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70 - Le Commerce du Levant - Décembre 2008 économielexique Économie réelle vs système financier L e terme d’économie réelle n’est jamais utilisé seul. Il s’inscrit, explicitement ou impli- citement, en opposition par rap- port à la sphère des transactions et des flux financiers qui se trou- ve, en retour, disqualifiée et que l’on décrit, surtout en période de crise, comme une “bulle” spé- culative. Concrètement, “l’économie réelle” recouvre les processus de pro- duction et d’échanges de biens et services, ainsi que la rémunération des facteurs de production directement impli- qués dans ce processus : le travail et le capital. Mais cette définition, basée sur l’opposition d’une économie réelle et d’une économie factice ou virtuelle, appelle en fait à réfléchir sur la place de la finan- ce dans l’économie. Définition Par Charbel Nahas, économiste. www.charbelnahas.org Le rôle de la finance dans l’économie La finance fait partie intégrante du processus de production et d’échanges, car elle en traduit le caractère temporel : le montant d’un investissement doit être déboursé avant que ne se réali- sent les bénéfices qu’il est censé produire et qui peuvent le rem- bourser ; les marchandises pro- posées à la vente doivent avoir été acquises au préalable ; les biens durables se commerciali- sent plus facilement si leur prix est étalé sur une partie de leur durée de consommation (voi- tures, logements…) ou s’ils sont acquis à crédit ; les retraites d’une personne âgée ont intérêt à avoir été financées par l’épargne accumulée au cours de sa pério- de d’activité, etc. Dans une économie classique, les différences entre les agents, quant à leurs statuts d’activité et leurs pro- fessions, leurs niveaux de revenus, leur tranche d’âge, etc., font que certains disposent à chaque moment d’une épargne excédentai- re, alors que d’autres ont des besoins de financement. Cela s’ap- plique aussi bien d’ailleurs aux agents privés qu’aux agents publics (besoins d’investissement de l’État, accumulation dans les fonds de pension, etc.) Dès lors, le rôle du système financier est d’intermédier ces excédents et ces besoins (défi- cits). Il est principalement assu- mé par les banques, à travers les dépôts et les crédits, mais aussi par les marchés de capitaux, à travers les actions et les obliga- tions émises et souscrites. Dans ce contexte, l’évolution du système financier accompagne celle de “l’économie réelle” et ne s’en détache pas. Car, une fois que la fonction d’intermédiation est arrivée à maturité, c’est-à-dire que l’épargne est principalement cana- lisée par les banques et les bourses, et ne s’accumule plus sous forme d’or ou de papier-mon- naie, que les transactions passent essentiellement par les écritures bancaires, sous forme de vire- ments, de chèques ou de cartes, plutôt que par le cash, etc., dès lors, il n’y a pas de raison de voir le système financier évoluer à un rythme différent de celui de l’éco- nomie “réelle” dans laquelle il est impliqué. La dynamique de la financiarisation Le caractère essentiellement tem- porel de l’activité financière implique la notion de risque. Tout titre financier traduit l’espérance de son détenteur d’obtenir, à un terme plus ou moins long et plus ou moins défini, une rémunération plus ou moins importante et plus ou moins certaine. Cela vaut pour une action de société comme pour un crédit bancaire ou un dépôt, ou même pour un titre de propriété foncière. Tout le monde est donc nécessairement spéculateur. Mais on l’est plus ou moins suivant l’ap- pétit au risque, qui est très variable entre les hommes. Il n’est pas étonnant que les métiers de la finance aient pro- gressivement élaboré des outils différents pour que les risques de placement qu’ils prennent, à tra- vers les crédits qu’ils accordent aux débiteurs, soient transformés en une gamme de “produits financiers” adaptés aux divers niveaux d’appétit au risque de leur clientèle créditrice. La régulation financière tient essentiellement au contrôle de la conformité entre les risques réel- lement contenus dans chacun des outils et le niveau des risques annoncés. Cela vaut pour les commissaires aux comptes (audi- teurs) censés appliquer des normes comptables précises et fiables pour protéger les action- naires face aux gestionnaires, comme pour les commissions de contrôle bancaire censées proté- ger les déposants ou les autorités de régulation des Bourses. Car la chaîne de l’information entre le risque final de l’opération “réelle” financée et le risque apparent porté par le détenteur du titre financier peut être fort longue. Ainsi des crédits accordés, contre hypothèque, par des courtiers à des ménages américains pour acquérir leur logement sont “refi- nancés” par les établissements de crédit hypothécaire (Freddie Mac et Fannie Mae) lesquels les Comprendre la variable

