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2011-2013 : LES PROCHAINES CONFLAGRATIONS ÉCONOMIQUES

d'UDEkEM COLMANT2011-2013 : BrunoLES PROCHAINES S …editionslarcier.larciergroup.com/resource/extra/... · 2013. 9. 16. · IFRS et la crise financière, ICCI, Maklu, Anvers, 2010

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    2011-2013 : LES PROCHAINES CONFLAGRATIONS éCONOMIQUES

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  • 2011-2013 : LES PROCHAINES CONFLAGRATIONS éCONOMIQUES

  • 2011-2013 : LES PROCHAINES CONFLAGRATIONS éCONOMIQUES

    Bruno COLMANTBenoit d'UdEkEM

  • © Groupe De Boeck s.a., 2011 Éditions Larcier Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles

    Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par pho-

    tocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

    Imprimé en Belgique Dépôt légal 2011/0031/219 IsBn 978-2-8044-4554-6

    Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez nos sites web : www.larcier.com et www.deboeck.com

  • Tout homme qui marche peut s’égarer.in Faust, Goethe (1749-1832)

  • de boeck & larcier

    PrinciPaux ouvrages de Bruno colmant

    (INDIVIDUELS ET COLLECTIFS)

    Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1994.

    Gestion du risque de taux d’intérêt, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1995.

    Le droit comptable dans la société, Bruxelles, Ced.samsom, 1996.Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions

    Juridiques, 1998.Le droit comptable belge applicable aux instruments financiers,

    Bruxelles, Larcier, 2001.Les stock options, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Les instruments financiers optionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles,

    Larcier, 2002.Les obligations, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Efficience des marchés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.La décote des holdings belges, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier,

    2003.Les normes IAS/IFRS 32 et 39, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier,

    2003.Les stock options – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles,

    Larcier, 2004.Les obligations – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier,

    2004.Les obligations convertibles, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier,

    2005.Les Accords de Bâle II pour le secteur bancaire, Cahiers Financiers,

    Bruxelles, Larcier, 2005.

  • de boeck & larcier

    8 Principaux ouvrages de Bruno Colmant

    Les normes IAS/IFRS 32 et 39 – 2005, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.

    Les stock options – Édition 2006, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.

    Les intérêts notionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.L’image fidèle en droit comptable belge, Cahiers Financiers, Bruxelles,

    Larcier, 2007.Les normes IAS/IFRS 32 et 39 et IFRS 7, Cahiers Financiers,

    Bruxelles, Larcier, 2007.La suppression des titres au porteur, Louvain-la-Neuve, Anthemis,

    2007.Accountancy tussen onderzoek and praktijk, Kluwer, Mechelen, 2007.Les déductions fiscales à l’impôt des sociétés, Cahiers Financiers,

    Bruxelles, Larcier, 2008.Économie européenne : l’influence des religions, Louvain-la-Neuve,

    Anthemis, 2008.Les normes IFRS, collection « Synthex », Paris, Pearson, 2008.2008 : L’année du krach, Bruxelles, Larcier, 2008.Synthèses de droit bancaire et financier, Bruxelles, Bruylant, 2008.L’efficience des marchés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2009.La bourse et la vie, avec l’abbé Éric de Beukelaer, Louvain-la-Neuve,

    Anthemis, 2009.La crise économique et financière de 2008-2009, Bruxelles, P.I.E. Peter

    Lang, 2010.Les éclipses de l’économie belge – Recueil de chroniques, Anthemis,

    2010.IFRS et la crise financière, ICCI, Maklu, Anvers, 2010.IEC 2010, Lannoo, 2010.Le capitalisme d’après, avec Axel Miller, Larcier, 2010.2010, l’année fracturée – Recueil de chroniques, Anthemis, 2010.L’impôt en Belgique après la crise, avec Étienne de Callataÿ, Larcier,

    2010.La face nord de l’économie belge – Recueil de chroniques, De Boeck,

    à paraître, 2011.

  • de boeck & larcier

    table des matières

    PremiÈre Partie : les lignes directrices 13

    des hommes de caractère 15Une optique intuitive 15Des causes identifiées 19Une sortie de crise très douloureuse 32Des pistes de réflexion 51

    deuxiÈme Partie : un constat malaisÉ et emBarrassÉ 57

    Chapitre 1 – des convocations douteuses 59Les mauvaises convocations de l’Histoire 59En quelle année ? 61L’idolâtrie keynésienne 62Différents types de déficits 64L’ineffable référence marxiste 65Les forces de la mondialisation 66

    Chapitre 2 – la mutation de l’économie de marché 69Des marchés financiers sur un fil 69Une économie gyroscopique 72Un capitalisme irradiant 76

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    10 Table des matières

    L’indispensable croissance 78Des terres malheureuses et la fin des époques 81De funestes auspices 83Une vigie ou un témoin résigné ? 84La financiarisation comme choix de société 85Une moralisation du capitalisme ? 86La fin du modèle capitaliste ? 89

    Chapitre 3 – les procès par contumace 91Des autorités de contrôle pétrifiées 93L’oligopole des agences de notation 96Des analystes financiers myopes 99Des actionnaires en transit 101Une gouvernance corporative imparfaite 104

    Chapitre 4 – une économie inductive et instantanée 109Une économie inductive et des gouvernements déductifs 109Une sphère économique plus mobile 110La supériorité de l’économie marchande 112Un État ni chétif ni suffocant 114

    Chapitre 5 – un État pusillanime 117La fatigue d’un pays vieilli 117Un terrifiant cynisme vis-à-vis de la jeunesse 118L’imprécision des valeurs collectives 120La désertion de l’État-stratège 121Deux communautés belges, de multiples vitesses 122Une économie nationale en souffrance 126

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    Table des matières 11

    Chapitre 6 – la tragédie de l’État-providence 127La mystification d’un État nourricier 128L’origine d’un endettement public excessif 129Une problématique d’endettement public 131Quelles pistes de solutions ? 132En résumé : le psychisme d’un pari faustien 135

    Chapitre 7 – le droit d’inventaire fiscal 139Redistribution des richesses ou procrastination étatique ? 139Repenser la méthodologie fiscale 144Les tendances de l’impôt des personnes physiques 146L’esquisse d’une solution à l’impôt des personnes physiques 148L’esquisse d’une solution fiscale à l’impôt des sociétés 151La fantomatique taxe Tobin 160En quelques mots de conclusion fiscale 163

    troisiÈme Partie : l’inÉluctaBilitÉ de l’instaBilitÉ 165

    Chapitre 8 – les prochaines conflagrations 167Une décennie inféconde 167Un assourdissant grincement de charnière 168Les limites de la Terre et celles de l’homme 173Quelles alternatives ? 176

    Chapitre 9 – une tutelle bancaire voilée 179Un contrat implicite instable 180Les « stress tests » 181Des actifs sans risque ? 183Le monopole de la création de monnaie 184

  • de boeck & larcier

    12 Table des matières

    Des banques sous tutelle contraignante 186Une situation duale 187

    Chapitre 10 – déflation, inflation ou stagflation ? 189Le piège de la liquidité 189Une illustration historique : la déflation de Laval 190Le piège de la liquidité et la monnaie fondante 192L’inflation 195Le spectre de l’hyperinflation 198La stagflation : un scénario intuitif 202

    Chapitre 11 – un effritement possible du dollar 205Un rappel de Bretton Woods 205Un dollar baissier 208

    Chapitre 12 – un euro disloqué 213Le romantisme d’avant l’euro 213La naissance de l’euro 216Un choix visionnaire 217Le rappel du franc belge 218Des économies désynchronisées 219Une illustration : la tragédie grecque 221Le deuil de l’euro ? 226

    conclusion 229

    Chapitre 13 – l’adieu au xxe siècle 231La mauvaise superstition des années en huit 231Une première décennie en apesanteur 233Un résumé et une conclusion provisoires 235

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    PREMIÈRE PARTIE

    les lignes directrices

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    des hommes de caractère

    Le caractère est une vertu des temps difficiles.

    Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, 1932

    La véritable difficulté pour l’économiste est de s’assurer qu’il prend la bonne distance focale par rapport aux événements qu’il circonscrit et tente de qualifier. Or, le temps et la distance lui manquent toujours, le recul historique aussi, souvent. La prise de vue n’est toujours qu’imprécise et fuyante. Des zones floues et sombres subsistent.

    une optique intuitive

    En économie, il faut s’éloigner des explications déterministes ou séquentielles. Il faut aussi écarter les enchaînements systéma-tiques, les invariants (à part peut-être l’illusion collective des enrichissements rapides), les ressemblances et les répétitions de scénarios.

    Les auteurs et idéologies ne sont souvent que des abandons empêchant d’appréhender l’extrême complexité des phénomènes économiques. Au mieux, peut-on trouver des affinités électives liées à certains contextes. Il faut aussi se garder d’établir des corrélations, par essence volatiles, temporaires et souvent démen-ties a posteriori.

    L’économiste peut néanmoins identifier des congruences. Il lui faut alors les étançonner de manière empirique. Il court néan-

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    16 Les lignes directrices

    moins le risque de confondre un problème avec ses symptômes, illustrant le sophisme post hoc ergo propter hoc qui consiste à substituer un antécédent à une cause. Car, en économie, il y a moins de séquences de cause à effet que d’événements complexes qui s’entrelacent et s’entrechoquent.

    D’ailleurs, les sciences économiques sont devenues la seule discipline qui s’établit à coups de tribunes, opinions journalis-tiques et postulats, alors qu’elle est une branche de la sociologie, voire de l’anthropologie. Isolée parmi les disciplines académiques et réfutée par les sciences humaines, elle permet souvent d’expli-quer des événements a posteriori, mais rarement de les prédire sans ambiguïté.

