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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 8 | 1995 Varia Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves indo-européens Dominique Briquel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/585 DOI : 10.4000/kernos.585 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1995 Pagination : 31-39 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Dominique Briquel, « Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves indo-européens », Kernos [En ligne], 8 | 1995, mis en ligne le 11 avril 2011, consulté le 20 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/kernos/585 ; DOI : 10.4000/kernos.585 Kernos

Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves

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Page 1: Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves

KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

8 | 1995

Varia

Des comparaisons animales homériques auxguerriers-fauves indo-européens

Dominique Briquel

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/585DOI : 10.4000/kernos.585ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1995Pagination : 31-39ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueDominique Briquel, « Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves indo-européens », Kernos [En ligne], 8 | 1995, mis en ligne le 11 avril 2011, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/585 ; DOI : 10.4000/kernos.585

Kernos

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Kernos, 8 (1995), p, 31-39,

Descomparaisonsanimaleshomériques

auxguerriers-fauvesindo-européens

Les animauxjouentun grandrôle dansla mythologieguerrièredesJndo-Européens,C'estune donnéebien établieque le guerrierindo-européen,dansl'état de fureur, de folie destructrice,où le met le combat,subit une véritablemétamorphose,se transformeen un animal sauvage,Il est dès lors une bêtefauve - notammentun loup ou un ours, selonle modèledes loups-garousoudes berserkir germaniques- et tout un processusde « désécration» seranécessairepour lui permettrede réintégrerla vie normaledeshommeslors desonretourde la guerre!,

Or la Grèce anciennea placé au centre de sa culture une épopéeguerrière- l'Iliade, qui (avecl'Odyssée,qui, du fait de sonsujet différent, nousoccuperamoins ici) était à la base de l'éducation des jeunes Hellènes,Historiquementl'épopéehomériquerenvoie à l'époquedes Dark Agesde laGrèce- vraisemblablementdavantagequ'à celle des temps mycéniens2 - etnous met donc en présenced'un mondearistocratiqueoù la guerre,ou desactivités comparables,commela chasseou la razzia, sont le pôle essentieldel'action de l'homme- de l'hommenoble, bien sùr ! -, sontpour lui le moyende prouversavaleuret d'acquérirla gloire, Certesnoussommesen face d'unesociétéhiérarchisée,dominéepar une aristocratie,et on ne sauraitappliquersans au moins de fortes nuancesdes conceptsguerriers indo-européens,comme par exemple la notion de MannerbuncP,Il n'en paraît pas moinslégitime, au moins à titre d'hypothèsede recherche,d'examinersi, dansl'épopéehomériqueet spécialementdans l'Iliade, à sujet plus directementguerrier, se laissentencoreretrouverdes tracesde conceptionsguerrièresdesJndo-Européens,et tout particulièrementde l'idée de la transformationducombattanten animalférocedansle feu de la bataille,

Pour toutescesnotions, G, DUMÉZIL, Heur et malheurdu guerrlel; Paris, 19852 [1969], p, 205-215; nousempruntonsle conceptde désécrationà C, PICARD, Les trophéesromains, Paris, 1957,

2 Sur ce problèmeet les discussionsà ce sujet, M, FINLEY, Le monded'Ulysse,Paris, 19782,

3 Sur la question,ouvrageclassiquede S, WIKANDER, Der arlscheMannerbund,Upsal, 1938,L'épopéehomériquegarde évidemmentla trace de compagnonnagesguerriers,et si l'on veut degroupesmasculinsde guerriersCp, ex, casemblématiqued'Achille et de Patrocle),Mais on ne peutpas dire que ces héros homériquessoient en marge de la sociéténormale, telle du moins que ladépeintle poème,

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*En fait un vastechampd'investigations'offre à l'étudede cettequestion:

car les animauxinterviennenttrès fréquemmentdansles scènesde bataille del'Iliade, par le biais de cette caractéristiquede l'épopée,et spécialementdel'épopéehomérique,que sont les comparaisons.Ce sontcesfameusescompa-raisonshomériques,où il estfréquent,sinonbanal,de dire queles guerrierssontsemblablesà des animaux, et notammentà des lions. Peut-ondire que cesréférencesanimalesprolongentla conceptionindo-européennedes guerriers-bêtessauvages?

