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DE L'ÉCONOMIE MÉDICALE À L'ÉCONOMIE DE LA SANTÉ Genèse d'une discipline scientifique et transformations de l'action publique Marina Serré Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2002/3 - no 143 pages 68 à 79 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2002-3-page-68.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Serré Marina, « De l'économie médicale à l'économie de la santé » Genèse d'une discipline scientifique et transformations de l'action publique, Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/3 no 143, p. 68-79. DOI : 10.3917/arss.143.0068 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.140.134.75 - 28/04/2014 17h15. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.140.134.75 - 28/04/2014 17h15. © Le Seuil

De l'économie médicale à l'économie de la santé

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DE L'ÉCONOMIE MÉDICALE À L'ÉCONOMIE DE LA SANTÉGenèse d'une discipline scientifique et transformations de l'action publiqueMarina Serré Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2002/3 - no 143pages 68 à 79

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2002-3-page-68.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Serré Marina, « De l'économie médicale à l'économie de la santé » Genèse d'une discipline scientifique et

transformations de l'action publique,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/3 no 143, p. 68-79. DOI : 10.3917/arss.143.0068

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Les politiques de santé ont connu, durant cesdernières années, de profondes transformationset se sont recentrées sur la « protection

maladie »1. La maîtrise des dépenses est devenue leprincipal objectif poursuivi par les autoritéspubliques et le débat sur la santé tend à être réduitaux enjeux économiques de la branche assurancemaladie de la Sécurité sociale. Dans ce contexte, lesacteurs et les types d’expertises mobilisés dans l’éla-boration des politiques de santé font l’objet d’unrenouvellement2. L’expertise économique tend à sup-planter les expertises juridiques et médicales qui gui-daient jusqu’alors les acteurs politiques et les écono-mistes de la santé, qui s’intéressent à la régulation dusystème de santé, rencontrent un écho croissant.Comment s’effectue ce basculement dans les exper-tises mobilisées ? De quelle manière les économistesse trouvent-ils associés à l’action publique ? Commentces acteurs scientifiques deviennent-ils des expertsdes politiques de santé ? Comment se fait l’articula-tion entre l’appartenance de ces acteurs au champscientifique et leur insertion dans des réseaux de poli-tiques publiques ? Quelle est l’autonomie des acteursscientifiques et de leurs productions ? Au-delà, quellien peut-on établir entre la diffusion d’un nouveauparadigme scientifique (celui de la science écono-mique) et les transformations des référentiels d’actionpublique (programme néolibéral) ? Proposer des élé-ments de réponse à ces questions suppose de faireporter l’analyse non pas uniquement sur les liensentre production scientifique et politique publique,mais aussi sur les logiques propres au champ scienti-fique, sur la genèse de celui-ci, son recrutement, lesdébats et les controverses qui le traversent.

Une affaire de médecins sous l’aile de l’État

La spécificité des premiers travaux en économie de lasanté est qu’ils répondent (ou au moins correspon-

dent) aux préoccupations des autorités publiques quise trouvent directement impliquées dans l’émergencede ce nouveau savoir. Les « économistes » s’intéressantau secteur de la santé dans les années 1950-1970 sontd’abord des médecins hospitaliers proches de lasphère publique, qui produisent des travaux sur laconsommation médicale et les dépenses de santé.Mais ces travaux ne s’inscrivent pas dans les préoccu-pations que nous connaissons aujourd’hui. Si l’ons’intéresse alors au coût de la santé, ce n’est pas tantpour le réduire que pour améliorer l’usage desdépenses afin de couvrir des besoins qui paraissent àla fois énormes et légitimes. L’économie de la santéque l’on appelle alors plutôt « économie médicale »apparaît d’abord comme le prolongement, dans lesecteur de la santé, de l’effort de rationalisationimpulsé par le Plan et la comptabilité nationale auniveau global. Cette expertise étatique se développe àl’initiative de fonctionnaires et vise d’abord à produireune information statistique dont les décideurs ontbesoin dans le cadre du référentiel keynésien domi-nant à l’époque. La particularité du secteur de la santéest que cette expertise se développe sous la tutelle desmédecins.La création, en 1955, du premier centre de rechercheen économie de la santé illustre cette double filiationavec la comptabilité nationale et la médecine. C’est ausein du Centre de recherche et de documentation sur

1 – Le terme de protection maladie renvoie à la politique de santévue « sous l’angle de la protection sociale des citoyens et de la régu-lation publique des dépenses publiques de santé ». M. Berthod-Wurmser, « Régulation et réformes de la protection maladie enEurope », Revue française d’administration publique, n° 76, 1995,p. 585.2 – Cet article se fonde sur une thèse consacrée aux différents typesd’expertises mobilisés dans les réformes des années 1980-1990 enFrance. M. Serré, « Le tournant néolibéral de la santé ? Les réformesde la protection maladie en France ou l’acclimatation d’un référentielde marché », thèse de doctorat de science politique, sous la directionde M. Offerlé, université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2001.

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la consommation (CREDOC)3, organisme de re-cherche rattaché au Plan, qu’est créée une divisiond’économie médicale (DEM), animée par des méde-cins hospitaliers. La DEM est chargée de mener desétudes, de recueillir des données et d’établir rapide-ment des comptes de la santé. Cet organisme naît dela rencontre entre des pionniers de la comptabiliténationale et les premiers médecins qui s’intéressent enFrance à l’économie de la santé.Les pionniers de la comptabilité nationale et de la pla-nification tels que François Perroux, de l’Institut desciences économiques appliquées (ISEA) ; ClaudeGruson, Jacques Dumontier, Pierre Massé, du Plan ; ledirecteur de l’Institut national d’études démogra-phiques (INED), Alfred Sauvy, siègent au conseil d’ad-ministration du CREDOC et ambitionnent d’étendrela comptabilité nationale aux secteurs sociaux4. Dansla mouvance des premiers comptables nationaux,deux hommes vont porter le projet pour ce qui est dela santé : Georges Rottier et Jacques Dumontier. Cesont eux qui proposent au professeur Henri Péqui-gnot, un médecin hospitalier proche du ministère dela Santé5, de prendre la direction d’un centre derecherche consacré à l’économie médicale. Celui-cis’associe au projet, mais refuse la direction : il recom-mande pour ce poste l’un de ses élèves, le docteurGeorges Rösch. Ce n’est pas au sein de l’État que sefait la rencontre entre ces hommes, mais dans la mou-vance démocrate-chrétienne de l’époque. Les troispremiers appartiennent en effet à un cercle intellec-tuel proche de la revue La Vie intellectuelle, dirigée parle père Maydieu6. On retrouve autour de cette revuedes acteurs comme Paul Vignaux, futur créateur de laCFDT, ou Étienne Borne, philosophe cofondateur dela revue Esprit et secrétaire général du Centre catho-lique des intellectuels français (CCIF) dans les années1950. Ce centre constitue d’ailleurs un autre lieu deréflexion au sein duquel Henri Péquignot, mais aussiGeorges Rösch côtoient par exemple Georges Rottier.Beaucoup de ces acteurs sont à l’origine de la créationdu CREDOC, mais aussi de l’émergence d’uneréflexion sur la santé au sein de cet organisme.Produisant une expertise quasi étatique, la DEM duCREDOC qui a pour mission de produire pour l’Étatl’information statistique sur la santé va jouer par cebiais un rôle central : jusqu’aux années 1980, elledéveloppe pour le compte de l’administration le seuloutil statistique offrant une synthèse globale du sec-teur, à savoir le compte de la santé. C’est sur cettemise en forme statistique que vont s’appuyer non seu-lement la planification sanitaire dès les années 1960,mais aussi les travaux d’économie de la santé déve-loppés par des médecins et plus tard par des écono-mistes académiques. Plusieurs raisons peuvent être

