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Dossier La rela t ion de soins danS un en v ironnement changeant Qu'en est- il des droits du soignant ? Jean VILANOVA, Juriste de La Médicale - Professeur de Droit Les médecins sont aujourd'hui les vic- times d'un immense malentendu. Patients et biens portants les voient comme les servants d'un art tout puis- sant... presque l'équivalent d'une scien- ce exacte. Or, faut-il réellement rappe- ler qui sont ces médecins ? Des êtres humains comme les autres, fragiles comme les autres. Quant à la médecine elle-même, elle se situe bien sûr à l'exact opposé de la puissance. Au contraire de la puissance, elle demeure un art humble, incertain dans ses contours ; un art dangereux de surcroît car le toucher d'un corps en souffrance n'est jamais anodin. Une fois ce malen- tendu mis en lumière, on .comprend mieux la forte attente de la patientèle et, au-delà, de l'ensemble de la société vis-à-vis du corps médical. D'autant que l'on confère volontiers, sous nos latitudes, un caractère d'anormalité à la maladie et à la mort tant on reste culturelle- ment peu ou prou habités du fantasme d'immortalité. Aussi, devient-il tentant quand , la maladie une fois survenue se solde par l'échec thérapeutique de faire porter la res- ponsabilité de cet échec au médecin. Quel lourd fardeau pour l'homme de l'art qui pourtant, imparfait comme tout être humain, dispose de droits inhérents au statut même de l'humain, à commencer par le droit à l'erreur mais aussi le droit au doute et le droit à la fatigue ! Il importe de rappeler de tels droits régaliens, d'y revenir sans cesse ainsi que sur d'autres encore comme celui de se défendre, le cas échéant en por- tant le fer contre un patient indélicat ou agressif. Mais ces droits ne peuvent être révé- lés et compris qu'en revenant à la source de tout : la relation de soins dans un envi- ronnement juridique et sociétale complexe et mouvant. SRH ... l., 1 2012- 3e Trimestre -----· ,,

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La relation de soins danS un environnement changeant Qu'en est-il des droits du soignant ?

Jean VILANOVA, Juriste de La Médicale - Professeur de Droit

Les médecins sont aujourd'hui les vic­times d'un immense malentendu. Patients et biens portants les voient comme les servants d'un art tout puis­sant ... presque l'équivalent d'une scien­ce exacte. Or, faut-il réellement rappe­ler qui sont ces médecins ? Des êtres humains comme les autres, fragiles comme les autres. Quant à la médecine elle-même, elle se situe bien sûr à l'exact opposé de la puissance. Au contraire de la puissance, elle demeure un art humble, incertain dans ses contours ; un art dangereux de surcroît car le toucher d'un corps en souffrance

~ n'est jamais anodin. Une fois ce malen-tendu mis en lumière, on .comprend mieux la forte attente de la patientèle et, au-delà, de l'ensemble de la société vis-à-vis du corps médical. D'autant que l'on confère volontiers, sous nos

latitudes, un caractère d'anormalité à la maladie et à la mort tant on reste culturelle­ment peu ou prou habités du fantasme d'immortalité. Aussi, devient-il tentant quand , la maladie une fois survenue se solde par l'échec thérapeutique de faire porter la res­ponsabilité de cet échec au médecin. Quel lourd fardeau pour l'homme de l'art qui pourtant, imparfait comme tout être humain, dispose de droits inhérents au statut même de l'humain, à commencer par le droit à l'erreur mais aussi le droit au doute et le droit à la fatigue ! Il importe de rappeler de tels droits régaliens, d'y revenir sans cesse ainsi que sur d'autres encore comme celui de se défendre, le cas échéant en por­tant le fer contre un patient indélicat ou agressif. Mais ces droits ne peuvent être révé­lés et compris qu'en revenant à la source de tout : la relation de soins dans un envi­ronnement juridique et sociétale complexe et mouvant.

