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Introduction au dossier L’économie solidaire : entre transformations institutionnelles et chantiers théoriques Paul Cary Jean-Louis Laville La Revue française de socio-économie aura attendu son n˚ 15 pour accueillir un dossier sur l’économie sociale et solidaire (ESS). Doit-on y voir un indice de l’importance limitée de ces pratiques économiques dans les débats contemporains ? Un décompte des articles sur l’ESS parus dans les 14 premiers numéros indiquera plutôt le contraire : on en retrouve au sein de thématiques très variées (par exemple le care, n˚ 2, la monnaie, n˚ 12) preuve de la capacité des pratiques de l’ESS à irriguer des débats très variés en socio-économie. Si tel est le cas, pourquoi donc un dossier spécifique sur l’ESS ? À des échelles très différentes, deux arguments conjoncturels peuvent être mobilisés. En France, tout d’abord, la Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, portée par Benoît Hamon, a posé une définition législative dont les premiers termes « L’économie sociale et solidaire est un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé » interpellent et interrogent, par effet de retour, sur le périmètre de l’ESS. Face à la volonté législative de nommer et normer les pratiques, qui succède à des tentatives de certification comme celle ayant échoué de l’AFNOR pour le commerce équitable, reprendre ou actualiser un certain nombre de débats et de réflexions sur les contours de l’économie solidaire est opportun. Ensuite, le mode de pensée dominant dans la philosophie du xx e siècle avait maintenu les pratiques économiques à l’écart du débat politique pour en éviter la colonisation soit par l’accumulation débridée du capitalisme, soit par les logiques totalitaires des régimes communistes. Or c’est avec force que réapparaissent des questionnements tentant de rompre les digues entre le discours public à portée politique et les pratiques économiques collectives (de production, consommation, commerce, échange, financement…). À une échelle internationale, les mouvements altermondialistes ont conféré une place importante aux alternatives économiques en général et à l’économie solidaire en particulier et ils sont relayés par un faisceau d’apports, depuis Commonwealth [Hardt, Negri, 2012], jusqu’à Commun [Dardot, Laval, 2014], en passant par le discours autour du Buen Vivir [Acosta, 2014], qui réactualisent, avec des différences certes majeures, la question de ces pratiques collectives. Le discours porté sur l’économie solidaire n’est pas unidimensionnel, loin s’en faut. D’un côté, le patronat porte avec force la responsabilité sociale des entreprises, qui lance des passerelles vers les organisations de la société civile par le biais notamment du social business. De l’autre, l’État transforme ses modes d’intervention sur le monde associatif en y

Economie Solidaire Entre Transformations Institutionnelles Et Chantiers Théoriques

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  • Introduction au dossier

    Lconomie solidaire : entre transformations institutionnelles et chantiers thoriques

    Paul Cary

    Jean-Louis Laville

    La Revue franaise de socio-conomie aura attendu son n 15 pour accueillir un dossier sur lconomie sociale et solidaire (ESS). Doit-on y voir un indice de limportance limite de ces pratiques conomiques dans les dbats contemporains ? Un dcompte des articles sur lESS parus dans les 14 premiers numros indiquera plutt le contraire : on en retrouve au sein de

    thmatiques trs varies (par exemple le care, n 2, la monnaie, n 12) preuve de la capacit des pratiques de lESS irriguer des dbats trs varis en socio-conomie. Si tel est le cas, pourquoi donc un dossier spcifique sur lESS ? des chelles trs diffrentes, deux arguments conjoncturels peuvent tre mobiliss.

    En France, tout dabord, la Loi n 2014-856 du 31 juillet 2014 relative lconomie sociale et solidaire, porte par Benot Hamon, a pos une dfinition lgislative dont les premiers termes

    Lconomie sociale et solidaire est un mode dentreprendre et de dveloppement conomique adapt tous les domaines de lactivit humaine auquel adhrent des personnes morales de droit priv interpellent et interrogent, par effet de retour, sur le primtre de

    lESS. Face la volont lgislative de nommer et normer les pratiques, qui succde des tentatives de certification comme celle ayant chou de lAFNOR pour le commerce quitable, reprendre ou actualiser un certain nombre de dbats et de rflexions sur les contours

    de lconomie solidaire est opportun.

    Ensuite, le mode de pense dominant dans la philosophie du xxe sicle avait maintenu les

    pratiques conomiques lcart du dbat politique pour en viter la colonisation soit par laccumulation dbride du capitalisme, soit par les logiques totalitaires des rgimes communistes. Or cest avec force que rapparaissent des questionnements tentant de rompre les digues entre le discours public porte politique et les pratiques conomiques collectives

    (de production, consommation, commerce, change, financement). une chelle internationale, les mouvements altermondialistes ont confr une place importante aux

    alternatives conomiques en gnral et lconomie solidaire en particulier et ils sont relays par un faisceau dapports, depuis Commonwealth [Hardt, Negri, 2012], jusqu Commun [Dardot, Laval, 2014], en passant par le discours autour du Buen Vivir [Acosta, 2014], qui

    ractualisent, avec des diffrences certes majeures, la question de ces pratiques collectives.