évoquées pour expliquer cette situation exception-nelle. Daniel Benamouzig7 y voit une illustration de laposition marginale de la consommation par rapport àla production, cette dernière n’étant pas sous-traitée,mais directement prise en charge par le ministère desFinances et l’INSEE. Elle s’explique aussi par la diffé-rence qui existe entre des données économiques surla production, collectées depuis longtemps par leministère des Finances (certes sous des formeséparses), et des données plus sociales qui restentembryonnaires. À ce titre, cette division du travailrenvoie à un clivage propre aux statisticiens, quioppose les « puristes », gardiens d’une certainerigueur méthodologique, aux statisticiens, « auxmains sales », qui s’aventurent sur des terrains où lesdonnées sont moins fiables. Toujours est-il que jus-qu’aux années 1980 le compte de la santé demeure leseul compte satellite élaboré en dehors de l’adminis-tration. Mais le compte de la santé n’en est pas moinsle reflet d’une certaine conception de l’actionpublique8. Élaboré en partie sous l’égide des méde-cins, il cristallise, sous une forme objectivée, des pré-occupations politico-administratives qu’il contribue àrenforcer.Si la DEM investit les enquêtes de consommationmédicale et l’élaboration des comptes de la santé, c’esten réponse aux sollicitations des milieux planifica-teurs, mais c’est aussi parce qu’il s’agit d’une formed’économie de la santé qui n’induit pas une limitationde l’autonomie professionnelle des médecins dans lamesure où elle est mise en œuvre par eux, dans les

3 – Rattaché au Plan, le CREDOC est créé en 1953 afin de mener desétudes et d’établir des comptes sur la consommation, qui ont voca-tion à compléter la comptabilité nationale qui est, quant à elle, cen-trée sur la production.4 – Sur l’histoire de ces pionniers, voir F. Fourquet, Les Comptes de lapuissance. Histoire politique de la comptabilité nationale et du Plan,Paris, Éditions Recherches, 1980.5 – Henri Péquignot est recruté comme médecin du personnel duministère de la Santé à la fin des années 1940, alors qu’il terminedes études de médecine interrompues par la guerre. Dans la chro-nique législative qu’il assure dans la revue La Semaine médicale etdans ses enseignements en faculté de médecine, mais aussi à l’ENA,il propose un premier essai de formalisation de l’économie médicale.À la frontière entre milieu médical et sphère publique, il joue unrôle central dans les premiers pas de la discipline. Le cours à l’ENAdonne lieu à une publication, voir J.-P. Étienne et H. Péquignot, Élé-ments de politique sanitaire et sociale, Paris, Expansion scientifiquefrançaise, 1954.6 – S. Sandier, interview de H. Péquignot, « Naissance de l’économiemédicale en France. Aux origines du CREDES », Prospective et santé,n° 47-48, automne-hiver 1988.7 – D. Benamouzig, « Essor et développement de l’économie de lasanté en France. Une étude empirique de sociologie cognitive », thèsede sociologie sous la direction de R. Boudon, université Paris-IV,décembre 2000, p. 175.8 – Sur le lien entre construction d’indicateurs nouveaux et formula-tion d’un problème public, voir A. Desrosières, La Politique des grandsnombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.

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cadres impartis et sans qu’un droit de regard extérieursur leurs pratiques soit véritablement nécessaire9.Cette « économie médicale », loin de remettre encause l’autonomie de la profession médicale, participeà l’extension du champ de la médecine. Pour les pion-niers de la DEM, l’économie médicale est une branchede la médecine et doit à ce titre être exercée par desmédecins. Le raisonnement économique est présentépar Georges Rösch et Henri Péquignot comme unedéclinaison, un prolongement du raisonnement médi-cal (observation et mesure), ce qui leur permet derecueillir l’adhésion des médecins, mais aussi de pro-mouvoir une « économie médicale » descriptive qui serefuse – en théorie – à servir de base normative auxchoix publics. Cette conception de l’économie de lasanté explique le recrutement essentiellement médicalde la première équipe de la DEM. Dès 1956 est misen place un système qui permet à la DEM d’accueillirdes étudiants faisant une thèse de médecine sur unsujet de médecine sociale ou d’économie médicaletandis que, parallèlement, sont recrutés des médecinsà titre permanent10. À partir de 1960, des statisticienssont très progressivement incorporés à ce noyau dur,puis des économistes qui tous sont tenus de respecterla conception médicale et sociale de l’économie de lasanté défendue par Henri Péquignot et GeorgesRösch. Travaillant dans la plus étroite collaborationavec les médecins, ils contribuent finalement au ren-forcement de cette conception qu’ils s’approprientd’autant plus que c’est, pour la plupart, leur premièreexpérience en économie de la santé11.Les médecins de la DEM participent largement audébat sur l’augmentation des dépenses de santé, quis’ouvre dès le début des années 196012. Non sansambiguïté, ils se montrent préoccupés par le finance-ment de la Sécurité sociale, tout en s’employant àminimiser la gravité de ce problème. S’adressant trèsfréquemment à leurs confrères, ils s’emploient àcontrer les analyses centrées sur les problèmes finan-ciers de la Sécurité sociale. « Les problèmes financierssont en réalité relativement mineurs et devraient êtrefaciles à résoudre. En fait, ils sont même résolus, carje ne sache pas que la Sécurité sociale ait jamais étéen faillite », explique Georges Rösch aux cadres de laCSMF en 196213. La rapide augmentation desdépenses est d’abord vue comme un phénomène desociété auquel sont associés de nouveaux besoins quiimpliquent de nouveaux investissements. Sur un tonplus alarmiste, le même Georges Rösch met toutefoisen garde les responsables du système de santé quantaux évolutions à venir : « Les moyens financiers, tech-niques et humains qui constituent l’armement médi-cal de la nation risquent d’être dépassés si une aussirapide évolution devait se poursuivre »14. Même s’ils

rappellent que le déficit est peu important et peut êtrefacilement réduit par simple modification du plafond,les médecins de la DEM estiment qu’il serait plus sainde mettre en place de nouveaux mécanismes de finan-cement15. Cependant, en affirmant que la cause duproblème n’est finalement pas l’augmentation desdépenses mais leur financement, les médecins de laDEM inaugurent une argumentation qui deviendrapar la suite caractéristique de la position des méde-cins et sera leur principal argument contre la maîtrisedes dépenses de santé.Le fait que les travaux du CREDOC soient marquéspar cette conception très médicale favorise leur diffu-sion dans le milieu ciblé. Ils rencontrent un échofavorable auprès d’autres professeurs hospitaliers quidéveloppent, de leur côté, des pôles d’économie de lasanté16. Ces médecins obtiennent que l’enseignementde l’économie de la santé devienne obligatoire dansles facultés de médecine en 1970. Mais ils souffrentd’un manque de reconnaissance au sein des centreshospitaliers universitaires (CHU), dominés par lamédecine curative, ce qui explique qu’ils investissentdes postes plus administratifs à l’extérieur des facultésde médecine, et notamment à l’Institut national de lasanté et de la recherche médicale (INSERM) quis’ouvre de plus en plus à l’épidémiologie et à la santépublique. La mainmise des médecins sur les premiers

9 – Sur la notion d’autonomie professionnelle concernant le corpsmédical, voir E. Freidson, La Profession médicale, Paris, Payot, 1984(trad. française).10 – C’est le cas de Michel Magdelaine ou de Monique Chasserant,laquelle contribuera à la diffusion des travaux au sein du syndica-lisme médical puisqu’elle sera recrutée pour diriger le département« Sécurité sociale et économie de la santé » de la Confédération syn-dicale des médecins français (CSMF).11 – La DEM recrute en effet d’abord de jeunes diplômés de l’Institutde statistique de l’université de Paris, où Georges Rottier enseigne.Font ainsi leur entrée à la DEM trois statisticiens, les époux Arié etAndrée Mizrahi en 1960 et Simone Sandier en 1963 ; ils seront appe-lés à jouer un rôle central dans les orientations ultérieures de la DEM.Des économistes de formation sont intégrés : en 1966 est recruté AlainFoulon, dont le nom reste associé à la mise en place du compte de lasanté et qui rejoindra par la suite la Fédération française des sociétésd’assurance et, en 1972, Marc Duriez, appelé à faire carrière au seindu ministère lorsque celui-ci reprendra le compte de la santé.12 – Ce débat s’ouvre notamment suite à la diffusion d’une série derapports publics (rapport de l’inspection générale de la Sécuritésociale de 1963, rapport du haut comité de la Sécurité sociale, bro-chure FNOSS de 1964) et d’un texte du patronat, « La Sécuritésociale et son avenir », Patronat, n° 253, juin 1965.13 – G. Rösch, Communication à la Journée des cadres de la CSMF,septembre 1962.14 – G. Rösch, « Les dépenses de santé en France de 1950 à 1955 »,Le Concours médical, n° 38, septembre 1957.15 – G. Rösch, « Quelques problèmes économiques posés par laSécurité sociale », Les Cahiers Laënnec, septembre 1962.16 – Notamment Maurice Gueniot qui, à la faculté de médecine deNecker, crée, dans les années 1970, les Journées d’économie médi-cale et de Sécurité sociale, et Louis Roche qui met en place, à Lyon,un pôle d’enseignement et une société savante (Association lyonnaised’économie médicale).