Il nousfaut d'abordpréciserles données.Nousle feronsenutilisant le livred'Annie Schnapp-Gourbeillonqui fournit une excellentebased'approchede laquestion,et sur lequelnousnousappuieronsconstamment4.

En premier lieu, quels sont les animaux qui interviennent, à qui lesguerrierssontcomparés?On doit tout d'abordconstaterque ce ne sontpaslesanimaux on pourrait dire classiquesde la mythologie guerrière indo-euro-péenne,l'ours et le loup. Passeencorepour l'ours, relativementmarginalpourla Grèce, mais le fait mérite d'être soulignépour le loup, autrementprésentchezles Hellènes,dansla réalité de la fauneet, ce qui importeplus ici, danslesreprésentationsidéologiquesCil suffit d'évoquerle thèmede la lycanthropie).Or il estpatentque les loups apparaissentpeu danscescomparaisons.On lesrencontresurtoutdansde courtesformules (<< ils attaquentcommedesloups»,

IV, 471; XI, 72). Il y a quelquefoisde plus longs tableaux(XVI, 156-163,352-355). Mais alors l'image est loin d'être uniquementpositive. Les loups, aucontraire du héros homérique,agissenten bande,ne font pas preuve d'ungrand courage(ils attaquentp. ex. les petits d'un troupeau,non les bêteslesplus fortes), et manifestentcruautéet sauvagerie- ce qui en principe n'estpassoulignéchezle héros.Au restece casparticulier rejoint le problèmegénéralde la représentationdu loup en Grèce,qui a desaspectsambigus,pour ne pasdire négatifs,et ne fournit pasun modèle,pasmêmepour le guerrier,saufdansdescastrès particuliers5.

Parquoi cetteabsenceest-ellecompensée?En fait, si on met à part le casdesoiseauxde proie (aigle, milan, vautour),qui fournissentmatièreà un certainnombre de comparaisons- mais où la valeur descriptive du tableauparaîtl'emporter,et sansdouted'autresvaleurs(p. ex. relationpar l'aigle avecZeus)-, on rencontredeux animauxdansce type de comparaisons: le sanglieret,surtout,dansune écrasantemajorité desexemples(environ 40 cassur environ65), le lion.

4 Voir Lions, héros, masques,les représentationsde l'animaI chezHomère, Paris, 1981,

Nous pensonsbien sûr à des comportementsmarginaux, comme ceux que supposelacryptie spartiate(sur ces questions,voir en particulier H. JEANMAIRE, COI/l'al et courètes,Lille-Paris,1939). Mais il s'agit alors de rites d'initiation, qui renvoient à une image inverséede la réaliténormale.

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Examinonsd'abordle casdu sanglier.Il apparaîtdansun contextespéci-fique, qui est celui de la chasse.Le sanglier fait face à des poursuivants,hommesaccompagnésde leurs chiens,et généralementla scène,par delà labravouremanifestéepar l'animal, se terminepar sa mort. On voit ce qu'il y aderrièrecescomparaisons: la pratiquede la chasseau sanglierdansla sociétéaristocratiquede cette Grèce «médiévale»et, surtout, sa valorisation idéo-logique qui enfait l'exploit héroïquepar excellence(il suffit de rappelerle casexemplairedu sanglierde Calydon), dont la connotationinitiatique est parailleurs netté.Dès lors le guerrierhomériquepeutévidemmentêtre comparéau sanglier.Mais de là à dire qu'il estun sanglier,qu'il se transformeensanglier,il y a une marge.La comparaison,certes valorisante,à la différencede celleavecle loup, soulignesanscontestele couragedu héros.Mais il n'enrestepasmoins que cet animal restemarquédu côtéde la sauvagerie,et apparaîtavanttout comme l'objet et la victime de la chassemenéepar les hommes: enréalité le guerrierse reconnaîtplutôt du côté du chasseurque de celui de songibier.

