et lesresitue dans leur contexte.

L’auteure se réclame de l’anthropologie ouvrière et politique, et de laspécificité de son regard : elle mène « un travail d’identification et d’analyseen intériorité des formes de pensée singulières des ouvriers » (p. 158), délais-sant « leurs représentations sociales et culturelles » (p. 160). Cette affirma-tion est peu convaincante : en analysant les formes de pensée des ouvriers,Hayem montre la structure de leurs représentations sociales. En particulier,les ouvriers sud-africains ont le sentiment d’être responsables de l’avenir deleur pays. Cette identité ouvrière référée au territoire national fait écho auxdébats marxistes sur la place de la question nationale.

Pour l’auteure, l’Apartheid a donné naissance à un « capitalisme deségrégation », organisant l’espace en fonction des intérêts de l’industrieminière, dominante à l’époque. Le développement séparé s’arrête aux portesde l’usine ou de la mine. Blancs, Noirs et Métis occupent les mêmes lieux detravail. Mais cette proximité spatiale va de pair avec une grande distancesociale et hiérarchique : les Blancs commandent, les autres exécutent.L’abandon de l’Apartheid correspondrait au déclin des mines et à la montéeen puissance d’activités économiques exigeant une main-d’œuvre hautementqualifiée et mobile.

Hayem commence par un bilan critique et approfondi des recherchessud-africaines sur les ouvriers, en distinguant trois périodes. Depuis 1948,début de l’Apartheid, et jusqu’aux années 1960, l’analyse économique domi-nait largement : les marxistes liaient l’Apartheid et le capitalisme, la dispari-tion du premier devant entraîner celle du second ; classe ouvrière signifiait« classe ouvrière noire et migrante » puisque les Noirs étaient censés résiderdans les Bantoustans, leur présence dans les townships et hostels pour céli-bataires étant seulement tolérée. Les économistes libéraux, à l’inverse,voyaient dans l’Apartheid une intervention étatique déplacée et nuisible à la

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fluidité de l’économie. Les uns comme les autres ont été pris au dépourvu parla décision politique de renoncer pacifiquement à l’Apartheid.

1973 marque un premier tournant dans la recherche, moins en raison duchoc pétrolier et de la crise économique mondiale que des grèves, qui ont para-lysé la ville de Durban pendant plusieurs mois. La sociologie prend le relais del’économie avec des recherches militantes sur la mobilisation, les syndicats etles conditions de vie et de logement. La fin de l’Apartheid marque évidemmentle début de la période actuelle, au cours de laquelle la recherche se recentre surla coopération, la négociation, les alliances de classe, etc.

L’usine étudiée en 1997, Star, est un équipementier spécialisé dans lesclimatiseurs d’automobiles, avec un effectif de 800 personnes. Sousl’Apartheid, Star prenait quelques libertés en menant une politique paterna-liste de formation et de fidélisation de la main-d’œuvre qualifiée noire. Unsyndicat multiracial a été reconnu dès 1982. Maintenant, l’entrepriseapplique la politique d’Affirmative Action (« action positive » et non-discri-mination) en privilégiant la formation continue des ouvriers, pour validerofficiellement leurs compétences.

Les ouvriers enquêtés raisonnent en termes d’égalité des chances. Ilsadmettent des différences de statut et de salaire entre ouvriers, si elles sont fon-dées sur l’expérience et la compétence. Ils reprochent à l’Apartheid de leuravoir assigné arbitrairement une place en fonction de la couleur de la peau.Pour certains, l’Apartheid n’a pas disparu, surtout parmi les ouvriers indienspour qui l’Affirmative Action profite aux Noirs et non à eux. Tous les enquêtésidentifient leur travail à la vie et ils partagent un « unanimisme productiviste »(p. 255). La majorité a confiance dans l’avenir de l’Afrique du Sud et ils croienty contribuer, faisant de l’usine « le lieu du sentiment national » (p. 256).

La deuxième usine, Autofirst, étudiée en 1999, est une PME de 250 sala-riés, spécialisée dans les pots d’échappement. À la différence de Star, elle aappliqué strictement les règles de l’Apartheid et elle affirme avoir procédédepuis à une « révolution managériale », ce qui doit être relativisé : les heuressupplémentaires sont officiellement « volontaires », mais obligatoires en pra-tique ; les prêts sans intérêts consentis aux ouvriers donnent à la direction unmoyen de pression efficace sur le personnel.

Les ouvriers sont conscients d’une grande rupture : autrefois, ils rece-vaient des ordres qu’ils ne pouvaient pas discuter. Aujourd’hui, ils peuventcommuniquer, entre eux et avec leurs chefs. L’autoritarisme n’a pas disparu,mais il peut être dénoncé. Ils considèrent que la communication permetd’améliorer la bonne marche de l’entreprise et l’on retrouve l’unanimismeproductiviste déjà repéré chez les ouvriers de Star. À Autofirst, ils aspirent àêtre « heureux au travail » et ils considèrent que leurs intérêts sont conci-liables avec l’intérêt bien compris de l’entreprise. L’annonce, fin 1998, d’uneréduction de la prime de fin d’année a été reçue comme une rupture ducontrat de confiance, entraînant une grève largement suivie.

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Il est pertinent d’étudier les transformations sociales et spatiales de lanouvelle Afrique du Sud au prisme du regard des ouvriers d’usine. Lesenquêtés analysent lucidement les progrès accomplis et leurs limites. Ils aspi-rent aussi à une entreprise idéale dans laquelle patrons et ouvriers travaille-raient en bonne intelligence et en harmonie. La solidarité avec les ouvriersdes usines voisines est affirmée et l’identité ouvrière apparaît territorialisée.

Un point de méthode appelle la discussion. Hayem a l’ambition de resti-tuer les formes de pensée des ouvriers dans leur singularité, « sans constituercette parole en illustration de la pensée de l’auteur » (p. 160). Son analyseregroupe les extraits d’entretiens utilisant la même expression, en les sortantde leur contexte, ce qui ne la met pas à l’abri du biais dénoncé.