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1. Les évolutions sociétales et juridiques de la relation de soins

La relation de soins entre immuabilité et mouvement

Il apparaîtrait comme puissamment réduc­teur et, pour tout dire, totalement erroné de percevoir l'humanisme comme l'un des deux attributs de la médecine, l'autre s'avérant être le savoir. L'humanisme en médecine est bien plus qu'un attribut. Il lui est consubstantiel. La médecine est en effet un humanisme en ce sens qu'elle se rap­porte à l'homme, à son intégrité, à ses doutes et à ses peurs. Dans un récent rap­port', 1 'Académie Nationale de Médecine reprend fort à propos les caractères de l'hu­manisme médical déjà énoncés en leur

temps par le philosophe Emmanuel Kant : - la réceptivité à la souffrance de l'Autre, dans une distance ni lointaine, ni trop proche de lui ; -la mise en commun de la parole mutuelle ; - deux pratiques à acquérir par une forma-tion d'éducation.

Le grand philosophe décrit ici en quelques mots forts les fondements mêmes de la relation de soins. Pas de médecine possible uniquement centrée sur sa dimension tech­nique. Pas de médecine possible sans « échange des regards » entre le patient et le soignant, sans 1' écoute et le respect réci­proque dont naît la confiance.

Mais tout change très vite dans notre monde moderne, et la médecine n'échappe pas au mouvement jusque dans cette dimension relationnelle. Les droits du

patient- notamment celui d'être informé afin de consentir, ou non, aux soins - sont désormais gravés dans le marbre, c'est-à­dire consacrés par la loi et il ne viendrait à l'idée de personne d'en contester le bien fondé car il s'agit d'une avancée incontes­table et salutaire. Il n'en reste pas moins que cette orientation s'accompagne d'un glissement du verbe dont les conséquences pointent déjà de façon perceptible.

Démocratie sanitaire et usager du système de santé ... ou la force du verbe La loi du 04 /03 /2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a valeur de texte de haute importance comme d'ailleurs cela devrait être le cas de toutes les lois. Parmi de nombreuses autres dispositions, elle introduit des concepts

1 ·Académie Nationale de Médecine - Rapport (201 1). L'Académie Nationale de Médecine recommande, dans l'intérêt des malades, un Humanisme Médical pour notre Temps.

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nouveaux dont il faut mesurer les inci­dences. Ainsi le titre II de la loi s'intitule­t-il DEMOCRATIE SANITAIRE. Et au chapitre II du même titre, apparaît un nouvel acteur: « l'usager du système de santé».

La démocratie sallitaire tout d'abord ... Certes, nous entendons et comprenons par­faitement le législateur lorsqu'il pose le principe de « la démocratie sanitaire ». Il renvoie ... « à l'idée d'un usager actew; dont l'opinion est déterminante dans la relation de soins, et à des usagers qui puis­sent intervenir avec succès dans la défini­tion des politiques nationales et locales de santë ... »Nous savons ce qu'est la démo­cratie(« le pire des systèmes à l'exception de tous les autres »» selon la fameuse for­mule de Sir Winston Churchill) et, privilé­giés, chacun d'entre nous en mesure la valeur au quotidien. C'est pourquoi une

question ô combien basique se pose immanquablement : le concept de démo­cratie peut-il se décliner à la sphère de soins et la relation de soins est-elle démo­cratique ? Probablement pas en dépit du fait que pour certains... « « le patient devrait être co-décisionnaire de ce qui lui échappe absolument... » ainsi que le rap­porte fort justement le philosophe Cédric Lagandré1

. La relation de soins réunit donc celui qui sait et celui qui souffre. D'où l'importance de conférer aussi des droits régaliens à celui qui souffre. Il n'y a guère à revenir sur ce point. Mais de là à la démocratie, il y a plus qu'un pas ... La rela­tion de soins se déploie selon nous « dans un ailleurs », dans une autre dimension faite de confiance, d'écoute, de mobilisa­tion par l'ensemble des saignants d'un éventail de compétences ayant pour but de guérir un patient ou atténuer sa douleur.