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pas de l’économie de la santé n’est donc pas dénuéed’ambiguïtés. D’une part, elle s’inscrit dans le prolon-gement de la domination qu’exerce, dans les années1960-1970, l’élite hospitalo-universitaire sur la poli-tique de santé et la planification sanitaire17 et peutêtre lue comme une entreprise de défense de l’auto-nomie de la profession médicale par cette élite.D’autre part, elle est le fruit de la mobilisation de seg-ments dominés de cette profession médicale18, lesmédecins économistes étant issus de la médecinesociale, de la médecine interne, puis de la santépublique qui naît à cette période, et apparaît alorsplutôt comme une stratégie de différenciation de lapart d’acteurs qui trouvent difficilement leur place ausein d’une profession hospitalière centrée sur le cura-tif et la technicité.

La difficile autonomisation de l’économie de la santé

À partir des années 1970, de nouveaux acteurs récla-ment le titre d’économistes de la santé. Mais il s’agitcette fois d’économistes de formation qui développentde nouveaux pôles de recherche et d’enseignement enéconomie de la santé au sein des facultés de scienceséconomiques19. Dans les décennies qui suivent, l’éco-nomie de la santé connaît un rapprochement crois-sant avec la science économique et gagne progressive-ment en autonomie par rapport à la médecine, maisaussi par rapport à l’État. Cette autonomisation peutêtre interprétée, ainsi que Frédéric Lebaron l’a faitpour les économistes à un niveau plus général,comme le signe d’une tendance à la professionnalisa-tion des économistes. Ce projet de professionnalisa-tion est porté par les économistes académiques, véri-tables « entrepreneurs de professionnalisation », pourlesquels il s’agit « d’imposer une certaine définition dece qu’est un économiste, de mobiliser et de représen-ter le groupe le plus conforme à cette définition etaux ressources qu’elle présuppose »20. Par la défini-tion de normes quant à la formation, la publication,l’appartenance à des sociétés savantes et quant au tra-vail même des économistes (enseignement etrecherche), les économistes de la santé académiquesne font, dans cette optique, que reproduire à leurniveau le processus qui caractérise l’ensemble deséconomistes. Les controverses qui les opposent auxacteurs estimant faire de l’économie de la santé sanspour autant être économistes de formation – méde-cins, statisticiens, mais aussi gestionnaires – sont àrattacher à un clivage plus général entre économistessavants et « praticiens de l’économie ».Les acteurs qui entendent désormais prendre encharge l’économie de la santé en tant que discipline

sont économistes de formation : ils se revendiquent« d’abord économistes, puis de la santé ». Sous leurinfluence émerge progressivement une définitionconcurrente de l’économie de la santé qui devient unebranche de l’économie. L’économie de la santé prendalors comme signification l’application des théories etdes méthodes économiques à un domaine donné, lasanté. L’entreprise de professionnalisation portée parces acteurs conduit à un durcissement des frontièresde la discipline, qui se traduit d’abord par un effortd’unification de la terminologie employée. Face à l’appellation d’économie médicale proposée par lespionniers, les économistes académiques imposentcomme appellation légitime « l’économie de la santé ».Cette nouvelle appellation, plus proche de la versionanglo-saxonne (health economics), met l’accent surl’appartenance de la discipline à la science écono-mique. De même, en matière de formation initiale, ledoctorat d’économie, qui conditionne l’occupationd’un poste universitaire dans la section « sciences éco-nomiques » du CNU, devient un passage obligé pourse réclamer d’une légitimité savante. Le contenu destravaux des économistes de la santé est fortementdépendant du paradigme scientifique dominant lascience économique. La socio-économie pluridiscipli-naire des années 1970, très liée au Plan, fait progres-sivement place à une économie de la santé centrée surles débats théoriques nés autour de l’adaptation dumodèle néoclassique au secteur de la santé.Cette évolution, qui s’inscrit dans un processus d’au-tonomisation des économistes par rapport à l’État, estparadoxalement encouragée par celui-ci de manière

17 – La planification sanitaire est, à la même époque, dominée parl’élite des médecins hospitalo-universitaires, particulièrement à partirdu IVe Plan (1962-1965) qui ouvre la Commission d’équipementsanitaire et social aux médecins hospitaliers alors qu’elle était trèsadministrative sous les IIe et IIIe Plans (représentants des principalesdirections). En outre, cette commission travaille essentiellement àpartir des propositions du ministère de la Santé, elles-mêmes trèsinfluencées par l’élite hospitalo-universitaire. Voir B. Jobert, Le Socialen plan, Paris, Les Éditions ouvrières, 1981.18 – La notion de segment est empruntée à A. Strauss dans l’article« Professions in Process », American Journal of Sociology, 1966. Elledésigne des ensembles plus ou moins définis et stables de groupesprofessionnels constitutifs, à un moment donné, d’une profession.19 – On se contentera de souligner ici le rôle de deux économistespionniers, Henri Guitton et Émile Lévy, qui, au sein des universitésparisiennes les plus prestigieuses en économie (Sorbonne et Dau-phine), posent les bases de la discipline. Il faut souligner que cesdeux économistes de formation s’appuient, dans leur stratégie pourautonomiser la discipline par rapport aux médecins, sur leur inser-tion privilégiée dans les réseaux politico-administratifs. H. Guitton,parmi ses multiples activités, préside par exemple le premier groupede travail interministériel sur l’enseignement de l’économie de lasanté mis en place en 1971. De son côté, É. Lévy a longtemps tra-vaillé au Plan, puis en lien avec celui-ci.20 – F. Lebaron, La Croyance économique, les économistes entre scienceet politique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Liber », 2000.

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indirecte, via la politique de recherche. En effet, dansles années 1970, le CNRS fait une large place à lasocio-économie et finance de nombreux programmesde recherche permettant la constitution de commu-nautés d’experts qui prolongent et dépassent celle desmilieux planificateurs21. Conformément à la loid’orientation et de programmation pour la rechercheet le développement technologique de 198222, leCNRS adopte une nouvelle politique qui renforce l’action des économistes académiques. De nouveauxcritères d’évaluation de la recherche sont en effetadoptés, plus rigoureux, et sont appliqués par descommissions de spécialistes qui laissent de moins enmoins de place aux fonctionnaires et à la pluridisci-plinarité au profit d’économistes académiques por-teurs d’un recentrage sur une science économiquetrès néoclassique.Cependant, cette autonomisation disciplinaire del’économie de la santé intervient dans les années1980-1990, au moment où est mise en œuvre unepolitique budgétaire restrictive qui suscite unedemande d’expertise croissante, tant de la part desautorités publiques que des acteurs sectoriels. Cher-chant à rompre avec leur image de payeur aveugle, lescaisses de Sécurité sociale se mettent à commanditerdes études en économie de la santé. Craignant que ledébat ne leur échappe et cherchant à légitimer leurpratique, les professions médicales et paramédicalesréclament des formations. Au fur et à mesure du ren-forcement du contrôle des prix des médicaments, l’in-dustrie pharmaceutique devient demandeuse d’éva-luation médico-économique démontrant l’apport deses produits. Les économistes de la santé sont dès lorssoumis à des pressions contradictoires : d’une part laconstitution en discipline sur le modèle de la scienceéconomique valorise leur professionnalisation et setraduit par l’affirmation d’un impératif de théorisationet, d’autre part, l’inflation de la demande d’expertiseen économie de la santé représente, au contraire, unepression constante à l’empirisme et suscite la multi-plication des économistes praticiens.Cette situation explique la coexistence, au sein dumonde scientifique, de plusieurs types d’économistesde la santé, malgré l’entreprise de normalisation enga-gée par des économistes académiques. Seuls à mêmede faire le lien entre enjeux économiques et médi-caux, les médecins économistes demeurent incon-tournables dans de nombreuses études et dominentpar exemple celles qui portent sur l’évaluationmédico-économique mise en œuvre notamment parl’industrie pharmaceutique. Ils restent aussi les plusécoutés par leurs confrères du corps médical. Toute-fois la médecine ne garantit plus une légitimité suffi-sante au sein du forum de l’économie de la santé et