Elle prétend aussi analyser la situation de l’Afrique du Sud en identifiantdes séquences politiques et en rejetant l’idée de transition. Mais l’histoire estfaite de continuités et de ruptures et, dans les extraits présentés, il y a moinsd’innovation qu’elle ne le prétend (p. 344). « Donner à chacun sa chance »est apparu aux États-Unis à la fin des années 1960, avec la « guerre contre lapauvreté » du président Johnson. C’est le fondement de l’Affirmative Action,qui s’est diffusée d’abord en Grande-Bretagne et dans le WhiteCommonwealth (Australie, Canada), plus tardivement en Afrique du Sud eten Europe. Surtout, l’idée d’une entreprise capable de concilier les intérêtsbien compris des ouvriers et des patrons est, depuis des lustres, au cœur de la« troisième voie », entre le capitalisme et le socialisme. À leur insu, lesenquêtés reprennent à leur compte la théorie de la justice de Rawls et celle dela communication de Habermas.

Hayem montre bien que le discours des ouvriers sud-africains a changé :ils parlaient de lutte de classe et d’antiracisme, ils n’utilisent plus l’expres-sion de classe sociale. En faire un discours « post-classiste » (p. 344) est dis-cutable. Considérer le concept de classe sociale comme « périmé » (p. 158)et « obsolète » (p. 349) est une extrapolation excessive. Dans les extraitsreproduits dans l’ouvrage, il apparaît que les ouvriers enquêtés ont uneconscience claire du collectif ouvrier et de ses solidarités, ainsi que de leuropposition avec la direction. La relation entre la pensée des ouvriers et le réeln’est ni directe ni immédiate.

Maurice Blanc

Catherine Bernié-Boissard, Des mots qui font la ville, Paris, La Dispute,2008, 254 p.

Il ne manque pas d’encyclopédies ou de dictionnaires pour explorer lesdiverses facettes du phénomène urbain contemporain. Ni de lexiques pourrendre compte de l’évolution en cours des villes et des modes de vie de leurshabitants, ou exposer et expliquer les politiques menées pour peser sur elle.

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En quoi, dès lors, le livre de Catherine Bernié-Boissard mérite-t-il d’êtresignalé à l’attention ? Évidemment pas en raison de sa visée pédagogique,commune, par définition, à tous ces ouvrages. Ni par la vision « citoyenne »qui l’inspire, pour user d’une épithète à la mode destinée à nimber d’une auramilitante un « civisme » synonyme de soumission conformiste aux normes etaux injonctions étatiques. Et encore moins par l’« enjeu éthique » de confir-mer la ville comme lieu par excellence du « vivre ensemble », manière bienpensante, et bien pesante aussi, de ne pas penser les clivages et les antago-nismes propres à l’urbanisation et, par-delà, aux rapports de production capi-talistes. Paradoxalement, néanmoins, c’est une volonté ténue mais tenace demaintenir malgré tout un minimum de distance avec les thématiques et lesproblématiques imposées qui fait que ce livre se détache du lot.

Enseignante et chercheuse en aménagement et en développement urbains,conseillère municipale de la ville de Nîmes, C. Bernié-Boissard aurait pu secontenter, comme le font maints universitaires exerçant parallèlement des res-ponsabilités politiques, de donner à ces « mots qui font la ville », cent fois lusou entendus, le sens qu’ils revêtent d’ordinaire dans les discours officiels,qu’ils soient académiques ou médiatiques. Et c’est effectivement à ce genred’exercice que l’auteur doit se plier pour être comprise des lecteurs auxquelselle s’adresse : étudiants, élus locaux, fonctionnaires territoriaux, urbanistes,architectes, travailleurs sociaux et autres « professionnels » impliqués dans les« projets qui agitent le monde urbain ». Mais elle ne s’y plie qu’en partie. À ladifférence de la majorité de ses collègues appartenant peu ou prou à la mêmegénération, en effet, elle n’a pas totalement largué ses idéaux progressistes dejeunesse sous couvert de retour à la « neutralité axiologique ». Pour elle, ladémarche scientifique n’exclut pas le « regard critique ». « Soyons de partipris », proclame-t-elle dans l’introduction.

Comme C. Bernié-Boissard le reconnaît elle-même pour s’en féliciter,Mai 68 l’a fortement marquée. Ce moment « contestataire » imprègne effec-tivement certaines des définitions ou des interprétations qu’elle propose au fildes rubriques, telles celles consacrées à la soi-disant « politique de la ville »ou aux « 3R : rénovation, requalification, renouvellement urbain ». Parmi latrentaine de mots ou expressions sélectionnés, trois ne figurent pas souventou plus du tout, de nos jours, dans le vocabulaire habituel – véritable nov-langue technocratique et gestionnaire – des experts ès « problèmesurbains » : « droit à la ville », « mouvement social », « utopie ».

De même, le fait pour l’auteure d’avoir été longtemps proche du PCFtransparaît ici et là dans l’usage de termes connotés « langue de bois » par leschantres de l’ordre établi, le recours à des grilles d’analyse « anti-libérales »en économie urbaine, ou encore au travers d’appréciations caustiques portantsur tel ou tel aspect : « la ville du capitalisme, dont la croissance est néces-sairement inégale, destructrice autant que créatrice », l’« élitisation » des

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centres-villes, la « privatisation de l’espace public », « la fête, immense accu-mulation de marchandises », promue et instrumentalisée dans le cadre de « lamise en concurrence des villes », paupérisation et marginalisation des quar-tiers populaires dues à « un système économique qui a toujours besoin d’unemain-d’œuvre sous-payée et surexploitée », etc.

Au plan des références intellectuelles et bibliographiques, MichelRagon, Alain Médam et surtout Henri Lefebvre sont mis à contribution,noyés, il est vrai, au milieu d’une foule de chercheurs en vue qui font actuel-lement autorité en France, pour qui « l’un des sociologues de l’urbain les plusproductifs des années 1960-1970 », selon C. Bernié-Boissard à proposd’H. Lefebvre, ne semble, à l’instar d’autres théoriciens marxistes français ouétrangers, n’avoir jamais existé. Or, ce contexte idéologique n’est pas sansatténuer quelque peu l’acuité du « regard critique » revendiqué par l’auteure.