L'art du soignant est à 1 'exact carrefour entre humanisme et technique. N'est-ce pas là l'essence même de la relation de soins, indépendamment de toute notion ici un peu étrange de démocratie sanitaire ?

L'usager du système de sallté ellsuite ... Si tous les usagers du système de santé ne sont pas des patients, tous les patients, eux, sont des usagers du système de santé. Substituer au tenne de « patient >> celui « d'usager du système de santé >> ouvre un horizon juridique nouveau, possiblement inédit. L'usager utilise un service fourni par un prestataire. Lorsque ce dernier ne remplit pas sa mission, l'usager dispose d'un droit à réparation dans la mesure où, souvent, ledit prestataire reste tenu d'une obligation de résultats. Peut-on vraiment mettre sur le même plan tous les usagers en regard de tous les prestataires ? La presta-

2 ·Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique. Module interprofessionnel de santé publique (2008). DEMOCRATIE SANITAIRE : PLACE ET ROLE DES USAGERS. 3- ((Nous sommes devenus les acteurs de notre servitude>>. Cédric Lagandré. Le Médecin de France n° 1165 - 30 /04 /2011.

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tion de santé n'est pas la prestation de fourniture d'électricité, d'acheminement du courrier ou de transport public de per­sonnes. Son manquement peut résulter de multiples causes- imprévisibilité des réac­tions de l'organisme, inconnue scienti­fique, « fragilité » du soignant - dans un contexte qui touche au corps en souffrance. L'usager du système de santé qui reçoit des soins bénéficie-t-il des mêmes droits et moyens d'action que lorsqu'il prend un train ou lorsqu'il expédie du courrier ? Certes non car sa guérison ne peut être qu'espérée. Transformer le patient en usa­ger conduit au risque de banalisation de sa relation avec le thérapeute. Et de l'usager au client, du client au consommateur de soins, le chemin nous semble court et singulièrement glissant, susceptible d'assécher la relation de soins, « la source de tout)) ainsi que nous 1 'écrivons plus haut.

La perception du risque, vecteur potentiel de bouleversement de la relation de soins

Sans nullement sombrer dans l'excès, on peut prétendre que, dans nos temps modernes. l'on voue une véritable aversion au risque. Sa réalisation, lorsqu'elle prend un tour spectaculaire ou douloureux (un accident aérien, un accident industriel, une catastrophe sanitaire, individuelle ou collective) se traduit parfois par une véri­table catharsis. A ceci une raison : la néga­tion du risque par la société et le caractère d'anormalité qu'elle confère à l'accident. Et il s'avère vrai qu'en médecine, ceci prend un tour particu1ier et tend à se systé­matiser. Il faut en comprendre les raisons. Bercés du discours sur les progrès sans limite de la science, nous ne percevons plus le risque tel qu'en lui même. De nor­mal et prégnant- vivre est avant tout une activité dangereuse- il devient rapidement singulier. Face à lui, la raison fait place à l'émotion et l'émotion à la compassion. Dès lors dans ce basculement vers le compassionnel, on s'intéresse davantage à la réparation du préjudice qu'à la recherche de la faute ou à la constatation d'un aléa.