un nombre croissant de médecins tendent à cumulerune formation en économie (troisième cycle, voiredoctorat) avec leur formation d’origine. Or les méde-cins ne sont plus les seuls économistes praticiens.Les héritiers des pionniers du CREDOC que sont lesstatisticiens du Centre de recherche, d’étude et dedocumentation en économie de la santé (CREDES),bien que forcés de s’adapter au tournant académiquede l’économie de la santé, continuent eux aussi àincarner une définition concurrente de l’économie dela santé. Pourtant la DEM perd progressivement lesappuis dont elle disposait : celui du ministère desFinances, du ministère de la Santé, d’abord, puis celuidu Plan et enfin celui de sa propre institution, leCREDOC. Elle est affaiblie par le renforcement desministères sociaux qui se réapproprient le compte dela santé et de plus en plus isolée au sein du CREDOCqui traverse une période de crise du fait de l’amenui-sement des financements publics. Les statisticiensrecrutés dans les années 1960 qui dirigent désormaisla DEM cherchent une issue dans le rapprochementavec le pôle académique et tentent d’obtenir unereconnaissance de la part de l’INSERM et du CNRS.Mais ils échouent, leurs travaux n’étant pas considé-rés comme suffisamment proches des critères acadé-miques, notamment en termes de théorisation et depublications. C’est finalement auprès de la Caissenationale d’assurance maladie (CNAM) que la DEMtrouve un nouveau financeur. En 1985, la DEM quittele CREDOC et donne naissance à un nouvel orga-nisme indépendant spécialisé en économie de lasanté : le CREDES. L’équipe reste en apparenceinchangée : pluridisciplinaire, elle regroupe statisti-ciens, médecins, économistes et informaticiens. Maison observe en fait une forte montée en puissance deséconomistes, au détriment des médecins et des statis-ticiens purs. Le CREDES recrute massivement dejeunes universitaires, dont beaucoup sont issus del’université Paris-Dauphine et ont été en contact avecdes chercheurs du LEGOS. À partir de 1991, ce sontdes économistes de formation qui le dirigent, tandisque les statisticiens recrutés dans les années 1960partent en retraite.Le CREDES maintient toutefois la tradition empiriquedes pionniers et reste éloigné des critères acadé-

21 – C’est à cette époque que sont lancés de grands programmes derecherche finalisés qui contribuent à développer des disciplinesémergeantes comme l’économie de la santé : les actions thématiquesprogrammées (ATP) et les programmes interdisciplinaires derecherche (PIR).22 – Le CNRS devient un établissement public scientifique et tech-nologique marqué par le renforcement des acteurs scientifiques (loin° 82-610 du 15 juillet 1982).

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miques sur bien des aspects. Or cela ne l’exclut pasdu monde scientifique car il détient des ressourcesparticulièrement valorisées, notamment par son par-tenariat avec l’OCDE, qui lui apporte des instrumentsirremplaçables pour comparer le fonctionnement etl’évolution des systèmes de santé dans les vingt-neufpays depuis 1960. À partir du milieu des années1980, l’une des statisticiennes du CREDES, SimoneSandier, est chargée, en lien avec l’OCDE mais aussiavec ses partenaires nationaux, de mettre en placeune base de données sanitaires et sociales comprenantun volet national et un volet destiné à une comparai-son internationale. En échange de sa participation àl’élaboration des bases de données de l’OCDE, leCREDES en assure la diffusion en France. Ces basesde données, outre les ressources financières que leurdiffusion apporte au CREDES, lui permettent de mul-tiplier les études à l’infini sur la consommation, l’accès aux soins, les producteurs… Avec elles, leCREDES retrouve en quelque sorte la niche qui étaitdevenue celle de la DEM autour du compte de lasanté.Les économistes académiques sont en outre concur-rencés par d’autres acteurs scientifiques qui investis-sent la santé depuis les années 1970, les gestion-naires. Répondant largement à la demande desautorités publiques, les gestionnaires s’imposentcomme les spécialistes de la gestion des établisse-ments de santé, et notamment de l’hôpital. Or, audébut des années 1980, sont adoptés une réforme dufinancement des hôpitaux et le projet du Programmede médicalisation des systèmes d’information(PMSI)23, porté par Jean de Kervasdoué, à l’époquechercheur et maître de conférences à Polytechnique età la tête de la Direction des hôpitaux de 1981 à 1986.La demande d’expertise se renforce alors que les éco-nomistes académiques, sous l’influence du tournantacadémique de l’économie de la santé, tendent àdélaisser les enquêtes empiriques sur l’hôpital compa-rativement aux années 1960-1970. Les gestionnairesbénéficient, du fait de leur formation, d’une légitimitéscientifique plus grande que celle des autres écono-mistes praticiens, et à plus forte raison s’ils sont issusdes prestigieuses Écoles des mines et de Polytech-nique. Or c’est le cas des gestionnaires les plus actifs,tant au sein du forum scientifique que dans lesréseaux de la politique de santé. Ces acteurs se réfè-rent à la tradition de recherche spécifique aux centresde recherche en gestion de ces deux écoles et fontpreuve d’une grande capacité de résistance au modèlevalorisé par les économistes académiques. Leurdémarche se veut inductive, mobilisant un appareilthéorique plus réduit, plus volontiers pluridiscipli-naire et surtout clairement orientée vers l’aide à la

décision. Au sein du forum des économistes de lasanté, ces gestionnaires jouent de leur double appar-tenance et occupent malgré cela des positions cen-trales. C’est par exemple l’un d’entre eux qui présidele Collège des économistes de la santé français. Cesdifférents types d’économistes évoluent en effet ausein du même forum scientifique et, malgré leurs dif-férences, ils sont tous sensibles aux transformationsque connaît l’économie de la santé, désormais ancréedans une science économique très internationalisée.

L’internationalisation de la scienceéconomique et l’harmonisation cognitive et normative des politiques de santé

On observe en effet, dans les années 1980-1990, undouble processus d’internationalisation : internationa-lisation d’un savoir scientifique, l’économie de lasanté, sur le modèle anglo-saxon et, parallèlement,internationalisation des répertoires d’action enmatière de protection maladie. Logiques scientifiqueset politiques se croisent et se renforcent, concourantainsi à une harmonisation cognitive transnationaledes politiques de protection maladie. Pour les scienti-fiques comme pour les acteurs politiques, la réformedes systèmes de santé devient un leitmotiv appelé àfaire consensus. La plupart des pays européens adop-tent au même moment (années 1990) des réformes deleur système de santé fondées sur des principes d’action et des outils inspirés de l’économie néoclas-sique et du nouveau management public. De laréforme du National Health System britannique de1991 au plan Juppé de 1995, en passant par lesréformes Seehofer de 1992 et 1997 en Allemagne, cesréformes répondent à un même mot d’ordre : restau-rer l’efficience des systèmes de protection maladie parl’introduction de mécanismes de marché dans uncadre public24. Si la mise en place de cette « concur-rence encadrée » fait l’objet de variations nationalesplus ou moins marquées, elle n’en demeure pas moinsun répertoire d’action qui fait figure de passageobligé. La concurrence entre offreurs et/ou presta-taires de soins est présentée comme le remède univer-sel aux problèmes rencontrés par les systèmes de

23 – Le programme de médicalisation des systèmes d’informationvise à généraliser le recueil systématique d’informations médicalesdans le milieu hospitalier. Concrètement, le but est d’analyser, selonles établissements, les démarches de soins effectuées pour une patho-logie donnée et à procéder à une comparaison de leurs coûts.24 – P. Hassenteufel (sous la dir. de), S. Delay, W. Genieys, I. Lucas,B. Palier, F. Pierru, M. Robelet et M. Serré, « Diffusion de la concur-rence et redéfinitions de la protection maladie. Les réformes desannées 1990 en Europe (Allemagne, Angleterre, Espagne, France) »,CRAP-CNRS, rapport final de recherche, 2001.