    Le discours port sur lconomie solidaire nest pas unidimensionnel, loin sen faut. Dun ct, le patronat porte avec force la responsabilit sociale des entreprises, qui lance des

    passerelles vers les organisations de la socit civile par le biais notamment du social

    business. De lautre, ltat transforme ses modes dintervention sur le monde associatif en y

  • imposant des contraintes gestionnaires quil a lui-mme importes du new public management. Avec ces risques de dilution (dans le social business) ou daffadissement (comme sous-produit de ltat), le questionnement sur la spcificit ne manque pas de surgir. Il concerne les acteurs autant que les chercheurs. Les acteurs de lconomie solidaire ne sont ni aveugles ces mutations ni muets quant leurs effets et ils portent eux-mmes un discours

    sur ces transformations. De leur ct, les chercheurs runis au sein du Rseau

    interuniversitaire sur lconomie sociale et solidaire (RIUESS) apprhendent les associations ou coopratives non plus seulement comme des niches de production mais galement comme

    des espaces de dlibration. Cet largissement de la focale permet de reformuler les termes du

    dbat en soulignant quapprhender lconomie solidaire (ES), cest prendre en compte la recomposition des rapports entre socit, conomie et dmocratie et, ainsi, sortir du dualisme

    tat/march dans lequel sembourbent trop dapproches. Cest lobjet de ce dossier dans la RFSE.

    Cette introduction propose de poser quelques jalons en fournissant des lments pour un bilan

    dtape des recherches dans le champ. Aprs tre revenue sur les problmes de dfinition de lconomie solidaire, elle sattachera ensuite souligner que thoriser lconomie solidaire suppose dviter deux cueils, celui de le considrer comme un rsidu du march ou une sous-fonction publique. Plus encore, et ce sera lobjet de la troisime partie, il sagit dinscrire lconomie solidaire dans son rapport au commun et, partant, au politique, cest--dire se pencher sur la manire dont les expriences de lconomie solidaire dpassent la sphre de lconomie par le biais de leurs pratiques dlibratives internes, de leur capacit interpeller les institutions ou de leurs innovations institutionnelles. La dernire partie sinterrogera sur le rapport troit entre la place laisse lconomie solidaire par les pouvoirs publics et les reprsentations dominantes de limaginaire du dveloppement, afin de rendre compte des formes dinstitutionnalisation trs varies de par le monde.

    1 - Une dfinition qui ne coule pas de source

    Les rflexions sur lautre conomie [Laville, Cattani, 2006] prsentent lconomie solidaire non comme un secteur ou un monde singulier mais comme un ensemble de pratiques

    et de thories qui partagent, des degrs divers, une remise en cause du sophisme conomiste

    dominant qui tend assimiler conomie et march. Face cette dfinition largie de

    lconomie solidaire, il est ncessaire de diffrencier lconomie solidaire de lconomie sociale, dune part, et de ses dfinitions lgislatives, de lautre.

    Lconomie sociale se dfinit par le biais du statut des structures qui la composent (associations, coopratives, mutuelles) mais pas des finalits de lactivit, trs variables selon les structures. Face aux ambiguts entretenues par la dfinition uniquement statutaire de

    lconomie sociale, lconomie solidaire sest singularise par trois traits principaux.

    Laccent mis sur la finalit de la production est une premire dmarcation porte par la remise en cause de lidologie du progrs, productrice dingalits sociales. Les initiatives solidaires ne rsultent pas que de lintrt commun propre un groupe mais manent dobjectifs touchant le modle de socit : justice sociale, prservation de lenvironnement, diversit culturelle

  • Les initiatives solidaires ont donc une porte et un sens politique, ce qui constitue leur

    deuxime trait marquant. Ce ne sont pas simplement des collectifs ayant une vise

    conomique, ce sont de faon plus complexe des initiatives menant des actions avec une

    double dimension : conomique et politique. Elles ne relvent pas de la politique, qui est un

    domaine spcialis o sexerce la lutte pour le pouvoir, mais du politique, cest--dire de linterrogation sur le vivre ensemble quimplique la dmocratie [Lefort, 1986]. Cette rflexion dbouche sur des implications concrtes et notamment sur le fait que lgalit formelle entre les membres est prolonger par des pratiques dlibratives. Au-del du

    fonctionnement interne, la possibilit dinfluer sur le changement institutionnel dpend de lapparition darnes ou de forums par laquelle il devient concevable de peser sur les rapports de force, ce qui soulve les enjeux des alliances comme ceux de la co-construction des

    politiques publiques.

    Enfin, troisime point, la dimension politique nest pas sans effet sur le modle conomique. De la mme faon que la biodiversit est prcieuse pour la nature, la socio-diversit [Salmon,

    2011, p. 93-106] lest en matire conomique. Elle inclut la pluralit des statuts dentreprise mais ne sy limite pas ; plus fondamentalement cest la pluralit des principes conomiques qui mrite dtre prserve et encourage.