L'indemnisation d'une victime; voilà l'ar­dente aspiration sociétale l Ardente certes mais ambigüe, porteuse d'un non-dit. Il faut indemniser la victime, d'abord pour soulager sa souffrance. Chacun l'admet et c'est la noblesse d'une collectivité que de vouloir s'attacher à panser les plaies de ceux de ses membres en détresse. Mais, au fond, l'essence de cette aspiration se situe ailleurs, dans ce non-dit justement : « en indemnisant, j'efface l'accident ; d'une certaine façon je le nie. Il n 'e:r.iste pas. Il n'a jamais existé. »Un mécanisme rassu­rant, convenons-en mais qui exige, pour fonctionner, l'entrée en scène (si 1' on peut dire) d'un autre acteur essentiel en plus de la victime et de la société : le responsable. Celui par la faute de qui le risque s'est réa­lisé et qui doit, en conséquence, en répondre et le réparer. Et, amplifiée par les médias, la recherche du responsable revêt même un aspect frénétique. En effet, l'ac­cident est corrélé à sa faute, du moins l'es­père-t-on ! Il faut s'en convaincre : si l'ac­cident s'est produit, c'est parce que quel· qu'un- le responsable- s'est trompé ; il ne saurait en être autrement. Un tel raison­nement relève bien entendu de l'illusion. En effet, chacun le sait, il arrive parfois que l'on ne retrouve pas le responsable ; non point parce qu'il s'est dissimulé en un lieu tenu secret mais plus prosaïquement parce qu'il n'existe pas ... Le risque s'est réalisé de lui-même du fait de la malchan­ce, du fait de l'inconnue scientifique, du fait de l'aléa. A chacun dès lors de méditer, s'ille peut, sur sa propre fragilité et sur celle du système dans lequel il vit. .. L'observation nous apprend que ce travail introspectif, individuel et collectif n'est pas toujours très aise.

II. Les droits du soignant Appréhender ses droits dans un contexte de tension Les médecins disposent d'un privilège exorbitant. Ils ont accès à un corps en souf­france, celui du patient. Comme le corps d'une personne est intouchable, inviolable et ne saurait faire l'objet d'aucune atteinte,

d'aucun commerce, on mesure la respon­sabilité juridique certes, mais plus encore la responsabilité morale qui accompagne un tel privilège. La relation entre le méde­cin et son patient se teinte ainsi d'une forte connotation morale dont il faut mesurer « l'ajustement » aux données nouvelles nées des évolutions sociétales, évolutions désormais consacrées par la loi. Visiblement, cet ajustement ne coule pas toujours de source. Le fossé est même béant entre la dimension morale, source de toute noblesse et la réalité au quotidien parfois empreinte de frustration et de ten­sion. Voici les membres de cette « caste » de privilégiés, ceux qui touchent au corps en souffrance en proie, pour certains d'entre eux à bien des tourments !

De fait, un certain nombre d'éléments anxiogènes se concentrent actuellement sur la médecine et les médecins. Bien davantage qu'économique, le malaise des médecins qu ·il faut entendre, comprendre et réduire naît de causes diverses : accrois­sement- selon nous surestimé mais c'est un autre sujet - du risque médico-légal, contrainte comptable, insécurité croissante tant en cabinet de ville qu'à 1' hôpital où les agressions de toutes sortes se multiplient, épuisement à la tâche, altération du regard porté par le patient qui tend à considérer l'acte de soins comme une simple presta­tion de service ... le contexte paraît assez peu engageant. Et, l'on en vient à constater le phénomène de bum out qui n'est plus exceptionnel, et l'on en vient également, dans les pires des cas, à déplorer le suicide. Quelle perte incommensurable 1 Or une collectivité, pour perdurer doit s'attacher autant qu'il est possible à protéger ses membres - elle se protège ainsi elle­même - panni lesquels les médecins ne font pas exception. Et, naïfs peut-être, nous n'en croyons pas moins qu'il n'y a pas de sociéte heureuse sans médecins heureux.

La patientèle, la société ont besoin de médecins en capacité de se consacrer en toute sérénité à leur art. Il y va de la quali­té de la relation de soins. Si de nécessaires

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et puissants progrès sont à réaliser en la matière, les médecins doivent connaître leurs droits, non pas dans l'optique d'une vision corporatiste bien évidemment mais pour se protéger. Ces droits sont divers. D'aucuns sont interprétatifs, laissés à l'ap­préciation d'un tribunal ; d'aulres sont objectifs avec une ligne précise de défense ou de demande dans le cadre d'un conten­tieux avec un patient ou toute autre partie.