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santé (qualité, efficacité, efficience…). L’internationa-lisation de la science économique sur le modèle del’économie néoclassique et du nouveau managementpublic américains joue un rôle déterminant dansl’émergence de ce type de solutions. Par le biais d’unehomogénéisation du groupe des économistes, ellefavorise en effet les processus d’exportation et d’im-portation de théories scientifiques, mais aussi detransferts de politiques (policy transfers)25.Du fait du tournant académique de leur discipline, leséconomistes de la santé sont, de par leur formationinitiale, leur trajectoire professionnelle et les règles defonctionnement du forum dans lequel ils évoluent, deplus en plus prédisposés à accueillir favorablementles modèles théoriques étrangers. Par ailleurs, l’inser-tion de leur discipline dans le champ plus large de lascience économique fait qu’ils sont soumis à des cri-tères d’excellence poussant à la participation auxdébats internationaux. Si les Britanniques ou lesCanadiens se montrent très tôt proches du modèleaméricain, les économistes français manifestent unecertaine autonomie à l’instar d’autres pays européens,jusqu’aux années 1980. Mais à partir du milieu desannées 1980 et de manière renforcée dans les années1990, ils apparaissent de plus en plus proches deleurs homologues anglo-saxons. Les économistes dela santé s’alignent là sur l’ensemble des économistes,qui « tend à se conformer partout dans le monde aumodèle nord-américain, ce qui en ferait aujourd’huiune “profession internationale”, dont les standardstranscendent les frontières nationales », comme l’amontré Frédéric Lebaron26.L’internationalisation des formations et des publica-tions, la structuration du groupe des économistes auniveau international sont autant de processus quiconcourent à faire naître une communauté scienti-fique internationale autour de l’économie de la santé.La même économie néoclassique et la même rhéto-rique du management tendent à être enseignées dansles universités comme dans les grandes écoles. L’in-ternationalisation des formations se voit à de mul-tiples signes tels que l’intervention de professeursétrangers ou, au contraire, l’intervention à l’étrangerd’enseignants « maison », le contenu des enseigne-ments plus ou moins axé vers le paradigme dominantde la science économique, le développement de l’enseignement de l’anglais dans les facultés d’écono-mie, etc. Concernant l’économie de la santé, le pro-cessus se trouve renforcé par l’intervention d’organi-sations internationales telles que l’Organisationmondiale de la santé (OMS), mais aussi l’Union euro-péenne, qui développent des stratégies d’harmonisa-tion de l’enseignement de l’économie de la santé27.Les formations effectuées à l’étranger sont de plus en

plus valorisées, particulièrement celles effectuées dansdes universités américaines telles que Harvard, Prin-ceton, Stanford, Cornell, l’université de New York etcelle de Berkeley ou à la London Business School. Cetype de formation28 représente une ressource mobili-sable, non seulement pour s’imposer comme un éco-nomiste intervenant au niveau transnational, maisaussi pour développer dans le contexte français desstratégies d’importation (de théories scientifiques,mais aussi de recettes pour l’action publique) quicaractérisent les experts en économie de la santé.La communauté scientifique transnationale quiémerge ainsi autour de l’économie de la santé restepar ailleurs largement dominée par les Anglo-Saxons,tant en matière de publication qu’en terme de structu-ration du groupe des économistes de la santé. Enmatière de publications, les travaux français ne peu-vent rivaliser ne serait-ce que quantitativement avecles travaux anglo-saxons. Les recherches françaises netouchent le plus souvent qu’un public national d’au-tant plus restreint qu’elles sont loin d’avoir la visibi-lité des études anglo-saxonnes. Alors que beaucoupde travaux ne sont pas publiés en France et restentdifficiles à repérer, les études anglo-saxonnes sontrépertoriées dans des bases de données régulièrementmises à jour et largement diffusées. Mais surtout, lesrevues anglo-saxonnes comme Journal of Health Eco-nomics ou Health Economics sont les lieux de publica-tion les plus légitimes sur le plan savant car les plusproches du modèle dominant de la science écono-mique américaine (en termes de positionnement théo-rique, mais aussi de normes de publications), alorsque les revues françaises sont peu connues et recon-nues au niveau international. De même, la forme queprend la structuration du groupe des économistes auniveau international est significative de la prédomi-nance des économistes américains. Si de nombreux

25 – D. Dolowitz. R. Hulme, M. Nellis et F. O’Neill, Policy Transferand British Social Policy. Learning from the USA ?, Buckingham, OpenUniversity Press, 2000 ; R. Freeman, « Policy Transfer in the HealthSector », Florence, Institut universitaire européen, European Forum,Centre Robert-Schuman, 1999.26 – F. Lebaron, La Croyance économique…, op. cit., p. 19.27 – L’OMS organise, depuis le début des années 1980, des forma-tions en économie de la santé en France comme dans les autres pays(voir supra). Plus récemment, l’Union européenne a initié, dans lecadre du projet « Leonardo da Vinci sur la formation en Europe »,une étude sur les besoins de formation en économie de la santé enEurope, étude menée en collaboration par le Collège des économistesfrançais, le CREDES et la London School of Economics.28 – Les MBA et PhD sont les plus valorisés, mais, dans le contextefrançais, tout diplôme anglo-saxon en économie ou en gestion se pré-sente comme une source de légitimité (voire toute formation anglo-phone, certains économistes précisant par exemple dans l’annuaire duCollège des économistes de la santé leur possession du certificate ofprofiency in English délivré par l’université de Cambridge). Collège deséconomistes de la santé français, Annuaire des membres, Paris, 2000.

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groupes informels fonctionnent au niveau européen,le projet de création d’une association réunissant leséconomistes de la santé européens s’est soldé par unéchec du fait de la mise en place, au même moment,d’une organisation concurrente sur l’initiative desAméricains : l’International Health Economic Associa-tion (IHEA). La toute jeune IHEA semble ainsi appe-lée à jouer le rôle d’association fédératrice au niveauinternational. Les économistes français y sont relati-vement nombreux (34 personnes) comparés auxautres pays européens (aux alentours de 20 personnespour la plupart des pays, 30 pour les Allemands),mais aussi par rapport au nombre d’économistes de lasanté en France. Ce constat tend à confirmer l’idéeque les économistes de la santé français sont, durantces dernières années, parvenus à s’imposer au niveauinternational. Il faut toutefois tout de suite ramenerce constat concernant les 34 Français à l’énormemasse que représentent les 646 Américains membresde l’association.Cette internationalisation autour du modèle nord-américain ne peut pas ne pas avoir un impact sur lecontenu des productions des économistes et, au-delà,sur la politique de santé. L’importation de théoriesnéoclassiques introduit une rupture dans la manièredont est pensée l’action publique : la santé est désor-mais considérée comme un marché qu’il convient deréguler. Au-delà des théories économiques, ces acteursscientifiques importent de nouvelles solutions pourfaire face aux problèmes rencontrés par les autoritéspubliques. Les économistes officient en effet commedes passeurs, important ou exportant des valeurs, desnormes et des « recettes » en matière de régulation etde réforme des systèmes de santé. Certains écono-mistes anglo-saxons apparaissent comme de véritablesentrepreneurs politiques qui se mobilisent pour por-ter, dans différents cadres nationaux et internatio-naux, un nouveau paradigme scientifique, mais aussiune réorientation des politiques de santé. C’est le caspar exemple de l’économiste américain Alain Entho-ven, considéré comme le théoricien de la concurrenceencadrée. Enseignant à la Business School et à lafaculté de médecine de Stanford, Alain Enthoven faitfigure de spécialiste des Health Maintenance Organi-zation (HMO) et a conseillé sur ce point le présidentRonald Reagan. Depuis l’université de Stanford,Enthoven est le pivot d’un réseau d’économistes de lasanté et est particulièrement présent dans les échangestransnationaux autour de la réforme des systèmes desanté. En contact étroit avec les conservateurs et laPolicy Unit du Premier ministre britannique, il jouaun rôle central dans la réforme du NHS de 199129.L’économiste américain trouve en Grande-Bretagne unterrain pour diffuser, en les adaptant, les expériences

