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« révolution scientifique » majeure. Notre auteur la raconte en détail : les sciences de l’orga- nisation sont, dans la Grande Encyclopédie, la botanique et la zoologie mais la théorie du terme manquait. Le travail des naturalistes était de rechercher de nouvelles espèces et les inclure dans une taxinomie. Les savants débattaient, depuis Aristote, sur les éléments à prendre en compte pour établir la frontière entre espèce, et pour inclure celles-ci dans des ensembles plus vastes, comme l’ordre ou la famille. Pour ce faire, les zoologues prenaient en compte des indices externes, morphologiques. Cuvier va rompre avec ces pratiques et bâtir une classification sur la structure interne des animaux. Il crée la physiologie compa- rée, puis la paléontologie, sur une définition exigeante de l’organisation : « Tout être orga- nisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuel- lement, et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune partie ne peut changer sans que les autres changent aussi, et par conséquent, chacune d’elles prise séparément indique et donne toutes les autres » (Cuvier, 1985). Or, l’idée commune des fondateurs de la sociologie, est que « le monde est entièrement organisé [...] l’orga- nisme social (étant) la société » (pp. 313–314). D. Guillo tire aussi de ses lectures la convic- tion que les successions évolutionnistes inventées par les premiers sociologues provien- draient de l’embryologie, fille de la physiologie comparée, qui suppose un processus unique de développement de l’embryon à l’animal adulte. Les biologistes du début du XIX e siècle auraient donc créé un épistémé fondé sur les trois termes d’organisation, de développe- ment et de classification qui aurait inspiré les créateurs de la sociologie. Il faut savoir gré à D. Guillo d’avoir cherché à établir, par un travail d’une grande éru- dition, l’importance de la pensée physiologiste dans les premiers balbutiements de la socio- logie. Mais le lecteur doit savoir qu’il lui faudra de la persévérance pour en découvrir les trésors. Référence Cuvier, G., 1985. Discours sur les révolutions de la surface du globe. 10/18, Paris, p. 96 (1 re édition en 1812). Pierre Tripier Laboratoire Printemps, CNRS–université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Adresse e-mail : [email protected] (P.Tripier). 0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2004.09.026 Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Puf, coll. « Sociologies », Paris, 2003 (224 p.) La sociologie des sciences a connu dans les années 1970 une importante rupture avec la tradition fondatrice mertonienne. C’est le fameux social turn, impulsé entre autres par les travaux de Kuhn, par lequel la sociologie des sciences contemporaine, non contente d’étu- 570 Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 529–573

Dominique Raynaud, ,Sociologie des controverses scientifiques (2003) Puf, coll. « Sociologies »,Paris (224 p.)

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« révolution scientifique » majeure. Notre auteur la raconte en détail : les sciences de l’orga-nisation sont, dans la Grande Encyclopédie, la botanique et la zoologie mais la théorie duterme manquait. Le travail des naturalistes était de rechercher de nouvelles espèces et lesinclure dans une taxinomie. Les savants débattaient, depuis Aristote, sur les éléments àprendre en compte pour établir la frontière entre espèce, et pour inclure celles-ci dans desensembles plus vastes, comme l’ordre ou la famille. Pour ce faire, les zoologues prenaienten compte des indices externes, morphologiques. Cuvier va rompre avec ces pratiques etbâtir une classification sur la structure interne des animaux. Il crée la physiologie compa-rée, puis la paléontologie, sur une définition exigeante de l’organisation : « Tout être orga-nisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuel-lement, et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucunepartie ne peut changer sans que les autres changent aussi, et par conséquent, chacune d’ellesprise séparément indique et donne toutes les autres » (Cuvier, 1985). Or, l’idée communedes fondateurs de la sociologie, est que « le monde est entièrement organisé [...] l’orga-nisme social (étant) la société » (pp. 313–314). D. Guillo tire aussi de ses lectures la convic-tion que les successions évolutionnistes inventées par les premiers sociologues provien-draient de l’embryologie, fille de la physiologie comparée, qui suppose un processus uniquede développement de l’embryon à l’animal adulte. Les biologistes du début du XIXe siècleauraient donc créé un épistémé fondé sur les trois termes d’organisation, de développe-ment et de classification qui aurait inspiré les créateurs de la sociologie.

Il faut savoir gré à D. Guillo d’avoir cherché à établir, par un travail d’une grande éru-dition, l’importance de la pensée physiologiste dans les premiers balbutiements de la socio-logie. Mais le lecteur doit savoir qu’il lui faudra de la persévérance pour en découvrir lestrésors.