Un droit interprétatif: le droit à l'erreur Le premier de tous les droits conférés à un médecin est le droit à l'erreur... parfois difficile à faire admettre à une victime ! Du point de vue juridique, il convient de bien distinguer J'erreur de la faute et plus précisément 1 'erreur non fautive de la faute. La faute- action de faillir - s'entend comme un manquement patent à une règle ou un principe prédéfini. La faute médica­le naît ainsi d'une violation de l'obligation de moyens dévolue à chaque praticien : délivrer au patient (à l'usager du système de sante ... ) les soins les plus appropriés et le faire bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées (extrait de l'article L. 1110-5 du code de la santé publique, formulation actualisée « des données acquises de la science » ).

Mais quid de l'erreur ? La différence entre la faute et l'erreur non fautive réside dans le fait que cette dernière s'agrège à l'imperfection, à la faillibilité de l'être humain. Selon la célèbre formule latine attribuée (à tort !) à Sénèque, << Errare humanum est ... », l'erreur est humaine. Mais Je philosophe (celui-ci ou un autre) de poursuivre ... «persevera re awem diabolicum » ce qui signifie que persister dans cette erreur est diabolique. « Fautif » dirions-nous de nos jours.

Ainsi l'erreur du médecin, humain parmi les humains se conçoit-elle pour autant

qu'elle ne soit pas persistante et qu'elle ne revête pas un caractère fautif, sur le terrain civil ou sur le terrain pénal. De cette erreur, parfois anodine peuvent découler des conséquences sérieuses voire drama­tique... Mais indépendamment de ses conséquences et en termes de hiérarchie, c'est la même erreur non fautive que celle du médecin radiologue qui ne diagnostique pas une fracture de la colonne vertébrale, (celle-ci atteinte de polyarthrite ankylosan­te) du fait de moyens d'investigation limi­tés et celle du chauffeur de taxi qui, GPS en panne, se perd et fait rater un train ou un avion à son client ! Une même erreur qui, dans un cas se traduit par un préjudice notable pour un patient et dans l'autre un simple désagrément, une contrariété pour un voyageur. ..

Pour la Cour de cassation, ne commet pas une erreur médicale fautive (une faute), le médecin privilégiant une technique par rapport à une autre dans la mesure où ... « les données acquises de la science à la date des soins ne permettaient pas de la privilégier ou au contraire de la décon­seiller par rapport aux autres quant aux résultats espérés. »4

Pareillement, et c'est le cas du radiologue évoqué ci-dessus, ne commet pas une erreur médicale fautive le médecin qui fait... « une interprétation erronée des symptômes observés au regard des don­nées acquises de la science ... »'

Toutefois, la réalité en droit est plus com­plexe, plus fluctuante. En effet, si l'on per­çoit de façon assez nette les périmètres res­pectifs de l'erreur non fautive et de la faute, la frontière entre les deux semble pour le moins floue et évolutive. Où s'ar­rête l'erreur non fautive? Ou commence la faute ? Ces questions sont laissées à l'in­terprétation des magistrats dont on sait aujourd'hui, certes dans le respect de l'or­thodoxie juridique qu'ils tendent parfois à privilégier l'indemnisation du préjudice subi par une victime, a fortiori lorsque

4- Cour de cassation- !"'Ci v .. 6/06 /2000 ; pourvoi n° 98-19.295. 5- Cour de cassation- l'" Ci v .. 8/07/1980.

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ledit préjudice présente une certaine ampleur. En d'autres termes, le terrain de l'erreur non fautive s'avère restreint.