    Notre essai n’échappe pas à cette réalité. Du reste, rédiger un texte de prospective économique ne peut se faire ni devant les colonnades de Wall Street, dont l’inanité est vaine, ni au travers du hublot d’un avion, duquel tout semble insignifiant. Le monde est multipolaire et en interactions. Il requiert aussi parfois de s’attarder sur certains détails tout en faisant l’abstraction d’évé-nements en apparence majeurs.

    Nous nous sommes donc limités à tracer le sillon qui nous paraissait le plus probable sur base de nos réflexions, à la fois précaires et provisoires, mais induites par un ensemble d’indices. Ces réflexions seront évidemment contredites par des épisodes inattendus, dont l’envergure bouleversera inéluctablement les anticipations, tels autant de battements d’ailes de papillons qui empêchent toute prédiction fiable au-delà de quelques jours. Les crises, multiples et plurielles, sont d’ailleurs mutantes et, par essence, non stabilisées.

    Nous avons rédigé cet opuscule comme l’esquisse d’une intui-tion. Cette dernière porte sur un choc qui nous semble inéluc-table, compte tenu des déséquilibres majeurs accumulés dans nos économies et du désordre qui y règne. Cette intuition ne découle pas d’un sentiment de déclin, mais plutôt de la prise de conscience qu’une économie globalisée, caractérisée par des mobilités incon-

  • Des hommes de caractère 17

    de boeck & larcier

    nues des facteurs de production (travail, capital et information), sera immanquablement soumise à des volatilités encore incon-nues.

    Le choc que nous anticipons est aussi lié au pressentiment de l’impossibilité de maintenir les inégalités (sociales, économiques, alimentaires, etc.) dans un monde au sein duquel les facteurs de production sont d’une telle fluidité.

    La volatilité que nous présentons alimente notre sentiment d’un monde au sein duquel le rapport à l’histoire devient instan-tané. Notre environnement économique est devenu instable. La nature liquide de notre économie est la norme, une fluidité opti-male du capital étant recherchée pour que de nouvelles initiatives puissent voir le jour. Tout ceci conduit à un rapport au temps différent : la liquidité et sa transposition temporelle, l’instanta-néité, débouchent sur un monde plus volatil. Cette économie est en suspension, en impermanence.

    Nous pressentons donc un nouveau heurt, sans pouvoir en circonscrire l’épicentre ou le moment. Sera-ce à l’été 2011, à l’au-tomne 2012 ou plus tard au cours de cette décennie ?

    Après les chocs boursiers majeurs, l’histoire des crises sévères suggère trois impacts successifs, agissant comme des ressacs.

    Sera-ce le cas ? Et comment ? Quelles seront la complexité, l’universalité et la vitesse de diffusion de cet impact ? Nous n’en avons pas la perception. Cela n’a d’ailleurs pas vraiment d’im-portance. La crise, état naturel de l’économie, est en formulation permanente et ne fait donc que commencer. Elle sera une séquence de profondes ruptures et de déséquilibres structurels.

    Dans cette perspective, il nous semble que la mondialisation n’a exprimé que ses effets préalables. En d’autres termes, elle n’a pas encore intégré l’histoire réelle.

    Le plus étonnant est que peu de guides de l’opinion s’alertent de cette situation, comme si une peur du réel, voire une simple peur de nommer les choses, entraînait une tétanie. Saisissent-ils

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    18 Les lignes directrices

    les vrais enjeux ? Cette situation est d’autant plus frappante en Belgique, dont la réalité, triste mais évidente, est qu’elle est vieillie et usée.

    Articulée autour de treize chapitres, notre réflexion s’appuie sur les principaux axes qui sont évoqués dans les paragraphes qui suivent. Ils concernent, à titre principal, la Belgique, dont les contours économiques sont noyés dans des agrégats européens et, à titre subsidiaire, l’Europe, dont l’homogénéité est désormais fracturée par une évolution divergente et asynchrone de certains États membres.

    L’ouvrage est structuré autour de trois parties.La première partie (qui correspond au présent chapitre) en

    constitue la description des lignes directrices du texte.La deuxième partie, qui regroupe les chapitres 1 à 7, est de

    nature contextuelle. Le chapitre 1 replace la crise dans une optique historique tandis que le chapitre 2 clarifie le rôle de certains acteurs dans la crise financière. Le chapitre 3 illustre les mutations structurelles de nos communautés induites par la diffu-sion du modèle d’économie de marché. Le chapitre 4 met l’accent sur la mobilité des facteurs de production et la nature instantanée de l’économie. Les chapitres 5 et 6 soulignent la perte de confiance dans l’État et la mystification de la notion d’État-providence. Le chapitre 7 se concentre sur les problématiques fiscales et esquisse des pistes de réflexion.

    La troisième partie du livre recense des éléments de mutation de l’économie. Ceux-ci sont résumés dans le chapitre 8 et détaillés dans les suivants : la mise sous forte tutelle du secteur bancaire (chapitre 9), un scénario d’inflation (chapitre 10) qui est illustré par un rappel romancé de la déflation de Laval et des théories de la monnaie fondante, l’effritement possible du dollar (chapitre 11) et les fissures de la monnaie unique (chapitre 12).

    Le chapitre 13 conclut la réflexion.

  • Des hommes de caractère 19

    de boeck & larcier

    des causes identifiées

    la mondialisation. L’économie européenne est devenue d’une extrême fragilité. Cette asthénie est, pour partie, liée à la mouvance des foyers de croissance et de démographie vers l’est du planisphère.

    Sans s’engouffrer dans des théories déclinistes, nous croyons que la crise marque la fin de certains équilibres stratégiques et une dégénérescence de l’hégémonie unipolaire occidentale. Sur cette évolution se greffent des facteurs culturels, religieux et géogra-phiques, qui dépassent le cadre de cette réflexion.

    La mondialisation, qui est elle-même une facette du multilaté-ralisme, a été confondue avec le temps des colonies. Parfois anar-chique, elle révèle un renversement du monde et une dépossession du monde occidental, conjugués à des phénomènes de rareté d’ori-gine démographique.

    La mondialisation, c’est aussi la mutation inéluctable d’une économie de services vers les réseaux de la connaissance digitale. Dans cet environnement, l’invention et le progrès sont fluides géographiquement.

    Dans les secteurs primaires et industriels, la mobilité des capi-taux a supplanté celle des hommes. Dans le secteur tertiaire, qui emploie la majorité des populations occidentales, la société de la connaissance, fondée sur Internet, est aussi un relais à la mobilité des hommes. La fluidité de l’information est un substitut à leur déplacement géographique : plutôt que de se déplacer pour effec-tuer un travail, l’homme peut en ramener l’expression information-nelle auprès de lui. L’économie de la connaissance s’assimile donc à une superposition des facteurs de production. Certains écono-mistes esquissent même un capitalisme qu’ils qualifient de cognitif, caractérisé par des réseaux coopératifs plutôt que concurrents.

    le tâtonnement walrassien. Cette évolution ramène aux théories de Walras (1834-1910) qui appartient, comme Pareto, à l’école

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    20 Les lignes directrices

    néoclassique de Lausanne. Les économistes libéraux tradition-nels, tel Adam Smith, accordaient une grande importante aux groupes sociaux. Au contraire, les néoclassiques mettent l’indi-vidu au centre du raisonnement. C’est l’individu qui cherche la maximisation de sa satisfaction.

    Walras postulait qu’une économie s’oriente vers l’équilibre dans le cadre d’une concurrence parfaite. Cela conduit à la théorie du « tâtonnement walrassien » qu’on peut résumer, à l’instar d’un marché boursier, comme un lieu d’échanges où les prix se forment par essais et erreurs, ou plutôt par itérations successives. Tout se passe comme si le marché était une immense salle de vente, animée par un commissaire-priseur qui affiche le prix des biens et des services. L’équilibre est donc atteint lorsque les facteurs de production sont vendus à la criée, sur la base de leur valeur margi-nale. Au reste, les néoclassiques sont qualifiés de marginalistes. À leurs yeux, ce qui est important, ce n’est pas tant la quantité absolue de travail que son utilité marginale.

    Un siècle après sa mort, la mondialisation et l’internet ont ressuscité ces théories. Car c’est bien la mondialisation, grâce à laquelle le commerce planétaire tend progressivement vers un immense eBay, que Walras visualisait.

    Walras est le prédicateur de la globalisation. En effet, la concurrence parfaite du travail et du capital exige la totale circula-tion de l’argent et des hommes. Or, la mobilité des hommes est naturellement restreinte. Après le capitalisme victorien, fondé sur les chemins de fer, et celui des années d’après-guerre, soutenu par l’automobile, le capitalisme contemporain s’appuie sur la fluidité de l’information.

    La mondialisation et l’internet font donc pénétrer l’humanité au travers d’un processus de « tâtonnement walrassien », dont l’utilité marginale est la valorisation de l’information.

    Il y a bien sûr des faiblesses dans le raisonnement de Walras, car des distorsions empêchent la concurrence parfaite de se réaliser. Cette dernière suppose un grand nombre de producteurs

  • Des hommes de caractère 21

    de boeck & larcier

    et d’acheteurs sur le marché, libres d’entrer et de sortir sans entraves de la sphère marchande, une mobilité totale des moyens de production, et surtout une information irréprochable de l’en-semble des agents économiques. On sait combien cette dernière condition est irréaliste.

    Il en est de même pour le facteur social et humain, qui semble écarté par Walras, alors qu’il joue un rôle central dans nos communautés. Il serait inhumain d’exiger la mobilité parfaite des travailleurs ! En revanche, il faut que les pouvoirs publics inves-tissent lourdement dans l’éducation et la formation afin que les travailleurs développent des compétences multiples et adaptables.