américaines : le cadre national du système anglais nefaisant pas l’objet de remise en cause, c’est dans uncadre public que doit y être pensée la mise en concur-rence. L’expérience anglaise est ensuite réimportéeaux États-Unis puisque Alain Enthoven est aussiconsidéré comme l’un des initiateurs du plan Clinton.Il s’agit cette fois d’intégrer plus de régulationpublique dans un système libéral. Sa participation auxdébats nationaux sur la réforme de la protection mala-die s’étend à d’autres pays tels que les Pays-Bas dont ilest originaire, mais aussi à la France30.À ces stratégies d’exportation des économistes anglo-saxons répondent des stratégies d’importation de lapart des économistes français. Certains sont trèsproches de leurs confères anglo-saxons et associentétroitement libéralisme économique et libéralismepolitique. Il s’agit à la fois de défendre l’applicationde théories d’inspiration néoclassiques à la santé et deproposer une alternative à l’action publique. Les pre-miers économistes à porter, en France, ce projet à lafois scientifique et politique sont les « nouveaux éco-nomistes » du nom que se donne, à la fin des années1970, un groupe de jeunes économistes comme J.-J. Rosa, H. Lepage, F. Aftalion ou P. Salin. Incarnantla première génération d’économistes formés dans lesannées 1960 après l’émancipation de la science éco-nomique par rapport au droit, ces économistes ontreçu un enseignement plus spécifiquement écono-mique et plus technique que leurs aînés et maîtrisentl’analyse microéconomique, y compris dans ses for-malisations mathématiques. Ils refusent l’approchesocio-économique dominante et cherchent à restaurerla place de l’économie néoclassique (par rapport àl’approche keynésienne) dans les débats sur l’actionpublique. Résolument antiétatistes, les « nouveauxéconomistes » prennent position non seulement sur lapolitique économique, mais aussi sur la régulationd’un certain nombre de secteurs jugés problématiquescomme la Sécurité sociale. Jean-Jacques Rosa s’inté-resse ainsi particulièrement au système de santé. Fon-dées sur la transposition de l’analyse néoclassique, lespositions défendues apparaissent comme très libéralescar elles prônent, dès la fin des années 1970, undésengagement de la collectivité au profit d’une mise

29 – En 1984, Alain Enthoven passe plusieurs semaines en Angle-terre où il analyse le système de gestion du NHS à la demande dutrust hospitalier privé The Nuffield Provincial Hospitals. En 1985, ilrend un rapport intitulé « Réflexions sur le système de gestion duNHS », qui pointe les dysfonctionnements du NHS et sert de base auLivre blanc de 1989 intitulé « Travailler pour les patients », quiconnaît une diffusion internationale. A. Enthoven, Reflections on theManagement of the National Health Service, Londres, Nuffield Provin-cial Hospitals Trust, 1985.30 – A. Enthoven, Systèmes de santé : HMO, RSC, comparaisons inter-nationales, Paris, Institut La Boétie, 1985.

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en concurrence du système de santé. La solution auxmaux de l’assurance maladie passerait par l’introduc-tion de mécanismes concurrentiels, le désengagementde l’État sur ce versant devant se traduire par sonrecentrage sur la solidarité nationale limitée à la priseen charge des plus démunis. Selon les « nouveauxéconomistes », chacun pourrait alors, en fonction deses besoins, de ses ressources et de l’offre du marché,consacrer le montant qu’il souhaite à sa santé, l’Étatne prenant plus, au nom de tous, des décisions quirelèvent de la liberté individuelle.Au-delà des acteurs, un nombre croissant d’écono-mistes de la santé partagent les mêmes préoccupa-tions scientifiques (revendiquer une approche spéci-fiquement économique) et politiques (vision critiquedes modalités de maîtrise des dépenses). Souventproches de la droite parlementaire et du patronat, ceséconomistes font figure de libéraux aux yeux desautres économistes de la santé, mais ils se montrenttoutefois plus nuancés que les « nouveaux écono-mistes » généralistes comme J.-J. Rosa, et plus pru-dents sur l’introduction de mécanismes de concur-rence. Certains d’entre eux se mobilisent toutefois,dans les années 1980, pour promouvoir un projet deréforme libérale, les « réseaux de soins coordonnés »,inspirés des HMO américains. Structures de soinsassociant les fonctions d’assurance et de productionde soins au sein d’organismes privés mis en concur-rence et fondés sur le prépaiement, les HMO incitentles gestionnaires à maîtriser leurs dépenses31. Ce sys-tème, qui existe aux États-Unis depuis la fin du XIXe

siècle, connaît dans ce pays un fort développementsous la présidence de Ronald Reagan. Il est introduiten France par des économistes de la santé commeRobert Launois, qui est en contact avec Alain Entho-ven. Robert Launois s’inscrit, dans les années 1980,dans une dynamique collective d’économistes réfor-mateurs comme Béatrice Majnoni d’Intignano et Jean-Claude Stéphan, tous deux à l’époque économistes del’Assistance publique des hôpitaux de Paris. Ces éco-nomistes signent ensemble, en 1985, un article sur les réseaux de soins dans la Revue française desaffaires sociales, qui fait figure de véritable appel à laréforme32.Les mêmes économistes se retrouvent associés auxactivités d’un think tank libéral créé en 1979, l’Insti-tut La Boétie, qui regroupe des patrons de la grandedistribution, du bâtiment et du secteur alimentaire33.Robert Launois et plus ponctuellement B. Majnonid’Intignano et J.-C. Stéphan y côtoient, pour ce quiest du « chantier santé », des industriels, des assu-reurs, des représentants des mutuelles, voire descaisses de Sécurité sociale. Cependant, contrairementà l’idée de suppression du monopole de la Sécurité

sociale défendue par les « nouveaux économistes »comme J.-J. Rosa, idée qui monte au sein du patronat,les économistes de la santé, à travers le projet deréseaux de soins coordonnés, ne prônent pas unelibéralisation totale, mais veulent mettre en concur-rence non les assureurs mais les producteurs34. Ceprojet de libéralisation partielle rencontre un certainécho auprès d’experts politico-administratifs du Com-missariat général du Plan notamment. En 1985, lePlan organise un colloque sur l’organisation des sys-tèmes étrangers au cours duquel est évoqué le sys-tème américain. R. Launois y présente les HMO35. Ilsigne la même année, avec un haut fonctionnaire issude la Cour des comptes, un ouvrage de synthèse pré-sentant les réseaux de soins comme la « médecine dedemain »36. Soutenus par les assureurs privés, quienvisagent dès cette époque la privatisation de laSécurité sociale, le projet rencontre l’hostilité desmédecins pour lesquels les réseaux de soins coordon-nés sont contraires aux principes de la médecine libé-rale et menacent leur autonomie. Les représentantsdes partis de droite se déclarent à leur tour opposésau projet et leur arrivée au pouvoir marque l’échecdes réseaux de soins coordonnés37.Néanmoins il existe d’autres modes de diffusion denouvelles normes d’action publique par les écono-mistes porteurs du nouveau paradigme. Ainsi, si leséconomistes qui se situent au pôle académique setiennent en dehors des débats autour de projets deréforme comme les réseaux de soins, il n’en reste pasmoins qu’ils importent des théories anglo-saxonnesqui transforment, de manière indirecte, la manièredont est pensée la régulation du secteur. C’est le casnotamment de la théorie de l’agence, très en voguedans les années 1990 en France, qui entend pallier leslimites du modèle néoclassique standard, celui-ci ne

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31 – S. Redin, « Un exemple original d’assurance santé aux États-Unis : les Health Maintenance Organizations (HMO) », Journal d’éco-nomie médicale, n° 6 bis, novembre-décembre 1989.32 – R. Launois, B. Majnoni d’Intignano, V. Rodwin et J.-C. Stéphan,« Les réseaux de soins coordonnés : propositions pour une réformeprofonde du système de santé », Revue française des affaires sociales,n° 1, janvier-mars 1985.33 – Pour une présentation par son fondateur, voir B. de La Roche-foucauld, « Présentation de l’Institut La Boétie » dans Robert Launois,Des remèdes pour la santé, Paris, Masson, 1989.34 – C’est la Sécurité sociale qui verse pour chaque individu inscritau réseau un forfait annuel auquel s’ajoute une contribution indivi-duelle des assurés.35 – Commissariat général du Plan, Les politiques de santé étrangères.Système de santé, pouvoirs et financeur : qui contrôle qui ?, Paris, LaDocumentation française, 1987.36 – P. Giraude et R. Launois, Les Réseaux de soins, médecine dedemain, Paris, Économica, 1985.37 – Le projet est évoqué lors des états généraux de la Sécuritésociale organisés par Philippe Seguin en 1987, mais pour être écarté.