Des droits objectifs en réponse à des patients parfois indélicats Jeune ou plus expérimenté, le médecin vit Je plus souvent dans la douleur sa mise en cause par le patient à la suite de la stratégie thérapeutique qu'il a adopté, du geste qu'il a pratiqué. Nous le constatons dans de nombreux « dossiers ». Notre rôle, en parallèle aux procédures amiables ou judi­ciaires à conduire consiste aussi à dédra­matiser une situation, soutenir le médecin poursuivi sans qu'il soit fait abstraction aucune de la propre douleur de la victime, cela va de soi. Par delà ses savantes défini­tions, la responsabilité civile c'est tout simplement la douleur : celle de la victime et celle du mis en cause, a fortiori lorsqu 'il est médecin, servant d'un art humaniste qui a fait un choix de vie : celui de soigner et de guérir.

Chaque citoyen de notre pays dispose du droit de saisir la justice,« d'ester en justi­ce » selon la formule consacrée. Hélas, certaines de ces saisines peuvent s'avérer abusives. Prenons le cas d'un médecin poursuivi à la suite du dommage subi par son patient. Le tribunal le relaxe estimant qu'aucune faute n'a été commise en regard de ce préjudice. L'affaire a pu se dérouler sur plusieurs années entre la première demande, l'appel et le pourvoi en cassa­tion. N'a-t-on pas vu un anesthésiste-réani­mateur définitivement relaxé 12 ans après le dommage que lui reprochait son patient ? Et quel dommage ? Le bris de deux dents pour ce patient intubé d'urgen­ce chez qui se déclarait une crise spasmo­pulmonaire pendant une opération de l'ab­domen.. . 12 ans de procédure pour deux dents cassées alors que l'anesthésiste­réanimateur avait accompl~ dans les règles de l'art le geste nécessaire afin de préser­ver la vie du malade! D'aucuns estimeront - et nous les rejoignons - que cela n'est ni

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juste, ni raisonnable. D'autant plus que ce temps est, pour le malheureux médecin, aussi celui des nuits blanches et, cela arri­ve, de la réputation entachée.

Quelles sont les actions possibles en cas d'abus de droit?

Elles dépendent du terrain pénal ou civil devant lequel le médecin a eu à répondre de ses actes.

Sur le terrain pénal

Le pénal est le terrain du répressif. Celui où la société juge des prévenus- présumés innocents tant qu'ils ne sont pas condam­nés- à la suite de la commission de délits. Le tribunal correctionnel en est l'instance de jugement. Un procès correctionnel s'avère toujours traumatisant, blessant pour le médecin. Mais une fois blanchi, il lui est possible, sous certaines conditions, de recourir contre le patient au cas où il estimerait dénuée de fondement la plainte formée contre lui. Deux actions possibles en la matière : l'action en dénonciation calomnieuse ou l'action en dénonciation abusive. L'action en dénonciation calomnieuse Elle fait 1 'objet des articles 226-10 et sui­vants du code pénal. Hormis le cas où le tribunal statue à partir des arguments qui lui sont présentés, l'action en dénonciation calomnieuse est engagée après la décision mettant définitivement fin à la procédure pénale introduite par le patient. Cette déci­sion définitive porte sur l'acquittement du médecin, sa relaxe ou un non-lieu à son endroit. Le médecin dispose alors du droit d'agir à son tour au motif de la fausseté du fait dénoncé. Il importe ici de prouver que le patient a agi sur un motif qu'il savait inexact et avec la seule volonté de nuire. Notons la rudesse de la répression du délit de dénonciation calomnieuse, il est vrai corrélée à la grnvité de la faute : 5 ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende.

L'action en dénonciation abusive Une fois la plainte du patient avec consti­tution de partie civile conclue par une ordonnance de non-lieu en faveur du

médecin, celui-ci a la possibilité d'agir. Comment ? En engageant, dans un délai de trois mois à compter de la date de 1 'ordon­nance de non-lieu, une action en dénoncia­tion abusive. Il lui appartient de prouver, non pas la mauvaise foi de son dénoncia­teur mais une faute de sa part qui, si elle est avérée, lui permettra d'obtenir des dom­mages et intérêts.