Loin de verser dans la radicalité, les considérations accompagnant lesdéfinitions terminologiques renvoient très souvent à des approches consen-suelles et des raisonnements convenus, du genre « c’est la ville qui fait lasociété et non l’inverse », qui viennent quelque peu tempérer sinon neutrali-ser le caractère corrosif des points de vue développés par ailleurs. CarC. Bernié-Boissard a beau rappeler que « les mots pour dire la ville ne sontjamais neutres », qu’« ils recouvrent un enjeu idéologique et concretmajeur », son intention de « déconstruire quelques aspects de la “fabrique desvilles” » pour « dévoiler cet enjeu » se heurte à la difficulté apparente pourelle de se passer de nombre des termes, expressions, tics de langage,truismes, idées reçues et des postulats non fondés dont est truffée la doxa surl’urbain en vigueur aujourd’hui dans le monde savant français. Laquelle,pourtant, sur bien des points, devrait précisément être discutée, sinon contes-tée. Souci de respecter, in fine, la règle du « scientifiquement correct », c’est-à-dire ne pas transgresser un seuil de tolérance à la critique sociale devenuparticulièrement bas dans la recherche urbaine hexagonale ? Contradictionsnon perçues ou esquivées entre théorisations universitaires et pratique d’éluelocale, par peur inconsciente de devoir les affronter ? Désir de garder espoiren un avenir meilleur pour les citadins en dépit des raisons objectives d’endouter ? Encore que cet optimisme ne semble pas tout à fait de commande, àen juger par l’entrain avec lequel C. Bernié-Boissard puise dans sa connais-sance intime des réalités urbaines nîmoises celles qui lui paraissent suscep-tibles d’être « positivées ».

Il n’en reste pas moins qu’il lui arrive à plusieurs reprises d’affirmer tourà tour une chose et son contraire. À commencer par ce « vivre ensemble »,évoqué plus haut, que les villes auraient pour vocation de favoriser et dont ondécouvre, quelques chapitres plus loin, qu’« elles sont aujourd’hui des lieuxd’exclusion, de ségrégation, d’apartheid ». À la rubrique « étalementurbain », l’excellente synthèse critique des débats en cours sur le sujet se ter-

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mine par une observation suivie d’une interrogation pour le moins candides.Dans un rapport de l’Agence européenne pour l’environnement mettant engarde contre la menace écologique, sociale et économique que représente lapoursuite d’une urbanisation diffuse à la lisière des agglomérations,C. Bernié-Boissard note « une absence de taille. À aucun moment n’est envi-sagée la participation des citoyens, des urbains, des péri-urbains à larecherche d’un espace de vie conforme à leurs aspirations. Sans recherche desolutions collectives ancrées dans une démarche démocratique, peut-on rele-ver durablement le défi de l’étalement urbain ? » Certainement pas, et l’au-teure laisse d’ailleurs entendre que la question est purement rhétorique. Depar son positionnement politique, elle est tout de même bien placée poursavoir que la « construction européenne », en ce domaine comme dans tousles autres, n’a jamais eu la souveraineté populaire pour fondement. Et il enva de même pour les logiques et les mécanismes socio-économiques, pour nerien dire des politiques publiques, qui, beaucoup plus que « les mots », « fontla ville » et, donc, entre autres, l’étalement urbain, ainsi que C. Bernié-Boissard le reconnaît implicitement.

On pourrait relever d’autres cas où celle-ci est amenée à se contredire.Entre autres à propos de la ségrégation ou de la « métropolisation ». Mais,plutôt que poursuivre un tel repérage, mieux vaut en revenir, pour essayerd’expliquer ce manque de cohérence, à une interrogation, toujours pertinenteaux yeux de l’auteure, qu’elle avait fait sienne dans la foulée de Mai 68 :« Peut-il y avoir des rapports sociaux urbains qui ne soient pas, ou plus, desrapports de domination ? » Au cours des brèves années où elle demeuraposée, cette question avait tout d’abord reçu une réponse « extrémiste ».« Changer la ville, changer la vie », selon un slogan que C. Bernié-Boissardn’hésite pas non plus à réactiver pour clore l’introduction de son livre, sup-posait que l’on change simultanément de société. Mais, contrairement à cequ’elle avance, ce slogan n’a pas tardé à perdre toute « sa charge subver-sive ». Rapidement, il ne s’est plus agi que de changer la société, autrementdit la réformer au lieu de la « révolutionner ». Ce qui a fini par se produire aucours des deux décennies suivantes, mais dans un sens opposé, commechacun sait, à celui initialement escompté. Et « la ville » ou, du moins, unepartie d’entre elle avec ses habitants en ont fait les frais.

Tandis que la majorité des penseurs (ou des acteurs) de l’urbain se sontaccommodés de la situation au point de juger périmée ou incongrue la ques-tion ci-dessus rappelée, quelques-uns persistent à la poser, mais en sachantfort bien qu’elle devrait être complétée pour tenir compte de la nouvelleconjoncture socio-historique : « Peut-il y avoir des rapports sociaux urbainsqui ne soient pas, ou plus, des rapports de domination, alors que ceux-ci n’ontcessé de se renforcer et de s’étendre à l’échelle nationale et mondiale ? »Cependant, chacun sent bien l’absurdité d’une telle interrogation. Et l’on

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1. Laurent Ghekière, « Le logement social face aux règles du marché unique européen »,Colloque : L’avenir du logement social en Europe, Paris, 22-23 novembre 2007(http://www.sh.colloque.free.fr).

comprend que ceux qui la formulent en leur for intérieur préfèrent la mainte-nir dans le non-dit et continuer à faire « comme si… ». C. Bernié-Boissard estde ceux-là. D’où cette alternance – peut-être le terme « tension » serait-il plusapproprié – entre conformisme et rébellion dans le cours de sa réflexion. Cequi pourra rendre la lecture de son livre irritante pour les esprits soucieux decohérence à tout prix. Ou assez excitante pour peu que l’on ait encore enviede vrais débats politiques sur l’urbain contemporain, fussent-ils un peu vifs.

Jean-Pierre Garnier

Hélène Frouard, Du coron au HLM : patronat et logement social (1894-1953),Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 187 p.