    Et puis, la concurrence parfaite suppose un état de veille des autorités. Celles-ci doivent rester fortes, car elles doivent prévenir les monopoles et encadrer la régulation. D’ailleurs, les déficiences du marché justifient l’intervention de l’État, afin d’atteindre un optimum social. Avec cette inconnue persistante : les forces du marché, même soigneusement encadrées, sont-elles une réponse satisfaisante à ses propres défaillances ? Probablement pas. Nous y reviendrons.

    un nouveau moyen Âge. La mondialisation a donc des consé-quences plus profondes qu’une simple articulation des facteurs de production.

    Le futur s’articulera autour d’une économie de marché domi-nante, fluidifiée par le capital. Il s’agira d’une société marchande qui repousse les frontières technologiques. Il n’est pas exclu que certaines entreprises domineront les États, car elles seront plus fortes et plus puissantes. Ces entreprises vont formuler leur propre droit et imposer leurs normes. Cela ramène indirectement à l’in-tuition de tensions entre les centres d’économies marchandes et certains États.

    Les nations, essentiellement délimitées par les frontières du xxe siècle, pourraient alors se diluer au profit de pôles géogra-phiques ou marchands, qui fondraient eux-mêmes une synthèse

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    22 Les lignes directrices

    de langues et de cultures. On verrait apparaître des mégapoles urbaines dissociées des délimitations politiques actuelles.

    Le philosophe français, Alain Minc, avait une intuition simi-laire lorsqu’il anticipait, dès 1993, dans son ouvrage Le nouveau Moyen Âge, des continents polymorphes dépouillés de systèmes organisés, et la disparition de tout centre de gravité, c’est-à-dire un monde caractérisé par l’indétermination et le flou. Optique- ment, le monde se réorganiserait au gré des concentrations de capitaux, comme un immense kaléidoscope, aux figures nomades sans cesse renouvelées.

    Il y a bien sûr un message à tirer de ces prospectives pour le modèle socio-économique belge, dont la typologie héritée des années soixante reflète un mode d’économie industrielle : il est, pour une grande partie, désuet. Ce thème est traité sous diffé-rentes facettes dans l’ouvrage, mais la désuétude repose essentiel-lement sur l’inanité d’une croissance par la dette et sur une mentalité insuffisamment entrepreneuriale.

    La création de richesse du pays ne pourra plus être alimentée par l’endettement public. Ce dernier est typique des réflexes d’économie extractive au sein desquels le remboursement est alimenté par les flux de matières, alors que la Belgique est plongée dans un modèle d’économie de transit et de la connaissance.

    l’origine de l’endettement public. Les modèles européens, fondés sur l’État nourricier et des tissus sociaux très denses, eux-mêmes héritiers de l’empreinte catholique et d’économies industrielles, ont formulé des États providentiels suffocant sous leur endette-ment, atteignant des étiages inconnus en temps de paix.

    Depuis 2008, lorsqu’on s’interroge sur les origines de cette dette publique, la première réponse qui fuse d’ordinaire est la crise financière ou bancaire.

    L’explication est politiquement commode, mais elle est incor-recte. Elle relève même de l’imposture intellectuelle.

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    de boeck & larcier

    Les tendances lourdes portent des risques lourds et la théorie de l’imprévisibilité de la dette publique (c’est-à-dire de sa révéla-tion et de sa cristallisation inattendue par la survenance de la crise financière globale) ne peut pas être légitimement défendue.

    Ce ne sont pas les sauvetages bancaires qui ont créé la dette publique. Ils l’ont réveillée par l’ajustement macro-économique que la crise financière, suscitée par un cycle d’endettement excessif et par un optimisme exagéré, a révélé.

    L’endettement public européen est né dans les années septante, une bonne trentaine d’années avant l’épisode des subprimes. À l’époque, l’Europe émergeait de trois décennies de croissance, fertilisées par la reconstruction industrielle et le plan Marshall.

    Libérés du carcan monétaire des accords d’après-guerre au moment des premiers chocs pétroliers de 1973 et de 1979, les gouvernements européens ont tenté de camoufler la mutation de leurs économies à coups de transferts sociaux, d’aides publiques et d’autres soutiens à l’économie, sans se réserver de gisements fiscaux suffisants et sans anticiper les tendances démographiques des décennies qui suivraient.

    Ensuite, à partir du début des années quatre-vingt, tant l’Eu-rope que les États-Unis ont connu une période de croissance dont l’analyse rétrospective fait ressortir une combinaison de trois facteurs causaux : une abondance de crédits à faible taux d’intérêt (renforcé par la désinflation qualifiée de phénomène de « grande modération », voir infra), une épargne individuelle déclinante et un afflux de biens étrangers à bas prix provoqué par un phéno-mène de délocalisation industrielle majeure, auto-entretenu par la mondialisation, et une concurrence multilatérale exacerbée.

    le poids de l’État dans l’économie. L’Europe, moins résiliente et isolée géographiquement que les États-Unis, et adossée à des systèmes sociaux plus généreux, mais aussi plus rigides, s’est placée en grande difficulté, car elle n’a pas alimenté suffisamment

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    24 Les lignes directrices

    ses moteurs de croissance et la mobilité des facteurs de produc-tion.

    En effet, alors que le monde s’immergeait dans l’économie de marché, de nombreux pays européens n’ont pas diminué le poids de l’État dans l’économie, ce dernier intervenant souvent jusqu’à 50 % du PIB.

    Un important poids relatif de l’État dans l’économie est souvent corrélé avec une limitation du taux de croissance. Or, la croissance est nécessaire pour financer les modèles sociaux puisque ces derniers sont, quelles qu’en soient les facettes, fondés sur la répartition assurantielle.

    Si une approche assurantielle est justifiée pour la plupart des risques inhérents à la vie professionnelle, elle devient très fragile pour garantir la soutenabilité des revenus différés, tel le finance-ment des pensions.

    Le modèle belge est aussi basé sur la notion de mutualisation des aléas professionnels, car cette notion reflète le contrat social sous-jacent à notre modèle économique. Mais ce contrat n’est probablement plus totalement compatible avec l’immersion dans une économie de marché.

    Certains croient que l’endettement public est encore un facteur sous-critique, mais l’avenir démontrera que, dans certains États, le seuil de criticité a été dépassé. Il ne permet pas un développe-ment durable et conduit à d’inévitables incidents.

    L’excès d’endettement public constitue-t-il lui-même une bulle financière ? Nous ne l’excluons pas. Toutes les bulles (rationnelles ou non) sont caractérisées par une même cause : un excès d’endet-tement, qu’on appelle l’effet de levier. Dans la théorie keyné-sienne, les bulles sont indissociables de l’excès d’endettement et d’une allocation sous-optimale des investissements.

    le bien-être futur. La question est alors de savoir quel est l’actif qui fait l’objet d’une bulle au travers de la dette publique.

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    de boeck & larcier

    La réponse est simple : notre bien-être. Aux dépens de la pros-périté des générations futures.

    Nous avons emprunté le confort financier de nos descendants. Le coût de cet emprunt de prospérité n’était que flou et lointain. Il devient aujourd’hui dangereusement circonscrit. Dans cette perspective, la crise a rapproché la confrontation avec l’avenir d’une génération.

    Nous serons donc immanquablement les victimes des retom-bées de l’endettement public excessif. Nous devrons subir un probable appauvrissement collectif dont la véritable question sera l’allocation entre les classes sociales et les générations. La difficulté politique de ce phénomène est qu’il faudra assortir la sortie de crise de mesures qui assurent la justice et la cohésion sociale.

    Au reste, la plupart des économistes belges et étrangers partagent le même constat : la crise est loin d’être terminée. D’une ampleur exceptionnelle, elle devrait faire sentir l’amplitude de son cycle et la violence de ses effets sociaux dans le délai des trois prochaines années, au moment où le niveau du surendettement public sera internalisé dans la perception du bien-être futur.

    Les événements qui ont secoué la Grèce et l’Irlande en 2010 ne sont malheureusement peut-être que les prémices de ce qui guette les moins rigoureux des États européens.

    des endettements restructurés. Selon la majorité des économistes, il semble presque inévitable que certains pays auront à restruc-turer leur endettement public, et la probabilité de ce scénario est d’ailleurs reflétée dans les décisions récentes des autorités moné-taires européennes. Les États de la zone euro ont, en effet, mis au point des mécanismes de sauvetage qui entreront en vigueur au cours des prochaines années et dont les modalités seront proba-blement affinées après la publication de cet ouvrage.

    Ces futurs mécanismes européens de stabilisation implique-ront sans nul doute le secteur privé dans la gestion des plans de

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    26 Les lignes directrices

    sauvetage d’États de la zone euro en difficulté. Les détenteurs privés de la dette des États, c’est-à-dire les banques, les fonds de pension, les compagnies d’assurance et les banques centrales, seront tenus de négocier pour restructurer la dette, en cas d’insol-vabilité de leur débiteur.

    Si un pays devait connaître une grave crise de solvabilité, il pourrait, en effet, négocier avec les détenteurs d’obligations une réduction de sa dette au travers d’un moratoire (c’est-à-dire une convention par laquelle les créanciers d’une personne décident collectivement, en dehors de toute procédure judiciaire, d’ac-corder des délais de paiement à leur débiteur commun).

    En d’autres termes, les détenteurs de la dette publique de certains pays devront peut-être participer par un abandon ou une dilution de créance au financement de certains modèles sociaux qui n’auront pas été réformés à temps.

    et des choix politiques. Mais, pour les pays qui y seront confrontés, la restructuration d’un endettement public ne sera pas un acte exclusivement technique : elle relèvera du débat politique puisqu’une reformulation de dette se place mécaniquement dans les termes de la rigueur imposée à une économie.