Avec le lion il n'enva plus de même.Car le lion l'emportenon seulementstatistiquementd'unemanièreindiscutable,maiségalementpar la valeur intrin-sèquede la comparaison: le lion se présentecomme le modèle du hérosaccomplissantson exploit. À de très raresexceptionsprès- et alors justifiéespar le contexte,p. ex. par la mort prochainedu héros- le lion est toujoursvainqueur,ne périt pasCce qui le distingueclairementdu sanglier).Il accomplitune aristeiasolitaireen tout point comparableà celle despersonnageshumainsque l'épopéemet en valeur. Il étale son courage,sa force, met en fuite leshommeset emportele bétail, n'hésitantpasà affronter les adversairesles plusforts. Parlà il estun doubleévidentdu héros.Commelui il pratiquela razzia,lachasseau gros gibier. Commelui, il opposeson individualité victorieuseà lafoule anonymeet impuissantede ceuxqui tententde lui faire obstacle,et quine sontfinalementpour lui quedesocccasionsde montrersavaleur. Commelesouligne A. Schnapp-GourbeillonCp. 50) «symétriquedu héros, il est sondouble idéal, celui qui incarne en permanencela plénitude des valeursguerrières». Il est donc normal qu'aucoursdu combatle hérosdevienneunlion, seconformedansl'accomplissementde son aristeiaà ce modèle.

S'agit-il pour autantde dire que, par le lion, le hérosde l'épopéegrecqueredevienneun guerrier-fauveà la manièreindo-européenne?Il y a certesdesanalogies.C'estau coursdu combat,par l'effet du combatque la comparaisonse justifie. C'estalors que l'être humainse transforme,que le guerrierdevientvraimentun lion. Mais l'effet de cette transformationapparaîttrès différent decelle du guerrier-fauveindo-européensurun point essentiel.L'animalitédu lion,

6 Sur ces questions,P. VIDAL-NAQUET, Le chasseurnoir et l'origine de l'éphébieattique, inAnnales(ESC)(1968), p. 147-164, et Le chasseurnoir, formesdepenséeetfonnesde sociétésdansle mondegrec, Paris, 1981: A. SCHNAPP, Imageset programme.. les figurations arcbal'quesde lachasseau sanglier, in RA (1979), p. 195-218.

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sa sauvagerie,son hétérogénéitépar rapport à l'humanité normale ne sontnullementmisesen relief danscescomparaisons.Au contrairec'esten quelquesortele lion qui sevoit humanisé,à qui on prêteun comportementqui estceluid'un hommeplus que d'un animal sauvage.On ne peutdonc absolumentpasdire que la comparaisonserveà soulignerl'état de fureur qui naît du combat?On ne peutpar conséquentpasdire que le hérosde l'Iliade, devenulion dansle feu de l'action, retrouve par là le comportement,si ambigu et le mettantnettementen margede l'humanité,qui était celui des berserkirgermaniques.

Après cesremarquesnouspourrionsarrêterlà notre enquête,et conclure,sansplus, que le modèledu guerrier-fauveindo-européense révèle inadaptépour penserles combattantsde l'épopéegrecque.Faut-il évoquerdonc, unefois de plus, l'originalité de la Grèce,la distancequ'ellea prisepar rapportauxreprésentationsindo-européennes?Assurémentla Grècea évolué,et plus qued'autressecteursdu mondeindo-européen:la différenceque nousconstatonsentre les animaux,points de comparaisondu héroshomérique,et ceuxen quise métamorphosentles berserkirestflagrante.Mais il resteque- à notre avis -on peut tout de mêmeretrouvercertainséchosde la vieille conceptionindo-européennedu guerrierau seinde l'épopéehomérique.