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70 - Le Commerce du Levant - Décembre 2008

économielexique

Économie réelle vs système financier

L e terme d’économie réellen’est jamais utilisé seul. Il

s’inscrit, explicitement ou impli-citement, en opposition par rap-port à la sphère des transactionset des flux financiers qui se trou-

ve, en retour, disqualifiée et quel’on décrit, surtout en période decrise, comme une “bulle” spé-culative. Concrètement, “l’économie réelle”recouvre les processus de pro-

duction et d’échanges debiens et services, ainsi que larémunération des facteurs deproduction directement impli-qués dans ce processus : letravail et le capital.

Mais cette définition, basée surl’opposition d’une économieréelle et d’une économie facticeou virtuelle, appelle en fait àréfléchir sur la place de la finan-ce dans l’économie.

Définition

Par Charbel Nahas, économiste. www.charbelnahas.org

Le rôle de la finance dans l’économieLa finance fait partie intégrantedu processus de production etd’échanges, car elle en traduit lecaractère temporel : le montantd’un investissement doit êtredéboursé avant que ne se réali-sent les bénéfices qu’il est censéproduire et qui peuvent le rem-bourser ; les marchandises pro-posées à la vente doivent avoirété acquises au préalable ; lesbiens durables se commerciali-sent plus facilement si leur prixest étalé sur une partie de leurdurée de consommation (voi-tures, logements…) ou s’ils sontacquis à crédit ; les retraitesd’une personne âgée ont intérêt àavoir été financées par l’épargneaccumulée au cours de sa pério-de d’activité, etc.Dans une économie classique, lesdifférences entre les agents, quantà leurs statuts d’activité et leurs pro-fessions, leurs niveaux de revenus,leur tranche d’âge, etc., font quecertains disposent à chaquemoment d’une épargne excédentai-re, alors que d’autres ont des

besoins de financement. Cela s’ap-plique aussi bien d’ailleurs auxagents privés qu’aux agents publics(besoins d’investissement de l’État,accumulation dans les fonds depension, etc.) Dès lors, le rôle du systèmefinancier est d’intermédier cesexcédents et ces besoins (défi-cits). Il est principalement assu-mé par les banques, à travers lesdépôts et les crédits, mais aussipar les marchés de capitaux, àtravers les actions et les obliga-tions émises et souscrites.Dans ce contexte, l’évolution dusystème financier accompagnecelle de “l’économie réelle” et nes’en détache pas. Car, une foisque la fonction d’intermédiation estarrivée à maturité, c’est-à-dire quel’épargne est principalement cana-lisée par les banques et lesbourses, et ne s’accumule plussous forme d’or ou de papier-mon-naie, que les transactions passentessentiellement par les écrituresbancaires, sous forme de vire-ments, de chèques ou de cartes,plutôt que par le cash, etc., dèslors, il n’y a pas de raison de voir le

système financier évoluer à unrythme différent de celui de l’éco-nomie “réelle” dans laquelle il estimpliqué.

La dynamique de la financiarisationLe caractère essentiellement tem-porel de l’activité financièreimplique la notion de risque. Touttitre financier traduit l’espérancede son détenteur d’obtenir, à unterme plus ou moins long et plusou moins défini, une rémunérationplus ou moins importante et plusou moins certaine. Cela vaut pourune action de société comme pourun crédit bancaire ou un dépôt, oumême pour un titre de propriétéfoncière. Tout le monde est doncnécessairement spéculateur. Maison l’est plus ou moins suivant l’ap-pétit au risque, qui est très variableentre les hommes.Il n’est pas étonnant que lesmétiers de la finance aient pro-gressivement élaboré des outilsdifférents pour que les risques deplacement qu’ils prennent, à tra-vers les crédits qu’ils accordentaux débiteurs, soient transformés

en une gamme de “produitsfinanciers” adaptés aux diversniveaux d’appétit au risque deleur clientèle créditrice. La régulation financière tientessentiellement au contrôle de laconformité entre les risques réel-lement contenus dans chacundes outils et le niveau des risquesannoncés. Cela vaut pour lescommissaires aux comptes (audi-teurs) censés appliquer desnormes comptables précises etfiables pour protéger les action-naires face aux gestionnaires,comme pour les commissions decontrôle bancaire censées proté-ger les déposants ou les autoritésde régulation des Bourses. Car lachaîne de l’information entre lerisque final de l’opération “réelle”financée et le risque apparentporté par le détenteur du titrefinancier peut être fort longue.Ainsi des crédits accordés, contrehypothèque, par des courtiers àdes ménages américains pouracquérir leur logement sont “refi-nancés” par les établissementsde crédit hypothécaire (FreddieMac et Fannie Mae) lesquels les