    Les questions principales d’une restructuration d’endettement sont donc de savoir quelles générations subissent l’appauvrisse-ment fiscal, dans quelle proportion les facteurs de production sont affectés (le travail et le capital), quelle est la nature de la charge financière imposée à l’intérieur ou à l’extérieur du pays et surtout quel est l’étalement temporel de l’ajustement imposé aux créanciers ?

    Cette dernière question est fondamentale : un étalement de dette repousse son remboursement sur des générations ultérieures tandis qu’un défaut instantané (ou un moratoire) exige l’absorp-tion d’un appauvrissement par des créanciers existants, raison pour laquelle il importe de conserver l’équité dans les termes d’un contrat de loyauté entre les créanciers et les débiteurs.

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    Une restructuration de dette s’exprime donc exactement dans les mêmes termes que toute problématique fiscale. Ce n’est d’ail-leurs pas étonnant : l’endettement public n’est rien d’autre qu’une forme d’avance sur des recettes d’impôts.

    La Belgique ressortira-t-elle aux pays qui devront traverser ces cauchemars financiers ? La réponse est négative, à la seule condition que l’équation fiscale et sociale du Royaume soit refor-mulée dans le sens d’une diminution du report de la charge de la dette publique aux générations suivantes, sans augmentation des taxes sur le travail, puisque celles-ci pénaliseraient la compétiti-vité et la croissance du pays.

    Cela passera par une diminution des dépenses publiques et surtout la promotion de l’entrepreneuriat et de l’employabilité individuelle des citoyens. La condition de cette mutation sera l’exigence d’une mentalité d’entrepreneuriat individuel et collectif.

    une domination des marchés ? D’aucuns s’émeuvent aujourd’hui du fait que ce sont les marchés financiers qui imposent la cadence de la restructuration à nos économies, en formulent le gradient social et le niveau de compétitivité.

    De nombreux penseurs interpellent la financiarisation de nos communautés. Cette dernière est souvent décriée et opposée à une économie réelle, vertueuse et régulée par le travail.

    Pourtant, cette distinction entre la sphère financière et l’éco-nomie qualifiée de « réelle » est une mystification. La financiarisa-tion ne nous a pas été imposée. Nous avons choisi d’en être les bénéficiaires.

    Pire, nous avons été les coupables conscients de son détourne-ment, en anticipant la consommation que permettait l’endette-ment collectif. C’est d’ailleurs ce qui explique que des États euro-péens, telle la Belgique, ont accumulé une dette publique globale égale à près d’une année de PIB.

    Même si les politiques publiques restent stratégiques, il ne faut pas s’étonner que certains États passent sous la domination

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    28 Les lignes directrices

    des marchés financiers. Notre pays devra donc repenser son modèle socio-économique dans le cadre de ses atouts et faiblesses, à l’instar du plan stratégique que ferait une entreprise. Il faudra aussi faire l’exercice complexe de projection des paramètres financiers pour en extraire les mesures qui doivent être prises afin que ses finances publiques soient ancrées dans une posture de combat à partir de 2015 pour absorber les chocs des trente années suivantes.

    le modèle social. Après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique a bâti un système de protection sociale et de retraite qui garantit à tous une qualité de vie souvent considérée comme inégalée. Mais cette architecture a été construite sur de mauvaises bases. En effet, au lieu d’individualiser progressivement les contribu-tions de chaque citoyen, le système a non seulement été collecti-visé, mais son financement en a aussi été repoussé.

    Cela aurait pu fonctionner si deux conditions avaient été remplies : une croissance et une démographie positives, et une stabilisation de l’espérance de vie.

    Or, en trente ans, tout a basculé : les crises économiques se sont succédé, la population a vieilli et l’espérance de vie s’est allongée au-delà de toute attente (c’est un des plus remarquables progrès sociaux), sans être accompagnée par une prolongation proportionnelle du nombre d’années d’activité et de cotisations. Au contraire, les systèmes de départ à la retraite anticipée ont fortement grevé la période d’activité des employés.

    En sus de construire ce formidable système social sur des fondations instables, l’État belge, comme la plupart de ses voisins, en a mal étançonné les fondations. La comptabilité de l’État repose sur une simple comptabilisation des flux budgétaires, mais pas des actifs qu’il possède ni des passifs qui l’obligent. Le système social est donc resté un engagement « hors bilan » de l’État, dont nul ne connaît avec précision les délimitations exactes, ni l’ampleur.

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    En plus d’un endettement incommode, l’État belge a donc assis sa population sur une machine infernale dont il ne mesure avec précision ni la charge explosive ni le délai qu’il a pour la désamorcer, puisque ce délai est probablement fixé par les marchés financiers. La mèche sera-t-elle lente ou sera-ce une amorce à percussion ? Nul ne semble pouvoir le dire avec préci-sion pour l’instant.

    Il conviendra donc de faire lentement pivoter le système de répartition des revenus différés vers un système de capitalisation, avec l’aide du secteur financier belge et par des incitants fiscaux. En termes sociologiques, il faut que les pouvoirs publics redonnent confiance et stimulent l’épargne à long terme plutôt que d’inciter, par un manque de prévisibilité, l’épargne à court terme et de précaution, comme ils le font actuellement.

    Ceci ne veut aucunement dire que notre modèle social, destiné à aider les plus démunis, est mauvais. Au contraire : il véhicule l’humanisme européen et doit donc être promu et renforcé. Mais les stabilisateurs économiques, destinés à atténuer les chocs conjoncturels, donnent désormais de la gîte à toute l’économie. Les théories keynésiennes ont été dévoyées et ont servi d’alibi à l’indolence politique. Il est temps de mettre en œuvre une réflexion globale sur l’équation sociale et fiscale du pays.

    Cela étant, il faut le souligner : ce n’est pas un problème propre à la Belgique, mais une difficulté commune à de nombreux pays européens qui ont bâti leur système de sécurité sociale sur le redressement industriel et manufacturier d’après-guerre.

    une cristallisation du passé. Par pusillanimité politique, l’État-providence s’est donc transformé en cavalerie financière condui-sant à une croissance astronomique de la dette publique. C’est même plus grave : au lieu de promouvoir un système de stimula-tion économique, il a conforté un modèle de rentiers.

    La notion d’État-providence relève de deux acceptions, à savoir l’État-providence bismarckien, fondé en Allemagne par les

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    lois de 1880, et l’État-providence beveridgien (ou welfare state), du nom de son inventeur, l’économiste anglais travailliste William Beveridge (1879-1963), né au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale. L’État-providence bismarckien est fondé sur le mécanisme des assurances sociales, dans lequel les prestations sont la contrepartie de cotisations, tandis que l’État-providence beveridgien, financé par l’impôt, fournit des prestations uniformes à tous les acteurs de la société. L’État-providence belge ressortit à une juxtaposition de ces deux modèles.

    Le paradigme socio-économique en vigueur dans nos écono-mies européennes depuis les chocs pétroliers des années 1973 et 1979 a atteint, voire dépassé, les limites de son existence. Il est désormais confronté aux ambiguïtés qu’il a lui-même générées.

    Au lieu de fluidifier le marché du travail, de stimuler l’em-ployabilité des travailleurs, de les assister à traverser les muta-tions structurelles de l’économie, c’est exactement le contraire qui s’est produit : certains États, comme la Belgique des années septante et quatre-vingt, ont cristallisé la contractualisation du travail, renforcé la stabilité et tenté de convaincre que l’atten-tisme passif protégerait des adaptations de l’économie. On a sédi-menté le travail plutôt que de promouvoir l’employabilité.

    Tout en vilipendant l’économie de marché et le multi-échan-gisme, certains ont cru pouvoir concilier les avantages d’une croissance de l’économie avec ceux d’un mode de production et d’État-providence statique.

    En un mot, au lieu de diffuser l’optimisme et l’envie du futur et de ses mutations, nos communautés ont récompensé l’ancrage du passé. Ceci aurait pu peut-être fonctionner dans une économie autarcique et contemplative.

    Mais quel aveuglement ! Comment avoir osé faire ce pari dans un monde dont le niveau de progrès, en trente ans, a dépassé le niveau de découverte technologique des millénaires qui les avaient précédés ? On le constate aujourd’hui : les pays ayant des finances

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    publiques saines sont plus à même d’amortir l’impact économique d’une crise financière. Dans les années précédant la crise, les inégalités sociales se sont creusées dans plusieurs pays, avec des conséquences graves portant sur la cohésion sociale et la vulnéra-bilité face à cette phase critique. Le niveau des dettes publiques empêche d’apporter des solutions rapides à ce problème.

    un repli sur lui-même. Il y a pire : au-delà de la mondialisation, la Belgique est devenue plus petite parce que le pouvoir politique a malheureusement écarté ses élites des débats citoyens et s’est replié sur lui-même plutôt que d’appréhender et anticiper les grandes tendances sociales et économiques.

    L’entrepreneuriat est devenu suspect, la réussite profession-nelle à peine tolérée, l’enseignement a réduit ses exigences pour permettre au plus grand nombre de réussir, les centres universi-taires sont désargentés et les reconnaissances nationales sont devenues le résultat d’équilibres politiques et linguistiques. Il y a aussi l’amertume des grandeurs passées et l’aigreur des richesses disparues.

    Quel est le sens de cette évolution ? Un leurre, un tranquille naufrage ou bien un véritable supplice que seul le temps va effriter ? Un fait nous semble établi : la Belgique souffre de l’ab-sence d’une expression de valeurs citoyennes.