Nous examineronsd'abordune illustration de ce fait dansunequestionquin'estpascelle desguerriers-fauves,mais concerneun autrepoint de l'idéologieguerrièredesIndo-Européens,ou plus exactementde leur mythologie: l'articu-lation de la représentationde la fonction guerrièreentredeuxaspectscomplé-mentaires- que l'on peutsymboliserpar les deuxdieux indiensIndra et Vayu,ou leurs représentantsdansl'épopéedu MahabharataArjuna et Bhima8

.

Il existeen effet dansl'Iliade deuxguerriersqui forment indiscutablementun couple : les deux Ajax. Car il n'y a pas là simple similitude de nom : ilsapparaissenteffectivementtrès souventen couple, agissantde concert etdésignéspar un duel. C'estmêmece qui justifie la comparaison- étrangede

On a rapprochéde cette fureur du guerrier indo-européenla notion grecquede !tIssa, quin'intervient pas dans nos comparaisons(voir à ce sujet M. BRUCE LINCOLN, Homerlc lussa,Walfish Rage,in IF, 80 ([975], p. 98-105; mais G. DUMÉZIL, La courtisaneet les seigneurscolorés,Paris, 1983, p. 181-181,souligneque cette notion n'a pas la signification militaire du juror). Mais lecomportementdu hérosau combatfait plutôt intervenir, commele souligneG. Dumézil, la notion,différente, de menas.Et le fonctionnementde cettenotion est très différent de celui du juror. Maiscela ne veut pas dire que ce conceptsoit sansintérêt d'un point de vue comparatif.En fait MariaDARAKI a bien dégagédans l'Iliade l'existenced'une polarité entre héros au menaset hérosdalmonl Isos(Le hérosrempli de menoset le hérosdaimoni isos, unepolarité homérique,ASNP,3, 10 [1980], p. 1-24; Personnageshérol'queset Initiation guerrière dans l'Iliade, in Questionsdesens,étudesde littérature ancienne,2, Paris, 1982, p. 65-80). Et celle-ci correspondparfaitementàl'opposition guerrier civilisé 1 guerrier sauvage(dans cet ordre) : on verra en particulier lestableauxdonnéspar M. DARAKI (qui ne fait nullementintervenir la perspectivecomparative)p. 21et 74-75.

8 Sur cettequestion,G. DUMÉZIL, Mytheet épopée,l, Paris, 1968, p. 63-65.

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prime abordpourdesguerriers- qui estfaite entreeux et un couplede bœufsde labour(XIII, 703-708)9.

On a voulu voir danscette étroite union des deux Ajax la figuration ducombat hoplitique - pourtant bien différent de celui que met en œuvrel'épopée-, où chacunestsolidairede sonvoisin au seinde l'ensemblequ'estlaphalange.Mais quelle quesoit la validité de cetteopinion, la liaison si souventappuyéeentre les deux Ajax ne doit pas masquerqu'ils se différencienttoutaussi nettement,et s'opposenten une polarité que rend justementplussensibleleur aspectde couple.

En fait les deuxAjax formentun coupleinégal. Il yalegrandAjax (le filsde Télamon) et le petit Ajax (le fils d'ailée), et leurs rôles ne sont pasidentiques.