Comprendre la variable

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revendent par paquets à desbanques d’affaires qui les “repla-cent” dans des “special purposevehicles” (entités juridiques adhoc) qui sont financés à leur tourpar l’émission de titres que cesbanques d’affaires revendent surles marchés financiers après lesavoir découpés en tranches derisque, les tranches “senior”, lesmoins risquées, sont servies enpremier sur les flux de rembour-sement des crédits mis dans lepaquet, avec une rémunérationfaible, alors que les tranches“junior”, servies en dernier, sontplus risquées et mieux rémuné-rées ; à cela s’ajoute que lesrisques de défaut de la clientèlepeuvent avoir été, avec certainesfranchises, “vendus” à des éta-blissements d’assurance-risques(tels que AIG) qui les revendent àleur tour sur les marchés...Le développement des tech-

niques informatiques et mathé-matiques a encouragé la prolifé-ration d’outils de plus en pluscomplexes dont l’effet a été uneplus grande diversification desrisques offerts au public maisaussi, en contrepartie, un allon-gement considérable de la chaînede l’information avec ce que celaimplique comme détérioration enterme de transparence.À partir de là, le pas a été facile-ment franchi entre une financed’intermédiation et une finance“dérivée”, qui consiste à acheteret à vendre du risque. Fondé surles paris, ce jeu aurait normale-ment dû être à somme nulle, àcondition que l’enceinte des parissoit maintenue étanche. Maiscette condition n’a pas été res-pectée, non seulement du fait decomplexités techniques ou dedéficiences dans les contrôles,voire d’un excès de cupidité,

mais principalement parce qu’ona assisté à un emballementdurable de la quantité de capitauxdisponibles cherchant à se placeret à se rentabiliser. D’où viennentces capitaux ?Les capitaux s’accumulent pourtrois raisons principales. D’abord,

dans le cadre des processus deproduction et d’échanges de“l’économie réelle” bien sûr ;mais aussi du fait de l’émergen-ce et de la persistance de désé-quilibres économiques ; et enfindu fait de politiques monétairesqui enflent mécaniquement laquantité de monnaie.Or, les vingt dernières années ontété le théâtre de déséquilibrespersistants tant au sein desgrandes économies qu’entre lesdifférents pays de la planète. Lespolitiques ultralibérales ont abou-ti à accroître significativementl’inégalité de la distribution desrevenus, induisant chez le petitnombre des excédents financierset chez la majorité des besoinsde financement (la part dessalaires dans le PIB a baissé detrois points dans la zone euroentre 1996 et 2006, alors que lapart des un pour 10 000 les

Les banques se sont lancées

dans les produitsdérivés,

leur activité d’intermédiation

traditionnelle ne suffisant plus

à leur assurer une rentabilité

satisfaisante

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L e système financier libanaisa le mérite de la simplicité.

Il est d’abord essentiellementbancaire, les marchés de capi-taux étant résiduels, et il sesert uniquement d’outils clas-siques : les dépôts d’un côté,les crédits et les obligationsd’État de l’autre.Les placements des Libanaissur les marchés financiersinternationaux et dans les outilsdérivés, pour être considé-rables, restent en dehors ducadre du système financiernational (on ne voit nulle part siun Libanais qui avait placé unmillion de dollars dans unebanque privée étrangère aperdu 30 % de la valeur de sonportefeuille).Dans son acception usuelle, lesystème financier libanais pré-sente néanmoins un phénomè-ne d’accumulation et de gonfle-ment tout à fait remarquabledont l’indicateur le plus immé-diat n’est autre que la taille desactifs financiers domestiques,ou plus grossièrement du bilanconsolidé des banques, relati-vement à l’économie (plus de3,5 fois le PIB).Ce mécanisme est entretenu par