Ce petit livre est abondamment illustré et soigneusement édité. Commeson titre l’indique, il analyse « le rôle joué par le patronat dans la construc-tion du logement social », dans la période comprise entre deux textes législa-tifs : la loi Siegfried du 30 novembre 1894, relative aux habitations à bonmarché (HBM, accordant des moyens publics à la production de logementsdestinés aux ouvriers) et la loi du 11 juillet 1953 portant sur le « redressementéconomique et financier » et, plus spécifiquement, sur la contribution patro-nale obligatoire au logement, plus connue comme « le 1 % logement ».L’ouvrage aborde le sujet complexe de l’histoire du logement patronal, enanalysant le patronat comme acteur de la construction du système du loge-ment social en France, ses relations avec les pouvoirs publics autour de l’en-jeu majeur de la réforme sociale, prémices de l’État-Providence.

Cet ouvrage constitue une contribution remarquable à l’histoire du loge-ment social français, dans une période encore mal connue. En outre, il prendpour fil conducteur les relations du patronat et des pouvoirs publics qui ontabouti au premier modèle de financement stable et solvable du logementsocial en France. L’ouvrage recherche les origines d’un tournant clé de cettepolitique, un tournant qui est toujours d’actualité en France, car le modèle definancement du logement social mis en œuvre en 1953 a été récemmentreconnu conforme aux principes anti-interventionnistes des « services d’inté-rêt général » (dont le logement social), dans le protocole correspondant dutraité de Lisbonne de l’Union européenne (13 décembre 2007) 1.

En analysant le rôle du patronat dans le domaine du logement ouvrierpendant la première moitié du XXe siècle, le livre d’Hélène Frouard, issu desa thèse de doctorat, cible la genèse des dispositifs de financement esquissés

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entre les deux guerres, qui sont la clé du développement des HLM à partir desannées 1950.

L’introduction énonce la problématique et affiche les objectifs de l’ou-vrage (qui dépassent largement la genèse du 1 % logement). Le premier cha-pitre démarre par une synthèse de l’état de la connaissance en matière deformes architecturales et urbaines, et de pratiques patronales en matière d’ha-bitation en France jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le récit montre ensuite com-ment les entreprises, considérées comme « des actrices majeures » dumouvement de réforme du logement avant l’entrée de l’État sur cette« scène », s’associent avec les pouvoirs publics ; d’abord sur le terrain pro-grammatique (la Société mulhousienne des cités ouvrières sera un exemplemajeur), mais aussi dans la mise en place de la loi de 1894 (création de socié-tés de HBM, appui aux comités de patronage, crédits de la Caisse des dépôtset consignations, etc.). Pourtant, les objectifs des patrons (assurer une main-d’œuvre suffisante) et ceux des réformistes (« améliorer la condition phy-sique et morale des travailleurs ») ne coïncident pas totalement. Desdivergences se font sentir rapidement dans divers domaines (accession à lapropriété abandonnée par le patronat, réglementation de la location du loge-ment patronal, etc.) et la « fissure », les « premières tensions » en matière delogement entre l’État et le patronat prennent forme à l’occasion du débatpréalable à l’adoption de la loi du 23 décembre 1912, où seront contestés lalégitimité de l’action patronale en matière de réforme du logement et, enconséquence, son droit aux bénéfices des HBM.

Le deuxième chapitre se centre sur le logement patronal après « le chocde la guerre » de 1914, en décrivant le logement ouvrier dans les régionsdévastées et les effets du blocage des loyers et de la crise de la construction,faisant obstacle aux besoins massifs de recrutement et à la reprise écono-mique. Il montre aussi les divers moyens utilisés par les entreprises pourloger leurs travailleurs (immeubles existants, baraquements, maisons provi-soires, maisons moulées et autres solutions techniques basées sur des maté-riaux économiques et systèmes de construction rapide). La plupart despatrons sont favorables au logement individuel et méfiants devant l’architec-ture du « mouvement moderne » (Le Corbusier, Lurçat). Enfin, le patronatessaie de se doter de ses propres instruments pour financer le logement :Caisse foncière de crédit pour l’amélioration du logement dans l’industrie,Caisses de secours, Caisse de compensation des allocations familiales duConsortium de l’industrie textile. L’ouvrage s’oriente ensuite vers l’analysedes relations entre patronat et pouvoirs publics dans le financement du loge-ment ouvrier.

Les chapitres trois à cinq (« Le constat des différences », « Des positionsirréconciliables » et « S’adapter plutôt que subir ») constituent une trilogiesur trois configurations différentes (trois rapports de force ?) de ces relations

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entre patronat et État. Chaque élément de cette trilogie est présenté commeun moment dans l’expression de ces relations mais, pris tous ensemble, ilssont interprétés comme le parcours historique conduisant à l’institutionnali-sation des dispositifs de l’allocation-logement et du 1 % logement.

Le premier élément de la trilogie est centré sur les modalités exception-nelles de financement public trouvées par le patronat (ou certains de ses sec-teurs) autour des années 1920 (comme le droit à dommage issu de la Chartedes Sinistrés, ou le relèvement de la taxe sur le charbon). Par contre, au mêmemoment, l’entrée des logements patronaux dans les circuits de crédit prévuspar la législation des HBM restait conditionnée par des règles peu adaptées auxentreprises ou peu acceptables par elles. Garder le contrôle sur l’usage deslogements qui leur appartiennent se révèle un souci majeur des industriels,malgré les conditions posées dans l’application de la loi des HBM, ainsi queles règles de droit commun en matière de location.

Le chapitre quatre traite des « formes d’action collective » qui ontpermis à certains industriels de « répondre collégialement au manque delogements ». « Ces expérimentations, qui cherchent à mutualiser les effortstout en évitant l’ingérence de l’État, forment la trame d’un véritable contre-projet » aux propositions de « participation obligatoire » qui seront appuyéespar Loucheur, Dautry et certains syndicats ouvriers dans les années 1920. Ladimension urbaine dans les formes d’action individuelles (cités ouvrières,impact du logement patronal dans les villes) est aussi évoquée.