    Sil ne faut pas confondre conomie sociale et conomie solidaire, il ne sagit pas non plus de rduire lconomie solidaire ses dfinitions lgislatives tant les dynamiques dinstitutionnalisation sont variables selon les contextes nationaux, comme lillustre le texte de Jos-Luis Coraggio dans ce dossier, dont la lecture met mal une prtendue homognit

    dun modle latino-amricain de lconomie solidaire. Au Brsil, par exemple, le lgislateur a conu lconomie solidaire comme lensemble des groupements autogrs et collectifs auto-organiss par les producteurs, ce qui va exclure, par exemple, toutes les ONG comme les

    rseaux ou les fdrations. Ainsi, un groupement du Mouvement des sans terre (MST) est

    inclus dans lconomie solidaire, mais le MST lui-mme en est exclu. En France, o une dfinition assez extensive vient dtre vote, une telle dlimitation reviendrait exclure beaucoup de structures associatives. Lenjeu de la reconnaissance publique est certainement dcisif, notamment car elle peut leur permettre daccder aux marchs publics. Cette reconnaissance exprime toutefois une lgitimation de formes varies dconomies solidaires , ou non capitalistes (de la Bolivie au Venezuela en passant par la France). Si le

    chercheur peut y puiser quelques repres (bases de donnes sur lexistant, recensements), il devra sen manciper pour se pencher sur des pratiques effectives qui chappent bien souvent au primtre fix par les pouvoirs publics.

    2 - Lconomie solidaire, voie troite entre deux cueils thoriques

    Le risque dune assignation un tel primtre a t relev dans la sociologie franaise depuis une dizaine dannes. En son sein se sont multiplies des prises de position apprhendant lESS comme monde du travail [Hly, 2008 ; Hly, Moulvrier, 2014] qui mettent en avant deux tendances concomitantes. Le monde associatif tendrait, dans cette reprsentation,

    devenir une sous-fonction publique , prenant en charge des pans entiers des politiques

    sociales et il favoriserait une forme de salariat de seconde zone, relativement mal pay et

    prcaris. On y observerait en outre, et dans lensemble de lESS, une internalisation de mthodes de management ou de communication issues du secteur priv, par exemple en

  • matire de street fundraising [Lefevre, 2007]. Lhistoire de certaines organisations montre un phagocytage progressif des structures de lconomie sociale par les logiques capitalistes, do des expressions comme celle de coopitalisme pour en rendre compte. Ces tendances gnrales

    privatisation du public, publicisation du priv [Hly, 2009] sont illustres par des travaux sur les transformations contemporaines du bnvolat, au service de politiques

    publiques dinsertion [Simonet, 2010] ou dacteurs privs par le biais du bnvolat de comptences [Bory, 2013].

    Ces analyses dbouchent sur une dnonciation de lESS qui nexisterait pas, si ce nest par son rle idologique. Ce faisant, ces auteurs sinterdisent de penser la spcificit du monde associatif ou de lconomie solidaire comme espaces indpendants de ltat ou du march, sur lesquels ils sont en permanence rabattus. Pour eux, les bonnes intentions des travailleurs

    solidaires ne doivent pas masquer le fait quils devraient, si les choses taient normales, tre des fonctionnaires de ltat social ou des salaris du priv avec des conditions demploi meilleures. Leur souci de rvler aux acteurs leur soumission volontaire les incite dnier

    toute autonomie institutionnelle ce monde de lESS, en dpit des multiples travaux montrant, depuis Alexis de Tocqueville ou John Dewey, combien lassociationnisme a pu se constituer contre ltat et le march. Ainsi, ils refusent galement de prendre au srieux le discours politique tenu par les acteurs sur leurs pratiques, par exemple limportance de la rappropriation des changes marchands par ceux qui les pratiquent dans le cadre du

    commerce quitable ou des systmes dchange locaux. Leurs dmarches mettent en lumire les limites pistmologiques dun enfermement disciplinaire [Laville, 2014]. Centrs sur le dvoilement de la domination, ils ne voient pas que la thorie critique dont ils se rclament

    prend aujourdhui un tournant [Frre, 2014] en proposant une rflexion plus complexe sur les tensions entre capitalisme et dmocratie, comme sur les relations entre science et pratique.

    Cest pourtant ce que montrent, chacune leur faon, la sociologie pragmatique et la seconde cole de Francfort, de Jrgen Habermas Nancy Fraser, sur laquelle nous reviendrons plus

    loin.

    Ce premier rductionnisme nest pas le seul auquel une tentative de conceptualisation de lESS est confronte. Les tenants du tiers secteur participent du mme mouvement en ne lapprhendant que par les dfaillances de ltat et du march. Le tiers secteur serait ce monde conomique permettant de rsoudre lincapacit du march traiter certaines demandes sociales ou de ltat satisfaire certains besoins (par exemple dans les services la personne compte tenu de la dimension intime de certains actes). On pourrait dire que le

    discours sur lentrepreneuriat social et la responsabilit sociale des entreprises propose une mme dynamique. Ds lors que le monde de lentreprise nonce son intention de porter sa voix dans la sphre publique (tournant pris en France par le Medef la fin des annes 1990) et

    que les entrepreneurs fortuns se lancent dans le social business afin dy appliquer les principes de gestion qui les ont faits rois dans lconomie capitaliste, comme la bien montr Marc Abls [2003] dans son tude des nouveaux riches de la Silicon Valley, ils tendent

    internaliser dans le march des thmatiques auparavant davantage associes au monde

    associatif. Une rhtorique se diffuse, dont Michel Foucault [2004], puis Christian Laval

    [2007], ont montr le pouvoir performatif, qui fait de lentreprise prive la forme dorganisation la plus lgitime, car la plus efficace. Elle tend bien souvent ractualiser les projets de solidarit philanthropique, au dtriment dun projet plus dmocratique.

    Face ce double cueil conceptuel, le dbat peut tre largi dans deux directions.