Le petit Ajax mérite cette appellationnon seulementpar sa taille parrapport à l'autre (II, 528-529 : «il est beaucoupmoins grand que leTélamonide... sa taille est plus petite»), mais aussi par son importancenettementmoins grande. Il intervient dans le poèmesensiblementmoinssouventque l'autre, Il convientsurtoutde noter des traits plus spécifiques.Lefils d'ailéesemblecaractérisécommeun jeune(ce qui n'estpas le cas aussinettementpour le Télamonide): lorsqu'il se querelleavec Idoménée(XXIII,473-498), il lui lanceson âge à la figure, et de mêmeAntiloque est sensible,lorsqu'il dispute l'épreuvede la courseà pied avecUlysse, à sa jeunesseparrapportà celui-ci (XXIII, 787-792).Ce qui peut être un corollaire, il est rapide(il apparaîten II, 527 comme«Ajax le bon coureur»)et de ce fait participedonc, lors desjeux funérairesen l'honneurde Patrocle,à l'épreuvede courseàpied.

Plus caractéristiqueencore, il est doté d'un armementléger : il a unecuirassede lin (II, 529), ce qui le distingue nettementde l'hoplite, avec sapanoplielourde et notammentsacuirassede bronze.Certesl'épopéene peuten faire un véritablecombattantléger, un peltaste: il faut bien qu'il tiennesaplace dansle poème,et joue son rôle au côté des autreshéros ! Mais, il estremarquablequ'il soit à la tête du contingentdes Locriens, qui est justementdoté d'un armementléger, et présentécomme se battantde loin, par l'arc,d'une manièrebien évidemmentincompatibleavec le mode de combattrenormaldu héros(XXIII, 712-722);

« Leur coeur n'est pas ferme au combatcorps à corps, ils ne sont pasmunis de casquesen airain à l'épaissecrinière, de boucliersronds,de javelotsen frêne; ils sont venusen Troadeavec leur roi, confiantsdans leurs arcs etleurs tressesde laine, avec lesquelsils tententmaintenantd'enfoncerde lagrêle de leurs traits les bataillonstroyens»

On voit que s'attacheà ces guerriersune connotationnégative.Elle estencoreplus soulignéedansle casde leur chef. Il estquerelleur,se disputeavec

,

9 Voir A. SCHNAPP-GOURBEILLON,op. clt. (n. 4), p. 32-33; aussi D. PAGE, HlstOlY and theHomerlcIliad, Berkeley, 1959, p. 232-238.

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Idoménéepour savoir quel concurrentarrive en tête de la coursede charsets'attireainsi de sa part de vifs reproches(<< Ajax le malappris,très fOlt pour lesquerelles»). Il se comporteparfois au combatavecune cruautéqui est raredansl'épopée,et manifestealors un état de fureur anormale1o : aprèsque leTroyen Imbrios eut été tué, il inflige un traitementoutrageuxà son cadavre-chosequi est, on le sait, très gravepour les Grecs(XIII, 202-204: « lors le filsd'Oilée, mis en fureur par la mort d'Amphimachos,tranchele tendrecou, puisfait rouler la tête, l'envoyantcommeun ballon rouler parmi la foule »). Le faitest d'autantplus significatif qu'Imbriosa étévaincu par les deuxAjax agissantde concert (ce qui leur vaut une comparaison,attendue,avec deux lionsvainqueursen XIII, 198-200).Seul des deux le fils d'Oilée se comporteainsi,avecdémesure,aprèsla victoire.

Mais ce comportementexcessifà l'égard d'un homme est à l'image decelui quele hérosmanifesteà l'égarddesdieux, Il ne s'ensoucieguère:ce quilui vaut de perdrel'épreuvede courseà pied face à Ulyssequi, lui, a songéàinvoquerl'aide d'Athéna,qui s'empressede faire glissersonconcurrentsur unebouse de vache (XXIII, 740-797). Il se révélera même être un impie, unblasphémateur:samort estdueau fait qu'il a, parsesinjures,provoquél'hosti-lité d'Athéna,et mêmecelle de son protecteurhabituelPoséidon,qu'il couvred'insultesaprèsqu'il l'eut pourtantsauvé,une premièrefois, d'un naufrageoùla colère de la déessel'avait entraînéalors qu'il revenaitde Troie. Cettemortdu fils d'Oilée, en impie blasphémateur,est déjà connue par l'épopée :l'Odysséel'évoqueen IV,' 499-511.