Le troisième élément de la trilogie est ciblé sur la crise de 1930, présen-tée comme une « période charnière », où les difficultés de gestion du parc deslogements patronaux conduisent, d’après l’auteur, à mettre en cause la vali-dité des politiques patronales traditionnelles. La reprise économique à laveille de la deuxième guerre mondiale, puis les perspectives de la recons-truction, induisent des innovations, dont l’émergence de l’échelle du terri-toire (décentralisation industrielle, chute de la cité ouvrière isolée) etl’adoption des principes des CIAM. À la fin de la guerre, le patronat adopteune nouvelle attitude (dont les causes ne sont pas bien étudiées), plus favo-rable pour « collaborer avec les pouvoirs publics dans l’œuvre de construc-tion des logements » et pour « dénouer le lien entre l’ouvrier logé etl’employeur ». Le récit est prêt pour le dénouement.

Sous le titre « Bâtir le compromis », le chapitre six retrace d’abord l’his-toire politique des initiatives patronales des années 1930 et 1940, précurseursdirects de l’allocation-logement et de la mutualisation des efforts de construc-tion dans un groupement patronal, dont le CIL de Roubaix ; il fait ensuite unerapide analyse de la translation de ces expériences de contribution patronale àla législation de 1953 : le temps se précipite à la fin de l’ouvrage !

Les conclusions sont pertinentes mais très brèves à leur tour (2 pages).Une annexe présente la méthode mise en œuvre pour l’analyse comparative

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confrontant logement patronal et HBM : les cotes des archives consultées, lessources et la bibliographie (très abondante mais non exhaustive), un indexdes noms et une table des matières.

Cet ouvrage élabore un récit très intéressant, bien documenté pour toutela France métropolitaine et bien construit (même si l’abondance de notesréduit la fluidité de la lecture). Mais la timidité, ou le manque d’audace,réduit la puissance du livre qui n’approfondit pas l’interprétation. Très limitéaux objectifs affichés, il ne déborde jamais le cadre de la France. Très fidèleà la démarche du récit, le texte a du mal aussi à inclure les contextes idéolo-gique, politique et économique. Sauf quelques références à la culture archi-tecturale du moment, à la Réforme sociale et à la chute des pratiquespaternalistes et de l’État-providence, les références contextuelles sontabsentes. L’interprétation est construite sur le devenir des politiquespubliques et patronales de logement ouvrier et elle repose sur le constat dedémarches présentées comme endogènes et conjoncturelles ; le rôle des idéo-logies dominantes et des changements du capitalisme est oublié. L’ouvragene parvient pas à interpréter des éléments forts et apparemment contradic-toires comme le placement du 1 % logement, un « héritage » de l’anti-inter-ventionnisme, au cœur de la politique des HLM et du déploiement dukeynésianisme en France.

Du coron au HLM constitue, malgré quelques manques dans l’approfon-dissement, un ouvrage très solide, minutieux et rigoureux à l’intérieur ducadre fixé, un élément important du lien entre l’historiographie de la réformedu logement et l’historiographie politique des HLM, un apport intéressant pourla construction de la connaissance de l’histoire de la politique du logementsocial en France. Ce livre donne donc matière à réfléchir aux étudiants, cher-cheurs et acteurs sociaux intéressés par ce sujet.

María Castrillo RomónInstitut universitaire d’urbanisme de l’université Valladolid,

Espagne

Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, LaFrance des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris,La Découverte, 2008, 320 p.

Les « classes moyennes » sont de retour : en ville (Bidou-Zachariasen,sous la dir. de, 2003), dans les débats publics et, en force depuis quelque temps,dans la littérature sociologique (Informations sociales, 2003 ; Éducation etsociétés, 2005 ; Problèmes politiques et sociaux, 2007 ; Bacqué et Vermeersch,2007 ; etc.). Trente ans après l’intérêt qu’avait suscité au lendemain de Mai 68l’essor des « nouvelles classes moyennes » lié au développement de l’ÉtatProvidence, et « après la longue éclipse des années 1980 et 1990 » (p. 8), de

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nombreux travaux récents s’attachent en effet à analyser ce que sont aujour-d’hui les « classes moyennes », en termes de composition sociale, de valeurs,de modes de vie ou de modes d’engagement et, plus précisément, à étudier cequ’elles sont devenues dans un contexte social profondément renouvelé,marqué notamment par la précarisation de la société. Dans cet ensemble, LaFrance des « petits-moyens », de Marie Cartier, Isabelle Coutant, OlivierMasclet et Yasmine Siblot, mérite incontestablement d’être parcourue.

Loin des analyses globalisantes sur le déclassement, le déclin ou la« dérive » (Chauvel, 2006) des « classes moyennes », qui « ne resituent pasprécisément les populations qu’elles évoquent ni dans le temps […], ni dansl’espace […], ni dans l’espace interne de ce groupe dont l’hétérogénéité estparticulièrement grande à tous points de vue […] » (p. 10), l’ouvrage pré-sente une étude très fine des trajectoires, des modes de vie, des pratiques etdes dispositions d’une strate particulière des classes sociales, située entre lehaut des classes populaires et le bas des « classes moyennes », celle des« petits-moyens ». Employés, techniciens ou, plus rarement, cadres moyens,ces ménages ont en commun d’avoir effectué (dans des contextes de mobilitésociale différents) des « petits déplacements sociaux ». Ils « ont acquis suffi-samment de ressources pour ne plus s’identifier complètement aux classespopulaires et ne plus être [confondus] avec elles. Mais, d’un autre côté, leurmanière de se situer socialement, comme certaines spécificités en termes depratiques domestiques et culturelles, ainsi que les échecs et revirements deleurs parcours professionnels et résidentiels empêchent de les rattacher pure-ment et simplement aux “classes moyennes” » (p. 11).

En même temps, ce qui définit les « petits-moyens » étudiés par lesquatre auteurs, c’est le fait qu’ils habitent (ou qu’ils ont habité) dans uncontexte résidentiel particulier, celui de l’habitat pavillonnaire de la banlieueparisienne. Ce contexte a constitué tout à la fois le support de leurs petitsdéplacements sociaux, le théâtre d’une affirmation statutaire et une « scèned’apprentissages sociaux et culturels multiformes ». C’est pourquoi, LaFrance des « petits-moyens » est aussi une enquête sur la banlieue pavillon-naire, une monographie d’un quartier situé dans la banlieue pavillonnaireparisienne, le quartier des Peupliers à Gonesse. Composé de différents micro-quartiers et de différents types d’habitats : des maisons individuellesanciennes, des pavillons « en bandes » érigés dans les années 1958-1966, despavillons individuels construits dans les années 1970, des pavillons « de stan-ding » construits plus récemment… ce quartier n’est ni un quartier populaireni un quartier homogène de « classes moyennes ». Il abrite une grande diver-sité d’habitants, des ouvriers aux cadres, et, depuis les années 1990, unepopulation importante de familles étrangères, venant pour la plupart deTurquie. Mais le cœur de sa population est constitué de plusieurs générationsde « petits-moyens » qui sont au centre du livre.