  • La premire propose de se pencher sur lhistoire, pour viter les assimilations trop rapides entre initiatives solidaires et moralisation de lconomie. Analyser lhistoire de l associationnisme entendu comme projet constitu partir des actions collectives mises en uvre par des citoyens libres et gaux se rfrant un bien commun ou de lconomie morale [Thompson, 1988] en Europe comme ailleurs permet de renouer avec ces actions

    collectives, porteuses dun projet dmancipation articulant conomie et politique, dont les exemples multiples ont progressivement disparu des mmoires nationales lorsque march et

    tat sont devenus les socles de la socit partir du xixe sicle. Parmi dinnombrables exemples, citons uniquement les quilombos brsiliens, ces regroupements dans lesquels les

    esclaves en fuite puis affranchis se regrouprent, partageant collectivement des terres sur

    lesquelles ils produisaient de quoi vivre, lcart de la socit dominante dont ils rejetaient les rapports de domination. Lhistoire permet aussi clairement de souligner quau sein du monde associatif sopposent (a minima) deux lignes : celle de la solidarit dmocratique, base sur lentraide mutuelle et la revendication politique au motif du foss entre lgalit de droits et les ingalits sociales ; et celle de la solidarit philanthropique, o les citoyens sont

    anims par des principes de bienveillance et de sollicitude, remplissant leurs devoirs les unes

    envers les autres sur une base volontaire qui prend souvent la forme dune moralisation des pauvres [Laville, 2010].

    Lconomie sociale peut alors tre problmatise nouveaux frais par le biais de lconomie solidaire. Lconomie sociale est une hritire de lassociationnisme du xixe sicle dont elle a progressivement dlaiss les rflexions politiques, au profit dune approche faisant la part belle au fonctionnement collectif de la structure (le fameux un homme une voix rig en

    totem du monde coopratif). On voit bien dailleurs que les initiatives solidaires naissant dans le dernier quart du xxe sicle, que ce soit le commerce quitable, lagriculture biologique, les systmes dchange locaux (SEL), les associations de service la personne tendent privilgier les finalits de la production (rquilibrer les changes marchands, produire en

    polluant moins), le plaidoyer (accompagner les pratiques de production de revendications

    portes dans lespace public par des campagnes dinformation, des ptitions, etc.) plutt que la seule proprit collective. On saisit alors mieux les enjeux internes lESS.

    Soit on voit dans lconomie solidaire un secteur en plus de lconomie sociale, constitu de petites entreprises (de commerce quitable, dinsertion). Dans ce cas lconomie solidaire nest gure plus quune actualisation de lconomie sociale, lie aux transformations gnrales de nos socits contemporaines.

    Soit on considre, et cest la voie que nous retenons ici, que lconomie solidaire reconfigure profondment les hritages de lconomie sociale parce quelle ractualise la question de la politisation ou de la dlibration commune autour des pratiques conomiques, question lude

    tout au long du xxe sicle. Cette voie suppose de prendre en compte et dapprofondir les caractristiques des pratiques de lconomie solidaire.

    3 - Les caractristiques de lconomie solidaire : bien commun, livelihood et dimension publique

  • Cette perspective, que nous privilgions et qui occupe une part importante des articles de ce

    dossier, combine plusieurs approches.

    Dabord, notamment grce aux travaux thoriques dElinor Ostrom fonds sur la recension et lanalyse minutieuses de centaines de cas concrets, se manifeste un intrt nouveau pour des systmes de gestion collectifs de biens communs, aussi divers que des pturages, des eaux

    souterraines ou des stocks de poisson. Ostrom souligne que, moyennant certaines conditions

    (lies la taille des ressources et la capacit des accords se mettre daccord), mergent des systmes de gouvernance prservant durablement les ressources, qui contredisent lanalyse, pourtant prsente comme un fait stylis, de la tragdie des communs [Hardin, 1968]. Dans le

    mme temps, divers auteurs sattachent conceptualiser lmergence de revendications sociales qui ont pris comme mot dordre les commons, en cherchant sopposer ce qui tait peru comme une seconde vague denclosures [Dardot, Laval, p. 16-17], dont les symboles peuvent tre la lutte contre laccaparement de la biodiversit [Shiva, 2001], les logiciels libres ou les mobilisations contre les multinationales de leau en Amrique latine. Ces recherches mettent en lumire que les biens ne sont pas communs par nature (comme le

    seraient les biens privs purs ou les monopoles naturels), mais en ce quils sont lobjet de pratiques collectives qui leur confrent cet attribut. Certes, les diffrences sont majeures entre

    les thories dOstrom qui pense davantage lintrt mutuel des appropriateurs que lintrt gnral, dun ct, et celles plus radicales de Michael Hardt et Toni Negri qui souhaitent porter un projet politique dinstitution du commun, de lautre. Pour autant, elles participent dun mme projet, celui de prendre ces fausses alternatives revers ni priv ni public, ni capitaliste ni socialiste [Hardt, Negri, 2014, p. 12], et permettent ainsi de sortir du dualisme

    tat/march. Dans ce numro, la contribution de Benjamin Chapas nous incite penser ces

    pratiques communes : lauteur souligne limportance de la proprit sociale dont la conceptualisation remonte au xixe sicle et quil faut remettre au got du jour car les organisations de lESS rivalisent souvent dinventivit lorsquil est question dengendrer des innovations sociales permettant duniversaliser le droit daccs des biens et des services et dviter lexclusion des non-propritaires . Deux autres articles, celui de Magdalena Isaurralde, puis celui de Marthe Nyssens et Francesca Petrella, soulignent dailleurs avec force un certain nombre de convergences entre les thories dOstrom et celles de lESS. En effet, les chercheurs proccups par lESS ont tent de rendre compte depuis une trentaine dannes de ces pratiques galement scrutes par Ostrom.