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prenant pas en compte l’inégale répartition desconnaissances et l’existence de comportementsopportunistes. Elle propose le contrat comme modede coordination des agents économiques. Concrète-ment, la théorie de l’agence pose que le « principal »(dépourvu d’informations) doit élaborer les termes ducontrat, qui lui permettront de s’assurer les servicesd’un « agent » (l’expert qui détient l’information) enlimitant son comportement opportuniste par des inci-tations et en partageant les risques liés à la délégationdu pouvoir. Ce modèle peut s’appliquer aux relationsmédecin-malade, mais aussi assuré-financeur, méde-cin ordonnateur des dépenses (ou tout autre produc-teur comme l’industrie pharmaceutique par exemple),tutelle, corps médical-gestionnaire de l’hôpital, etc.Son apport essentiel est de montrer que la régulationne doit pas passer par les prix ou par la contrainteuniquement, mais par des incitations ou des procé-dures de mise en concurrence encadrée (quasi-mar-chés) considérées comme moins manipulables que lestarifications. La théorie de l’agence permet aussi d’ex-pliquer l’échec des modes de régulation, qui ne tien-nent pas compte de la délégation tacite des pouvoirspublics ou de la Sécurité sociale à la fois vers les pro-fessionnels et vers les assurés.Cette théorie est introduite en France par des écono-mistes comme Michel Mougeot et plus récemmentLise Rochaix38, qui, dans le pôle académique, sont lesimportateurs des modèles de régulation. Si ces écono-mistes ne semblent guère connus du grand public,l’orientation des rapports officiels tend à montrer, enrevanche, qu’ils le sont des experts administratifs39.C’est que ces économistes, bien que porteurs d’unelogique très académique ont, de par leur trajectoire,été amenés à participer à l’action publique, au niveaudu Plan pour Michel Mougeot, à la Direction de la prévision pour Lise Rochaix40. Or, malgré ceséchanges avec des économistes d’État, ces écono-mistes théoriciens demeurent plutôt proches du pôleacadémique de l’économie de la santé. Tous deuxcumulent les caractéristiques les plus valorisées ausein du forum scientifique et se montrent, en termesde formation, de théorisation, d’insertion dans unecommunauté scientifique internationale, très prochesdu modèle de l’économiste professionnel associé auparadigme néoclassique41.En fait, on ne retrouve pas en France l’équivalent deséconomistes entrepreneurs politiques tels que l’Amé-ricain Alain Enthoven. La plupart des économistesfrançais sont plus distants par rapport aux théoriesnéoclassiques et plus modérés face au projet poli-tique de libéralisation. Les économistes porteurs duprojet de réseaux de soins coordonnés, qui se rap-procheraient le plus de leurs confrères anglo-saxons,

rencontrent d’ailleurs un faible écho auprès des éco-nomistes français et ne parviennent pas à faire adop-ter cette réforme libérale. Toutefois les économistesfrançais n’en demeurent pas moins des passeurs, à lafois au niveau transnational et entre la sphère scienti-fique et la sphère politique, qui contribuent à diffu-ser certains aspects du programme néolibéral (réfé-rence à l’efficacité de la concurrence, au prima desincitations et du management sur l’interventionbureaucratique…).Si l’économie de la santé devient progressivement lesavoir scientifique à partir duquel est pensée la poli-tique de protection maladie, c’est du fait de la mobili-sation d’économistes qui diffusent une certaineconception de l’action publique dans le secteur, maisc’est aussi parce que d’autres acteurs trouvent dans cesavoir des ressources qui les amènent à placer l’éco-nomie de la santé en « situation d’expertise »42. Sansprétendre rendre compte ici des différents usages del’économie de la santé, nous prendrons deuxexemples du processus d’insertion de l’expertise éco-nomique dans le programme néolibéral.

L’économie de la santé et la rhétorique réformatrice des organisations internationales

Au niveau international, l’intérêt récent porté auxpolitiques de protection maladie par des organisationstelles que la Banque mondiale ou l’OCDE crée uncontexte favorable à la diffusion d’une lecture écono-

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38 – M. Mougeot, « Régulation des dépenses de santé et décentralisa-tion des décisions », Revue d’économie politique, n° 4, 1986 ; M. Mou-geot (1994), « Systèmes de santé et concurrence », Paris, Économica,1994 ; L. Rochaix, « Asymétries informationnelles et comportementmédical », thèse d’économie, Rennes-I, 1996.39 – Les hypothèses qui fondent la théorie de l’agence sont parexemple reprises implicitement dans R. Soubie, J.-L. Portos etC. Prieur, Livre blanc sur le système de santé et d’assurance maladie,Paris, Commissariat général du Plan, La Documentation française,1994.40 – À titre d’illustration, le rapport consacré à la « régulation dusystème de santé », de M. Mougeot pour le Conseil d’analyse écono-mique, s’il se place clairement dans une perspective de mise en« concurrence organisée », se caractérise surtout par un appareillagethéorique lourd peu accessible aux non-initiés. Voir M. Mougeot,Régulation du système de santé, « Conseil d’analyse économique »,Paris, La Documentation française, 1999.41 – Tous deux sont agrégés en science économique, Lise Rochaix estaussi détentrice d’un PhD de l’université de York. Michel Mougeot estmembre du Conseil national des universités depuis 1996 et présidel’Association française de science économique.42 – Nous reprenons ici l’expression proposée par C. Restier-Melle-ray selon laquelle l’expertise n’est pas tant une propriété intrinsèquede certains acteurs qu’une situation dans laquelle ceux-ci se trouventlorsque savoir scientifique et problème politique se rencontrent. VoirC. Restier-Melleray, « Experts et expertise scientifique. Le cas de laFrance », Revue française de science politique, n° 4, août 1990.

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mique des enjeux de ces politiques43. Ces organisa-tions internationales économiques cherchent à pro-duire un accord sur le cadre général dans lequel doi-vent s’inscrire les réflexions et les débats sur laprotection sociale en général et la protection maladieen particulier. Elles visent à définir de grandes orienta-tions et surtout à les faire accepter par les différentsacteurs nationaux. Or ces organisations s’appuient surl’économie de la santé pour se doter d’une doctrine enmatière de protection maladie car elles abordent lespolitiques de santé sous l’angle des dépenses qu’ellesoccasionnent et qu’il conviendrait de maîtriser.L’économie de la santé sert tout à la fois d’outil pourétablir un diagnostic (l’échec de la régulationpublique), de répertoire d’action (mise en concur-rence des prestataires, des assureurs, régulationcontractuelle fondée sur des incitations, etc.) et delégitimation (efficience, équité, etc.). La théorie éco-nomique de la bureaucratie est invoquée pourdémontrer la non-efficience de l’interventionpublique tandis que les travaux d’économie de lasanté et de l’assurance sont appelés à démontrer lanécessité de l’intervention publique sur le « marché »de la santé du fait de ses imperfections. Tous ces tra-vaux supposent que l’instauration d’un marché, dèslors qu’il est encadré, conduit à l’efficience. Ils sontlargement mobilisés dans les rapports produits parles organisations économiques. Ainsi, ceux del’OCDE se réfèrent volontiers à Alain Enthoven44.« Certains économistes sont d’avis que l’introductionde la concurrence dans le domaine de la santé créedes incitations de type économique qui jouent sur lessoins médicaux, facilitent la maîtrise des dépenses etaméliorent l’efficience. Si l’on met en place les méca-nismes de marché appropriés, les régimes d’assu-rance vont s’efforcer spontanément, selon cette théo-rie, de contrôler à la fois le coût et le volume desprestations, dans la mesure où étant en situation deconcurrence, ils vont vouloir accroître leur part demarché et attirer davantage d’affiliés »45 (A. Entho-ven, 1978). L’appel à la légitimité scientifique del’économie néoclassique représente un élément cen-tral de l’entreprise de justification par ces organisa-tions du programme néolibéral.Ce mode de justification est renforcé par un travailparallèle de démonstration d’une convergence entreles réformes nationales, les faits conférant ainsi unelégitimité plus pragmatique et opératoire au réper-toire néolibéral. La plupart des rapports consacrés parl’OCDE à la politique de santé sont des comparaisonsinternationales des systèmes de santé qui mettent enavant les similitudes des politiques mises en œuvre etl’efficacité de celles qui reposent sur l’introduction demécanismes de marché46. Cette double rhétorique,

celle de la science et celle du constat « objectif », per-met aux organisations internationales à la fois de dis-qualifier les recettes passées et de présenter la concur-rence encadrée comme la seule solution possible.