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Après une présentation solidement informée du quartier des Peupliers(« Un quartier de promotion »), de son histoire, de son peuplement, de sacomposition sociale et de son bâti, trois générations de « petits-moyens »sont successivement étudiées. La première est celle des « pionniers » qui sontarrivés dans le quartier, dans les pavillons en bandes, dans les années 1960(chapitre 2). En s’installant dans ce quartier, cette génération de « petits-moyens », d’origine rurale ou issus de quartiers ouvriers traditionnels, afabriqué une « culture domestique locale » originale, ni populaire, ni « classemoyenne », qui a longtemps structuré leurs pratiques (de consommation,éducatives, familiales ou de loisirs), leurs relations de sociabilité et la vie duquartier, avant de se décomposer progressivement au fil du temps, en raisondes départs d’une partie des pionniers, du vieillissement de ceux qui sontrestés et, aussi, de l’arrivée de nouvelles populations. La deuxième généra-tion observée est celle des habitants, issus des cités, qui se sont installés dansles lotissements neufs construits à partir des années 1990 (chapitre 3).Comme les pionniers, ces « enfants des cités en quête de respectabilité » ontconnu une petite ascension sociale, en particulier grâce aux institutionspubliques, et en même temps, en s’installant aux Peupliers, une certaine pro-motion résidentielle. De ce double fait, comme la première génération de« petits-moyens », leurs pratiques familiales, éducatives et de loisirs se dis-tinguent de celles des classes populaires, sans se confondre avec celles des« classes moyennes ». Mais, parce que le contexte social n’est plus le même,parce que le quartier a lui aussi changé, leur position sociale apparaît beau-coup plus fragile que celle des pionniers, ce qui explique en particulier leurattitude de rejet à l’égard des cités environnantes, dont ils sont issus, et àl’égard de leurs habitants. La troisième génération, enfin, est constituée des« jeunes des pavillons » (chapitre 4). Âgés de 20 à 25 ans (au moment del’enquête), ces individus sont les enfants des ménages de « petits-moyens »qui se sont établis dans le quartier des Peupliers dans les années 1980.Banlieusards, comme les « jeunes des cités », mais n’habitant pas dans unecité, ils se situent, comme les autres générations de « petits-moyens », dansun entre-deux social. Leurs pratiques et leurs sociabilités se caractérisent parun fort entre-soi et par un rapport « flottant » au quartier, qui « traduit le faitqu’ils sont dans une période de transition dans laquelle leurs destins sociauxsemblent pouvoir prendre des formes très diverses » (p. 188).

Deux autres chapitres complètent l’ouvrage. Le premier (chapitre 5)porte sur les relations que les « petits-moyens », et plus particulièrement lespionniers, devenus « captifs » et âgés, entretiennent avec les familles turquesqui, désormais, donnent localement le ton. Comme dans d’autres contextesrésidentiels présentant des configurations sociales proches (cf. Villechaise-Dupont, 2000), l’étude de ces relations montre que la cohabitation entre lesdeux populations est difficile, en partie parce que la distance sociale quisépare les « petits-moyens » et leurs nouveaux voisins est trop floue pour que

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les premiers puissent, sans risque de confusion ou d’éclaboussures, s’engagerdans des relations avec les seconds. Le deuxième (chapitre 6), à caractèreplus exploratoire, traite de « la droitisation des pavillonnaires ». À la lumièredes pratiques électorales récentes des habitants du quartier des Peupliers, cephénomène de « droitisation », fortement médiatisé à l’occasion des électionsprésidentielles de 2007, apparaît bien réel. Il est révélateur des transforma-tions de cette strate des « petits-moyens » ayant accédé au fil des générationsà la propriété pavillonnaire en banlieue parisienne. Mais l’analyse des pra-tiques électorales et militantes révèle aussi que si une partie des habitants desPeupliers s’est récemment « droitisée », ce n’est pas le cas de tous et qu’ilexiste dans le quartier des militants de gauche qui « incarnent d’autres typesde trajectoires au sein des “petits-moyens” » (p. 301) et qui contredisentl’image homogénéisante de « la droitisation des pavillonnaires ».

Issue d’une enquête ethnographique collective de longue durée, qui apermis de recueillir et de construire un important matériau très présent dansl’ouvrage, La France des « petits-moyens » apporte au total une descriptiontrès convaincante de cette strate particulière des classes sociales. Sans équi-voque, les « petits-moyens » observés par les quatre auteurs se caractérisentpar des pratiques (des sociabilités, des valeurs…) qui leur sont propres, quiparfois se différencient radicalement des pratiques des classes populaires etde celles des « classes moyennes » (à l’exemple de ce que les auteurs évo-quent à propos des rapports que les « petits-moyens » entretiennent avec « lesétrangers ») et qui parfois apparaissent comme des pratiques « hybrides »,mêlant des caractéristiques populaires et des caractéristiques de « classesmoyennes » (à l’exemple de leurs pratiques en matière de dérogation sco-laire, basées sur le sport et non pas sur les langues).

En même temps, le livre montre que ces « petits-moyens » ne constituentpas un ensemble totalement homogène. D’abord, parce qu’à l’intérieur decette population figurent des couples composés en quelque sorte d’un« petit » et d’un « moyen », qui tirent le ménage tantôt du côté des milieuxpopulaires, tantôt du côté des « classes moyennes ». Ensuite, et surtout, parceque cette population agrège des générations différentes de « petits-moyens ».Ce faisant, cette enquête montre plus largement tout l’intérêt d’une approchegénérationnelle des groupes sociaux. Parce que d’une époque à l’autre lesindividus (et les ménages) qui occupent telle ou telle position dans l’espacesocial ne sont pas les mêmes (en termes de professions, de trajectoires),l’analyse des groupes sociaux doit prendre en compte ces différences géné-rationnelles, comme elle doit prendre en compte, aussi, les effets du vieillis-sement des individus (et des ménages).