    Lorsque, dans quelques décennies, l’économiste plongera en apnée dans les méandres de l’histoire, il discernera une zone d’ombre, contournée avec embarras, comme si l’histoire écono-mique du pays était hantée par le néant. Cela aura été la saison froide de la Belgique, celle de l’immobilisme et de la myopie poli-tique, celle de l’émoussement des réflexes et du manque de valeurs entrepreneuriales. Cette période est lugubre : c’est la fin du ving-tième siècle.

    Certains sont résignés devant cette banalisation de l’accable-ment. Ce n’est pas notre cas. Nous voulons une Belgique qui reconquiert ses disciplines internes.

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    32 Les lignes directrices

    Que faire ? Surtout ne pas attendre des hommes providentiels. Ils ne viendront pas. Il faut sortir du déclinisme et des modèles d’État-providence.

    À un niveau individuel, il s’impose de diffuser les valeurs qui forgent la prospérité et la solidarité. Ces valeurs s’appellent l’hon-nêteté, le courage, l’envie du travail et la confiance dans la jeunesse et dans un avenir bâti. Il convient aussi d’accepter la récompense de l’effort engagé, s’extraire du collectivisme suffo-cant et promouvoir l’ambition de l’entrepreneuriat.

    Notre pays a besoin de nouvelles valeurs. L’annonce d’une économie plus dure n’est pas un message facile. Cette réalité ne signifie ni résignation ni prophétie désespérée. Elle relève plutôt de la foi en l’avenir.

    une sortie de crise très douloureuse

    une typologie de stagflation. Le scénario intuitif de l’économie européenne que nous retenons pour l’horizon du moyen terme est celui de la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagna-tion économique, affectée d’un chômage persistant (estimé à près de 10 % par le FMI) et d’inflation, que nous anticipons de modérée à élevée.

    Même non formulée comme un choix politique, la stagflation serait un mélange dérivé de mesures économiques et monétaires, à savoir respectivement des plans d’austérité et de l’inflation.

    Dans certains pays, cette stagflation sera conjuguée à une crise étatique dont les prémices sont déjà visibles. Cet élément aggra-vant diffère des années septante, ce qui laisse subodorer que la stagflation des prochaines années sera aggravée et entrera en résonance avec des problèmes de solvabilité de certains États.

    L’histoire instruit que les pays qui sont à l’épicentre d’une crise bancaire subissent ensuite une période de croissance faible avec un chômage élevé. De surcroît, lorsqu’une crise financière se produit, elle est souvent suivie par une crise des dettes publiques.

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    Quels seraient les attributs de cette empreinte de stagflation que nous entrevoyons ? Outre les aspects de solvabilité étatique, ils sont les mêmes que le constat des années septante : un taux de croissance faible de l’économie, combiné à une décroissance marginale des gains de productivité, un chômage structurel et élevé (caractéristique des dislocations structurelles de l’éco-nomie), une sous-utilisation des capacités de production, des anticipations de bénéfices des entreprises faibles (à tout le moins dans une perspective de moyen terme), des dépenses d’investisse-ment faibles à modérées, des déficits publics importants entraî-nant des taux d’intérêt élevés ainsi qu’une raréfaction du crédit bancaire pour des investissements privés, des déficits de la balance commerciale et un phénomène généralisé de désindus-trialisation.

    l’inflation. L’inflation n’est aucunement une solution souhaitable puisqu’elle fait peser un risque d’auto-alimentation et d’augmen-tation nominale des dépenses de l’État. Mais elle nous paraît s’imposer comme une conséquence, voire un débouché, inéluc-table de l’endettement public.

    Dans un de ses nombreux éditoriaux, Jacques Attali lui-même avançait que « pour éviter un désastre, il faudra avoir le courage politique de déclencher l’inflation assez tôt pour qu’elle soit utile, et d’engager, quand l’inflation dépassera les 5 % par an, un programme de stabilisation des prix, très rapide et brutal ».

    Bien sûr, l’inflation appauvrit le rentier d’autant que l’épargne est investie en titres à revenus fixes. Mais, comme le précisait Keynes (1883-1946), il est « plus grave, dans un monde appauvri, de provoquer le chômage que de décevoir le rentier ». Les années à venir combineront les deux maux.

    grande modération. Certains économistes américains avancent même une théorie iconoclaste, à savoir que la crise bancaire, étatique et économique, est le résultat d’une période caractérisée par un excès de désinflation.

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    34 Les lignes directrices

    Cette période, qualifiée de « grande modération » et qui serait étalée de 1985 à 2005, aurait tiré profit d’une expansion des zones de commerce (au travers de la globalisation) et d’une accessibilité à des poches d’emploi à bas coûts pour masquer la réalité du remboursement des dettes privées et publiques. L’expansion de la demande n’a pas débouché sur une crise d’inflation parce que les Occidentaux ont trouvé dans leurs déficits commerciaux l’offre nécessaire à son absorption.

    De manière plus générale, on peut aussi se demander si cette « grande modération » n’a pas été le résultat de la conjonction d’un ensemble d’éléments qui n’autorisent pas son maintien.

    Ces facteurs sont identifiés : mondialisation avec son corol-laire d’accession à des gisements de main-d’œuvre à bon marché, coût des matières premières relativement stable, gains de produc-tivité significatifs (liés, notamment, à l’essor des techniques de communication) sans hausses de salaires concomitantes, consensus politique afin d’éviter la réémergence de l’inflation, etc.

    Cette « grande modération » aurait-elle même été la résonance du traumatisme inflationniste des années septante ? Peut-être. Serait-il alors possible que l’inflation que nous anticipons soit la réponse à la désinflation qui a, pour partie, conduit au marasme économique que nous connaissons ?

    Ce n’est pas exclu, car on peut se poser une autre question : comment les autorités monétaires européennes ont-elles pu imposer en même temps des objectifs d’inflation extrêmement bas (2 % sur une base annuelle) et autoriser des États-membres à augmenter leur endettement public dans des proportions telles que la manière la plus intuitive d’en diminuer le poids est juste-ment une diminution de la valeur relative de la monnaie par l’in-flation, ce que la Banque centrale européenne entend combattre ?

    Au reste, on peut se demander quelle est encore la validité des contraintes imposées lors de la formulation du Traité de Maastricht alors que la crise pulvérise les seuils quantitatifs en matière d’endettement et de déficit publics.

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    la stagnation. En ce qui concerne l’effet de stagnation, il sera essentiellement décelable par un chômage structurel, déjà bien établi dans certaines régions.

    Au-delà de l’effet d’optique du départ à la retraite d’une partie importante des baby-boomers (qui ne fait que reporter le problème de leurs revenus de remplacement sur les pouvoirs publics), le chômage est lié à différents phénomènes : désindus-trialisation, inadéquation de l’enseignement, épuisement du modèle de croissance par endettement, manque de flexibilité du marché du travail, entrepreneuriat ancillaire et surtout atonie des mentalités qui n’ont pas encore bien intégré la mutation des foyers de croissance. L’immigration devra, elle aussi, être repensée de manière à assurer des relais de croissance en matière d’em-plois.

    Au reste, dans ce domaine, on remarque un différentiel crois-sant et inquiétant entre la productivité et le taux de mise à l’em-ploi sur les marchés européen et américain.

    des taux d’intérêt en hausse. Dans le sillage d’une inflation que nous qualifierons de « résignée », viendront une érosion (que les autorités monétaires devront scrupuleusement contrôler) des capitaux du rentier et une baisse de valeur des actifs.

    Des taux d’intérêt plus élevés seraient aussi la conséquence d’un effet d’éviction (ou crowding out), c’est-à-dire une insuffi-sance d’épargne privée, suite à la ponction effectuée par les pouvoirs publics. Ce phénomène n’est pas apparent lors des périodes d’expansion monétaire, telles que nous les avons connues, mais il en résulte souvent. Dans la seule zone euro, les États et les banques vont devoir lever près de 1,3 trillion d’euros en 2011, ce qui entraînera une évidente pression haussière sur le coût de l’argent.

    Mais ce n’est pas le seul facteur qui provoquera une augmen-tation des taux d’intérêt réels. Ces derniers seront soumis à des pressions haussières résultant de plusieurs éléments : besoins d’in-

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    vestissements (notamment dans le domaine des infrastructures) dans les pays développés et émergents, et baisse du taux d’épargne des ménages dans les économies approchant un certain niveau de développement.

    Afin d’éviter des effets non désirables, il faudra que les auto-rités monétaires restent attentives à maintenir la croissance de l’inflation sous un contrôle mesuré afin de ne pas détruire les capitaux épargnés.

    un scénario déflationniste ? Si la déflation, et son piège de la liqui-dité, sont progressivement écartés comme des scénarios écono-miques dominants, d’aucuns avanceront que cela ne signifie pas que le scénario inverse, c’est-à-dire l’inflation, se matérialisera de manière mécanique. Certains économistes parlent d’ailleurs de stag-déflation plutôt que de stagflation.

    Le « piège de la liquidité » se manifeste quand le taux d’intérêt est proche ou égal de zéro, et que les autorités monétaires n’arri-vent pas à stimuler l’économie avec les outils traditionnels de la politique monétaire. Les consommateurs se mettent à épargner et à moins dépenser. Cette baisse de la consommation a un effet négatif sur les entreprises, la production et l’emploi. Ceci entraîne une récession, et peut contribuer à la déflation et à des dépres-sions non-inflationnistes.

    Différents éléments plaident – il est vrai – pour une atonie économique plutôt que pour le spectre inflationniste. Ces facteurs, communs à de nombreux pays européens, sont le vieillissement de la population (et le tassement de sa croissance marginale, à tout le moins dans les pays développés), une faible productivité, des diffi-cultés budgétaires étatiques et l’absence de conflits armés majeurs.