la conjonction de trois facteurspuissants : l’afflux de capitauxdû aux transferts des émigréslibanais et à la proximité avec lespays pétroliers du Golfe ; la poli-tique des déficits publics qui setraduit par l’accumulation d’unedette hors norme ; et la politiquemonétaire et de crédit qui facilitel’allocation des capitaux au finan-cement de la dette. Avec un montant total d’enga-gements bancaires domes-tiques de l’ordre de 66 milliardsde dollars, auxquels s’ajoutentdes titres cotés pour 11 mil-liards de dollars, des titres dedette publique détenus en

marge de l’intermédiation ban-caire pour près de sept mil-liards de dollars et des dettesnon bancaires locales qu’onpeut estimer à trois milliards dedollars, ainsi que des dettespubliques et privées vis-à-visde l’extérieur de l’ordre de huitmilliards de dollars, la massetotale des créances financièresdont la charge pèse sur l’éco-nomie domestique s’élève àprès de 95 milliards de dollars.Cela représente près de 3,8fois le PIB.Toute la question est de savoircombien il est possible de pré-lever sur les revenus “réels”

dégagés par l’économiedomestique pour servir cettemasse de créances. Si l’onestime à 7,5 % le montant de larémunération souhaitée par lescréanciers, cela représente uncoût de 7,1 milliards de dollars,équivalant à 28 % du PIB. Unchiffre qui ne compte pas lesimpôts et autres prélèvementsqui suffisent à peine à payer lesservices publics. L’énormité dece coût est telle qu’il ne peutêtre assumé, d’où la poursuitede la politique de déni, de fuiteen avant et d’endettement.

plus riches aux États-Unis dans lerevenu total est passée de 0,5 %en 1973 à 2,6 % en 1998 et prèsde 3 % en 2006).On a assisté en même temps àl’apparition de déficits considé-rables des balances courantes decertains pays (les États-Unisnotamment avec 650 milliards dedollars de déficit en 2007) etd’excédents équivalents chezd’autres (la Chine avec près de380 milliards, le Japon etl’Allemagne avec près de 200milliards, et les pays pétroliersdont l’Arabie saoudite avec 150milliards). Que ce soit au niveau national ouinternational, les excédents decapitaux et les besoins de finan-

cement sont les deux faces d’unemême réalité. La persistance deces déséquilibres n’a été renduepossible qu’au prix d’un gonfle-ment parallèle de la massemonétaire délibérément soutenuepar la politique des grands pays,et surtout par les États-Unis : lamasse monétaire mondiale estpassée de près de 2 000 mil-liards de dollars en 1995 à prèsde 7 000 milliards en 2007.Cette politique, orchestrée parAlan Greenspan à la tête de laRéserve fédérale entre 1987 et2006, a permis de déjouer leseffets stabilisateurs qui auraientdû se produire spontanémentdans le cadre d’un systèmemonétaire international équilibré

à travers le jeu des dévaluationset réévaluations réciproques desmonnaies.

Les effets de la financiarisationLa conjonction de déséquilibresstructurels et du perfectionnementdes techniques d’intermédiation aabouti à gonfler de manière cumu-lative et accélérée les actifs et lespassifs financiers à l’échelle mon-diale. La charge imposée à “l’éco-nomie réelle” pour servir ce bilanfinancier en expansion, son coût ensomme, n’a cessé de s’alourdir,plaçant le système devant un choixcornélien : accélérer encore le gon-flement de la “bulle” pour faire sup-porter aux nouveaux entrants le ser-

vice exigé par le stock de créancesexistantes, quitte à mélanger lesgenres et à se lancer dans la finan-ce de pari (les banques se sontnotamment lancées dans les pro-duits dérivés, leur activité d’inter-médiation traditionnelle ne suffisantplus à leur assurer une rentabilitésatisfaisante) ; ou affronter lesconséquences de ce processus,c’est-à-dire répartir les pertesentre les différents créanciers ets’attaquer à ses causes en corri-geant les déséquilibres nationauxet internationaux en revenant àdes politiques monétaires et despolitiques de crédit plus ortho-doxes. Vu sous cet angle, la criserécente correspond à une correc-tion relativement désordonnée.

La variable au LibanLes placements

des Libanais sur les marchés

financiers internationaux

et dans les outilsdérivés, pour être

considérables,restent en dehors

du cadre du système

financier national

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