Un autre intérêt de l’ouvrage est de montrer également, dans le prolon-gement des travaux de Maurice Halbwachs sur les structures morphologiquesdes groupes sociaux, que l’étude des groupes sociaux est indissociable de

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l’étude des espaces dans lesquels ils vivent (et des espaces dans lesquels lesindividus ont vécu). Dans ce registre, La France des « petits-moyens »contient et apporte de nombreux éléments sur la socialisation résidentielledes « petits-moyens » et sur le rôle du quartier (et de l’habitat) dans la fabri-cation de ce groupe social. En revanche, alors que plusieurs indications dansl’ouvrage laissent apparaître que le quartier ne constitue pas le seul universde la vie sociale des « petits-moyens », les auteurs accordent peu de placedans leur analyse aux autres espaces de la vie quotidienne de ces ménages (etde leurs enfants) ou à leurs lieux de vacances (dans le cas des pionniers deve-nus âgés notamment).

Enfin, d’un point de vue plus méthodologique, ce travail d’enquête montretout l’intérêt qu’il y a dans une recherche à mobiliser différents types de don-nées (des données quantitatives, des observations, des entretiens…) et, plusencore, à faire varier la focale de l’analyse. Ainsi, selon les chapitres, selon lesquestions traitées, les auteurs privilégient tantôt l’étude d’un large ensemble deménages (les pionniers), tantôt l’examen approfondi des trajectoires sociales etrésidentielles d’un tout petit nombre de ménages (trois ménages de « petits-moyens » issus des cités), tantôt encore, autre illustration, l’analyse d’ungroupe de voisins constitué de trois fratries de « jeunes des pavillons ».

On l’aura compris, La France des « petits-moyens » n’est pas un petitlivre, ni un livre moyen, mais une grande enquête, qui invite à regarder autre-ment les classes et la stratification sociales, et à regarder aussi autrement labanlieue (parisienne) et ses habitants, jeunes ou moins jeunes.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BACQUÉ, M.-H. ; VERMEERSCH, S. 2007. Changer la vie ? Les classes moyennes etl’héritage de Mai 68, Paris, Les éditions de l’Atelier/éditions ouvrières.

BIDOU-ZACHARIASEN, C. (sous la dir. de) 2003. Retours en ville, Paris, Descartes & Cie.CHAUVEL, L. 2006. Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil/La République des

Idées.Éducation et sociétés, 2005. Les classes moyennes, l’école et la ville : la reproduc-

tion renouvelée, Louvain-la-Neuve, éditions De Boeck, n° 14.Informations sociales, 2003. Portrait social des classes moyennes, Paris, CNAF,

n° 106.Problèmes politiques et sociaux, 2007. Les classes moyennes, Paris, La

Documentation française, n° 938-939.VILLECHAISE-DUPONT, A. 2000. Amère banlieue. Les gens des grands ensembles,

Paris, Grasset/Le Monde.

Jean-Yves Authier

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Agnès Deboulet, Rainier Hoddé et André Sauvage (sous la dir. de), La cri-tique architecturale. Questions – frontières – desseins, Paris, Éditions de laVillette, 2008, 311 p.

Cet ouvrage attire l’attention à la fois en raison de son thème, peuexploré, et de l’intelligence et le soin qu’y ont apportés les directeurs de l’ou-vrage. Croisant plusieurs initiatives, il propose un état des lieux en matière de« critique architecturale », sujet qu’il faut prendre d’autant plus au sérieuxqu’il est soumis à tous les vents. L’argument général de ce livre pourrait serésumer à quelques interrogations (liste non exhaustive) : au-delà des guerresfratricides entre architectes, à quelle aune juge-t-on de ce qui est désigné par« architecture » dans la sphère occidentale ? Quels sont les outils d’analyse etd’évaluation des architectes ? Ceux-ci sont-ils les mieux placés pour enparler et critiquer ? Vers où les sciences humaines et sociales déplacent-ellesla question de la « critique » et celle de son objet, l’architecture ?

Dans leur introduction, Agnès Deboulet et Rainier Hoddé rappellent lesorigines de ce livre qui est présenté comme une « anthologie raisonnée »(avertissement de l’éditeur). La pédagogie, soit la critique comme exercicedu jugement dans la formation des étudiants à l’École d’architecture deNantes, en fut la première source. Eut lieu par la suite, en 1998, un séminaireréunissant les enseignants-chercheurs des écoles sur le thème : « Les enjeuxde la critique en architecture et dans l’enseignement », notamment dans lecadre des activités du laboratoire LAUA, rebaptisé récemment « LangagesActions Urbaines, Altérités », dont les recherches font référence (cf. la revueLieux communs). Troisième origine : l’ouvrage réunit outre des articlesinédits (séminaire cité ci-dessus), des articles réédités pour l’occasion, enparticulier des articles parus dans Architecture, Mouvement, Continuité, ouArchitecture d’Aujourd’hui ou encore Le Visiteur mais aussi Espaces etSociétés (cf. n° 60-61 de 1991). Les contributions à cet ouvrage datent pourles plus anciennes du milieu des années 1960. Elles n’émanent pas seulementd’auteurs français, puisque l’on repère des auteurs anglo-saxons (PeterCollins, Thomas Creighton), espagnols (tels que Josep Maria Montaner) ouencore des passeurs de frontières (ainsi Julius Posener et YorgosSimeoforodis). Et si, curieusement, aucun auteur italien ne figure dans lesommaire, Bruno Zevi ou Manfredo Tafuri par exemple, sont tour à tourcités. La critique architecturale prend sens dans des contextes culturels et pro-fessionnels de production du cadre bâti et elle a ses réseaux de circulation. J.-M. Montaner le rappelle dans sa contribution et Hélène Jeannière en pro-pose une analyse serrée.