    Leurs analyses ont notamment permis dactualiser la thorie substantive de lconomie grce laquelle Karl Polanyi met laccent sur la pluralit des principes dintgration conomique. Les initiatives solidaires sont le fruit dune impulsion rciprocitaire et elles sont marques par lhybridation des ressources dans leur fonctionnement : la fois le produit des ventes, mais galement lapport du bnvolat ou encore des subventions publiques. Si lon considre que les principes dintgration conomique ne sont pas que des modalits de transfert et de circulation, mais permettent de comprendre aussi comment les ressources sont appropries

    et affectes, et comment la production est organise [Servet, 2013, p. 196], il est alors

    possible de les mobiliser pour une thorie de lconomie plurielle.

    Les principes tudis par Polanyi et ses collaborateurs dans les socits archaques

    peuvent ltre dans les socits modernes , o la rciprocit peut se combiner avec la revendication dgalit et o la redistribution est largement confie ltat. Dans ces conditions, la solidarit dmocratique prend deux formes, la premire est celle de lauto-organisation sur le mode du commun qui peut tre rapporte la rciprocit galitaire, la

    seconde est celle de la redistribution publique dont les rgles sont fixes par la dmocratie

  • reprsentative. Lconomie solidaire pose la question dune combinaison de ces deux formes qui se sont au xixe sicle plus succd quarticuls.

    Cest incontestablement laccent mis sur cette dimension publique , cest--dire la capacit des initiatives de lES porter un discours en dehors de la sphre conomique, qui peut complter les apports dOstrom et Polanyi. Pour Ostrom, la gouvernance des communs ne concerne que lobjectif partag par les participants. Or les thoriciens de lconomie solidaire ont accumul les travaux visant montrer que les acteurs de lESS ne souhaitent pas arrter leur travail aux portes de leur organisation [Servet, 1999 ; Santos, 2002]. Dans ce dossier,

    larticle de Diane Rodet qui cherche analyser lconomie solidaire sous le prisme du mouvement social en rend bien compte. Dans le commerce quitable, lagriculture biologique ou les rgies de quartiers, les acteurs dveloppent des dispositifs de qualit (chartes, labels)

    qui favorisent lidentit interne du groupe et portent avec vigueur un discours sur la scne publique.

    Conceptualis au dpart pour rendre compte de lmergence dun espace bourgeois contestataire de la monarchie, au sein duquel rgnait le principe du meilleur argument ,

    lespace public est, selon Habermas [1992], une caisse de rsonance permettant de mdiatiser par diffrentes mobilisations (ptitions, manifestations, campagne mdiatique, etc.) des

    problmes que le lgislateur pourra, dans un second temps, traiter par des voies

    parlementaires. Lespace public, o rgnent les logiques du monde vcu (interconnaissance, confiance), est cependant menac chez Habermas par une colonisation due aux logiques

    corruptrices du pouvoir et de lconomie (ou, dit autrement, de ltat et du march). Pour cette raison, Habermas, penseur pris dans les enjeux du xxe sicle et notamment lopposition entre le communisme et le capitalisme, omet dinclure dans lespace public les discussions sur lorganisation de la production, celle-ci apparaissant comme un monde part . Or, par le biais de lconomie solidaire, il est possible de ractualiser ce concept despace public. Comme le souligne Fraser dans lentretien quelle nous a accord dans ce dossier, surtout si lon retient le principe de rciprocit, lconomie peut tre perue de manire plus ambivalente, elle appartient incontestablement au systme mais elle peut contenir une

    dimension de monde vcu . Ds lors, la mise en dbat[1] dans lespace public nest pas spare de ces pratiques mises en uvre par les personnes concernes . Par exemple, le commerce quitable peut tre pens comme un mini-espace public [Cary, 2004] car il

    offre, ct des alternatives pratiques de production quil a dveloppes, tout un volet de mobilisation autour de la transformation des rgles du commerce international. Dans une

    boutique Artisans du monde, on observe toujours diverses ptitions signer De mme, le concept despace public de proximit [Eme, 2008, p. 358-366] permet de rendre compte du fait que nombre de services de care ns dans les annes 1980 ont t le fruit de revendications

    locales. La volont de publicisation des questions non prises en charge par les autorits

    publiques est essentielle pour comprendre limpulsion rciprocitaire la source des expriences dconomie solidaire autant que lhybridation des principes laquelle elles procdent. Cest pourquoi la dimension publique explicite les raisons dune pluralisation de lconomie.