Par rapportà ce personnageaux côtésétrangespour un hérosépique,etsouventnégatifs,l'autreAjax, le fils de Télamon,apparaîtplus classique,moinsoriginal. Mais cela justementmérite d'êtresoulignédansla mesureoù cela ledistinguede l'autre. Le Télamonideestgrand, il est fort, on dit de lui qu'il est«le meilleur desAchéensaprèsAchille» (voir II, 760-764)et «l'emportesurtous par la largeurde sesépaules»(voir III, 225-229).Il est présentécommeun hoplite, et mêmecommeun combattanttrès lourdementarmé:sonfameuxbouclier ne comportepas moins de septcouchesde peauxde bœufsuper-posées! Il est capableausside manifesterintelligenceet sagesse,et de ce faitprend part à l'ambassadeenvoyéeauprèsd'Achille retiré soussa tente pourtenterde lui faire reprendrele combat.Surtout, il manifesteces qualitésparrapportaux dieux. Lorsqu'auchantXVI la volonté divine est que les Troyensl'emportentsur les Grecs, il est capablede le comprendreet d'en tirer lesconséquencesqui s'imposent:il ne s'obstinepas,mais cèdeau désir de Zeuset bat en retraite001-122).Aussi safin n'est-ellepascelle d'un impie, puni parles dieux commesonhomonyme.Il sesuicidequandles Grecsdécidentd'attri-buerà Ulysseplutôt qu'à lui les armesd'Achille, promisesaprèssa mort au plusvaillant des Achéens.Cette tradition, bien connueà date ultérieure, est déjà

10 SUI' le thème, C. SEGAL, The Themeof the Mutilation of the Corpse ln the Ilfad, Suppl.Mnemosyne,1971.

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évoquéebrièvementdans l'Odyssée(XI, 543-564), et on peut noter que lavictoire d'Ulysseest unanimementprésentéecommedue à la ruse, et non àuneréellesupérioritéà l'encontredu fils de Télamon.Celui-ci meurtd'unemorttouteguerrière,sansdémériter.

Ainsi il sembleclair que le coupledesdeuxAjax conjugueet opposeà lafois deux types,distinctset complémentaires,de combattants: le guerrierlourdet le guerrier léger, le guerrieréquipéet se mesurantà son adversaireen uncombatrégulieret celui combattantde loin, avecdesarmescommel'arc qui nesontpascellesde l'hoplite, égalementle guerriercivilisé, respectantun codeetle guerriersauvage,se comportantavecférocité, celui qui, jusquedansle feude l'action, sait tenir comptedes dieux et celui qui n'en a cure. L'existenced'unetelle dualité au sein du mondede la guerren'estpasinattenduechezlesHellènes.Elle correspond,au sein du mondegrec, à l'oppositiondeséphèbespar rapportaux hoplites,soldatsnormaux,telle queP. Vidal-Naquetenparticu-lier l'a bien dégagéell j dansce sensd'ailleurs les traits portantsur l'âge quenous avonscru entrevoirdansle casdu « petit» Ajax seraientparfaitementàleur place.Mais il estclair aussique cettearticulation,à laquellela Grècea faitjouer un rôle spécifiquedanssesrites de passageet l'articulationde sesclassesd'âge,prolongeen définitive la vieille polarité indo-européenne,qui au seindumonde de la guerre, distingue entre Indra et Vayu, entre Arjuna et Bhima,disonsentrele combattantcivilisé et le sauvage.

Cet excursussur les deuxAjax suggèredonc,selonnous,que les antiquescatégoriesindo-européennesne sont pas totalementinadéquatespour rendrecompte des faits homériques.Ce cas montre que des traits de la figure duguerriersauvages'y trouventprésents,et s'y articulentpar rapportà une autreconceptionde la guerreet de sesacteurs.