Référence

Cuvier, G., 1985. Discours sur les révolutions de la surface du globe. 10/18, Paris, p. 96 (1re édition en 1812).

Pierre TripierLaboratoire Printemps, CNRS–université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines,

47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected] (P. Tripier).

0038-0296/$ - see front matter © 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.09.026

Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Puf,coll. « Sociologies », Paris, 2003 (224 p.)

La sociologie des sciences a connu dans les années 1970 une importante rupture avec latradition fondatrice mertonienne. C’est le fameux social turn, impulsé entre autres par lestravaux de Kuhn, par lequel la sociologie des sciences contemporaine, non contente d’étu-

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dier les facteurs sociaux orientant la production scientifique, est venue affronter l’épisté-mologie et l’histoire des sciences sur leur domaine jusqu’alors incontesté, en élevant lesconnaissances scientifiques au statut d’objet sociologique à part entière, et en utilisantl’étude des controverses comme entrée privilégiée. C’est le bien-fondé de cette « exten-sion » opérée par la nouvelle sociologie des connaissances scientifiques (Sociology of scien-tific knowledge) que questionne ici Dominique Raynaud, dans un ouvrage construit commeune véritable machine de guerre contre l’approche « relativiste » dans la sociologie dessciences actuelles.

L’auteur place d’emblée la sociologie des controverses scientifiques au centre d’une« métacontroverse », opposant « relativistes » et « rationalistes », qui sert de clé de lectureà tout l’ouvrage (chap. 1). Pour D. Raynaud est relativiste toute approche qui admet uneinfluence sociale déterminante sur les connaissances scientifiques. L’auteur reconnaît plu-sieurs variantes au relativisme, visibles notamment dans les trois grands programmes derecherche de la nouvelle sociologie des connaissances scientifiques : strong programme(Barnes, Bloor, Edge, Shapin), empirical programme (Collins), et actant-network school(Callon, Law, Rip, Latour). Le relativisme serait ainsi davantage caractérisé par un « esprit »commun que par un ensemble clos d’hypothèses clairement exposées, esprit que l’auteurfait remonter à des penseurs « protorelativistes » comme de Bonald, de Maistre, Saint-Simon, ou Comte, qui partageraient avec les relativistes contemporains des formes de « réac-tions à la pensée rationnelle ». En partant des résultats de Woolgar, Latour, Collins, Mulkayet Bloor, l’auteur isole quatre propositions qu’il identifie tout au long de l’ouvrage avec lecœur de la pensée relativiste : « les objets du monde naturel auxquels se rapportent lesconnaissances scientifiques sont des constructions textuelles » ; « le monde naturel joue unrôle négligeable dans la construction des énoncés scientifiques » ; « le contexte social, tantlocal que global, joue un rôle prépondérant dans la construction des énoncés scientifi-ques » ; « les connaissances scientifiques sont conventionnelles et le raisonnement procèded’une négociation sociale informelle ». Au relativisme ainsi défini l’auteur oppose l’appro-che rationaliste — à laquelle il se rattache explicitement — qui refuse de considérer lescontenus scientifiques comme l’émanation d’un état de la société, et renvoie le consensusrégnant autour des théories à leur nature logique et aux normes absolues et universelles dela rationalité plutôt qu’à une construction sociale.

Pour démonter les interprétations des relativistes, D. Raynaud les affronte sur leur ter-rain de prédilection, celui des controverses scientifiques. Il attaque dans un premier temps(chap. 2) les modalités de sélection des faits saillants opérés dans les récits, en revisitant lacontroverse qui opposa Pasteur à Pouchet autour de la thèse des générations spontanées. Ilconteste ici la lecture selon laquelle la clôture du débat fut le résultat d’asymétries cumu-lées en faveur de Pasteur. Alors que l’inventaire des asymétries dressé par Latour donne lenet avantage à Pasteur, D. Raynaud s’efforce d’en démontrer l’ambiguïté et y ajoute desasymétries profitant à Pouchet, d’habitude passées sous silence. Un examen minutieux desenjeux extrascientifiques du débat (théologiques et politiques) ne semble pas non plus per-mettre d’effectuer un partage a priori des positions entre homogénistes et hétérogénistes,contrairement à ce qu’avancent les relativistes. Suit alors une exhortation méthodologiquede l’auteur à un recensement aussi exhaustif que possible des asymétries, effectué sur despopulations larges plutôt que sur des individus isolés (pour ne pas surdéterminer les corré-lations observées) et qui distingue les arguments en fonction des forums dans lesquels ilsapparaissent.