    On peut aussi souligner que lESS concourt au redploiement de certaines logiques daction publique, entendue de faon large comme lactivit des pouvoirs publics et plus largement toute activit articule sur un espace public et ncessitant une rfrence un bien commun

    [Laborier, Trom, 2003, p. 11]. Au-del de lidentification des formes de rgulation trs diffrentes des pouvoirs publics (tutlaires, concurrentielles et conventionnes), qui ont des

    rpercussions majeures sur le fonctionnement des structures, les recherches actuelles vont

  • dans trois directions. Certaines ont soulign lambivalence des organisations de la socit civile : elles peuvent aussi bien favoriser les pouvoirs en place, qui peuvent les

    instrumentaliser, et donc conforter lordre social dominant (quon pense aux GONGOs, ces ONG progouvernementales cres pour capter les financements internationaux) quexprimer des revendications contestataires. Dautres auteurs soulignent quelles peuvent subir un isomorphisme institutionnel, cest--dire un processus contraignant qui force une unit ressembler aux autres units confrontes aux mmes conditions structurelles [Enjolras, 1996],

    notamment lorsquelles sont mises en concurrence avec des entreprises prives par les pouvoirs publics. Enfin, tout un pan de recherches sintresse aux formes varies dinstitutionnalisation mais galement d encastrement politique . Si lanalyse des associations ncessite dapprhender la rgulation publique dont elles font lobjet, les formes quelles ont prises ne peuvent tre dtermines uniquement par cette dernire, puisque les initiatives dacteurs varis (militants associatifs, travailleurs sociaux, usagers) concourent en (re) formuler le primtre. Dailleurs, dans ce dossier, larticle dElisabetta Bucolo sur Libera Terra souligne deux aspects fondamentaux. Dun ct, les associations ont pris toute leur place dans la dnonciation du problme mafieux comme problme social que la socit civile

    ne peut pas rsoudre indpendamment dune action volontariste des pouvoirs publics. De lautre, la gestion en coopratives des biens soustraits la Mafia a contribu de nouvelles formes daction publique dans un territoire qui leur tait hostile. Ce processus nest rendu possible que grce lmergence dune reprsentation collective du bien commun, centre sur la thmatique de la lgalit.

    En somme, la reformulation de lESS travers le cadre thorique de lconomie solidaire dbouche sur la mise en vidence dun travail poursuivre sur les rapprochements entre problmatique du commun, livelihood et dimension publique. Ostrom tablit un lien entre

    bien commun et co-activit, entre les finalits poursuivies et les moyens employs pour les

    atteindre. Cette analyse peut tre conforte et approfondie par les analyses de Polanyi et

    Habermas. Le premier rejette la catallaxie et ouvre une apprhension de lconomie au-del du march. Le second, qui na pas identifi cette pluralit des principes conomiques, a mis en lumire, par le biais de la dlibration argumente, des modes de dcision pouvant

    renforcer les collectifs et favoriser une rciprocit fonde sur lgalit entre les participants [Laville et al., 2015].

    4 - Lconomie solidaire, reflet dun mode de dveloppement ?

    La lgitimit (plus ou moins forte) de lconomie solidaire a partie lie avec les reprsentations dominantes associes la croissance conomique, ces significations sociales

    imaginaires [Castoriadis, 1975] qui confrent un sens la ralit sociale et varient selon les

    contextes nationaux et historiques.

    En France, o lide dun progrs conomique profitable tous a fait long feu depuis les annes 1980, lconomie solidaire sest trouve intgre dans les politiques locales et nationales. Toutefois, elle apparat trop comme un petit secteur, que ltat et les collectivits territoriales soutiennent surtout dans une perspective dappui leur politique sociale et la prservation de lemploi, dans une confusion frquente avec linnovation sociale [Klein et al., 2014] avec de fortes variations locales selon les sensibilits politiques

    des lus et les hritages institutionnels. Les contestations portes par les acteurs ont dans ce

  • contexte du mal se faire entendre et les pouvoirs publics se rvlent parfois insensibles aux

    dmarches les plus originales, comme lillustrent les dboires des rseaux Progrs ou R-Actives et les difficults rcurrentes vcues par de nombreuses initiatives [Hersent, Palma

    Torres, 2014].

    Au Brsil, lconomie solidaire apparat comme tiraille entre une politique dorganisation volontariste des plus pauvres en collectifs, mene au sein du Secrtariat national lconomie solidaire SENAES et des politiques macro-conomiques qui favorisent, avec davantage de moyens, le micro-entrepreneur individuel (voir larticle de Coraggio dans le dossier). La dimension autogestionnaire de lconomie solidaire provient de diffrents milieux : glises, coopratives agricoles, reprises dentreprises en faillite, incubateurs au sein des universits [Singer, 2014]. Elle sest heurte aux effets de la croissance des annes 2000 ayant conduit privilgier la cration demplois formels et laccs la consommation individualise dune nouvelle classe moyenne. Le devenir de son institutionnalisation est incertain, puisque le

    systme national de lconomie solidaire, sil fonctionne, est largement dpendant des relais locaux, eux-mmes fragiles. Face des politiques du travail et de lemploi qui proposent des orientations nettement moins collectives, elle a du mal dborder la marge, au sein dun univers dcisionnel qui reste marqu par le dveloppementisme [Rist, 1996].