Au-delà de ces premières distinctions, les directeurs de l’ouvrage ontcomposé l’ensemble des contributions selon un ordre qui distingue lesauteurs selon leur position vis-à-vis de ce qui est entendu par « critique archi-tecturale ». Le sommaire est donc ordonné en trois parties : 1/« Positions de

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critiques » ; 2/« Diffusion et appropriations de la critique » et 3/« Points devue disciplinaires ». Cet ordre laisse à peine filtrer, tant il est sérieux, la vio-lence qui traverse ce qui est désigné par plusieurs contributions comme un« champ » (en référence explicite à P. Bourdieu). Pour saisir l’ampleur de cephénomène, étrange en ces temps « critiquement corrects » et sans doute énig-matique pour le lecteur d’Espaces et Sociétés, il faut commencer par la lecturede l’annexe, signée de François Chaslin, architecte, enseignant, homme deplume et producteur d’une émission radiophonique. Cette annexe est consa-crée à « L’arche de Nouvel et les mythes du Cargo », autrement dit à la récep-tion – faite dans la presse – au musée parisien du quai Branly, dit aussi Muséedes arts premiers (inauguré en 2006). L’éditeur explique en prologue la placeofferte à ce texte qui semble avoir eu quelque mal à trouver un support !

L’annexe en question reprend l’enquête menée par F. Chaslin sur ce quela presse (internationale/nationale, grand public/professionnelle) a mis sousles yeux de ses lecteurs. Enquête patiente, à bien des égards étonnante et quipour le lecteur étranger à la chose fait figure de travaux pratiques. Elle méri-terait sans doute une étude systématique ; elle n’est pas exhaustive ; maisqu’importe, des chercheurs y regarderont de plus près, un jour ou l’autre. Carl’objectif de F. Chaslin n’était pas de ce côté-là. Il visait à dresser un tableauqui s’avère édifiant des batailles économiques et symboliques, autour d’un« bâtiment », de sa conception, de ses dimensions politiques, culturelles etscientifiques. À la lecture de cette chronique, il semble que tout soit permisen matière de critique architecturale : ce qui est supposé faire « champ » estlà sans limites et à la hauteur des intérêts en jeu. Cette annexe éclaire d’autrescontributions de l’ouvrage plus discrètes. Car nombre d’« affaires » toutaussi sanglantes ont parsemé, par le passé, les opérations de jugement desaffaires architecturales.

Les questions que partagent ou qui distinguent les auteurs de cet ouvragepeuvent s’apprécier avec un peu plus de distance. Établir les possibles viséesde la critique architecturale suppose en première approche de reconnaîtretrois pôles entre lesquels elle circule et vis-à-vis desquels elle a cherché etcherche encore à s’installer : les disciplines traitant des arts, l’histoire del’architecture et le journalisme. Par rapport aux arts et aux recherches qui enfont leur objet, on peut se demander quelle place tient aujourd’hui l’architec-ture dans la sociologie, telle que la conçoit par exemple Nathalie Heinich. Celivre ne propose pas de réponse à cette épineuse question. Second pôle : l’his-toire de l’architecture vis-à-vis de laquelle la critique architecturale fut long-temps fort respectueuse. Cette allégeance fut travaillée notamment parM. Tafuri, il y a plus de deux décennies. Les travaux récents en socio-histoirede l’architecture permettraient-ils de reprendre langue avec les historiens (àla suite par exemple de l’analyse de l’affaire du Westminster Hall, proposéepar P. Collins dans son article paru en 1968) ? Troisième pôle : le journa-lisme, pratique souvent décriée, mais que les professionnels de la chose

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1. Par exemple O. Söderström, E. Cogato Lanza et al. (sous la dir. de), L’usage du projet,Lausanne, Paris, Payot, 2000.

défendent, ainsi Frédéric Edelmann (journaliste d’un « grand journal dusoir ») dans une contribution quasi autobiographique évoquant les « liaisonsdangereuses et vertus nécessaires de la critique ».

Par rapport à ces pôles, les défenseurs d’une critique architecturale ins-truite par les recherches en sciences humaines et sociales ont multiplié lesefforts : on renvoie ici à l’article de Bernard Huet, daté de 1995 et qui fut pré-cédé de nombreuses autres prises de position tout aussi éclairantes. D’autrescontributions à ce livre proposent des cadres théoriques pour comprendre lesopérations de conception (Frédéric Pousin en 1991 dans Espaces et Sociétés)ou pour instruire de façon raisonnée le lourd dossier des « controverses »(Olivier Chadoin en 1999). En complément de ce qui fait figure de pro-grammes de recherches, Christophe Camus rappelle la puissance persistantedu « fétichisme de l’objet », puissance qui ne semble pas pouvoir être rame-née ni à des questions de mise en image et de figuration, ni à des négocia-tions entre initiés.

Retenons que ces pôles et ces programmes nourrissent les débats dans lecercle des pairs, des avertis, des chercheurs. Vis-à-vis des apprentis archi-tectes, la critique est un haut lieu de formation du jugement (articles deB. Huet, P. Collins, Françoise Schatz). Le volet pédagogique de la critiquearchitecturale n’est pas à sous-estimer, car sur cette scène particulière, ce nesont pas seulement l’opinion, l’évaluation ou l’analyse qui sont sollicitéesmais aussi l’action et les divers registres de références vis-à-vis desquels le« projet » s’élabore (F. Schatz). Ces contributions prolongent et éclairentl’une des raisons de ce livre.

Au-delà du cercle d’initiés, l’architecture n’a-t-elle pas une autre« adresse », celle du profane, de l’usager, du passant ? La fonction sociale etpolitique de la critique architecturale est-elle encore de saison ? On pourraitle penser, en lisant le bel article de Marcel Cornu daté de 1964 et qui n’a pasvieilli. De leur côté, Jacques Allégret et Jean-Louis Violeau tout comme lesdirecteurs de l’ouvrage nous rappellent l’existence sinon l’importance decette critique profane. Or elle n’est guère prise en compte dans le cercleauthentifié de la dite « critique architecturale », confinée qu’elle est dans desrapports de recherche alors qu’il est de plus en plus question de la « critiquepar l’usage 1 ». En refermant ce livre, on se prend alors à rêver d’un espacede délibération, d’un « espace public » où l’intervention architecturale neserait plus laissée à ceux qui sont instruits de la chose, la produisent ou ensont les « riverains ». Un vaste chantier qui invite à des décloisonnements,l’un parmi d’autres auxquels invite ce livre.

Viviane Claude

Espace&Sté 138 26/08/09 10:51 Page 209

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