Doit-on alorsaller plus loin et estimer,aussi,que la conceptiondu guerrier-bêtesauvagey a laissédestraces?Il convientnéanmoinstout d'abordde noterque, contrairementà ce quepourrait induire à penserl'analyseque nousavonsfaite du casdesdeuxAjax, ce n'estpasdu côté du « sauvage», donc de celuidu fils d'Oilée,quese marquele plus le rapportavecles bêtesfauves.Pourlesdeux Ajax on trouve assurément,par le biais des comparaisons,une mise enrelation avec les bêtesfauves,et en l'occurrencela principalede cellesqui semanifestentdans l'épopée,le lion. Mais ce lion reste l'animal humaniséquenous avons évoqué,un pur archétypedu héros. Dans ces conditionson nes'étonnerapasque la comparaisonconcernebeaucoupplus le Télamonidequel'autre Ajax: on la retrouveà son proposen XI, 474-481,548-547,XIII, 198-200, XVII, 133-136(et on pourraajouterqu'enXVII, 281-283il est comparéausanglier). Le fils d'Oilée ne bénéficiepour sa part de cette flatteusecompa-raisonqu'enXVII, 198-200,et alors en conjonctionavecl'autreAjax, pour leurvictoire communesur Imbrios.

Il Voir référencesnote6.

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Ce n'estdonc pasde ce côté qu'on peut faire intervenir la référenceauxguerriers-fauvesindo-européens.Mais il esten revancheun épisodedanslequelle conceptparaîtgardertoute savalidité : c'estcet épisode,mystérieuxà biendes égardset isolé au sein de l'ensemblede l'œuvre,que constituel'embus-cadenocturnedu chantX, dont estvictime le Troyen Dolon, suivi bientôt parRhésoset sesThraces12

• Il est significatif qu'il mette en scène,du côté grec,deuxhérosqui présententdestraits bien particuliers:Ulysse,caractérisépar laruse - ce qui n'est pas un trait héroïque!- et qui est par bien des aspectsfranchementambigu, et Diomède,qui lui aussisort de la norme par certainsaspects(pousséparAthéna,il n'hésitepas,simplemortel, à attaquerdesdieux,Aphrodite puis le dieu de la guerreen personne,Arès : il ne faut pasoublierqu'il est le fils de cet impie notoire qu'a étéTydée; lors d'un échangerituel decadeaux,avec Glaucos,en VI, 234-236, il n'hésitepas à bafouer la moralehéroïque,en dupantsonpartenaire).

Cette « Dolonie » détonnedanstoute l'œuvre- ce qui fait, évidemment,qu'on a souventvoulu y voir une interpolation! C'estune reconnaissanceetnon un combat(d'ailleursdouble,puisqu'àcelle de Diomèdeet Ulyssedu côtégrec fait pendantcelle de Dolon du côté troyen). Le cadreest nocturne.Cen'est pas une victoire bien brillante: elle est acquisepar un traquenard,àl'encontrede Dolon qui n'estqu'unpiètre adversaire,Et elle se poursuitpar lemassacrede Rhésoset de sesguerriers,le vol de seschevaux(suivi d'ailleursparun retourdesvainqueursà chevalqui estmêmelà un détail exceptionnel):on a affaire à un carnagesanglant,une véritable boucherie, à l'encontred'ennemisendormis,dont l'horreurn'esten rien édulcorée.Au restecet exploitsera suivi d'une purification : les deux héros grecs iront se laver à la mer,grandepurificatricedessouillu,res,

Il y a donc là, très clairement,un cadrespécifique,dont H. Jeanmaireet1. Gernetont certainementeu raisonde soulignerles aspectsinitiatiqueset lesanalogiesavecla cryptie spartiate13, Mais, et celaseul importe à notre propos,ilest patentque nous retrouvonsaussides traits qui renvoientau monde desguerriers-fauvesindo-européens,et s'opposentau mondehabituelde la guerreen Grèce,celui que représentel'hoplite, et déjà avant lui le héroshomérique,combattantnoblement au grand jour, Nous sommesdans le monde du« chasseurnoir », pour reprendrele titre de l'ouvragede P, Vidal-Naquet,et,par delà la Grèce,danscelui descombattantssolitaireset sauvagesdu genredeBhima,