    En Bolivie, avec la reconnaissance constitutionnelle de la lgitimit de formes varies

    dorganisation de la production, lconomie solidaire bnficie dun terrain fertile. Cette reconnaissance ouvre des horizons nouveaux puisquelle rompt avec lidologie de la croissance en soulignant que le bien vivre devient la boussole des processus conomiques

    et sappuie sur une conomie plurielle. LES reste cependant cantonne quelques expriences de lconomie populaire [Hillenkamp, 2008], qui ne se distinguent pas ncessairement dailleurs des autres formes de production : importance de la rfrence identitaire dans les produits, organisation sous forme traditionnelle dayllu. On note limportance des ONG dans lorganisation des rseaux (commerce quitable) ou dans la mise en place dexpriences nouvelles. Malgr la rfrence nationale un systme de bien vivre la place de lconomie solidaire au regard du reste de lconomie populaire est questionner. Son avenir semble dpendre darrangements pragmatiques dans les expriences locales.

    Au total, apprhender lconomie solidaire suppose certainement dinscrire les expriences dans les dynamiques instituant/institu, dans ce que Marcel Mauss appelle le mouvement du

    tout [Mauss, 1950, p. 276] des socits, cest--dire de ne pas les considrer de manire fige et travers un prisme unidisciplinaire. Les expriences dES, on le sait, nchappent pas aux risques classiques des organisations (absence dinnovation institutionnelle, routinisation, isomorphisme), tel point que certaines organisations dfendirent des positions

    ractionnaires, telle la mutualit en 1941 en France. Mais les rabattre sur cette drive ne rend

    pas compte de la force de transformation sociale quelles peuvent incarner. Ce nest pas un hasard si les associations ont t interdites dans les tats totalitaires car elles portent en leur

    sein, des degrs trs divers, des vellits de changement institutionnel. AMAP, commerce

    quitable, SEL, finances solidaires, coopratives de petits producteurs ruraux, toutes ces expriences ne sont pas que des enclaves ; elles donnent voir des contestations en acte des

    modles de dveloppement dominants. En outre, lconomie solidaire en tant que concept est ne de manire concomitante au Sud et au Nord, ce qui lui confre une vertu heuristique

    particulire dont la rflexion actuelle mene avec le fminisme tmoigne [Gurin et al.,

    2014].

  • 5 - Prsentation des articles

    Pour conclure la prsentation de ce dossier, deux rflexions mergent des dix contributions

    qui ont t retenus dans ce dossier de la RFSE.

    La premire tient au fait que la rfrence Polanyi est devenue centrale. Ce constat permet de

    prendre acte du fait que le pari thorique, fait il y a plus de 20 ans par ceux qui considraient

    quon pouvait ractualiser la pense de Polanyi en lappliquant lconomie solidaire, sest avr gagnant. Ces auteurs ont soulign que les principes dintgration conomique quil avait dfinis taient observables dans nos socits, mais surtout quils fonctionnaient simultanment dans des pratiques dconomie solidaire. Comme il existe un tournant dans la thorie critique qui autorise ne plus se focaliser sur la reproduction et plutt tudier les

    tensions entre capitalisme et dmocratie, les recherches polanyiennes sont aujourdhui moins centres sur la critique de la socit de march [Latouche, 2001] que sur lapprofondissement des tensions entre forces du march et pluralisme de lconomie.

    La seconde concerne la conception du changement institutionnel. Plusieurs articles prsentent

    des processus dinstitutionnalisation partiels, inachevs qui traversent les expriences tudies et mixent normalisation et changement. On peut y voir une conception du changement social

    graduelle, celle que Mauss dfendait lorsquil nonait que le changement dmocratique ne dcoulerait pas de choix brutaux entre deux formes de socit contradictoires mais de la

    construction de groupes et dinstitutions nouvelles ct et au-dessus des anciennes [Mauss, 1997, p. 265].

    La teneur de ces deux rflexions amne insister, outre les complmentarits dj notes, sur

    les convergences entre Mauss et Polanyi, leur attachement lassociationnisme, leur refus de ltatisme, du moralisme et de lesprit de systme, leur institutionnalisme dbouchant sur une conception du changement social et dune action publique renouvele [Laville, 2013, p. 271-300].

    Ce numro souvre par trois articles consacrs des expriences internationales. Le premier dcrit comment un mcanisme souvent considr comme purement marchand (les paiements

    pour services environnementaux) est mis en place par lONG Natura Bolivia, en Bolivie, o le discours politique dominant est hostile au march. Florence Btrisey et Christophe Mager

    nous dcrivent bien, dune part, les ncessaires hybridations destines convaincre les populations locales et, dautre part, la dception de ces dernires lorsque seffritent les dimensions rciprocitaires. Dans le Brsil voisin, Camille Meyer revient sur la diffusion

    continue des banques communautaires de dveloppement travers leur exemple le plus

    emblmatique, celui de la Banque Palmas Fortaleza. Reposant sur une dynamique locale

    forte visant ce que des assembles dhabitants sapproprient le territoire, avec lappui de la coopration internationale, cette exprience de dveloppement local en vient crer sa propre

    monnaie qui sarticule, progressivement et non sans obstacle, aux institutions en place. L encore, cest la plasticit de lexprience initiale et sa capacit intgrer diffrentes logiques (rciprocit, march, redistribution) qui favorise son essaimage. En Italie, Elisabetta Bucolo

    nous dcrit une lutte pour ltablissement dun rfrentiel de bien commun autour des questions de lgalit, contre la criminalit mafieuse, lutte pralable la mise en place de

    modalits daction publique renouvele, dans lesquelles les coopratives jouent un rle central, puisquelles prennent le contrle de la gestion des biens confisqus la mafia, en application de la loi de 1996. Lauteure est raliste sur les marges relles des promoteurs des

  • coopratives transformer laction publique : ces mtamorphoses sont possibles seulement parce que limaginaire politique est lui-mme en transformation.