L’économie de la santé comme enjeu de l’expertise administrative

Dans le chapitre qu’ils consacrent au tournant néoli-béral en France, Bruno Jobert et Bruno Théret47 insis-tent sur la domination exercée dans ce pays par leséconomistes d’État du ministère des Finances. Ceséconomistes issus de la Direction de la prévision (DP)et de l’INSEE exerceraient, depuis le début des années1980, un véritable monopole, à la fois sur l’expertiseéconomique et sur l’expertise sociale. Ils formeraientdésormais un milieu homogène à partir duquel se diffuserait le programme néolibéral. L’analyse desacteurs impliqués dans l’élaboration de la politique deprotection maladie amène à nuancer ces affirmations.Si l’on observe de fait une convergence entre les ana-lyses des économistes d’État, cette convergenceconcerne aussi les économistes académiques. L’exper-tise des premiers apparaît comme largement rede-vable et dépendante de la science économique, leséconomistes d’État ne bénéficiant pas, sur ce point,du monopole présumé par ces auteurs, y compris ausein de leur propre ministère.Le milieu des économistes d’État connaît, à partir de1975, une homogénéisation croissante suite à la mon-tée en puissance parallèle du corps des administra-teurs de l’INSEE et d’autre part, notamment sous l’in-fluence de E. Malinvaud, directeur de la DP puis del’INSEE, l’adhésion des économistes d’État à la nou-velle science économique révélée par la réforme del’ENSAE, qui s’aligne sur le modèle américain. Ce

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43 – F. Pierru et M. Serré, « Les organisations internationales et laproduction d’un sens commun réformateur de la politique de protec-tion maladie », Lien social et politique, n° 45, printemps 2001 ;M. Koivusalo, « Les organisations internationales et les politiques desanté », Revue française des affaires sociales, n° 34, 1999.44 – Dans le rapport comparatif de 1992, il est cité presque systé-matiquement deux fois dans les bibliographies par chapitre (OCDE,« La réforme des systèmes de santé : Analyse comparée de sept paysde l’OCDE », Études de politique de santé, n° 2, 1992). De même, lorsd’une des premières conférences organisées par l’OCDE, il intervientlonguement pour présenter le système américain (OCDE, « Les sys-tèmes de santé à la recherche d’efficacité », Études de politique desanté, n° 7, 1990).45 – OCDE, « La réforme des systèmes de santé : Étude de dix-septpays de l’OCDE », 1994, p. 357.46 – Par exemple, ibid. ; OCDE, « À la recherche de mécanismes demarché : les systèmes de santé au Canada, en Islande et au Royaume-Uni », 1995.47 – B. Jobert et B. Théret, in B. Jobert (sous la dir. de), Le Tournantnéolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques »,1994.

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rapprochement entre les économistes d’État, en ce quiconcerne la protection maladie, intervient avec uncertain décalage dans le temps, le secteur étant sur-tout investi par la DP, et l’INSEE dans les années1990. Il faut par exemple attendre cette décenniepour que les revues des économistes d’État (Économieet prévision, pour la DP, et Économie et statistique, pourl’INSEE) s’ouvrent à l’économie de la santé. Répon-dant aux normes en valeur dans le forum scientifique,les articles sont plutôt théoriques et très marqués parl’économie néoclassique. Centrés sur la régulation dusystème de santé, ils convergent très clairementautour du modèle de concurrence encadrée48. Pour laDP, cette proximité s’explique par le fait que, depuisle milieu des années 1980, ce sont les mêmes écono-mistes universitaires comme Pierre-Jean Lancry ouLise Rochaix, tous deux familiers de la théorie del’agence, qui portent, au sein de cette direction, l’ex-pertise sur la protection maladie.À l’INSEE, ce sont bien des économistes d’État qui sechargent de l’expertise sur la santé, mais là aussi laproximité avec l’économie de la santé est frappante.Par exemple, Stéphane Jacobzone se montre très actifau sein du forum scientifique, intervenant lors descolloques organisés par les économistes de la santéuniversitaires49, mais aussi par des associations tellesque l’Association française de science économique50.En 1995, il coordonne le premier congrès consacrépar l’INSEE à l’économie de la santé, qui rassemble laplupart des économistes de la santé français51. Preuvede la forte orientation de l’INSEE vers la science éco-nomique nord-américaine, le colloque se démarquepar la place faite aux intervenants étrangers, plusnombreux que les économistes français (20 contre15 Français), et majoritairement américains et cana-diens. Soumis au même processus de fondamentalisa-tion que les économistes universitaires, les expertsissus de l’INSEE participent ainsi à la diffusion duparadigme néoclassique et à son intégration dansl’élaboration des actions publiques. Ils apparaissentcomme des porteurs d’autant plus performants quel’INSEE se distingue justement par la capacité d’essai-mage de ses membres. De la sorte, sur les troisexperts santé qui se font connaître à l’INSEE dans lesannées 1990, l’un effectue par la suite sa mobilité à laDP, l’autre prend la direction du bureau économie dela santé de la direction de la Sécurité sociale et le troi-sième est recruté par l’OCDE.

Ainsi, économie de la santé et action publique entre-tiennent des liens étroits depuis toujours, mais cesrelations se complexifient dans les années 1980-1990,car l’économie de la santé se constitue en un savoirscientifique autonome au moment même où montenten puissance des préoccupations budgétaires enmatière de protection maladie (au niveau national,mais aussi international). Les raisonnements sur les-quels repose ce nouveau savoir scientifique, les dia-gnostics qu’il permet d’établir et les recettes qu’ilcontribue à infirmer ou à valider, en font un réper-toire d’action, mais aussi de légitimation, particuliè-rement investi par des acteurs nationaux et interna-tionaux en quête de « choses qui tiennent » dans uncontexte de redéfinition des politiques de protectionmaladie. Les économistes se trouvent alors en situa-tion d’expertise et officient comme des passeurs entreun forum scientifique très internationalisé sur lemodèle américain et une scène politique au sein delaquelle se diffuse le programme néolibéral. L’écono-mie de la santé devient le lieu d’un double paradoxe :d’une part, l’autonomisation d’une discipline scienti-fique coexiste avec l’insertion des économistes dansdes réseaux politico-administratifs et, d’autre part,l’internationalisation de la discipline autour d’unmodèle néoclassique d’inspiration nord-américainen’empêche pas le maintien de spécificités propres auxéconomistes français. En France, les analyses néoclas-siques sont fortement discutées au sein du forumscientifique de l’économie de la santé et les solutionsempruntées au répertoire libéral sont conçues commeun moyen, non pas de désengager l’État, mais de ren-forcer ses capacités de pilotage.

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48 – S. Jacobzone, « Systèmes mixtes d’assurance maladie, équité,gestion du risque et maîtrise des coûts », Économie et prévision, 1997 ;M. Gadreau et C. Schneider-Bunner, « L’équité dans le modèle deconcurrence organisée pour la régulation d’un système de santé »,Économie et prévision, n° 129-130, juillet-septembre 1997 ; « L’écono-mie de la protection sociale : assurance, solidarité, gestion desrisques », Économie et statistique, n° 291-292, 1996.49 – Voir S. Jacobzone, « La diffusion de l’innovation en matière desanté : le cas du traitement invasif de la pathologie coronaire », J.-C. Sailly et T. Lebrun, Dix Ans d’avancée en économie de la santé, actesdes XIXe Journées des économistes de la santé français, Paris, JohnLibbey Eurotext, 1997.50 – S. Jacobzone, « Systèmes mixtes d’assurance maladie, équité etgestion du risque », communication au congrès de l’AFSE, sep-tembre 1994.51 – S. Jacobzone (sous la dir. de), Économie de la santé : trajectoiresdu futur, Paris, INSEE-Économica, 1997.

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