    De plus, on observe que la crise résulte d’un choc négatif de croissance dans des pays développés à taux d’épargne faible, ce qui ne plaide pas pour l’inflation. Le choc économique provient effectivement de la demande : contraction de l’offre de crédit

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    privée, crainte de l’avenir, augmentation de l’épargne de précau-tion et amputation de la richesse.

    Dans ce contexte, un retour de l’inflation apparaît peu probable dans un équilibre de sous-emploi global, puisque la création monétaire excessive crée de l’inflation si elle entraîne une stimulation de la demande dans un contexte d’insuffisance des capacités de production.

    Dans la théorie keynésienne, l’accroissement de monnaie en circulation n’est inflationniste que si la capacité de production et la quantité de main-d’œuvre sont employées à plein, ce qui n’est pas le cas.

    Certains économistes excluent même tout à fait le risque infla-tionniste, au motif que l’inflation ne pourrait être d’origine que salariale ou liée à une augmentation des prix des matières premières. Or le monde occidental n’est pas en situation de plein-emploi et les capacités de production sont sous-utilisées. Ceci devrait plutôt conduire à des baisses de salaires et à un chômage structurel plutôt qu’à de l’inflation. L’inflation par les matières premières semble aussi lointaine à certains, au motif que le commerce mondial reste contracté et que le protectionnisme ne contraint pas les échanges multilatéraux.

    Dans cette perspective, la mondialisation de l’économie constitue un facteur de désinflation structurel, eu égard à l’im-portance des ressources en main-d’œuvre disponible et à l’enver-gure des investissements réalisés dans les pays émergents.

    une situation « à la japonaise » ? Certains parlent même de scénario « à la japonaise », car lorsqu’on accroît l’offre de monnaie dans une situation de sous-emploi, on contrarie l’inflation. Qu’est-ce qu’un scénario « à la japonaise » ? Suite à l’éclatement d’une bulle immobilière et à un endettement excessif, le Japon est en crise depuis les années nonante. La dette publique japonaise (détenue à 90 % par les Japonais eux-mêmes), alimentée par les plans de relance successifs, atteint aujourd’hui plus de 200 % du PIB. Les taux d’intérêt y sont, depuis cette époque, quasiment

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    38 Les lignes directrices

    nuls, et ce pays a connu durant les années 2000 une déflation persistante.

    Pourtant, au contraire d’un scénario « à la japonaise », nous envisageons plutôt un scénario « à la chinoise » (dont l’économie semble être corrodée par une inflation significative), mais sans pour autant profiter du dynamisme et de la croissance de la deuxième puissance économique mondiale.

    Outre le fait que le Japon est incomparable géographiquement et sociologiquement, les gouvernements européens combattront à tout prix une déflation en injectant de l’argent dans l’économie, quitte à susciter de l’inflation. De surcroît, l’économie belge n’est, par exemple, pas en déflation : le taux d’inflation, tel que prévu par le Bureau fédéral du Plan pour 2011, est de l’ordre de 2,5 %.

    Mais le scénario « à la japonaise » est surtout non transpo-sable aux économies européennes car, contrairement à ce qui est constaté dans le monde occidental, l’économie nipponne est presque financièrement autarcique et les investisseurs domes-tiques se diversifient peu en titres étrangers.

    De plus – et c’est un facteur essentiel –, le Japon est rentré dans son scénario funeste au moment où ses finances publiques étaient saines, alors que l’Europe se contracte avec un endette-ment public gigantesque. C’est sans doute à ce niveau que les parallèles avec le Japon deviennent fragiles : il est peu probable que l’explosion des dettes publiques européennes conduise à une sortie de crise ordonnée par l’atonie inflationniste.

    Une autre manière d’appréhender la stagflation est de la considérer comme une combinaison de déflation sous-jacente et d’inflation importée, scénario que nous retenons comme plau-sible, voire prévisible. C’est pour cette raison que le scénario « à la japonaise » n’est pas exclusif d’une situation inflationniste.

    une inflation monétaire. Pourquoi une intuition d’inflation, alors que de nombreux économistes agitent le spectre de la déflation

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    (qui constitue une forte préférence collective pour la liquidité et qu’on confond souvent avec la désinflation) ?

    Parce que la création de monnaie ex nihilo (avec des billets qui ne deviennent que des créances sur d’autres billets, ceci rappelant l’expression de l’économiste français Jean-Baptiste Say (1767-1832) pour lequel « la monnaie n’est qu’un voile »), telle que mise en œuvre par les banques centrales, est une traite sur l’avenir dont le remboursement deviendra incertain.

    Il est incontestable que les États et les banques centrales procèdent actuellement à une monétisation de la dette publique avec son corollaire de création de surliquidité et d’inflation différée éventuelle.

    Les récentes mesures créent donc de l’argent sans créer de capital.

    Sous cet angle, il ne faut pas oublier que l’endettement privé a, lui aussi, servi d’élément de substitution à la croissance des revenus et que, concomitamment, la désinflation constatée à partir des années quatre-vingt a modifié le transfert des revenus au profit des créanciers.

    L’inflation devra donc être contrôlée afin de conserver l’équi-libre des épargnes constituées et à constituer. Mais il y a plus : peut-être faut-il d’ailleurs voir l’inflation comme la meilleure sortie de crise et la préparer, dans ses modalités connexes (telles que, en Belgique, la révision des indexations des salaires qu’il faudra inéluctablement aménager) et dans sa proportion.

    Une inflation de l’ordre de 4 à 6 % devrait peut-être être prévue et gérée afin d’éviter qu’elle ne s’égare en hyperinflation, qui est elle-même créée par l’emballement des anticipations. L’hyperinflation est une « fuite devant la monnaie » qui entraîne sa perte de crédibilité. La monnaie perd alors son pouvoir libéra-toire. Le pire serait, en effet, une perte de confiance dans la monnaie, à côté de laquelle l’inflation paraît un moindre mal.

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    40 Les lignes directrices

    Une déliquescence monétaire n’est pas un événement impos-sible, quoique d’une probabilité minuscule. Outre l’exemple bien connu de l’inflation de la République de Weimar (1923), mentionnée au chapitre 10, c’est arrivé, par exemple, il y a un siècle, aux États-Unis, consécutivement à la panique des banquiers de 1907. À l’époque, les billets étaient imprimés par des banques privées, et la valeur des billets dépendait de la solidité financière des banques émettrices. En 1913, la Federal Reserve a été créée pour solutionner la pathologie de perte de confiance dans la monnaie.

    Les mesures monétaires récentes masquent probablement une inflation postposée, et dont un des symptômes est la dilatation des injections monétaires et des bilans des banques centrales. Le graphique suivant illustre l’envergure de ce problème en mettant en évidence l’évolution du bilan de la Banque centrale euro-péenne entre 2005 et 2010, en milliards d’euros. La divergence de croissance du total bilantaire et des autres postes illustrés est flagrante dès la fin 2007.

    Fig. 1. – Évolution mensuelle du bilan de la Banque Central Européenne, 2005-2010 (en pointillé, régressions linéaires pour illustrer les tendances) (source : BCE)

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    de boeck & larcier

    La théorie de Irving Fisher, The debt-deflation theory of great depression, publiée en 1933, entretient quelque résonance avec la crise actuelle. Selon cette théorie, un mécanisme de déflation par la dette (qu’on qualifie parfois de déflation de bilan) peut aggraver la dépression : après une crise financière, les agents économiques fortement endettés vendent des actifs financiers pour rembourser leurs dettes.

    Mais ces ventes font baisser les prix, ce qui accroît finalement la valeur réelle de la dette et nécessite donc de nouvelles ventes d’actifs. Pour Irving Fisher, les grandes dépressions résultent en premier lieu du surendettement associé aux périodes de boom économique consécutives à des innovations majeures et où les anticipations de profit sont très élevées.

    Dans ces circonstances, l’État doit intervenir pour arrêter la spirale déflationniste. C’est exactement la situation à laquelle on assiste.

    Pour cette raison, nous esquissons d’autres éléments qui contribuent à l’inflation : l’abandon des systèmes monétaires métalliques et l’embrasement des politiques de création de monnaie fiduciaire dématérialisée, la course au maintien de la consommation intérieure et la raréfaction des matières premières qui doit s’appréhender dans l’absolu plutôt que dans le relatif.

    Le vieillissement de la population est, par ailleurs, une variable d’atténuation de la consommation, mais il est possible que la création monétaire, essentiellement centrée dans les économies développées et vieillissantes, conduise justement à déprécier le pouvoir d’achat par l’inflation.

    la grande immodération. Notre intuition est donc que la monéti-sation des dettes publiques en croissance importante va proba-blement conduire à une déperdition de la valeur de la monnaie, c’est-à-dire à l’inflation. L’économiste Ricardo (1772-1823) avan-çait que chaque fois qu’un gouvernement a eu la faculté d’émettre du papier-monnaie, il en a abusé. Cet abus a souvent conduit à de fallacieuses structures de crédit.

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    Au reste, on peut subir des tensions inflationnistes en période de crise de la demande et de sous-utilisation des capacités de production. Ce phénomène a été constaté dans les années septante et a conduit à la stagflation, que nous avons retenue comme scénario économique probable des années prochaines. Ce scénario est, à nouveau, l’illustration que l’inflation n’entraîne pas une résorption du chômage ou une meilleure allocation des ressources.

    Une succession de dépressions et d’inflations a peut-être déjà débuté. Lorsque les anticipations d’inflation se réveilleront, les taux d’intérêt s’élèveront et diminueront la valeur relative de marché de la dette publique. En même temps, les recettes fiscales augmenteront, tandis que les dépenses seront certainement gelées. Sera-ce un krach obligataire ? À nouveau ce n’est pas exclu, mais si c’est le cas, les autorités monétaires devront être attentives à éviter les chocs impromptus.

    un scénario constructif. Les paragraphes précédents pourraient donner le sentiment d’un scénario inéluctable, voire accablé. Il n’est en est pourtant rien.