    Les articles suivants sattaquent des enjeux plus thoriques, autour notamment du statut du commun (des communs) dans lconomie solidaire. Deux articles laborent des passerelles entre les approches de lESS et les thories dOstrom. Magdalena Isaurralde dcrit avec minutie le cadre thorique dOstrom et notamment son approche inductive de la construction des rgles collectives, dans un contexte de rationalit limite. Les liens quelle souligne avec lESS (pluralisme des modes de gouvernance, importance de la coopration entre acteurs) sont analyss en dtail par Marthe Nyssens et Francesca Petrella. Les deux auteures discutent,

    trois niveaux lanalyse des rgimes de proprit, la nature de lintrt collectif (mutuel dans un cas, gnral dans lautre) et enfin le statut de la cration institutionnelle , des convergences et divergences entre les deux approches. Chez Ostrom et les thoriciens de

    lESS, laccent est mis sur les dynamiques collectives et limportance des processus de cration institutionnelle. Cependant, les rgles institues restent pour lessentiel conues, chez Ostrom, comme la consquence de stratgies intresses, qui peuvent ventuellement

    favoriser lintrt gnral, alors que, dans lESS, le projet politique des parties prenantes et son rapport lintrt gnral sont indissociables des pratiques conomiques.

    La question du commun est galement au cur des hypothses de Benjamin Chapas sur lhistoire et lactualit de la proprit sociale , entendue comme mise en place de dispositifs qui assurent un minimum de scurit et dindpendance pour ceux qui sont en dehors de la proprit . Il considre que ce concept nat dans lassociationnisme pionnier du xixe sicle et se matrialise notamment dans lensemble des biens et des services collectifs que dveloppe ltat social au xxe sicle, supports des individus dans une socit dmocratique. Les expriences de lESS, par leur capacit produire des biens et des services ouverts tous, sinscriraient dans cette ligne de la proprit sociale, aujourdhui fragilise par la monte des ingalits et la domination de la pense nolibrale.

    Cest ensuite Polanyi qui est lobjet de lattention des auteurs du dossier. Nicolas Chochoy en fait une lecture fine pour tenter danalyser les principales (sur)interprtations qui peuvent en tre faites. Il souligne dabord comment le concept dencastrement a t interprt selon des grilles de lecture plus sociales mettant laccent sur le fait que tous les marchs sont, des degrs divers, encastrs ou plus politiques au sens des dynamiques dinstitution politique de lconomie. Il nous incite considrer le dsencastrement comme mtaphore par laquelle le march devient un point fixe auto-extrioris (par le biais dun discours sur sa capacit autorgulatrice) et autorfrent, qui colonise limaginaire des socits contemporaines. Dans cette optique, les expriences de lESS dveloppent des pratiques concrtes et un imaginaire propice au rencastrement de lconomie. De son ct, Odile Castel, la suite des analyses menes par Laurent Gardin [2006], dcortique le principe de

    rciprocit (ingalitaire, entre pairs ou multilatrale), dont elle fait le soubassement thorique

    ncessaire de lESS. Elle souligne les risques dinstrumentalisation de la rciprocit par le march et la redistribution et souligne que la rciprocit multilatrale, reprable dans des

    activits conomiques issues de groupe dacteurs htrognes que symbolise bien le statut SCIC (socit cooprative dintrt collectif), est le meilleur rempart ces instrumentalisations car elle oblige une coparticipation des diffrents acteurs aux dcisions.

    Pour clore le dossier, deux contributions ouvrent des voies nouvelles. Celle de Diane Rodet

    conoit lconomie solidaire comme un mouvement social. Dune part, les expriences du commerce quitable ou de lagriculture biologique, entre autres, sont portes par des membres

  • actifs militants qui noncent un discours critique sur le monde contemporain. Dautre part, ces expriences produisent, par le biais des chartes ou labels quelles mettent en place, des dispositifs qui renforcent lidentit du groupe (par les discussions internes quelles peuvent susciter au moment de leur criture) et deviennent le support dactions concrtes de mobilisation autour de leur dfense ou de leur reconnaissance par les pouvoirs publics.

    Enfin, larticle de Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani sur les coopratives dactivit et demploi, nes dans les annes 1990, est un bel exemple de recherche-action mettant au jour des rsultats inattendus. Ces coopratives, la croise entre des politiques dinsertion et des projets de dveloppement collectif solidaire, sont analyses dans larticle par lexemple de lune delles (Coopaname), dans une perspective visant rendre compte des formes darticulation entre activit individuelle et engagement collectif , permettant llaboration de nouvelles formes de relations professionnelles. On voit combien limplication dans le collectif redonne sens limplication dans le travail, par la mutualisation des tches ou le plaisir des rencontres. Certes, les CAE ne sont pas des structures idylliques, notamment quand

    on observe les revenus des cooprants, mais la capacit des auteurs rendre compte des

    innovations des individus pour crer du collectif souligne leur aptitude subvertir la logique

    binaire entre travail salari dun ct et indpendant, de lautre.

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