En réalité, il faut admettre que les actions en dénonciation calomnieuse et en dénon­ciation abusive restent peu nombreuses. A cela plusieurs raisons. Tout d'abord, une fois la justice rendue en leur faveur, les médecins sont peu enclins à se projeter de nouveau dans une procédure judiciaire. Bien souvent ils souhaitent juste « tourner la page». Ensuite, les actions en dénoncia­tion calomnieuse ou en dénonciation abu­sive donnent des résultats pour le moins aléatoires. Peu de condamnations sont effectivement prononcées contre ces patients indélicats.

Sur le terrain civil

Le recours s'apparente dans ses contours­mais sur un terrain différent - au recours en dénonciation abusive. Une fois la demande en réparation du patient rejetée définitivement par le tribunal, le médecin engage une action en dommages et intérêts contre le patient dont il doit alors prouver la faute. Quelle faute ? Sa désinvolture ou pire, sa mauvaise foi à ester en justice sur un motif infondé.

III. En conclusion Aujourd'hui on attend tout du médecin. Outre sa mission de soignant, il doit aussi être psychologue, comptable, etc. Il lui faut se charger de mille angoisses, indivi­duelles et collectives, celles de sa patientè­Je et celles de la société. Paradoxe, jamais dans leur histoire, on n'a autant attendu des médecins tandis qu'ils subissent les affres d'une forme de désacralisation et que d'aucuns souhaitent qu'ils deviennent des prestataires de service comme les autres. Ce serait tellement plus pratique ! Moins souffrir, guérir, voilà qui semble

normal aux yeux du plus grand nombre alors que c'est le fruit d'un âpre combat mené par le patient avec l'aide de l'homme de l'art ... Vision fausse, qui banalise, vision très dangereuse quant à ses consé­quences pour les médecins certes, mais aussi pour la société dans son ensemble.

Alors il faut rappeler (réhabiliter ?) les droits des médecins. Tous ici n'ont pas été traités (le refus de soins par exemple). L'objectif n'était pas en effet une énuméra­tion ; au demeurant, elle se serait avérée assez succincte ! L'objectif était autre : révéler ces droits tant ils semblent oubliés, perdus dans un vaste mouvement de redé­finition de la relation de soins.

Et l'on reviendra sur le grand malentendu. Car de sa levée partielle (n'en demandons pas trop !) dépendra un début de retour à la raison, une serénité recouvrée. li est vrai que du fait de ses innombrables succès dont chacun sait que les plus extraordi­naires sont encore à venir, la médecine véhicule en effet idées fausses et fantasmes ainsi qu'en témoignent les lignes qui sui­vent : << Vas-tu me sauver. .. murmure le garçon en sanglotant, ébloui par cette toute puissan­ce sévère apte a percer les plus inson­dables mystères ? C'est comme cela que sont les gens de mon pays ; au médecin ils demandent toujours 1 'impossible. Ils ont perdu la foi ancienne ; le curé est assis, chez lui, a réduire en charpie les vêtements de messe l'un après l'autre : mais du médecin on attend qu'il fasse tout, de sa main fragile de médecin ... »

On pourrait penser que ces quelques lignes, d'une haute tenue littéraire ont été écrites hier. Ce n'est pourtant pas le cas. Elles sont tirées d'une nouvelle de Franz Kafka (Un medecin de campagne) écrite en 1919, il y aura bientôt 100 ans. Ainsi, le saisissant malentendu dont nous parlons ici n'est pas seulement de notre temps, ni du temps de Kafka d'ailleurs. Il remonte précisément au bien nommé siècle des Lumières, siècle durant lequel la science s'est affranchie du divin. Quant au garçon, hélas, il ne sera pas sauvé.

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