On ne sera dès lors pas étonné que la référenceanimale soit alorsconstante,et appuyée,danscet épisode,et autrementque celase fait habituel-lement au travers de la comparaison.Les guerriers en présencerenvoient

12 Voir A. SCHNAPP-GOURBEILLON,op. clf. (n. 4), p. 104-131,auquelon pourrase reporterpourla bibliographie essentielle.

13 Voir H. JEANMAIRE, op. clt. (n. 5), p. 395-401,et L. GERNET, Dolon le loup, in Anthropologiede la Grèceantique,Paris, 1968, p. 154-171(= MélangesF. Cumont,Bruxelles, 1936, p. 189-208).

Page 10: Des comparaisons animales homériques aux guerriers-fauves

COMPARAISONSANIMALES HOMÉRIQUES ET GUERRIERS-FAUVESINDO-EUROPÉENS 39

clairementà desbêtessauvages.Dolon estun homme-loup,à l'image de cettepeau de loup dont il se revêt. Certes, comme le dit 1. Gernet, c'est un«pauvreloup », et il finit commevictime. Mais, nous l'avons rappelé,il fauttenir comptedu fait que l'image du loup n'estpasvaloriséedansl'épopée,etce guerrier-loup,très normalement,se révèle inférieur à Diomèdeet Ulyssequi, eux, renvoientà cesanimauxbeaucoupplus positifs que sont le lion et lesanglier.Car au déguisementde Dolon répond,symétriquement,un accoutre-ment animal pour les héros achéens.Ulysse prend un casqueen peau desanglier.Et Diomèdese couvre d'une peaude lion. Le lion est supérieurausanglier,nous l'avonsvu : et effectivementc'estDiomèdequi joue le rôle leplus actif dansl'épisode,c'estlui qui tue les ennemis.Mais, on le voit, le lionn'estplus ici vraimentl'animal noble, doubletdu héroset dépourvud'animalitéqu'il est ailleurs. Commele sanglier, il redevientun représentantdu mondesauvage,opposéà l'humanité.Les lions qui sont évoqués,par le biais d'unecomparaison,à propos des deux héros, en X, 297-299, sont dépeints« marchantdansla nuit, par le carnageet les morts, les armeset le sangnoir»- scènequi détonnepar sasauvageriepar rapportà toutesles autresreprésen-tationsde l'animal. Et lorsquela comparaisons'appliqueà Diomèdeseul, celuides deux qui a revêtu la peau de lion, c'est, comme l'a bien dégagéA. Schnapp-Gourbeillon(p. 116), pour dessinerle portrait d'un lion « agité depenséesmauvaises»(X, 482-487), C'est le seul passagede l'épopéeoù estainsi mise en avant la sauvagerie,le goût de la violence gratuite, du meurtrepour le meurtrede celui qui apparaîtpartoutailleurscommele noble animal. Ilest pour une fois rendu à son animalité, et, à traverslui, Diomède,qui en arevêtu la dépouille, est devenuvraiment une bête sauvage,un homme-lion.Pour nous qui avonsprésenteà l'esprit la conceptionindo-européennedesguerriers-fauves,le fait n'estpassurprenant,il traduit la persistanced'un lointainhéritage,Mais c'estla seulefois, dansce contextesi particulier, que l'antiquemodèledes combattants-bêtessauvageshérité des tempsindo-européensjoueencoreaussiclairementdansl'épopéehomérique,

DominiqueBRIQUELUMR 126-4École normalesupérieure45, rue d'UlmF - 75230PARIS Cedex05