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Le chapitre suivant est consacré à la controverse qui opposa au XIXe siècle l’école demédecine de Paris à celle de Montpellier, autour du débat organicisme/vitalisme. Si cer-tains facteurs coïncident avec l’opposition des écoles (méthode, doctrine, productivité scien-tifique, institution), il en existe aussi d’autres (présupposés philosophiques, intérêts profes-sionnels, valeurs politiques) qui n’ont pas influencé le contenu des doctrines. En montrantainsi que la division politique des acteurs ne correspond pas au partage des théories scien-tifiques, l’auteur remet en question la pertinence des interprétations causales relativistes,en leur reprochant de ne pas distinguer les différentes formes de relations qui peuvent lierles connaissances à leur environnement social (détermination causale, interdépendance fonc-tionnelle, homologie structurale, congruence, etc.).

Le lecteur est ensuite plongé au cœur d’une controverse d’optique à l’École d’Oxford auXIIIe siècle sur le sens de propagation des rayons visuels (chap. 4). Là encore ce n’est pasà une détermination sociale des connaissances par des facteurs extrascientifiques (théolo-giques) que l’on assiste, mais au triomphe de la logique et de l’expérience sur les argu-ments d’autorité. Ainsi, les controverses où les contenus scientifiques sont socialementdéterminés seraient loin d’être une généralité et renverraient plutôt les relativistes à leurserreurs de catégories interprétatives et à une méthode d’analyse contextuelle approxima-tive. Si la démarche de la nouvelle sociologie des connaissances scientifiques repose surune illusion, est-il alors légitime de soumettre les énoncés scientifiques à l’analyse socio-logique ? La réponse est surprenante : seuls les erreurs d’observation, failles logiques,axiomes, postulats, exemples et autres hypothèses ad hoc sont susceptibles pour l’auteur deconstituer des objets sociologiques pertinents. Les relativistes ont beau faire référence àl’épistémologie de Duhem, Quine ou Wittgenstein pour cautionner leurs approches (chap. 5),il ne s’agirait là que d’une forme d’autolégitimation usurpée (« il est connu que l’évocationd’ancêtres prestigieux renforce toujours la croyance à l’existence d’une authentique tradi-tion de recherche »). Le coup de grâce asséné, D. Raynaud entreprend en conclusion deprésenter un « modèle » multifactoriel des conditions d’existence et de résolution des contro-verses scientifiques qui accorde une place centrale aux intérêts et valeurs des acteurs yintervenant. L’intérêt d’une sociologie rationaliste des controverses scientifiques résideraitdans les arguments qu’elle fournit, dans le débat épistémologique entre falsificationnismeet vérificationnisme, pour une épistémologie « incrémentaliste » apte à concilier l’épisté-mologie et la sociologie des sciences, et à resituer les controverses dans leur rôle moteurpour le déroulement normal de l’activité scientifique.

En choisissant de situer ses réflexions méthodologiques et épistémologiques (qui doi-vent beaucoup aux travaux de Boudon) dans une démarche empirique détaillée et rigou-reuse, D. Raynaud est convaincant quand il dénonce certaines faiblesses et insuffisancesdes approches « relativistes » (manque de systématicité dans la recension des asymétries,conceptions trop simplificatrices des notions de détermination, de rationalité et de conven-tion). On regrettera toutefois qu’en se focalisant sur les « contenus » de la connaissancescientifique (hypothèses, théories, etc.), et en synthétisant de manière assez hâtive et sansnuances « le programme relativiste » en quatre propositions, l’auteur ne fasse pas entière-ment justice aux tendances actuelles d’une sociologie des sciences et des techniques qui,loin de se cantonner aux seuls énoncés scientifiques, s’attache de diverses manières — etsur des objets divers — à dissoudre la distinction entre la « science comme pratique » et la« science comme connaissance ». Le lecteur est ainsi en droit de se demander à l’issue de

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l’ouvrage si la dichotomie relativisme/rationalisme présentée ici réussit à capturer complè-tement l’espace foisonnant de la sociologie des sciences contemporaine.

Ashveen PeerbayeGroupe d’analyse des politiques publiques (Gapp), École normale supérieure,

61, avenue du Président Wilson, 94235 Cachan cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected] (A. Peerbaye).

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