    La diminution de la dette publique est un objectif partagé par tous les responsables économiques du pays. De même, la nécessité d’un retour graduel à l’équilibre ne souffre aucune contestation.

    L’inflation est, parmi les solutions que nous recensons, la plus intuitive et peut-être la plus acceptable. Sans s’y substituer, elle est, de loin, préférable à une politique d’austérité qui conduirait à contracter ultérieurement l’économie.

    Notre intuition est que la Belgique, comme d’autres pays européens, est trop engagée dans une dette publique élevée pour imaginer qu’une baisse substantielle de cette dette puisse avoir lieu de manière conventionnelle dans les délais raisonnables qu’impose la montée des coûts du vieillissement de la population. Le vieillissement de la population est d’ailleurs une étrange combinaison d’une augmentation de la longévité conjuguée à un ralentissement démographique.

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    Keynes et Friedman. Dans cette crise, il y a d’ailleurs des leçons troublantes à tirer à l’aune des théories économiques. Il semble que les gouvernements occidentaux combinent les dangers ostra-cisés par les théories keynésiennes et monétaristes.

    Si le keynésianisme avait été correctement lu et interprété, les États n’auraient jamais accumulé des dettes publiques d’une telle ampleur. De plus, les déficits publics récurrents auraient trouvé leur contrepartie dans des dépenses d’investissement et non dans des dépenses courantes.

    En même temps, les autorités monétaires mettent en œuvre un expansionnisme monétaire qui est potentiellement inflationniste, puisque les théories de Friedman (1912-2006) postulent que l’in-flation est un phénomène monétaire lié à l’augmentation trop rapide de la masse monétaire.

    Dans la théorie de Friedman, une création monétaire exces-sive peut entraîner une relance ponctuelle de l’activité, mais à très court terme seulement, car l’inflation réduit rapidement le pouvoir d’achat de la monnaie. À long terme, la masse monétaire n’exerce un effet que sur les prix, et une création monétaire supé-rieure à la croissance de la production ne pourrait être qu’infla-tionniste.

    La voie de sortie de crise choisie par les gouvernements (induite par un crédit trop peu onéreux et une politique moné-taire expansionniste) consiste peut-être à en démultiplier ses propres causes. La situation actuelle conduit d’ailleurs à la recap-ture de la création monétaire et de l’indépendance des banques par les gouvernements.

    de nouvelles bulles ? De nouvelles bulles, peut-être plus volumi-neuses que celles de 2001 et de 2008, sont, par conséquent, en probable formation. En fait, on constatera peut-être une étrange explosion en séquences de microbulles qui pourraient entraîner des effets déflationnistes, auxquels les autorités monétaires répon-draient par la création monétaire, entraînant de nouvelles infla-

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    tions de valeurs d’actifs et donc de bulles, etc. Si ce scénario de séquences se développe, les autorités monétaires seront très atten-tives à son contrôle permanent.

    Comment d’ailleurs imaginer que la différence entre les injec-tions monétaires et les réalités de l’économie de la production ne conduisent pas à l’inflation ? Cette inflation sera un facteur de rééquilibrage des dettes et donc des dissonances financières entre générations. À certains égards, le système financier est d’ailleurs peut-être plus à risque qu’au début de la crise, mais sans moyens de défense.

    L’inflation n’est pas une solution optimale, mais elle constitue peut-être un choix obligé de transfert des revenus entre créanciers et débiteurs.

    des tensions politiques dans la zone euro. Nous envisageons donc le scénario d’inflation (combiné à de la stagnation) comme une conséquence de l’endettement public plutôt que comme un choix qui aurait été optimal.

    Mais l’inflation, en tant que telle, ne résout pas le problème d’endettement public et de transfert des revenus. En effet, il faut qu’elle soit subite, non anticipée et que la maturité moyenne de la dette soit longue.

    L’État ne pourrait alléger sa dette que si les dépenses publiques baissaient suffisamment et que les impôts augmentaient (en l’ab-sence d’indexation des barèmes fiscaux) sans que les taux d’in-térêt ne suivent la hausse des prix ou n’anticipent une inflation élevée.

    Or les autorités monétaires sont très vigilantes quant aux tensions inflationnistes et sont promptes à relever les taux d’in-térêt en cas de suspicion d’inflation, afin de décourager l’endette-ment.

    La perspective de l’inflation n’est donc pertinente – au-delà de son caractère de solution résiduelle – que si elle réunit un

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    consensus politique et monétaire suffisant. C’est à ce niveau que se situe le cœur de la crise de la zone euro, à savoir le manque de consensus sur les modalités de la politique monétaire entre les pays dont les devises ont été unifiées.

    On commence d’ailleurs à distinguer, au niveau européen, deux courants de pensée. Pour certains, une politique d’inflation minimale devient un objectif de référence, avec son corollaire de politique léthargique, voire déflationniste, caractérisée par un chômage élevé. Pour d’autres, l’inflation ne devrait pas être un obstacle tant qu’elle n’atteint pas des niveaux inquiétants.

    un calcul gouvernemental à détente multiple. D’ailleurs, de manière cynique, on peut se demander si certains États n’ont pas fait un calcul en deux, voire trois temps, qui consiste à baisser les taux d’intérêt au plus bas, afin de refinancer leurs dettes à des conditions exorbitantes tout en pouvant les escompter auprès des banques centrales, avant de voir l’inflation déprécier ces mêmes dettes et/ou permettre leur rachat à des conditions avan-tageuses, et d’appauvrir leurs citoyens par un impôt inflation-niste lancinant.

    Ceci ramène à l’acerbe postulat de Lénine qui avançait que « pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie ». Est-ce un scénario improbable ? Il ne faut pas l’ex-clure, d’un point de vue strictement théorique.

    Et lorsque l’inflation surviendra, elle causera un appauvrisse-ment insidieux, mais représentera aussi un défi à surmonter pour la population. Ce sera une sorte d’impôt implicite dont l’État pourra rejeter la responsabilité politique de la cause.

    Une autre interprétation serait que les États et les banques centrales inondent l’économie d’argent en espérant entretenir la croissance de l’économie réelle le temps nécessaire pour se désen-detter et attendre que la dynamique des pays émergents stimule la croissance. Mais sera-ce suffisant pour faire descendre le

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    niveau des dettes publiques à un niveau acceptable ? C’est peu probable.

    des tensions monétaires et bancaires. Sur le plan financier, bancaire et monétaire, des modifications substantielles doivent être envisagées.

    Tout d’abord, il ne faut aucunement exclure de nouvelles crises bancaires, assorties de contractions de liquidités. Le secteur financier est encore convalescent et sa situation est, à certains égards, plus précaire qu’en 2008 puisque les banques portent des dettes publiques. Celles-ci constituaient un gage de stabilité au moment du krach de 2008.

    Or, aujourd’hui, des États présentent des risques de solvabilité et donc de liquidité (au travers de la négociabilité de leurs instru-ments de dettes par les banques). Cette déliquescence de liquidité pourrait avoir un effet de contamination sur le secteur bancaire.

    On ne peut plus, désormais, dissocier l’état des finances publiques et la robustesse de l’architecture bancaire. Cette réalité est d’autant plus importante à intégrer que la contagion d’assè-chement de liquidité présente une vélocité croissante dans une économie globalisée.

    Sous un autre angle, acculés par leur endettement, les États reprendront probablement le contrôle tacite du secteur financier en plaçant les banques sous une tutelle plus forte. Cette dernière s’exercera par le support actionnarial des banques, qui trouvera sa contrepartie dans l’obligation de financer des dettes publiques. Les banques canaliseront donc l’épargne vers le financement des dettes publiques et, au besoin, supplanteront le marché s’il ne prête plus à des conditions satisfaisantes.

    De manière indirecte, les États recaptureront le droit régalien de battre monnaie. Les institutions financières risquent d’être, pendant des années, dans un rapport fragile aux termes duquel leurs passifs seront garantis en contrepartie d’un financement accru de ces mêmes États.

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    Ceci pourrait alimenter les pressions inflationnistes, déjà suscitées par les politiques monétaires expansionnistes conju-guées à des déficits et dettes publics en croissance significative.

    la schizophrénie des gouvernements européens. Les gouver-nants de la zone euro seront confrontés au dilemme schizophré-nique de devoir relancer leurs économies avec des différentiels selon les pays qui conduiront à hétérogénéiser les économies des États-membres, au risque d’une fragmentation, même ordonnée, de la zone euro. Toute la difficulté de la zone euro sera de conserver une monnaie homogène sans coordination des poli-tiques sociale et budgétaire et surtout avec des différentiels de compétitivité importants selon les pays. Ces réalités contradic-toires entraîneront sans doute des rééchelonnements de dettes dans certains États-membres. Le rééchelonnement sera probable-ment la manière la moins destructrice d’éroder le capital des titu-laires d’obligations d’État sans provoquer de faillites bancaires en chaîne.

    Pendant des années, l’euro sera donc tiraillé entre des poli-tiques d’austérité fiscale et budgétaire, nécessaires à son homogé-néité monétaire, et son contraire, à savoir une politique de trans-ferts sociaux qui sera exigée par les populations et qui grèvera le remboursement des dettes publiques.

    Le dilemme se situera aussi entre la poursuite d’une monétisa-tion des dettes publiques, avec un corollaire d’inflation, tout en espérant que le déluge de liquidités n’entraîne pas de hausse des taux d’intérêt, et une hausse des taux en cas de politique moné-taire plus restrictive.

    Finalement, les deux scénarios conduiront à l’inflation et à une hausse des taux d’intérêt, sauf si les États finissent par accepter de perdre leur autonomie fiscale et budgétaire au profit des institutions européennes.

    Des États suffoqueront sous la discipline de la monnaie unique. Pour autant, ils ne devraient pas abandonner l’euro car

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    ce serait un pari inacceptable, équivalent à une terrible dévalua-tion et proche d’un choix d’hyperinflation. Les autorités euro-péennes s’y opposeront.

    Ceci étant, il n’est pas exclu que des mouvements politiques émergent dans des économies périphériques européennes afin de sortir de la zone euro, peut-être de manière provisoire. Ce serait une alternative à une restructuration. Le débat monétaire devra donc se greffer sur l’expression démocratique des choix politiques de certains pays.

    Pour les pays de la zone euro qui peuvent se le permettre, nous sommes convaincus que l’inflation ne serait pas un scénario du pire. Bien sûr, l’inflation est un facteur d’appauvrissement, mais elle est préférable à un acte unilatéral de spoliation des créanciers, tels une restructuration de la dette ou un moratoire.

    un État en capitulation. Une inflation monétaire ou une économie de stagflation ne s’appréhendent pas sans des modifications du contexte politique.

    Rien ne dit, par exemple, qu’on n’assistera pas à un retour des peuples et des États-nations du xixe siècle, sous une forme accep-table à l’économie de marché, c’est-à-dire des États-culture ou des États-génétiques, ce qui correspondrait à une atomisation de la société européenne.

    Ceci ramènerait aux conceptions westphaliennes de la souve-raineté. Dans ce contexte, l’identité, le fait national et la culture sont associés à une délimitation territoriale.

    En même temps, les États mettront sans doute en œuvre des politiques plus autoritaires (c’est-à-dire des économies adminis-trées, à l’instar des capitalismes d’État ou des socialismes de marché), comme c’est d’ailleurs le cas après chaque crise écono-mique majeure.

    Une tension forte sera constatée entre le capitalisme indivi-duel et le collectivisme centripète. Il y a donc un risque, non

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    négligeable, qu’à l’inverse d’un libéralisme social, les États euro-péens grippent la fluidité des mécanismes économiques.

    un risque de frictions sociales. Les gouvernements européens devront inévitablement formuler des arbitrages dans la tempête conjoncturelle afin d’éviter un délitement de l’Europe, notam-ment en termes monétaires et sociaux.

    Des troubles sociaux nous semblent vraisemblables, donc prévisibles. Ils seront sans doute aggravés par le fait que la mobi-lité sociale a décru au cours des dernières années, que la propor-tion de la population en dessous du seuil de pauvreté a dangereu-sement augmenté et que la société de l’information a accentué les clivages sociétaux. Ce ne sera pas une revanche des masses, mais plutôt un risque de protectionnisme socio-économique ou culturel, voire génétique, qui serait un scénario inquiétant.

    Le risque de frictions sociales est réel car le capital des jeunes générations est épuisé avant d’exister.

    Déjà qualifiée de « perdue », la jeunesse n’acceptera pas une économie de catacombes ou un avenir en pointillés. Alors qu’elle aurait dû être exclusivement tournée vers l’avenir, cette jeunesse est asservie au passé, quand elle doit concomitamment faire face à un monde plus complexe.

    Là aussi, il faut faire témoignage d’honnêteté intellectuelle. Ce n’est pas la crise financière qui place un septième de la popula-tion européenne en dessous du seuil de pauvreté, qui force un dixième des actifs au chômage, qui met en péril le financement des pensions ou ferme les usines d’assemblage automobile.

    Ce n’est pas non plus la crise du crédit qui explique le coût exorbitant du travail. La vérité, revendiquée par la génération des quadragénaires, est que de nombreux États ont organisé leur économie dans l’attentisme. La génération montante n’est pas irrévérencieuse : elle est en questionnement car la crise révèle un fossé générationnel.

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    L’asservissement de la jeunesse à la dette des générations passées va donc altérer les liens intergénérationnels, dans des perspectives que nous prévoyons funestes. De surcroît, les diffi-cultés d’intégration des jeunes vont se conjuguer à de graves diffi-cultés de l’immigration aux empreintes culturelles très diverses. Pour cette raison, une gestion intelligente et fluide de l’immigra-tion est indispensable, comme un relais au vieillissement de la population.

    La Belgique sera-t-elle affectée par ces troubles sociaux ? Sans doute beaucoup moins que d’autres pays. C’est le résultat de la remarquable mixité sociale mise en œuvre depuis les années soixante. Ceci étant, les années 2011-2013 s’annoncent probable-ment comme les années de la montée en puissance de la crise sociale en Europe.

    une économie de terre brûlée. Le temps d’une profonde remise en question est venu, qui devra nécessairement passer par l’établis-sement d’une vision réaliste à long terme de notre avenir écono-mique et du rôle que l’État sera amené à y jouer. Une telle démarche nous semble indispensable et nous laisse penser qu’un cabotage à court terme, au gré de la direction d’où soufflent les coalitions politiques, n’est plus adéquat. Si une telle réflexion n’est pas engagée, il en résultera une économie de terre brûlée et un tollé générationnel.

    Une chose est certaine : les générations futures n’accepteront plus que le pays soit dirigé avec les mêmes réflexes politiques que ceux qui ont prévalu au cours des décennies passées. C’est d’ail-leurs cela qui finit par régler les problèmes de l’économie, qui retrouve toujours des bases stabilisées : la jeunesse, synonyme d’avenir, et qui, naturellement, suscite une résilience salutaire.

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    des pistes de réflexion

    une formulation de lucidité. L’ouvrage ne constitue aucunement un postulat idéologique en faveur de l’économie de marché ou du libéralisme. Il s’agit plutôt de partager et d’offrir à la critique, sans référence ni déférence à un modèle, quelques intuitions qui ressortissent à un examen empirique de l’économie. Du reste, ce texte relève plutôt de la métaphore que de la prophétie. Il ne constitue pas une thématique des futurs.

    Son objectif est de susciter la réflexion, d’esquisser des garde-fous de la pensée commune et de tenter quelques déchiffrages d’avenir. Il s’essaie à rappeler que le temps des naïvetés est révolu. Mieux que le déni, le repli ou la dénégation, c’est la prise de conscience qui ouvre le champ à l’action décisive.

    Sans prise de conscience et coopération mondiale, les confla-grations des prochaines années entraîneront les meurtrissures d’un shrapnel.

    Le Royaume a commencé son aggiornamento par un effondre-ment économique et un dépérissement politique. Près de trois ans après l’éclatement de la crise des subprimes, il reste sidéré devant le champ de bataille. Bien évidemment, la crise ne saurait durer qu’un temps. Si l’économie chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses générera de nouvelles disciplines. Dans l’entretemps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, la Belgique manque de confiance. Elle a mal à son économie. Elle oscille entre l’attachement à des tradi-tions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet.

    des pistes de réflexion. Quelles pistes de solutions faut-il suivre ? Elles sont multiples car la sortie de crise n’est pas fléchée. Ces pistes relèvent tant des orientations européennes que de choix nationaux. Au niveau européen, il conviendra de dessiner une

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    nouvelle gouvernance monétaire et budgétaire. Il est, en effet, incohérent de postuler l’homogénéité de la monnaie unique sans alignement des équilibres budgétaires.

    Cela devra aller de pair avec une mobilité accrue des facteurs de production et surtout du travail. Dans ce domaine, les pistes sont tracées : continuer à flexibiliser le travail, augmenter le taux de mise à l’emploi des personnes âgées et des jeunes, développer les systèmes de travail à temps partiel et la fluidité des réseaux de connaissance et d’accès à l’information.

    Il conviendra aussi de continuer à privatiser les secteurs marchands, à ouvrir les barrières à l’entrée de nombreux secteurs, à redéployer la recherche et développement avec (dans ce domaine, en particulier) une vision publique cohérente, à resserrer la convergence entre le monde universitaire et celui de l’entreprise et surtout à insuffler une mentalité féconde à l’entrepreneuriat.

    Dans le domaine budgétaire, il faudra impérativement s’atta-quer à une diminution des dépenses publiques plutôt qu’à des recettes supplémentaires, qui déresponsabilisent les individus, étouffent l’entrepreneuriat et grippent l’économie.

    Toutes les études empiriques montrent d’ailleurs qu’une réduction des dépenses publiques est préférable à des levées d’im-pôts pour régler les problèmes de détresse budgétaire. La dette publique est destinée à augmenter si les États ne compensent pas la tendance naturelle de leurs dépenses à augmenter plus rapide-ment que leurs recettes.

    Le modèle social de l’État-providence devra être revu, dans le sens d’une nouvelle équation fiscale et sociale. Celle-ci devra conduire à alléger l’impôt sur le travail et les entreprises au prix d’une baisse des dépenses de l’État.

    En ce qui concerne notre Royaume, le FMI a récemment élaboré des pistes destinées à améliorer l’état des finances publiques belges : renoncer à remplacer une partie des fonction-naires qui partent à la retraite, éliminer les incitants au départ à la retraite anticipée, améliorer l’employabilité des jeunes et des

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    allochtones sur le marché du travail, réduire les pièges à l’emploi en augmentant l’écart entre allocations sociales et salaire net, reconsidérer le principe de l’indexation automatique des salaires, réduire les dépenses de soins de santé de 1 % du PIB, renforcer la discipline budgétaire des gouvernements régionaux et locaux en mettant sur pied une plate-forme de coordination des politiques budgétaires à tous les niveaux de pouvoir et améliorer la collecte de l’impôt (lutte contre la fraude).

    Ceci étant, il faudra rester modérés et graduels dans la dimi-nutio